Mardi 8 novembre 2022

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

Mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire - Audition du général de corps d'armée Bruno Jockers, major général de la gendarmerie nationale

M. François-Noël Buffet, président. - Nous recevons aujourd'hui le Général Bruno Jockers, major général de la gendarmerie nationale, dans le cadre de notre mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire. Cette mission, conduite par nos collègues Nadine Bellurot et Jérôme Durain, porte sur les conséquences sur la police judiciaire du projet de réforme du Gouvernement de l'organisation de la police nationale, avec une volonté de départementaliser celle-ci. Et un certain nombre de contestations sont déjà apparues.

L'organisation de la gendarmerie, à la fois dans sa dimension départementale et par l'existence de sections de recherche plus indépendantes, nous intéresse. Votre audition a pour but de nous faire comprendre comment fonctionne la police judiciaire dans la gendarmerie nationale et de nous décrire vos modalités d'organisation, afin de nourrir notre réflexion.

Général Bruno Jockers, major général de la gendarmerie nationale. - J'entends cette audition comme une marque d'intérêt envers la gendarmerie nationale et son organisation, sur un sujet fondamental, car au bout du système judiciaire, il y a des victimes qui sont en attente de réparations.

Je vais vous expliquer notre organisation et notre fonctionnement, sans porter de jugement sur la réforme qui concerne la police nationale.

La police judiciaire constate des infractions, elle est chargée d'en rassembler les preuves et d'en déférer les auteurs, sous la direction des magistrats. La gendarmerie nationale ne fait pas de la police judiciaire dans son coin, ni pour son compte, mais sous la direction, le contrôle et la surveillance des magistrats et sous le regard de la population.

Je développerai quatre points : l'origine de notre organisation, son fonctionnement, la conception de la police judiciaire en gendarmerie et nos relations avec nos autorités d'emploi.

Sur la question de l'organisation de la gendarmerie nationale en matière de police judiciaire, je vous rappelle qu'il s'agit d'une compétence nationale. En vertu de l'article 12-1 du code de procédure pénale (CPP), le magistrat a le libre choix du service qu'il saisit. Le lieu de commission de l'infraction a cependant une importance particulière dans les critères d'attribution et de saisine des services de police ou de gendarmerie nationales.

La zone de gendarmerie nationale couvre 95 % du territoire national, où vit 52 % de la population. Cette zone est également marquée par des flux de population et la gendarmerie nationale est donc amenée à gérer des mouvements : la délinquance, en zone de gendarmerie, est souvent de la délinquance itinérante. C'est également une police judiciaire de proximité, car la population est habituée au contact du gendarme. Dans l'ADN de la gendarmerie, il y a l'idée que la police judiciaire est associée à un ancrage local. Les meilleurs enquêteurs sont ceux qui sont ancrés dans la population car ils ont le renseignement et la compréhension des choses. Notre police judiciaire « haut du spectre » vient en appui aux unités territoriales.

Cela a conduit la gendarmerie à adopter quelques principes.

Il s'agit tout d'abord de la polyvalence du gendarme. Tout gendarme de brigade est un enquêteur, qu'il soit agent (APJ) ou officier de police judiciaire (OPJ). De même, tout gendarme peut effectuer une patrouille de nuit ou constater une infraction sur la route... Le fonctionnement en silo serait inadapté à la gendarmerie, qui dispose d'effectifs polyvalents.

La brigade territoriale constitue le socle de la gendarmerie. Tout converge vers elle, car elle est en contact avec la population. Et sur ce socle nous construisons des unités judiciaires spécialisées qui viennent en appui des capacités offertes par les brigades. Ces unités spécialisées ne sont pas autonomes, ni indépendantes. Il s'agit des brigades de recherche (BR), qui ont une compétence départementale calquée sur la carte judiciaire, et représentent environ 3 000 enquêteurs. Il s'agit aussi des sections de recherche (SR), soit 1 797 gendarmes pour 43 SR, dont les compétences sont au niveau des cours d'appel et qui sont rattachées à la région. Nous avons enfin des appuis régionaux en matière d'organisation de surveillance et de cyber, et des appuis nationaux, notamment en matière de criminalistique, le pôle judiciaire de Pontoise, l'office de la délinquance itinérante et l'office de l'environnement et de la santé publique. Nous respectons le principe militaire du maréchal Foch, c'est-à-dire l'économie des forces. On concentre ce qui est rare au niveau régional ou national pour pouvoir le projeter au plus près du terrain et l'envoyer là où il y a un besoin.

La saisine par les magistrats est organisée sur la base d'un protocole qui date de 2006. Il explique le niveau de chaque unité de gendarmerie et les modalités de saisine. Le magistrat peut saisir soit un commandant de formation, soit un commandant de groupement, ou directement une unité spécialisée, une SR ou une BR.

Il n'y a pas d'attribution automatique en fonction d'un domaine de délinquance. Il y a un principe de subsidiarité. Au niveau du terrain, la brigade territoriale traite ce qu'elle peut en fonction de ses effectifs et de ses capacités. Quand elle est dépassée, la BR vient l'appuyer, et en cas d'insuffisance, la SR intervient.

Je souhaite revenir sur la séparation entre petite, moyenne et grande délinquance. Cette séparation est commode, mais elle n'explique pas tout car il existe des phénomènes de délinquance sérielle, comme le trafic de déchets. Pris isolément, cela peut s'apparenter à des faits de petite ou moyenne délinquance mais, à partir du moment où cela correspond à des réseaux organisés, ces faits sont qualifiés de grande délinquance que seules des unités spécialisées peuvent traiter. 30 ou 40 cambriolages ne peuvent plus être traités au niveau d'une brigade. On est obligé d'engager la BR et la SR. La SR travaille à la fois sur les cambriolages et sur la délinquance sérielle, et heureusement car ce qui compte c'est la tranquillité de la population et la protection des personnes et des biens. Pour nous, dire qu'une SR ne travaillerait pas sur des cambriolages serait simplement une hérésie. De la même manière, des décharges sauvages peuvent être prises comme des faits de petite délinquance mais le trafic de déchets devient de la criminalité organisée. Il en est de même pour les vols dans les transports. Il y a une complémentarité des moyens et une souplesse dans notre dispositif. Nous travaillons souvent à travers une cellule d'enquête qui associe le gendarme de brigade territoriale, un gendarme de BR et un gendarme de SR. Nous avons toujours besoin, à la fois, de l'ancrage local du gendarme de brigade et de l'unité spécialisée.

Dans la gendarmerie, nous restons attachés au principe du carreau cassé. Si on laisse un carreau cassé sur un bâtiment, les carreaux cassés vont se multiplier sur ce bâtiment car on aura donné le sentiment qu'il n'a pas d'intérêt et qu'il existe une impunité pour celui qui casse le carreau. Ce n'est pas seulement la délinquance qui crée le sentiment d'insécurité mais l'insécurité encourage aussi la délinquance. Il est artificiel de séparer l'exercice de la police judiciaire et celui de la prévention et de la sécurité publique. Les deux marchent de pair dans une société bien ordonnée.

Concernant le fonctionnement de notre organisation, la police judiciaire correspond à environ 40 % de l'activité de la gendarmerie, et dans certaines compagnies, cette activité dépasse les 50 %. En 2021, la gendarmerie a constaté 35 % des crimes et délits. Notre activité nous permet de poursuivre 42 % des mis en cause. Nous avons un taux d'élucidation de 46,8 %, de 3,5 points supérieur à celui qu'il était il y a 5 ans. Nous élucidons 8 violences sur personnes sur 10, 8 homicides sur 10, 75 % des violences sexuelles et 35 % des vols à main armée, mais seulement 13,8 % des cambriolages dans les habitations. Ce n'est pas suffisant mais cela correspond à la moyenne des services européens.

Nous avons également pris certains virages. La police judiciaire en gendarmerie a été capable depuis plusieurs années de prendre le virage du cyber avec la création du commandement cyber et quelques enquêtes qui ont fait notre réputation, notamment celle concernant le réseau chiffré EncroChat, utilisé par le crime organisé. Nous prenons aussi le virage de l'environnement, en structurant notre action avec la proposition d'un commandement de la gendarmerie verte dédiée à la protection de l'environnement. Nous avons aussi travaillé sur l'amélioration du traitement des violences conjugales et intrafamiliales, en renforçant nos procédures.

Nous ne subissons pas de retard majeur en matière de procédures puisque moins de 5 % de nos procédures ont plus d'un an. Nous avons moins de procédures en retard aujourd'hui qu'en 2015.

Nous ne constatons pas de diminution de l'attrait pour la police judiciaire en gendarmerie : il n'y a pas de désaffection. Au contraire, nous avions, en 2021, 3 423 candidats pour l'examen technique d'OPJ, pour seulement 3 001 en 2020. Cette année le taux de réussite a été de 68 % et cet examen conserve toute sa pertinence.

Comme je l'ai déjà dit, nous exerçons la police judicaire sous la direction, le contrôle et la surveillance des magistrats. D'une part, les magistrats dirigent les enquêteurs dans le cadre des investigations. D'autre part, ils ont des rapports de chef de service avec les commandements territoriaux qui fournissent les effectifs et les moyens. Donner des directives et des instructions dans le cadre d'une enquête est une chose, et avoir comme interlocuteur un patron territorial est autre chose.

Nous n'avons pas de chaîne organique de la police judiciaire. Le sous-directeur de la police judiciaire en gendarmerie n'est pas le patron de la police judiciaire, ni celui des enquêteurs.

Les unités de recherches ne vivent pas pour elles-mêmes et ne sont pas leur propre finalité. Elles sont là pour appuyer les unités territoriales qui sont en contact avec la population et les victimes.

Un gendarme d'unité de recherche commence sa carrière en brigade territoriale. Puis selon son appétence, il va pouvoir évoluer vers une BR ou une SR. Tout le monde passe par le même endroit et tout le monde appartient à la même maison. Ce système doit nous permettre de concilier la polyvalence du gendarme et la nécessité d'avoir des experts qui disposent de compétences rares.

Dans le cadre de nos relations avec nos autorités d'emploi, il n'y a pas de séparation entre la sécurité publique et la police judiciaire. L'une prévient la commission des infractions et l'autre évite la réitération des faits en interpellant les auteurs. Les deux sont liées. Il faut donc que nos chefs territoriaux s'intéressent à la police judiciaire.

Selon moi, il est anormal d'opposer l'enquêteur et le chef territorial. Ce dernier est là pour aider l'enquêteur, lui donner du temps, des moyens, des effectifs, voire de la protection. Certaines situations sont compliquées et l'enquêteur peut avoir besoin de sa hiérarchie pour l'appuyer et l'accompagner.

L'article 11 du code de procédure pénale traite du secret professionnel et du secret de l'enquête. Cela concerne toute personne qui concoure à la procédure. L'enquêteur est soumis à cette règle dès lors qu'il enquête sous la direction de magistrats. Il tient, cependant, informée sa hiérarchie. La hiérarchie ne doit pas être aveugle, sinon elle ne pourrait concevoir une opération sur un territoire qui puisse aider à prévenir la délinquance. La hiérarchie n'a pas besoin d'entrer dans le secret des enquêtes mais doit savoir là où elle doit engager des moyens pour avoir une action cohérente, voire une stratégie d'enquête.

Vis-à-vis du préfet, les choses sont plus compliquées aujourd'hui en raison de l'importance prise par les réseaux sociaux. La rapidité de l'information et de sa divulgation a considérablement augmenté. Aujourd'hui, une affaire judiciaire devient vite un objet de communication, via les réseaux sociaux. En 2019, une mission parlementaire avait travaillé sur le sujet. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui le secret de l'enquête est plus difficile à faire respecter.

Il est justifié que le préfet soit informé d'une affaire judiciaire dans deux cas : lorsque l'on a des risques avérés de troubles à l'ordre public et lorsque l'on assiste à une propagation de fausses informations. Je précise que dans la manière d'informer le préfet, il est possible d'anonymiser les choses et de ne donner à l'autorité que ce dont elle a besoin de connaître. Un troisième cas s'impose dans la pratique : lorsqu'une affaire va faire l'objet d'une médiatisation imminente.

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie de votre présentation et des précisions que vous nous avez apportées.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Comment expliquez-vous qu'il n'y ait pas de désaffection de la police judiciaire dans la gendarmerie nationale ? La polyvalence est-elle une des raisons ?

Comment sont organisées les cellules d'enquêtes ?

Enfin, les magistrats sont très inquiets de la réforme de la police nationale et des conséquences qu'elle pourrait avoir sur la police judiciaire mais il n'y pas cette même défiance vis-à-vis de la gendarmerie. Quelle en est selon vous la raison ?

Général Bruno Jockers. - Je pense que la polyvalence participe à l'attrait que continue à avoir la police judiciaire en gendarmerie, même si ce n'est peut-être pas le seul facteur. Le gendarme va commencer en brigade, et en cas d'appétence pour la police judiciaire, il aura envie de continuer dans cette voie. C'est un choix de s'engager dans une unité de recherche. L'attrait pour le judiciaire et le fait d'avoir une autonomie dans son travail constituent, pour moi, le premier ressort. De plus, en gendarmerie départementale, pour faire une carrière de gradé, il faut être OPJ. Ce lien étroit existe depuis l'entre-deux guerres. Enfin, il y a des gens qui sont faits pour le travail en brigade car ils aiment le contact avec la population. Dans la gendarmerie, on peut en fait construire sa carrière à la carte, en fonction de ses aptitudes et de ses envies.

Concernant les cellules d'enquête, le magistrat a la direction de la police judiciaire, et travaille avec le chef hiérarchique qui est aussi le commandant territorial. On met les différents chefs autour d'une même table afin de créer un groupe qui sera amené à travailler ensemble sur une période donnée sur un objectif précis. Ce groupe sera composé de membres d'une SR, pour la direction d'une enquête, et de gendarmes de brigade, proches du terrain. On peut aussi configurer ces cellules d'enquête au niveau national. C'est un système très souple, qui est conçu pour pouvoir s'adapter à une délinquance elle-même très évolutive.

Concernant nos relations avec les magistrats, la direction de la police judiciaire par les magistrats ne nous pose aucun problème. Nous sommes là pour servir la loi. Les commandants territoriaux de la gendarmerie connaissent et assument leur rôle en termes de définition de moyens, de stratégie et de dialogue. Nous ne sommes pas une autorité concurrente à celle des magistrats. Je vous précise que la gendarmerie n'est pas un service déconcentré de l'État. C'est une force armée et nationale. Le commandant de groupement reçoit une évaluation du préfet, ce qui ne l'empêche pas d'assumer un rôle de chef. Nous sommes à notre place !

M. Jérôme Durain, rapporteur. - Ma première question technique concerne l'organisation de la police. Il semble que les cycles horaires dans la police nationale contribuent à la désaffection de la police judiciaire. Est-ce qu'il existe une difficulté du même ordre dans la gendarmerie ?

Quelle est la nature de la coopération judiciaire entre gendarmerie et police nationales ? Et est-ce que l'on note une amélioration dans les territoires d'expérimentation, une plus grande fluidité du travail judiciaire entre les deux forces ?

Enfin une remarque : dans votre exposé, on comprend bien qu'il n'y a pas un modèle qui serait départemental et l'autre pas. Je crois que l'institution gendarmerie protège de cet enfermement départemental.

Général Bruno Jockers. - Nous ne nous reconnaissons pas vraiment dans le cycle horaire. Cela n'existe pas dans la gendarmerie. Il y a des besoins de repos physiologique que nous respectons dans la mesure du possible. Une unité de recherche est très sollicitée et soumise à l'aléa, alors qu'en brigade territoriale, les effectifs permettent parfois de mieux planifier le service. En fait, les choses s'équilibrent car une unité de recherche ressent moins la pression continue que l'on connait en brigade territoriale. Il y a des contraintes des deux côtés et ce qui fait la différence c'est l'appétence que l'on a pour un service plutôt que l'autre.

Sur la coopération entre la gendarmerie et la police dans les territoires d'expérimentation de la réforme de la police nationale, et avec le retour que j'en ai, il me semble que l'on identifie plus facilement l'interlocuteur qui dispose des différents leviers. C'est un mode de fonctionnement qui nous correspond.

Selon moi, il ne faut pas opposer département et région. Avec le département on est encore dans l'échelon de la proximité et de l'action opérationnelle. Il y a des commandants de région qui sont aussi commandant de groupements. Le niveau régional met de la cohérence sur, par exemple, la délinquance itinérante ou la gestion des bassins qui se trouvent à la jonction de plusieurs départements. C'est pareil pour la police judiciaire. Le travail sur le trafic de déchets ne s'arrête pas à un département et se situe au niveau régional, voire national ou international. Il y a la place pour une action de proximité opérationnelle départementale et une mise en cohérence régionale. Un procureur général trouve avantage à avoir en face de lui un commandant de région qui s'intéresse à la police judiciaire et qui soit capable de donner des directives cohérentes.

M. Alain Marc. - Je vous remercie pour votre exposé. Ma question porte sur le recueil de renseignements. Je m'en étais d'ailleurs déjà inquiété, regrettant le lien distendu entre la gendarmerie locale et la population. On voyait moins le gendarme sur le terrain, sans doute accaparé par les procédures ! Il semblerait que depuis quelques années la tendance se soit inversée et, à nouveau, les gendarmes se sont rapprochés de la population et des élus de façon à recueillir du renseignement. En 2001, les Américains étaient venus voir comment on obtenait cette qualité de renseignement, en partie due à la gendarmerie nationale. Y a-t-il des directives aujourd'hui pour encourager les brigades à aller sur le terrain ?

Mme Brigitte Lherbier. - J'ai bien compris le cheminement de votre organisation. J'ai été universitaire à l'Institut d'études judiciaires de Lille-II où l'on préparait les concours de commissaires et d'officiers de gendarmerie. Les profils étaient complètement différents même s'il y avait un engouement des deux côtés. L'ordre public intéresse les jeunes. Le coté caserne de la gendarmerie les interrogeaient. J'ai visité, à deux reprises, le site de Pontoise, qui offre de remarquables possibilités d'enquête. Je comprends cette volonté de réformer la police pour trouver cet état d'esprit. Le contact avec la population est déterminant. La procédure judiciaire demande beaucoup de temps. Y a-t-il des choses à améliorer de ce côté-là ?

De façon plus générale, y a-t-il des points d'amélioration à apporter, même dans la gendarmerie ?

M. Dany Wattebled. - J'ai une double question par rapport à l'évolution de la délinquance. On est passé du braquage à la cyber-attaque ! Quels moyens avez-vous pour le recrutement de personnes qui disposent de compétences très pointues ? Quels sont les moyens pour la formation ? On voit bien que les fake news sont courantes. Comment protéger vos hommes et vos réseaux ?

Mme Laurence Harribey. - Je vais vous poser une question à laquelle vous ne pourrez pas répondre. Dans la gendarmerie, même s'il y a de la polyvalence, ce n'est pas le flou artistique : chacun fait ce qu'il doit faire quand il doit le faire. Lors de mon stage en gendarmerie, j'avais noté la dimension territoriale, la dimension recherche, le cyber et l'appartenance à une communauté, que je retrouve dans vos propos.

J'ai l'impression, avec cette réforme de la police nationale, que l'on cherche à calquer un modèle qui marche à une autre culture. Avez-vous la même impression ?

Par ailleurs, il ne vous est jamais arrivé, je suppose, de renoncer à une enquête au prétexte d'un manque d'effectifs ? On touche là du doigt un élément essentiel des inquiétudes au niveau de la police judiciaire.

M. André Reichardt. - Je souhaite revenir sur la dichotomie département-région. Est-ce que le passage aux grandes régions a constitué un avantage ou un inconvénient dans votre mission ?

Mme Éliane Assassi. - Je vous remercie de vos propos liminaires. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur, a été auditionné à l'Assemblée nationale et a réitéré cette proposition qui devrait être prochainement concrétisée d'un peu plus de 900 effectifs supplémentaires sortis de l'école de gendarmerie, permettant de créer un certain nombre de nouvelles brigades dès 2023. Certains proposent que ces brigades soient installées là où elles avaient été supprimées. Au regard de votre expertise, est-ce la bonne solution ? Ou faut-il réfléchir à une autre implantation en fonction de l'évolution de la délinquance ?

Général Bruno Jockers. - Concernant le contact avec la population et l'exercice du renseignement, la gendarmerie nationale en a pris le virage en 2015-16. C'était prémonitoire. C'est grâce à la volonté du directeur général de l'époque, qui voulait que l'on revienne au contact de la population, notamment lié à un besoin de service public dans nos territoires. Trois ans plus tard, on avait les gilets jaunes dans la rue. Le contact fait partie des éléments de réflexion. Et la gendarmerie a su l'anticiper dans son domaine.

Quand on donne des objectifs chiffrés comme le taux d'élucidation des affaires, on instaure des comportements déviants. Il y a ce qui se compte et il y a ce qui compte ! Et ce qui compte, c'est la réalité du travail qui se fait auprès de la population. Comme beaucoup d'institutions, nous avons été bercés par le contrôle de gestion et la performance. Sauf que ce qui est plus important pour un gendarme, c'est quelque chose qui ne peut pas se mesurer par des statistiques. J'ajoute qu'en gendarmerie il n'y a aucune directive en matière statistique, ni d'objectif chiffré. En revanche, il y a une consigne qui est d'augmenter la présence sur la voie publique. Nous n'avons plus la culture du chiffre même si on l'a eu il y a une quinzaine d'années. Mais nous avons eu la lucidité de réagir et je suis heureux que le ministre de l'intérieur ait décidé d'organiser des sondages auprès de la population sur le sujet. Voilà le cheminement que l'on a fait mais qui n'est pas facile car cela se heurte à d'autres priorités. Aujourd'hui, nos brigades passent un temps considérable sur le traitement des violences intrafamiliales et conjugales, en intervention, puis dans le traitement judiciaire de l'affaire. Notre objectif est le contact, on veut libérer les énergies. Le meilleur service à rendre aux gendarmes est de leur dire que l'on a confiance en eux.

Nous considérons que l'officier de gendarmerie est avant tout quelqu'un qui a été éprouvé au plus près du terrain, dès son premier poste. Je pense que c'est un très bon système qui existe depuis plus de 10 ans. Nos cadres supérieurs ne commencent pas par des fonctions de cadre supérieur. Cela nous permet d'avoir de jeunes officiers qui savent de quoi ils parlent et qui n'auront pas une conception intellectualisée du métier. Discuter sur le terrain avec un élu mécontent qui constate des incivilités et qui vous reproche de ne jamais être là où il faudrait, cela apprend la vie. Ce contact est essentiel. Notre métier est aussi un métier de commandement qui vise à prendre des décisions.

Concernant des simplifications, nous avons des projets, comme oraliser davantage la procédure avec des systèmes de retranscription automatique, la procédure pénale numérique en déploiement... afin de gagner du temps. C'est parfois contradictoire : on fait beaucoup pour simplifier et en même temps on fait beaucoup pour compliquer, même si cela est pour de nobles raisons.

Sur la question de l'expertise de la police nationale, nous avons beaucoup à apprendre de nos partenaires de la police nationale. Ils ont des pôles d'expertises. Notre part dans la lutte contre le terrorisme, c'est la détection des signaux faibles, le renseignement auprès de la population. Nous devons aussi travailler avec des unités spécialisées. Nous avons aussi des projets communs comme celui de la visio-plainte. Cela nous intéresse particulièrement car nous avons des espaces importants à couvrir et que cela pourrait permettre d'éviter de longs déplacements et de simplifier la vie des Français. La loi d'orientation et de programmation pour le ministère de l'intérieur prévoit une agence du numérique commune aux forces de sécurité.

Sur le recrutement d'experts, nous avons besoin d'une grande souplesse de gestion. En fait, le statut militaire autorise beaucoup de souplesse par rapport à la gestion des personnels civils. Nous avons des officiers qui sortent de grandes écoles, des gendarmes qui deviennent experts, nous allons chercher des officiers recrutés sur titre au regard de leur diplôme, nous recrutons des officiers sous contrat pour une période déterminée, et certains passeront quelques années dans le privé pour acquérir une expertise dans un domaine. On est capable de recruter et de fidéliser. La création du commandement cyber de la gendarmerie obéit à cette logique. Le centre de gravité de la lutte contre la cybercriminalité, c'est la compétence en ressource humaine. Nous avons regroupé l'opérationnel, les moyens, la recherche et la gestion de la filière métier.

Nous croyons dans une gendarmerie hiérarchisée, structurée et vertébrée. Quand nous avons deux gendarmes, il y en a toujours un qui commande l'autre. Si on ne suit pas ce principe de base, on va vers l'irresponsabilité collective. C'est un principe essentiel. Nous essayons de travailler en « devis judiciaire ». Lorsque l'on s'engage sur un objectif, il faut déterminer combien ça va coûter en termes d'effectifs et de moyens, pour une période donnée. On décide alors d'y aller ou non, en commun avec le magistrat. C'est là que le chef hiérarchique a un rôle à jouer avec le magistrat, même si c'est ce dernier qui décide en dernier ressort. Nous ne sommes pas comme les britanniques qui choisissent de travailler sur ce qui intéresse la population. Est-ce qu'au bout du compte on aura participé à la sécurité de nos concitoyens ?

Sur le passage aux grandes régions, l'organisation de la gendarmerie était jusqu'à il y a peu encore calée sur les 22 régions. Nous nous sommes retrouvés dans des régions sans correspondants, avec 22 états-majors de région alors que nous avions besoin de renforcer nos unités de terrain. Cette logique nous a amené à mettre en cohérence notre organisation avec les 13 régions. J'ai été successivement commandement de groupement du Bas-Rhin et commandant de la région Grand-Est. Je pense que c'est une bonne réforme pour le service que nous rendons à la population, qui fait coexister un commandement de plein exercice au niveau départemental et un commandement de région qui a la charge de coordonner les moyens. J'en ai une vision plutôt positive. Nous avons économisé un peu de moyens au niveau des états-majors régionaux.

Concernant les nouvelles brigades, les préfets doivent poser un diagnostic sur l'organisation et l'activité de la gendarmerie, en collaboration avec le commandement et les élus, afin d'en déduire les endroits où la création d'unités pourrait être profitable. Il ne s'agit pas de recréer des unités là où elles ont été dissoutes mais là où l'on considère qu'il y a un besoin. Et nous sommes très souples dans les types d'unité créés.

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie, mon Général, pour l'ensemble de votre propos et des précisions que vous nous avez apporté sur le fonctionnement de la gendarmerie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi de finances pour 2023 - Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice

M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, nous accueillons ce soir le garde des Sceaux, pour l'entendre sur le projet de budget de la justice pour l'année 2023. Je rappelle que notre commission est saisie pour avis de la mission « Justice » pour laquelle nous avons désigné quatre rapporteurs : sur la « Justice judiciaire et l'accès au droit », Agnès Canayer et Dominique Vérien ; sur l'« Administration pénitentiaire », Alain Marc ; sur la « Protection judiciaire de la jeunesse », Maryse Carrère.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. Monsieur le ministre, après votre présentation des crédits et du texte adopté par l'Assemblée nationale, les rapporteurs vous poseront leurs questions, de même que les collègues présents qui le souhaitent.

Nous venons par ailleurs d'entendre la direction générale de la gendarmerie nationale sur la question de la police judiciaire, votre présence sera aussi l'occasion pour les rapporteurs de notre mission d'information, Nadine Bellurot et Jérôme Durain, de vous interroger sur ce dossier.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Merci monsieur le président. Le projet de budget que j'ai l'honneur de vous soumettre témoigne, pour la troisième année consécutive, de l'importance qu'attache le Gouvernement au budget du ministère de la Justice. Ce sont 710 millions d'euros supplémentaires qui viendront abonder en 2023 le service public de la justice. Son budget s'élèverait ainsi à 9,6 milliards d'euros pour 2023, hors charges de pension, soit une hausse de 8 %.

Ces moyens importants permettront de nourrir les trois piliers de mon action :  l'augmentation de 9 % du budget de la justice judiciaire - je sais que c'est un enjeu sensible pour vous, madame Canayer - afin d'atteindre 3,39 milliards d'euros pour 2023 ; l'augmentation des moyens de l'administration pénitentiaire, monsieur Marc, de plus de 7 %, soit un budget de 3,91 milliards d'euros pour 2023 ; l'augmentation de plus de 10 % des moyens de la protection judiciaire de la jeunesse, qui atteindraient 917 millions d'euros pour 2023, madame Carrère.

Ce projet de budget, si l'on regarde en arrière, représente une hausse de plus de 26 % du budget de la justice depuis mon arrivée en 2020 et d'un peu plus de 40 % depuis l'élection du président de la République.

Je sais que votre commission est particulièrement sensible à la question des moyens. Au-delà des clivages partisans, elle a souvent plaidé pour une considération accrue des politiques gouvernementales en faveur de la justice. Elle avait même plaidé pour une trajectoire de hausse du budget supérieure à celle prévue à l'époque par le gouvernement, en vue de la loi de programmation pour la justice de 2019. Il se trouve que nous avons in fine dépassé les propositions pourtant ambitieuses du Sénat dans l'exécution de cette loi de programmation, avec les deux dernières hausses de 8 % intervenues en 2021 et 2022.

Nous nous retrouvons donc autour de cet enjeu démocratique majeur que constitue la bonne santé de notre justice.

Alors que vous avez été l'une des chevilles ouvrières des États généraux de la justice, monsieur le président et que le Sénat avait organisé l'Agora de la Justice en septembre 2021, je suis venu vous proposer qu'ensemble, nous poursuivions avec responsabilité et ambition cet indispensable effort de renforcement de notre justice, fondement de notre pacte social. C'est donc un nouvel effort budgétaire inédit que je suis venu ce soir vous présenter.

Je persiste et signe, sans aucune acrimonie : ce budget va nous permettre de poursuivre le rattrapage de plus de trente ans d'abandon politique, budgétaire et humain. Nous pourrons mettre en oeuvre les recommandations de grande qualité issues des États généraux de la justice, au premier rang desquelles la proposition d'un plan massif de recrutement (1 500 magistrats, 1 500 greffiers, des contractuels et au total 10 000 personnes qui seront embauchées).

Entrons dans le détail de ces crédits. Ma priorité numéro un est celle du renforcement humain, massif, dont notre justice a besoin. Les crédits de la mission Justice du projet de loi de finances permettront l'amorce d'un plan inédit de recrutement de plus de 10 000 emplois supplémentaires pérennes. Ce plan sera mis en place d'ici 2027.

Certains m'ont reproché l'usage de mots forts mais ceux-ci sont requis pour décrire des actes qui sont forts à plusieurs titres. Si le quinquennat précédent avait permis la création de 7 270 emplois, nous allons faire mieux et plus dans le cadre de ce nouveau quinquennat. Nous augmenterons aussi de 11 % les emplois du ministère d'ici 2027. C'est proportionnellement quatre fois plus que les recrutements réalisés au sein de la police et la gendarmerie nationales : c'est bien un rattrapage que nous avons décidé d'amorcer, conformément aux orientations prises depuis deux ans et aux recommandations du rapport des États généraux.

Nous allons d'ores et déjà créer 1 500 postes de magistrats, 1 500 postes de greffiers supplémentaires sur le quinquennat, afin de renforcer de façon significative les effectifs en juridiction. C'est un effort très important : ces créations représentent le double de ce qui a été fait lors du précédent quinquennat. Les autres emplois seront répartis finement, année après année, en fonction des besoins opérationnels résultant des campagnes de recrutement qui seront mises en oeuvre et de l'avancement des projets immobiliers portés par le ministère de la justice. Je pense en particulier à la construction d'établissements pénitentiaires.

Dès 2023, ce sont 2 253 personnels qui arriveront dans les établissements pénitentiaires, dans les juridictions et au sein des structures de protection judiciaire de la jeunesse, soit trois fois plus que les recrutements réalisés en 2022. Ces 2 253 personnels supplémentaires sont répartis de la façon suivante : 1 220 pour la justice judiciaire, avec notamment 200 magistrats et 191 greffiers ; 809 personnels supplémentaires pour l'administration pénitentiaire ; 92 personnels supplémentaires pour la protection judiciaire de la jeunesse.

Le reste, soit 132 personnels, bénéficiera à la coordination et à la politique publique de la justice. 60 créations d'emplois sont prévues pour les opérateurs, 26 pour l'École nationale de la magistrature, 19 pour l'agence publique pour l'immobilier de la justice, 15 pour l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC).

Ma deuxième priorité découle de la première : pour recruter et reconstruire un service public de la justice de qualité, il nous faut attirer et fidéliser les compétences par des revalorisations catégorielles des agents du ministère, qui sont autant de rouages indispensables à son bon fonctionnement. Pour assurer ce niveau inédit de recrutement, je souhaite renforcer encore l'attractivité des métiers de justice par des revalorisations salariales. Nos métiers sont exigeants. Je pense bien sûr à l'engagement des magistrats mais aussi à l'expertise des greffiers, à la délicate et difficile mission des surveillants pénitentiaires, à la compétence de nos cadres, à l'engagement des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse ou au dévouement des personnels administratifs et techniques, qui travaillent souvent dans l'ombre, mais sans qui la justice ne fonctionnerait pas.

Le projet de budget 2023 permettra de revaloriser tous les agents de ce ministère de façon inédite, à hauteur de 80 millions d'euros. Nous entrerons tout à l'heure dans le détail.

Il convient, à ce stade, d'évoquer la situation des magistrats. Madame la rapporteure Canayer, j'ai décidé de revaloriser les primes des magistrats à hauteur de 1 000 euros bruts par mois en moyenne, soit une hausse de plus de 16 % de leur rémunération globale. Cette mesure est nécessaire pour maintenir l'attractivité de ce métier et la comparaison avec la rémunération des magistrats de l'ordre administratif. Elle est aussi légitime pour témoigner de notre reconnaissance, de la mienne en particulier, aux magistrats de l'ordre judiciaire, qui travaillent au quotidien au service de notre justice. Je veux prendre ici un exemple concret de l'abandon politique, humain, financier de la justice que j'évoquais. Le régime indemnitaire n'avait pas été augmenté, à part quelques revalorisations spécifiques à certaines fonctions, depuis 1996. Jacques Toubon était alors Garde des Sceaux et non Défenseur des Droits.

S'agissant des fonctionnaires, 2023 sera encore une année historique, avec une enveloppe catégorielle de 50 millions d'euros, soit une hausse de plus de 20 % en un an, et de 66 % en deux ans. C'était 40 millions d'euros en 2022, 30 millions d'euros en 2021. J'amplifierai ainsi l'effort consacré depuis trois ans aux deux objectifs de la politique que je porte : l'attractivité de tous les métiers de la justice, qui sont tous des rouages indispensables, et la fidélisation des femmes et des hommes qui travaillent au service de la justice de notre pays. Je voudrais évoquer ici la poursuite de l'effort inédit consacré à la revalorisation indemnitaire des greffiers et directeurs des services de greffe. Après l'augmentation de 21 millions d'euros obtenue pour 2022, plus de 10 millions d'euros seront consacrés à cette fin en 2023. Pour les greffiers, cela représente une augmentation de 12 %, au total, sur trois ans, avec les hausses prévues en 2023. S'y ajoute la revalorisation, à hauteur de 7 millions, du régime indemnitaire des agents de la protection judiciaire de la jeunesse, madame Carrère.

Les surveillants pénitentiaires, monsieur Marc, ont bénéficié en 2022 d'une réforme importante de leur statut et de leur rémunération. La fusion des grades de surveillant et de brigadier a permis de simplifier la carrière des agents et de revaloriser de façon importante le salaire indiciaire, notamment en début et en fin de carrière. Mais cette réforme était une première étape. Des travaux seront engagés dès le début de l'année 2023 avec les organisations syndicales pour travailler à une revalorisation d'envergure de leur statut et de leur rémunération. Elle sera mise en oeuvre au cours des années suivantes. Nous devons en effet, pour ouvrir les établissements pénitentiaires du plan « 15 000 », nous donner tous les moyens pour recruter davantage et dans de meilleures conditions afin de fidéliser, là encore, des agents qui exercent des missions nécessaires mais tellement difficiles. Nous le savons évidemment tous.

La poursuite des actions menées pour revaloriser le régime indemnitaire des agents de catégorie C est tout aussi nécessaire. Je n'oublie pas les cadres de ce ministère : près de 10 millions d'euros seront consacrés cette année à une revalorisation de leur régime indemnitaire et indiciaire. Nous travaillons à la construction de parcours professionnels plus attractifs, plus variés et plus riches. C'est une évolution légitime que nous leur devons au regard de leur investissement quotidien aux côtés de chacun et chacune.

Mon troisième axe budgétaire est simple : il nous faut assurer l'effectivité de notre réponse pénale et améliorer les conditions de travail des agents et de détention des détenus, question à laquelle nous sommes, ici, tous sensibles. Pour ce faire, je souhaite doter notre pays d'au moins 15 000 places de prison nettes supplémentaires à l'horizon 2027. Ce plan lancé par le président de la République a été marqué, à ses débuts, par des difficultés inhérentes aux recherches foncières, parfois pour des raisons de faisabilité technique (par exemple environnementales, du fait de la découverte d'espèces animales protégées). Je gage que de nombreux élus locaux voient de quoi je parle. Je me dois également de redire que ce fut parfois aussi pour des raisons d'acceptabilité par les élus et les riverains. Ce plan a aussi été entravé par des démarches contentieuses lourdes, dont certaines ne sont d'ailleurs pas terminées (Muret, Tremblay-en-France, Orléans). Maintenant que les terrains nécessaires au lancement de l'ensemble des projets sont tous identifiés, les opérations entrent dans leur phase active et le rythme des livraisons va s'accélérer progressivement, afin de s'échelonner jusqu'en 2027. En 2023, plus de 441 millions d'euros sont budgétés pour la réalisation du plan « 15 000 ». Je tiens à vous rassurer : si certaines sous-consommations de crédits ont pu être constatées ces dernières années, s'agissant de crédits immobiliers, elles ne devraient plus avoir lieu à l'avenir, car tous les terrains sont identifiés. Je vous rendrai compte naturellement de l'évolution de ces sous-consommations et, j'en suis convaincu, de leur disparition.

En 2023, ces 441 millions d'euros permettront de finaliser la livraison de dix établissements pénitentiaires, soit un cinquième du plan « 15 000 ». Il s'agit d'abord de sept structures d'accompagnement vers la sortie (SAS), qui verront le jour à Avignon, Valence, Meaux, Osny, Le Mans et Caen. Il s'agit enfin des trois centres pénitentiaires qui ouvriront à Caen, Fleury-Mérogis et Troyes-Lavau, que j'ai pu visiter en juillet dernier. Dès 2024, la moitié des établissements du plan « 15 000 » seront opérationnels, sur la cinquantaine de chantiers actuellement en cours. De plus, ce sont déjà 18 opérations qui sont en chantier avancé dans toute la France, par exemple la nouvelle construction des Baumettes à Marseille, avec 740 places, ou la réhabilitation de l'ex-centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis, qui permettra la création de 408 nouvelles places.

Je souhaite engager les opérations de réhabilitation des établissements pénitentiaires les plus vétustes. Il s'agit en particulier de l'opération majeure et prioritaire de réhabilitation du centre pénitentiaire de Fresnes. Contrairement à ce que certains ont pu dire, c'est tout sauf le « Club Med ». Je crois d'ailleurs que les parcs de loisirs et l'hôtellerie ont permis de colorer les fantasmes de certains. Celui qui tient de tels propos est au mieux totalement ignorant de l'univers carcéral, au pire motivé par des intentions bassement démagogiques. Je dis ces mots devant une commission qui, depuis des années, a porté à la question carcérale une attention toute particulière. Je veux ici l'en remercier. Je suis d'ailleurs très fier d'avoir porté la loi Buffet du 8 avril 2021, qui a créé le recours pour conditions indignes de détention. C'est dans ce même esprit que nous renforcerons nos budgets de rénovation du parc carcéral déjà existant.

Quatrièmement, il faut aussi prévoir et préparer l'accueil des recrutements que j'ai évoqués, par des investissements massifs dans l'immobilier de nos juridictions. C'est un enjeu essentiel, pour une justice de qualité, afin de mieux accueillir les justiciables (car c'est d'abord pour eux que la justice travaille) et pour améliorer les conditions de travail des agents actuels et des renforts humains qui viendront au cours des cinq années à venir. En la matière, le projet de budget permettra en 2023 de poursuivre les opérations d'ampleur qui ont été engagées lors du quinquennat précédent. Il s'agit notamment de poursuivre les chantiers des palais de justice de Lille, de l'Île de la Cité à Paris, de Bayonne et d'autres projets. Il s'agit aussi de poursuivre les études des projets de Cayenne, de Bussey, de Meaux, de Moulins, de Nancy, Nantes, Perpignan et d'autres encore. Il s'agit enfin de permettre de lancer de nouvelles opérations immobilières, comme à Argentan, Chartres, Colmar, Saint-Brieuc ou Verdun.

Ma présentation serait incomplète si je n'évoquais des mesures importantes que je compte porter dans le cadre de ce budget. Une enveloppe de 660 millions d'euros sera prévue pour renforcer les moyens d'enquête et d'expertise de la justice, soit une hausse de 12 millions d'euros supplémentaires, ce qui porte à 170 millions d'euros l'effort consenti pour ces moyens depuis mon arrivée. Il contribuera notamment à faciliter le « déstockage » des affaires d'ores et déjà en cours.

Les crédits d'investissement informatique constituent un enjeu essentiel pour notre ministère. Ce n'est pas votre collègue Dominique Vérien qui me démentira. Ces crédits seront portés à 195 millions d'euros dans le cadre de la poursuite de la mise en oeuvre du plan de transformation numérique ministériel. Ils concernent principalement la mise en oeuvre des grands projets informatiques comme Astrea, ATIGIP 360, Portalis ou encore PPN (la procédure pénale numérique). Parallèlement, la mise à niveau technique des infrastructures telles que les centres de production et le réseau sera renforcée. Des informaticiens et techniciens seront déployés massivement dans toutes les juridictions.

Les crédits de l'accès aux droit et à la médiation vont s'élever à 713 millions d'euros en 2023, ce qui représente une hausse de 33 millions d'euros par rapport à 2022 (+ 5 %), avec 641 millions d'euros pour les crédits dédiés à l'aide juridictionnelle, ce qui équivaut à une hausse de 25 millions d'euros en une année. Nous lancerons d'ailleurs prochainement un grand plan de l'amiable, dans la suite des États généraux, afin de faire basculer la culture judiciaire française en faveur d'une véritable culture du règlement amiable. J'aurai l'occasion de vous en reparler lors de la présentation du plan d'action issu des États généraux de la Justice que nous sommes en train de finaliser.

Quarante-trois millions d'euros iront à l'aide aux victimes, soit une hausse de 7 %, ce qui traduit l'importance que nous portons tous et que je porte à cette politique. Celle-ci constitue bien sûr une priorité gouvernementale. 16,1 millions d'euros, dans cette enveloppe, seront consacrés aux violences intrafamiliales, ce qui représente plus qu'un doublement du budget annuel consacré à ces violences, qui était de 8 millions d'euros à mon arrivée en 2020.

Le projet de budget 2023 approche désormais 10 milliards d'euros pour la justice. Il nous permettra de poursuivre le renforcement indispensable de notre justice, avec une ambition inédite, tout en ayant la certitude, pour les services de mon ministère, d'exécuter au mieux ce projet de budget. Ambition et responsabilité, tels sont les deux mots qui résument ce projet de budget. Nous le devons aux magistrats, aux greffiers, aux agents pénitentiaires, aux avocats, aux adjoints administratifs, aux juristes assistants et à tous les acteurs du monde judiciaire, qui rendent chaque jour possible le contrat social. Je parle ici de préserver la paix sociale, par la confiscation du droit à la vengeance à travers la loi pénale et le règlement de tous les litiges du quotidien qui minent la société.

Cette ambition et cette responsabilité, nous la devons avant tout aux justiciables, c'est-à-dire nos concitoyens, qui paient aujourd'hui les abandons et les renoncements du passé. J'espère pouvoir compter, comme les deux années précédentes, sur votre appui. Avant cela, je répondrai naturellement et avec plaisir à toutes les questions que vous voudrez bien me poser.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci monsieur le ministre. Je donne d'abord la parole aux rapporteurs, Agnès Canayer, Alain Marc et Maryse Carrère.

Mme Agnès Canayer, rapporteure pour avis. - Monsieur le garde des Sceaux, effectivement, pour la troisième année consécutive, vous nous présentez un budget de la justice en hausse et nous ne pouvons que nous en féliciter. Cette augmentation des crédits permet de rattraper un retard important et de remettre la justice sur une bonne trajectoire.

Ce premier budget après les États généraux de la justice préfigure le plan d'action que vous nous avez annoncé. Il repose en particulier sur le renforcement des moyens dévolus à la justice judiciaire, notamment par un renforcement des moyens humains, qui constitue une attente forte au sein des juridictions. Ceci doit être permis par les recrutements importants qui sont prévus. L'objectif poursuivi est avant tout, pour renouer avec la confiance, d'agir sur la réduction des délais de jugement, qui sont une difficulté récurrente. Les augmentations d'emploi, notamment sous la forme de contractuels embauchés ces deux dernières années, ont-elles permis de réduire véritablement, notamment en matière civile, les délais de traitement des affaires, alors qu'il semble que le délai soit toujours de plus d'une année en 2021 ?

Si l'attractivité des fonctions de magistrat judiciaire peut passer par la revalorisation indemnitaire que vous proposez - à hauteur de 1 000 euros bruts en moyenne par mois - il me semble qu'elle repose également sur le sens donné à leur action et sur une réforme plus structurelle de l'organisation, en mettant enfin en place une véritable équipe autour du magistrat. Que pensez-vous du rapport de Dominique Lottin sur ce sujet et pensez-vous qu'il pourra être rapidement mis en oeuvre? Où en est-on par ailleurs dans l'évaluation de la charge de travail des magistrats, qui permettra ensuite de connaître les besoins réels des juridictions ?

Je poserai également une question au nom de notre collège Dominique Vérien, sur le sujet de l'informatique, qui lui tient à coeur. Afin de ne pas reproduire les erreurs du passé, même si je note qu'il y a une reconduction des prestataires, quelle réflexion menez-vous pour mettre en place les recommandations des États généraux de la justice en prenant en compte les évolutions informatiques nécessaires, notamment dans Portalis ? Prévoyez-vous un pilotage par des équipes compétentes, voire la création d'une agence du numérique ?

M. Alain Marc, rapporteur pour avis. - Monsieur le ministre, pour la troisième année consécutive, le budget de la justice augmente fortement. Pourriez-vous nous dire quelques mots de l'exécution de ce budget ? Les collectivités appellent cela le « compte administratif ».

Nous sommes en train de bâtir des prisons et d'en prévoir d'autres. L'augmentation des matières premières et du coût de la construction ne va-t-elle pas impacter ce programme ?

Pour rendre plus attractifs les métiers de l'administration pénitentiaire, des revalorisations indemnitaires sont nécessaires et même prévues. Ne faudrait-il pas aussi jouer sur d'autres leviers comme l'accès au logement, dont nous savons qu'il constitue un vrai problème pour les surveillants pénitentiaires, notamment lorsqu'ils sont affectés en région parisienne ? J'ai entendu parler d'un projet de construction de 80 logements à Fleury-Mérogis, qui me semble prometteur. Je crois que d'autres lieux ont été identifiés où nous pourrions travailler avec des organismes HLM, ce qui ne coûterait rien à l'administration pénitentiaire et n'impacterait pas le budget de la justice. Où en est-on de ce point de vue ?

Nous nous sommes rendus en septembre 2021 à Mayotte, avec le président François-Noël Buffet, à Mayotte. Il nous était apparu nécessaire d'y créer un nouveau centre pénitentiaire. Où en est ce projet ?

Mme Maryse Carrère, rapporteur pour avis. - Je fais le même constat que mes collègues quant au budget de la protection judiciaire de la jeunesse, qui est aussi en augmentation cette année. Nous nous en félicitons. Vous avez souligné l'augmentation conséquente des recrutements, en 2023, comme en 2022. Nous ne pouvons cependant que nous inquiéter des difficultés de recrutement que connaît la PJJ, avec un taux de vacance des postes de près de 6 % et un niveau de turn over élevé sur un certain nombre de postes plus difficiles. Le taux de contractuels et leur turn over est aussi très élevé. Quelles sont vos pistes pour rendre attractifs les métiers de la PJJ ? Les créations de postes sont nécessaires pour mettre en place des actions qui reposent beaucoup sur la présence des éducateurs et sur les liens tissés dans la durée avec les jeunes.

Vous avez annoncé la création d'un nouveau centre éducatif fermé à Mayotte, ce qui répond au besoin et à la demande des élus. Ceux-ci se demandent toutefois si ce centre sera confié au secteur public ou au secteur privé. Au regard du besoin de réaffirmation de la présence de l'État dans ce département, il me semblait qu'un établissement public serait peut-être à privilégier. Quand la décision sera-t-elle prise sur ce point ?

Mme Brigitte Lherbier. - Monsieur le garde des Sceaux, cette augmentation de budget nous satisfait beaucoup, tant les besoins étaient considérables en matière de justice. Nous nous félicitons de ces efforts. D'ici 2027, il y aura 1 500 magistrats et 1 500 greffiers de plus qu'en 2022, avez-vous annoncé. Pouvez-vous confirmer qu'il s'agit d'une hausse nette, c'est-à-dire qu'elle prend en compte les départs en retraite ? Compte tenu de la pyramide des âges, le nombre de départs en retraite sera très important jusqu'en 2027. S'il s'agit d'une hausse nette, combien de futurs magistrats et greffiers formerez-vous cette année ? Au-delà d'une hausse du budget de l'ENM, qu'avez-vous prévu pour accueillir ces promotions qui seront sensiblement plus importantes (sachant que les surfaces dont dispose l'École sont assez limitées) ?

Selon vous, monsieur le garde des Sceaux, l'objectif que s'est fixé le Gouvernement à l'horizon 2027 sur le plan des effectifs est-il le nombre idéal de magistrats et de greffiers font la France a besoin pour rendre une bonne justice, une justice rapide, dans laquelle les professionnels disposeraient du temps nécessaire pour traiter chaque affaire individuellement, calmement, sagement ? Aujourd'hui, tous les avocats nous interpellent quant à l'allongement des délais dans toutes les juridictions.

Mme Laurence Harribey. - Monsieur le ministre, je m'associe aux satisfactions exprimées devant l'augmentation des moyens. Au-delà de celle-ci, il est également intéressant qu'une refonte structurelle se profile, comme Agnès Canayer l'a souligné, sur cette question de la justice.

En ce qui concerne le programme 107, qui concerne l'administration pénitentiaire, vous prévoyez une augmentation du nombre de conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) et de directeurs pénitentiaires d'insertion et de probation (DPIP). Indépendamment de ces créations de postes, se pose un réel problème d'attractivité de ces fonctions. Que prévoyez-vous pour traiter cette question ?

Nous avons par ailleurs l'impression que les orientations budgétaires confirment le choix fait en faveur des centres éducatifs fermés. Or nous venons de rendre, avec trois collègues, un rapport sur la délinquance des mineurs et le décrochage scolaire, dont vous avez souligné la qualité des recommandations. Nous nous interrogeons sur l'efficacité et la raison d'être de ces centres. Des chantiers sont en retard, de surcroît. Qu'en pensez-vous, sachant que les États généraux ont aussi exprimé un certain nombre de doutes sur ce dispositif ?

M. Jean-Pierre Sueur. - Monsieur le garde des Sceaux, après avoir bien entendu constaté l'augmentation des crédits, j'aimerais vous interroger sur la question de la surpopulation pénitentiaire. Comme vous le savez, il y a aujourd'hui 72 350 détenus pour 60 709 places, soit un taux de suroccupation de 141,5 % dans les maisons d'arrêt. Plus de 2 000 personnes sont aujourd'hui dans des cellules de neuf mètres carrés comptant trois personnes, sur des matelas posés au sol. Que comptez-vous faire dans les mois qui viennent au regard de cette situation ? C'est un vrai sujet, que vous connaissez bien. Nous avons pu lire les conclusions des États généraux, dont le rapport est écrit par d'éminentes personnes, qui soulignent que « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires ne peut constituer une réponse adéquate ». Sans doute le rapport envisage-t-il la rénovation des établissements qui seraient vétustes mais il indique aussi qu'il faut une autre politique privilégiant les peines alternatives à l'incarcération. À cet égard, nous sommes assez loin du but, au vu des chiffres que je viens de rappeler : ceux-ci sont quasiment sans précédent.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je me félicite à mon tour de cette augmentation historique du budget de la justice. Nous voyons que l'on prend le taureau par les cornes. Je me réjouis également d'entendre nos collègues de la commission des lois évoquer mon département, Mayotte. Cela fait suite à la mission que nous avons conduite sur ce territoire en grande difficulté et il est important que d'autres collègues de la représentation nationale s'emparent de ces sujets. Je vous en remercie, chers collègues.

Monsieur le garde des Sceaux, vous avez effectué un certain nombre d'annonces relatives à Mayotte, notamment celle d'une nouvelle cité judiciaire et la création d'un deuxième centre pénitentiaire, sans oublier le centre éducatif fermé. Ces annonces étaient nécessaires car les besoins sont énormes. Quel est le calendrier de mise en oeuvre de ces projets ? Les délinquants et les criminels n'attendent pas. Ils sont à l'oeuvre et le temps joue contre nous. Il y a deux semaines, les élus de Mayotte ont organisé unanimement une opération « île morte » afin de dénoncer la montée extrême de la violence dans ce département. La réalisation de ces projets prendra nécessairement du temps. Que peut-il être fait, dans l'attente, pour juguler la montée de la délinquance juvénile ? Ne serait-il pas pertinent de créer une entité spéciale (dans laquelle les parlementaires prendraient leur place, aux côtés des autres acteurs de la justice et des élus locaux) pour conduire l'ensemble de ces projets ? Du côté du ministère de l'intérieur, des brigades de gendarmerie supplémentaires ont été annoncées, ainsi que des logements supplémentaires pour ces gendarmes et pour la justice. Nous faisons face à un énorme problème de foncier mais il ne faudrait pas que celui-ci retarde la concrétisation de ces évolutions indispensables.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Monsieur le garde des Sceaux, vous avez fait état d'une augmentation des crédits concernant les violences intrafamiliales. Pourriez-vous en préciser l'objet ? Avez-vous prévu la création d'une juridiction spécialisée consacrée à la lutte contre les violences intrafamiliales et les violences faites aux femmes ?

M. Guy Benarroche. - Monsieur le ministre, ma question s'inscrit dans le prolongement des États généraux. Je vous avais interrogé à propos de la revalorisation des directeurs pénitentiaires d'insertion et de probation (DPIP). Qu'est-il prévu pour ces derniers ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Madame Canayer, j'ai demandé quasiment dès mon arrivée le travail sur l'évaluation de la charge de travail. Il faut beaucoup de temps pour le mettre en oeuvre. La direction des services judiciaires (DSJ) estime que ce travail sera terminé d'ici la fin de l'année. Cet outil est indispensable. Nous aurons en 2023 une idée précise des besoins de recrutement de magistrats.

Les chiffres que nous avons annoncés sont-ils les bons ? Ce sont en tout cas les chiffres qui ont été retenus par les États généraux, après un travail réalisé auprès de tous les acteurs du monde judiciaire, à l'exclusion du Garde des Sceaux, d'une certaine façon : je n'ai pas souhaité participer aux différents ateliers. Je ne faisais pas non plus partie du Comité des États généraux, afin qu'on ne puisse pas dire que j'avais orienté les travaux. Je les ai pris tels qu'ils ont été restitués par le président Jean-Marc Sauvé. Nous avons ensuite mené des concertations avec tous ceux qui ont bien voulu y participer, c'est-à-dire avec tous les acteurs du monde judiciaire, à l'exception d'un syndicat. Nous avons retenu un certain nombre de propositions consensuelles. Nous avons ainsi initié une nouvelle gouvernance : nous ne sommes pas partis du ministère pour tenter d'imposer un certain nombre de choses. Nous sommes partis du Comité des États généraux, des ateliers de travail et des concertations. Nous avons retenu les propositions qui étaient consensuelles. Cela me semblait nécessaire. L'Assemblée nationale étant composée comme chacun le sait, je préférais présenter un projet de loi consensuel, du moins à l'échelle de l'ensemble des acteurs du monde judiciaire. Le chiffre retenu ressort des États généraux. Il faudra, sans aucun doute, l'affiner. Je me méfie de ceux qui affirment qu'il faut retenir 1 400, 2 000 ou tel autre chiffre. Nous avons d'ailleurs entendu certains chiffres invraisemblables. Si nous avions mis en oeuvre certaines des propositions entendues, nous n'aurions pas su où faire travailler nos magistrats ou nos greffiers.

Sur le plan des méthodes de travail, un élément est ressorti des États généraux, traduisant un changement de paradigme : la nécessité de mettre en place une équipe autour du magistrat. Nous nous souvenons tous de la tribune signée à l'initiative de jeunes magistrats, puis d'autres magistrats. Des greffiers ont ensuite embrayé pour la signer également. Ils expriment une perte de sens et une forme de solitude. Nous avons mis en place un tutorat, ce qui était sans doute nécessaire mais non suffisant. Cette idée d'équipe a prospéré et tout le monde y est favorable aujourd'hui. Elle serait composée notamment d'universitaires (en particulier en matière civile), de greffiers et de contractuels. Placer un juriste assistant auprès d'un magistrat permet de rendre un jugement deux fois plus vite. Nous allons recruter 300 juristes assistants dès 2023. Ces contractuels sont-ils efficaces en termes de « déstockage » ? Lorsque nous les avons mis en place, on m'a regardé, au mieux, avec beaucoup de circonspection. Au pire, c'était une pluie battante de critiques, notamment dans l'expression syndicale, au motif que nous allions faire appel à des contractuels au lieu de magistrats. J'essayais de répondre, lorsqu'on me laissait le faire, en observant qu'il fallait 31 mois pour former des magistrats. Or il y avait une forme d'urgence. Ces 2 000 contractuels ont d'abord été envoyés au pénal, auprès des procureurs. Puis les civilistes se sont fait entendre. Ce fut pour moi le premier signe confirmant que nous ne nous étions pas trop trompés. J'ai été conforté dans cette conviction lorsqu'on m'a demandé de les pérenniser : les juridictions les réclamaient, démontrant qu'ils étaient indispensables.

Au civil, aujourd'hui, nous observons, entre le 1er janvier 2021 et mi-2022, une baisse des stocks de 15 % à 28 % selon les matières et selon les juridictions. Cette diminution se traduit en particulier par la montée en puissance progressive des moyens alloués dans le cadre du renforcement de la justice de proximité. Le stock des affaires est passé de 1 107 384 dossiers en 2021 à 965 331 dossiers, soit une baisse de 13 %. La baisse s'accentue encore. Je n'ai pas les chiffres définitifs mais nous avons toutes les raisons de penser, sans être d'un optimisme déraisonnable, que la baisse des stocks se poursuit. C'est vrai, dans une moindre mesure, au pénal, ce qui est cohérent : c'est en effet au civil que la hausse des moyens a été la plus importante, ce qui montre que les résultats sont au rendez-vous lorsqu'on augmente les moyens de la justice.

Un premier plan de transformation numérique a été mis en oeuvre. Le Parlement y a alloué 530 millions d'euros, ce qui a permis la mise à niveau et l'adaptation du « socle technique » (58 000 ordinateurs portables, 3 330 visioconférences, la fibre dans toutes les juridictions, le lancement de plusieurs applicatifs dont la procédure pénale numérique). Nous souhaitons, avec ce deuxième plan de transformation numérique (195 millions d'euros en 2023), renforcer le socle, en travaillant notamment sur les débits du réseau. Il s'agit également de poursuivre le travail sur les applicatifs existants (PPN, Portalis). Les 56 millions d'euros restants permettraient de renforcer la sécurité des systèmes d'information - sujet crucial. Ils permettraient également de développer de nouveaux projets suite aux États généraux de la Justice, par exemple une plateforme de gestion des violences intrafamiliales. Au sein du ministère, nous sommes en train de faire bouger un certain nombre de lignes, qui ne l'avaient pas été depuis longtemps. La Cour des Comptes était très critique à notre égard sur ce sujet, mais elle a elle-même révisé son jugement, constatant que des efforts avaient été faits. Nous les poursuivons.

Nous avons un secrétariat général qui est presque exclusivement affecté au numérique. Le nouveau secrétariat général est mobilisé sur ces questions, car nous n'avons pas toujours été les meilleurs élèves de ce point de vue, au ministère de la justice. Cela n'a pas échappé à la sagacité des parlementaires que vous êtes. Nous avons besoin de ces outils, devenus indispensables à la simplification. Je ne doute pas que j'aurai l'occasion de revenir sur la progression de ces efforts.

Monsieur Marc, le budget de la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) est en hausse : il passera de 4,6 milliards d'euros en 2022 à 4,9 milliards d'euros en 2023, soit une hausse d'environ 7,5 %.

S'agissant de l'exécution du budget du ministère, moins de 1 % des crédits votés en loi de finances initiale n'ont pas été consommés. Au cours des quinze dernières années, environ 100 millions d'euros n'ont pas été consommés chaque année en moyenne, sur un budget qui s'élèvera à 9,6 milliards d'euros en 2023. C'est une proportion assez faible.

Je reconnais qu'entre 2017 et 2021, environ 13 % des crédits immobiliers alloués à la DAP (soit 226 millions d'euros sur 1,8 milliard d'euros de crédits votés en faveur de la construction du Plan 15 000) n'ont pas été consommés. Je plaide cependant de larges circonstances atténuantes : le début de la mise en oeuvre du programme a été marqué, en particulier, par des recherches foncières. Ce sont parfois ceux qui ont le discours sécuritaire le plus affirmé qui, au moment d'exercer leurs obligations républicaines, c'est-à-dire lorsqu'ils pourraient nous aider à résorber le manque de places et à améliorer les conditions de détention, se montrent les moins allants. Vous le savez. Je puis néanmoins vous assurer que ces difficultés ont été surmontées, puisque l'ensemble des terrains ont été identifiés. Les sous-consommations vont donc fortement diminuer concernant l'immobilier de la DAP.

L'impact de la hausse du coût des matières premières sur le plan « 15 000 » n'est certes pas anodin : l'ensemble des chantiers sont surévalués compte tenu de l'évolution de l'inflation. Pour chaque projet, il existe une enveloppe visant à couvrir les aléas notamment relatifs à l'évolution des prix.

Je vous confirme que, malgré nos efforts, le recrutement des surveillants pénitentiaires demeure très compliqué, ce qui tient à plusieurs facteurs. Il en découle un surencombrement carcéral et une promiscuité qui compliquent les rapports humains et dégradent significativement les conditions de travail des agents pénitentiaires, que je veux ici saluer une nouvelle fois. Ils représentent la troisième force de sécurité de notre pays et font un métier difficile. Les métiers des corps de la filière de surveillance pénitentiaire sont exigeants, peu en phase avec les nouvelles attentes du monde du travail. Il n'y a pas que dans ce secteur que se pose la question de l'attractivité. Les départs à la retraite des agents recrutés à la fin des années 1980 et au début des années 1990 n'améliorent pas la situation.

On a fait beaucoup depuis 2017. Un plan de requalification a permis à 1 400 agents de catégorie C de passer en catégorie B à partir de 2019. Le corps des surveillants est passé de quatre à trois grades en 2022, tout en maintenant la catégorie C. Des revalorisations indemnitaires importantes sont également intervenues, ainsi que des concours nationaux à affectation locale, assortis d'une prime de fidélisation de 8 000 euros. La direction de l'administration pénitentiaire (DAP) a mis en place un plan de lutte contre les violences et a renforcé son dispositif d'accompagnement des personnels victimes d'agression. Une campagne de communication nationale a aussi été déployée.

Il faut évidemment trouver d'autres réponses, statutaires et indemnitaires. Sur le plan de l'amélioration des conditions de travail, 76,8 millions d'euros seront dédiés en 2023 au renforcement de la sécurité des personnels et des établissements pénitentiaires. L'accompagnement des jeunes professionnels dans leur installation fera aussi partie de nos priorités et un accompagnement amélioré des nouveaux entrants en établissement sera mis en place l'an prochain.

En matière d'attractivité se pose bien sûr la question du logement. J'ai initié deux programmes de construction sur des terrains appartenant au ministère de la justice, l'un à Fleury-Mérogis et l'autre à Savigny-sur-Orge, afin de compléter l'offre mise à la disposition des jeunes affectés en Île-de-France, région particulièrement tendue en matière de logement. Nous travaillons aussi à l'amélioration de l'accès à la propriété pour les agents de catégorie C. En outre, sur le plan des réservations, 415  logements seront mis à disposition en Île-de-France en 2022. S'y ajoutent 145 chambres en colocation. Enfin, nous avons augmenté le budget d'action sociale dans les mêmes proportions que celui du ministère de la justice, ce qui représente 31,3 millions d'euros en 2023. Ceci permet de poursuivre les priorités ministérielles, notamment de réduire les écarts de tarifs de restauration qui existent sur le territoire et de prendre en charge l'augmentation de la subvention interministérielle. En matière de logement, cela nous permet d'ajuster le dispositif du prêt bonifié immobilier afin que les agents de catégorie C, notamment, aient accès à la propriété. L'aide à la parentalité est soutenue en réservant davantage de places en crèche. Nous poursuivons aussi et renforçons, autant que de besoin, le dispositif d'accompagnement des agents en difficulté financière - dispositif particulièrement important dans le contexte de crise que nous connaissons.

Je me suis déplacé à Mayotte en mars 2022. Deux projets immobiliers y concernent l'administration pénitentiaire. Je ne peux vous indiquer une date précise car, comme vous le soulignez, la question majeure est celle du foncier. Nous avons mobilisé tous les services afin de trouver les terrains qui conviennent. Il est également prévu la construction d'une cité judiciaire. Pour Mayotte et Cayenne, je rappelle d'ailleurs que nous avons inventé des brigades d'urgence. Il se pose dans ces territoires un problème d'attractivité, qui est mal vécu par tous ceux qui rendent la justice à Mayotte et à Cayenne. Nous permettons, pour une durée de six mois et un jour (les fiscalistes sauront pourquoi cette durée précisément) à des magistrats métropolitains de se rendre en urgence à Cayenne et à Mayotte afin de pallier le manque de magistrats. Ces professionnels ont la certitude de retrouver leur poste au terme de la période de six mois et un jour. Nous avons mis en place un système permettant de faire de ce temps à Mayotte et à Cayenne un tremplin. Se pose aussi la question des greffiers, pour lesquels nous mettons en place des dispositifs similaires. C'était une parenthèse. Vous savez, monsieur Mohamed Soilihi, que si vous souhaitez d'autres précisions, la porte de la Chancellerie est grande ouverte.

Madame Carrère, malgré les difficultés, la continuité du service public de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) est toujours assurée dans tous les services et dans toutes les structures. Il convient aussi de rendre à ces agents un vibrant hommage. Des évolutions statutaires et indemnitaires importantes ont eu lieu en 2022. En matière d'attractivité, on pense immédiatement au salaire, ce qui est bien naturel. Le passage des éducateurs en catégorie A en 2022 a représenté une évolution importante. Le bénéfice du complément indiciaire a été acté en début d'année 2022 au bénéfice des acteurs du travail social, ce qui représente plus de 2 000 euros par an. Nous poursuivons ces efforts en 2023, par des mesures catégorielles dédiées qui représenteront 11 millions d'euros en 2023. Elles permettront de revaloriser les primes d'encadrement des agents contractuels. Un plan d'action interministériel est également en cours d'élaboration. Les recrutements de la PJJ seront accélérés en passant de 51 effectifs supplémentaires en 2022 à 92 dans le PLF 2023, soit une hausse de plus de 80 % en un an.

Je voudrais vous dire pourquoi je crois aux centres éducatifs fermés (CEF). Un travail a été réalisé par la PJJ, montrant que 75 % des mineurs délinquants mettent en application leur projet professionnel. 86 % de ceux qui sont passés par un CEF ne récidivent pas. Certes, le CEF constitue une structure lourde en termes d'accompagnement. Je suis néanmoins convaincu que ce dispositif fonctionne. Je veux y ajouter un partenariat entre la PJJ et les militaires, projet que le président de la République a évoqué durant la campagne. Il ne s'agit évidemment pas d'envoyer tous les jeunes qui se trouvent en CEF à l'armée. S'il suffisait de leur faire passer quelque temps dans des casernes, il y a longtemps que nous le saurions. Cela ne peut fonctionner ainsi. En premier lieu, une expertise doit être conduite par la PJJ, car elle est au coeur du dispositif. Si un certain nombre de jeunes ont une appétence pour les valeurs militaires (dépassement de soi, sport, solidarité, etc.), je trouve extrêmement intéressant de les envoyer en stage dans un cadre militaire. Nous avons réalisé une telle expérimentation à Coëtquidan et j'ai été très impressionné par ses résultats. On a estimé que 90 % des jeunes qui y ont participé avaient peut-être subi, dans un premier temps, puis vécu ce stage comme étant susceptible de les arracher à la délinquance. Nous souhaitons étendre ce dispositif en signant prochainement une convention partenariale avec le ministère des armées.

Nous avons, à ce jour, 53 centres éducatifs fermés. J'en inaugurais un nouveau il y a deux jours, à Saint-Nazaire. En outre-mer, trois centres éducatifs fermés relèvent actuellement du domaine associatif. S'agissant du CEF de Mayotte, nous discutons encore du cadre à retenir, associatif ou non. Cette décision sera prise très prochainement. Nous nous sommes en tout cas engagés à la création de ce centre. Nous échangerons naturellement sur cette question. Je sais combien elle vous tient à coeur, monsieur Mohamed Soilihi. Je vous tiendrai informé au fur et à mesure des évolutions du projet.

Le chiffre de 1 500 magistrats est-il le bon, me demandez-vous, madame Lherbier. Il ne sort pas de nulle part puisqu'il est issu des États généraux, qui ont réuni l'ensemble du monde judiciaire. Il y a deux façons de rendre une justice plus protectrice et plus rapide. Nos compatriotes ont versé un million de contributions aux États généraux et deux sujets en ressortent de façon récurrente. En premier lieu, la justice n'est pas suffisamment connue - ce qui est vrai. Si l'on demande aux enfants, et même à quelques adultes, qui préside une cour d'assises, ils répondront « votre honneur ». La justice mérite d'être mieux connue et je rejoins sur ce point l'avis de nos compatriotes. Vous avez voté la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, qui prévoit la mise en place de la justice filmée. J'observe d'ailleurs que la première diffusion des audiences pénales, sur France 3, à 23 heures, a rassemblé 600 000 téléspectateurs. La deuxième diffusion, concernant le civil, en pleine période de congés scolaires, a rassemblé 350 000 téléspectateurs. Le service public estime que ce sont de bons scores. Nous nous efforçons d'apporter, autour de ces diffusions, un certain nombre d'explications pédagogiques. Nous mettons aussi en place avec le ministre de l'Éducation un passeport « Educ'droit ». J'aimerais qu'il soit question de la justice lors du cours d'instruction civique, pour mieux la faire connaître. Je suis souvent effaré d'entendre ceux qui appellent à la désobéissance civile, c'est-à-dire à la violation de la loi que vous avez votée. Il y a aussi ceux qui appellent à la destruction, par le truchement de leur audience médiatique, de l'État de droit, ce qui est encore plus inquiétant. Si nous franchissons ces limites, nous allons tomber bien bas. Des personnes de plus en plus nombreuses en viennent à considérer qu'il n'est peut-être pas anormal de se rendre justice soi-même. Des idées de cette nature circulent en ce moment, en particulier parmi la jeunesse. Cela me rend très inquiet, et je crois qu'il faut activement faire connaître la justice.

Nos compatriotes nous ont dit par ailleurs, lors des États généraux, que la justice était trop lente : ils ne comprennent pas ses délais, ou pourquoi une affaire est renvoyée. Cela pose la question des moyens. Nous y répondons notamment par le dispositif d'équipe autour du magistrat. C'est aussi la simplification des procédures civiles et pénales. Tout le monde est d'accord avec ces principes (forces de sécurité intérieure, magistrats, avocats). Les justiciables le sont aussi, pourvu qu'on leur explique la logique de ces dispositions. Un certain nombre de mesures civiles vont permettre de raccourcir, à mon avis drastiquement, les délais du procès.

En matière d'attractivité, comme je le soulignais, la première mesure à laquelle on songe est d'ordre salarial ou indiciaire. 1 500 recrutements de conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) ont eu lieu depuis 2018, ce qui a permis de réduire le nombre de dossiers suivis par agent, qui est passé de 80 à 71 en moyenne.

Nous avons également mis en place, pour aider nos CPIP, des organigrammes de référence. Ils disent très objectivement que ces recrutements les ont aidés. Les CPIP ont par ailleurs bénéficié du passage en catégorie A et d'une revalorisation indemnitaire de 220 euros par mois en 2022. Si des réformes interministérielles ont été engagées depuis 2017, aboutissant à une revalorisation des salaires des conseillers, ce ne fut pas le cas des directeurs pénitentiaires d'insertion et de probation (DPIP). Il en est de même pour les directeurs des services de la protection judiciaire de la jeunesse. En ce qui concerne les DPIP, le ministère s'engage à revaloriser en 2022 les primes à hauteur de 700 000 euros, lesquels vont s'ajouter aux 600 000 euros octroyés à ce corps en 2021. En 2023, la hausse des primes sera portée à 20 millions d'euros. S'y ajoutera une réforme du statut afin de faciliter la promotion professionnelle et proposer des parcours de carrière plus attractifs. Nous prévoyons enfin une revalorisation de leur rémunération indiciaire à hauteur de 1,3 million d'euros. Là aussi, si vous souhaitez davantage de précisions, la porte de la Chancellerie est grande ouverte.

Monsieur Sueur, vous me posez la question qui est évidemment la plus difficile. C'est moi qui suis interrogé ce soir. Telle est la règle du jeu. J'aurais néanmoins envie de vous retourner la question, en vous demandant ce que vous me proposez. Il ne vous a pas échappé que d'aucuns formulent un jugement rapide à mon égard, considérant que « c'est Taubira en pire », « c'est un laxiste » et autres avis de cette nature. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui, cet après-midi, à l'Assemblée nationale, me reprochaient la surpopulation pénale, laquelle témoigne plutôt de l'absence de laxisme. Les chiffres démontrent à l'évidence, sans aucune ambiguïté possible, que la justice est plus sévère aujourd'hui qu'auparavant, qu'il s'agisse des peines correctionnelles (rendues par des magistrats professionnels) ou des peines criminelles, rendues par les jurys populaires. Certains ne veulent pas l'entendre, car cela ne convient pas à leur discours populiste, mais telle est la réalité. Nous ne sommes certes pas les premiers à nous poser la question. J'ai lu, en tant qu'étudiant en droit, puis en tant qu'avocat, de nombreux ouvrages sur cette question de l'incarcération et sur ses alternatives éventuelles. Les théories foisonnent en la matière. La réalité à laquelle nous nous heurtons nous interdit la fantaisie : il faut être réaliste. Les réponses passent par la création de places nouvelles.

Il n'y a pas que cela mais il y a cela aussi. La semaine dernière, j'étais en présence d'un grand journaliste, que je crois proche de votre obédience ou de votre sensibilité - ce qui n'est aucunement une injure dans ma bouche. Il me disait « plus vous allez construire de prisons, plus cela se remplit, car la nature judiciaire a horreur du vide ». Que me proposez-vous ? Lui ai-je rétorqué, de ne plus en construire ? Comment résoudre alors le problème de la surpopulation ? Je crois que plusieurs actions doivent être conduites en parallèle. Outre la création de nouvelles places, il y a l'application du « bloc peine », les aménagements ab initio et le travail d'intérêt général, auquel je crois et qui fonctionne. ATIGIP 360, l'agence du travail d'intérêt général et de l'insertion professionnelle, est un bel outil, dont on ne s'empare pas suffisamment à mes yeux. Vous savez par ailleurs que la justice est indépendante. Je peux évoquer tel ou tel sujet auprès des procureurs, formuler des suggestions. Je ne peux faire beaucoup plus : pour le reste, les juges du siège sont souverains dans le prononcé des peines. La justice de notre pays est indépendante - et il faut qu'elle le reste. Peut-être y a-t-il aussi une certaine augmentation de la délinquance, encore que tout doit être nuancé : selon les chiffres qui m'ont été communiqués, la délinquance des mineurs semble en baisse. On ne peut pour autant affirmer que le code de justice pénale des mineurs, que vous avez voté à l'unanimité, a permis cette baisse. Ce ne serait pas sérieux de présenter les choses ainsi. Nous ne pouvons tancer les populistes et brandir des chiffres lorsqu'ils nous conviennent, sans s'appuyer sur une expertise suffisamment fine. Il n'en demeure pas moins qu'un certain nombre d'indicateurs permettent de penser que la délinquance des mineurs est en baisse.

Disons-le, la société est aussi de plus en plus dure, et demande de plus en plus de répression. Cela a aussi une traduction judiciaire, qu'on le veuille ou non. Je crois tout à fait qu'il faut développer les dispositifs de travail d'intérêt général. Je me déplace beaucoup pour signer des conventions partenariales afin qu'on nous propose de plus en plus de choses en la matière. Nous avons déjà beaucoup plus de TIG disponibles aujourd'hui qu'auparavant. J'ai connu le travail d'intérêt général à sa création. Lorsqu'il était prononcé, on ne savait même pas s'il pourrait être exécuté. Aujourd'hui, nous le savons car nous disposons d'une plateforme, à laquelle les avocats ont d'ailleurs accès. J'ai souhaité qu'ils y accèdent afin qu'ils puissent plaider pour une peine de travail d'intérêt général avec un dispositif taillé sur mesure pour leur client. Monsieur Sueur, si vous avez la solution miracle, courez me voir. Vous avez d'ailleurs posé votre question avec beaucoup de nuances. Je vous en remercie, car le sujet est infiniment compliqué.

La régulation existe aussi, mais ne peut se faire n'importe comment. J'entends souvent l'extrême-droite affirmer que des personnes sortent de prison au motif que nous l'aurions demandé, faute de places. C'est absolument faux ! Vous ne trouverez aucune circulaire ni aucun écrit de ma part demandant de renoncer à l'incarcération au motif de la surpopulation. En revanche, il y a un certain nombre de choses qui nous sont proposées et qui me font « tiquer », comme le dit l'expression, par exemple l'interdiction de l'incarcération au motif que les prisons sont pleines. Une telle mesure serait d'abord anticonstitutionnelle.

Monsieur Mohamed Soilihi, comme je l'indiquais, nous cherchons le terrain pour le nouvel établissement pénitentiaire. Tous les feux sont au vert. En ce qui concerne la cité judiciaire, je pense que nous avons trouvé. Lorsque je me suis rendu à Mayotte, nous sommes parvenus à convaincre le président du département.

Nous avons tout de même réussi cela. Ce n'était pas acquis. Les choses avancent. Je ne saurais néanmoins vous indiquer une temporalité pour le reste. La situation, à Mayotte, est trop sérieuse pour indiquer des dates sans être certain de pouvoir les tenir.

Madame de La Gontrie, la question des juridictions spécialisées dans le traitement des violences intrafamiliales est éminemment complexe. Les Espagnols ont créé une juridiction spécialisée. Ils n'en sont pas entièrement satisfaits. Pour des raisons géographiques notamment. C'est la raison pour laquelle la Première ministre a lancé une mission confiée à des parlementaires, dont madame Dominique Vérien. Nous allons attendre les conclusions de ces réflexions. Je n'ai aucun a priori sur la question. Si je suis convaincu que telle est la meilleure des solutions, je m'y rangerai. Je m'efforce d'être pragmatique. Je ne suis pas un idéologue.

La création d'une juridiction spécialisée ne demande pas de financement supplémentaire. Les magistrats sont déjà là. Ils traitent déjà les violences intrafamiliales. Ce serait une « super-spécialisation » mais cela n'aurait probablement pas d'impact budgétaire.

Nous attendons le travail parlementaire et nous verrons. Je pense d'ailleurs que nous verrons cette question ensemble, car elle est importante. Les crédits consacrés aux victimes de violences intrafamiliales se monteront à 16,2 millions d'euros en 2023. C'est une hausse de 5 % par rapport à 2022 et de plus de 50 % par rapport à 2021. Nous allons déployer tout au long de l'année 5 000 téléphones « grave danger » (TGD) supplémentaires et généraliser l'évaluation des besoins de protection, en particulier au moment de la sortie de détention des auteurs de violences. Comme vous le savez, j'ai pris un décret afin que, de façon obligatoire, les femmes soient averties de la sortie de leur compagnon ou ex-compagnon violent. Nous prévoyons aussi de renforcer l'accompagnement et le suivi des victimes bénéficiant du TGD ou du bracelet anti-rapprochement (BAR). Nous allons enfin développer les permanences spécialisées des associations dans les lieux tiers tels que les commissariats, les brigades de gendarmerie et les hôpitaux.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci, monsieur le ministre, pour ce premier point. Il nous reste à vous interroger sur l'impact de la réorganisation proposée de la police nationale sur la police judiciaire.

Mme Nadine Bellurot. - Monsieur le ministre, comme vous le savez, les magistrats craignent une disparition de la police judiciaire. Partagez-vous leurs inquiétudes ?

Dans quelle mesure les magistrats peuvent-ils d'ores et déjà rencontrer des difficultés dans le traitement de dossiers du fait du manque de disponibilité des enquêteurs ?

Je sais que le ministre de l'intérieur vous a écrit pour vous parler de cette réforme et apporter des réponses aux craintes des magistrats. Il vous a indiqué que la réforme avait pour objectif d'offrir davantage de lisibilité à l'autorité judiciaire, laquelle pourrait saisir le chef de la circonscription de la police nationale, le chef de la police judiciaire, le directeur départemental ou le directeur zonal. Ces précisions apportées par le ministre de l'intérieur vous semble-t-elle répondre aux inquiétudes des magistrats quant à l'obligation éventuelle de saisie du directeur départemental ? Serait-il utile, voire nécessaire, de remplacer le terme de « formations », dans l'article 12-1 du code de procédure pénale, qui laisse le libre choix aux magistrats des « formations » chargées des enquêtes, afin de préciser la possibilité de saisine des différents échelons ?

M. Jérôme Durain. - Monsieur le ministre, nous avons eu des échanges assez nourris avec le ministre Darmanin quant aux raisons de la « grogne » face au projet de réorganisation de la police nationale, que de nombreux facteurs peuvent expliquer, notamment des questions de forme. Force est de constater qu'une nouvelle instance, qui connaît un certain succès, s'est créée au sein de la police judiciaire, l'association nationale de police judiciaire (ANPJ). Dans le monde de la justice, la mobilisation est assez importante. Des instances importantes ont pris position, comme le Conseil supérieur de la magistrature, la Conférence nationale des procureurs de la République, ou la Conférence nationale des procureurs généraux, avec une forme de gravité et de solennité qui n'a échappé à personne. L'inquiétude qui les anime est sincère.

Deux points retiennent l'attention dans la réforme. Le premier a trait au risque d'abandon du haut du spectre de la criminalité (criminalité organisée, affaires complexes interrégionales ou internationales). Le risque serait notamment, pour des raisons d'encadrement et de compétences, de voir une partie des effectifs de la police judiciaire s'orienter vers la délinquance de masse et la résorption du stock important d'affaires qui existe partout sur le territoire.

La seconde inquiétude majeure tient à l'intervention éventuelle de la sphère administrative dans la sphère judiciaire, avec la possibilité de tutelle du préfet sur les directeurs départementaux de la police nationale. Nous aimerions vous entendre sur ces aspects, qui ne concernent pas que les affaires politiquement sensibles, dont on parle beaucoup.

La question de la procédure pénale et de sa complexité est également évoquée lors de chacune de nos auditions, par toutes les parties que nous entendons. Que prévoyez-vous de faire sur cette problématique ?

Enfin, quelle appréciation portez-vous sur les expérimentations conduites dans les outre-mer et au sein de huit départements français ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Je distingue deux sujets, dont l'un me concerne, l'autre non.

Le volet qui englobe la réorganisation de la police judiciaire, en tant que telle, relève du périmètre strict du ministre de l'intérieur. Si demain, l'on souhaite créer une juridiction, cela relèvera du périmètre du ministère de la justice. Je n'ai donc pas à me prononcer sur ce volet, même si j'estime qu'un certain nombre de vraies raisons peuvent conduire Gérald Darmanin à vouloir mieux structurer les choses.

Un autre volet nous est commun et nous en serons d'une certaine façon cosignataires. Le directeur général de la police nationale (DGPN) et le directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG) ont travaillé ensemble. La ligne rouge infranchissable, pour le ministère de la justice, réside dans les dispositions de l'article 12 du code de procédure pénale. Cela tombe très bien, car c'est aussi une ligne rouge infranchissable pour le ministre de l'intérieur. Celui-ci m'a écrit, après qu'un certain nombre de critiques, parfois singulières, ont été entendues. D'aucuns ont crié « aïe » avant de recevoir un coup que personne ne souhaitait leur porter. Nous avons notamment entendu de hauts magistrats s'exprimer sur des radios nationales pour dire que la réforme n'était pas bonne. Chacun s'exprime avec liberté. En entendant ces critiques, auxquelles j'ai été très attentif, j'ai souligné que le ministère de l'intérieur ne voulait en aucune façon empiéter sur les prérogatives qui sont celles des magistrats depuis des temps immémoriaux. Le juge d'instruction, par exemple, choisit son service d'enquête et cela doit demeurer.

Surtout, il convient de rappeler qu'une expérimentation est en cours. Elle n'est pas encore terminée. Au sens que donne le Conseil d'État à la notion d'expérimentation, celle-ci nécessite une évaluation, faute de quoi elle ne servirait à rien. L'inspection générale de la justice (IGJ), l'inspection générale de la police nationale (IGPN) et l'inspection générale de l'administration (IGA) sont mobilisées. Ce triptyque nous assure, plus encore que d'habitude, l'impartialité des inspecteurs. Nous n'avons pas encore leurs conclusions. Le ministre de l'intérieur et moi-même tirerons, probablement ensemble, un certain nombre de conséquences de ces inspections.

La machine s'emballe parfois un peu vite, même si l'on peut avoir un certain nombre de craintes. Rien, à ce stade, ne me permet de penser que l'article 12 sera abrogé ou modifié. J'ai indiqué au ministre de l'intérieur ma position, qu'il a évidemment entendue. La réponse qu'il m'a adressée, qui me satisfait pleinement, en témoigne. Chacun sera respectueux du choix du magistrat quant au service d'enquête.

M. François-Noël Buffet, président. - Merci, monsieur le ministre, de votre présence ce soir et des informations que vous nous avez données.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 55.

Mercredi 9 novembre 2022

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Désignation d'un membre du bureau

M. François-Noël Buffet, président. - Nous devons procéder à la désignation d'un vice-président, en remplacement de M. Alain Richard, démissionnaire.

M. Thani Mohamed Soilihi est désigné vice-président.

Proposition de loi sur le déroulement des élections sénatoriales - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Stéphane Le Rudulier rapporteur sur la proposition de loi n° 46 (2022 2023) sur le déroulement des élections sénatoriales, présentée par M. François-Noël Buffet.

Proposition tendant à la création de délégations parlementaires aux droits de l'enfant - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Muriel Jourda rapporteur sur la proposition n° 870 rect. (2021 2022) tendant à la création de délégations parlementaires aux droits de l'enfant, présentée par M. Xavier Iacovelli et plusieurs de ses collègues.

Projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture - Échange de vues sur une éventuelle saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis

La commission désigne M. Didier Marie rapporteur pour avis sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture, (sous réserve de son dépôt).

Proposition de loi visant à permettre aux différentes associations d'élus de se constituer partie civile pour soutenir pleinement, au pénal, un édile victime d'agression - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons le rapport de Mme Catherine Di Folco sur la proposition de loi visant à permettre aux différentes associations d'élus de se constituer partie civile pour soutenir pleinement, au pénal, un édile victime d'agression.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - La proposition de loi visant à permettre aux différentes associations d'élus de se constituer partie civile pour soutenir pleinement, au pénal, un édile victime d'agression, dont la présidente Nathalie Delattre est première signataire, a été inscrite par le groupe du RDSE dans sa niche parlementaire. Elle est cosignée par nos collègues issus de plusieurs groupes et bénéficie d'un large soutien ; nous aurons l'occasion de l'examiner en séance publique la semaine prochaine.

Elle tend à permettre à trois associations nationales représentant les trois niveaux de collectivités territoriales, l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), l'Assemblée des départements de France (ADF) et Régions de France, de se porter civile en cas d'agression d'un élu. Elle élargit également le champ des infractions pour lesquelles il sera possible à ces associations de se porter partie civile notamment celles qui sont subies par la famille d'un élu du fait de son mandat.

Cette proposition de loi s'inscrit dans la continuité des travaux menés par le Sénat depuis déjà de nombreuses années. Je rappelle à cet égard les travaux réalisés par la commission des lois qui avaient conduit aux préconisations de son plan d'action pour une plus grande sécurité des maires en octobre 2019. Le texte qui nous est soumis répond également à une demande de l'AMF et rejoint les engagements pris par le Gouvernement en matière de protection des élus, notamment lors de la première version de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi).

Permettez-moi de vous rappeler la portée exacte du dispositif qui nous est soumis avant d'envisager les compléments que nous sommes susceptibles de lui apporter. J'indique en préambule que, s'agissant d'une proposition de loi inscrite dans un ordre du jour réservé, nous ne pouvons lui apporter en commission que les modifications acceptées par son auteur. Je vous informe également que nous sommes dans l'attente d'une proposition d'amendement du Gouvernement qui devrait arriver d'ici à la séance publique et dont le périmètre exact n'est pas encore très clair.

Il est important de rappeler brièvement l'objet de l'article 2-19 du code de procédure pénale que la proposition de loi entend modifier. Il s'agit à l'origine d'une initiative sénatoriale portée par nos anciens collègues Dinah Derycke et Michel Charasse en 1999. Son objet était de permettre aux associations départementales de maires de se porter partie civile en cas d'agression d'un élu. La plupart de ces associations interviennent en effet en appui financier des maires, que ce soit pour payer les frais d'avocat ou les frais de justice, notamment la consignation au moment de la constitution de partie civile. Il était donc cohérent que ces associations puissent obtenir compensation en justice.

Il me semble important de relever que la rédaction de l'article 2-19 vise « les instances introduites » par les élus. Seules sont concernées les affaires qui arrivent devant une juridiction. La constitution de partie civile dans le cadre de l'article précité ne peut forcer à l'engagement de poursuites ou à l'instruction.

L'AMF a, depuis vingt ans et tout particulièrement ces dernières années, développé son soutien aux élus victimes. Elle se substitue aux associations départementales lorsque cela est nécessaire et a mis en place deux dispositifs au cours des dernières années au travers de son Observatoire des agressions envers les élus. Le premier concerne l'accompagnement des élus dès la survenance des faits, confié à un officier mis à disposition par la gendarmerie nationale. Le second a trait à la signature d'une convention avec l'association France Victimes afin de proposer une écoute et éventuellement un soutien psychologique aux élus, mais aussi à leur famille. L'inclusion de l'AMF apparaît donc cohérente avec la possibilité déjà ouverte pour les associations départementales de maires qui lui sont affiliées. À notre connaissance, aucune autre association n'a mis en place un tel dispositif, à la fois adapté et discret.

La volonté de la présidente Delattre d'inclure, avec leur accord, l'ADF et Régions de France dans ce dispositif découle plus du souhait d'offrir un soutien aux élus départementaux et régionaux et ainsi d'étendre à l'ensemble des élus locaux la faculté qui existe pour les maires.

Dans le prolongement de cette logique, je vous proposerai un amendement de précision visant les élus des collectivités à statut particulier, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, la Guyane et la Martinique, ainsi que l'Assemblée de Corse. Ces collectivités sont membres ou associées de Régions de France.

La présidente Delattre m'a fait part de son accord d'inclure la possibilité pour les assemblées parlementaires, s'agissant des sénateurs et députés, et pour les collectivités territoriales dont un membre a été agressé de se porter partie civile, ainsi que le prévoit l'amendement de Stéphane Le Rudulier et plusieurs collègues. Elle ne souhaite cependant pas élargir à toutes les associations d'élus la faculté qui serait ouverte à l'AMF, à l'ADF et à Régions de France.

Par ailleurs, si l'amendement du Gouvernement est déposé, la rédaction proposée pour l'article 2-19 pourrait évoluer, ce qui nous conduira à en débattre de nouveau, notamment pour procéder à des harmonisations rédactionnelles.

Malgré quelques débats, ce texte, dont la portée est circonscrite, fait l'objet d'un large soutien, et je suis sûre que nous pourrons parvenir à un consensus, y compris avec le Gouvernement, qui semble disposé à l'inscrire à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale.

M. Marc-Philippe Daubresse. - Je tiens à rappeler que nous avons été contraints de refuser voilà une quinzaine de jours, pour des raisons liées au périmètre de l'article 45, un amendement présenté par Nathalie Delattre en ce sens. Nous avions alors indiqué en séance que nous soutenions sa démarche. C'est pourquoi il convient de bien circonscrire cette proposition de loi et de veiller à la sécuriser sur le plan juridique. Je déplore que le Gouvernement ne nous permette pas de débattre dans de bonnes conditions alors que ce sujet est en discussion depuis déjà plusieurs semaines ; nous devrons reprendre nos discussions si l'amendement est déposé.

M. Patrick Kanner. - Cette proposition de loi est intéressante. Il faut rappeler que, historiquement, l'AMF demandait l'élargissement de son champ de compétences. Il est possible d'accompagner cette démarche, ce combat juste pour la défense des élus agressés, en y associant l'ADF et Régions de France. Néanmoins, il ne faudrait pas aboutir à une loi bavarde et superfétatoire. Je ne sais pas si ce texte va prospérer. Faisons notre travail au mieux, mais, surtout, ne créons pas de conflits entre l'AMF et d'autres associations d'élus.

Nous avons déposé un amendement visant à étendre la portée de ce texte, j'espère que celui-ci n'aura pas pour effet d'entraîner une surenchère de la part des différentes associations d'élus. J'espère que nous n'ouvrons pas la boîte de Pandore. Sur le fond, nous voterons ce texte.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Nous remercions Nathalie Delattre d'avoir déposé cette proposition de loi, qui nous permettra d'affirmer notre soutien aux élus, aux maires notamment victimes d'agressions verbales, physiques et psychologiques. Avec l'adoption de cette proposition de loi, nous permettrons aux différentes associations nationales d'élus de se constituer partie civile pour accompagner nos élus au pénal. De plus, nous élargirons la liste des infractions en y incluant les dégradations de biens pour les élus et l'infraction d'exposition délibérée à un risque grave par révélation d'informations privées. Un maire de mon département a vu récemment son véhicule incendié. Nous enverrons donc un message fort envers les maires de France.

Je salue également les propositions de notre rapporteur visant à appliquer cette proposition de loi aux élus territoriaux de Corse et d'outre-mer. Je tiens également à saluer l'amendement proposé par notre collègue Françoise Gatel lors de l'examen de la Lopmi, puis aujourd'hui par Stéphane Le Rudulier et plusieurs membres de notre groupe : il offre la possibilité à une collectivité territoriale ou une assemblée de se porter partie civile lorsque l'un de ses membres investit un mandat électif public. Notre groupe votera donc en faveur de cette proposition de loi, à quelques exceptions près.

M. Alain Richard. - Cette proposition de loi répond à une réelle attente, néanmoins celle-ci doit s'en tenir à son objet concret, à savoir apporter un soutien juridique et moral aux élus qui en ont besoin. Quid du périmètre de l'article 45 ?

Il s'agit bien de soutenir un élu. Mais qui qualifions-nous pour apporter cet appui ? Soit nous désignons dans le code de procédure pénale, ce qui n'est pas ordinaire, une association de droit privé dénommée, en l'occurrence l'AMF, soit nous inscrivons une caractérisation de la vocation, voire de l'objet social, de l'association qui serait habilitée. Je serai plutôt favorable à la première proposition. Certes, celle-ci a l'inconvénient de créer une sorte de monopole, mais cela correspond à une situation de fait et l'AMF a des moyens humains et des capacités juridiques importants. En revanche, il est gênant que certains amendements donnent la possibilité à des institutions publiques de se porter partie civile. Nous courons le risque de créer une dissymétrie au sein du procès civil.

M. François Bonhomme. - La question de la représentativité des associations se pose : la représentativité de certaines associations qui se multiplient dans les départements peut être soumise à caution. Par ailleurs, je rappelle que nous avons légiféré pour faciliter la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle des élus ; il faut veiller à ce que cette proposition de loi n'entraîne pas une cacophonie entre les textes, qui serait finalement contreproductive.

M. Hussein Bourgi. - Malgré tout le respect que j'ai pour l'AMF, cette association ne peut pas prétendre à une forme d'exclusivité dans la constitution de partie civile. En effet, des élus départementaux ou régionaux peuvent être agressés sans être élus à l'échelle de la municipalité. C'est pourquoi je suis favorable à l'ouverture de cette mesure à toutes les associations d'élus, par parallélisme des formes. De même que pour une agression à caractère antisémite, plusieurs associations peuvent se constituer partie civile.

Enfin, pour se constituer partie civile en France, il est nécessaire de réunir trois critères cumulatifs : l'association doit avoir une ancienneté d'au moins cinq ans ; les statuts de l'association doivent l'avoir prévu expressément ; la victime à titre principal doit avoir donné son accord, condition la plus importante selon moi. Par conséquent, dans le cas où une association souhaiterait se porter partie civile par opportunisme, elle serait, en raison du troisième critère, écartée.

Mme Marie Mercier. - Je souhaite féliciter le rapporteur pour son travail et poser une question. L'AMF pourrait-elle se constituer partie civile pour un élu qui ne ferait pas partie de ses adhérents ?

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Les amendements que nous allons présenter seront de nature à répondre à certaines de vos questions. Je souligne avoir bien pris attache de l'auteur de la proposition de loi pour connaître son périmètre d'intention, et je n'y dérogerai pas. Le périmètre de l'article 45 permet également de borner le sujet.

M. François-Noël Buffet, président. - Je rappelle notre gentleman's agreement : au stade de l'élaboration de son texte, la commission ne modifie la proposition de loi que si son auteur en est d'accord

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Monsieur Daubresse, il faut savoir que nous avons demandé plusieurs fois au Gouvernement son intention, hier encore, en vain.

En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous appartient d'arrêter le périmètre indicatif du projet de loi.

Je vous propose de considérer que ce périmètre concerne les garanties procédurales offertes aux élus victimes d'une agression.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-2 rectifié tend à inclure parmi les infractions susceptibles de permettre à une association de se porter partie civile l'atteinte volontaire à la vie d'un élu du fait de son mandat ou de ses fonctions. En cas de décès il prévoit que les ayants droit pourront donner l'autorisation à l'association de se porter partie civile.

Cet ajout paraît légitime notamment parce que l'atteinte volontaire à la vie fait l'objet de mentions spécifiques dans le code et ne se confond pas avec les violences ayant entrainé la mort. L'amendement a été modifié pour tenir compte d'une remarque rédactionnelle. Avis favorable.

L'amendement COM-2 rectifié est adopté.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-3 vise l'inclusion dans le champ des infractions des actes d'intimidation, harcèlement et violation de domicile. L'élargissement du champ de l'article 2-19 à ces trois infractions semble approprié. J'émets un avis favorable, mais nous devrons peut-être revoir la rédaction, comme je l'ai précisé.

L'amendement COM-3 est adopté.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-4 vise à élargir à toutes les associations d'élus constituées depuis cinq ans la possibilité de se porter partie civile.

Je ne suis pas favorable à cet amendement, qui n'a au surplus pas reçu l'agrément de l'auteur de la proposition de loi. Mais je souhaite néanmoins souligner deux points.

Premièrement, la rédaction qui nous est proposée ferait disparaître l'AMF et les associations départementales, qui ne seraient plus nommément citées. Deuxièmement, cet amendement exclurait l'ADF et Régions de France, qui ne représentent pas les élus, mais les collectivités.

M. Alain Marc. - L'ADF est-elle majoritaire dans tous les départements de France ?

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Elle l'est dans cent départements, y compris en outre-mer.

M. Patrick Kanner. - J'ai bien entendu les réserves, voire l'opposition de Mme le rapporteur. Je tiens toutefois à faire observer que toutes les communes ne sont pas adhérentes à l'AMF. Certaines adhèrent à d'autres associations en fonction de leur contexte urbanistique ; je pense notamment à l'association des maires Ville & Banlieue de France. Qui peut le plus peut le moins. Ce point montre les limites de cette proposition de loi, que nous soutiendrons pourtant.

M. Hussein Bourgi. - J'illustrerai les propos de Patrick Kanner. Dans le département de l'Hérault, qui compte 342 communes, toutes sont adhérentes à l'AMF, sauf une : la ville de Béziers. Si un élu de Béziers était agressé, cela signifierait qu'aucune association ne pourrait se constituer partie civile pour le défendre : cela prouve les limites de l'exercice. Dans d'autres départements, des petites communes ne sont pas membres de l'AMF, car elles n'ont pas les moyens d'adhérer à des associations.

Par ailleurs, il me semble qu'il n'appartient pas au législateur d'inscrire dans la loi les associations ayant le droit de se constituer partie civile. Le code pénal ne les mentionne pas. Je vous mets en garde, si nous choisissons de désigner une association, nous créerons un précédent.

M. Alain Richard. - Il faut à tout le moins un minimum de pluralisme de manière à ne pas obliger un représentant de l'Association des maires ruraux de France (AMRF) par exemple, à être défendu contre son gré par l'AMF. Il me semble indispensable d'ajouter que cela se fasse avec l'accord du maire.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'article 2-19 du code de procédure pénale le prévoit déjà : « Toutefois, l'association ne sera recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l'accord de l'élu. »

Par ailleurs, ce n'est pas parce que la ville de Béziers n'est pas adhérente à l'AMF que cette dernière ne pourrait pas la défendre - le texte n'est pas restrictif.

Monsieur Bourgi, nous ne créerons pas de précédent. L'article précité mentionne « toute association départementale des maires [...], affiliée à l'Association des maires de France ».

Mme Nathalie Goulet. - Doit-on comprendre que l'AMF pourra défendre un maire qui ne compterait pas parmi ses membres ?

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - Il s'agit d'une faculté et non d'une obligation.

L'amendement COM-4 n'est pas adopté.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-8 prend en compte le changement de nom de l'Association des Régions de France, qui est désormais dénommée « Régions de France » et ajoute la mention des élus territoriaux et de l'Assemblée de Corse et des collectivités d'outre-mer.

L'amendement COM-8 est adopté.

Après l'article unique

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-1 rectifié ouvre la possibilité pour les assemblées parlementaires, le Parlement européen et les collectivités  territoriales de se porter partie civile en cas d'agression d'un de leurs membres ou de ses proches. Cet amendement reprend le projet d'article 9 de la première version de la Lopmi. Notre collègue Françoise Gatel avait également formulé cette proposition.

Il règle une difficulté posée par la jurisprudence. Le préjudice moral des assemblées a en effet été reconnu par la Cour de cassation, qui leur permet de se porter partie civile, mais pas celui des collectivités territoriales, ce qui peut sembler étrange d'autant que les communes ont désormais l'obligation de s'assurer pour la protection des élus.

La présidente Delattre étant favorable à cet élargissement, nous pouvons inclure cette disposition. Je m'interroge cependant sur l'inclusion du Parlement européen, qui paraît incongrue s'agissant d'une organisation internationale. Je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption de cet amendement, à condition d'exclure cette mention.

L'amendement COM-1 rectifié, ainsi modifié, est adopté et devient article additionnel.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-5 prévoit la comparution immédiate de l'auteur en cas de flagrant délit sur une personne dépositaire de l'autorité publique.

J'estime que l'appréciation du procureur doit être conservée ; l'adoption de cet amendement pourrait nuire à la qualité de la réponse pénale. Ainsi, la réponse au besoin de rapidité d'action trouve une meilleure application dans la circulaire du garde des sceaux du 7 septembre 2020, qui demande au procureur d'agir systématiquement et rapidement. Avis défavorable.

M. Alain Richard. - L'avis du rapporteur souligne le caractère imprudent du périmètre l'article 45 défini précédemment. En effet, l'objet de cette proposition de loi est bien de permettre à une association d'élus de se porter partie civile et non de viser l'ensemble de la procédure pénale.

L'amendement COM-5 n'est pas adopté.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-6 ouvre la possibilité de mandat de dépôt pour les peines de moins d'un an en cas d'agression d'un élu. Cet amendement pose plusieurs questions, mais il paraît satisfait dans l'esprit par l'article 397-4 du code de procédure pénale. Par ailleurs, il revient sur le principe de l'aménagement des peines de moins d'un an, ce qui ne paraît pas souhaitable. Avis défavorable.

L'amendement COM-6 n'est pas adopté.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement  COM-7 porte sur la suppression des délais prévus pour la constitution de partie civile dans les cas d'agression d'une personne dépositaire de l'autorité publique. Il prévoit que les agressions contre les élus pourront permettre la constitution immédiate de partie civile.

Je rappelle que, pour toutes les victimes, cette constitution n'est possible qu'en cas de refus d'engager des poursuites ou après trois mois. Des exceptions sont déjà prévues, notamment pour les crimes et pour les infractions commises lors des élections. Il ne paraît pas nécessaire d'aller au-delà, au risque de faire des élus des victimes à part. Avis défavorable.

L'amendement COM-7 n'est pas adopté.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur. - L'amendement du rapporteur  COM-9 tend à actualiser l'article 804 du code de procédure pénale relatif à l'application du code dans les outre-mer.

L'amendement COM-9 est adopté et devient article additionnel.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. KANNER

4

Élargissement à toutes les associations d'élus constituées depuis cinq ans de la possibilité de se porter partie civile.

Rejeté

M. KANNER

3

Inclusion dans le champ des infractions des actes d'intimidation, harcèlement et violation de domicile

Adopté

Mme DI FOLCO, rapporteur

8

Mention des élus territoriaux et de l'Assemblée de Corse.

Adopté

M. KANNER

2 rect.

Possibilité pour une association de se porter partie civile en cas d'atteinte volontaire à la vie d'un élus éventuellement avec l'accord de ses ayant-droits.

Adopté

Article(s) additionnel(s) après l'article unique

M. LE RUDULIER

1 rect.

Ouverture de la possibilité pour les assemblées parlementaires, les Parlement européen et les collectivités  territoriales de se porter partie civile en cas d'agression d'un de leur membre ou de ses proches.

Adopté avec modification

M. GOLD

7

Suppression des délais prévus pour la constitution de partie civile dans les cas d'agression d'une personne dépositaire de l'autorité publique.

Rejeté

M. GOLD

5

Comparution immédiate de l'auteur en cas de flagrant délit sur une personne dépositaire de l'autorité publique.

Rejeté

M. GOLD

6

Possibilité de mandat de dépôt pour les peines de moins d'un an en cas d'agression d'un élu.

Rejeté

Mme DI FOLCO, rapporteur

9

Coordination pour application dans les outre-mer.

Adopté

Proposition de loi visant à compléter les dispositions relatives aux modalités d'incarcération ou de libération à la suite d'une décision de cour d'assises - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons maintenant le rapport de Mme Maryse Carrère sur la proposition de loi visant à compléter les dispositions relatives aux modalités d'incarcération ou de libération à la suite d'une décision de cour d'assises.

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Il me revient de vous présenter la deuxième proposition de loi inscrite, la semaine prochaine, dans la « niche » du groupe du RDSE. Son objet est assez technique puisqu'elle porte sur les règles d'incarcération d'un accusé condamné par la cour d'assises tant que l'arrêt n'est pas définitif, dans l'attente d'un appel ou d'un pourvoi en cassation.

Cette proposition de loi vise en réalité à corriger une malfaçon législative figurant à l'article 367 du code de procédure pénale, dans un souci de sécurité juridique.

L'article 367 du code précité envisage d'abord l'hypothèse où l'accusé est acquitté, condamné à une peine autre qu'une peine privative de liberté ou condamné à une peine privative de liberté couverte par la durée de la détention provisoire. Dans ce cas, l'accusé doit naturellement être remis en liberté.

En-dehors de ces hypothèses, l'article 367 prévoit que l'arrêt de la cour d'assises vaut titre de détention. L'accusé sera donc incarcéré à l'issue de l'audience, sans que la cour ait besoin de décerner mandat de dépôt. Je rappelle qu'un mandat de dépôt est un ordre donné par le juge à l'administration pénitentiaire de recevoir et de détenir une personne. Il reste nécessaire si la personne renvoyée devant la cour d'assises est condamnée, non pas pour un crime, mais pour un délit connexe.

La loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire a cependant apporté une nuance au principe selon lequel l'arrêt de la cour d'assises vaut titre de détention, dans le but de rapprocher les règles applicables devant la cour d'assises de celles qui sont applicables devant le tribunal correctionnel. Lorsqu'un tribunal correctionnel prononce une peine d'emprisonnement, la condamnation n'entraîne pas automatiquement l'incarcération du prévenu ; le tribunal apprécie, au cas par cas, si les circonstances justifient ou non un mandat de dépôt.

Or il arrive régulièrement que les cours d'assises prononcent des peines d'emprisonnement de nature correctionnelle, c'est-à-dire d'une durée inférieure à dix ans, comme le ferait un tribunal correctionnel.

Le projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire distinguait deux hypothèses.

Première hypothèse, si la personne condamnée à une peine d'emprisonnement était déjà détenue avant l'audience, le principe selon lequel l'arrêt vaut titre de détention est maintenu. Cette solution est logique : si la personne comparaît détenue, c'est parce qu'un juge d'instruction a estimé que des considérations de sécurité imposaient de la placer en détention provisoire. Il serait absurde de la libérer le jour où elle est condamnée à une peine d'emprisonnement ferme.

Deuxième hypothèse, l'accusé n'était pas détenu au moment de l'audience. Dans cette hypothèse, il revient à la cour d'assises de décerner mandat de dépôt si les circonstances de l'espèce justifient une mesure particulière de sûreté.

Le dispositif retenu par le projet de loi était donc cohérent et il n'avait donné lieu qu'à peu de débats, que ce soit à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Il est vrai que ce projet de loi comportait des dizaines d'articles, dont certains procédaient à des réformes plus substantielles qui avaient davantage retenu notre attention. C'est lors de l'examen du texte par l'Assemblée nationale que le problème est survenu : la commission des lois a adopté un amendement, présenté comme rédactionnel, prévoyant que l'arrêt vaut titre de détention seulement si l'accusé est condamné à une peine de réclusion criminelle. En conséquence, l'arrêt ne vaut pas titre de détention quand l'accusé est condamné à une peine d'emprisonnement. Le texte prévoit que la cour peut décerner mandat de dépôt si l'accusé comparaît libre, mais plus rien n'est prévu si l'accusé comparaît détenu.

Une lecture littérale de l'article 367 pourrait donc conduire à libérer la personne condamnée à une peine d'emprisonnement, alors qu'elle était détenue avant l'audience. Telle n'était évidemment pas l'intention du législateur.

La Chancellerie a été alertée sur cette difficulté après l'adoption définitive de la loi. Pour tenter d'y remédier, le Gouvernement a pris, le 25 février dernier, un décret, qui indique expressément que l'arrêt de la cour d'assises vaut titre de détention lorsque l'accusé comparaît détenu et qu'il est condamné à une peine d'emprisonnement ferme.

Cependant, la procédure pénale relevant du domaine de la loi, cette précision règlementaire paraît fragile. À ce jour, d'après les personnes que nous avons auditionnées, aucune contestation n'a été relevée et aucune libération inopportune n'a été recensée. Il est cependant souhaitable de sécuriser juridiquement les règles applicables, afin d'éviter tout problème à l'avenir.

C'est la raison pour laquelle je vous invite à adopter cette proposition de loi, en espérant qu'elle sera inscrite rapidement à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale.

Je vous présenterai deux amendements, dont l'un prévoit une nouvelle rédaction de l'article unique de la proposition de loi. Il me semble en effet qu'une rédaction plus concise serait préférable. Les auteurs de la proposition de loi se sont inspirés de la rédaction du décret, qui énumère de manière très pédagogique toutes les hypothèses pouvant être rencontrées. En l'état, elle serait donc quelque peu redondante avec le décret. De plus, nous ne voulons pas donner l'impression de procéder à une réécriture complète de l'article 367 du code de procédure pénale, alors que l'objectif est de procéder à une clarification ponctuelle.

Comme c'est l'usage, je me suis entretenue avec l'auteur de la proposition de loi, notre collègue M. Jean-Claude Requier, qui m'a donné son accord pour cette nouvelle rédaction.

En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous appartient d'arrêter le périmètre indicatif du projet de loi.

Je vous propose de considérer que ce périmètre comprend les dispositions relatives aux modalités d'incarcération, de placement en détention ou de libération des personnes poursuivies devant les juridictions pénales.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DES ARTICLES

Article unique

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - Comme je vous l'indiquais il y a un instant, l'amendement  COM-1 propose une rédaction plus concise.

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article est ainsi rédigé.

Après l'article unique

Mme Maryse Carrère, rapporteure. - L'amendement  COM-2 vise à actualiser le « compteur » qui figure à l'article 804 du code de procédure pénale, relatif à l'application du code en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna.

L'amendement COM-2 rectifié est adopté et devient article additionnel.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme Maryse CARRÈRE, rapporteure

1

Simplification rédactionnelle du dispositif

Adopté

Article(s) additionnel(s) après l'article unique

Mme Maryse CARRÈRE, rapporteure

2

Mise à jour de l'application outre-mer

Adopté

Projet de loi de finances pour 2023 - Mission « Immigration, asile et intégration » - Examen du rapport pour avis

Mme Muriel Jourda, rapporteur pour avis de la mission « Immigration, asile et intégration ». - Nous examinons les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ». Je suis corapporteur de ces crédits avec Philippe Bonnecarrère qui ne peut être présent avec nous aujourd'hui mais qui a été pleinement associé aux travaux.

Je voudrais débuter mon propos en vous donnant quelques ordres de grandeur. La mission « Immigration, asile et intégration » représente un volume total de crédits d'environ 2 milliards d'euros et est composée de deux programmes : les programmes 104 « Intégration et accès à la nationalité française » et 303 « Immigration et asile ». Ces intitulés résument finalement bien les trois composantes de cette politique publique : l'asile, qui représente près de 66 % des crédits ; l'intégration, qui pèse pour environ 25 % du montant ; la lutte contre l'immigration irrégulière qui, avec 170 millions d'euros seulement ne constitue même pas le dixième de l'ensemble, 8,5 % pour être précise.

Pour le projet de loi de finances pour 2023, le montant des crédits demandés s'élève à 2,7 milliards d'euros en autorisations d'engagement et à 2 milliards d'euros en crédits de paiement, soit des augmentations respectives de 34 % et de 6 % par rapport à 2022. Les moyens des deux opérateurs rattachés à la mission sont également renforcés : pour le volet asile, l'OFPRA bénéficie de 8 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires et voit son budget progresser de 11 % pour dépasser pour la première fois les 100 millions d'euros - 103 exactement -, tandis que l'OFII gagne 9 ETP et voit sa dotation grimper de 6 points à hauteur de 281 millions d'euros.

Ces hausses peuvent paraître importantes de prime abord, mais elles doivent en réalité être relativisées, en raison notamment de la reprise des flux migratoires après la période de covid-19.

Après cette brève introduction, il est temps de rentrer dans le détail de chacun des trois volets de la mission.

Le premier de ces volets est la lutte contre l'immigration irrégulière. Il est d'autant plus important cette année qu'il est désormais confirmé que les flux d'immigration clandestine ont retrouvé leur niveau pré-pandémique. Vous le savez, il n'existe pas d'indicateur direct global pour illustrer ce phénomène, mais toutes les données indirectes recueillies vont dans le sens d'un rattrapage après le bref répit survenu avec la covid-19. La pression aux frontières est d'abord redevenue forte, avec 125 000 mesures de non-admissions, en hausse de 59 % par rapport à 2020. Pour ce qui est des personnes déjà présentes irrégulièrement sur le territoire, le nombre de bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat dépassait les 375 000 au 30 septembre 2021, soit une progression de 2 %, tandis que plus de 120 000 personnes dans cette situation ont été interpellées l'an dernier. Le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, a également évoqué au cours de son audition un nombre de 600 000 à 900 000 clandestins.

Dans ce contexte, le budget alloué à la lutte contre l'immigration irrégulière est, une nouvelle fois, sous-dimensionné.

La capacité d'accueil des 26 centres de rétention administrative (CRA) continue à croître. Elle devrait se porter à 1 859 places fin 2022 et 1 961 fin 2023. On note néanmoins que le rythme effectif de cette augmentation est inférieur aux ambitions affichées l'an passé, puisque le précédent objectif était de 2 099 places fin 2023. Cela s'explique notamment par le report d'une année de la livraison du CRA de Bordeaux. In fine, le constat de l'an passé subsiste : il s'agit d'un « ajustement minimum » de la capacité de rétention, qui reste très en-deçà des besoins.

Les conclusions ne sont pas différentes en matière de retours forcés, puisqu'aucune avancée notable ne peut être relevée dans l'exécution des mesures d'éloignement depuis l'an dernier. Le bilan n'est pas excellent. En volume, le total des éloignements contraints exécutés se porte à 10 091 en 2021 contre 9 111 l'année précédente. En pourcentage, le taux d'exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) est toujours aussi faible : 6,8 % au premier semestre 2022 avec 65 000 OQTF émises pour 4 500 exécutées.

Le ministre de l'intérieur a remis en cause la pertinence de cet indicateur au cours de son audition. Je peux le rejoindre sur le fait qu'il doive être relativisé en raison d'un décalage temporel entre l'émission des OQTF et leur exécution ou de la possibilité que certaines OQTF soient exécutées spontanément sans que les services de l'État en soient avisés. Mais cela ne change rien au constat général d'une politique foncièrement en échec. Pour rappel, le taux d'exécution en 2012 était encore de 22 %... On pourrait donc avoir une meilleure exécution qu'actuellement. Quant aux retours spontanés, le ministère de l'intérieur lui-même en comptabilisait 1 260 en 2020. Il serait bien naïf de croire que le nombre de ceux qui échappent à sa vigilance puisse être beaucoup plus important...

La situation est d'autant plus préoccupante que les difficultés conjoncturelles liées à la covid-19 tendent à s'estomper avec le reflux de l'épidémie, et ce sans retrouver des résultats comparables à ceux de 2019, pourtant déjà très insuffisants.

Il est vrai que des obstacles structurels à l'éloignement persistent. Le président François-Noël Buffet a en a recensé quatre dans son dernier rapport d'information sur le sujet : les difficultés à identifier les personnes en situation irrégulière interpellées ; l'obtention des laissez-passer consulaires dans des délais utiles, à peine plus d`un sur deux en ayant été obtenu dans les délais en 2021 ; la judiciarisation accrue du processus d'éloignement ; la saturation du parc de rétention.

Car les solutions existent. À titre d'exemple, la restriction des visas vis-à-vis des pays du Maghreb, visas délivrés en échange de retours dans ces pays, a produit des résultats. Les volumes restent très faibles mais la dynamique est là : le nombre de retours forcés vers l'Algérie a été multiplié par 16 en un moins d'un an (34 en 2021 contre 557 au 13 octobre 2022). Nous pouvons nous satisfaire de cette politique diplomatique intense préconisée depuis plusieurs années par le Sénat.

J'en viens à la deuxième partie de mon intervention, qui a trait à la politique de l'asile. Le constat est moins univoque de ce côté et on constate même de vrais progrès sur certains aspects.

C'est le cas pour les délais d'examen de l'OFPRA qui évoluent dans le bon sens. Si la demande d'asile retrouve progressivement son niveau d'avant covid, avec 120 000 demandes attendues pour 2022, cette évolution est contrebalancée par l'augmentation sensible de l'activité de l'office. L'effet du renforcement des moyens de l'office décidé en 2020 est désormais évident. L'attribution de 200 ETPT supplémentaires lui a permis de rendre un nombre inédit de 140 000 décisions en 2021 et de diviser par plus de deux le stock de dossiers depuis le pic de 2020, égal à environ 40 000 aujourd'hui, ce qui est notable. Surtout, le délai de traitement moyen est à son plus bas niveau depuis 10 ans : il était de 148 jours en septembre, contre 261 jours fin 2021.

Ces progrès doivent être appréciés à leur juste valeur ; ils sont néanmoins encore fragiles et commencent à plafonner. La dynamique est moins nette depuis l'automne, avec même un léger recul de huit jours du délai de traitement en septembre. L'OFPRA reste en effet affecté par un taux de rotation important de ses agents, environ 14 %, et la covid-19 a encore un impact non négligeable. Dans ce contexte, je resterai très prudente sur la possibilité d'atteindre en 2023 l'objectif d'un délai de 60 jours, contrairement au ministre de l'intérieur, qui est très optimiste.

En outre, cette amélioration soumet paradoxalement l'OFPRA à des difficultés dans son activité d'état civil. L'augmentation mécanique du volume de personnes protégées s'est traduite par une augmentation sensible des délais de délivrance des documents, qui sont actuellement de huit mois. 8 ETP supplémentaires sont fléchés sur cette activité en 2023. Cela est une bonne nouvelle, mais nous devrons rester vigilants.

Le bilan est plus nuancé s'agissant de la CNDA et je suis dubitative sur sa capacité à atteindre à moyen terme ses objectifs en termes de délais de traitement. Ils sont, je le rappelle, de 5 mois en procédure normale et de 5 semaines en procédure accélérée. Il est vrai que la CNDA parvient depuis 2021 à rendre annuellement autant de décisions qu'elle enregistre de recours, 68 000, ce qui stabilise mécaniquement le stock de dossiers, qui était de 32 196 en juin 2022.

Pour autant, ces résultats sont encore largement perfectibles. Avec 188 jours, le délai moyen de jugement est encore très supérieur à la cible. De plus, ces indicateurs sont extrêmement fluctuants du fait de la récurrence de mouvements de grève des avocats à la Cour. Le dernier s'est étalé entre octobre 2021 et mai 2022, et a entraîné le report du jugement de 10 000 recours. Aussi préoccupante qu'elle soit, cette situation ne peut toutefois obérer le fait que la Cour a bénéficié de fortes augmentations de moyens depuis 2018. Il est de sa responsabilité de les traduire en résultats.

J'en viens aux conditions matérielles d'accueil. La dotation inscrite au projet de loi au titre de l'allocation pour demandeurs d'asile (ADA) connaît d'abord une diminution de plus d'un tiers, ce qui me paraît excessivement optimiste. Le ministre de l'intérieur le justifie par le fait que cela exclut les montants alloués aux réfugiés ukrainiens ainsi que par l'amélioration des délais de traitement des demandes d'asile. On peut s'interroger sur la pertinence du choix d'exclure les dépenses liées au conflit en Ukraine de la budgétisation tandis que, comme je vous le disais, les progrès de l'OFPRA sont encore à confirmer. Cela me semble donc être un pari très audacieux.

S'agissant de l'hébergement des demandeurs d'asile, 2022 aura été une « année blanche » puisque les crédits prévus pour financer 4 900 places supplémentaires ont finalement été mobilisés pour l'accueil des déplacés d'Ukraine. Nous les retrouvons donc en 2023. Elles devraient permettre de porter la capacité du parc à environ 114 000 places en fin d'année. Cela reste insuffisant. La part des demandeurs d'asile hébergés progresse mais reste modeste, avec 58 % en 2021, et le Gouvernement a même revu ses objectifs à la baisse : d'une ambition initiale de 90 %, nous en sommes désormais à 70 % pour la fin 2023.

Je précise par ailleurs que 2 200 places d'hébergement jusqu'à maintenant financées sur le plan de relance seront rattachées à la mission « Immigration, asile et intégration » en 2023. Cela participe à la hausse des crédits, mais avec un nombre de places constant.

Le troisième volet de la mission est la gestion de l'immigration régulière et de l'intégration. Les crédits augmentent de 24 %, essentiellement du fait du renouvellement des marchés de formations civique et linguistique du contrat d'intégration républicaine (CIR), du déploiement du programme d'accompagnement global et individualisé pour l'intégration des réfugiés (AGIR) et de la création de 1 000 places supplémentaires en centre provisoire d'hébergement.

C'est bien le minimum compte tenu du dynamisme des flux d'immigration régulière. Sur l'année 2021, les préfectures ont procédé à 270 000 primo-délivrances de titres, soit un volume analogue au pic observé en 2019. Le stock de titres valides franchit cette année encore un palier et dépasse les 3,5 millions. Cette dynamique est portée par l'admission exceptionnelle au séjour, qui représente 11,5 % des primo-délivrances. De ce point de vue, je ne peux que rappeler la position constante de la commission des lois en faveur d'un durcissement sévère des critères de l'admission au séjour tels qu'ils sont définis par la circulaire Valls.

Vous le savez, cette demande exponentielle met en tension les services des étrangers en préfecture. Le délai de traitement des primo-demandes de titre s'est encore dégradé du fait de l'accueil des réfugiés ukrainiens. Il est de 117 jours contre 99 jours l'an dernier, loin de l'objectif des 90 jours que s'est fixé le ministère de l'intérieur. Et cela sans mentionner les délais pour obtenir un rendez-vous, qui sont à l'origine d'un nouveau contentieux ubuesque d'accès au guichet. Je ne m'étends pas plus sur le sujet, qui a été traité en profondeur par le rapport de François-Noël Buffet, si ce n'est pour dire que je m'associe pleinement à ses recommandations.

Le dispositif d'intégration enfin me paraît devoir être encore consolidé. Le nombre de CIR signés plafonne à un niveau proche de celui de 2019, si bien qu'il est délicat d'établir un bilan de ses dernières évolutions.

L'année 2022 a également vu la mise en place du programme AGIR, qui vise à la création d'un guichet unique pour l'accompagnement vers l'emploi et le logement des bénéficiaires de la protection internationale. Là encore, il est trop tôt pour en dresser un bilan.

Dans ce contexte, l'augmentation de 6 % des moyens budgétaires alloués à l'OFII va dans le bon sens, d'autant que son périmètre d'intervention continue inexorablement à s'étendre, comme en atteste la généralisation progressive du rendez-vous santé aux réfugiés et aux signataires du CIR.

En conclusion, si des éléments de satisfaction doivent être relevés s'agissant de l'asile, les autres composantes de la politique migratoire sont toujours en échec. En particulier, la politique de lutte contre l'immigration irrégulière est dans l'impasse. Elle donne l'impression d'une politique du « fait accompli », avec des flux d'entrées irrégulières qui ont retrouvé leur niveau pré-pandémique et un volume d'éloignements forcés exécutés minime. Nous constatons depuis plusieurs années cet accompagnement des faits, avec un temps de retard, plutôt qu'une volonté de s'imposer à eux.

Dans ces circonstances, le PLF pour 2023 est une nouvelle fois sous-dimensionné. Les hausses de crédits sont en réalité dictées par les évolutions des flux migratoires et du contexte économique plutôt que par un véritable choix politique.

Philippe Bonnecarrère et moi-même vous proposons donc de donner un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Habituellement un budget est révélateur d'une volonté politique. En l'espèce, je n'en suis pas persuadée en raison de l'inadéquation entre les déclarations des ministres et le budget qui nous est présenté. Ce budget doit être à la hauteur afin de régler cette question de l'immigration irrégulière, qui est un vrai sujet pour notre pays. J'aimerais connaître l'analyse des rapporteurs.

Mme Laurence Harribey. - Je remercie la rapporteure pour son analyse froide et rigoureuse des crédits qui nous sont présentés. Je la rejoins sur l'absence de prise en compte, pour la dotation au titre de l'allocation pour demandeurs d'asile (ADA), de la question ukrainienne au prétexte de l'incertitude dans l'évolution des flux. Je m'interroge donc sur la sincérité du budget. Les crédits pour 2023 au titre de l'ADA sont en forte diminution, - 36 %, alors que les protégés temporaires bénéficient de cette allocation et que les demandes d'asile seront probablement en hausse en 2023. La diminution des délais de traitement se répercute sur le montant de l'allocation mais ne compensera pas la baisse de crédits. Nous constatons une sous-budgétisation de l'ADA depuis 2017 qui entraîne inévitablement des problèmes d'exécution budgétaire.

Je relève une autre contradiction. Le ministre communique beaucoup sur les crédits alloués à l'intégration et la nécessité pour les étrangers de maîtriser la langue française avec l'obtention d'une certification. Mais l'augmentation de seulement 3,6 millions d'euros des crédits n'est pas à la hauteur de cette ambition.

Pour ces raisons, nous rejoignons beaucoup d'éléments soulignés par les rapporteurs.

Mme Nathalie Goulet. - Je partage la position des rapporteurs de rejeter les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ». Ce sujet de l'immigration est un irritant pour la population. Cela fait partie des sujets difficiles et le débat récent sur l'exécution des OQTF ainsi que les déclarations du ministre ne font qu'ajouter confusion et irritation.

Je m'interroge sur l'application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF). Les rapporteurs ont-ils évalué ce fichier et notamment son évolution au regard du code de la sécurité sociale ? Il était prévu une consultation d'AGDREF par les organismes de sécurité sociale avant ouverture de droits à prestations. Cette disposition avait été votée avec difficulté en 2019. Des fonds sont-ils réservés à l'amélioration du fichier ?

M. Alain Marc. - La commission des lois du Sénat a effectué en 2021 un déplacement à Mayotte auquel j'ai participé. Le nombre d'immigrés en situation irrégulière y est estimé entre 55 000 et 70 000. Avez-vous des éléments de comparaison entre l'immigration irrégulière dans les départements et territoires d'outre mer et celle en métropole ?

Mme Éliane Assassi. - Notre groupe est également défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration » mais pour des raisons différentes. Nous examinons ce budget dans un agenda politique compliqué, avec un projet de loi relatif à l'immigration qui nous est annoncé pour début 2023. Je m'interroge sur la détention d'enfants dans les CRA sous prétexte de ne pas séparer les familles. N'existe t-il pas d'autres solutions ?

En ce qui concerne l'asile, si l'OFPRA a diminué ses délais d'instruction, je ne vois pas comment il pourrait réduire ses stocks avec un renfort de seulement 8 ETP. Il faudrait beaucoup plus de moyens plutôt que de recourir à des cabinets privés pour gérer ces stocks.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».

Mme Esther Benbassa. - Après avoir assisté à plusieurs auditions, j'ai acquis la conviction qu'il fallait s'opposer aux crédits de cette mission, mais pour des raisons différentes de celles du rapporteur. Nos positions se rejoignent sur certains points. Je m'interroge sur l'absence de mention du budget de l'accueil des demandeurs d'asile. Je salue la qualité de l'accueil réservé aux Ukrainiens. Nous avons su débloquer des crédits pour eux, mais que faisons-nous pour tous les autres qui dorment sous les ponts et traînent dans la rue, alimentant l'irritation de la population ?

Par ailleurs, se pose le problème de la gestion des CRA qui fourmillent de repris de justice clandestins. Une fois qu'un étranger est resté 90 jours dans un CRA et qu'il n'a pas obtenu de laissez-passer consulaire, que fait-on ? Faut-il augmenter la capacité des CRA à recevoir des immigrés clandestins ? Le fait est qu'aujourd'hui, il n'y a plus de places disponibles. Comme la loi limite à 90 jours le séjour en CRA, ces personnes sont libérées et se retrouvent à nouveau à la rue.

Le ministre de l'intérieur et des outre-mer propose une demi-solution: fournir des papiers aux personnes qui travaillent dans des métiers en tension. Mais le chemin est encore long car le projet de loi contenant cette disposition n'a pas encore été déposé sur le bureau de l'une des deux chambres.

Ce problème est lié à celui de la difficulté d'obtenir l'ADA. Que font les demandeurs d'asile qui attendent des mois avant d'obtenir un rendez-vous et qui, souvent, ne maîtrisent pas le Français ? Ils appellent l'administration en continu, dans le vide. Certains s'adressent à nous mais ce n'est évidemment pas la solution. Il me semble que l'amélioration de l'accueil, et notamment la réduction du délai de traitement des dossiers de demande d'asile, est l'un des éléments clés pour améliorer l'intégration des étrangers.

M. Guy Benarroche. - En tant que rapporteur pour avis sur les crédits de la mission dont relève la justice administrative, je sais que le contentieux des étrangers représente la moitié de l'activité des tribunaux administratifs, voire bien plus dans certains tribunaux de la région parisienne. Le contentieux géré par la CNDA est par ailleurs en constante augmentation.

En parallèle, comme vous l'avez rappelé, le taux d'exécution des OQTF est d'environ 7 % et continue de diminuer d'année en année.

À ces problématiques s'ajoutent la suroccupation des CRA mais aussi les inepties liées à la gestion de la police aux frontières. À Montgenèvre, par exemple, la mobilisation de 150 agents chargés d'empêcher les migrants en provenance d'Italie de passer la frontière est une aberration totale tant leur action est inefficace. Les zones d'attente, comme celle de Marignane, sont tout aussi absurdes, de même que la situation des CRA. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de visiter celui de Marseille : on y revoit toujours les mêmes personnes qui sont de petits délinquants.

Il est devenu urgent de s'interroger sur la manière dont nous pouvons faire évoluer notre politique migratoire devenue totalement kafkaïenne. Je partage donc le même avis que le rapporteur sur les crédits de cette mission, mais pour d'autres raisons.

M. André Reichardt. - Je partage l'avis défavorable du rapporteur à l'adoption de ce budget. C'est un budget d'accompagnement d'une politique dont les contours échappent à leurs auteurs. Les crédits prévus sont largement insuffisants, l'ADA n'est pas calibrée, le coût de la prise en charge des migrants Ukrainiens n'est pas pris en compte, la création de 8 ETPT à l'OFPRA ne permettra évidemment pas de combler le retard dans le traitement des dossiers... Nous devons nous prononcer sur des moyens dont on sait d'ores et déjà qu'ils sont insuffisants pour financer une stratégie qui, de toute façon, n'est pas encore définie. Il y a fort à parier que nous aurons à examiner un projet de loi de finances rectificative. Il est donc malaisé de travailler dans ces conditions.

Je ne vois pas comment le Gouvernement pourra proposer un projet de loi sur l'immigration dans la mesure où le nouveau pacte européen sur la migration et l'asile n'avance pas. Celui-ci se décompose en plusieurs propositions mais seuls deux règlements ont pu avancer dernièrement. Ils sont actuellement négociés entre les États membres et le Parlement européen. Toutes les autres propositions restent enlisées. C'est pourtant bien à l'échelle de l'espace Schengen que nous arriverons à lutter contre l'immigration clandestine.

Dans ces conditions, nous continuerons à donner un avis défavorable à l'adoption des crédits de cette mission pendant longtemps.

Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Mme Eustache-Brinio, les budgets sont nécessairement la traduction d'une politique. Ici, il s'agit d'une politique du fait accompli. Les moyens mobilisés sont trop faibles. Les tentatives de reconduite à la frontière se heurtent à des difficultés trop importantes, comme l'a démontré le rapport du président François-Noël Buffet sur les services de l'État et l'immigration. Face à ce constat d'échec de la politique de retour, il semblerait logique d'empêcher les immigrés clandestins d'entrer sur le territoire, mais cette politique se heurte à d'autres obstacles. En conséquence, les reconduites à la frontière se font au fil de l'eau et ne correspondent pas aux flux d'entrée.

Mme Harribey, je regrette, tout comme vous, l'absence de prise en compte dans le projet de loi de finances de l'accompagnement des réfugiés Ukrainiens qui bénéficient de la protection temporaire, notamment le montant de l'ADA, qui peut conduire à s'interroger sur la sincérité du budget. J'ai noté que, lors de son audition, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a indiqué que les prévisions budgétaires dans domaine étaient, par définition, hasardeuses puisqu'il est impossible de prévoir l'évolution géopolitique du conflit en Ukraine. Ses services se sont toutefois risqués à faire des prévisions budgétaires qui ne figurent pas dans le projet de loi de finances : pour l'année 2023, 706 millions d'euros devraient être consacrés à l'accueil des réfugiés ukrainiens, principalement au titre de l'ADA et de l'hébergement. Je rappelle qu'en 2022, ce montant était de l'ordre de 579 millions d'euros. Cette politique est totalement passée sous silence dans le budget alors qu'elle n'est pas des moins onéreuses et qu'elle est en plein coeur de l'exercice du droit d'asile. Les crédits consacrés à cette politique seront sans doute examinés en cours d'année, mais il aurait été intéressant de voir figurer ces chiffres dans le projet de loi de finances pour 2023.

Concernant l'intégration par la pratique de la langue, les crédits sont en augmentation mais des inquiétudes demeurent et je partage les observations qui ont été faites sur ce point.

Madame Goulet, l'AGDREF a vocation à être remplacée par une autre application informatique. Cette opération a déjà été budgétisée. La numérisation est un poste de dépenses majeur de l'ordre de 28 millions d'euros, avec une augmentation de 400 % sur l'action correspondante par rapport à 2022. Des moyens budgétaires importants ont donc été alloués pour mettre en oeuvre cette évolution.

Monsieur Marc, j'ai bien noté votre interrogation sur les chiffres de l'immigration illégale en métropole et en outre-mer. Des éléments ont été transmis à ce sujet par le ministère de l'intérieur, qui pourraient éventuellement être mis à disposition de la commission.

Madame Assassi, vous déplorez la transformation progressive des CRA en lieux de détention pour mineurs. Je voudrais préciser que, sur l'année 2021, 82 mineurs ont été enfermés dans des CRA en métropole mais 3 109 en outre-mer, en grande partie à Mayotte.

Quant à l'asile, les délais de traitement des dossiers sont bien sûr trop importants. Je crains que l'amélioration que nous connaissons actuellement ne soit que temporaire. C'est bien le problème de ce budget qui tente constamment de rattraper des flux migratoires en augmentation.

Les crédits du programme 303 « Immigration et asile » s'élèvent à 1,9 milliards d'euros soit deux-tiers du budget de la mission. L'accueil des demandeurs d'asile en constitue la majeure partie et représente donc, budgétairement, le sujet le plus important, Madame Benbassa, même s'il est encore possible de trouver que les crédits qui lui sont alloués sont insuffisants.

Les étrangers sortent des CRA en situation irrégulière à l'expiration du délai de 90 jours, c'est un fait. Chacun estimera la façon dont il faut les prendre en charge.

Monsieur Benarroche, la politique migratoire est effectivement une politique kafkaïenne. Nous ne pouvons que constater que celle du Gouvernement ne donne pas de bons résultats aujourd'hui.

Monsieur Reichardt, je partage tout à fait votre position : il faut définir la stratégie avant de fixer les ressources qui lui sont allouées. Mais force est de constater que la politique des moyens est devenue monnaie courante aujourd'hui, comme nous l'avons vu avec les États généraux de la justice. Le Gouvernement tente d'accompagner un mouvement de société plutôt que d'essayer de lui imprimer une direction.

J'en terminerai en rappelant que la politique européenne demeure incontournable sur ce sujet, même si la présidence française de l'Union européenne n'a pas apporté de grandes avancées en matière d'immigration.

M. François-Noël Buffet, président. - Je souhaite apporter une précision sur le nombre de personnes placées en rétention en CRA et qui, à l'expiration du délai de 90 jours, sont éloignées : en 2021, cela représentait 462 personnes.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».

Projet de loi de finances pour 2023 - Mission « Transformation et fonction publiques » - Programme « Fonction publique » - Examen du rapport pour avis

M. François-Noël Buffet, président. - Nous écoutons à présent l'avis de Catherine Di Folco sur le programme « Fonction publique » de la mission « Transformation et fonction publiques » du projet de loi de finances (PLF) pour 2023.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur pour avis. - Monsieur le président, chers collègues, je me permets de vous rappeler que l'avis budgétaire sur le programme 148 « Fonction publique » porte prioritairement sur la fonction publique de l'État et plus précisément sur les actions interministérielles en matière de ressources humaines. Mon propos sera structuré en trois points : je rappellerai d'abord les données relatives aux effectifs, au temps de travail et à la masse salariale ; j'aborderai ensuite le programme 148 en lui-même ; enfin, je ferai un focus sur l'attractivité dans la fonction publique.

Sur les 5,7 millions d'agents publics que compte la fonction publique, 45 % sont employés par la fonction publique de l'État (FPE), 34 % par la fonction publique territoriale (FPT) et 21 % par la fonction publique hospitalière (FPH). S'agissant des effectifs de l'État, il y a eu un changement de paradigme : l'objectif officiel de stabilité de postes a succédé à celui de suppression de postes qui était affiché lors du précédent quinquennat.

Le projet de loi de finances pour 2023 prévoit même de créer 10 764 équivalents temps plein travaillé (ETP) dans la fonction publique de l'État. Les créations de postes les plus importantes interviendront dans les ministères régaliens (+ 3 069 ETP pour le ministère de l'intérieur et l'outre-mer ; + 2 253  ETP pour le ministère de la justice ; + 1 547 ETP pour le ministère des armées) ainsi que dans le ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse (+ 2 000 ETP).

S'agissant de la durée annuelle du temps de travail, je vous rappelle que la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique a aligné le temps de travail dans la fonction publique territoriale sur la durée annuelle légale de 1607 heures en abrogeant les régimes légaux dérogatoires de travail antérieurs à la loi n°2001-2 du 3 janvier 2001. L'enjeu budgétaire n'est pas négligeable. La Cour des comptes a estimé en 2016 que cet alignement constituerait un gain net pour la collectivité et pourrait permettre à terme une réduction des effectifs d'environ 3 %. Cela constitue un levier important à la disposition des collectivités pour mieux maîtriser l'évolution de leur masse salariale.

La masse salariale de l'État, hors pensions, augmente de 5,35 % en 2023 par rapport à 2022. Cette augmentation est portée à titre principal par la revalorisation du point d'indice de 3,5 % entrée en vigueur le 1er juillet 2022. Cette mesure générale a un coût estimé en année pleine à 7,473 milliards d'euros pour les trois versants de la fonction publique, dont 3,213 milliards d'euros pour la fonction publique de l'État. Par ailleurs, le solde du glissement vieillesse-technicité (GVT) correspondra en 2023 à une augmentation de 453 millions d'euros tandis que le coût des créations de postes s'élèvera à 341 millions d'euros.

Des mesures complémentaires ont été annoncées : la reconduction de la mesure de garantie individuelle du pouvoir d'achat (GIPA) ; la revalorisation des débuts de carrière des agents de catégorie B pour les trois versants de la fonction publique ; la revalorisation et l'extension de la participation de l'État employeur aux frais de restauration ; l'extension du forfait mobilités durables.

En outre, la réforme des rémunérations de la haute fonction publique fera l'objet de discussions prochainement. Une grille indiciaire unique pour le nouveau corps interministériel des administrateurs de l'État - qui intègre les membres des grands corps de l'État mis en extinction - devra voir le jour.

Concernant le programme 148 « Fonction publique » lui-même, il finance les actions interministérielles en matière de formation (38 % du programme), d'action sociale (51 %) et de gestion des ressources humaines (11 %). Il est piloté par la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) et il est mobilisé en complément des initiatives de chaque ministère.

À noter qu'en 2023, le fonds d'accompagnement interministériel aux ressources humaines (FAIRH), qui avait été créé en 2019 et dont les crédits avaient été intégrés au programme 148 en 2022 pour 20 millions d'euros, est supprimé car son efficacité n'a pas été démontrée et que très peu de budget a été mobilisé. Cette suppression explique la diminution apparente des crédits du programme 148 qui s'établissent à 295 520 062 euros en autorisations d'engagement (AE) et 300 973 842 euros en crédits de paiement (CP). En réalité, à périmètre constant, le montant du programme 148 connaît une augmentation de 4,4 % en autorisations d'engagement.

Les montants des prestations d'action sociale individuelle (chèque-vacances ; chèque emploi service universel pour la garde des jeunes enfants de moins de six ans) et des prestations d'action sociale collective (réservations de logements sociaux), augmentent en 2023, notamment du fait de l'accroissement du nombre de bénéficiaires.

La DGAFP bénéficie aussi d'une enveloppe d'un million d'euros pour la réservation d'environ 135 places supplémentaires en crèche l'an prochain ; pour rappel, on compte aujourd'hui 4 700 places. En outre, le dispositif d'aide à l'installation des personnels de l'État sera ouvert à compter de 2023 aux agents contractuels disposant d'un contrat d'une durée égale à un an au moins.

Un bémol toutefois : je regrette que les deux indicateurs financiers relatifs à l'action sociale interministérielle du programme annuel de performance (PAP) présents dans le PLF 2021 n'aient pas été réintroduits en 2023. En effet, ils permettaient une évaluation précise de l'efficacité et de l'efficience des dispositifs en matière d'aide aux familles, d'aide au logement, de restauration ou encore d'aide au maintien à domicile.

L'indicateur retenu depuis le PLF pour 2022, le « taux de satisfaction des bénéficiaires de certaines prestations d'action sociale », ne permet pas en particulier de connaître les coûts de gestion des prestations d'action sociale, dont la maîtrise demeure un enjeu important : ils s'élevaient à environ 5% l'an dernier. Je vous proposerai donc d'adopter, si vous en êtes d'accord, un amendement qui vise à réintroduire les deux indicateurs de performance préexistants.

En ce qui concerne l'action en faveur de l'égalité professionnelle dans les trois versants de la fonction publique, la loi de transformation de la fonction publique a imposé aux employeurs publics de remettre, au plus tard pour le 1er mars 2021, leurs plans d'action en faveur de l'égalité professionnelle. Le taux d'élaboration de ces plans est encore perfectible dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière. En revanche, il atteint 100 % dans la fonction publique de l'État en 2022. Dans ce contexte, je me demande s'il est pertinent de maintenir cet indicateur.

Il est à noter également que le fonds en faveur de l'égalité professionnelle (FEP), initialement créé pour la seule fonction publique d'État, a été étendu aux deux autres versants fin 2021. Il bénéficie d'un financement de près d'un million d'euros sur le programme 148, et permet le cofinancement de projets qui visent à promouvoir l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. En 2023, il est envisagé le dépôt de 250 à 300 projets pour les trois versants de la fonction publique.

Concernant la formation, outre les fonds dédiés au financement des cinq instituts régionaux d'administration (IRA) pour 42 millions d'euros, de l'institut national du service public (INSP) pour 39,1 millions d'euros et aux actions de formations interministérielles (2,7 millions d'euros), je ferai un focus sur les classes « Prépas Talents » qui ont remplacé les classes préparatoires intégrées (CPI).

Ces classes « Prépas Talents » sont destinées aux étudiants les plus méritants de l'enseignement supérieur pour préparer les concours externes - voire les troisièmes concours - de catégorie A et B qui donnent accès à certaines écoles de service public.

À la rentrée 2022, 1 953 places étaient offertes (contre 1 700 à la rentrée 2021), au sein de 100 classes préparatoires. Le ministre de la transformation et de la fonction publiques a annoncé l'ouverture de 2 000 places supplémentaires en 2023, sur l'ensemble du territoire national. Ces classes préparatoires sont intégrées à des écoles de service public, à des universités, à des instituts d'études politiques, à des centres ou des instituts de préparation à l'administration générale.

Chaque étudiant, sélectionné sous conditions de ressources et de mérite, bénéficie d'un tutorat renforcé par des fonctionnaires en poste ou par des fonctionnaires stagiaires des écoles de service public. Il reçoit une bourse d'un montant de 4 000 euros, soit le double de ce qui était versé précédemment dans le cadre des CPI.

Le financement des « Prépas Talents » et des bourses « Talents » est assuré par la DGAFP au titre du programme 148, au moyen d'une subvention de 6 500 euros par place offerte et effectivement pourvue.

Je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 148 « Fonction publique » inscrits au projet de loi de finances pour 2023, sous réserve de l'amendement que je vous proposerai ultérieurement.

Je souhaiterais enfin faire un focus sur l'attractivité de la fonction publique, qui apparaît comme un sujet d'actualité prégnant.

Les trois versants de la fonction publique sont confrontés à de fortes difficultés de recrutement, tant par la voie du concours que par celle du contrat. 39 % des employeurs territoriaux ont éprouvé des difficultés à recruter en 2021 ; dans la fonction publique hospitalière, ce chiffre s'élève même à 99 %, et dans la fonction publique de l'État, le nombre d'inscriptions aux recrutements externes a baissé de 11 % en 2020 par rapport à 2019. On note aussi une forte baisse du nombre de candidats aux concours dans les trois versants.

La baisse de l'attractivité de la fonction publique n'est pas seulement conjoncturelle, mais s'explique également par des facteurs structurels bien identifiés. La méconnaissance des métiers est réelle, les niveaux de rémunérations sont souvent inférieurs à ceux du secteur privé, et les conditions de travail sont parfois dégradées. Il y aussi le « fonctionnaire bashing », c'est-à-dire le dénigrement de la fonction publique, et le manque de reconnaissance éprouvé par les agents.

On note également un changement de paradigme : les jeunes n'ont plus d'attrait pour « l'emploi à vie » ni pour le statut de fonctionnaire. En revanche, ils attachent une importance croissante à la qualité du management ainsi qu'à la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée.

À cette situation commune aux trois versants de la fonction publique, s'ajoutent des difficultés propres à chaque fonction publique.

Au sein de la fonction publique territoriale, certains métiers n'attirent plus (tels les métiers de secrétaire de mairie et de policier municipal, ainsi que les métiers de la petite enfance, de l'animation, de la filière médico-sociale et de la filière technique), tandis que d'autres métiers souffrent d'une concurrence avec le secteur privé, où les rémunérations sont généralement plus élevées (métiers d'ingénieurs, de techniciens et d'informaticiens).

De plus, il y a aussi une forte concurrence entre les collectivités territoriales, de nature financière (compte tenu des différences de régime indemnitaire), géographique (l'Ouest est plus attractif que l'Est) ou encore selon la taille de la collectivité (les grandes collectivités urbaines sont plus attractives que les petites collectivités rurales). Par ailleurs, les métiers dans la fonction publique territoriale exposent davantage les agents, et notamment ceux de catégorie C, aux risques professionnels. Enfin, les modalités de recrutement propres à la fonction publique territoriale, selon lesquelles les lauréats d'un concours ne sont pas automatiquement affectés à un poste, mais inscrits sur une liste d'aptitude, peuvent apparaître complexes et aléatoires à certains candidats.

La fonction publique hospitalière est quant à elle confrontée à une pénurie de soignants formés : 5,6 % des postes d'infirmiers (soit environ 15 000 postes) et 2,5 % des postes d'aides-soignants (soit environ 5 000 postes) sont ainsi vacants dans les hôpitaux publics en 2021. Les accords du Ségur de la santé ont permis une accélération de la progression indiciaire qui peut favoriser la fidélisation à long terme des agents ; en revanche, le nombre d'inscriptions dans les écoles de soignants est loin d'être suffisant. Le Ségur n'a pas réglé la question des conditions de travail, pourtant nécessaire pour pallier le déficit d'attractivité de la fonction publique hospitalière.

Dans ces conditions, comment attirer des talents vers la fonction publique ? Si le « noyau de l'attractivité reste la rémunération » selon le rapport sur l'attractivité de la fonction publique territoriale remis en janvier 2022 par Philippe Laurent, la crise des vocations que traverse le secteur public nécessite une approche ambitieuse et globale, qui porte à la fois sur la visibilité de l'emploi public, ses modalités d'accès, les conditions de travail, les perspectives d'évolution offertes aux agents, ainsi que la reconnaissance par la société de l'engagement public.

Je souhaite suggérer quelques pistes de réflexion et d'action.

Par exemple, il serait possible de réformer les carrières et les rémunérations. Le système actuel montre ses limites. Une réforme en profondeur est à imaginer pour mieux valoriser les métiers et les filières professionnelles. La politique de rémunération indiciaire ne peut pas tout résoudre ; afin d'assurer l'attractivité de certains métiers, accorder une part importante au régime indemnitaire est nécessaire. Les associations d'élus ont souligné l'importance de donner davantage de marge de manoeuvre aux employeurs territoriaux dans la rémunération des agents. Ils sont souvent corsetés par une grille indiciaire. Il faut promouvoir une politique de rémunération qui permette de valoriser les talents au-delà des dispositifs indiciaires et de mieux récompenser l'engagement individuel et collectif.

Autre piste : l'amélioration de la qualité de vie au travail, qui doit être au coeur des préoccupations des employeurs publics. De la qualité de vie au travail dépend la qualité du travail, qui assure la performance des services publics ; la santé au travail est également étroitement liée à cet enjeu. Par ailleurs, l'amélioration de la visibilité de l'emploi public auprès des candidats est indispensable. Au sein même de Pôle emploi, le panel des métiers de la fonction publique n'est pas connu ! Le développement de la marque employeur du service public et la publication prochaine du référentiel des métiers de la fonction publique pourraient contribuer à améliorer cette connaissance, et devraient également favoriser les projets de mobilité des agents entre les versants grâce à une meilleure identification des métiers transversaux.

Je vous dirai à présent quelques mots sur l'apprentissage, qui constitue une voie d'insertion dans l'emploi public à renforcer.

En 2021, 19 800 nouveaux contrats d'apprentissage ont été signés dans l'ensemble de la fonction publique, dont 58 % dans la fonction publique territoriale. L'apprentissage constitue en effet une composante à part entière de la politique des ressources humaines des collectivités territoriales, notamment pour les métiers spécifiques et/ou en tension (petite enfance, restauration et entretien des bâtiments).

Les deux dernières années ont également été marquées par l'augmentation du nombre d'apprentis dans la fonction publique d'État. L'objectif ambitieux de recruter 14 940 apprentis en 2021-2022 a été atteint ; en 2022-2023, il a été porté à 17 000 apprentis.

Il y a un moyen d'améliorer significativement l'accès des apprentis à la fonction publique à l'issue de leur apprentissage. Cela consisterait à assimiler l'expérience acquise au cours du contrat d'apprentissage dans la fonction publique à une durée de service public effectif. Un apprentissage de deux ans, ce n'est pas rien ! Cela leur permettrait plus facilement de passer les concours par la voie interne. Le Gouvernement s'y était engagé lors du précédent quinquennat mais il n'a rien entrepris en ce sens. J'espère que le Gouvernement actuel favorisera une telle évolution.

Je vous rappelle que le centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) finance la totalité des frais de formation des apprentis dans la fonction publique depuis la loi de transformation de la fonction publique, en contrepartie de l'instauration d'une cotisation de 0,1 % sur la masse salariale des collectivités territoriales.

France compétences verse au CNFPT une contribution d'un montant annuel maximal de 15 millions d'euros, tandis que l'État s'est engagé à verser lui aussi 15 millions d'euros dans le cadre de la convention annuelle d'objectifs et de moyens en 2022. Dans le PLF pour 2023, cet engagement a été renouvelé.

En revanche, le Gouvernement a déposé un amendement pour supprimer le caractère annuel de la convention d'objectifs et de moyens signée entre l'État et le CNFPT, ce qui fragilise, à mon sens, l'équilibre du dispositif pour les années à venir. En effet, s'il y a désengagement de l'État et de France compétences, le financement de l'apprentissage incombera aux collectivités territoriales. J'envisage de déposer un éventuel amendement en ce sens sur les crédits non rattachés.

Il s'agit aussi de poursuivre la réflexion engagée sur les concours. Il n'est pas question de revenir sur le principe du concours, qui garantit l'égalité des candidats devant le recrutement et l'objectivité des procédures, ni d'amoindrir la sélectivité des recrutements.

Toutefois, il parait nécessaire de revoir la nature, le contenu et le rythme des épreuves afin de mettre un terme aux décalages qui peuvent persister entre certaines épreuves et la nature des missions que le candidat sera amené à exercer ainsi que les compétences dont il devra faire preuve. De plus, il faut adapter les épreuves aux besoins des employeurs publics, notamment dans les collectivités territoriales. La DGAFP a indiqué que la réflexion sur le sujet était en cours, en particulier s'agissant des concours de la haute fonction publique.

Il me semble qu'il faut aussi renforcer la formation continue des agents pour favoriser leur évolution professionnelle. Dans le cadre du schéma directeur de la formation professionnelle tout au long de la vie des agents de l'État, une plateforme interministérielle de formation en ligne, qui s'appelle « Mentor », a été lancée et offre à ce jour 80 formations.

Il faut favoriser les mobilités entre les versants de la fonction publique. En dépit des dispositifs qui ont été introduits par la loi de transformation de la fonction publique afin de lever les freins à la mobilité, très peu d'agents changent de versant ; ils n'ont été que 24 100 entre fin 2019 et fin 2020. Le développement de la mobilité entre les versants apparaît pourtant à la fois comme un facteur de la fidélisation des agents et comme un outil de mise en oeuvre d'une stratégie territoriale des ressources humaines équilibrée.

Il y a sans doute bien d'autres pistes de réflexion à mener pour renforcer l'attractivité de la fonction publique et fidéliser davantage les agents - certaines collectivités font d'ailleurs preuve de beaucoup créativité en la matière. Il y va de la pérennité de la fonction publique, et avec elle, de la qualité du service public apporté aux concitoyens.

Je vous remercie de votre attention.

M. François-Noël Buffet, président. - Au final, quel est votre avis sur l'adoption des crédits de ce programme, Madame le rapporteur ?

Mme Catherine Di Folco, rapporteur pour avis. -Je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 148, sous réserve de l'amendement que je vais vous présenter sur les indicateurs de performance.

Mme Françoise Gatel. - Je tiens à remercier notre collègue Catherine Di Folco pour son excellente connaissance du sujet et pour toutes les suggestions et les observations qu'elle a faites.

Effectivement, il a lieu de s'inquiéter au sujet de l'avenir de la fonction publique, notamment dans son versant territorial. Il y a un vrai problème d'attractivité ; plusieurs facteurs ont été avancés à juste titre, dont le rapport au travail des nouvelles générations - qui s'observe également dans le secteur privé.

Auparavant, les agents qui entraient dans les collectivités y faisaient toute leur carrière. Aujourd'hui, il y a un taux de renouvellement extrêmement important, en raison des envies de mobilité professionnelle mais aussi d'évolution. Je pense que cela soulève des questions s'agissant du statut, que je ne remets pas en cause. Mais il constitue parfois une rigidité qui mériterait qu'on réfléchisse à des adaptations.

La valorisation des métiers est extrêmement importante. On a aujourd'hui dans nos collectivités des métiers remarquables, par exemple dans le champ de la cybersécurité, et qu'on ne fait pas suffisamment connaître. Alors que le ministre Stanislas Guerini lance une réflexion sur la fonction publique, je lui ai dit qu'il fallait qu'on communique à propos de ces métiers.

L'apprentissage est une voie d'insertion intéressante, non seulement pour les métiers classiques mais aussi pour les métiers de secrétaire de mairie ou de directeur général des services (DGS). J'en profite pour vous annoncer que la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation s'emparera bientôt du sujet de l'attractivité dans la fonction publique, grâce à nos collègues Catherine Di Folco, Jérôme Durain et Cédric Vial.

Comme l'a rappelé le rapporteur, les grandes collectivités ont moins de mal à recruter parce que leurs métiers sont moins au contact direct du public, qu'ils sont un peu plus protégés et plus valorisés, et qu'ils comprennent souvent des avantages salariaux qui n'ont rien à voir avec ceux des petites collectivités. C'est pourquoi il est nécessaire que nous recherchions des solutions pour pallier le déficit d'attractivité des petites collectivités. Celles-ci peuvent par exemple offrir un poste de secrétaire de mairie - dont chacun connaît l'extrême polyvalence - pour une journée ou d'une journée et demie de travail par semaine. Lorsque le poste en question se trouve à 50 kilomètres de son habitation, comment peut-on imaginer que l'on ait envie de répondre à cette offre d'emploi ? C'est pourquoi il a fallu développer des solutions à l'aide, notamment, du portage du contrat de travail par les intercommunalités et des mises à disposition auprès d'autres communes. La question s'est également posée pour les policiers municipaux.

Je voudrais dire un mot sur la fonction publique hospitalière et le secteur médico-social. Le rapporteur a évoqué le Ségur de la santé. Celui-ci a permis une revalorisation des métiers du sanitaire, mais pas du secteur médico-social. Or, dans les établissements de prise en charge du handicap, de l'enfance ou de la dépendance, les deux types d'activités peuvent coexister. Dans un même établissement, il peut donc y avoir deux secrétaires, une qui relève du secteur sanitaire et a bénéficié de la revalorisation mensuelle de 183 euros et l'autre qui est dans le secteur médico-social et n'en a pas bénéficié.

Mme Cécile Cukierman. - Je salue le travail du rapporteur et notamment les développements qu'elle a consacrés à l'enjeu de l'attractivité des métiers des trois versants de la fonction publique.

Au-delà des débats que nous pouvons avoir sur le fait de savoir s'il y a trop ou pas assez de fonctionnaires dans notre pays, une chose est certaine : pour mener à bien des politiques publiques, y compris celles qui garantissent les valeurs républicaines dont l'égalité, nous avons besoin d'agents de la fonction publique de l'État, de la fonction publique hospitalière et bien évidement de la fonction publique territoriale. Je souhaiterais revenir rapidement sur cette dernière.  

Comme cela a été dit, face au défi de l'attractivité il y a plusieurs leviers à mobiliser : la question des salaires, et, au-delà, la problématique de l'évolution des carrières, de même que la prise en compte réelle des fonctions qui sont exercées et de la pénibilité de certains métiers. Soit on continue d'avoir des services publics qui sont ouverts tout au long de la semaine sauf quand les usagers en ont besoin, soit on décide de revoir certaines règles, pour mieux valoriser les métiers de la fonction publique...

Il y a très certainement et bien plus fortement que cela n'est fait aujourd'hui à prendre en compte cette aspiration nouvelle. Comme cela l'a indiqué Françoise Gatel, nous devons également prendre en compte les nouvelles aspirations des jeunes générations. Les enfants grandissent désormais avec l'idée qu'ils n'auront pas un mais plusieurs métiers, et que la mobilité et l'évolution professionnelles sont nécessaires. Aujourd'hui, même si les jeunes veulent bien rejoindre la fonction publique, ils ont un autre regard et d'autres exigences que précédemment.

Par ailleurs, le développement du télétravail et l'utilisation des journées de réduction du temps de travail (RTT) vont renforcer les concurrences entre collectivités. Je vais prendre un exemple. Une des collectivités territoriales les plus attractives, hors l'Île-de-France, demeure la région Auvergne Rhône-Alpes. Par le volume de ses effectifs, par son budget, elle a un système indiciaire intéressant. Lorsqu'on fait un ou deux jours de télétravail par semaine et que l'on a des journées capitalisables de réduction du temps de travail, alors la question d'aller travailler à Lyon, quand on habite à 70, 80 voire 100 kilomètres de là, ne se pose pas dans les mêmes termes que lorsqu'on est contraint d'y aller du lundi au vendredi, voire davantage selon les missions et les obligations de service. Je crois que ceci doit être pris en compte.

Un certain nombre de collectivités - je pense notamment aux départements mais également aux régions - sont confrontées à des difficultés de recrutement du fait de différences de coût de la vie au sein d'un même territoire. Ainsi, recruter un agent de catégorie C pour travailler dans un lycée, notamment en zone frontalière avec le pays de Gex, devient de plus en plus compliqué car le salaire versé ne permet pas de vivre sur place. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Donc il faut agir sur les salaires et donner les moyens aux collectivités de pouvoir le faire.

Comme cela a été dit, il faut aussi travailler à renvoyer une image de modernité des métiers de la fonction publique - et pas simplement à l'aide de quelques spots à la télévision ou sur Internet - pour donner aux jeunes envie de postuler. Enfin, il faut redonner du sens à ces métiers, car nous en avons profondément besoin.

Tout ceci étant dit, le groupe CRCE estime que le budget n'est pas à la hauteur. Nous ne voterons donc pas l'adoption des crédits du programme 148, mais nous voterons pour la publication du rapport.

M. François-Noël Buffet, président. - À titre d'exemple d'initiative pour mieux faire connaître la fonction publique, je voudrais souligner l'initiative innovante du centre de gestion de la fonction publique territoriale du Rhône et de la Métropole de Lyon, qui organise demain, à l'initiative de son président, un job dating, en partenariat avec le Fonds pour l'insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHP), pour travailler à l'insertion des personnes à mobilité réduite.

Mme Catherine Di Folco, rapporteur pour avis. - Je remercie mes collègues pour leurs interventions. Je partage entièrement leurs avis. Je propose, si vous en êtes d'accord, un amendement qui vise à remplacer l'indicateur du taux de satisfaction par les deux indicateurs qui existaient dans le PLF pour 2021, à savoir : le coût de gestion des prestataires extérieurs chargés de certaines prestations d'action sociale, et le coût moyen annuel de réservation d'une place en crèche. Ces deux indicateurs me semblent plus pertinents pour évaluer la performance des actions mises en place.

M. François-Noël Buffet, président. - Il s'agit, pour être précis, d'un amendement à l'article 30, état G, alinéa 1398.

L'amendement est adopté.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme « Fonction publique » de la mission « Transformation et fonction publiques », sous réserve de l'adoption de son amendement.

Projet de loi de finances pour 2023 - Mission « Pouvoirs publics » - Programme « Fonction publique » - Examen du rapport pour avis

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - La mission « Pouvoirs publics » comporte les crédits de la présidence de la République, du Conseil constitutionnel, de la Cour de justice de la République, de l'Assemblée nationale, du Sénat et de la chaîne parlementaire. Le budget total de la mission s'élève à 1 076,5 millions d'euros, soit une hausse de 2,76 % par rapport à l'année dernière. Je vous précise mes chers collègues que, comme les deux années précédentes, le rapport que je vous présente ne portera ni sur l'Assemblée nationale, ni sur le Sénat, ni sur la chaîne parlementaire, puisque, en tant que Questeur, je ne voudrais pas être en conflit d'intérêts. Je vous renvoie donc au rapport tout à fait précis, clair et remarquable de nos collègues de la commission des finances pour ce qui est du Parlement.

Pour ce qui est de la présidence de la République, je précise que je n'ai pas eu l'honneur, comme les trois années précédentes, d'être reçu par le directeur de cabinet du président de la République. En effet, celui-ci ne donne pas suite à mes demandes, pour des raisons que j'ignore. Nous nous contentons donc de correspondances avec son adjoint. Je préciserai cela en séance publique, sans faire de plus amples commentaires, car cela ne me paraît pas nécessaire.

La dotation demandée pour la présidence de la République est en hausse de 4,90 %, soit 110,46 millions d'euros en 2023 contre 105,3 millions d'euros en 2022.

Une augmentation sensible des dépenses de fonctionnement est à relever : 12,61 % de plus, ce qui est assez important. Pour justifier cette évolution, plusieurs explications sont avancées, en particulier l'augmentation du point d'indice de la fonction publique et l'inflation. Toutefois, même en additionnant l'une à l'autre, il est difficile de justifier une telle hausse. À cela s'ajoute un certain nombre de travaux de sécurité, que nous nous devons de soutenir. Je souhaite néanmoins souligner que les explications données apparaissent un peu absconses. En effet, dans l'annexe au projet de loi de finances pour 2023, la présidence de la République indique qu'il faut procéder à « un recalibrage réaliste devenu indispensable permettant de faire face aux coûts de gestion courante ». Cette phrase se passe de tout commentaire. Si ce sont des « coûts de gestion courante », on ne comprend pas tellement la notion de « recalibrage indispensable ». Il me sera toutefois difficile d'évoquer cela en séance publique car je ne disposerai que de trois minutes, comme vous tous et toutes, mes chers collègues, ce qui est tout à fait dommageable pour discuter d'un tel budget.

Les dépenses d'investissement comprennent plusieurs opérations qui sont parfaitement réalistes et qui doivent être soutenues. Je pense particulièrement à tout ce qui concerne la sécurité du président de la République et la sécurité informatique de l'Élysée. Dans le monde où nous vivons, je ne peux que soutenir ces investissements qui requièrent des moyens suffisants.

Cependant, je tiens à préciser que la justification de certaines opérations d'investissement manque de précisions. Des travaux de mise aux normes et de mise en sécurité vont sans doute intervenir dans les années à venir. Outre la mise en conformité des installations électriques, il y aura des opérations de sécurisation des sites, conformément aux conclusions du diagnostic technique réalisé en 2021. Si les services de la présidence indiquent que le chiffrage de ces opérations est encore en cours, la Cour des comptes relève quant à elle un coût estimé à 12 millions d'euros sur cinq ans. Ensuite, la réalisation de l'audit énergétique des emprises parisiennes doit permettre la définition d'une stratégie pluriannuelle de travaux mais des incertitudes demeurent quant aux besoins de financement afférents. Enfin, je précise que l'élaboration d'un nouveau schéma directeur immobilier à compter de 2025 pourrait être l'occasion d'établir une convention avec l'opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture (OPPIC) visant à clarifier les rôles et à établir les responsabilités de chacun. Toutefois, la rédaction d'une nouvelle convention avec l'OPPIC se traduirait certainement par la prise en charge par la présidence de la République de travaux financés jusqu'à présent par l'OPPIC.

En résumé, il y a des marges d'incertitudes quant à l'avenir. Je précise en outre que le budget donne lieu à un prélèvement sur les disponibilités de la présidence de la République. Nous avons réussi à établir que les disponibilités étaient de 22,8 millions en 2017, 17 millions en 2018, 20,5 millions en 2019, 20,4 millions en 2020 et le même montant en 2021. Pour 2023, le prélèvement prévisionnel sur les disponibilités s'élève à 2,37 millions d'euros.

Pour conclure sur un point positif, j'ajoute que les dépenses d'investissement comprennent des travaux visant à chauffer l'Élysée, au moins pour partie, par la géothermie, ce qui va tout à fait dans le sens des énergies du futur.

J'en viens au Conseil constitutionnel. Nous avons été reçus très chaleureusement et longuement par le président Laurent Fabius et le secrétaire général, Jean Maïa. Les crédits du Conseil constitutionnel pour 2023 sont en baisse, compte tenu de l'enveloppe exceptionnelle qui a été allouée en 2022 pour le contrôle de l'élection présidentielle et des élections législatives. Ces crédits n'ont logiquement pas été reconduits cette année puisqu'il n'y aura probablement que les élections sénatoriales.

Le budget n'appelle pas de remarque particulière. Nous devons toutefois souligner le travail très important réalisé en matière de QPC. L'année 2022 a ainsi été marquée par le jugement d'une millième QPC. Ce mécanisme constitue une novation très importante. Il y a également le portail internet qui permettra de recenser l'ensemble des QPC d'ici le début de l'année 2023. Cette initiative est extrêmement positive. Le Conseil constitutionnel poursuit par ailleurs sa politique visant à faire connaître son activité, notamment par des déplacements, par des liens internationaux et par plusieurs audiences décentralisées.

Par ailleurs, je me suis permis d'évoquer, lors de mon entretien avec le président Laurent Fabius, le vote du Sénat, qui a adopté le 4 novembre 2021, par une majorité de 322 voix contre 22, une proposition de loi constitutionnelle reprenant les termes de la Constitution dans sa rédaction issue de la révision constitutionnelle de 2008, selon laquelle « la ratification des ordonnances par le Parlement doit être expresse ». J'ai ainsi souhaité rappeler l'opposition d'une large majorité au sein de notre assemblée à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui conduirait à octroyer aux ordonnances non ratifiées une valeur législative.

J'en viens aux crédits de la Cour de justice de la République. Son président, qui nous a reçus fort courtoisement, a mentionné des travaux de sécurisation des locaux, qui débuteront cette année et se poursuivront l'année prochaine.

Il y a en outre le projet, qui serait économique, de déplacer la Cour de justice de la République dans les locaux de l'île de la Cité. Toutefois, ce déménagement ne pourra intervenir avant l'achèvement des procès en cours, en particulier ceux qui concernent l'attentat de Nice.

S'agissant de l'activité de la Cour de justice de la République, il est à relever qu'un procès a eu lieu au cours des dernières semaines. Je me dois également d'appeler votre attention sur le nombre de recours déposés devant la commission des requêtes de la Cour de justice de la République, qui exerce un filtrage des plaintes avant leur éventuelle transmission à la commission d'instruction. En 2021, le nombre de recours déposés devant cette commission s'est élevé à 20 119. Parmi ces recours, la quasi-totalité a été présentée par le même avocat, qui proposait un modèle prédéfini de plainte facilement accessible sur internet. Il y a là un vrai problème et je m'interroge sur le bien-fondé d'une telle méthode, d'autant plus que cet avocat a récemment dû comparaître devant le Conseil de l'Ordre et a été sanctionné d'une interdiction d'exercer pendant six mois avec sursis.

Enfin, chacun connaît les débats sur la Cour de justice de la République et les projets qui proposent sa pure et simple suppression, assortie d'un dispositif de filtre pour éviter le harcèlement judiciaire des ministres.

Voilà, mes chers collègues, les quelques remarques que je voulais vous présenter, au terme desquelles je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption de ces crédits.

M. Hussein Bourgi. - Je formule le voeu que l'augmentation des frais de fonctionnement de 12,61 % pour la présidence de la République inspire celles et ceux qui allouent les budgets de fonctionnement pour les collectivités locales. Je rappelle que les collectivités territoriales subissent les mêmes contraintes avec l'augmentation du point d'indice et l'inflation. Il est dès lors particulièrement gênant d'expliquer aux collectivités territoriales qu'elles doivent faire des économies lorsque la présidence de la République ne donne pas l'exemple.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je pense que vous pourrez argumenter en ce sens en séance publique, si toutefois il vous est dévolu le nombre de minutes nécessaires. Comme vous le savez, je proteste énergiquement contre les règlements qui ont été adoptés qui réduisent à la portion congrue ces débats budgétaires en séance publique.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Après l'exposé à la fois précis et subtil de Jean-Pierre Sueur, je me demande pourquoi il propose d'approuver les crédits.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - J'ai émis un certain nombre de réserves qui me paraissent nécessaires. Il y a en particulier des imprécisions qui concernent le budget de fonctionnement de la présidence de la République, à l'exception des dépenses indispensables à la sécurité, qui ne peuvent être critiquées. Néanmoins, ces remarques ne me conduisent pas à proposer un avis défavorable sur l'ensemble des crédits de la mission « Pouvoirs publics », qui comprennent le budget de l'Élysée, du Conseil constitutionnel et de la Cour de justice de la République.

La commission émet un avis favorable aux crédits de la mission « Pouvoirs publics ».

La réunion est close à 11h25.

Projet de loi de finances pour 2023 - Audition de M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires

M. François-Noël Buffet, président. - Nous remercions le ministre de sa présence. Je rappelle que notre audition se tient dans le cadre de nos travaux sur le projet de loi de finances, plus spécifiquement sur la mission « Relations avec les collectivités territoriales », dont le rapporteur est Loïc Hervé. Nous évoquerons donc ensemble le budget des collectivités territoriales, leurs relations avec l'État et les difficultés des collectivités dans le contexte de crise que nous connaissons actuellement.

M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Je vous remercie Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, avant toute chose, je souhaiterais revenir sur la situation actuelle.

Les arbitrages sur le projet de loi de finances sont rendus durant l'été. À cette époque, le dernier élément d'information en date consistait en un rapport de la Cour des comptes, dont l'analyse reposait sur un état des lieux en début d'année 2022 et sur des estimations des comptes administratifs. Nous nous sommes basés sur cette photographie pour déterminer l'état de santé des collectivités territoriales, et elle traduisait globalement une amélioration sur cinq ans. Or la tendance actuelle diffère sensiblement. Ainsi, l'inflation déjà présente en 2021 a changé de nature et d'ampleur à partir du 24 février 2022, date de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Afin d'en pallier les conséquences sur les finances des collectivités territoriales, le Sénat a ajouté un « filet de sécurité » dans la loi de finances rectificative, puis le Gouvernement a amendé sa copie. Des éléments restent à coconstruire dans le cadre de la discussion budgétaire et parlementaire, mais je tiens à présenter quelques éléments marquants :

- l'augmentation de l'enveloppe de DGF : elle progresse pour la première fois depuis 13 ans, à hauteur de 320 millions d'euros.

- la création d'un « fonds vert » : Ce fonds a vocation à soutenir le financement des projets des collectivités territoriales. Certes, les autorisations d'engagement liées au plan de relance et en lien avec le plan « Marseille en Grand » ne sont pas reconduites à cet égard, mais le solde reste très largement positif puisque le « fonds vert » sera abondé à hauteur de 2 milliards d'euros contre 1,5 milliard initialement. Ce fonds se veut extrêmement souple, et ne repose pas sur des appels à projets ou manifestations d'intérêt, qui le rendraient trop complexe pour apporter un appui financier réel et concret aux collectivités dès 2023 ;

- la stratégie face à la hausse des prix de l'énergie . Nous ajustons cette stratégie, dans un contexte où les prix évoluent et où une partie des discussions impliquent nos partenaires européens s'agissant de la réforme du marché de l'électricité. La façon d'agir la plus efficace et vertueuse en termes de finances publiques consiste à obtenir des baisses de prix avant d'étudier les solutions. Nous proposons deux dispositifs : un « amortisseur » et un nouveau « filet de sécurité ». Ce dernier peut sembler complexe dans la détermination de son montant, mais il présente l'intérêt de ne pas se limiter aux prix de l'électricité et permettra de répondre efficacement à une partie des surcoûts significatifs.

M. Loïc Hervé, rapporteur pour avis. - Monsieur le ministre, je souhaite avant toute chose revenir sur l'article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 et sur l'échange que vous avez eu avec Christine Lavarde dans l'hémicycle.

Les contrats dits « de Cahors » n'ont pas laissé un bon souvenir chez les présidents d'exécutifs des collectivités territoriales et de leurs groupements, ni chez les parlementaires ; ils ont constitué une source de tensions dans la relation entre l'État et les collectivités territoriales. Nous ne sommes pas soumis aux mêmes obligations en termes d'équilibre budgétaire, que nous soyons à votre place, monsieur le ministre, ou à la place des élus en charge de budgets de collectivités territoriales.

L'Assemblée, puis le Sénat, ont supprimé cette idée de « contrats de confiance », des contrats dont l'essentiel des clauses sont léonines. Devons-nous placer un tel licol autour du cou des collectivités territoriales pour satisfaire des exigences européennes ? Les collectivités locales sortent de la crise liée à l'épidémie de covid-19 et font aujourd'hui face à la hausse du coût de l'énergie. Elles me semblent capables de gérer leurs finances et ne méritent pas de tels dispositifs infantilisants. Tel est en tout cas ce qui ressort des auditions que j'ai conduites dans le cadre de l'examen de la mission « Relations avec les collectivités territoriales ». Je vous invite en conséquence à regarder comment faire évoluer ce dispositif.

Un deuxième sujet illustre la différence de positions du Sénat et du Gouvernement quant aux finances locales :la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Nous sommes en train de tuer l'un des derniers impôts locaux de France sans avoir réformé ni la fiscalité locale ni la fiscalité des entreprises. La CVAE est le dernier impôt qui trace un lien entre la richesse produite dans un territoire et les collectivités territoriales, qui aménagent et rendent des services publics aux entreprises et aux salariés. Quand le lien entre l'industrie et le territoire aura définitivement disparu, il sera difficile de réindustrialiser le pays. Si la France possède une appétence à l'impôt, c'est parce que nous savons comment il est employé.

Je sais que des propositions de suppression de l'article 5 s'exprimeront. D'autres suggéreront de différer cette réforme dans le temps. Pour le moment, vous envisagez de supprimer la CVAE sans réfléchir à la manière de financer les collectivités territoriales avec ceux qui créent la richesse sur leur territoire. Nous parlons ici des entreprises, mais nous n'avons pas non plus obtenu gain de cause s'agissant des ménages puisque la taxe d'habitation a été supprimée et remplacée par des compensations.

Enfin, vous avez évoqué le fonds vert, de 2 milliards d'euros. On semble rassuré que le préfet de département, et non le préfet de région, attribue ces dotations. On pointe aussi un début de verdissement de la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL). Comment envisagez-vous d'harmoniser ces deux dispositifs ? Avez-vous l'intention d'associer les élus locaux au processus d'attribution ? L'association des élus était intéressante pour la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), mais pas du tout pour la DSIL. Chaque année, nous tentons de créer un dispositif pour associer les élus locaux, et nous n'y parvenons pas. Nous aurons peut-être de nouvelles propositions.

M. Mathieu Darnaud. - Lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement, Jean-Michel Arnaud a relayé les inquiétudes légitimes de nos collectivités face à une situation aussi inédite que douloureuse s'agissant des énergies. Je souhaite à mon tour vous livrer une inquiétude sur ce qui constitue une forme de poison mortel pour l'avenir de nos collectivités.

Lors de la création du « filet de sécurité », nous avions insisté sur l'importance de son caractère opérationnel. Nous devons aux maires des dispositifs opérationnels et une parole de l'État tenue. Je m'étonne donc de recevoir de la part du ministre Gabriel Attal des propositions de versement d'acomptes pour l'Ardèche, alors que vous avez indiqué lors de la séance de questions au Gouvernement que vous-même n'avez pas à ce jour l'état des programmations de ce « filet de sécurité » pour l'année 2022 à l'échelle nationale. Cela ne me rassure pas.

Nous pouvons comprendre que des critères soient nécessaires et que les 22 000 communes susceptibles d'être éligibles initialement ne le soient finalement pas toutes. Cependant, les chiffres actuels inquiètent. Mon département compte 335 communes, dont beaucoup de communes rurales dans des situations très compliquées, et seules 29 entreraient dans le dispositif évoqué. Ce « filet de sécurité » ne sera donc pas au rendez-vous. De plus, certaines communes pourraient être obligées de restituer l'avance en mars car les critères auraient été mal estimés. Ce n'est pas possible, et je le dis avec solennité : l'heure est grave, et nous devons agir ensemble car il en va de notre crédibilité collective. Nos maires doivent faire face à une angoisse quotidienne, et la moindre des choses serait de leur donner de la transparence et de la clarté.

Enfin, j'avais cru comprendre en 2017 que le Président de la République souhaitait nous voir réfléchir à des dispositifs de péréquation. Or nous n'avons pas avancé sur le sujet et nous n'avons pas non plus réfléchi à l'avenir du fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC), qui pose question notamment sur les effets de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « NOTRe ».

La ministre Caroline Cayeux a achevé sa réponse à la question d'actualité qui lui a été posée en se référant au rapport de la Cour des comptes relatif aux scénarios de financement des collectivités territoriales. Or, la même Cour des comptes s'est également prononcée, dans le fascicule 2 de son rapport sur les finances locales pour 2022, en faveur de l'attribution de la dotation globale de fonctionnement (DGF) à l'échelle du bloc communal, avant sa répartition entre l'intercommunalité d'une part et ses communes membres d'autre part. Je souhaiterais connaître votre sentiment sur cette question.

M. Philippe Bas. - Monsieur le ministre, je souhaiterais que vous nous indiquiez, avec des chiffres précis, l'évolution du pouvoir d'achat de la dotation globale de fonctionnement depuis dix ans. Nous avons connu des baisses de dotation sous le quinquennat de François Hollande, puis un gel sous le premier quinquennat d'Emmanuel Macron. Vous vous apprêtez aujourd'hui à faire un geste, mais il convient d'en mesurer la portée.

La baisse de capacité financière de la dotation globale de fonctionnement a un effet très fort dans une période où les dépenses ont augmenté sous l'effet des normes, des transferts de charges et de l'augmentation des traitements des fonctionnaires. À cet effet de ciseaux considérable s'est ajoutée la suppression d'impôts locaux, générant une situation qui justifie l'inquiétude exprimée par nos collègues.

Je ne mésestime pas les efforts que vous avez annoncés, certes limités mais qui présentent le mérite d'exister. Je souhaiterais toutefois que vous nous éclairiez sur le contexte du budget 2023, après dix ans d'érosion de la capacité financière des dotations globales de fonctionnement.

Enfin, je souhaite vous interroger sur un point plus anecdotique, relatif à une centaine de petites communes. La dotation particulière relative aux conditions d'exercice des mandats locaux (DPEL), qui finance notamment les indemnités des élus locaux, est fonction du potentiel financier, censé refléter la richesse du territoire. Or, quand un habitant fortuné s'installe dans sa commune, le potentiel financier peut en être affecté et le maire peut voir sa dotation supprimée sur ce seul critère, alors qu'il accomplit le même travail. L'État ne se ruinerait pas à intervenir dans ces cas, et je présenterai un amendement en ce sens. Je souhaiterais que vous lui apportiez un soutien public.

M. Guy Benarroche. - Je tiens tout d'abord à m'associer à la position et aux inquiétudes exprimées par Loïc Hervé et Mathieu Darnaud.

Ma première question part du constat d'un besoin réel d'investissement dans les mobilités du quotidien. Le développement des transports en commun varie sur l'ensemble du territoire, et les territoires ruraux s'inquiètent aujourd'hui de l'augmentation annoncée des péages de SNCF Réseau. Par ailleurs, le développement des transports en commun de certaines métropoles très urbanisées s'avère encore très éloigné de celui d'Île-de-France. Des amendements ont été présentés sur le versement mobilité entreprise au moment du projet de loi de finances rectificative, visant à porter leur taux maximal à celui ayant cours en région parisienne. Ces amendements ont été rejetés hier à l'Assemblée nationale avec un avis défavorable du Gouvernement. Je rappelle pourtant que les membres des groupes Les Républicains et Renaissance, élus des Bouches-du-Rhône, les avaient défendus localement. Avez-vous des propositions pour permettre aux collectivités de mettre en oeuvre les mobilités nécessaires à leur développement ?

Par ailleurs, vous connaissez sans doute le problème des péréquations liées aux attributions de compensations (AC) ou à la dotation de solidarité des communes d'Aix-Marseille-Provence. La publication du rapport de la Cour des comptes le 20 octobre 2022 fait état de 178 millions d'AC versées indûment. Cette métropole a désormais besoin de visibilité pour prendre des décisions avant le 31 décembre 2022. Seriez-vous disposé à intégrer dans le projet de loi de finances pour 2023 un mécanisme progressif pour corriger cet état de fait ?

M. Alain Richard. - Certaines publications spécialisées ont récemment fait paraître des esquisses de répartition du « fonds vert ». J'en saisis mal la pertinence, dans la mesure où cette répartition relève normalement des préfets de département, sur dossier. Pourriez-vous préciser que vous émettrez prochainement une circulaire ou un guide sur l'utilisation du « fonds vert », à destination des préfets et élus utilisateurs ? Pourriez-vous également vous assurer d'un délai suffisant pour que les communes présentent leurs dossiers ?

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que le ministre de l'économie et le ministre des comptes publics disposaient d'une légère marge en sortie d'exécution 2022. Nous pourrions donc progresser encore sur le « filet de sécurité » pour surmonter l'effet de seuil que crée le critère d'éligibilité de diminution annuelle de l'épargne brute de 25 %. En effet, de nombreuses communes et intercommunalités risquent de manquer cette cible pour quelques milliers d'euros. Certaines optimisent du reste leurs comptes administratifs pour satisfaire ce critère. Je suggère dans ce contexte de créer un deuxième étage, entre 20 % et 25 % de baisse d'excédents, le cas échéant avec des remboursements moins élevés, pour lisser cet effet de seuil.

N'étant pas polytechnicien, je n'ai quasiment rien compris à la présentation de la Première ministre sur le système « d'amortisseur électricité ». Il me semblerait donc opportun que le Gouvernement fasse paraître un document d'explication.

Enfin, il apparaît positif que les collectivités de petite dimension - celles ayant moins de 2 millions d'euros de recettes et moins de 10 emplois - soient éligibles au tarif réglementé de vente (TRV), mais les collaborateurs de Gabriel Attal ont précisé que le critère des effectifs portait bien sur 10 emplois et non 10 équivalents temps plein (ETP). Or nombre de ces petites collectivités cumulent les emplois à temps partiel dans les services techniques et scolaires sans pour autant dépasser les 10 ETP, ce qui les empêche d'accéder au tarif réglementé. Je vous invite donc à considérer un petit effort pour régler ce problème.

Mme Françoise Gatel. - L'action publique est conduite par l'État et les collectivités territoriales, ces dernières rendant des services essentiels à la population, y compris pour le compte de l'État. Comme le Président de la République l'a répété, vous souhaitez une relation de partenariat responsable et confiant entre l'État et les collectivités. Dans ce contexte, les contrats dits « de Cahors » n'ont pas rencontré le succès espéré. Je rappelle à cette occasion la ligne suivie constamment sur ce sujet par cette assemblée : qui décide paie ; et à l'inverse, qui assume le coût doit pouvoir décider.

Le Gouvernement propose la disparition de la CVAE. Cette contribution fait pourtant le lien entre les collectivités, qui agissent pour le développement économique de leur territoire, et les entreprises qui s'y installent. Nous faisons en outre face à la menace du « zéro artificialisation nette » (ZAN), qui nous incitera à terme à choisir, dans notre politique locale d'aménagement, entre l'habitat et le développement économique. Quand ce dernier soulève du mécontentement de la part des concitoyens, l'absence de recettes ne semble pas très incitative. Je vous invite donc à revenir sur la suppression de la CVAE.

Si vous tenez réellement à diminuer les impôts de production, il conviendrait alors de réfléchir à la suppression de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) au sujet de laquelle j'ai proposé hier un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Cette taxe rapporte 3,6 milliards d'euros à l'État, destinés au financement de l'assurance vieillesse. Elle coûterait beaucoup moins cher en compensation à l'État que la CVAE.

J'aurai ensuite une question sur le « filet de sécurité », que le sénateur de Mayotte, Thani Mohamed Soilihi, m'a demandé d'étendre à l'outre-mer. Je salue votre effort, et sa reconduction en 2023, mais ce « filet de sécurité » inventé par Bercy s'avère très complexe et verrouillé. Je doute qu'il soit utilisé, car nous ne connaîtrons l'état d'un des trois critères d'éligibilité qu'en mars ou avril 2023. De plus, beaucoup de communes ont été écartées. Serait-il possible de simplifier ce dispositif, en lien avec les réalités de terrain ?

La situation est grave. Les collectivités craignent aujourd'hui 2023 et 2024, et risquent de prévoir un budget d'investissement faible ou nul, bloquant un moteur économique dont les entreprises ont besoin.

Enfin, 110 communes n'ont eu aucun candidat aux élections municipales en 2020, contre 80 en 2014. Nous constatons par ailleurs des démissions. Le dispositif de la commune nouvelle permettrait d'y remédier, mais il est victime de ses conditions financières. Entendez-vous l'améliorer ?

Mme Cécile Cukierman. - L'heure est grave quand, dans un pays comme le nôtre, une collectivité fait le pari du réchauffement climatique pour passer l'hiver en économisant sur les fluides dans ses équipements publics. Nous nous trouvons dans une situation ubuesque, et les élus ne savent plus comment satisfaire des besoins des populations.

Au moment du confinement, nous avons su débloquer les moyens nécessaires pour maintenir le niveau social de notre pays et accompagner les entreprises. Ce qui se passe aujourd'hui dans les collectivités suscitera certainement dans les mois à venir un plan de licenciement silencieux mais massif. Si les communes ne peuvent plus investir, les entreprises, les très petites entreprises (TPE), les artisans et toutes les activités qui peuvent être délocalisées en seront les premières victimes. L'investissement a déjà commencé à diminuer, sous l'effet de la hausse des matériaux dès fin 2021. Même les collectivités qui avaient bénéficié de dotations ont renoncé à des projets ou les réduisent.

La réponse doit être à la hauteur de ces enjeux, mais le nombre de communes bénéficiaires du « filet de sécurité » nous interpelle. Ainsi, seules 13 communes le sont sur les 323 que compte le département de la Loire. Si nous rendions cette liste publique, nous mettrions le feu aux territoires, et tel n'est pas notre souhait.

Je vous invite à réécouter la réponse que vous avez apportée lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement. Même avec des connaissances poussées en finances locales, le dispositif apparaît très compliqué et générera beaucoup de difficultés. Pour 2023, il convient avant tout de débloquer des fonds suffisants et de trouver des solutions plus simples.

Je rappelle qu'en période d'inflation, les recettes de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de l'État ne diminuent pas. La question de l'indexation, totale ou partielle, de la DGF sur l'inflation se pose, et ce d'autant plus compte tenu de la création du « fonds vert ». Si ce fonds fonctionne sur le même principe que tous les dispositifs de co-financement entre l'Etat et les collectivités territoriales, à savoir par une participation maximale de l'Etat plafonnée à 80 % du coût d'un projet, il ne constituera une bonne nouvelle que pour ceux qui disposent des 20 % restants ; il continuera donc de fracturer les collectivités entre elles.

Enfin, nous avons besoin de dispositifs pour aider, accompagner et sécuriser l'investissement, mais nos collectivités rencontrent également des difficultés de fonctionnement qui réduisent leurs capacités d'investissement. Le projet de loi de finances doit pouvoir y répondre, mais nous en sommes encore loin.

M. Dominique Théophile. - Certaines communes ont signé un contrat de redressement outre-mer (COROM). Bénéficieront-elles du « filet de sécurité » en 2023 ?

M. André Reichardt. - Dans mon département de plus de 500 communes, seules 21 seraient éligibles au « filet de sécurité ». Il ne s'agit du reste que de 1 000 euros, qu'elles ne sont même pas certaines de conserver. Dès le PLFR voté, j'ai largement relayé l'effort mené, mais je ne le referai pas. Je milite aujourd'hui pour un discours clair et je rejoins à cet égard mes collègues sur la complexité du dispositif. Nous avons besoin d'éléments lisibles, notamment sur « l'amortisseur » évoqué par la Première ministre, et d'une véritable prise en compte des besoins des collectivités, en particulier dans les sommes allouées.

M. Didier Marie. - Si nous nous trouvions dans le contexte de l'année dernière, nous aurions pu nous féliciter des décisions contenues dans ce budget. Le contexte a toutefois changé. Les collectivités sortent de la crise liée à l'épidémie de covid-19, et certaines en subissent encore quelques difficultés. Par ailleurs, à la suite du conflit en Ukraine, nous connaissons une flambée du coût de l'énergie et un pic de l'inflation, qui se répercutent massivement sur les budgets de nos collectivités. Les indicateurs de précarité augmentent également : 85 % des Français estiment qu'ils devront se serrer la ceinture ou ont commencé à le faire, ce qui se traduit par un afflux dans nos centres communaux d'action sociale (CCAS) et des demandes d'allocations de solidarité dans nos départements.

Parallèlement, des décisions prises par l'État s'imposent aux collectivités sans compensation totale : l'évolution du point d'indice dans la fonction publique territoriale, l'augmentation des rémunérations des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), l'augmentation du revenu de solidarité active (RSA), l'avenant 43 pour l'aide sociale des départements, la modification des modalités de gestion de la taxe dite « GEMAPI ».

Dans ce contexte, la suppression de la CVAE apparaît malvenue. Elle constituait le dernier lien entre le territoire et le monde économique, mais aussi le dernier impôt puissant revenant aux collectivités. Vous souhaitez le remplacer par une part de TVA, mais il s'agit par définition d'un impôt volatile, susceptible de diminuer en fonction de la situation économique. La suppression de la CVAE produit également des conséquences sur les fonds de péréquation des départements. En conséquence, nous risquons une panne de l'investissement local.

La commission de régulation de l'énergie (CRE) a annoncé avant-hier que l'État percevrait 30,9 milliards d'euros de la part des producteurs d'énergies renouvelables, soit 20 milliards d'euros de plus que l'année dernière. Ne pourriez-vous pas en utiliser une partie pour indexer la DGF sur l'inflation, ce qui correspond à une demande forte de l'ensemble des collectivités territoriales, améliorer le « filet de sécurité » et répondre aux revendications des associations d'élus ?

M. Christophe Béchu. - Je vous remercie pour toutes ces questions, qui relèvent principalement de quatre sujets : les contrats « de Cahors », la CVAE, le « filet de sécurité » et le « fonds vert ». J'y reviendrai dans cet ordre, après avoir confirmé à M. Théophile que les communes relevant du COROM peuvent bénéficier du filet de sécurité.

C'est Bercy qui a souhaité imaginer des contrats « de Cahors bis », en se basant sur la capacité d'autofinancement. Se baser sur les dépenses de fonctionnement n'était pas aussi pertinent dans la période d'inflation actuelle. Le signal s'est toutefois révélé catastrophique : nous semblions dire que nous ne faisions pas confiance aux collectivités territoriales dans leur gestion et nous laissions penser que l'État était par nature vertueux et les collectivités territoriales par nature dépensières.

Nous souhaitons maintenant y mettre un terme, en évitant des contrats individuels et des dispositifs automatiques. Je m'y suis employé, en recevant toutes les associations d'élus avec Gabriel Attal début juillet, en ne cachant rien des différentes hypothèses envisagées et en aboutissant à un point d'équilibre. Nous n'aurons pas de contrats individuels et nous fonderons l'application de ce mécanisme sur un indicateur connu depuis longtemps : l'objectif d'évolution des dépenses des collectivités locales (ODEDEL). Si, à la mi-2024, les comptes administratifs 2023 montrent que des collectivités se sont éloignées de leur trajectoire, nous organiserons des rendez-vous spécifiques avec les préfets. Nous verrons alors si des éléments conjoncturels permettent de l'expliquer ou si des trajectoires de retour à l'équilibre doivent être établies.

L'examen du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 s'était engagé sur cette base, mais l'attitude de la majorité à l'Assemblée nationale a conduit à le dévitaliser et ce projet de loi n'a pas pu être adopté. Pour autant, le respect d'une trajectoire maastrichtienne dans l'évolution de nos dépenses publiques relève d'une obligation européenne, et elle entraîne des conséquences dans l'appréciation par les prêteurs de la solidité de notre situation financière et donc dans nos taux d'intérêt. Nous pouvons feindre de l'ignorer, au risque d'aggraver encore le problème dans les finances publiques nationales et locales à travers le rehaussement des taux d'intérêt. Nous devons donc rassurer les marchés quant à la soutenabilité de notre trajectoire de retour à l'équilibre, qui n'est pas la plus rapide de l'Union européenne, en envoyant des signaux sur la diminution du poids de nos dépenses publiques.

J'ai la conviction que nous devons revenir à l'esprit initial des contrats de confiance. L'absence d'accord sur le projet de LPFP nous a conduits à réintroduire le dispositif par voie d'amendement dans le projet de loi de finances, avec un mécanisme d'autant plus dur qu'il est provisoire -- comme le précise l'exposé des motifs de l'article 23 du projet de LPFP. Du reste, ce mécanisme ne pourra pas s'appliquer avant 2024 car il implique une comparaison entre les comptes administratifs 2023 et 2022 dans l'appréciation de la trajectoire.

Je pense que des compromis sont possibles. Nous sommes tous dans la même situation, et le contribuable ne perçoit que les conséquences de l'impôt, qu'il soit local ou national, sur son pouvoir d'achat. Nous disposons selon moi de marges dans ce domaine, et je ne souhaite pas recréer un climat de défiance. Au contraire, nous avons besoin de recréer la confiance. Dans le cadre de l'examen de la LPFP et du PLF, nous sommes ouverts à l'intelligence collective, en particulier sur le titre 4 de l'article 23 du projet de LPFP, relatif aux sanctions.

S'agissant de la CVAE, je suis en désaccord avec vous pour plusieurs raisons. La première est de nature politique et relève d'une conception peut-être un peu démodée : quand on prend un engagement devant les électeurs, on le tient. Le Président de la République a pris un engagement très clair, et ne pas le tenir alimenterait l'idée que les hommes politiques s'affranchissent de leurs promesses de campagne une fois élus.

Par ailleurs, la majorité sénatoriale a longtemps eu trois convictions fortes : que la gestion de deniers publics implique de rester attentifs à la dette ; que le poids des prélèvements obligatoires en France, sensiblement supérieur à la moyenne européenne, constitue un frein pour son attractivité ; qu'il faut préserver la responsabilité des élus.

L'argument selon lequel la suppression de la CVAE nous prive de recettes publiques me semble discutable : diminuer un impôt qui pèse sur les entreprises stimule-t-il au contraire l'activité en générant un surplus de recettes fiscales supérieur à cette perte ?

Je rappelle ensuite que les élus locaux ont perdu leur pouvoir de taux lors de la création de la CVAE, et ne disposent donc pas d'une autonomie fiscale dans ce domaine. Il s'agit d'un impôt national. Remplacer une part de CVAE par une part de TVA n'y change donc rien.

Cet impôt reflète l'attractivité économique d'un territoire, et nous ne devons pas désinciter les élus en le supprimant. Il ne s'agit pas là d'autonomie fiscale, mais de politique économique, en particulier dans un contexte où le ZAN pourrait créer une tension.

Objectivement, ce choix coûtera plus cher aux finances publiques que le dispositif initialement prévu. Nous avons déjà procédé à des prélèvements sur recettes par le passé, et l'État ne les a pas toujours respectés, en les rabotant au fil du temps. De plus, cette dynamique n'est pas acquise. Remplacer la CVAE par de la TVA diffère totalement. Certes, la TVA est un impôt volatile, mais la CVAE l'est également, et même beaucoup plus : ainsi, la TVA a diminué pour la dernière fois en 2009, et la CVAE il y a trois ans. Les variations de CVAE à l'échelle d'un territoire s'avèrent en outre beaucoup plus importantes. En moyenne depuis dix ans, la CVAE a progressé de 2,5 % par an, contre 3,5 % pour la TVA. En contexte d'inflation, la TVA mécaniquement indexée sur celle-ci produit un effet de compensation.

Nous entendons peu les régions dans le débat budgétaire. En effet, les recettes de TVA des régions atteignent 9 %, en lien avec cette progression. L'État ne limite pas la compensation pour les collectivités où la TVA a déjà remplacé d'autres fiscalités, et n'envisage pas non plus de le faire pour le remplacement de la CVAE. Le dispositif reflétera donc mieux les cycles économiques dans la qualité de compensation.

Nous devons en revanche mieux accompagner les territoires qui agissent pour accueillir des entreprises. Un mécanisme repose pour cela sur la progression des bases, calculée sur la cotisation foncière des entreprises (CFE), et sur la progression des effectifs. Le lien est ainsi maintenu.

J'ai entendu la proposition relative à la C3S, mais elle porte principalement sur des services (banques, assurances). La CVAE est deux fois plus intense pour les entreprises industrielles, qui paient 25 % de la CVAE alors qu'elles ne représentent que 10 % des emplois. Si nous souhaitons réindustrialiser le pays, il vaut mieux supprimer la CVAE.

Concernant le « filet de sécurité », je suis édifié par les chiffres que j'ai entendus et je vais solliciter les analyses menées par département. Ces chiffres renforcent ma conviction que le « filet de sécurité » doit s'améliorer en 2023. Seuls 10 % à 15 % des collectivités bénéficieraient du filet de sécurité, de 430 millions d'euros. Nous envisageons aujourd'hui de multiplier par plus de trois ce montant, en lien avec les besoins de couverture du delta de « l'amortisseur électricité ». Nous devons toutefois regarder si nous sommes bien au rendez-vous de notre promesse de soutien aux collectivités territoriales, et ce rapidement en vue du dispositif 2023. Selon moi, un critère fondé sur la diminution de la capacité d'épargne brute de 25 % reste trop restrictif. Il incite soit à creuser le déficit en 2022 soit à ne pas limiter certaines dépenses en 2023 pour justifier d'une baisse de la capacité d'autofinancement.

Les sénateurs comme les membres du Gouvernement ont indiqué que la crédibilité de la parole publique serait engagée si les sommes n'étaient pas au rendez-vous des dispositifs de soutien votés. Pour élargir le dispositif, nous pouvons intervenir sur l'entrée dans le dispositif - et notamment ce taux de 25% -, mais aussi sur le mécanisme de compensation - égal à 50 % de l'écart réel entre les dépenses d'énergie et 60 % de l'augmentation des recettes réelles de fonctionnement. Au passage, nous pouvons sans doute rendre plus lisible ce mécanisme en le réécrivant. Cependant, le verrou qu'il introduit sur les dépenses sera plus important que les conditions d'entrée. Le sujet réside donc moins dans la perte d'épargne brute que dans cet écart entre la progression des recettes et la progression des dépenses d'énergie. Nous ne devons pas créer une prime à la mauvaise gestion.

« L'amortisseur électricité » s'avère très complexe. Quand une collectivité consomme 100 MW, la moitié est couverte par le dispositif « accès régulé à l'électricité nucléaire historique » (ARENH) à un prix fixe. Pour la deuxième moitié, l'État prend en charge 50 % de l'écart entre 325 et 800 euros/MWh. Il convient toutefois de prendre en compte la moitié prise en charge par l'ARENH, ce qui porte le prix à 180 euros. Des collectivités payant 200 euros seront donc bien aidées par l'État.

J'attire votre attention sur l'intérêt de conditions de révision des contrats si le moment de signature correspond à un pic de prix et si les prix diminuent dans les mois à venir.

Enfin, vous avez évoqué le « fonds vert ». J'ai rencontré hier tous les préfets de France et esquissé la base d'une circulaire. Ces 2 milliards d'euros seront souples et faciles d'utilisation, mais nous souhaitons fixer quelques règles aux préfets. Nous avons à cette fin imaginé 14 portes d'entrée simples, selon lesquelles les mesures positives pour le climat ou la biodiversité rendent éligibles (par exemple, l'érosion du trait de côte, les communes de montagne confrontées au réchauffement climatique, la rénovation de bâtiments, le changement de l'éclairage public, la préservation de la biodiversité).

Les enveloppes ont été fournies à titre indicatif et leur répartition se fera par territoire, et non par thème. Nous allons les pré-notifier aux préfets de région, afin qu'ils les répartissent par département. Puis nous enverrons rapidement des conseils ou circulaires, afin que les contacts se nouent avec les associations d'élus et que les dépenses soient engagées.

Le verdissement suggéré de la DSIL ne constitue pas une orientation gouvernementale à l'heure actuelle. Nous souhaitons toutefois parvenir à des budgets verts en 2023, conçus non pas par Bercy mais par les associations d'élus. Nous avons demandé à l'Association des maires et présidents d'intercommunalités de France (AMF), l'Assemblée des départements de France (ADF) et Régions de France de nous suggérer un cadre de budget vert. Nous devrons par exemple nous entendre sur le caractère vert ou non de la construction de routes. Ce dialogue pourrait fournir l'occasion de voir comment améliorer notre efficacité climatique, voire de créer des liens entre contrats de relance et de transition écologique (CRTE) et DSIL, mais tel n'est pas le sujet pour le moment. Nous analyserons avant tout le retour d'expérience du « fonds vert ».

Comment associer les élus ? Les associations d'élus peuvent-elles en déterminer les critères ? Je vous avoue que je suis très partagé sur la question, d'autant qu'il s'agit de la première année. Nous devons nous montrer très transparents avec les élus sur l'utilisation des fonds, mais je ne suis pas certain de la nécessité d'une commission en amont sur ces 2 milliards d'euros. Nous n'y sommes pas hostiles, mais à condition que cela n'ajoute pas de complexité à ce dispositif, que les associations d'élus souhaitent simple et rapide.

J'en viens aux dispositifs de péréquation. Le budget présente de légères progressions, et le contexte des finances publiques ne milite pas pour un changement en profondeur des règles au regard des incertitudes actuelles.

J'ai lu le rapport de la Cour des comptes évoqué par Mathieu Darnaud, et je suis absolument hostile au transfert de la DGF au niveau des intercommunalités. Nous devons défendre l'intercommunalité, mais lui transférer la DGF en ferait une cible pour ceux qui critiquent déjà son poids. Le remède serait pire que le mal. Par ailleurs, l'obligation de projets de territoire me semble une fausse bonne idée, et risque d'aboutir à des projets sans volonté ni ambition réelles. Nous devons plutôt déterminer comment accompagner des intercommunalités, pour qu'elles évitent de devenir de simples guichets de répartition entre communes.

Philippe Bas a souligné l'évolution de la DGF sur dix ans. Elle est restée stable jusqu'à la dernière année du quinquennat Sarkozy, où elle a diminué de 200 millions d'euros, puis le quinquennat Hollande a été marqué par des baisses d'ampleur inédite (10,741 milliards d'euros sur la période). Les 320 millions d'euros envisagés ne restaurent pas les sommes prises aux élus durant ce quinquennat Hollande, mais dépassent les suppressions du quinquennat Sarkozy.

L'effort envisagé pour 2023 est sans précédent, mais dans un contexte d'inflation inédit. Nous optons pour des dispositifs de soutien ciblés, et non généralistes, car il existe des hétérogénéités considérables devant les prix de l'énergie selon les collectivités. Le mécanisme retenu est sans doute moins lisible, et l'AMF aurait souhaité l'ajout de 700 millions d'euros, mais nous y consacrons tout de même 2,5 milliards d'euros.

Vous avez évoqué l'impact que pourrait avoir l'arrivée d'un contribuable sur la dotation particulière relative aux conditions d'exercice des mandats locaux (DPEL) dans certaines communes. Je m'en remettrai à la sagesse de votre assemblée pour corriger d'éventuels effets de bord, en vous signalant au passage que nous devons ajouter 1 million d'euros pour couvrir les frais de garde d'enfants ou d'assistance dans les plus petites communes.

M. Benarroche m'a interrogé sur le versement mobilité de la métropole d'Aix-Marseille-Provence. Le taux national dépend du niveau de service. Un tramway ou un métro ouvre droit à 2 %, sauf Paris qui a droit à 2,95 %. Benoit Payan et Martine Vassal ont suggéré d'aligner la situation de Marseille sur celle de Paris, mais je m'attends à ce que Lyon puis Bordeaux me demandent ensuite la même chose. Je ne plaide pas pour un dispositif propre à un territoire. De surcroît, l'argument des 178 millions d'euros ne me semble pas bon. Le rapport de la chambre régionale des comptes du 31 août 2022 rappelle que l'État n'a pas imposé des transferts privant la métropole d'une capacité à assumer ses charges de centralité. Les conditions de création de la métropole et les accords locaux ont abouti à cette situation. Nous ne pouvons pas corriger un défaut de conception par un surplus de fiscalité.

Personnellement, je ne serais pas choqué que nous réfléchissions aux zones à faible émission. Nous pourrions imaginer que les territoires concernés bénéficient d'une surprime de ZFE, permettant de financer des mesures d'accessibilité sociale ou de généraliser les transports en commun. Les grandes agglomérations pourraient ainsi être accompagnées et certaines collectivités convaincues de l'intérêt d'une politique ambitieuse en matière de qualité de l'air.

Alain Richard a évoqué les critères du TRV, notamment celui des 10 salariés ou ETP. Je découvre ce problème et je m'enquerrai de la manière de l'accompagner.

Mme Gatel m'a interrogé sur le « filet de sécurité » dans les outre-mer, mais ceux-ci présentent la spécificité que les collectivités, entreprises et particuliers sont soumis au tarif réglementé. Ils y sont donc plus protégés qu'en métropole, avec une fiscalité réduite dans certains cas qui permet de compenser la cherté de la vie.

Une question a porté sur les communes nouvelles. L'épidémie de covid-19 a éclipsé la loi créant les communes-communautés, qui étaient l'oeuvre de Mme Gatel. L'inspection générale de l'administration préconise dans un rapport récent d'en refaire la publicité. Le texte considéré comme adopté par l'Assemblée au titre de l'alinéa 3 de l'article 49 de la Constitution reprend un amendement déposé par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoire (LIOT) visant à maintenir le niveau de DPEL en cas de création d'une commune nouvelle. Nous sanctuarisons donc cet avantage pour les communes nouvelles.

J'ai entendu les propos de Cécile Cukierman sur la nécessité de soutenir les investissements. Toute la difficulté consiste toutefois à soutenir des investissements qui évitent des puits sans fond en matière de fonctionnement. Nous avons dans ce cadre la volonté de modifier le code de la commande publique. L'État et les collectivités territoriales se trouvent aujourd'hui contraints par un article de ce code qui nous empêche de passer des contrats de performance rémunérés sur les économies. Si nous le modifions, nous pourrons libérer des masses d'investissement considérables, par exemple pour passer en LED les 10 millions de lampadaires de France dont seuls 15 % le sont aujourd'hui. Ces lampadaires représentent en moyenne 40 % des dépenses d'électricité des collectivités, et un passage en LED permet de réduire les frais de 40 % à 50 %. Nous devons trouver des leviers pour dégager ces marges, et ils ne relèvent pas uniquement de la dépense publique. L'Allemagne sait parfaitement débudgétiser, et nous pouvons nous en inspirer et nous montrer imaginatifs.

Enfin, Didier Marie m'a interpelé sur 30,9 milliards d'euros qui pourraient être récupérés, mais ces sommes sont déjà très largement engagées. Le bouclier tarifaire des collectivités représente ainsi 46 milliards d'euros de dépenses et 30,9 milliards d'euros de recettes. La rente des énergies renouvelables permet en réalité de financer les deux tiers du bouclier tarifaire pour les particuliers et structures de moins de 10 salariés. Sur cette somme, nous assumons un effort de près de 16 milliards d'euros. Nous le complétons avec les 12 milliards d'euros résultant de « l'amortisseur électricité », du guichet pour les très grandes entreprises et du « filet de sécurité » pour les collectivités territoriales. Cette somme est assurée par les 3 milliards d'euros du fonds « Ukraine » et les 7 milliards d'euros du dispositif de rente européenne applicable aux surprofits liés au gaz. L'écart est couvert par des crédits budgétaires déjà inscrits. Malheureusement donc, nous ne disposons d'aucun surplus.

J'espère que mes réponses vous auront pour la plupart satisfaits. J'aurai l'occasion de vous répondre de nouveau dans l'hémicycle.

M. François-Noël Buffet, président. - Nous vous remercions pour ces explications.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire - Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation

M. François-Noël Buffet, président. - Merci, monsieur le Procureur général, d'être ce soir devant la commission des lois du Sénat. Celle-ci a confié à Nadine Bellurot et à Jérôme Durain une mission sur l'organisation de la police judiciaire.

Un certain nombre d'inquiétudes ont été exprimées sur le fonctionnement futur de la police judiciaire dans le cadre de la réforme envisagée de la police nationale. Vous vous êtes exprimé publiquement sur le sujet, et nous souhaitons aujourd'hui recueillir votre point de vue.

M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation. - Je tiens d'abord à remercier la commission d'avoir souhaité m'entendre. Je ferai quelques observations à double titre : d'une part en raison de mes fonctions actuelles et d'autre part en tant que magistrat du parquet durant quarante ans. Comme vous l'indiquiez, je me suis exprimé sur le sujet sur France Inter en août dernier, à la suite d'une question d'un auditeur.

Je rappellerai avant tout certains principes, en particulier celui fixé par l'article 12 du code de procédure pénale : la police judiciaire est exercée sous la direction des magistrats, sous l'autorité des parquetiers pour les enquêtes et sous l'autorité des juges d'instruction pour les investigations effectuées sous commission rogatoire.

Ce principe a valeur constitutionnelle depuis la décision rendue par le Conseil constitutionnelle sur la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure le 10 mars 2011. Il résulte de l'article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire. À cette fin, les dispositions du code de procédure pénale assurent le contrôle direct et effectif de l'autorité judiciaire sur les officiers et agents de police judiciaire. Ce principe se fonde principalement sur le fait que, conformément à la Constitution, l'autorité judiciaire est la gardienne de la liberté individuelle. Il en découle notamment le libre choix du service enquêteur par le procureur de la République ou le juge d'instruction. Il s'agit aussi d'un moyen indispensable pour que le procureur de la République puisse mettre en oeuvre, au travers des enquêtes qu'il diligente, la politique pénale décidée par le Gouvernement.

Au nom de ces principes, le 26 octobre 2022, le Conseil supérieur de la magistrature, garant de l'indépendance de la justice, a souhaité faire part de sa préoccupation sur le contenu de la réforme de l'organisation de la police nationale.

Les propos publics que j'ai tenus à la radio sur la mise en oeuvre de la réforme datent de la fin du mois d'août. Depuis, face à l'unanimité des critiques, le ministre de l'intérieur et le directeur général de la police nationale ont précisé les contours du projet envisagé et qui reste encore aujourd'hui en construction. Cela complique d'ailleurs l'appréciation de la réforme et il reste délicat pour moi d'en apprécier les effets concrets. Le ministère de l'intérieur évoque désormais des garanties pour le respect du principe de direction de la police judiciaire par les procureurs. J'ai également entendu que l'échelon zonal serait préservé, et que les offices et antennes de police judiciaire ne connaîtraient pas de modification. Je n'en sais toutefois pas davantage. Je suppose donc que l'exercice que vous me demandez consiste à cibler les enjeux au regard de mon expérience.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Les différentes annonces répondent-elles déjà à certaines de vos inquiétudes ?

M. François Molins. - J'attends de voir le projet définitif pour me prononcer. Je déduis en tout cas de ces annonces que les critiques ont été entendues et que le ministère de l'intérieur travaille à des évolutions.

Cela paraît d'autant plus nécessaire que les résultats des expérimentations demeurent très mitigés selon les informations qui nous remontent du terrain. Une mission d'évaluation a été décidée sur le sujet, avec l'intervention des trois corps d'inspection des ministères de l'intérieur et de la justice.

Je ne prétends pas que la police ne doive pas être reformée. Une réforme est certainement nécessaire pour améliorer son organisation et son fonctionnement, ainsi que le traitement de la criminalité du quotidien.

La police ne se limite pas aux effectifs de police en tenue bleue sur la voie publique. Si les interpellations faites par les policiers ne sont pas suivies d'investigations de police complètes et impartiales, la justice ne peut être de qualité. La police judiciaire étant la police de la preuve, il est indispensable que les investigations soient exhaustives et impartiales, et que la procédure soit de bonne qualité. Or nous vivons actuellement une situation de crise, liée à plusieurs facteurs.

Nous observons tout d'abord une désaffection pour la police judiciaire et l'investigation, qui se traduit par un déficit de vocations et d'attractivité, donc par un sous-effectif. Un rapport fait ainsi état de 17 000 officiers de police judiciaire alors qu'il en faudrait 22 000. Pour autant, nous ne devons pas abaisser la qualité de leur formation.

Je ne reviendrai pas sur la complexification de la procédure pénale, car la commission des lois du Sénat en sait autant sinon plus que moi.

Je soulignerai en revanche que la réforme des corps et carrières de la police nationale, en 1995, a entraîné dans les services de sécurité publique un désengagement majeur du judiciaire, des commissaires et de l'encadrement supérieur. Les stocks de procédures en souffrance dans les commissariats s'aggravent constamment, les dernières estimations faisant état de 2 millions de procédures non traitées (soit près d'un tiers des 5,9 millions de procédures). La plupart seront vraisemblablement classées, conformément aux préconisations contenues dans la circulaire ministérielle de 2021, et des victimes ne recevront jamais de réponse.

Par ailleurs, les délais de traitement des enquêtes s'allongent et tous les magistrats constatent une dégradation continue de la qualité des procédures pénales, en particulier en sécurité publique. Elle tient autant au manque d'effectif qu'à l'insuffisante qualité procédurale des enquêteurs de la sécurité publique, qui assurent pourtant plus de 90 % des missions d'investigation. Tel n'est en revanche pas le cas dans la police judiciaire, qui a su préserver un bon niveau de qualité dans ses enquêtes en matière de grande criminalité organisée et financière.

Je tiens à souligner les bonnes relations de travail entre les procureurs de la République et les juges d'instruction et les chefs de service de police judiciaire. La situation diffère légèrement en sécurité publique, car les directeurs départementaux travaillent généralement davantage avec les préfets, eux-mêmes beaucoup plus impliqués dans les missions de sécurité depuis quelques années. Les procureurs entretiennent moins de rapport avec les responsables départementaux qu'avec leurs adjoints en charge des investigations judiciaires. Le Livre blanc de la sécurité intérieure de 2020 exprimait clairement l'objectif de renforcer l'autorité des préfets sur la police nationale.

J'en viens maintenant au projet de réforme de l'organisation de la police nationale. Son épure initiale consistait à rassembler, dans chaque département, tous les services de police sous l'autorité d'un responsable départemental unique, le directeur départemental de la police national (DDPN), lui-même placé sous l'autorité du préfet. Celui-ci deviendrait le chef de quatre filières : sécurité publique, renseignement, police aux frontières et investigations. Divers services de police judiciaire disparaîtraient en fusionnant au sein de la filière d'investigation, aux côtés des enquêteurs des sûretés départementales et de la sécurité publique, en charge d'un spectre de délinquance plus bas.

L'objectif de la réforme consistait à mettre un terme au fonctionnement en silos. Dans la police nationale en effet, chaque service ne rend compte qu'à sa direction centrale. Il s'agissait aussi de porter une attention particulière à la criminalité du quotidien. Cependant, il est rare de voir un projet susciter une telle unanimité dans ses critiques, de la part à la fois des policiers, des magistrats et des avocats.

Je pense tout d'abord que l'échelon départemental n'est pas adapté dans le traitement de la criminalité organisée. Les groupes criminels les plus structurés sont très mobiles, ils s'entraident et étendent leurs ramifications sur l'ensemble du territoire et à l'étranger. Le rapport annuel du SIRASCO constitue une source fiable dans ce domaine. J'ai moi-même travaillé sur ce sujet il y a trois ans, quand Nicole Belloubet, alors garde des sceaux, m'a chargé de rendre un rapport sur la criminalité organisée et financière. Nous avions à l'époque constaté que les dossiers de criminalité organisée ne cessaient de s'internationaliser et de se complexifier, avec des modes opératoires sophistiqués, suprarégionaux voire nationaux. Le haut du spectre de la criminalité n'était pas suffisamment bien traité, et nous nous situions alors à l'opposé d'un traitement départemental.

Par ailleurs, je ne pense pas que la version initiale du projet réponde aux enjeux de qualité des procédures et de nombre d'officiers de police judiciaire (OPJ). Il semble plutôt répondre à d'autres objectifs, à savoir la gestion de la pénurie des enquêteurs OPJ en sécurité publique par la déspécialisation et la déconcentration des effectifs ainsi que par la recherche de résultats plus visibles en matière de délinquance du quotidien et de maintien de l'ordre. Un tel projet présente sans doute des avantages en sécurité publique, mais il risque d'abîmer un outil, la police judiciaire, qui fonctionne plutôt bien dans des enquêtes complexes et longues touchant principalement à la criminalité organisée. Ce constat est encore plus vrai s'agissant de la délinquance financière.

En l'état, le projet comportait donc plusieurs risques : que la police judiciaire perde son indépendance et son niveau de technicité ; que la priorité soit donnée au traitement des cibles les plus visibles ou les plus faciles à traiter, au détriment des infractions les plus graves, complexes ou cachées, en somme la politique du chiffre ; que le principe de direction de l'enquête par les magistrats du parquet et les juges d'instruction se trouve affaibli. Sur le papier, rien ne change et l'article 12 du code de procédure pénale demeure, mais il apparaît un risque fort que le DDPN, sous l'autorité du préfet, devienne décisionnaire en matière de politique pénale. Enfin, renforcer l'autorité des préfets de département crée un risque d'interférence des préfets, des politiques et des élus dans les enquêtes.

Votre première question écrite portait sur la manière dont les magistrats répartissent les enquêtes, en particulier entre la police judiciaire et la sécurité publique.

Dans mon expérience, les enquêtes sont réparties selon la gravité des faits, la complexité des investigations, la compétence et la technicité des services d'enquête.

Généralement, les services de sécurité publique se chargent des affaires de petite et moyenne délinquance, des infractions de voie publique, des vols simples et aggravés, des atteintes aux personnes, des violences conjugales, des petits trafics ou usages de stupéfiants, des rixes et violences volontaires, des agressions et atteintes sexuelles, des petites escroqueries, des ventes à la sauvette, etc. Au sein de la sécurité publique, les sûretés départementales possèdent la meilleure expertise dans les affaires compliquées et se chargent plutôt des affaires de violences urbaines et des trafics de stupéfiants.

Les affaires criminelles (criminalité organisée et financière) sont dans les faits toujours confiées à des services spécialisés : sections de recherche en zones gendarmerie et services de police judiciaire en zone police (directions zonales de la police judiciaire, services territoriaux, antennes de police judiciaire). Nous disposons également de huit juridictions interrégionales spécialisées dans le pays (JIRS). Ces JIRS traitent le haut du spectre de la criminalité, et travaillent presque exclusivement avec des offices centraux, des directions zonales de police judiciaire ou des sections de recherche.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Nous entendons que cette réforme conduirait à se calquer sur l'organisation de la gendarmerie nationale et de la préfecture de police. Partagez-vous cette analyse ? Rencontrez-vous des difficultés à l'heure actuelle dans le traitement des affaires judiciaires suivies par la gendarmerie et la préfecture de police ? Si oui, pourquoi ? Sinon, pourquoi devrions-nous craindre cette évolution ?

M. François Molins. - La réforme ne vise pas à calquer l'organisation de la police nationale sur celle de la gendarmerie ou de la préfecture de police. Il existe certes des points communs, mais aussi de fortes différences.

L'un des points communs réside dans l'unité de commandement. Cependant, la gendarmerie comporte des sections de recherche chargées du traitement de la grande criminalité et de la délinquance organisée et financière, qui ne sont pas du tout sous l'autorité des commandements de groupements départementaux, mais sous l'autorité des commandements de région.

S'agissant de la préfecture de police, la comparaison aurait pu valoir il y a vingt ans, quand les commissariats parisiens étaient organisés en districts où tous les services exerçant des missions de police judiciaire étaient fusionnés. Ce modèle a été abandonné depuis, et désormais le préfet de police a la mainmise sur tous ces services. Il existe donc des paysages très différents, entre lesquels les magistrats peuvent choisir. Les services de sécurité publique comprennent des commissariats de sécurité publique dans chaque arrondissement pour traiter des affaires de petite et moyenne délinquance, et la direction régionale de la police judiciaire s'articule avec une organisation fondée sur des brigades centrales et des districts de police judiciaire pour traiter le haut du spectre de la délinquance parisienne et les affaires les plus graves.

L'unicité de commandement ne pose pas de problème particulier pour le judiciaire. Je comprends parfaitement la cohérence à placer des services sous un commandement unique, notamment sous l'angle de l'obligation de compte rendu. Néanmoins, il existe un choix dans la saisie (commissariats, sûreté territoriale, districts de police judiciaire, services locaux de gendarmerie, sections de recherche) qui doit perdurer.

M. Jérôme Durain, rapporteur. - Nous ne savons pas grand-chose de la réforme envisagée. Dans un récent article de presse, la personne chargée de la conduire donnait quelques éléments nouveaux, notamment l'existence de divisions spécialisées dans la criminalité organisée et de divisions territoriales, le changement de nom des sûretés, et la possibilité pour le procureur de noter les directeurs départementaux.

Vous avez évoqué la désaffection pour la fonction judiciaire, assortie d'une difficulté récurrente dans la qualité des procédures. La réponse peut-elle consister à puiser des compétences dans la police judiciaire pour les affecter en sécurité publique ? Ne risquons-nous pas d'affaiblir les spécialités métier ? La réponse ne résiderait-elle pas dans l'unité de commandement, pour une meilleure vision de l'organisation dans la police nationale ?

M. François Molins. - Je ne conteste pas l'unité de commandement, mais je trouverais préjudiciable de faire disparaître des services qui ont su préserver leur technicité et leur qualité. Certains responsables de la police judiciaire ont émis des contre-propositions, consistant à maintenir tous les échelons de police judiciaire en les plaçant sous l'autorité de DDPN ou de directeurs zonaux de la police nationale. Je ne comprends en tout cas pas en quoi l'unicité de commandement implique nécessairement la disparition de services. Ils perdraient leurs compétences en se fondant dans une sorte de magma en charge de traiter à la fois de la petite, moyenne et grande délinquance. Les collègues magistrats le redoutent, d'autant que nous ne disposons pas d'une vision exhaustive de la réforme envisagée. De plus, les résultats des expérimentations ne semblent pas avoir été parfaitement profitables, puisqu'elles n'ont pas permis de réduire le stock des procédures en souffrance dans les commissariats. L'évaluation des inspections permettra de faire la part des choses dans ce domaine.

Partout où je suis passé, j'ai toujours lutté contre les fonctionnements en silos. Je ne vous dirai pas le contraire aujourd'hui, mais il convient aussi de préserver la qualité des outils existants. Si un procureur ou juge d'instruction doit solliciter des investigations à l'extérieur de son département ou sa région, ou même à l'international, le chef de service doit pouvoir y consacrer les moyens.

Vous envisagez que le DDPN soit évalué par le procureur de la République, et je ne m'en plaindrai pas car la plupart ne l'étaient pas jusqu'à présent. Il leur suffisait en effet de ne pas demander leur habilitation OPJ pour l'éviter. Pour autant, cette mesure ne garantira pas le succès ou l'échec de la réforme.

M. Patrick Kanner. - On prête à l'ancien Premier ministre britannique Benjamin Disraeli la phrase : « réformer ce qu'il faut, préserver ce qui vaut ». Vous voulez manifestement préserver ce qui vaut.

Nous avons eu avec le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, un débat lors de l'xamen du projet de LOPMI sur les tentatives précédentes de regroupement départemental des forces de police, de sécurité publique, de renseignement territorial et de police aux frontières. Selon moi, la police judiciaire n'était pas incluse dans cette démarche imaginée par Pierre Joxe et brisée par Charles Pasqua.

Pourquoi l'exécutif souhaite-t-il cette réforme aujourd'hui ? L'efficacité est toujours mise en avant, mais cette réforme ne reflète-t-elle pas la volonté d'un contrôle politique en lien avec les préfets et les DDPN ? Telle est l'interprétation de nombre d'entre nous, qui ne pensent pas que l'efficacité de la police judiciaire s'en trouverait améliorée. Vous avez vous-même connu des affaires extrêmement douloureuses. Auraient-elles été mieux traitées si la police judiciaire avait été départementalisée ?

M. Jean-Pierre Sueur. - J'ai trouvé clairs les propos que vous avez tenus sur France Inter, de même que les propos que vous tenez aujourd'hui. Placer la police judiciaire sous l'autorité du parquet apparaît incompatible avec l'existence d'un commandement unique pour l'ensemble de la police, sous l'autorité d'un responsable de la police. Cette incompatibilité n'empêche cependant pas les contacts et la coopération, et pendant toute votre carrière vous avez récusé le travail en silos. Vous avez raison, le compromis est parfois utile mais la logique exposée par le ministre de l'intérieur ne fonctionnerait pas selon moi.

M. Alain Richard. - Il me semble que la nécessité de refondre urgemment le code de procédure pénale est unanimement admise. Quelle méthode pensez-vous la plus adaptée pour y parvenir ? Une habilitation à droit constant ne me semble pas pouvoir fonctionner, d'une part car nous ne réunissons sans doute pas les conditions politiques pour que le Parlement y consente, et d'autre part car l'objectif ne consiste pas à réécrire le code à droit constant. Pour autant, il apparaît aventureux de se lancer dans un projet ab initio et d'élaborer un nouveau code, de plusieurs milliers d'articles. Une autre voie est-elle possible ?

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous éprouvons quelques difficultés à comprendre le process et le calendrier de mise en oeuvre de cette réforme. Hier, nous avons auditionné le garde des sceaux. Il s'est montré d'une grande prudence quant à l'appréciation de la réforme sur le fond, mais a évoqué des évaluations de l'expérimentation, prévues ou en cours. Vous les avez vous aussi évoquées, mais avec flou. L'expérimentation a-t-elle été évaluée ? Quelles en sont les conclusions ? Comment peut-on en avoir connaissance et s'appuyer dessus ?

M. François Molins. - Pour répondre à Patrick Kanner, je ne pense pas que le département constitue le juste échelon, et j'identifie un vrai problème de cohérence. On demande à l'acteur judiciaire de se spécialiser de manière croissante, depuis les lois Perben de 2004, alors que l'autre acteur, la police, deviendrait plus généraliste. Par ailleurs, certaines enquêtes méritent parfois d'être dépaysées et l'utilité d'un service régional apparaît alors évidente.

Il ne me semble pas illégitime de vouloir réformer et mettre de l'ordre dans le commandement, au regard de la baisse du taux d'élucidation, en particulier en petite et moyenne délinquance. Nous devons toujours chercher à mieux faire. Cependant, si les parquets ne disposent pas de moyens pour les enquêtes qu'ils ordonnent, ils ne pourront pas mettre en oeuvre leur politique pénale. Les expérimentations ont d'ailleurs démontré que le directeur départemental de la police nationale ne saurait jouer le rôle d'arbitre dans les décisions du parquet. Si, par exemple, un procureur de Saône-et-Loire souhaite saisir la direction départementale de sécurité publique d'une enquête amenant à conduire des investigations en région lyonnaise et en Bourgogne, il est peu probable que le directeur départemental acceptera de distraire des effectifs requis par ailleurs au quotidien, pour les consacrer à des enquêtes au long cours dans d'autres départements. Une doctrine d'emploi ne suffira pas dans ce domaine, car elle peut changer au fil du temps.

Selon moi, nous devons maintenir un système préservant le libre choix du procureur, au travers de services zonaux de police judiciaire. Idéalement, les procureurs de la République auraient aussi voix au chapitre en matière d'affectation des moyens dans les enquêtes qu'ils ordonnent.

S'agissant de la réforme du code de procédure pénale, je n'ai pas compris qu'elle s'effectuerait à droit constant. Un tel toilettage ne réglerait d'ailleurs pas la crise de la filière d'investigation. Quand j'étais procureur de Paris, je me plaignais de l'insuffisance des effectifs dans la police judiciaire. Après les attentats, une vague de mutations a eu lieu, de la filière investigation vers le renseignement, à tel point que les créations de postes en police judiciaire ne recevaient parfois aucune candidature.

Les réformes de fond sur la procédure pénale se heurtent avant tout au statut du parquet, qui est bloquant et qui nécessite une réforme. Une autre solution consisterait à augmenter le nombre d'officiers de police judiciaire, bien formés et mieux encadrés. Or nous payons encore aujourd'hui les effets néfastes de la réforme de 1995. Je signale du reste qu'à cette même époque un projet de réforme de la départementalisation de la police nationale hors police judiciaire avait été abandonné au bout de 18 mois.

L'expérimentation actuelle ne me semble pas avoir produit d'effets particulièrement positifs. L'inspection confirmera ou infirmera les premières remontées, mais j'ai entendu que les procureurs se trouvaient marginalisés dans l'élaboration de la politique pénale, et que l'autorité judiciaire était uniquement perçue comme un gestionnaire de flux. Les priorités de politique pénale définies par le parquet ne seraient pas prises en compte. J'ai aussi entendu qu'en Guadeloupe, des magistrats du parquet ne sont plus libres de choisir le service d'enquête, leurs demandes étant filtrées par le DDPN. Enfin, si tout le monde semble d'accord pour améliorer l'information des élus sur l'évolution de la criminalité et ses modes de traitement, les élus n'ont pas nécessairement à être informés directement sur la conduite des investigations. Or certains se saisissent de cette ouverture, via les préfets et directeurs départementaux, notamment dans les outre-mer. Les inspections feront le point sur les avantages et inconvénients de l'expérimentation.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Je crois savoir que les retours des inspections sont attendus pour janvier 2023.

M. Jérôme Durain. - Nous avons nous-mêmes reçu quelques retours par des responsables de la police nationale. Nous avons d'ores et déjà l'impression que des évolutions sont possibles à droit et moyens constants, notamment en matière de co-saisine. En effet, les expérimentations ont permis de dégager des méthodes de travail nouvelles, qu'il conviendrait peut-être d'étudier.

Par ailleurs, vous avez évoqué un contrôle politique du fait de la tutelle préfectorale sur la nouvelle organisation. Dans les garanties apportées par le ministre de l'intérieur, la seule exception à la logique départementale concernerait les atteintes à la probité. Or la sensibilité d'une affaire ne saurait s'y résumer.

M. François Molins. - En effet, j'ai entendu que chaque directeur zonal de la police judiciaire conserverait deux entités de six enquêteurs pour le blanchiment, d'une part, la probité et la corruption, d'autre part. Cela ne me semble pas suffisant. Avec qui travailleront les juridictions interrégionales spécialisées ? L'enjeu me semble moins de préserver le traitement des atteintes à la probité que de préserver dans sa totalité l'outil de traitement de la grande criminalité organisée et financière. Du reste, les atteintes à la probité ne recouvrent pas tout le champ de la criminalité financière, dont le traitement se porte déjà mal. Le projet initial signait pour moi sa fin, car les DDPN ne s'engageront jamais dans ce domaine.

M. François-Noël Buffet, président. - Il apparaît que la police judiciaire n'attire plus, principalement pour des raisons liées à la qualité de vie. Nous avons pourtant entendu hier que tel n'était pas le cas en gendarmerie. Comment améliorer cette situation dans la police nationale ?

M. François Molins. - Le problème me semble systémique. En police comme en gendarmerie, certains enquêteurs ne comptent pas leurs heures, et connaissent d'ailleurs des problèmes personnels car ils donnent beaucoup d'eux-mêmes. Il existe toutefois une crise des vocations, particulièrement depuis les attentats. Des personnes impliquées dans ce domaine depuis des années ont souhaité passer à autre chose. Cela fait partie de la nature humaine, mais c'est en lien avec des facteurs généraux. Il est démotivant de mener une enquête en sachant que l'affaire ne verra pas le jour avant des années (sept à huit ans pour des atteintes à la probité ou des affaires financières). Une réduction des délais améliorerait la motivation des enquêteurs. Il convient en outre de redynamiser la filière au travers d'avantages de carrière, mais aussi en permettant des récupérations. Enfin, un effort doit porter sur l'encadrement et la multiplication des OPJ, qui manquent.

M. François-Noël Buffet, président. - Je pense que nous partageons tous votre appréciation sur l'implication, remarquable, de ces personnes. Hommage doit leur être rendu.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 50.

Jeudi 10 novembre 2022

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

Audition de Mme Aija Kalnaja, directrice exécutive par intérim de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex)

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui en visioconférence Mme Aija Kalnaja, directrice exécutive intérimaire de l'agence Frontex, alors que la Commission européenne réfléchit à une révision du règlement 2019/1896 qui encadre l'action de l'agence. Comme vous le savez, avec François-Noël Buffet, président de la commission des lois, nous avons été chargés d'examiner la situation actuelle de l'agence.

Madame la directrice, permettez-moi avant toute chose de saluer le professionnalisme des personnels de Frontex, dont la mission est essentielle à la pérennité de l'espace Schengen. Je vous remercie sincèrement pour votre disponibilité, car votre temps est précieux, le poste de directeur exécutif de Frontex étant très certainement l'un des plus exigeants de l'Union européenne. Et votre nomination est intervenue dans un contexte troublé.

En effet, Frontex connaît depuis plusieurs mois à la fois une crise de croissance et une crise de confiance. La crise de croissance, c'est une agence, qui, faute de temps pour se doter de l'expertise nécessaire, assume avec difficultés son mandat élargi fin 2019, en particulier dans l'analyse des risques ou la communication sur ses opérations. La crise de confiance, c'est une agence opérationnelle, la plus puissante de l'Union européenne, « sous pression » depuis 2020 en raison d'attaques continues contre ses actions.

Son ancienne direction, incarnée par M. Fabrice Leggeri entre 2015 et avril dernier, a en effet été accusée de complicité de violations des droits fondamentaux de migrants traversant la mer Égée ainsi que de plusieurs irrégularités et manquements. Ces éléments ont enclenché une série inédite d'investigations de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), du Parlement européen, de la Cour des comptes européenne ou encore du Médiateur européen...

Une part des irrégularités et manquements allégués a été confirmée par l'enquête de l'OLAF mais, je dois vous le dire, cette enquête, qui a « fuité » dans la presse, est loin d'être toujours convaincante, en particulier lorsqu'elle accuse Frontex de violations qui relevaient en réalité de la responsabilité des États membres.

Il faut le déplorer, tout comme il faut déplorer les divergences existant aujourd'hui sur les priorités de Frontex au sein des institutions européennes et les conflits de personnes qui ont fortement contribué à la situation actuelle.

Ce constat n'est pas satisfaisant. C'est pourquoi je veux saluer vos efforts pour mettre en oeuvre efficacement les dispositifs du règlement de 2019, à l'instar du meilleur accès au mécanisme de traitement des plaintes en cas de violation des droits fondamentaux. Mais attention, sur ce point, à ne pas créer une « usine à gaz » administrative qui empêcherait toute prise de décision au sein de l'agence en raison d'une atmosphère de défiance et de délation généralisées.

En effet, il est urgent que l'agence Frontex puisse de nouveau obtenir des résultats sur le terrain. Car, entre janvier et septembre 2022, l'agence a enregistré une augmentation de 70 % en un an des franchissements irréguliers aux frontières extérieures de l'Union européenne.

C'est pourquoi, Madame la directrice, pouvez-vous nous expliquer quelles ont été vos priorités pour le bon fonctionnement de Frontex depuis votre nomination ? Ne pensez-vous pas qu'un pilotage politique renforcé de l'agence serait souhaitable ? Enfin, pouvez-vous nous expliquer comment Frontex travaille à améliorer son action en matière de retour ?

M. François-Noël Buffet, président. - Je serai rapide après le propos introductif du président Jean-François Rapin qui a couvert l'essentiel de nos préoccupations. Je souhaite moi aussi vous remercier d'avoir accepté cette audition et souligner que le bon fonctionnement et l'efficacité de Frontex sont indispensables, à l'échelle européenne comme à celle de la France, puisque notre pays s'appuie sur le soutien de Frontex pour mener des opérations de reconduite aux frontières. Ce n'est pas un « petit » sujet, mais un point d'attention particulièrement important pour la commission des lois comme la commission des affaires européennes du Sénat qui ont toujours suivi de très près l'évolution de l'agence, singulièrement depuis la crise migratoire de 2015.

Depuis cette date, Frontex a dû relever deux grands enjeux : un enjeu de croissance, la forte expansion de l'agence dans un délai extrêmement court nécessitant de la structurer très rapidement, et un enjeu opérationnel.

La situation vécue par l'agence il y a quelques mois peut probablement être qualifiée de crise : elle a entraîné des remises en cause fondamentales sur les pratiques de l'agence. Il ne nous appartient pas de juger, mais nous avons besoin de comprendre, car l'agence est, pour nous Français mais surtout pour les Européens, un outil extrêmement utile. Les fuites dans la presse - qu'elles soient organisées ou non - du rapport de l'OLAF suscitent évidemment le trouble. Nous attendons donc de votre audition qu'elle apporte de la clarté dans ce débat et qu'elle nous éclaire aussi sur la manière de travailler avec Frontex.

Mme Aija Kalnaja, directrice exécutive par intérim de Frontex. - Je souhaite commencer mon intervention en vous remerciant sincèrement de votre invitation qui me permettra de répondre à vos questions. Je perçois cette audition comme un privilège, puisqu'elle nous permettra d'engager un échange de vues, mais aussi comme une opportunité qui m'est donnée d'entendre vos préoccupations. Je ferai véritablement de mon mieux pour répondre à toutes vos interrogations.

J'ai pris note de la liste de questions que vous m'avez fait parvenir et, avec mes collègues, nous y répondrons par écrit. De plus, si je n'avais pas le temps de répondre de manière exhaustive à l'ensemble de vos interrogations au cours de cette audition, n'hésitez pas à me faire suivre les points nécessitant des explications complémentaires et nous y répondrons également par écrit.

Comme vous l'avez souligné à juste titre, l'agence Frontex, comme toute l'Union européenne, est confrontée à un risque d'instrumentalisation des migrations. Cette situation n'est pas nouvelle, elle connaît des précédents qui sont relatés dans les livres d'histoire. Pour atteindre des objectifs politiques, certains de nos voisins sont en effet prêts à utiliser des boucliers humains, ce qui ne peut que nous heurter. De plus, une guerre, que beaucoup pensaient impossible, a été déclarée sur le continent européen le 24 février 2022. Notre environnement est également marqué par une pression migratoire croissante qui concerne l'ensemble des frontières de l'Union européenne.

Vous avez indiqué en introduction que le nombre de franchissements illégaux avait progressé de 70 % au sein de l'Union européenne. Permettez-moi à ce sujet d'ajouter que nous avons enregistré 130 000 franchissements irréguliers par le corridor des Balkans occidentaux au cours des derniers mois. Ce chiffre démontre qu'il faut impérativement renforcer le contrôle des franchissements des frontières sans nous limiter aux frontières de la seule Union européenne.

Je souhaite aussi attirer votre attention sur l'augmentation de la violence aux frontières. Ce phénomène a d'abord commencé par des tirs d'armes à feu en Biélorussie, suivis par des violences à la frontière turque, puis à la frontière entre la Hongrie et la Serbie où l'on observe une pression migratoire de plus en plus forte. Depuis le mois d'août dernier, environ 70 000 franchissements illégaux ont été recensés sur cette frontière longue de plus de 150 kilomètres et évidemment très difficile à contrôler. Des tirs ont également eu lieu, lundi 7 novembre, à la frontière entre la Turquie et la Bulgarie, tirs ayant provoqué le décès d'un garde-frontière bulgare tué par une balle à la tête pendant une patrouille. Lors de cet accès de violences, une deuxième personne a également été grièvement blessée. Voici les situations auxquelles nous sommes confrontés aux frontières de l'Union européenne. Dans ce contexte fort difficile, je tiens à saluer le travail mené par le personnel de Frontex, qui poursuit sa mission malgré les difficultés, notamment à la frontière bulgare.

Effectivement, la croissance de l'agence a été extrêmement rapide. L'agence Frontex, dans son fonctionnement actuel, a été établie par le règlement (UE) n° 2016/1624 du 14 septembre 2016 qui n'a pas été totalement mis en oeuvre, puis par le règlement (UE) n° 2019/1896 du 13 novembre 2019. Cette dernière modification était visionnaire. Elle a actualisé notre conception de la gestion des frontières et a donné la possibilité à l'Union européenne d'appuyer les États membres dans leur surveillance.

La pression politique était forte et les délais extrêmement serrés. En conséquence, la croissance de l'agence a entraîné des difficultés opérationnelles. Dans le règlement de 2019, il était précisé que le personnel permanent de l'agence serait déployé en une année. Ce défi a été relevé. Nous avons recruté et formé du personnel mais aussi équipé ce personnel d'uniformes et des moyens nécessaires à la réalisation de ses missions.

Pour autant, avons-nous tout fait correctement ? Non, il faut le constater. Mais, pour rappel, l'agence avait indiqué, dès l'adoption de son nouveau mandat, qu'il lui serait très difficile de l'assumer intégralement dans de bonnes conditions, compte tenu de la brièveté des délais impartis mais aussi des contraintes juridiques existantes pour les achats et les recrutements, entre autres. À titre d'exemple, il n'existait aucune règle pour le recrutement d'un contingent de personnels en uniformes aux couleurs de l'Union européenne et armés. Nous avons donc dû inventer les règles et les adapter au fur et à mesure que nous avancions. Finalement, nous avons vécu dans la maison que nous étions en train de construire. Pour ces raisons, je souhaite sincèrement vous remercier d'avoir indiqué que vous reconnaissiez les difficultés que nous avons traversées. Vous nous avez aussi fourni un soutien important dont je vous suis particulièrement reconnaissante. Je transmettrai votre message aux personnels de l'agence, car il est important pour eux de savoir qu'ils ne sont pas isolés face au reste du monde.

Cela étant, sans la pression exercée sur nos délais, aurions-nous été en mesure de déployer des ressources supplémentaires à la frontière ukrainienne en quelques jours ou quelques semaines lorsque la guerre a été déclarée ? Sur ce point, Frontex a aussi bénéficié des experts nationaux détachés par les Etats membres. Ces détachements, qui, selon les cas, peuvent durer quelques mois ou plusieurs années, nous permettent de déployer des équipes sur le terrain en quelques jours alors qu'auparavant, de tels déploiements nécessitaient au moins deux semaines.

Vous avez aussi insisté sur le fait que Frontex travaillait aujourd'hui dans un environnement complexe, tant sur le plan interne qu'externe. C'est juste. À la suite à la démission de l'ancien directeur exécutif, au mois de mai dernier, j'ai été chargée par le conseil d'administration d'occuper ce poste par intérim sous sa supervision. L'équipe de direction a alors adopté une approche collective pour gérer cette période de transition. Je m'appuie particulièrement sur les directeurs exécutifs adjoints qui ont la meilleure connaissance opérationnelle des dossiers. Cette approche a permis d'améliorer notre fonctionnement interne. J'ai ensuite été nommée directrice exécutive par intérim le 1er juillet 2022, avec un pouvoir décisionnel plein mais sans possibilité de procéder à des changements organisationnels, ces changements éventuels devant relever du futur directeur exécutif, décision qui me semble parfaitement pertinente.

Je veux confirmer que la direction de l'agence travaille en étroite collaboration avec le conseil d'administration. Je suis en contact chaque jour avec le président du conseil d'administration et nous rendons compte de nos activités lors des nombreuses sessions du conseil. Par ailleurs, nos relations avec la Commission européenne sont excellentes et nous confortons nos relations avec l'ensemble des parties prenantes aux dossiers dont nous avons la charge.

L'agence s'est fixée plusieurs priorités à gérer pendant la période intérimaire. La première est de poursuivre les opérations en cours et de les adapter à l'évolution du contexte géopolitique et de la situation aux frontières européennes. Notre deuxième chantier est de poursuivre la stabilisation de l'agence. Nous voulons regagner la confiance de nos partenaires et montrer que Frontex est capable d'accomplir ses tâches conformément à la réglementation en vigueur, qu'il s'agisse du droit européen ou du droit international relatif au contrôle des frontières. Notre troisième priorité est d'améliorer l'environnement de travail de notre personnel et de le rassurer afin qu'il ne se sente pas seul. À cette occasion, je tiens à réitérer mes remerciements au Parlement européen et aux parlements nationaux qui ont fait part de leur soutien vis-à-vis de l'agence, car Frontex a vraiment besoin de l'appui des États membres.

Concernant nos opérations en cours, je peux vous indiquer que nous déployons actuellement 2 354 membres du contingent permanent dans 18 opérations conjointes au sein de l'Union européenne et en dehors. L'agence Frontex, conformément aux accords de statut signés avec plusieurs pays des Balkans, est présente dans ces pays. De façon générale, nous couvrons plus de 200 localisations différentes.

Par ailleurs, cette année, nous avons augmenté le nombre de retours de migrants irréguliers dans leur pays d'origine de manière significative, en atteignant un chiffre record de 21 000 retours, dont 12 659 retours forcés et plus de 7 000 retours volontaires. En 2021, par comparaison, le nombre de retours était de 14 000. La hausse est donc supérieure à 30 % aujourd'hui, alors même que l'année 2022 n'est pas encore terminée.

Pour oeuvrer à la stabilisation de l'agence, nous avons constitué un groupe de travail pour se pencher sur la question des refoulements et avons analysé les rapports et recommandations émises dans le cadre des divers audits et enquêtes.

Notre première décision a été de revoir le positionnement de l'officier aux droits fondamentaux, qui fait désormais partie de la structure décisionnaire de l'agence. Cet officier et son équipe ont ainsi un accès complet à l'ensemble des informations disponibles. Le 16 octobre dernier, nous avons aussi finalisé le recrutement de 46 contrôleurs des droits fondamentaux. L'équipe chargée du respect des droits fondamentaux regroupe dorénavant plus de 60 personnes au sein de l'agence. Nous avons également redéfini la procédure de signalement des incidents graves relatifs à la violation des droits fondamentaux. L'officier aux droits fondamentaux a ainsi accès à tous les signalements. Enfin, en cas de violation grave des droits fondamentaux, je rappelle que, conformément aux dispositions de l'article 46 du règlement (UE) n° 2019/1896, le directeur exécutif de l'agence peut suspendre tout ou partie des opérations conjointes menées avec des États membres, ou interrompre le financement européen de ces opérations.

Sur ce fondement, l'officier aux droits fondamentaux établit des rapports et des recommandations sur la mise en oeuvre de la stratégie de l'agence à l'égard des droits fondamentaux. Il en réfère directement à l'équipe de direction et au Parlement européen. En complément, en juin dernier, le conseil d'administration a demandé au directeur exécutif de répondre à ces recommandations et à celles du forum consultatif de l'agence, qui est composé de représentants de la société civile et d'organisations internationales, dont des institutions de l'Union européenne, et dont le rôle est de prodiguer des conseils à l'agence pour s'assurer de la conformité de ses actions aux droits fondamentaux.

Concomitamment, nous avons aussi renforcé la transparence de nos procédures en améliorant nos échanges avec le Parlement européen et en répondant aux observations du Médiateur européen.

Plusieurs mesures ont enfin été lancées pour améliorer le bien-être des salariés et la culture managériale au sein de Frontex. L'équipe de direction a consulté le comité du personnel avec l'aide d'experts détachés pour cartographier les activités que nous pourrions conduire afin d'améliorer l'environnement de travail. Il est à noter que les salariés prennent pleinement part au processus de décision sur ces questions.

Notre stratégie en matière de ressources humaines, en cours d'approbation, couvre quatre domaines : la santé et la sécurité du personnel au siège de l'agence comme dans les théâtres d'opérations ; la diversité et « l'inclusion », notamment en matière de représentation des genres et des minorités ; la culture de l'agence qui veut être une culture « d'inclusivité » et de tolérance zéro vis-à-vis du harcèlement mais aussi une culture de responsabilisation et d'autonomie ; la qualité du dialogue social. Des investissements considérables ont été consentis en termes de communication externe avec les parties prenantes, dont celles issues de la société civile. La communication interne figure également parmi nos préoccupations, car nous souhaitons entendre le personnel pour tirer profit de ses expériences mais aussi lui expliquer les changements et les décisions prises par la direction.

Concernant les prochaines étapes et nos pistes d'amélioration et de développement, nous avons pris bonne note des recommandations de la Cour des comptes européenne comme de celles émises par le Parlement européen et par l'OLAF. Dans ce domaine, je souhaite toutefois insister sur le fait que l'agence a engrangé des réussites et qu'elle a apporté son soutien aux États membres en accomplissant ses missions, y compris en des temps difficiles. Cependant, il est essentiel de conforter l'intégration de l'agence dans la réponse globale de l'Union européenne aux questions de migration et de sécurité, qui sont étroitement liées : les questions migratoires sont prioritairement évoquées lorsque l'on évoque Frontex, mais il ne faut pas oublier le volet sécurité et il est donc essentiel d'associer l'agence à la réponse globale qui sera apportée par l'Union européenne et par ses États membres au défi international migratoire et au défi international sécuritaire. Ce n'est qu'à cette condition que nous serons en mesure d'apporter une réponse collective et de faire en sorte que notre travail porte ses fruits.

Il faut aussi ajouter que de nombreuses questions ne relèvent pas de la compétence de l'agence Frontex, par exemple l'aide humanitaire aux pays d'origine des migrations irrégulières ou encore l'action publique et politique. Nous devons donc plutôt nous focaliser sur la gestion intégrée des frontières et sur la manière dont s'organisent les garde-côtes et garde-frontières. Et dans ce domaine, je le répète, l'agence doit travailler main dans la main avec les États membres.

Dans ce cadre, il nous faut nous pencher sur la manière de prévenir les futures menaces aux frontières européennes, car, lorsqu'elles apparaissent, il est souvent trop tard. C'est malheureusement ce que nous constatons actuellement en Bulgarie où le niveau de violence aux frontières est considérable. Nous devons aussi nous atteler à la modernisation de la gestion de nos frontières extérieures, avec la mise en place de la base de suivi des entrées et sorties des ressortissants de pays tiers (EES) et de l'European Travel Information and Authorisation System (ETIAS), qui est un système d'information portant sur les autorisations de déplacement.

Enfin, les retours des migrants irréguliers dans leur pays d'origine sont essentiels pour gérer les flux migratoires. Les personnes qui n'ont pas le droit de rester sur un territoire doivent retourner dans leur pays. Cependant, le taux de retour enregistré à date ne dépasse pas 30 %, c'est-à-dire que 70 % des personnes présentes illégalement sur un territoire de l'Union européenne et qui ne peuvent y rester ne retournent pas dans leur pays d'origine. C'est là que Frontex doit mieux coopérer avec l'Union européenne et ses États membres. Des accords de réadmission doivent être conclus avec les pays d'origine. Aucun État membre ne peut résoudre le problème seul, pas plus que l'agence ne peut le résoudre seule, mais ensemble nous avons bien plus de chances d'aboutir.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose sans plus attendre de répondre aux questions de nos collègues.

M. Didier Marie. - Le refus de décharge budgétaire pour Frontex intervenu mi-octobre au Parlement européen et le rapport de l'OLAF montrent que vous avez une lourde charge à accomplir pour redonner du crédit à l'agence et rassurer les États membres et les parlementaires. Cette situation m'amène à poser une question centrale qui est celle des marges de manoeuvre dont vous disposez à l'égard des États membres dont vous dépendez pour la mise en place de vos actions. Je m'interroge aussi sur votre capacité à dire les choses lorsqu'un des États membres ne respecte pas les droits fondamentaux des migrants. Ceci m'amène à évoquer le cas particulier de la Grèce, qui a été accusée de refouler massivement des migrants en provenance de Turquie. Frontex a été accusée a minima de complaisance dans cette affaire, voire de complicité. Aussi, quelles mesures votre agence a-t-elle prises pour permettre que ces difficultés soient aplanies ? Quelles sont actuellement vos relations avec les autorités turques en vue d'apaiser les tensions entre la Turquie et la Grèce et faire en sorte que les naufrages et les décès en mer Égée cessent ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - J'ai deux séries de questions.

La première concerne la Moldavie. En mars dernier, le Conseil a validé un accord de partenariat entre Frontex et la Moldavie pour soutenir cette dernière dans la gestion de ses frontières dans le contexte de la guerre en Ukraine. Quel premier bilan tirez-vous de ce partenariat ? Combien d'agents Frontex y a-t-elle déployés ? Plus largement, quel est le bilan des partenariats de Frontex avec les pays tiers ?

Ma deuxième série de questions est relative aux régions ultrapériphériques (RUP) de l'Union européenne dont certaines sont soumises à une forte pression migratoire, notamment Mayotte, la Guyane et Saint-Martin mais pas uniquement. Localement, des voix s'élèvent pour dire que Frontex devrait également intervenir dans les RUP afin de garder les frontières extérieures de l'Europe, puisque les RUP font partie intégrante de l'Europe. Ce dispositif existe aux Canaries et à Madère, me semble-t-il. Le cas échéant, quelles en seraient les conditions, notamment juridiques ? Pensez-vous qu'une telle évolution est opportune ?

M. Claude Kern. - Vous avez évoqué une autre mission clé de l'agence Frontex, la sécurité, et plus particulièrement, la lutte contre le crime transfrontalier. Or le rapport spécial de la Cour des comptes européenne consacré à votre agence a souligné les résultats trop limités de son action dans ce domaine. Comment comptez-vous répondre à cette critique, par quels moyens et quels leviers ?

Mme Aija Kalnaja. - À plusieurs reprises récemment, le Parlement européen a refusé de donner décharge pour notre budget, tout en nous adressant plusieurs recommandations. D'autres recommandations résultent du rapport spécial de la Cour des comptes de l'Union européenne que vous venez d'évoquer et du rapport de l'OLAF, qui a demandé à l'agence de préparer une feuille de route précisant comment elle comptait remédier aux manquements constatés. En s'appuyant sur son conseil d'administration, l'agence Frontex souhaite répondre à l'ensemble de ces recommandations afin de retrouver la confiance de ses interlocuteurs. La réponse à ces recommandations nous conduira à établir un plan d'action dont les avancées seront ensuite présentées au conseil d'administration au cours de points d'étape. Chaque séance du conseil sera l'occasion de dresser l'état des lieux des progrès réalisés. Des rapports seront également transmis régulièrement au Parlement européen pour restituer nos travaux et faire état des progrès réalisés.

Il faut constater que la liste des recommandations à suivre par l'agence est longue. Nous en sommes conscients. Voilà pourquoi nous avons commencé par cartographier nos manquements avant de déterminer les actions à entreprendre. Toute l'agence s'attelle à cette tâche. Nous savons que, pour restaurer la confiance de nos partenaires, il nous faudra agir dans la durée.

Une question m'a été posée concernant notre capacité à nous exprimer et à interpeller les États membres qui ne seraient pas en conformité avec le respect des droits fondamentaux. À ce sujet, je souhaite rappeler que l'agence n'a pas de pouvoir d'enquête sur les pratiques des États membres. Ce ne serait d'ailleurs pas souhaitable. Le législateur a eu raison de ne pas conférer ce pouvoir d'enquête à l'agence. Il existe des autorités nationales et des autorités internationales, y compris des autorités judiciaires, qui jouent ce rôle.

L'officier aux droits fondamentaux de l'agence, qui occupe une fonction indépendante, est le seul en mesure de mener une enquête sur des violations, avérées ou potentielles, de ces droits, en coopération avec les États membres. Pour le cas particulier de la Grèce, à la suite du rapport de l'OLAF et des avis émis par l'officier aux droits fondamentaux, nous avons tâché de répondre aux préconisations émises dès avril et jusqu'en juillet 2022. Mais force est de constater que, si des violations systématiques des droits fondamentaux par un État membre sont constatées par Frontex, la rectification de cette situation prend du temps et nécessite l'ouverture d'un dialogue. C'est pourquoi nous demandons aujourd'hui aux autorités helléniques de présenter un plan structuré pour remédier aux manquements relevés. Nous travaillons également à la mise en oeuvre d'un cadre indépendant apte à répondre à ces situations et à les corriger. Lorsque des violations des droits fondamentaux sont constatées, nous devons les résoudre collectivement.

Concernant l'action de Frontex en Moldavie, l'accord de statut qui a été signé doit permettre à l'agence de déployer des personnels de son contingent permanent, susceptibles de participer aux contrôles effectués aux frontières. Ainsi, dix-huit membres de notre personnel ont été déployés dans les aéroports. Et, à l'heure actuelle, 73 membres de l'agence travaillent en Moldavie aux côtés de leurs collègues moldaves. Notre travail est apprécié par les autorités compétentes qui manquent de personnel qualifié mais aussi d'équipements techniques et de connaissances sur les méthodes modernes de gestion des frontières. Sur ce point, je rappelle que la Moldavie a présenté une demande de candidature pour entrer dans l'Union européenne, processus qui prendra un certain temps. En attendant, nous continuons à appuyer les autorités moldaves pour les aider à se mettre en conformité avec les normes et standards européens en matière de gestion des frontières.

Je souhaite également préciser que notre coopération avec les pays tiers est indispensable, compte tenu de la pression migratoire à laquelle ces pays sont confrontés. Ces liens nous permettent aussi de travailler en confiance avec leurs autorités. La plupart des opérations que nous menons avec ces pays tiers ont lieu dans le cadre d'accords de travail, qui sont noués directement par Frontex avec les États partenaires et qui permettent à l'agence de bénéficier d'un statut d'observateur sur le terrain. Ils diffèrent des accords de statut qui sont négociés par la Commission européenne et qui donnent à l'agence le droit de déployer du personnel en uniforme avec des pouvoirs de contrôle. Il est important d'accroître le nombre de ces accords. À l'heure actuelle, dans cette perspective, nos discussions avancent bien avec le Sénégal et la Mauritanie et, il y a deux semaines, j'ai eu une réunion très fructueuse avec le Maroc, pays avec lequel nous avons trouvé un accord sur la formalisation de notre collaboration opérationnelle par l'intermédiaire de la signature d'un accord de travail tout d'abord, et potentiellement d'un accord de statut à l'avenir.

La question posée sur la lutte contre le crime transfrontalier renvoie, quant à elle, à ma remarque précédente soulignant que la problématique de la gestion des frontières rejoint celle de la gestion des migrations. C'est en effet bien aux frontières que l'on peut empêcher la criminalité et le terrorisme d'entrer dans l'Union européenne. Je veux souligner sur ce point l'apport du règlement (UE) n° 2019/1896, qui consacre explicitement cette mission de Frontex et en tire les conséquences juridiques, ce qui n'était pas le cas dans le règlement de 2016. Par exemple, l'agence n'avait pas le droit d'échanger des données à caractère personnel pour aider à lutter contre la criminalité transfrontière. Désormais, c'est possible : nous pouvons transmettre des données à caractère personnel sur des suspects ainsi que sur les personnes arrêtées du fait d'activités criminelles à la frontière. Grâce à cette ouverture, nous pouvons agir avec les États membres et Europol. Pour rappel, Frontex n'est pas autorisée à mener des enquêtes mais, grâce à ses activités de surveillance aux frontières, elle peut fournir un appui aux États membres afin de détecter des activités criminelles. Nos « débriefings » permettent de fournir des renseignements sur les groupes criminels qui organisent le passage des migrants, mais aussi sur le trafic d'armes et la traite d'êtres humains. Ceci suppose un travail conjoint avec les États membres, les institutions de l'Union européenne, Europol et Eurojust.

M. André Reichardt. - Je souhaite vous poser trois questions.

La première a trait aux moyens dont vous disposez pour accomplir votre mission. Vous avez rappelé que nous enregistrions une augmentation importante du nombre de migrants illégaux. C'est un phénomène dont nous nous rendons compte dans les différents pays de l'Union européenne, singulièrement en France. Ce constat pose la question de la surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne. Certes, Frontex n'est pas le seul outil à activer pour cette surveillance, qui doit être assurée en premier lieu par les États membres concernés. Toutefois, l'agence a-t-elle les moyens d'assurer efficacement sa mission de soutien aux États pour la surveillance des frontières extérieures?

Ma deuxième question concerne les modalités de fonctionnement de Frontex. Le pacte sur la migration et l'asile proposé par la Commission en 2020 n'est toujours pas adopté. Un certain nombre d'États membres - et ils sont nombreux - émettent de vives réserves à son endroit, même si la crise ukrainienne a un peu amélioré la situation et fait évoluer les pays du groupe de Viegrad. Nous sommes toutefois loin d'une approbation globale de ce pacte puisque seules deux étapes semblent franchies avec le « screening » et la volonté d'améliorer Eurodac. Comment l'agence peut-elle fonctionner dans ces conditions, lorsque chaque pays agit en autonomie sur ses frontières extérieures et que nous n'avons pas encore d'accord sur le filtrage des migrants irréguliers à la frontière ? Aussi, une personne qui entre par une frontière peut ensuite se déplacer dans les autres pays, même si certains ont maintenu un contrôle de leurs frontières intérieures, fort heureusement.

Ma troisième question sera très directe. À la suite des critiques portées sur le fonctionnement de Frontex, nous avons bien noté votre volonté d'agir mais n'avez-vous pas le sentiment que la mise en oeuvre des moyens mobilisés notamment pour une plus grande attention portée au respect des droits fondamentaux, grâce à la nomination d'un officier et de contrôleurs, risquent d'entraver le bon fonctionnement de Frontex ? Je préférerais pour ma part une agence agile qui interviendrait en soutien des États membres et non une agence bureaucrate - même si le terme utilisé est provocateur - visant à respecter toutes les recommandations. Ne pensez-vous pas que ce sont autant de contraintes au détriment de l'efficience, de l'efficacité et même des attentes des populations européennes en matière de surveillance des frontières extérieures ?

Mme Patricia Schillinger. - L'agence affiche aujourd'hui un retard dans la constitution du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes qui doit compter 10 000 agents en 2027. Ce retard est d'autant plus criant que la présidente de la Commission européenne souhaite que ce recrutement s'achève en 2024, soit trois ans plus tôt que l'échéance votée par le Parlement européen. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Quels sont les défis principaux à relever en matière de recrutement ? Comment faire face au problème d'attractivité de l'agence en termes de conditions de travail, notamment de rémunération et de représentativité des nationalités ?

M. Pierre Laurent. - Quel bilan tirez-vous de la gestion du flot de réfugiés ukrainiens, notamment de l'utilisation de la protection temporaire ? Comment appréciez-vous la situation ? Le flot de réfugiés se poursuit-il et, si oui, à quel rythme ? Quelles leçons tirez-vous de la gestion de cette crise ?

À plusieurs moments de votre intervention, vous avez fait état de la montée de la violence dans le corridor de migration des Balkans et évoqué le trafic d'armes. D'où vient ce trafic ? Vient-il de l'Ukraine ? Quelle est l'ampleur du phénomène ?

Vous avez évoqué l'augmentation significative du nombre de retours et avancé des chiffres sur le nombre de retours forcés et volontaires. Vers quels pays ces 20 000 retours ont-ils été opérés ?

En mer Méditerranée, la situation humanitaire reste dramatique. Un incident diplomatique récent a eu lieu entre l'Italie et la France autour de l'accueil d'un bateau humanitaire. Où en sommes-nous du traitement de la question de l'accueil des bateaux humanitaires dans les ports européens ?

M. Jean-Michel Houllegatte. - Parmi les frontières extérieures de l'Union européenne, il existe une frontière toute particulière qui est celle de la Manche. Elle est particulière, car il ne s'agit pas ici d'empêcher les migrants d'entrer sur un territoire, mais plutôt de les empêcher d'en sortir. Les autorités britanniques et françaises ont recensé 52 000 traversées en 2021, soit cinq fois plus qu'en 2020. Il est vrai que le Royaume-Uni et l'Irlande demeurent très attractifs pour les migrants. C'est également une frontière particulière, car gérée via les accords franco-britanniques du Touquet. Frontex y intervient cependant puisque, depuis un peu plus d'un an, un avion équipé par le Danemark et opéré par Frontex surveille la Manche. Quelle est votre analyse de la situation sur cette frontière ? Faut-il dénoncer les accords du Touquet ?

M. Jacques Fernique. - Sans surprise, je ne partage pas l'appréciation de la situation de mon collègue André Reichardt et je ne crois pas que l'attention portée au respect des droits fondamentaux ne représente que des contraintes, ajoute de la bureaucratie et entrave la bonne réalisation des missions de Frontex. La série de dispositifs que vous avez mis en place, consécutivement à la crise et à la démission de votre prédécesseur, ne peut certes pas tout résoudre. Un travail a été mené pour identifier les manquements aux droits fondamentaux, pour les prévenir et les éviter. Cependant, quid des éventuelles sanctions et réparations ?

Vous avez aussi évoqué l'accord de travail avec le Maroc qui est en perspective. Nous pensons tous au drame de Melilla. Comment est-il possible de mener des opérations conjointes et de coopérer avec des pays qui, manifestement, ne respectent pas les droits fondamentaux ? Je pense aussi ici à la Libye.

Mme Aija Kalnaja. - Je vous remercie infiniment pour vos questions. Je tâcherai de répondre à autant de questions que possible et du mieux que je peux. Si vous estimez que je n'ai pas répondu à vos questions, je vous invite à me le faire savoir et nous vous enverrons des compléments d'information par écrit.

Concernant nos ressources et moyens financiers, le règlement qui régit Frontex prévoit que nous soyons forts de 10 000 membres, mais qui ne seront pas uniquement du personnel de l'agence. En effet, il faut distinguer le personnel permanent (3 000 personnes), du personnel détaché par les États membres, soit sur le long terme, soit sur de plus courtes périodes, plus précisément entre un et quatre mois. Actuellement, sont déployés 1 843 officiers dont 605 sont des membres du personnel permanent, 463 des détachés de long terme (pour deux ans) et 815 des détachés de court terme. Il est utile de pouvoir s'appuyer sur ces trois catégories distinctes de personnel, car la situation aux frontières extérieures de l'Europe est mouvante. Cette situation a changé après le déclenchement de la guerre en Ukraine. En effet, nous avions évalué les ressources à mobiliser en 2021 mais sans anticiper la guerre entre l'Ukraine et la Russie. Or, nous avons souhaité renforcer le soutien apporté aux pays se situant en première ligne dans ce conflit. Nous avons d'abord procédé à des redéploiements internes qui ont pu se concrétiser très rapidement. La première vague de redéploiement a concerné la Roumanie et a pu être réalisée en une semaine. Des membres du personnel présents sur des théâtres opérationnels en Espagne, Italie, Grèce, dans les Pays baltes ou ailleurs ont pu être redéployés à l'est de l'Europe, et notamment en Roumanie, en seulement sept jours. Le redéploiement de nos ressources en Moldavie a été organisé en à peine trois jours. Au début de la guerre, nous avions envoyé près de 600 personnes aux frontières ukrainiennes, dont la plupart étaient des détachés de court terme mandatés par les États membres. C'est tout l'avantage de notre dispositif qui est fortement flexible. Dans des contextes difficiles, nous devons nous assurer que la réponse opérationnelle ne sera pas retardée lorsqu'elle est nécessaire, cette flexibilité étant indispensable. L'appel aux ressources des États membres nous permet aussi de répondre aux besoins qui émergent de façon ponctuelle. Lorsque Frontex aura atteint son effectif cible, nous pourrons alors compter sur 3 000 officiers prêts à être déployés. Cependant, lorsque des besoins émergent de manière inattendue, nous utilisons le levier des redéploiements là où nous pouvons le faire, tandis que nos autres besoins sont couverts par les forces détachées par les États membres.

Comme je l'ai déjà souligné, Frontex ne saurait être le seul instrument pour répondre au défi migratoire. Il faut aussi pouvoir compter sur des politiques publiques nationales fortes. Sans cela, Frontex ne pourra pas apporter son soutien aux garde-côtes et garde-frontières. Les décideurs politiques devront donc redoubler leurs efforts pour relever ce défi. La crise ukrainienne a donné un nouvel élan à cette dynamique et j'espère que les efforts fournis seront fructueux. Dans ce nouvel environnement, la gestion des frontières reste une compétence qui relève d'abord des États membres, même si nous leur apportons notre soutien du mieux que nous le pouvons en utilisant le cadre juridique existant.

Par ailleurs, les droits fondamentaux ne sont pas une question bureaucratique et ne s'appliquent pas qu'au personnel de l'agence mais doivent être garantis pour tous les individus. L'application de la réglementation n'est pas arbitraire mais nous appliquons toute la réglementation et respectons tout le droit en vigueur en matière de gestion des frontières.

Les opérations conjointes menées actuellement par Frontex sont très bien suivies grâce au dispositif mis en place. Le système actuel reposant sur des notifications fonctionne. Le personnel de l'agence est bien formé en matière de droits fondamentaux et compétent. Des rapports sont systématiquement établis lorsque sont constatées des atteintes aux droits fondamentaux. Cependant, quel que soit le système en place, il ne pourra jamais être complètement étanche. Ce que nous avons mis en oeuvre, c'est un mécanisme qui tient compte des atteintes aux droits fondamentaux, que ces violations soient le fait du contingent permanent ou d'autres parties prenantes. Il est fort probable que nous serons amenés à constater à nouveau de telles violations et c'est pour cela qu'il nous faut un système en mesure de les signaler. Si vous le souhaitez, nous pourrons apporter ultérieurement davantage d'informations sur le cadre disciplinaire qui s'applique dans ces situations et sur les sanctions associées.

Il nous faut aussi coopérer avec les pays d'accueil et analyser l'efficacité des opérations de Frontex sur les territoires de ces pays. L'année dernière, nous avons mis en place de nouveaux indicateurs clés de performance qui affichent des résultats satisfaisants dans les pays qui reçoivent le soutien de Frontex. J'attends avec impatience les retours des États membres qui nous permettront d'orienter nos activités opérationnelles pour répondre aux besoins, car je le rappelle encore : Frontex est à la disposition des États membres et non l'inverse.

Une de vos questions portait sur le retard pris dans la constitution du contingent permanent de Frontex. Nous avons fait au mieux pour répondre aux exigences de recrutement conformément aux principes fixés dans le règlement. Deux groupes d'officiers du contingent permanent sont actuellement en formation pour être opérationnels en janvier 2023. À partir de cette date, Frontex pourrait déployer 1 000 personnes, les autres ressources étant déployées par les États membres conformément à ce que prévoit le règlement (détachements de long terme et de court terme).

Vous avez aussi évoqué les difficultés de Frontex en tant qu'employeur ainsi que le déséquilibre dans la représentation des nationalités des États membres au sein de son personnel. Je veux rappeler que l'agence peut mobiliser des personnels dotés de prérogatives de puissance publique dans plus de 200 endroits différents simultanément, prouesse que ne pourraient assurer ni les États membres ni les organisations internationales, ceci grâce à la souplesse conférée par nos trois catégories de personnel.

Nous pouvons aussi être amenés à changer l'affectation de nos effectifs parce que le travail est plus difficile dans certaines régions ou parce que le contingent permanent doit être renforcé. Nous organisons un roulement du personnel en déplaçant nos officiers d'une zone à une autre, parfois plusieurs fois par an. J'ai même vu des officiers du contingent permanent être redéployés quatre fois en un an et demi. Le plus souvent, ces derniers acceptent cette mobilité permanente en début de carrière mais elle peut ensuite apparaître difficile à vivre, en particulier lorsque nos officiers vivent en couple et ont des enfants. Nous ne pourrons donc jamais apporter la garantie que notre personnel restera dans la même zone opérationnelle pendant cinq ans. Pouvoir apporter cette garantie serait certes un confort pour la vie de famille. Mais Frontex a besoin de la souplesse de redéploiement de son contingent permanent pour faire face aux imprévus et aux urgences opérationnelles. Cette situation limite l'attractivité de Frontex.  Nous sommes donc en train d'étudier les solutions que nous pourrions proposer pour une scolarisation des enfants du personnel à proximité des théâtres d'opérations.

Je souhaite également préciser que le coefficient indemnitaire correcteur qui s'applique aux rémunérations des agents des institutions européennes installés hors de Bruxelles afin de prendre en considération les différences de niveau de vie sur le lieu d'affectation n'est pas favorable aux officiers de Frontex. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a également eu pour conséquence de limiter l'attractivité des postes offerts par Frontex.

Enfin, nous nous attachons à recruter des personnels issus de l'ensemble des États membres, mais cette tâche est difficile. Nous en avons fait part au Parlement européen, à la Commission européenne et aux États membres. En interne, nous avons aussi recruté deux officiers à la diversité pour prendre en compte ces difficultés.

Concernant la réponse à la crise ukrainienne, je crois que l'Union européenne a démontré sa capacité d'accueil des ressortissants ukrainiens. Les États membres ont été solidaires. En pratique cependant, ces populations souhaitent rester dans les pays proches du leur, tels que la Pologne, les Pays baltes, la Roumanie ou la Slovaquie, dans l'espoir de pouvoir retourner rapidement en Ukraine à la fin de la guerre. Il faudra rester vigilant sur l'impact de ce choix sur les pays d'accueils : l'arrivée de ces populations ukrainiennes a parfois conduit à une forte augmentation du prix de l'immobilier.

Une de vos questions portait sur les enseignements que nous tirons de la crise migratoire née de la guerre en Ukraine. Le premier fait que je souhaite mettre en avant est que nous avons su faire la démonstration de notre grande flexibilité et de notre réactivité. Nous avons prouvé que nous pouvions nous déployer et nous redéployer en très peu de temps lorsque cela est nécessaire. Nous avons aussi donné la preuve de notre capacité à appuyer les États membres pour gérer les flux considérables qui arrivaient à nos frontières.

Je souhaite ajouter aussi quelques mots sur la montée des violences. Les premiers faits de violences ont été enregistrés en 2020 sur la frontière de l'Évros. Puis, nous avons continué à enregistrer des tirs d'armes à feu contre nos dispositifs tous les ans. Nous notons aussi des violences entre les différents groupes de migrants. Les représentants hongrois nous ont fait visionner des vidéos prouvant ces accès de violences à la frontière avec la Serbie. Lundi dernier, comme je l'ai déjà mentionné, c'est un garde-frontière qui a été tué par un tir. C'est le premier décès que nous enregistrons à la frontière. Ce garde a été visé à la tête, par un tir qui était tout sauf accidentel. Nous avons donc renforcé les équipements de protection de notre personnel, que nous fournissons aussi aux personnels détachés par les États membres lorsque ceux-ci sont moins bien équipés.

Je ne suis pas en mesure, en cet instant, de vous transmettre des données fiables sur l'origine géographique des migrants reconduits par nos opérations de retour, mais je vous ferai suivre cette information par écrit. Je peux d'ores et déjà préciser que, parmi les principaux pays concernés, figurent le Pakistan et l'Inde et l'Irak. Des retours volontaires ont aussi été organisés pour des personnes de pays tiers à la suite de la crise en Biélorussie, vers l'Irak notamment, et pour ceux voulant échapper à la guerre en Ukraine.

Sur la crise humanitaire et diplomatique entre la France et l'Italie, je ne peux que constater que le règlement des différends relève de la prérogative des États membres. Il leur revient de décider comment ils gèrent leurs frontières extérieures. Toutefois, selon moi, le forum de Schengen devrait être l'un des outils de la gouvernance du contrôle des frontières.

Vous avez aussi raison de souligner l'augmentation significative des traversées de la Manche. Nous appuyons ici les autorités françaises en charge de la gestion des frontières au moyen d'une surveillance aérienne dans le cadre d'une opération conjointe appelée « Opal Coast ». Nous continuerons à la mener en 2023, car la Manche est l'une des zones où nous constatons la plus forte augmentation de la pression migratoire.

Je terminerai mon propos en précisant que le signalement d'incidents graves comprend deux volets : un signalement par le personnel de Frontex et un signalement par les États membres. Les États membres saisissent tous les incidents constatés aux frontières dans le système dit Joint Operations Reporting Application (JORA) qui est utilisé comme base d'évaluation des risques aux frontières. Ces doubles signalements permettent une identification fiable des incidents graves. Si l'on soupçonne une violation des droits fondamentaux, l'officier aux droits fondamentaux est alors chargé du suivi du dossier.

Enfin, concernant la coopération avec les pays tiers, je veux préciser qu'aucun accord de statut n'est conclu sans une évaluation préalable de la situation dans ces pays au regard des droits fondamentaux.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour ces éléments d'information qui répondent à la majorité des questions qui vous avaient été posées. Certaines d'entre elles restent toutefois sans réponse, en particulier sur la possibilité, pour Frontex, d'intervenir dans les RUP. Nous vous remercions donc par avance de compléter par écrit vos réponses sur ce point. Je sais aussi que les services de nos deux commissions se sont organisés pour envoyer un questionnaire sur la révision du règlement Frontex et dont les réponses écrites sont attendues au plus tard courant décembre. Ces réponses pourraient impliquer de nouvelles perspectives d'audition.

Au nom de tous mes collègues, je souhaite vous remercier d'avoir accepté d'échanger avec nous sur ces questions d'importance qui sont pour moi, en tant que sénateur du Pas-de-Calais, des questions du quotidien : comme vous le savez, la côte d'Opale a en effet enregistré un doublement des tentatives de traversées de la Manche par des migrants par rapport à 2021, alors même que l'année 2022 n'est pas encore terminée.

Mme Aija Kalnaja. - Je vous remercie une nouvelle fois de m'avoir donné l'opportunité de m'exprimer devant vous. Je serais ravie de renouveler l'exercice si vous le souhaitez, car mon souhait est de favoriser la transparence et l'ouverture, même sur les questions sensibles.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 00.