Réunion de la commission des affaires européennes du mercredi 11 mars 2009


Table des matières

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Agriculture et pêche - Questions sociales et santé

Mise en place de profils nutritionnels

Communication de M. Jean Bizet

Le texte qui est examiné aujourd'hui est un document de travail qui n'est disponible qu'en langue anglaise sur Internet. Il ne nous a pas été transmis par la Commission européenne ni par le Gouvernement, mais j'ai été informé par un industriel, inquiet du texte en préparation. Cela signifie que notre commission des affaires européennes est bien connue, ce dont nous pouvons être satisfaits, mais cela signifie aussi que, sans cette information, nous n'aurions pas eu connaissance d'un texte dont la plus ancienne version remonte à juin 2008 et qui, nous le verrons, pourrait pénaliser tout un secteur d'activité particulièrement important en France puisqu'il s'agit de l'industrie fromagère.

L'objet de ce texte est de préparer un règlement fixant des « profils nutritionnels » pour les denrées alimentaires. Le profil nutritionnel consiste à déterminer par famille de produits - viande, produits laitiers, charcuterie... - une composition limite en certains nutriments et à fixer des seuils pour trois éléments : le sucre, les acides gras saturés et le sodium. Lorsque ces seuils sont respectés, les fabricants des produits peuvent  communiquer par voie d'étiquetage et de publicité. Lorsque ces seuils sont dépassés, les produits sont en quelque sorte disqualifiés et ne sont plus autorisés à faire valoir leurs autres caractéristiques nutritionnelles, même si celles-ci sont avérées. Pour donner un exemple : un fromage trop riche en acides gras ne pourrait plus mettre en avant le fait qu'il est aussi riche en calcium.

L'idée est d'améliorer l'alimentation et l'information du consommateur et d'éviter des communications abusives du type « sans matière grasse » pour vendre des confiseries, pour reprendre un exemple récent de communication.

Cette proposition concerne la plupart des produits alimentaires, avec des seuils distincts appliqués à chaque famille de produit, à l'exception des fruits et du miel.

L'objectif est louable mais les modalités sont, elles, très contestables. Cette réglementation serait en particulier très pénalisante pour la charcuterie, la biscuiterie et, surtout, les fromages.

Plusieurs questions doivent être posées.

Première question : sommes-nous fondés à examiner ce texte et à déposer une proposition de résolution à son propos ?

Le texte dont nous disposons n'est ni une proposition d'acte communautaire stricto sensu ni même un document préparatoire transmis par la Commission, qui rentrerait dans le cadre des textes examinés par le Sénat, conformément à l'engagement du Président de la Commission en 2006. Il s'agit seulement d'un document de travail, un « working paper » disponible en anglais sur Internet. Ce « preliminary draft », pour reprendre son titre, n'a donc pas suivi la voie de transmission habituelle.

Le projet de décision de la Commission européenne doit être adopté selon la procédure dite « de comitologie », c'est-à-dire avec un examen par un comité d'experts des différents États membres, le CPCASA - comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale - suivi d'une adoption formelle par la Commission.

C'est ce comité qui a été saisi, par exemple, de la mise sur le marché de certains OGM, dont le maïs MON 810.

Bien que nous ne disposions que d'un document de travail, il faut revenir à l'esprit de l'engagement du président de la Commission soutenu par le Conseil européen. L'idée était d'informer le plus en amont possible les parlements nationaux des projets et propositions en cours. De plus, depuis la révision constitutionnelle de juillet dernier, l'Assemblée nationale et le Sénat ont la possibilité d'adopter une résolution européenne sur « tout document émanant d'une institution de l'Union européenne ». Notre compétence ne dépend donc plus de la transmission formelle d'un texte. Il suffit que ce texte existe et suscite un débat, pour que nous puissions déposer une proposition de résolution.

On pourra noter que c'est la première fois que nous examinons un « document de travail », premier stade du processus législatif communautaire.

Deuxième question : la compétence de la Commission européenne examinée sous l'angle de la subsidiarité.

La Commission européenne est-elle compétente pour s'engager dans une réglementation de ce type ? Il me semble que nous pouvons répondre par l'affirmative.

Il y a un premier argument qui ne me convainc pas tout à fait, mais que je dois rappeler. Ce projet de profil nutritionnel découle en réalité d'un règlement de 2006 (*) qui visait à ce que les produits alimentaires soient, je cite, « adéquatement étiquetés », ce qui supposait notamment que la substance faisant l'objet de l'allégation soit en quantité significative et que « le consommateur moyen comprenne les effets bénéfiques exposés dans l'allégation ».

L'article 4 du règlement avait prévu que, le 19 janvier 2009 au plus tard, la Commission devait définir des « profils nutritionnels spécifiques sur les denrées alimentaires ».

Cette idée de profil nutritionnel n'est donc nullement une innovation imprudente et imprévue, mais résulte d'un engagement pris par le législateur européen. On observera d'ailleurs que la Commission est même un peu en retard par rapport à l'échéance fixée du 19 janvier.

La délégation du Sénat pour l'Union européenne n'avait pas eu à connaître ce règlement puisqu'on était alors sous le régime de l'article 88-4 de la Constitution, dans sa version de 1992 qui limitait notre compétence aux seuls textes du domaine législatif. Le Conseil d'État avait alors aiguillé ce texte autrement ce qui explique qu'il n'a pas été examiné. On rappellera que, depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, ce clivage a disparu  puisque tous les projets d'actes sont désormais transmis aux assemblées.

Il me semble que nous pouvons considérer que l'adoption de profils nutritionnels n'est pas en soi critiquable. Il s'agit même d'une mesure saine et légitime qui devrait permettre d'éviter des abus manifestes. Cette idée de profil nutritionnel est bonne pour des raisons de santé publique, notamment pour éviter les surpoids et les risques cardiovasculaires. Elle donne une information juste au consommateur et permet de parachever le marché intérieur.

Troisième question : la proportionnalité.

Si la Commission européenne est dans son rôle, la mesure proposée est-elle adaptée ? N'est-elle pas excessive ou, pour reprendre la juste expression, est-elle proportionnée à l'objectif ? Si la subsidiarité est respectée, la proportionnalité est, cette fois, clairement en jeu.

Deux éléments peuvent être évoqués à ce titre.

Tout d'abord, les critères choisis sont discutables.

L'idée de réserver des obligations nutritionnelles et de santé aux produits qui présentent un réel avantage nutritionnel est justifiée. L'idée de condamner des dépassements de consommation est également défendable. À condition de choisir les bons critères.

Trois critères sont aujourd'hui sélectionnés : le sodium - c'est-à-dire, pour simplifier, le sel -, les acides gras saturés - les AGS -, qui sont des sortes de lipides, et le sucre. On connaît bien les effets néfastes du sel et du sucre. En revanche, l'impact des AGS sur la santé est plus discuté. L'argumentaire bien connu sur les risques de lésion et d'obturation des artères repose sur une étude ancienne de 1995, mais de plus en plus controversée, car plusieurs études montrent aujourd'hui qu'il faut distinguer selon les AGS. En d'autres termes, tous les AGS ne sont pas de mauvais acides gras. Pourquoi alors fixer un seuil général ?

Et surtout, quels seuils !

Les seuils prévus sont particulièrement pénalisants pour les fromages, surtout les fromages français dont la grande majorité sera disqualifiée par le seuil de 10 grammes d'AGS pour 100 grammes de produit. D'autant plus que les seuils sont calculés par produit et non par matière sèche. Ainsi, plus un fromage est sec et plus il est pénalisé, tandis que les fromages frais, avec beaucoup d'eau, passent le barème.

L'idée même de seuil est suspecte. Imagine-t-on les difficultés quand il faudra expliquer qu'un fromage à 9,9 grammes d'AGS peut communiquer tandis qu'un fromage à 10,1 grammes ne le pourra plus ? D'ailleurs, ce raisonnement par produit, en fixant un seuil de matière grasse par fromage, est évidemment absurde. L'important n'est pas la dose unitaire par produit, mais la dose totale absorbée par le consommateur, c'est-à-dire la consommation totale ! On ne peut que s'étonner d'un tel aveuglement, et s'interroger sur les fins véritables d'une telle proposition.

La mesure envisagée est manifestement disproportionnée par rapport au but recherché. Le principe de proportionnalité est battu en brèche, piétiné même.

La quatrième question porte sur le fond du sujet.

Je ne peux que relever une succession d'incohérences et vous faire part d'une certaine inquiétude.

Première incohérence : la formule de la Commission conduit à condamner un secteur entier alors que le lien entre la consommation de fromage et le surpoids n'est nullement établi. On rappellera incidemment que :

- deux des trois pays qui ont la plus forte consommation de fromage ont aussi la plus faible proportion de personnes en surpoids ou affectées de maladies coronariennes (France, Italie) ;

- les trois pays qui ont la plus forte proportion de personnes en surpoids ont aussi la plus faible consommation de fromage par habitant (Royaume-Uni, Espagne, Portugal) ;

Pourquoi pénaliser un secteur tout entier avec aussi peu d'arguments ? Il est vrai que tous les acteurs de la filière ne seraient pas touchés de la même façon. Les grands groupes alimentaires sont en effet favorables à ce texte car ils ont les moyens de s'adapter tandis que les fabricants qui respectent une tradition et une méthode de fabrication artisanale et séculaire seront facilement disqualifiés.

Deuxième incohérence : cette norme guillotine uniforme est d'autant plus surprenante que le fromage présente une très grande richesse nutritionnelle qu'il serait désormais interdit de mettre en valeur !

Troisième incohérence : si la production fromagère se trouve disqualifiée et ne peut plus communiquer sur ses apports en calcium par exemple, rien n'empêcherait un autre produit de le faire à sa place, dès lors qu'il respecte les seuils fixés par la règlementation.

Ce serait le cas des jus de fruit enrichi en calcium comme par exemple le « Tropicana calcium », lancé en 2000. On pourrait aussi imaginer un « Coca light calcium » allégé en sucre et enrichi en calcium. Ainsi des fromages qui possèdent naturellement du calcium ne pourraient être soutenus par une publicité tandis que de purs produits marketing le seraient ! Peut-on tolérer des aberrations de ce type ?

Quatrième incohérence qu'on a peine à rappeler tant elle est élémentaire. Les meilleurs résultats en termes de santé publique viennent des États dans lesquels les citoyens ont une alimentation structurée et diversifiée, comme c'est le cas en France dont le modèle alimentaire nous est envié. On ne règlera pas le surpoids de la population en condamnant un secteur et un produit, mais en encourageant à une consommation diversifiée, qui amène naturellement à consommer chaque produit avec modération.

Il apparaît donc clairement que ce texte présente de graves lacunes. Mais puisque nous sommes une assemblée politique, nous devons aussi poser la question en termes politiques. L'analyse est alors encore plus sévère.

Il faut en effet aller au-delà des incohérences car il y a en réalité une vraie cohérence, plus grave encore.

Permettez-moi trois courtes observations.

Tout d'abord, la demande de la Commission fait abstraction des habitudes alimentaires et culturelles des États membres, qui font aussi la richesse de l'Union. Au moment où l'on suggère que la gastronomie française accède au rang de patrimoine mondial de l'Unesco, on mesure l'incohérence de la proposition. Certes, la Commission n'en arrive pas à préconiser une prohibition de consommation ; elle se contente de brider la communication. Mais dans le monde actuel, les deux choses sont évidemment liées.

Ensuite, on peut considérer que sur ces questions qui touchent à la culture d'un pays, ce n'est pas à un comité d'experts ou à des fonctionnaires de la Commission de décider du sort d'une activité et d'un mode culturel. C'est même une dérive inacceptable. Sur ces questions qui touchent au mode de vie d'une population, les responsables politiques des États doivent pouvoir dire non et doivent garder le contrôle.

Enfin, comment la Commission peut-elle s'engager dans les profils nutritionnels qui façonnent une sorte de consommateur idéal, formaté pour la grande industrie agroalimentaire, avec un profil de consommation idéal, avec une succession de feux verts et de feux rouges, des seuils et des interdits... ?

Est-ce là le modèle social qui se dessine ?

Il ne fait pas de doute que la Commission a été animée de bonnes intentions, mais le projet qu'elle propose est inquiétant. Il est, en tout état de cause, inacceptable en l'état.

Ce sujet est symbolique d'une certaine dérive. Deux actions doivent être conduites en parallèle : la première en alertant la Commission européenne, la seconde en mobilisant le Sénat.

C'est rendre service à la Commission de l'alerter de ces risques de dérive qui nuisent à la construction même de l'Union européenne. Nous sommes tous des Européens convaincus et ces observations ne sont pas faites pour nuire, mais au contraire pour aider.

C'est pourquoi je vous propose que nous déposions une proposition de résolution demandant au Gouvernement de s'opposer à ce projet.

Compte rendu sommaire du débat

M. Hubert Haenel :

Cette communication me paraît particulièrement bienvenue et je félicite Jean Bizet d'en avoir pris l'initiative.

Avec ce sujet, nous sommes dans l'Europe du citoyen. Nous sommes en présence d'une action européenne qui touche à la vie quotidienne des individus. Or, le texte que vient d'évoquer Jean Bizet ne nous a pas été transmis par le Gouvernement, car il ne s'agit pas d'un acte européen adopté en codécision, mais d'un acte européen qui fait l'objet d'une procédure dite de comitologie. C'est-à-dire qu'il s'agit d'un acte adopté par la Commission et non par le Conseil et le Parlement européen. La Commission doit seulement soumettre son projet à un comité d'experts représentants des États membres. L'acte est ensuite soumis au Conseil et au Parlement européen qui peuvent seulement s'y opposer.

La plupart des actes soumis à la procédure de comitologie sont des décisions purement techniques qui ne nécessitent aucun examen politique particulier. Il est donc normal que nous ne nous en saisissions pas. Mais il en est certains qui méritent un examen, voire un débat. C'est ainsi que, il y a huit jours, j'ai été saisi en urgence par le Gouvernement d'un texte établissant le cadre du remplacement des ampoules à incandescence traditionnelles par des ampoules « basse énergie ». Nous sommes bien là aussi dans le cadre de l'Europe du quotidien. Ce texte sur les ampoules avait été approuvé par un comité d'experts au début de décembre 2008 et c'est seulement en février 2009 que l'Assemblée nationale et le Sénat en ont été saisis par le Gouvernement. Et cela dans le cadre d'une procédure où aucune intervention utile ne nous était plus possible. C'est pourquoi j'ai cru devoir écrire au Secrétaire d'État chargé des Affaires européennes dans les termes suivants :

« Vous conviendrez avec moi que ce texte va toucher l'ensemble de nos concitoyens d'une manière tout à fait directe et concrète et qu'il entre dans la catégorie des décisions de l'Union européenne qui s'imposent à eux dans leur vie quotidienne. Or, je dois constater que ce projet n'est susceptible de donner lieu à aucun examen véritable par les deux assemblées de notre Parlement.

L'Assemblée nationale et le Sénat ont été saisis le 11 février pour une adoption prévue au Conseil du 9 mars. De plus, comme il s'agit d'un règlement de la Commission pour lequel le Conseil s'apprête simplement à constater l'absence d'opposition à la majorité qualifiée, un examen, à ce stade, serait privé d'effet.

Pour qu'un examen parlementaire ait pu être effectif, il aurait fallu que l'Assemblée nationale et le Sénat soient saisis avant que le groupe « Énergie » du Conseil ne procède à l'examen de ce texte, voire avant que le comité réglementaire compétent ne rende sa décision.

Je vous demanderai donc de bien vouloir agir en sorte que, dans l'avenir, nous soyons saisis beaucoup plus en amont de la décision finale quand il s'agit de textes d'une telle importance. »

Grâce à Jean Bizet qui s'est procuré le texte sur les profils nutritionnels avant même qu'il ne soit soumis au comité d'experts, nous pouvons débattre aujourd'hui en temps utile. Mais je crois que nous devons obtenir du Gouvernement d'être saisis des projets ayant une importance politique avant qu'ils ne soient soumis au groupe d'experts. Je vous suggère d'ajouter une disposition à ce propos dans la proposition de résolution que nous soumet Jean Bizet.

M. Denis Badré :

Si je comprends bien, en étudiant ce document de travail, on est à l'amont de l'amont.

M. Hubert Haenel :

Exactement. Notre commission intervient au tout début du processus. C'est le moment où elle peut être le plus efficace. Nous intervenons au plus tôt et je dirai aussi au bon moment.

M. Jacques Blanc :

Je m'associe pleinement aux observations du rapporteur et je le félicite pour ce travail de veille qui a permis de nous alerter en temps utile.

Sur un plan général, il n'est pas possible qu'on laisse se développer des thèses selon lesquelles tel ou tel produit serait nocif pour la santé alors qu'aucune étude sérieuse ne vient étayer ces allégations. Le rapporteur l'a bien dit : le succès de notre mode d'alimentation vient d'un équilibre entre les consommations. Il n'y a pas de produit interdit. Tous apportent quelque chose d'utile, à condition de les absorber avec modération. Tous les professionnels de la santé savent que les maladies surgissent par la combinaison de plusieurs facteurs, un facteur pathogène, une sujétion au risque, un environnement... Jeter l'opprobre sur un produit est absurde. Je déplore les réactions des pseudo-scientifiques qui envahissent les médias, en jouant sur les peurs des gens, avec des mots qui font peur, en assénant des affirmations gratuites sans fondement scientifique.

Que cherche la Commission ? Je partage le point de vue de notre collègue en admettant qu'elle est peut-être animée des meilleures intentions. Il y a toujours dans les circuits de décision quelques naïfs motivés, qui reprennent des discours convenus et entendus, mais sans rigueur. Ce sont les plus dangereux. Ils sont même assez inconscients des dangers qu'ils entraînent. C'est le cas dans la situation présente qui tourne autour des rapports entre le fromage et la santé. La richesse nutritionnelle des fromages a été rappelée. La communication sur ces produits serait contrainte. Or, on est dans un monde où la communication règne. On ne peut entrer dans un système de communications bloquées, orientées, entravées. Empêcher la communication nutritionnelle, c'est aller à l'encontre d'une démarche légitime de transparence. On doit pouvoir informer le consommateur, sous réserve de sanctionner si besoin, si l'information est erronée. Mais tel n'est pas l'objet du projet de la Commission qui vise au contraire à limiter l'information.

La répétition d'informations peu rigoureuses sur le plan scientifique crée un climat délétère dont nous pâtissons tous. Nous débattons en ce moment sur un autre texte qui concerne la dégustation, qui a failli être interdite. Au contraire, la dégustation est un éveil à la connaissance et au plaisir. Tout est question de dose. On pourrait aussi interdire l'exposition au soleil ! Il s'agit d'une dérive du principe de précaution, sous l'influence de pseudo-scientifiques qui ont accès aux médias et abusent des angoisses des populations sur les questions de santé.

M. Christian Cointat :

Nous le savons tous, l'Europe souffre d'une désaffection des citoyens. L'une des raisons avancées est qu'elle ne s'occupe pas assez d'eux, de leur vie quotidienne. Cette fois-ci, on ne peut faire ce reproche. Mais quand la Commission intervient sur des sujets de société, elle doit le faire à propos, sinon, elle risque de n'avoir que des effets inverses, comme c'est le cas dans la situation présente.

Comme le rapporteur, je suis persuadé de la bonne foi de l'équipe qui a travaillé sur ce projet. Le fait que ce texte soit disponible seulement en langue anglaise est significatif et peut être une piste d'explication. Les mots n'ont pas le même sens dans les différents pays. Dans la culture anglo-saxonne, le produit alimentaire ne se juge pas d'abord par ses qualités gustatives, mais plutôt par ses qualités nutritionnelles.

Il faut aussi évoquer le poids des lobbys à Bruxelles, et notamment des lobbys de l'industrie agroalimentaire, très puissants en Europe. Les équipes de la Commission ne sont pas forcément de bons connaisseurs des questions alimentaires et peuvent être sensibles aux arguments forts et martelés de l'industrie, qui met en avant le prétendu goût des consommateurs. Les études de goût sont très poussées. Les industriels peuvent ainsi identifier le goût moyen du consommateur moyen, et, de fait, bannir des produits traditionnels qui dérogent au profil moyen. La glace cassate italienne, par exemple, a pratiquement disparu des rues et des étals, au profit d'une glace un peu grasse, sucrée, onctueuse ; elle n'est pas interdite, elle a simplement disparu. La France a des produits à faire valoir et un combat à mener.

M. Pierre Fauchon :

Je partage cette analyse, mais je m'interroge sur le bien-fondé de nos observations. Nous ne sommes pas saisis et, si je comprends bien, il s'agit d'un simple document de travail comme il en existe des milliers. S'il nous faut commenter tous les documents de travail de tout le monde, je crains que nous nous engagions, nous aussi, dans une certaine dérive.

Par ailleurs, que dit le Gouvernement sur cette question ? Plutôt qu'attaquer la Commission sur son document de travail, je pense qu'il faudrait plutôt mettre la pression sur notre Gouvernement.

M. Hubert Haenel :

Les deux actions sont complémentaires. La pression sur la Commission est également nécessaire. On critique souvent le Parlement français de ne pas intervenir suffisamment et suffisamment tôt sur la législation communautaire. Nous avons là un bon exemple de l'utilité de notre intervention le plus tôt possible.

Quant à la pression sur le Gouvernement, nous devons faire notre révolution culturelle. On est là au coeur d'une mission traditionnelle mais dont l'importance a été réaffirmée : la mission de contrôle.

Mme Bernadette Bourzai :

Cette alerte est très importante. Sur le fond, je partage tout à fait les analyses du rapporteur, sauf sur un point. Je ne crois pas à la naïveté des équipes. Au contraire, derrière les équipes de la Commission, il y a une action permanente, insidieuse, des grands groupes qui parviennent, à coups de communication, à renverser les images négatives qu'ils peuvent avoir. Quand un groupe de restauration rapide se veut le héraut de la lutte contre l'obésité chez les jeunes, on peut se poser des questions ! Les grands groupes agroalimentaires sont favorables à une consommation mondialisée, aseptisée. C'est là-dessus qu'il faut se battre. La France a les moyens de se battre ; elle a un mode d'alimentation et des produits à défendre.

M. Robert del Picchia :

Je partage l'analyse, d'ailleurs commune à tous, qui est faite de ce texte. Néanmoins, il me faut évoquer une certaine gêne, liée au calendrier. Cette question, et le débat qui pourrait suivre au Sénat, interviennent au moment de la préparation des élections européennes. N'y a-t-il pas quelques risques à critiquer la Commission, c'est-à-dire, pour l'opinion, l'Europe, dans cette période ? Ne devons-nous pas craindre que l'argumentaire que nous développons soit repris par les plus anti-européens ?

M. Hubert Haenel :

C'est l'inverse qui va se produire. Cela aurait été le cas si nous avions laissé faire, si nous avions été absents de ce débat. Cet examen et ce contrôle sont rendus possibles par la réforme constitutionnelle.

Les parlements nationaux sont compétents sur ces sujets et doivent prendre leurs responsabilités. C'est notre mission et notre devoir. Sinon, les parlementaires seront pris à partie, et seront accusés d'avoir laissé passer, de n'avoir servi à rien. Au contraire, nous évoquons un sujet, nous le portons à la connaissance du Sénat et de la société tout entière. Nous exerçons pleinement notre responsabilité.

Notre commission - la délégation du Sénat pour l'Union européenne à l'époque - avait déjà fait ce travail lors de l'examen de la directive Bolkenstein. Nous avions dit « attention, alerte, le sujet est important et va poser un problème politique ». Mais nous n'avions pas été entendus parce que nous ne disposions pas des pouvoirs que nous avons aujourd'hui. Nous appliquons la lettre et l'esprit de la révision constitutionnelle de juillet 2008 qui permet au Sénat comme à l'Assemblée nationale d'adopter une résolution sur tout document émanant d'une institution de l'Union européenne.

M. Gérard César :

Le travail qui est mené aujourd'hui par notre commission est excellent. Nous sommes au stade le plus utile, le plus efficace. Il y a un précédent, avec l'OCM vitivinicole. La proposition de résolution avait été adoptée à l'unanimité en commission, puis à l'unanimité en séance publique. Le ministre avait été très satisfait de pouvoir s'appuyer sur un tel front quand il s'est agi de négocier la proposition de réglementation au Conseil des ministres. Les résolutions peuvent être un appui dans la négociation intergouvernementale. Sur ces sujets sensibles, les élus de tous bords peuvent se retrouver.

Mme Annie David :

Je partage l'ensemble des analyses et je suis favorable à l'esprit de la proposition de résolution, même s'il me semble souhaitable de revoir certains termes. Nous sommes dans un cas où l'autosaisine du Sénat est particulièrement utile.

M. Jean Bizet :

Je réponds tout d'abord à Robert del Picchia car il soulève un point politique très important. Attention à positiver, et à ne pas apparaître comme des pourfendeurs de la construction européenne. Nous sommes tous ici des Européens convaincus. Il ne faut pas être manipulé.

M. Hubert Haenel :

Mais si on ne fait rien, ce sera pire encore. Le texte existe. Si on n'y avait pris garde, le projet de règlement se serait traduit par un règlement qui allait s'appliquer à tous. On n'aurait rien vu, rien fait, et l'opinion se serait posé des questions. Avec le traité de Lisbonne, n'importe quel document peut être examiné. Nous sommes dans notre rôle.

M. Jean Bizet :

Quelle est la portée de ce document de travail ? Notre collègue a raison de poser cette question, car nous ne pouvons nous saisir de tous les documents préparatoires qui circulent à Bruxelles. La réponse est dans la procédure. Dans le cas courant, un document de travail n'est rien d'autre qu'un document de travail. L'important est la proposition préparée par la Commission, qui va lancer la procédure législative qui aboutira à une adoption par le Parlement européen et le Conseil. C'est différent dans le cas présent car on est dans une procédure dite de comitologie. La Commission prépare son projet. Celui-ci est soumis pour avis à un comité d'experts et, si le comité donne un avis favorable, la Commission arrête les mesures sous réserve de l'opposition du Conseil dont le président a rappelé les limites.

Il y a en vérité deux types de « working paper ». Le premier type est un vrai document de travail qui expose le sujet, décrit le contexte législatif et sanitaire, rappelle la nécessité de fixer des seuils, etc. La première version connue de ce texte remonte à juin 2008. Il y a eu depuis au moins trois versions successives. Puis il y a un « working paper » d'un deuxième type. Il ne s'agit plus d'expliquer, de faire ce qu'on appellerait en France un exposé des motifs, mais de préparer un projet de règlement. Ce « working paper » devient alors un « preliminary draft », un projet de règlement. C'est le cas aujourd'hui. C'est pourquoi nous intervenons au bon moment. Il ne s'agit pas d'un document de travail banal, mais bien d'un projet réglementaire.

Je reconnais avec plusieurs d'entre vous la puissance des lobbys. Je retire aussi le mot « naïf », car ni les équipes de la Commission, ni moi-même ne sommes crédules. Comment d'ailleurs ne pas voir la puissance excessivement importante des lobbys à Bruxelles ?

Les lobbys agroalimentaires européens ou internationaux poussent aux goûts standardisés. C'est une source de simplification et d'économie. Les études sont très fines. Ainsi, par exemple dans la Nappa Valley, la dégustation s'accompagne d'un questionnaire, ce qui permet d'ajuster le produit au goût moyen. Dans le même registre, je peux évoquer le lobby du bien-être animal. Tout humain est enclin à protéger l'animal, à prévoir des conditions de transport, d'aération, d'espace... Mais les enjeux sont avant tout économiques. C'est une façon de discréditer une filière et d'imposer des équipements. Le bien-être animal est bien loin ; le business, lui, est tout près. Les lobbys anglo-saxons sont très influents dans ce domaine.

Le principe de précaution rassure. C'est une clef de sécurisation. Mais il est encadré par deux dispositions. D'une part, seule l'autorité publique est autorisée à l'évoquer. D'autre part, le principe ne peut être activé qu'à titre transitoire et de façon proportionnelle. On a tendance à occulter ces deux éléments. Le principe de précaution a été transformé en un mode d'interdiction, actionné par toutes les associations qui le souhaitent.

Les antennes de la téléphonie mobile en sont un parfait exemple. Une association - Robin des Toîts - avec quelques communicants qui savent faire peur aux gens, pèsent davantage que les scientifiques de l'Académie des sciences. Il faut réfléchir à cette dérive. Plusieurs scientifiques de très haut niveau sont démobilisés à force d'être condamnés au silence par les règles du jeu médiatique.

Dans le cas présent, les mesures présentées comme réglementaires posent en vérité, tout le monde l'a bien compris, des questions de principe. La méthode des seuils ne répond pas à l'objectif poursuivi et la procédure suivie est très discutable. Le Gouvernement et la Commission doivent être très attentifs à ces questions.

*

Au cours du débat, plusieurs modifications rédactionnelles ont été apportées au texte proposé par le rapporteur et une disposition a été ajoutée, sur proposition du président Hubert Haenel, afin de demander au Gouvernement de transmettre aux assemblées certains projets de mesures soumis aux comités de réglementation avant que ceux-ci n'émettent leur avis. Puis la commission a décidé de proposer au Sénat l'adoption de la proposition de résolution dans le texte suivant :

Proposition de résolution

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution ;

Vu le document de travail de la Commission en date du 13 février 2009 relatif à l'établissement de profils nutritionnels, disponible en seule langue anglaise.

Considérant que le Sénat n'a pas été informé par le Gouvernement de ce document de travail, ni du projet de mesures qui sera soumis au comité de réglementation ;

Demande au Gouvernement, lorsqu'il s'agit de sujets présentant un intérêt politique, de transmettre aux assemblées les projets de mesures soumis à des comités de réglementation avant que ceux-ci n'émettent leur avis.

Considérant :


· que l'objectif poursuivi est légitime dans la mesure où il s'agit d'éviter les abus de communication et de protéger les consommateurs ;


· que la fixation proposée de seuils de sucre, de sodium ou d'acides gras saturés ne répond pas à l'objectif poursuivi ;


· que la fixation de tels seuils par famille de produits est contestable dans la mesure où l'effet sur la santé dépend de la dose totale absorbée par le consommateur et non de la dose unitaire par produit ;

· qu'un seuil général  en acides gras saturés n'est pas pertinent dans la mesure où tous les acides gras saturés ne sont pas de mauvais acides;


· que les seuils proposés pour les produits fromagers disqualifient une très grande partie des fromages français, notamment les fromages secs ;

- Rappelle que les observations effectuées en Europe ne permettent pas d'établir un lien entre la consommation de fromages et le surpoids et que les fromages présentent au contraire une très grande richesse nutritionnelle ;

- Relève l'incohérence de la proposition qui empêcherait un fromage de faire valoir sa teneur en calcium tandis qu'une boisson enrichie artificiellement en calcium le pourrait ;

- S'inquiète d'une proposition qui condamnerait certains produits en empêchant de faire valoir leurs qualités nutritionnelles ;

- Estime que la mesure envisagée est manifestement disproportionnée par rapport à l'objectif annoncé ;

- Déplore que la proposition fasse abstraction des habitudes alimentaires des populations des États membres qui font aussi la richesse culturelle de l'Union européenne ;

- Condamne une démarche qui tend à promouvoir une consommation de produits standardisés issus de l'industrie agroalimentaire ;

- Demande au Gouvernement de s'opposer à l'adoption de tels seuils qui sont inadaptés pour certains produits et qui, de surcroît, ne peuvent être laissés à la seule appréciation d'un comité d'experts.


* Règlement (CE) n° 1924/2006 du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 concernant les allégations nutritionnelles et de santé portant sur les denrées alimentaires