Mercredi 6 juillet 2022

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Communication

Mme Sophie Primas, présidente. - Je souhaite commencer cette réunion en vous présentant les premiers résultats de la consultation lancée par notre commission auprès des élus locaux à propos du « zéro artificialisation nette » (ZAN).

Nous avions ouvert cette consultation le 18 mai dernier après avoir constaté que la mise en oeuvre dans les territoires de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi « Climat et résilience », soulève beaucoup d'interrogations et d'inquiétudes en matière d'urbanisme et de développement économique. Vous l'avez sans doute entendu sur le terrain ces derniers mois. Le président de la commission du développement durable y a été associé pour les aspects qui concerne sa commission.

Cette consultation, qui a duré 40 jours, a été un succès, avec 1 250 contributions, majoritairement issues des communes. Notre étude semble représentative, car nous avons eu des réponses de l'ensemble des territoires - outre-mer compris - et de communes de toute taille, notamment rurales. Je veux d'ailleurs vous remercier d'avoir tous relayé cette étude auprès des élus locaux de vos territoires respectifs. Nous avons également été appuyés par les associations d'élus, notamment l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF).

Cette consultation confirme la forte inquiétude des élus, en particulier des communes et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), qui arrivent en bout de chaîne du ZAN, piloté par l'État et par les régions. Premièrement, ils soulignent le manque d'information qui leur parvient sur les obligations qui s'imposeront à eux. Bien que la plupart aient pu participer à la conférence des schémas de cohérence territoriale (SCoT), prévue par le Sénat pour garantir un dialogue territorial et globalement saluée par les élus, ceux-ci déplorent le manque d'accompagnement par les services de l'État. Les collectivités semblent effectivement bien seules face à la mise en oeuvre du ZAN : 72 % des répondants ne s'estiment pas assez informés, bien que 58 % aient reçu une présentation sur le sujet. Alors que les réseaux d'élus locaux sont souvent mentionnés comme appui, seuls 10 % des répondants citent l'aide des services de l'État.

Surtout, et c'est assez inquiétant, seuls 18 % des élus estiment disposer des moyens humains, financiers et techniques pour déployer le ZAN, par exemple pour réviser leurs documents d'urbanisme et revoir leur politique du logement.

Enfin, en tant que premier échelon de proximité et directement responsables envers les habitants, les élus sont en première ligne : 85 % d'entre eux estiment que le ZAN est mal compris, voire rejeté par les citoyens de leurs collectivités. L'acceptabilité sera, comme je l'avais déjà souligné, un vrai sujet démocratique à mesure que le ZAN révélera l'étendue de ses conséquences...

Deuxièmement, si les élus partagent les objectifs environnementaux du ZAN, la méthode retenue par le Gouvernement ne les satisfait pas... et nous non plus, d'ailleurs ! Nous avons déjà alerté plusieurs fois sur ces points : il y a un besoin de souplesse, de territorialisation. Surtout, il faut prendre des décrets en application de la loi, et non en contradiction avec elle...

Je le redis, le désaccord ne porte pas sur les objectifs : plus de 80 % des élus considèrent que la protection des sols, des terres agricoles, de la biodiversité, des espaces, des sites et de l'environnement tient une place importante ou très importante dans les politiques de leur collectivité.

Mais la méthode pèche : c'est la raison pour laquelle 42 % des élus déclarent qu'ils étaient opposés aux mesures de la loi « Climat et résilience ». Un an plus tard, à l'heure de la mise en oeuvre concrète de la loi, les élus locaux expriment une forte insatisfaction : seuls 8 % estiment que la méthode « en cascade », selon laquelle la région fixe des cibles qui s'imposeront aux autres collectivités, leur permet de faire valoir leurs spécificités, de garder une marge de manoeuvre foncière et d'assurer le développement économique et social de leur territoire.

Bien que la territorialisation obtenue par le Sénat soit vue favorablement, les élus des communes doutent de la capacité des régions et des EPCI à faire la synthèse des intérêts des territoires de leur ressort et à adopter une répartition adéquate, 62 % d'entre eux craignant que la loi n'ait pas un impact équitable sur les différentes collectivités du même EPCI ou de la même région. La mutualisation, déjà prévue par le Sénat au niveau régional, est une piste : 75 % des élus seraient aussi favorables à une mutualisation intercommunale des projets. Encore faudrait-il toutefois que les décrets du Gouvernement sur les projets d'intérêt régional ou national soient conformes à ce que nous avons voté... À ce jour, cette mutualisation n'est pas effective.

Troisièmement, l'absence de tout « modèle ZAN » éprouvé, en termes de financement et d'articulation entre politiques de logement, de développement économique, de fiscalité et de développement durable, est perçue comme un frein majeur.

D'abord, les collectivités devront porter, sur leurs budgets propres, la révision de la majorité des documents d'urbanisme de France - 73 % d'entre eux selon notre consultation. Or, l'État a gelé ses dotations depuis de nombreuses années. Tous ceux qui viennent de terminer des révisions, au prix de longs délais et d'un coût important, seront bons pour recommencer... et ce en payant de leur poche !

Ensuite, pour atteindre leurs objectifs, des communes et EPCI n'auront d'autre choix que de renoncer à des projets engagés de longue date, même lorsqu'ils avaient mobilisé d'importants moyens pour équiper en réseau ou aménager les espaces consacrés à la construction. Ce sera une perte nette pour les collectivités, qui n'auront plus de retour sur investissement et devront bouleverser leur planification locale.

L'inquiétude très forte des territoires ruraux ressort aussi nettement de notre consultation. Leurs élus dénoncent une logique purement comptable. En effet, la moitié environ des communes répondantes accorde seulement entre zéro et cinq permis de construire par an, et un quart pas plus d'un par an ! Comment réduire de 50 % l'artificialisation pour elles ? Ce serait un quasi-gel de toute constructibilité. Au niveau global, les 1 162 communes répondantes, soit 3 % des communes françaises, déclarent devoir rendre inconstructibles des surfaces dont le total équivaut à celle de Saint-Étienne ou de Toulouse.

C'est un véritable enjeu : la méthode retenue et le saut quantitatif font craindre aux élus un creusement des inégalités et de la fracture territoriale entre aires urbaines en croissance et ruralité en déclin, ce qui pourrait entraîner une crise d'acceptabilité auprès des élus comme des citoyens, alors même que l'objectif est partagé par une grande majorité des élus.

Enfin, ces derniers restent peu convaincus que le recyclage foncier et la renaturation pourront, seuls, permettre d'atteindre le ZAN : 45 % estiment que cela ne suffira pas. Beaucoup nous rappellent que les territoires urbains disposent, en général, d'un gisement de foncier artificialisé historiquement plus important, et donc d'un plus grand potentiel « net » que les territoires très largement agricoles.

Or, 77 % des élus estiment d'ores et déjà que le foncier mobilisable est rare sur le périmètre de leur collectivité. L'impact anticipé sur les prix est donc important, et un tiers des maires estiment que leur politique du logement en sera négativement impactée. Cela n'aidera pas à atteindre nos objectifs de résorption de la crise du logement...

À l'heure de la réindustrialisation et de la revitalisation des centres-bourgs, 67 % des élus estiment enfin que les objectifs de la loi « Climat et résilience » ne sont pas conciliables avec le développement économique de leur collectivité : c'est inquiétant et cela témoigne de la vision en silo qui prévaut depuis longtemps sur ce sujet.

Je pense, mes chers collègues, que ces résultats confirment que nous avons eu raison de nous mobiliser fortement sur ce sujet du ZAN. Les élus nous disent être en attente du Sénat. Nous espérons pouvoir présenter rapidement des propositions concrètes pour les réconcilier avec la lutte contre l'artificialisation et améliorer la situation. Au-delà de nos propositions, nous devons continuer à interpeller le Gouvernement pour qu'il prenne ses responsabilités : on n'impose pas des objectifs sans se soucier de leur mise en oeuvre concrète et de leur compatibilité avec les autres politiques publiques...

M. Christian Redon-Sarrazy. - Quelques mots sur le blocage complet des permis de construire sur les territoires hyper-ruraux : certains maires se trouvent aux abois, car ils se voient imposer la fin de toute nouvelle construction. C'est un problème de développement économique qui en entraîne d'autres en cascade, je pense notamment à l'école et au renouvellement des générations.

C'est le résultat de la mauvaise application d'un objectif pourtant partagé : il faut l'adapter aux particularités de ces territoires.

M. Joël Labbé. - Cette consultation démontre qu'il faut adapter les politiques aux territoires ruraux. La renaturation est une nécessité, tout comme la réhabilitation du logement non occupé, mais cela ne suffit pas à mon sens.

Urbanisme et logement sont liés. Les territoires littoraux, notamment en Bretagne, ont vu les prix flamber, avec plus d'une moitié de résidences secondaires alors que nos jeunes couples ne peuvent plus accéder au logement. Il faut intégrer ce sujet à l'étude.

Mme Sophie Primas, présidente. - Le sujet a effectivement beaucoup été évoqué par les élus répondants, même s'il n'est pas développé dans la synthèse.

Mme Sylviane Noël. - Où en est l'action que nous avions envisagée sur les décrets d'application ?

Par ailleurs, je vous invite à consulter le rapport d'information produit par la commission des finances sur le modèle économique du ZAN, très intéressant.

Mme Sophie Primas, présidente. - Concernant ladite action, en tant que sénateurs, nous ne disposions pas de « l'intérêt à agir » pour un recours devant le Conseil d'État. Nous avons toutefois sensibilisé l'AMF, qui a déposé un recours il y a quelques jours de cela.

Jean-Baptiste Blanc, qui a travaillé sur le « ZAN » dans le cadre des travaux de notre commission sur la loi « Climat et résilience », continue à le faire au sein de celle des finances, avec le rapport d'information sur le financement du ZAN qu'il a présenté la semaine dernière et que vous avez mentionné.

Comme l'évoque Joël Labbé, pour lutter contre l'artificialisation, il faut réaménager et réenchanter les villages et centres-bourgs en rénovant des logements vétustes et en accompagnant au-delà de ce que fait l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) par des dispositifs financiers : pas de revitalisation sans moyens, surtout pour des villages. Le fonds Friches, qui a été un succès, demeure insuffisant.

M. Laurent Somon. - Les préfectures, dont celle de la Somme, agissent fortement pour expliquer le ZAN auprès des élus, obérant la participation des parlementaires. À la suite d'un courrier de ma part, la préfète de mon département a accepté d'associer les parlementaires à la présentation des aspects négatifs du ZAN, mais à partir de septembre, soit un délai très court.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie pour vos interventions. Nous ouvrons là un sujet qui appellera de futurs travaux.

Mission d'information sur la souveraineté économique - Examen du rapport d'information

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Nous avons le plaisir de vous présenter aujourd'hui, avec Amel Gacquerre et Franck Montaugé, les conclusions de nos travaux sur la souveraineté économique. Nous espérons que ces conclusions ne seront pas une fin, mais un début, et que nos cinquante propositions seront traduites en actions concrètes.

Cette mission d'information s'inscrit dans la suite directe de nombre de nos travaux de ces derniers mois. Au plus fort de la crise liée à la Covid-19, notre commission s'était fortement mobilisée pour faire remonter les difficultés de nos territoires, qu'il s'agisse de se procurer des masques pour que les entreprises continuent leur activité ou de garantir la continuité de l'approvisionnement en matériels de santé. En 2019, je vous avais présenté un rapport sur les Chantiers de l'Atlantique, qui soulevait déjà des enjeux d'indépendance technologique et de souveraineté économique. Notre collègue Laurent Duplomb avait également rendu en 2019 un rapport remarqué sur la pénétration croissante des produits agricoles importés en France, qui mettait en péril notre souveraineté alimentaire.

Avec ce nouveau rapport, nous avons souhaité aller plus loin. Lors de la crise liée à la Covid-19, tout le monde se félicitait d'une « prise de conscience » de nos dépendances et le Gouvernement avait juré d'y remédier à grands coups de milliards d'euros. Nous avons pourtant découvert d'autres dépendances à l'occasion du conflit entre l'Ukraine et la Russie. Un grand nombre de nos vulnérabilités demeurent méconnues, voire ignorées. Ce manque de prospective nous a conduits à nous intéresser à l'ensemble de l'économie, au-delà donc des masques et des semi-conducteurs. De même, nous n'avons pas évoqué uniquement la relocalisation industrielle ou l'approvisionnement en gaz ou en pétrole, mais bien l'ensemble des secteurs de production nécessaires à notre souveraineté et à notre indépendance nationale.

Notre constat est alarmant. Nous terminons ces travaux avec des exemples concrets et multiples d'une perte de souveraineté généralisée. Elle frappe nos productions traditionnelles, mais menace aussi notre capacité à nous placer à la pointe de l'innovation. Elle touche les usines, mais aussi les hommes et femmes qui les font tourner, leurs technologies et même les compétences disponibles. Elle frappe nos réseaux de télécommunication, notre approvisionnement en énergie, nos intrants et notre production agricole. Elle se traduit notamment par l'affaiblissement de notre politique commerciale et par une plus grande vulnérabilité de nos entreprises à l'international.

J'en profite pour souligner que notre posture n'est ni celle d'un repli national ni celle d'une remise en cause du bien-fondé d'échanges mondialisés. Souveraineté n'est pas autarcie, loin s'en faut. Une France souveraine, c'est une France qui peut conduire une politique économique qui ne soit captive ni d'une autre puissance ni d'un déclin inexorable qui nous contraint. Mais pour cela, nous avons besoin de nos partenaires commerciaux : la France ne produira jamais tout et ne saura jamais tout inventer seule. Nous avons besoin de l'Union européenne et de nos voisins pour être en mesure de rivaliser avec d'autres blocs économiques et pour construire un marché intérieur qui pèse et qui puisse exporter ses normes et ses valeurs, notamment sociales.

Depuis le début de l'année, nous avons conduit une quarantaine d'auditions d'économistes et de chercheurs d'institutions françaises et européennes. Nous étions aussi particulièrement attachés à aller chercher l'information à la source et à nous appuyer sur des exemples concrets : nous avons ainsi organisé plusieurs tables rondes de fédérations industrielles et d'acteurs agricoles ou énergétiques, pour recueillir des témoignages de première main de nos acteurs productifs.

Nous avons souhaité, à l'issue de nos travaux, présenter une feuille de route concrète pour reconstruire la souveraineté économique de notre pays. Nous n'avons pas voulu nous contenter d'un constat, mais au contraire concentrer nos efforts sur des solutions opérationnelles. De l'ensemble des pistes que nous avons étudiées sont ressorties cinq thématiques principales : assurer l'approvisionnement de notre économie, développer nos infrastructures énergétiques et numériques, investir dans les métiers et les compétences de demain, rééquilibrer notre politique commerciale et protéger nos entreprises tout en les ancrant au territoire.

Nous allons donc vous présenter aujourd'hui cinq plans de souveraineté thématiques, qui doivent être déployés rapidement et avec volontarisme pour enrayer au plus vite notre dépendance croissante. Nous savons que nous ne passerons pas en un instant du jour à la nuit : il faudra agir vite pour que les effets prennent corps petit à petit. Il ne suffit pas, en effet, de mettre la souveraineté à toutes les sauces dans les intitulés des ministères pour inverser la tendance...

M. Franck Montaugé, rapporteur. - La crise liée à la Covid-19 et l'interruption momentanée de nos échanges mondiaux qu'elle a entraînée ont démontré qu'une France désindustrialisée ne pouvait réagir dans une situation dégradée. Les conséquences de l'agression russe de l'Ukraine confirment cet état de fait.

La science économique, appuyée sur le big data, doit armer notre pays avec des processus de stress tests pour les filières stratégiques ou vulnérables en termes d'approvisionnement en intrants. Nous devons nous appuyer sur cette technique scientifique pour évaluer régulièrement notre résilience économique. La part de l'industrie dans le PIB a été divisée par deux depuis 1974 : il est aujourd'hui plus évident que jamais que notre pays ne sait pas produire un grand nombre de biens nécessaires. Nous avons laissé tomber notre industrie : notre responsabilité collective est de la rebâtir en l'adaptant aux enjeux de la transition et sur la base de la durabilité. C'est là que se joue la compétitivité française dans le monde de demain. Nos travaux ont en outre révélé que même ce qui était encore produit en France dépendait en grande partie d'approvisionnements étrangers : 40 % de nos intrants industriels sont importés, contre 29 % il y a 20 ans. Notre balance commerciale en souffre : 900 produits importés génèrent 80 % du déficit commercial croissant de la France. Ce cercle vicieux est incompatible avec notre indépendance nationale.

Notre compétitivité est également mise à mal par le prix des composants de certains produits, faussés par un défaut de réciprocité des normes et par l'impact du changement climatique, au désavantage de nos producteurs. Je ne partage pas du tout l'enthousiasme gouvernemental s'agissant du bilan de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) : le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières ne règle presque rien pour les producteurs français, sauf pour les grandes filières du ciment, de l'acier, de l'aluminium, de l'électricité et des engrais. L'ajustement doit se faire sur les produits intermédiaires ou finis, faute de quoi notre déficit continuera de se creuser : on anticipe 7 % de dégradation supplémentaire pour les exportations de l'Union européenne si le mécanisme actuel est maintenu. Durant sa montée en charge, nous préconisons donc le maintien des quotas gratuits.

Nous demandons aussi, pour les grands accords de commerce, une évaluation publique et une ratification du Parlement, ainsi que la traduction concrète de l'ambition gouvernementale de « clauses miroirs » dans les traités et un meilleur contrôle des importations.

L'Union européenne (UE), et en particulier la direction générale de la concurrence (DG COMP), doit urgemment tirer les conséquences du fait que l'UE est isolée dans sa fixation d'une politique de concurrence aussi stricte, dont seuls les États-Unis et la Chine bénéficient. Réveillons-nous en musclant l'instrument européen relatif aux marchés publics internationaux (IPI) pour plus de réciprocité.

Nous sommes aussi exposés à des ruptures d'approvisionnement mettant à l'arrêt des productions nationales. C'est paradoxal : certaines dépendances flagrantes sont connues depuis longtemps, comme pour le paracétamol, dont la France importe 80 % des principes actifs. C'est aussi le cas des métaux, en raison de la fin de l'exploitation minière et du déclin de la sidérurgie française. Aucune politique de réindustrialisation ciblée n'a pourtant été jusqu'ici mise en oeuvre. Malgré ces dépendances, le Gouvernement avoue aujourd'hui n'avoir aucune idée de l'étendue du phénomène. Ce n'est qu'en 2020 qu'une étude, à ce jour inaboutie, a été conduite sur la vulnérabilité de nos approvisionnements industriels.

Si la crise de la Covid-19 n'avait pas eu lieu, nous aurions continué comme avant sur la pente du déclin. Cela interroge notre Nation sur sa capacité à se regarder en face et à tirer les leçons de ses errements : il est plus que temps de réagir. Nous attendons du Gouvernement des politiques claires : notre rapport recommande une cartographie des dépendances de notre industrie, en lien avec les filières et qui prend en compte le caractère critique de nos intrants. Il faudra aussi mieux recueillir et exploiter les données relatives aux échanges des entreprises françaises et européennes.

Ensuite, il faut repenser les stratégies d'achat à l'échelle des filières et améliorer la diversification des sources. À produits identiques, la France est plus dépendante que les autres pays de l'UE : il y a là un potentiel de diversification à exploiter. Il faut aussi favoriser les démarches d'achats en commun, pour donner plus de poids aux entreprises françaises dans les négociations avec leurs fournisseurs, et encourager les contrats de long terme. Par ailleurs, il faut inciter à la constitution de stocks en modifiant la fiscalité. L'État pourrait également soutenir ou abonder l'investissement des acteurs français dans des fournisseurs stratégiques à l'étranger.

À défaut, il faut favoriser la réindustrialisation en France par des aides et par des accompagnements adaptés. En effet, c'est bien de réindustrialisation ciblée qu'il s'agit, s'appuyant sur la cartographie de nos dépendances. Or, nos auditions montrent que le ciblage et le pilotage des aides sont déficients. Si les projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) sont une piste prometteuse, ils sont trop rigides, avec des moyens insuffisants. Il faut en faire des outils de reconquête industrielle, au sein desquels le Gouvernement doit défendre les intérêts de l'industrie française : certains choix récents d'implantation d'usines ne sont ainsi pas à notre avantage.

Enfin, nous recommandons d'accentuer l'effort de recyclage des filières. Sobriété et réutilisation sont des leviers de diminution de la dépendance, de captation de valeur et de réduction de l'empreinte environnementale. La durabilité doit être au coeur des transformations et du développement de l'appareil productif national et européen. Elle conditionne la souveraineté de demain.

Nous avons également souhaité faire deux « focus » : l'un sur l'approvisionnement en métaux, l'autre sur notre secteur agricole.

Les métaux seront une ressource absolument essentielle pour les décennies à venir, en particulier pour la transition énergétique. Comme nous l'avait dit Philippe Varin, ancien président du conseil d'administration de Suez et chargé d'une mission sur la sécurisation de l'approvisionnement de l'industrie en matières premières minérales, notre consommation en cuivre, en aluminium, en acier ou en terres rares sera démultipliée d'ici quelques années à peine.

Pourtant, du point de vue de nos politiques, cela n'a pas été pensé : notre pays, en dehors de la Nouvelle-Calédonie et de la Guyane, n'extrait quasiment plus de minerai, à l'inverse de certains de nos partenaires européens. Notre économie, dépendante des importations, subit déjà de plein fouet la hausse des cours, par exemple 60 % en un an pour l'aluminium, et les pénuries. Notre dépendance aux pays producteurs va de 70 % à 100 % pour le cobalt, les terres rares et le lithium.

Nous formulons donc des propositions spécifiques à l'approvisionnement en métaux critiques. Tout d'abord, il nous faut mieux connaître nos propres ressources en réalisant enfin l'inventaire actualisé de notre sous-sol, comme l'a promis le Gouvernement.

Les dispositifs de soutien à l'investissement et à la R&D dans le secteur doivent être musclés et un financement durable des projets miniers proposé. Dans le prolongement de la réforme du code minier, que nous avons votée après dix ans d'attente dans la loi Climat-Résilience, il nous faut accélérer la délivrance de permis miniers, tout en promouvant une approche durable de la mine dans la taxonomie européenne afin d'établir des standards sociétaux, sanitaires et environnementaux ambitieux.

Concernant l'approvisionnement agricole, la situation est en apparence, mais en apparence seulement, moins inquiétante : la France reste un exportateur net de produits agricoles, et notre taux d'auto-approvisionnement alimentaire est élevé. Cependant, cet avantage historique s'érode d'année en année et pourrait bientôt remettre en cause notre capacité à nourrir les Français. Tout d'abord, la pénétration des importations est, là aussi, croissante : nous mangeons chaque semaine l'équivalent d'un jour et demi de repas importés. La surface agricole s'est réduite de 7 % depuis 1988 et la taille du cheptel a baissé de 22 % depuis 2000. Le renouvellement des générations n'est pas garanti, alors qu'un quart des exploitants agricoles avait plus de 60 ans en 2020. En conséquence, notre production agricole stagne désormais, voire baisse, et notre solde commercial avec les pays de l'UE se dégrade.

Or, cela est contradictoire avec un contexte mondial de « réarmement agricole » et de hausse des besoins alimentaires. L'Europe est l'un des seuls continents à avoir affaibli son agriculture en limitant les budgets de la politique agricole commune (PAC). De plus, notre agriculture dépend pour 60 % de sa valeur ajoutée d'importations de produits intermédiaires. C'est le cas des engrais, des produits phytosanitaires et de l'alimentation animale, mais aussi des équipements de récolte et de plusieurs vitamines ou ferments pour l'industrie agroalimentaire.

Nous formulons donc certaines recommandations, à commencer par l'établissement d'une stratégie de résilience de la chaîne alimentaire en cas de crise, qui peut aller jusqu'à la constitution de stocks stratégiques. Nous appelons aussi à rééquilibrer la stratégie agricole européenne, afin de mieux prendre en compte les exigences qualitatives des Européens et les enjeux quantitatifs de souveraineté alimentaire.

Il est également crucial de renforcer la transparence sur l'origine des produits agricoles et d'assurer la réciprocité des normes avec nos partenaires commerciaux. La PFUE n'a fait ici que discourir. Le ciblage des aides agricoles, à l'investissement notamment, doit en outre être orienté en priorité vers les productions les plus menacées par les importations et dont le potentiel productif national est encore insuffisamment exploité.

Enfin, nous recommandons de renforcer le plan protéines végétales, intrant critique s'il en est, et de publier enfin le plan Eco'Azot pour accompagner les agriculteurs.

La mission d'information a aussi mesuré la complexité de la gouvernance des projets industriels d'avenir : les industriels eux-mêmes sont confrontés à de multiples interlocuteurs et guichets. Nous préconisons une simplification. Il faut revoir l'accompagnement des projets et leur évaluation in itinere et ex post, peut-être en adaptant les méthodes ayant fait leurs preuves dans d'autres pays.

N'oublions pas non plus le levier que constituent les territoires pour le développement industriel de la France. Les régions et les écosystèmes territoriaux doivent être confortés dans notre réindustrialisation.

Je formule le voeu que notre commission contrôle et évalue régulièrement les politiques économiques au regard des propositions de notre rapport, dont je remercie notre présidente pour l'initiative.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Notre deuxième plan porte sur les infrastructures énergétiques et numériques, qui sont essentielles à notre activité économique et à la vie de la Nation.

Le constat qui se dégage de nos travaux est que nos infrastructures sont fragilisées : tantôt vieillissantes, tantôt trop modestes et inadaptées aux enjeux futurs, il arrive aussi qu'elles nous placent directement en situation de dépendance.

Concernant les infrastructures énergétiques, nous avons souhaité approfondir deux thématiques : la filière nucléaire et le stockage de l'énergie.

La situation du mix énergétique français est désormais bien connue : notre recours encore élevé aux énergies fossiles, qui représentent 62 % de notre consommation, perpétue notre dépendance aux importations. Alors que l'Union européenne s'engage désormais en faveur d'une réduction de notre recours aux hydrocarbures russes, la production énergétique autonome que nous assure notre parc nucléaire, qui fournit 69 % de notre production électrique, est plus que jamais nécessaire. La filière nucléaire française est un levier de sécurisation de notre approvisionnement énergétique et de compétitivité pour nos entreprises, mais aussi, aux côtés des énergies renouvelables, un levier de transition vers une énergie décarbonée.

Cependant, notre rapport démontre que le parc nucléaire est confronté à d'importantes difficultés - ce constat fait désormais consensus. Les indisponibilités sont élevées, la France importe de plus en plus d'électricité depuis quelques années et les prix sont en augmentation. Ces difficultés s'expliquent par différentes décisions récentes, mais aussi par la découverte du phénomène de « corrosion sous contrainte ».

En conséquence, notre système électrique a atteint, l'hiver dernier, un seuil critique, et les difficultés persistent. Selon l'Autorité de sûreté nucléaire, notre système est désormais « sans marge », et ce alors que la consommation d'électricité est appelée à croître de 40 % à 90 % d'ici à 2050 - ce chiffre, il faut le marteler auprès de nos concitoyens ! - et que les réacteurs les plus anciens arriveront en fin de vie au cours de la décennie 2040.

En matière de politique énergétique, nous nous trouvons donc à un carrefour important : des décisions claires doivent être prises, et après discussion, validées par le Parlement. Je remercie à cet égard nos collègues Daniel Gremillet, Jean-Pierre Moga et Jean-Jacques Michau, qui conduisent actuellement les travaux de la mission d'information sur l'énergie et l'hydrogène nucléaires. Mes chers collègues, vous avez appelé à une telle clarté dès votre rapport d'étape de mars et proposerez dans quelques jours un plan d'action complet.

Pour notre part, nous formulons plusieurs recommandations.

Premièrement, si nous voulons passer les pics des quatre ou cinq hivers à venir, il faut impérativement garantir notre approvisionnement en électricité, ce qui nécessite de promouvoir les économies d'énergie et de recourir à l'ensemble des flexibilités possibles. Il faudra aussi répondre rapidement aux difficultés actuelles du parc nucléaire. Des mécanismes de régulation européens devront être mis en place pour enrayer la crise gazière.

Deuxièmement, il faut fixer un cap clair en faveur de l'énergie nucléaire. Nous pensons qu'il est nécessaire, à cette fin, de s'affranchir de la limitation à 50 % en 2035 de la part du nucléaire dans la production d'électricité, qui, inscrite dans la loi, est devenue un totem, alors que s'amorce une électrification massive de notre économie et de nos usages.

Troisièmement, nous souhaitons que le financement et la réalisation des réacteurs nucléaires soient garantis ; offrir une telle visibilité est indispensable si l'on veut que le cap soit tenu. Il nous faudra, dans le cadre d'un débat parlementaire ouvert, choisir un modèle de financement adapté, limitant l'impact sur les prix pratiqués auprès des entreprises et des ménages sans mettre en danger le groupe EDF. La taxonomie verte doit en outre reconnaître pleinement l'énergie nucléaire comme énergie décarbonée, ce qui suppose de lever les verrous persistants - nous devrons probablement, sur ce point, ferrailler avec nos amis allemands.

Il faut par ailleurs accorder une attention particulière à l'effort de « fermeture du cycle » en favorisant la recherche sur le recyclage et les évolutions technologiques.

Si la filière nucléaire est un enjeu majeur de notre souveraineté énergétique, désormais bien identifié, nous nous sommes également penchés sur un autre aspect moins souvent évoqué : le stockage de l'énergie.

Le déploiement des énergies renouvelables, que nous appelons à accélérer, nécessitera de disposer de capacités de stockage adaptées, car c'est là le garant de la flexibilité du système.

Notre infrastructure de stockage repose actuellement en très grande majorité sur le stockage hydraulique, grâce à nos nombreuses installations hydroélectriques. Plus récentes, les installations de stockage « hors hydraulique » sont beaucoup plus modestes. Il faut donc, pour soutenir le développement du renouvelable et assurer la flexibilité du système, que la France augmente sa capacité de stockage, par batteries électriques et par batteries à hydrogène notamment. Des efforts sont engagés au niveau européen sur ces deux thématiques, via des textes législatifs et des initiatives concrètes comme les projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC). Mais nous estimons qu'il faut aller plus loin et plus vite, en utilisant une palette d'outils.

Nous recommandons de modifier notre planification énergétique pour y intégrer pleinement l'enjeu du stockage, encore trop peu présent dans notre législation. Un cadre juridique du stockage doit aussi être mis en place, tant à l'échelon français qu'à l'échelon européen, afin notamment d'encourager le réemploi des batteries et de garantir la neutralité technologique de l'hydrogène. Je vous proposerai d'ailleurs bientôt, mes chers collègues, de visiter l'usine Refactory de Flins, où les activités d'assemblage vont laisser la place au stockage d'énergie et au recyclage.

Il faut, parallèlement, continuer à accélérer le déploiement des énergies renouvelables, en simplifiant les normes, en associant les élus locaux, en maintenant, voire en étendant, les différentes aides existantes. Quant aux objectifs relatifs à l'hydroélectricité, au biogaz et aux biocarburants, ils doivent être relevés dans le cadre de la prochaine loi quinquennale.

Nous avons également étudié nos infrastructures numériques et de télécommunications. Deux enjeux sont apparus extrêmement saillants : celui du financement de nos besoins croissants en matière de consommation de données, donc de capacité des réseaux, et celui de l'indépendance et de la résilience desdits réseaux.

Nous sommes partis d'un premier constat : l'investissement dans les réseaux de télécommunications terrestres est majoritairement assumé par les opérateurs. Ceux-ci ont déjà multiplié par deux leurs investissements au cours de la dernière décennie. Pour répondre à l'évolution de la consommation de données, qui sera multipliée par cinq d'ici à 2030, il est estimé que 10 milliards d'euros supplémentaires devront être mobilisés chaque année.

À y regarder de plus près, toutefois, plus de 50 % du trafic internet en France provient de cinq entreprises uniquement, au premier rang desquelles Netflix, Google, Facebook et Amazon. Principales bénéficiaires de l'augmentation du trafic, celles-ci ne participent pourtant aucunement au financement de l'investissement dans les réseaux - c'est bien souvent la puissance publique qui, in fine, assume cette charge.

Nous recommandons donc que soit mise en place au niveau européen une contribution des grandes plateformes du numérique au financement des réseaux, c'est-à-dire une forme de « droit de péage », et que le rôle de contrôle de ce dispositif soit confié à l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece).

Notre deuxième constat est que le trafic internet mondial repose à 99 % sur les câbles sous-marins de télécommunications. Ces infrastructures sont aujourd'hui absolument incontournables. Pourtant, elles appartiennent désormais principalement aux grandes entreprises américaines du numérique, Facebook et Google notamment, et non aux États. Cette situation est source de nombreuses vulnérabilités : protection des données de nos entreprises et de nos concitoyens, risque géopolitique, risque pour la neutralité d'internet, risque d'isolement pour nos territoires ultra-marins.

Nous préconisons donc que des travaux soient engagés visant à constituer, à terme, un réseau indépendant de câbles sous-marins reliant les pays de l'Union européenne, dont la France, entre eux, afin d'améliorer la résilience de nos télécommunications. Nous attirons également l'attention du Gouvernement sur la nécessité de simplifier la procédure de pose de câbles et de création de stations d'atterrage destinées à les relier aux réseaux terrestres.

Notre troisième constat est celui d'une perte de souveraineté concernant nos données, celles-ci étant très majoritairement localisées sur le sol des États-Unis - 80 % des flux générés par les internautes français y sont stockés. Pour endiguer à la source notre dépendance aux États-Unis, il ne suffit donc pas de contrôler les câbles terrestres et sous-marins : il faut aussi maîtriser le stockage des données. Nous proposons donc de rendre obligatoire la localisation des données à caractère personnel des citoyens et des entreprises européens sur le territoire de l'Union européenne, proposition déjà défendue à plusieurs reprises par le Sénat, mais à propos de laquelle le Gouvernement fait pour le moment la sourde oreille.

Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Merci, madame la présidente, d'avoir pris l'initiative de constituer cette mission d'information, à laquelle les événements des derniers mois ont donné une tournure nouvelle.

Notre troisième plan, que je suis heureuse de vous présenter, porte sur les compétences et les métiers de demain. Si nous voulons rester une terre d'innovation et de leadership technologiques, si nous voulons réindustrialiser et assurer notre autonomie, il est impératif que nous conservions un vivier de compétences et de savoir-faire sur le sol français.

Pour ce qui est des métiers industriels, le constat est très inquiétant. Aucune visite d'entreprise ne se passe désormais sans que soit évoquée la pénurie de main-d'oeuvre et d'expertise dans de nombreux domaines. Nos auditions auprès des industriels ont révélé un niveau rarement atteint de difficultés de recrutement, ainsi qu'une disparition de certains savoir-faire. Nous savons par exemple que la filière nucléaire a souffert d'une perte de compétences considérable qui complique l'entretien des installations et la construction de nouveaux réacteurs. Mais ce phénomène touche en réalité l'ensemble des métiers industriels.

Cette situation compromet, dès maintenant, notre capacité à produire en France, et pourrait pousser à la délocalisation. Elle met aussi en péril notre croissance de demain, notre capacité d'innovation et notre faculté à répondre aux défis des grandes transitions écologique, énergétique et numérique qui s'imposent à nous.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La désindustrialisation de notre pays a laissé de profondes traces : en 1975, 5,4 millions de personnes étaient actives dans l'industrie, soit un actif sur quatre, contre 2,9 millions actuellement, soit un actif sur dix. Le lien entre la population et les métiers industriels s'est distendu ; l'image de ces métiers a souffert. De surcroît, la pyramide des âges est vieillissante. Dans ces conditions - de nombreux départs et une faible attractivité -, notre tissu industriel a été fragilisé.

Plus inquiétant, nos auditions ont démontré que nos systèmes d'éducation et de formation ne sont plus adaptés. Nos performances dans les enseignements scientifiques sont insuffisantes et les effectifs des lycées techniques ont baissé de près de 10 % en seulement vingt ans. Surtout, nous nous alarmons de la quasi-disparition de certaines filières de formation initiale, jusqu'à la désertification, ou presque, de l'offre. Bien que nous manquions cruellement de soudeurs, par exemple - c'est bien connu -, la formation initiale a quasiment disparu. La formation aux compétences numériques - cybersécurité, big data, cloud, intelligence artificielle, etc. - est elle aussi insuffisante, quand les besoins sont immenses et croissants.

Il nous faut donc réagir vite, car l'enjeu est de taille. En 2021, 50 % des métiers en tension sont des métiers industriels, et 70 000 postes ne sont pas pourvus dans l'industrie française. Jusqu'à 65 000 emplois supplémentaires seraient en outre créés dans le secteur d'ici à 2030, car on anticipe une hausse de la part de l'industrie dans le PIB français à l'aune de la « réindustrialisation » et des transitions environnementale et numérique, lesquelles, toutefois, ne se feront pas sans les compétences afférentes. La compétition internationale s'intensifie pour ces savoir-faire recherchés : les entreprises que nous avons entendues nous expliquent qu'elles perdent certains employés au profit d'entreprises américaines ou asiatiques, voire de concurrents européens qui n'hésitent pas à les débaucher. Notre pays, connu pour la qualité de sa recherche et de son éducation universitaire, est une cible de choix.

Pour enrayer cette dynamique de perte de compétences et recréer une base solide sur laquelle appuyer les efforts de reconstruction de notre souveraineté économique, nous formulons plusieurs recommandations.

Il faut tout d'abord, dès l'école, consacrer davantage de moyens à l'apprentissage scientifique, à la prévention du décrochage scolaire et, surtout, à l'information autour des métiers de l'industrie. Pour mieux « faire entrer l'industrie dans l'école et l'école dans l'industrie », nous recommandons stages en entreprise industrielle, projets collaboratifs ou présentations de métiers en classe.

Nous souhaitons, ensuite, que soit menée à bien une « grande revue » de notre offre de filières et de diplômes afin d'identifier et de combler les carences et de réorienter les moyens vers les compétences et métiers stratégiques. Les filières industrielles ont un rôle important à jouer en matière de structuration de l'offre. Un effort particulier doit être engagé concernant les secteurs de l'électronique, de la métallurgie, du nucléaire, de l'agroalimentaire et du numérique. Il nous semble aussi que le ministère chargé de l'industrie devrait se voir confier le pilotage de l'enseignement technique et professionnel, comme c'est le cas pour le ministère de l'agriculture en matière d'enseignement agricole.

Enfin, l'apprentissage, très apprécié des entreprises industrielles - il facilite la transmission des compétences et améliore l'attractivité de ces métiers auprès des jeunes -, doit être conforté. À cette fin, il faut non seulement accroître, mais aussi sécuriser le financement de ce dispositif, qui est structurellement déficitaire. Les efforts de développement de l'apprentissage dans les lycées professionnels, où son potentiel reste encore sous-exploité, doivent être approfondis.

Concernant la formation continue, nous formulons deux recommandations.

D'une part, il nous semble pertinent de développer le recours à l'« action de formation en situation de travail » (Afest), qui permet de dispenser des formations sur le lieu même de l'entreprise, sur les machines mêmes qui seront utilisées, non cantonnées, donc, à la théorie. Ce dispositif de transmission des savoir-faire nous paraît excellent, surtout pour ce qui est des PME.

D'autre part, nous recommandons de faire évoluer la formation continue, ainsi que son financement, afin d'accroître son ciblage sur les métiers en tension ou sur ceux qui offrent de fortes chances d'accès à l'emploi. Trop souvent, la formation continue est utilisée pour des actions de formation peu concrètes ou peu en lien avec les besoins réels.

Nous avons également travaillé, plus spécifiquement, sur deux enjeux précis liés aux compétences et aux besoins de main d'oeuvre.

Le premier sujet est celui des compétences relatives aux métiers du cloud ; en la matière, nous dépendons très fortement, trop fortement, des grandes entreprises américaines du numérique. Ces dernières créent leurs propres certifications privées et octroient des crédits cloud aux entreprises. Nous préconisons, dans notre rapport, que l'offre nationale de formation aux métiers du cloud soit renforcée via la création de diplômes et la structuration en France de filières d'enseignement spécifiques. Nous recommandons que le Data Act européen encadre l'octroi de crédits cloud et assure la portabilité des données et l'interopérabilité des solutions au profit des clients.

Enfin, nous avons souhaité alerter sur les risques pesant sur le travail saisonnier agricole, qui est absolument nécessaire à notre souveraineté alimentaire et à nombre de nos cultures. Alors que nos producteurs, on le sait, ont de plus en plus de difficultés à attirer des saisonniers, il faut maintenir les dispositifs de soutien existants, comme la mesure « travailleurs occasionnels-demandeurs d'emploi » (TO-DE), et réduire notre dépendance - il y va aussi de notre compétitivité.

Voilà donc les principaux éléments de notre plan de souveraineté en matière de compétences et de métiers de demain.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - J'ai déjà présenté tout à l'heure le quatrième plan, relatif au rééquilibrage de notre politique commerciale.

Je compléterai mon propos précédent en évoquant à titre personnel deux sujets, que nous n'avons pas traité dans le rapport. Ils conditionnent tant notre compétitivité que notre capacité à adapter nos filières aux enjeux de transition.

Le prix du carbone, premièrement, me semble fixé à un niveau insuffisamment élevé eu égard auxdits enjeux.

Deuxième sujet : les taux d'actualisation, dont le calcul permet aux entreprises de procéder à des décisions d'investissement en arbitrant entre le présent et l'avenir. Je vous signale, pour ce qui est de cette question essentielle, les travaux du professeur Christian Gollier, économiste à l'École d'économie de Toulouse, vous renvoyant en particulier à sa leçon inaugurale dans le cadre de la chaire annuelle du Collège de France « Avenir commun durable ».

Ces deux sujets sont déterminants pour notre capacité future de transformation des filières. Il est d'autant plus intéressant de s'y pencher que le point de vue des entrepreneurs y est central.

Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Notre cinquième plan vise à mieux protéger nos entreprises. Elles aussi, en effet, font notre souveraineté, en tant qu'elles sont dépositaires de savoir-faire uniques et qu'elles contribuent à la performance globale de notre économie. Dans une économie mondialisée, il est important de distinguer les échanges bénéfiques des comportements prédateurs ou anticoncurrentiels.

Nous avons souhaité explorer quatre thématiques distinctes.

D'une part, nous avons étudié l'impact des législations et sanctions extraterritoriales, c'est-à-dire des mesures prises unilatéralement par des États tiers, qui invoquent leur compétence juridictionnelle pour sanctionner des entreprises françaises ou européennes. Je pense bien sûr aux circonstances du rachat d'Alstom par General Electric, mais les exemples sont nombreux - Airbus, Technip, Total - d'entreprises contraintes de se soumettre à de longs procès, de communiquer de nombreux documents et de payer de lourdes amendes - environ 8 milliards d'euros au total pour les entreprises européennes, selon nos estimations.

L'extraterritorialité pose également problème en matière de données : 80 % d'entre elles environ sont stockées sur le sol américain ; or les États-Unis ont voté une loi, le Clarifying Lawful Overseas Use of Data (Cloud) Act, qui leur assure un droit de communication de toutes les données hébergées sur leur territoire, voire des données hébergées à l'étranger par des entreprises domiciliées aux États-Unis. Comment, dès lors, garantir notre souveraineté sur les données de nos entreprises, ou encore la confidentialité desdites données ?

Nous formulons à ce sujet trois recommandations.

Il serait opportun, premièrement, de réaliser un chiffrage complet du coût des mesures extraterritoriales pour les entreprises européennes. Un tel travail n'a jamais, jusqu'à présent, été réalisé de manière exhaustive ; il permettrait, selon nous, de créer le « choc de conscience » nécessaire au développement d'une véritable politique de protection en la matière.

Les services de l'État chargés de l'intelligence économique pourraient, deuxièmement, se voir confier la mission d'établir une revue périodique des risques liés à l'extraterritorialité, pour mieux en informer nos entreprises.

Il faudrait par ailleurs renforcer le caractère dissuasif du règlement de blocage, texte européen qui fait effet de « bouclier » pour les entités européennes confrontées à des sanctions extraterritoriales, ainsi que l'instrument anti-coercition en cours de création au niveau de l'Union européenne. En parallèle, nous pourrions continuer à explorer de nouvelles façons de contourner les sanctions illégales, comme cela a été tenté avec le dispositif Instex (Instrument in Support of Trade Exchanges), qui n'a certes pas porté ses fruits, mais reposait sur une bonne idée.

En matière de données, il nous semble que la seule véritable solution pour assurer notre souveraineté sur nos données est d'encourager l'émergence de filières européennes et françaises du cloud. Nos travaux ont révélé que le dernier projet européen en date, Gaia-X, est inabouti, puisqu'il repose sur des technologies, des logiciels et des acteurs américains. Le lancement d'un PIIEC du cloud véritablement autonome serait un signal fort : la souveraineté numérique est aussi une souveraineté industrielle et logicielle.

Le deuxième thème que nous avons étudié est celui du contrôle de l'investissement étranger dans les secteurs stratégiques. Son renforcement, en 2019, dans le cadre de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), est allé dans le bon sens : il vise désormais de nouveaux secteurs et les pouvoirs d'action du ministre en matière de sanction des manquements ont été accrus. Nous avons pu constater néanmoins, à l'occasion de la crise liée à la Covid-19, que le dispositif était encore trop limité : les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques ont augmenté de près de 30 % et des entreprises d'États tiers ont cherché à investir dans certains sous-traitants stratégiques, y compris de petites PME.

Nous formulons, à cet égard, deux recommandations. Il serait souhaitable, tout d'abord, de pérenniser l'abaissement temporaire du seuil de détention déclenchant le contrôle de 25 % à 10 % des droits de vote, afin de disposer d'une maille plus fine pour contrôler les investissements suspects. Ce seuil abaissé doit également concerner les sociétés non cotées, ce qui n'est pas le cas actuellement. Ensuite, nous préconisons l'ajout de deux nouveaux secteurs à la liste des secteurs stratégiques : les médias dans leur ensemble - pas uniquement la presse écrite - et les infrastructures électorales.

Le troisième thème sur lequel nous nous sommes penchés est le droit de la concurrence, plus précisément le contrôle des concentrations et le contrôle des subventions étrangères. Je serai brève sur ce point car notre commission a déjà rendu plusieurs travaux sur ce sujet - je pense au rapport de notre collègue Alain Chatillon, dont nous nous sommes fait l'écho.

Afin d'améliorer l'articulation entre Autorité française de la concurrence et Commission européenne, nous proposons une forme de « droit de saisine subsidiaire » pour l'autorité nationale en cas de refus de la Commission d'examiner un dossier. Une telle disposition permettrait de combler les « trous dans la raquette ».

Par ailleurs, nous suggérons, pour mieux lutter contre les acquisitions prédatrices, dans le domaine du numérique notamment, d'instaurer une obligation de notification à l'Autorité de la concurrence de certaines opérations à fort montant, y compris quand elles sont situées en deçà des seuils en vigueur. Cela permettrait par exemple de traiter les rachats stratégiques de « jeunes pousses » innovantes, même lorsque celles-ci n'ont pas encore de chiffre d`affaires réel.

Nous appelons une nouvelle fois à approfondir la réforme du droit européen du contrôle des concentrations, pour mieux combiner protection des consommateurs et souveraineté industrielle. Il nous paraît notamment nécessaire de renforcer la vision prospective de la Commission et d'élargir la notion de marché pertinent.

Nous souhaitons en outre garantir un contrôle plus efficace des subventions étrangères d'entreprises européennes, afin de protéger la concurrence sur le marché intérieur où les aides d'État sont interdites. L'Union européenne s'est saisie de la question et examine en ce moment même des textes destinés à mieux identifier et à interdire ces aides étrangères. Nous plaidons pour que les seuils de notification en cours de discussion soient abaissés et pour que ce nouvel outil soit conçu en étroite articulation avec le contrôle des investissements étrangers, et ce au nom de la nécessité de dépasser les analyses en silo et de se donner une image plus fidèle de la réalité.

Le quatrième thème que nous avons étudié dans le cadre de ce plan - cela ne vous surprendra guère de la part du Sénat ! - est celui de l'ancrage territorial de nos entreprises. La France se caractérise par la bonne performance de ses grandes entreprises, souvent très présentes à l'international ; c'est une force. Mais nous savons aussi que le sentiment d'appartenance à un territoire, la proximité avec les salariés et l'ancrage des centres de décision sont des facteurs de durabilité de l'activité d'une entreprise sur le territoire.

Nous évoquons ainsi plusieurs pistes de consolidation des logiques de filière et de territoire - je citerai l'amélioration des relations entre grands donneurs d'ordre et sous-traitants ou le développement du recours au crédit fournisseur. Nous pensons aussi qu'il est souhaitable de tendre vers une représentation plus importante des salariés au sein des instances de gouvernance des entreprises françaises. À cet égard, nous sommes encore loin derrière l'Allemagne ou certains pays scandinaves : les salariés, en France, représentent 10 % à 15 % des membres des conseils d'administration, contre 30 % à 50 % en Allemagne.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Pour terminer, nous souhaitions souligner que l'ensemble des actions que nous pourrons mettre en oeuvre collectivement - réindustrialisation, souveraineté alimentaire, filières françaises du cloud ou de télécommunications, renforcement de notre politique commerciale - ne fonctionneront que si nous poursuivons, en parallèle, notre effort de compétitivité. Sinon, ce sont des aides publiques qui seront versées dans le vide, pour financer des activités qui ne seront pas viables sur le long terme.

Nous avons donc retracé, dans le rapport, les principaux gisements de compétitivité qui nous semblent toujours exister.

Tout d'abord, il nous faut réconcilier fiscalité et production et préserver la capacité d'investissement. Notre modèle fiscal pèse toujours plus lourdement sur l'industrie qu'ailleurs, malgré l'allégement décidé en 2020. Plus généralement, la dette publique est un sujet de souveraineté, notamment si les taux d'intérêt remontent. Il faut impérativement poursuivre l'effort de rationalisation de l'État et des prélèvements obligatoires, à commencer par la suppression de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), unanimement demandée par économistes et parlementaires depuis des années. C'est essentiel pour préserver la capacité d'innovation de nos entreprises.

Par ailleurs, il importe de maintenir un environnement favorable à l'innovation. Il nous faut capitaliser sur nos atouts et préserver les dispositifs comme le crédit d'impôt recherche (CIR) qui ont fait de la France une terre de recherche et développement (R&D), ainsi que de leadership technologique. Ces aides sont aussi essentielles pour que nous progressions sur notre compétitivité « hors coût », qui est aujourd'hui notre principal chantier. Il y va du redressement de notre commerce extérieur. Toutefois, nous souhaitons souligner que ces aides doivent être repensées dans une logique d'ensemble, faire l'objet d'une véritable évaluation et être dotées d'une gouvernance plus efficace et plus transparente : l'accumulation des plans France Relance, France 2030, Plan de résilience, Programme d'investissements d'avenir (PIA), Plan d'investissement compétences (PIC), etc... nuit à la lisibilité, pour les citoyens comme pour les entreprises qu'elles doivent aider.

Enfin, il nous faut poursuivre notre oeuvre de simplification. La complexité et la multiplicité des procédures administratives restent l'un des boulets au pied de notre économie. L'aménagement économique des territoires, en associant collectivités et État, peut lui aussi être encore amélioré, surtout à l'heure où le foncier va se raréfier avec le plan zéro artificialisation nette (ZAN)... Nous plaidons pour de vraies « task forces » locales et une décentralisation accrue de certaines procédures.

Nous vous avons donc présenté, et vous nous pardonnerez la longueur de nos interventions, les principales conclusions de notre rapport. Au total, ce sont cinquante propositions que nous vous avons présentées, réparties en cinq grands plans de souveraineté. Il me semble que nous pouvons tous nous retrouver sur ces recommandations, qui dépassent les clivages partisans, car il y va de l'intérêt général et de notre souveraineté nationale.

Notre intention est que ces plans, que nous avons voulus opérationnels et concrets, puissent être mis en oeuvre rapidement, pour répondre enfin en actes aux défis que nous avons identifiés et enrayer cette perte de souveraineté.

Nous nous attacherons donc, dès demain midi, à relayer ces propositions à la presse et au Gouvernement : je vous remercierai de ne pas communiquer à ce sujet avant demain midi, afin que les travaux de notre commission puissent trouver l'écho qu'ils me semblent mériter.

Je souhaite dire enfin tout le plaisir que j'ai eu à travailler avec Amel Gacquerre et Franck Montaugé depuis le mois de février, et pour nos échanges toujours fournis et riches.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Notre commission a réalisé un énorme travail. J'espère que le Gouvernement saura écouter bon nombre de nos recommandations, car la situation est gravissime.

Notre balance commerciale manufacturière, notamment au sein de l'Union européenne, connaît une dégradation massive et inédite. La question de la réindustrialisation mérite donc toute notre mobilisation.

Je me permets d'insister sur l'intelligence économique. L'extraterritorialité est l'un des outils qui permettent la prédation. Mais l'intelligence économique, c'est aussi tout un travail de jeu d'influences et de négociations. J'ai déposé une proposition de loi, car la France ne dispose que d'un seul service coordonnateur, situé à Bercy. Il n'est opérationnel que pour un certain nombre de « niches » et concerne essentiellement les grandes entreprises. Or nous constatons de plus en plus de prédations en direction des PME. Le pays n'est pas correctement outillé en intelligence économique. Cette compétence ne relève certes pas que de l'État, mais celui-ci doit intervenir en coordination avec les collectivités locales.

Sophie Primas a évoqué le CIR. Notre groupe politique ne propose ni sa suppression ni son maintien en l'état. Mais force est de constater qu'il bénéficie surtout à de très grandes entreprises qui délocalisent la R&D, alors que les PME, elles, ne sont pas suffisamment soutenues.

Par ailleurs, lorsqu'une grande entreprise veut délocaliser une activité, elle sait qu'elle va devoir faire face à des manifestations. La parade est alors de gonfler les prix de transfert, car Bercy ne peut pas tout contrôler. Il convient de renforcer la présence des salariés dans les instances de gouvernance, mais également de donner des compétences aux comités d'entreprise (CE) pour pouvoir alerter les autorités en cas de prix de transfert excessifs. Beaucoup d'entreprises déclarées en faillite sont en réalité rentables : elles sont uniquement en déficit à cause du prix de transfert.

Enfin, la dégradation de notre situation est intra-européenne. Le Xerfi - ce ne sont pas des gauchistes ! - vient de publier un rapport montrant que la réalité de la politique dite « de l'offre » n'a rien amélioré. In fine, la compétition nous tire vers le bas. C'est donc sur la compétitivité « hors coût » que nous devons mettre le paquet, et pas seulement dans les secteurs de pointe ou la R&D. La théorie française selon laquelle il faudrait être bon dans quelques secteurs et laisser mourir le reste est une grave erreur, dans une situation où la souveraineté se joue sur des créneaux inattendus.

M. Joël Labbé. - Ce rapport d'information est éclairant. Il nous permet de nous faire une idée de notre situation.

Le rapport nous apprend notamment qu'un jour et demi de repas par semaine sont importés : c'est édifiant pour un pays de tradition agricole et alimentaire !

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Et ce n'est pas fini avec la crise que nous traversons !

M. Joël Labbé. - En termes de souveraineté, nous dépendons du soja sud-américain, c'est-à-dire de terres qui devraient servir à nourrir les populations locales. Par ailleurs, 60 % des engrais sont importés. Il est important de travailler sur des alternatives, d'autant que les engrais azotés de synthèse seront interdits à court terme. Le dernier accord de libre-échange concerne l'Union européenne et la Nouvelle-Zélande : a-t-on besoin d'importer du lait ainsi que de la viande bovine et ovine de l'autre bout du monde ? Nous avons besoin non pas de mesurettes, mais de mesures politiques fortes afin de parvenir à infléchir l'Europe sur la question des accords de libre-échange.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Je demanderai au Gouvernement de présenter devant le Parlement l'accord avec la Nouvelle-Zélande.

M. Bernard Buis. - Je salue le travail de nos trois rapporteurs. Vous avez souligné qu'il fallait développer l'enseignement technologique et professionnel. Avez-vous creusé l'idée de transférer cette compétence aux Régions afin de mieux coller aux besoins des territoires ? S'agit-il d'un sujet tabou ? Avez-vous mené des auditions en ce sens ?

M. Daniel Salmon. - Ce travail nous permet de mettre des chiffres sur nos présomptions. Grâce à vous, nous avons à présent des certitudes !

Il est beaucoup question de souveraineté, terme qu'il faut associer à l'autosuffisance. Nous avons besoin de produire localement, car le marché mondialisé a créé de multiples dépendances. L'Afrique, elle aussi, est complètement dépendante de l'Europe. Ce sont toutes ces dépendances créées par le commerce mondial qu'il faut à présent questionner, sachant que le transport maritime est responsable de 7 % des émissions de gaz à effet de serre.

On parle beaucoup de réchauffement climatique et de biodiversité, mais aussi d'épuisement des ressources naturelles. Or nous sommes face à un véritable défi en ce qui concerne la prospection minière, car nous nous heurtons à des injonctions contradictoires dans la mesure où nous devons aussi protéger la biodiversité. Comment construire cette acceptabilité pour les populations ? À mes yeux, le maître-mot reste la sobriété. Il faut limiter le turn-over de tous nos objets du quotidien, qui ont une durée de vie de plus en plus courte : c'est un vrai gâchis en termes d'énergie et de matériaux.

La question de l'énergie est également primordiale. Nous avons devant nous des choix de société. Allons-nous continuer à suivre la voie que nous avons empruntée pendant des décennies ou allons-nous enfin faire le choix d'un développement économique durable ? On sait, par exemple, que le nouveau nucléaire ne sera pas au rendez-vous avant quinze ou vingt ans. Pourquoi ne pas y aller plein pot avec les énergies renouvelables que nous avons la possibilité de développer ? Le nucléaire est une énergie très engageante pour notre société, dans un monde absolument incertain. Ne laissons pas croire aux Français que nous allons demain raser gratis, avec une énergie à profusion.

M. Christian Redon-Sarrazy. - Tout cela rejoint le rapport que j'ai présenté la semaine dernière avec Vanina Paoli-Gagin au nom de la mission d'information sur le thème de l'excellence de la recherche et de l'innovation, intitulé « Transformer l'essai de l'innovation : un impératif pour réindustrialiser la France ».

Toutes nos auditions le montrent, la formation scientifique est l'un des piliers en matière d'acquisition de compétences pour les métiers de demain. Or l'alerte est unanime : la place des mathématiques dans les formations est insuffisante, ce qui pose un vrai problème pour l'avenir.

Par ailleurs, de nombreux rapports pointent un certain nombre de difficultés en matière d'apprentissage et mettent l'accent sur le dévoiement du système. Le boom vers le supérieur, dont se satisfait à grand renfort de communication le Gouvernement, ne répond en rien aux besoins de compétences, notamment dans les postes intermédiaires et dans l'industrie. Soyons attentifs à ce que les flux budgétaires soient bien affectés aux besoins.

Dernier point qui m'interpelle, celui de la formation continue. Je suis inquiet face à la recrudescence des relances téléphoniques orchestrées par les cabinets de marketing au sujet du compte personnel de formation (CPF). La formation continue a souvent évolué en eaux troubles, mais nous sommes aujourd'hui passés à la vitesse supérieure. Je crains que toutes les officines qui se jettent sur les comptes personnels de formation n'aient pas grand-chose à offrir en matière de compétences pour le secteur industriel !

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Nous sommes nombreux à partager votre analyse !

M. Alain Chatillon. - Franck Montaugé a évoqué l'idée de réimplanter la production d'un certain nombre de produits sur notre territoire. Peut-être devrait-il échanger avec Bruno Bonnell, nouveau secrétaire général pour l'investissement, chargé de France 2030, afin d'intégrer également ce point au dossier ?

Pour avoir été pendant quelques années rapporteur spécial de l'Agence des participations de l'État (APE), j'ai toujours été étonné par l'orientation choisie pour les nouveaux investissements. Il y a deux ans, nous nous sommes opposés à la vente d'Aéroports de Paris (ADP), principal aéroport de France. Je vous laisse imaginer, avec la guerre en Ukraine, dans quelle situation nous serions si cet aéroport avait été vendu... Quoi qu'il en soit, on nous parle toujours de réinvestir dans les entreprises contrôlées par l'APE. Nous devrions sans doute ouvrir le débat à de nouvelles pistes afin de réimplanter sur notre territoire un certain nombre de productions. France 2030 et l'APE sont, à mes yeux, deux solutions intéressantes pour investir dans les entreprises étrangères dont nous importons les produits ou pour relocaliser ces activités en France.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Nous avons entendu Bruno Bonnell lors de nos auditions, et évoquons également l'enjeu de l'investissement public.

M. Franck Menonville. - Je salue également le travail accompli. Ce rapport est particulièrement inquiétant. Les recommandations qui y sont formulées pourraient servir de fil conducteur pour nos politiques publiques et constituer une sorte de feuille de route.

La situation dans laquelle nous nous trouvons, sur le plan énergétique ou industriel, est le fruit d'injonctions contradictoires que nous subissons depuis de nombreuses années. Nous payons aujourd'hui les stop and go en matière de nucléaire.

Nous sommes aussi sous la menace d'une autre dépendance, celle de la dette publique. Alors que notre endettement explose depuis quelques années, la progression actuelle des taux d'intérêt est un motif d'inquiétude majeur. Être indépendant, c'est aussi avoir les moyens de ses propres ambitions !

Enfin, il importe de promouvoir une politique économique plus décentralisée, avec un renforcement des régions en la matière. Au-delà de l'Agence des participations de l'état, ne pourrions-nous pas entrevoir la création d'un fonds souverain, avec le concours des Régions, pour défendre l'innovation et les investissements d'avenir ?

M. Serge Babary. - Effectivement, le constat est très alarmant. Les propos de nos trois rapporteurs confirment nos inquiétudes.

Je souhaite mettre l'accent sur trois éléments qui pourraient contribuer à une souveraineté financière renforcée.

Premièrement, il faut renforcer la commande publique et soutenir les entreprises innovantes ainsi que les start-up.

Deuxièmement, il importe d'être vigilant sur la question des fonds de pension. Pendant la crise, un tiers des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ont été approchées par des fonds de pension anglo-saxons, qui supposaient qu'elles avaient des difficultés financières. Contre ce type de prédation et pour protéger certains de nos fleurons, nous devons instituer un fonds souverain.

Troisièmement, il faut faciliter l'accès de nos PME aux appels d'offres afin que les attributions n'aillent pas toujours aux grands groupes, parfois étrangers.

M. Daniel Gremillet. - Le travail de nos trois rapporteurs, que je salue, constitue un arrêt sur images grâce auquel nous mesurons le chemin parcouru. Pour autant, ce n'est pas parce que des textes ont été votés, y compris sur l'initiative de notre commission, qu'ils sont mis en oeuvre. Il convient d'examiner avec lucidité la situation. La présentation de votre rapport nous a permis d'apprécier l'imbrication entre les différents secteurs.

Par exemple, nous avons fait le choix du tout électrique et du renouvelable. Or, pour produire de l'électricité, nous avons besoin de terres rares. Il importe de mesurer jusqu'au bout les conséquences de nos choix, car il y a du renouvelable qui s'épuise, mais il y a aussi du renouvelable qui ne s'épuise pas - je pense au secteur agricole, forestier ou marin.

Par ailleurs, il faudra bien définir nos priorités. Pour qu'un pays soit indépendant, il faut un plan. Il manque une colonne vertébrale pour les choix stratégiques de notre pays, qui engloberait tous les éléments de notre mille-feuille : État, collectivités, administrations, etc.

Je souhaite par ailleurs mettre l'accent sur notre problème de déficit d'emploi. Il faut mettre un coup de pied dans la fourmilière, alors qu'on nous affirme que le plein-emploi est atteint. Si nous ne prenons pas ce sujet de l'emploi en compte dans tous les secteurs, nous serons toujours en retard.

Au final, ce rapport montre certes qu'il y a beaucoup à faire, mais quand on a ainsi le courage de poser le problème, celui-ci est déjà à moitié réglé. La sagesse de votre travail est de montrer une toile d'araignée faite d'imbrications, face à laquelle nous devons avoir le courage de prendre des décisions. C'est cela qui m'enthousiasme en tant que législateur.

M. Jean-Marc Boyer. - Entre 2000 et 2018, les effectifs des lycées techniques ont baissé de 8 %, alors qu'un quart des heures travaillées dans l'agriculture le sont par des saisonniers : c'est paradoxal. Ces sujets ont été abordés dans la mission sur l'enseignement agricole, qui a fait ressortir des difficultés de communication et d'orientation dans les collèges et les lycées, la nécessité de renforcer l'attractivité et l'efficacité de l'enseignement agricole, et le besoin de réformer l'apprentissage et la formation professionnelle.

La souveraineté alimentaire passera aussi par la réorientation des formations agricoles, avec le triple objectif de produire, transformer et vendre, pour continuer à nourrir nos concitoyens.

Mme Martine Berthet. - Je salue votre formidable travail.

Je souhaite évoquer les fermetures sèches de sites industriels. Alors que les élus locaux trouvent des repreneurs qui n'entrent pas en concurrence avec l'entreprise qui ferme, on n'arrive pas à faire reprendre les sites, qui deviennent des friches, et des salariés à forte technicité restent en plan.

Je reviens également sur les participations de l'État, auxquelles je m'intéresse dans le cadre de mon avis budgétaire sur le compte d'affectation spéciale concerné : le dynamisme actuel est visible, et il faut favoriser une implication plus forte de l'État dans les entreprises stratégiques.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Je vous félicite à mon tour pour ce foisonnement de propositions.

Sur la souveraineté numérique, plus de 80 % des données des Français sont hébergées aux États-Unis, car les solutions numériques sont la plupart du temps américaines. Nous n'avons pas assez de solutions françaises : qui utilise Qwant comme moteur de recherche ici ? Je rappelle aussi l'entrée en bourse de Deezer ces derniers jours : je pense que beaucoup de jeunes Français sont plutôt sur Spotify...

Il y a toute une culture à mettre en place. Les exemples récents du Health Data Hub et des prêts garantis par l'État, portés par Amazon Web Services, ou encore de l'utilisation de Palantir par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), l'illustrent. La localisation est un sujet, mais elle ne résout pas tout. Des data center situés en France n'ont guère d'intérêt s'ils appartiennent à Google ou Amazon : il faut des solutions françaises.

Quant au spatial, sujet où l'Europe s'investit, c'est un autre enjeu stratégique, dans la mesure où la plupart des données y transiteront. Nous en reparlerons dans quelques semaines avec le projet de constellation de satellites.

M. Serge Mérillou. - Je salue à mon tour l'excellent travail des rapporteurs.

Je reprends les termes de Franck Montaugé sur la prise de conscience qui a suivi la crise liée à la Covid-19 : elle aura au moins servi à cela. Nous nous sommes ainsi réveillés d'un affaissement en douceur sur de nombreux domaines stratégiques dont la production de médicaments. Dans ce dernier cas, la perte de vitesse est très forte, alors que nous avions beaucoup d'entreprises performantes.

Sur l'agriculture, je m'interroge sur notre naïveté dans l'application des règles européennes. Avec Laurent Duplomb et Pierre Louault, dans le cadre de la mission d'information sur la compétitivité de la « ferme France », nous avons l'impression que notre agriculture avance avec des boulets aux pieds, respectant des règles parfois plus strictes que ce qu'impose l'UE, alors que beaucoup d'autres pays s'en affranchissent, qu'il s'agisse de règles sociales, environnementales ou administratives.

Alors que la consommation mondiale augmente, la production française stagne et l'écart est comblé par nos concurrents. J'entends la notion de sobriété, mais dans le domaine alimentaire, sobriété veut dire être confronté à la faim pour les plus modestes.

Mme Micheline Jacques. - Le mois dernier, lors d'un déplacement du groupe interparlementaire d'amitié France-Caraïbes à Cuba, j'ai constaté que de nombreuses entreprises françaises se retirent de ce marché sous le coup des sanctions financières américaines : la BNP a ainsi dû verser une amende de 11 milliards d'euros, alors que la Société Générale a dû promettre de ne pas investir à Cuba. Des entreprises publiques, comme ADP et la SNCF, se sont retirées. L'Agence française de développement a des difficultés à trouver des entreprises françaises pour répondre à ses appels d'offres. La France livre à Cuba l'équivalent de 10 millions d'euros de blé par an, mais elle a des difficultés à assurer ces cargaisons.

M. Pierre Cuypers. - Merci aux rapporteurs. Nous avons du pain sur la planche !

La Commission européenne a décidé de supprimer les moteurs thermiques d'ici à 2035. Alors que les énergéticiens nous demandaient il y a quelques semaines dans les médias d'éteindre la lumière pour économiser l'énergie, 29 centrales nucléaires sur 56 sont à l'arrêt. La France s'est pourtant engagée sur la voie du tout électrique pour 2030. Nous allons dans le mur : si on veut passer au tout électrique, on ne peut se passer d'une analyse complète du cycle de vie de ces énergies par rapport aux énergies fossiles.

Je souhaite que nous travaillions à un rapport spécifique sur ce sujet du tout électrique.

M. Laurent Duplomb. - Au vu des propos de Serge Mérillou, j'ai repris le discours de constitution de la première Commission européenne du 9 mai 1950. Selon Robert Schumann, « la solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. » En d'autres termes, il s'agissait de promouvoir la paix par une harmonie de production sur la totalité des États membres. Or, petit à petit, les écarts entre pays se creusent et n'épargnent pas deux conditions de la paix que sont l'énergie et l'alimentation.

Si, demain, par naïveté coupable, nous ne pouvons proposer que la résilience et les privations aux Français, et que nous sommes les seuls à le faire, car les autres auront fait des choix différents, le résultat sera encore plus grave que ce que nous dessinons. Sortons des fables et revenons à la lucidité, comme nous y appelle Daniel Gremillet. Cessons de légiférer sur du détail sans prendre en compte la logique globale. Sur l'alimentation et l'énergie, la somme de ces détails nous empêche aujourd'hui de nous réformer et de trouver des solutions d'avenir. Cela nous mène dans le mur.

On ne veut pas regarder les choses en face : nous ne produirons plus de pommes, car seules 450 molécules sont autorisées au niveau européen. La France en a supprimé 150 de plus, nous en sommes à 300. En supprimer une de plus nous fera tomber dans l'incapacité de produire. C'est ce que nous vivons dans l'énergie et l'alimentation : nous nous mettons dans un coin. La politique est le courage de dire ces choses et d'aller jusqu'au bout de ces réalités.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Vous mentionnez les pommes, mais on peut aussi penser à la moutarde.

M. Henri Cabanel. - Je vous remercie aussi pour votre travail, et pour avoir relevé que sans la pandémie, nous aurions continué sur le même chemin emprunté depuis des décennies. Cela nous montre à quel point notre pays est dépendant.

Vous avez également dénoncé, Franck Montaugé, l'absence totale de prospective de moyen et de long terme : il faut y remédier.

Vous avez mentionné l'âge moyen des agriculteurs. Pascal Cormery, président de la mutualité sociale agricole (MSA), indiquait lors d'une assemblée générale dans mon département que, d'ici à 2025, c'est-à-dire demain, la moitié des agriculteurs pourrait prétendre à la retraite. Comment arrivera-t-on à de nouvelles installations ? La question des revenus est centrale, car, au-delà de la formation, on ne pourra pas attirer de jeunes agriculteurs sans de meilleurs revenus, d'autant que la profession est malmenée par les accords de libre-échange : en ce moment, on parle de l'accord avec la Nouvelle-Zélande, dont nous aimerions bien débattre. N'oublions pas non plus l'Accord économique et commercial global (CETA), dont le parcours n'est pas terminé.

Sur l'énergie, nous n'avons pas non plus su gérer les crises : 26 réacteurs sont aujourd'hui à l'arrêt pour maintenance ! La Covd-19 a certes empêché la tenue de certains travaux, mais à ce niveau, il y a un vrai manque d'anticipation, alors que nous avons toujours besoin d'une politique ambitieuse d'économies d'énergie.

Vous avez mentionné la nécessité d'augmenter la capacité de stockage. Il faudra aussi garder les start-up en France et l'État devra prendre ses responsabilités : faute de moyens, beaucoup quittent en effet le pays.

Ensuite, depuis des décennies, on désindustrialise la France après avoir mis tous nos oeufs dans le panier d'une économie de services. Amel Gacquerre, vous avez parlé des soudeurs : en 2016, nous avions visité les locaux d'Areva de Chalon-sur-Saône avec Jean-Claude Lenoir : le site manquait déjà de soudeurs, alors payés 2 400 euros nets. Pourquoi attendre aussi longtemps pour réagir ?

Je suis aussi optimiste par rapport à votre excellent travail. Le Gouvernement devra prêter une oreille attentive à nos propositions, mais nous devrons aussi partager ce travail avec nos collègues de l'Assemblée nationale.

M. Olivier Rietmann. - Merci pour ce rapport complet et intéressant.

Vous avez parlé de la moutarde : récemment, une moyenne surface de ma commune, dont les rayons d'huile étaient vides, a été réapprovisionnée en produits d'origine ukrainienne uniquement...

En matière de souveraineté, il faudra faire des choix. Nous ne pourrons pas être le numéro un mondial dans tous les domaines. On parle de rattrapage dans le numérique : ne nous leurrons pas, les entreprises américaines ont une avance considérable, par exemple 25 ans sur le métavers, ce que montre le changement de nom de Facebook en Meta.

En revanche, nous sommes meilleurs dans d'autres domaines, pourtant abandonnés par choix : le bâtiment, l'industrie ou encore la métallurgie. Or, nous n'avons pas fait le bon choix sur le plan écologique : on se veut le pays produisant le moins de carbone au monde, mais la pollution induite par nos importations nous place parmi les plus pollueurs. Relocalisons donc la production, en produisant certes plus de carbone dans notre pays, mais moins par nos importations.

Dans le cadre de la formation du cycle des hautes études pour le développement économique (CHEDE), une fonctionnaire de Bercy nous indiquait que la norme de construction RT 2020 serait d'office un échec, car nous n'avions ni la main-d'oeuvre qualifiée ni les matières premières naturelles pour construire les bâtiments de demain. Cependant, nous pouvons décider de former cette main-d'oeuvre, quitte à inciter certains à rejoindre la filière, et nous devons accepter d'aller chercher notre matière première dans nos sols et utiliser par exemple nos propres bois plutôt que de les exporter vers l'Asie.

Enfin, il faut faire des choix fiscaux : tant que notre production coûtera plus cher qu'ailleurs, il sera difficile de la ramener chez nous. Franck Montaugé parlait des matières premières et des stocks : en Allemagne, on ne fiscalise pas ces derniers. Pour végétaliser ma commune avec de grands arbres, j'ai dû aller les acheter outre-Rhin, car ils n'y sont pas fiscalisés. En France, on ne conserve que des stocks de petits arbres, car les plus grands sont trop chers à garder.

Il nous faut, comme le disait Daniel Gremillet, une colonne vertébrale pour faire ces choix.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - Marie-Noëlle Lienemann a évoqué la question des prix de transfert et de l'intelligence économique. Nous n'avons pu l'aborder dans le rapport, mais le sujet nous préoccupe. Personnellement, je suis favorable à la transparence des flux financiers, notamment en matière économique. Ce sujet demeure essentiel en matière d'équité entre pays producteurs.

Alain Chatillon a évoqué le travail de Bruno Bonnell, secrétaire général à l'investissement, qui nous a affirmé en audition avoir pris conscience du côté « usine à gaz » de notre système. La gouvernance du Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) est en refonte et devra nous être présentée. Nous aurions d'ailleurs intérêt à le recevoir dans notre commission.

Je le redis : nous devons nous impliquer bien davantage dans l'évaluation et le contrôle des politiques publiques à vocation économique et de développement. Ainsi, le comité de surveillance des investissements d'avenir comprend huit parlementaires et nous devons recevoir un rapport annuel. En tout état de cause, un compte rendu régulier de ce qui s'y fait serait intéressant.

Sur ce qu'ont dit Daniel Gremillet, Pierre Cuypers et Henri Cabanel, je partage la nécessité de raisonner en se projetant dans le temps et en remettant les problématiques actuelles en perspective.

Daniel Salmon a évoqué le recyclage : je souhaite aussi parler de la durabilité, dimension centrale de la soutenabilité. À cet égard, le prix du carbone et les taux d'actualisation des investissements dans nos entreprises sont des questions fondamentales et le seront toujours plus dans le cadre de la transition. Pierre Cuypers a mentionné le cycle de vie : ce mode de raisonnement demeure trop peu mobilisé. C'est pourtant le bon pour envisager la transformation de nos économies.

Mme Amel Gacquerre, rapporteure. - Vos interventions viennent appuyer nos recommandations, qui semblent faire l'unanimité.

Marie-Noëlle Lienemann a mentionné la diplomatie économique : nous en avons effectivement parlé dans le rapport, où nous insistons sur la longueur d'avance prise par d'autres puissances sur la protection de leurs entreprises. Vous avez aussi évoqué les prix de transfert : cet excellent exemple appuie notre recommandation de renforcer le rôle des salariés dans les conseils d'administration et de surveillance.

Sur l'enseignement technique et professionnel et le transfert à la Région évoqués par Bernard Buis, cela n'était pas directement l'objet de notre travail, mais nous avons précisé la nécessité d'y associer le monde de l'industrie, avec un pilotage par le ministère de l'industrie. En outre, une réflexion pourrait être menée sous l'angle de la formation continue, pour laquelle la Région est compétente.

Christian Redon-Sarrazy a mentionné l'apprentissage. Il n'y a pas de réponse unique : les entreprises nous ont dit et répété que c'était une vraie réponse à leurs besoins, bien qu'insuffisante. Peut-être faut-il mieux cibler les besoins en matière de compétences.

Enfin, Daniel Gremillet a évoqué la notion d'emploi et de mise en adéquation des besoins et de la demande, avec le compte personnel de formation (CPF). En effet, ne répondons pas à des besoins qui n'existent pas. La formation est aujourd'hui très saupoudrée, alors qu'il faudrait concentrer l'effort financier.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Pour répondre à Marie-Noëlle Lienemann sur le crédit d'impôt recherche, on pourrait apporter des ajustements quant à la pérennité des entreprises et le type d'investissements concernés. On pourrait aussi développer une forme de rescrit pour encourager les PME à y recourir.

Nous avons parlé de start-up nation : nous l'avons vu à VivaTech, celle-ci existe et elle s'est élargie à l'industrie, mais au-delà du démarrage, la transformation en ETI et en industrie réelle manque de fonds. Dans le domaine de l'informatique quantique, les entreprises issues du CNRS sont courtisées par les Américains, alors que nous sommes incapables d'investir les centaines de millions d'euros nécessaires.

Nous attendons la restructuration de l'Agence des participations de l'État (APE), mais n'oublions pas les fonds souverains comme celui géré par la banque publique d'investissement (BPI).

Je remercie Jean-Marc Boyer d'avoir mentionné l'enseignement agricole : de façon générale, notre industrie, souvent vue comme composée de métiers difficiles, physiquement éprouvants, doit bénéficier d'une meilleure image, et cela passe par un travail avec les formations agricoles et techniques.

Anne-Catherine Loisier, au-delà de la localisation des données, on parle aussi de localisation des infrastructures, du développement des logiciels, etc. Nous avons certes un retard, Olivier Rietmann, mais nous pouvons le rattraper avec la formation, même si celle-ci reste aujourd'hui bouclée par les Américains. Je vous rejoins cependant sur le besoin d'agir sur la fiscalité des stocks, particulièrement dans les domaines stratégiques.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - Sur les start-up, l'accompagnement de celles-ci par l'État est un vrai sujet.

Mme Sophie Primas, présidente, rapporteur. - Merci pour vos réactions. Comme le disait Daniel Gremillet, tout cela est un début !

La commission adopte à l'unanimité les recommandations proposées par les rapporteurs et autorise la publication du rapport d'information.

La réunion est close à 12 heures.