Mardi 22 février 2022

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Dossiers traités dans le cadre du Conseil des ministres de l'économie et des finances (Ecofin) de la Présidence française de l'Union européenne - Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance

M. Claude Raynal, président. - Nous accueillons cet après-midi M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, pour évoquer les dossiers qui seront traités au sein du conseil des ministres de l'économie et des finances, appelé également Ecofin, dans les prochains mois.

En effet, nous avons estimé utile de faire le point avec vous sur ces enjeux, monsieur le ministre, alors que la France a pris, début janvier, la présidence de l'Union européenne, après la Slovénie et avant la République tchèque, à compter du mois de juillet. Ainsi, la France sera chargée de conduire les débats et négociations au sein du Conseil de l'Union européenne et d'assurer la représentation du Conseil auprès des autres institutions européennes et internationales.

Dans cette perspective, elle devra assurer un rôle moteur pour conduire le processus législatif européen sur un certain nombre de priorités, telles que la révision du pacte de stabilité et de croissance, la mise en oeuvre du paquet climat présenté par la Commission européenne en juillet dernier, ou encore la transposition en droit européen de l'accord de l'OCDE sur la taxation des multinationales.

Vous aurez l'occasion, monsieur le ministre, de nous présenter ce calendrier et la vision de la France pour l'Union européenne sur l'ensemble de ces sujets.

Nous accueillons aujourd'hui également nos collègues de la commission des affaires européennes, à laquelle nous avons ouvert cette audition. Je salue la présence parmi nous de notre collègue Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes.

Avant de vous céder la parole, je souhaiterais introduire nos échanges par deux questions.

La première porte sur la réforme des règles budgétaires. Les conséquences économiques de la crise sanitaire ont rebattu les cartes de ce débat déjà bien connu. Alors que la nouvelle consultation publique de la Commission européenne s'est achevée à la fin de l'année 2021, les réticences allemandes des derniers jours font planer des doutes sur la capacité de la présidence française à dégager un consensus sur ce dossier.

Attendez-vous réellement des avancées majeures sur ce sujet dans les prochains mois ? À défaut d'une révolution, une exclusion des investissements dit « verts » du calcul du déficit public pourra-t-elle être sérieusement examinée ?

Par ailleurs, la France a annoncé placer l'approfondissement de l'union des marchés de capitaux et de l'union bancaire au coeur de ses priorités pour cette présidence. Or la Commission européenne a déjà formulé un certain nombre de propositions en ce sens au cours des dernières années. Là aussi, quelles avancées concrètes attendez-vous sur ces deux priorités au cours des prochains mois ?

Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance. - Je suis très heureux de participer à cette audition sur les perspectives économiques et financières de la présidence française de l'Union européenne (PFUE).

Cette audition se tient à un moment particulier où la Russie, malgré tous les efforts diplomatiques qui ont été faits par le Président de la République depuis plusieurs jours, a fait le choix de l'escalade militaire et de la violation de ses engagements internationaux.

Je voudrais donc commencer mon audition, si vous me le permettez, par un point sur cette situation et sur les conséquences économiques qu'elle peut emporter.

Le Président de la République a réuni hier soir un conseil de sécurité et de défense nationale, auquel je participais avec le ministre des affaires étrangères et la ministre des armées.

Il nous a demandé de mettre en oeuvre des sanctions appropriées et ciblées contre les intérêts russes, avec nos partenaires européens et en concertation avec nos partenaires américains. Ces sanctions sont en cours de discussion actuellement entre les ministres des affaires étrangères.

Ces sanctions contre la Russie seront immédiates, lourdes et efficaces. Nous ne laisserons pas le président Poutine violer le droit international sans réactions fortes.

Ces sanctions porteront notamment sur le secteur financier, pour empêcher la Russie de se financer sur les marchés européens. Elles pourraient comporter la désignation individuelle d'un certain nombre de personnalités politiques et économiques russes. Enfin, elles pourraient entraîner le gel des avoirs de certaines banques publiques russes.

Nous visons, je le répète, des sanctions immédiates, lourdes et efficaces pour riposter à la décision russe d'escalade dans le conflit ukrainien.

Je mesure évidemment les inquiétudes qui peuvent être celles de nos compatriotes ou de nos entreprises. Notre évaluation est que les conséquences de cette crise en Ukraine seront contenues. Elles seront contenues parce que l'économie française est peu exposée à la Russie. La France exporte moins de 7 milliards d'euros par an vers la Russie - c'est à peine plus de 1 % des exportations françaises - et nous importons moins de 10 milliards d'euros par an de Russie, soit moins de 2 % des importations françaises. Vous voyez que ces chiffres sont très réduits.

Je tiens néanmoins à assurer toutes les entreprises françaises qui sont installées en Russie de notre soutien. Nous ferons également la liste des petites et moyennes entreprises (PME) et des très petites entreprises (TPE) qui pourraient être indirectement touchées par les conséquences économiques de cette situation en Ukraine, afin de leur apporter le soutien dont elles pourraient avoir besoin.

Je tiens également à rassurer nos compatriotes sur le fait que nous maintiendrons le gel des prix du gaz pour les particuliers en toutes circonstances.

J'en viens maintenant aux objectifs français lors de la présidence française de l'Union européenne.

Cette présidence a lieu à un moment singulier, qui est celui de la sortie de crise. Nous avons connu, je le rappelle - on l'oublie rapidement -, entre mars 2020 et les mois qui ont suivi, la crise économique la plus grave depuis 1929 en termes de chute de la richesse nationale en Europe.

Nous sortons de cette crise. Nous avons aujourd'hui une croissance forte, en particulier en France. La question que nous voulons nous poser, avec le Président de la République, est la suivante : quelle croissance pour l'Europe dans les décennies à venir ?

Voilà le point qui me paraît stratégique, et qui sera au coeur des débats de l'Ecofin, qui se tiendra vendredi et samedi de cette semaine à Paris.

Nous voulons une croissance forte et décarbonée. Nous ne nous résignons pas à avoir un niveau de croissance qui soit structurellement inférieur d'un point à celui des États-Unis.

Je pense vraiment que l'enjeu de l'après-crise est là : revient-on au « business as usual » ou essaie-t-on de tirer les leçons de cette crise et des crises passées pour avoir plus de croissance et une croissance plus décarbonée ? Notre choix est fait : nous voulons une croissance plus forte et une croissance plus décarbonée !

Pour cela, il faut tirer un certain nombre de leçons du passé et remonter peut-être un peu avant la crise de 2020, notamment à la première crise financière de 2008 à 2011.

La première leçon que l'on peut tirer est très simple : l'austérité est une impasse. Je le dis à tous nos partenaires européens qui pourraient être tentés par cette solution : nous l'avons essayé et cela a été un échec.

Vouloir rétablir trop rapidement les comptes publics, tailler dans les dépenses à la hache, se précipiter dans la réduction de la dette sans croissance a entraîné l'appauvrissement des pays européens et l'explosion de la dette de la zone euro, qui est passée de 66 % du PIB en 2007 à plus de 90 % en 2012. Les chiffres sont sans appel. Cette austérité a mis à genoux un certain nombre de pays européens, qui ont mis des années à s'en relever.

Je pense à la Grèce qui n'a retrouvé la croissance qu'en 2014, après six ans de récession. Je pense à l'Irlande, au Portugal, à l'Espagne, qui ont souffert de coupes drastiques dans l'investissement public car, lorsque vous faites le choix de l'austérité, les premières dépenses dans lesquelles on tranche ne sont jamais les dépenses de fonctionnement, mais toujours les dépenses d'investissement dans l'innovation, la recherche, l'éducation, l'enseignement supérieur, c'est-à-dire celles qui garantissent l'avenir d'un pays.

Pour prendre le seul cas de la France, la leçon est sans appel : en 2012, nous avons soldé la crise de 2008 avec 20 points de dette en plus, un taux de chômage fixé à 11 %, et 0 % de croissance. Nous ne referons pas cette erreur de choisir l'austérité qui a été, pour l'Europe, un échec économique et une erreur politique.

Deuxième leçon à tirer de la crise récente : la coordination des États européens a assuré le succès de leur politique économique. En 2020, nous avons fait un choix radicalement différent. Plutôt que l'austérité, nous avons fait le choix de la protection qu'on appelle désormais couramment le « quoi qu'il en coûte ».

Cette protection nous permet aujourd'hui d'avoir une croissance plus forte. Elle nous a permis d'avoir moins de dette, car tous les instituts - Conseil d'analyse économique, instituts économiques de l'Union européenne, Fonds monétaire international (FMI) -s'accordent à le reconnaître : protéger coûte moins cher que réparer. Il est moins coûteux de mettre en place un prêt garanti par l'État, un fonds de solidarité pour les petites entreprises ou de l'activité partielle que d'assumer les coûts sociaux de l'explosion du chômage et des faillites.

Prenez le carnet de commandes d'Airbus : Airbus a ouvert, à peine un an après le début de la crise, une nouvelle ligne de production à Toulouse, avec des emplois à la clé. Airbus a un carnet de commandes de 6 000 avions A320neo. Le problème d'Airbus, aujourd'hui, n'est pas un problème de demande, mais un problème d'offre, de capacité à répondre au carnet de commandes. Que ce serait-il passé si nous avions laissé les ingénieurs, les ouvriers qualifiés, les techniciens de maintenance d'Airbus se faire licencier ? Jamais Airbus n'aurait pu rebondir aussi fort qu'il a rebondi aujourd'hui ! Nous avons fait le choix de protéger plutôt que de restaurer immédiatement les comptes publics, ce qui était le bon choix.

Troisième leçon que je tiens à tirer : l'imagination est utile. Mettre sur la table de nouveaux instruments, qui paraissaient impensables et que la crise rend tout à coup réalistes, est efficace.

L'émission de dette en commun, je le dis avec mon expérience de ministre des finances, qui était impensable en 2017, est devenue une réalité en 2020 par la force des choses.

C'est cette émission de dette en commun qui a permis à tous les États membres de la zone euro de financer leur protection à un taux d'intérêt bas, voire négatif. Cette solution, qui paraissait totalement impensable au début du quinquennat, et alors que les Allemands y étaient totalement opposés, ainsi qu'un certain nombre d'autres pays, est devenue possible et même souhaitable en 2020. Cela nous a permis de financer nos plans de relance et de réactiver la croissance en Europe.

Pour bâtir ce nouveau modèle de croissance, qui va donc faire l'objet de toutes les discussions au sein de l'Ecofin à la fin de la semaine, il faut que nous fassions des choix clairs. Je le répète : nous voulons une croissance décarbonée, innovante et juste.

Une croissance décarbonée, cela signifie une croissance qui dépend moins des énergies fossiles. Inutile de vous dire que ce qui se passe actuellement à la frontière de l'Ukraine et de la Russie montre qu'il y a urgence à être plus indépendants en matière énergétique et, surtout, à réduire notre dépendance aux énergies fossiles. C'est le choix qui a été fait par le Président de la République, à Belfort, en annonçant de la sobriété, des investissements dans le renouvelable et la création de six nouveaux EPR dans les années qui viennent.

Mais si nous voulons que cette décarbonation de l'économie ne soit pas coûteuse économiquement et qu'elle soit efficace du point de vue climatique, une condition doit être au coeur des ambitions françaises : la mise en place d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières.

J'entends certaines personnalités politiques nous expliquer que nous n'avons rien fait pour le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières depuis des années. C'est évidemment faux. C'est un combat que nous livrons depuis des années, mais l'expérience politique montre que ces combats structurels sont des combats longs et difficiles.

Nous avons mis quatre ans pour obtenir un accord sur la taxation internationale des géants du digital, quatre ans pour mettre en place une taxation minimale des plus grandes entreprises. Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières mettra du temps avant de pouvoir être mis en place, mais nous visons des décisions juridiques sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières dès la présidence française de l'Union européenne. Nous y mettrons tout le poids politique et toute la détermination politique nécessaires.

Nous ne pouvons continuer à réduire nos émissions de carbone à l'intérieur des frontières européennes et à perdre ce bénéfice par l'importation de produits carbonés en Europe. Nous ne pouvons faire payer à nos entreprises et aux contribuables le prix de la décarbonation de nos usines tout en continuant à importer, sans aucun droit de douane, de l'acier et du ciment produits dans des conditions environnementales moins satisfaisantes. Le principe pollueur-payeur s'applique à l'intérieur de nos frontières, il doit aussi s'appliquer à l'extérieur de nos frontières !

Ma détermination à faire bouger les lignes sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières est totale. L'accélération de la décarbonation de notre économie est vitale. Elle doit solliciter la volonté de tous les États, de tous les ministres des finances, de tous les ministres de l'économie, et nous devons parvenir à un résultat.

La deuxième ambition repose sur un modèle économique innovant. Il va de soi que les deux sont liés. Si vous voulez réussir la décarbonation de l'économie, il faut aussi réussir les investissements dans l'innovation.

De ce point de vue, nous avons réussi à opérer, au cours des dernières années, une véritable révolution copernicienne en Europe. Je tiens à insister sur ce point. Je le dis là aussi avec le recul qui est le mien.

Il y a cinq ans, quand on parlait d'aides publiques pour une usine, la Commission européenne faisait les gros yeux et disait qu'il était impossible d'accorder des aides publiques à une entreprise, une usine, un secteur économique au motif que c'était contraire au droit de la concurrence - même si la Chine et les États-Unis le faisaient. Comment croyez que les États-Unis ont financé leur programme SpaceX ? Ce n'est pas uniquement grâce à l'argent de M. Musk, mais à celui de l'État fédéral américain et de la NASA. Ce sont des bases de la NASA qui ont permis à M. Musk de développer SpaceX.

Nous nous refusions à le faire au nom de dogmes dépassés. Nous avons réussi, en moins de cinq ans, notamment avec le soutien de l'Allemagne - et je rends hommage à son ancien ministre de l'économie, Peter Altmaier -, à opérer cette révolution copernicienne et à mettre en oeuvre un instrument qui porte un nom barbare, mais qui est cependant efficace, les projets importants d'intérêt collectif européens (PIIEC), qui offrent la possibilité d'apporter de l'argent public pour soutenir des projets industriels innovants.

C'est comme cela que nous finançons les batteries électriques, grâce à une usine, à Douvrin, avec 1 000 emplois, des ouvriers, des technologies et de la valeur. C'est comme cela que nous finançons les projets en matière d'hydrogène. L'hydrogène, ce sont des électrolyseurs, des usines, des ouvriers, des ingénieurs, des techniciens. Ce sont des bus, des trains, avec des stations de production à proximité de vos territoires, des avions qui, avec une portée encore limitée à un certain nombre de voyageurs, vont pouvoir circuler d'ici 2035.

Le développement des moyens de production de semi-conducteurs bénéficie également d'un financement public. Nous avons opéré cette révolution copernicienne : l'Europe a enfin compris qu'il n'y a pas d'avenir sans le soutien de l'argent public. Cela ne suffit pas, et il doit évidemment servir de levier aux financements privés, mais c'est indispensable pour rentabiliser des investissements dans des innovations de rupture.

J'insiste sur le fait que ce financement public doit servir de levier à du financement privé. J'avance même un chiffre : un euro d'argent public doit donner lieu à trois euros d'argent privé pour pouvoir rentabiliser ces investissements et leur permettre d'avoir toute l'ampleur nécessaire.

Pour financer ces investissements dans l'innovation, nous avons donc les PIIEC, instruments nouveaux, mais nous devons également favoriser l'émergence - et c'est l'un des objectifs de la présidence française de l'Union européenne - de l'union bancaire et de l'union des marchés de capitaux.

Il faut que le marché unique financier voie enfin le jour. On ne peut avoir un marché unique sur les biens et sur les personnes et, pour ce qui est des capitaux, continuer à avoir autant de marchés que d'États membres. Le jour où une grande entreprise de biotech lève de l'argent et qu'elle a besoin d'un milliard d'euros, le risque est qu'elle aille le chercher aux États-Unis et non en Europe, faute de profondeur financières suffisante. Si nous voulons une Europe qui joue dans la cour des grands, il faut une finance qui joue aussi dans la cour des grands. La finance n'est pas l'ennemi. La finance, c'est l'alliée des grands projets industriels, des grands projets d'innovation, l'alliée indispensable de la recherche et de la croissance.

Enfin, notre modèle doit être juste, et je pense que c'est un des traits du modèle économique européen. Aucun État européen ne se satisfait du profit pour le profit. Ce n'est pas notre culture, ce n'est pas notre conception de l'économie. La croissance doit être décarbonée, c'est une singularité européenne. Elle doit être innovante et doit être juste.

Pour cela, nous allons continuer à nous battre pour que la taxation minimale devienne réalité au plus tard d'ici la fin de la présidence française de l'Union européenne. Nous voulons que la taxation minimale sur les grandes multinationales ait pris une forme juridique avant la fin de la présidence française de l'Union européenne. Nous avons un projet de directive sur la table. Il se heurte encore à la résistance d'un nombre très restreint d'États membres. Nous allons tout faire pour surmonter les oppositions de ces États et parvenir à un accord sur le projet de directive sur la taxation minimale des grandes multinationales.

Je rappelle que ce type de directive portant sur la fiscalité ne peut être adopté qu'à l'unanimité des États membres. C'est pour cela que nous devrons mettre tout le poids politique nécessaire pour surmonter les interrogations d'un certain nombre d'États.

Une croissance juste, c'est aussi une croissance qui est capable de réguler les géants du numérique. Nous allons poursuivre les discussions sur la taxation des géants du numérique et visons également un accord sur les règlements dits DSA-DMA qui permettent d'encadrer les géants du numérique, les places de marché et la divulgation des contenus sur Internet.

Une croissance juste, c'est une croissance qui défend la justice commerciale en passant du marché de la loi du plus fort à un marché plus protecteur. Nous allons donc renforcer le contrôle des investissements étrangers sur nos entreprises. En 2017, la France était l'un des seuls États à disposer de ce mécanisme de filtrage des investissements. Nous en avons maintenant dix-huit. Les idées françaises en la matière ont donc progressé.

La justice, c'est aussi, en matière de marché, la réciprocité de l'accès aux marchés publics. Les chiffres sont sans appel : 95 % des marchés publics sont ouverts dans l'Union européenne à nos partenaires commerciaux, 32 % aux États-Unis, zéro ou presque en Chine. Nous ne continuerons pas à laisser nos marchés publics ouverts quand les autres sont fermés ! Cela s'appelle la réciprocité.

Nous sommes parvenus, au niveau des États, à un compromis en juin dernier. Nous visons maintenant un compromis avec le Parlement d'ici le printemps 2022 sur la réciprocité en matière d'accès aux marchés publics.

Enfin, sujet encore plus difficile, mais qui constitue aussi une question de justice : les subventions abusives d'États étrangers à leurs entreprises lorsqu'elles opèrent sur le continent européen. Quand une très grande entreprise américaine ou chinoise intervient sur le marché européen en bénéficiant de subsides publics massifs, cela crée un déséquilibre totalement inacceptable et abusif. C'est ce qui s'est passé dans le cadre de l'acquisition de l'allemand Kuka, en 2016, par le Chinois Midea. Nous voulons travailler un accord d'ici l'été pour lutter contre ces subventions abusives d'États étrangers.

Enfin, monsieur le président, vous m'avez interrogé sur le moyen de bâtir ce modèle de croissance économique plus juste, plus décarboné et plus innovant. Pour cela, nous avons un instrument, c'est le pacte de stabilité et de croissance.

Quelques remarques à ce sujet. D'abord, je suggère d'inverser les mots. Nous sommes tous des responsables politiques. Nous attachons de l'importance à la langue. L'ordre des mots, c'est l'ordre des choses. Je préfère parler de pacte de croissance et de stabilité, plutôt que de pacte de stabilité et de croissance. La croissance est pour moi la condition de la stabilité.

Ce pacte doit servir une ambition. Avant de nous demander quelles règles modifier et dans quel sens avancer, nous devons d'abord nous mettre d'accord sur l'objectif. C'est bien pour cela que j'ai commencé par parler de cette croissance plus juste, plus décarbonée et plus innovante, parce que c'est l'objectif que nous portons avec le Président de la République.

Ce cadre du pacte de croissance et de stabilité fait l'objet actuellement des discussions entre les Vingt-sept. Je pense que nous sommes déjà parvenus, quelles que soient les positions des uns et des autres, à un accord sur l'enjeu principal. L'enjeu principal, c'est de trouver le meilleur équilibre entre les investissements indispensables à la transition climatique, à la transition technologique, et au rétablissement des finances publiques.

Je ne vois plus d'État qui dise aujourd'hui que la seule priorité, c'est le rétablissement immédiat des finances publiques. Je ne vois plus non plus d'État qui dise que le rétablissement des finances publiques n'a aucune importance. C'est l'équilibre entre les deux qui compte. L'Allemagne a mis 60 milliards d'euros d'investissements sur la table. Les Pays-Bas, réputés être un État frugal, ont mis sur la table 75 milliards d'euros d'investissements publics et nous avons nous-mêmes développé un plan d'investissement de 30 milliards d'euros, parce que nous sommes tous confrontés aux mêmes difficultés.

Vous allez me dire qu'il faut de nouvelles usines pour produire des semi-conducteurs, parce que vous ne voulez pas dépendre de la production de semi-conducteurs à Taïwan, en Corée du Sud ou ailleurs : pas un producteur de semi-conducteurs ne viendra s'installer en France, en Allemagne ou ailleurs sans aide publique. TSMC est allée s'installer au Texas, attiré par des montants d'aides publiques considérables. Le choix est donc très clair : investir, mettre des aides sur la table permet de renforcer notre industrie. Sans investissement, ce sont nos voisins qui auront les usines et les technologies !

Dans le même temps, nous devons aussi rétablir nos finances publiques, et je veux être très clair sur ce point. Nous le ferons après la crise, comme nous l'avons fait avant la crise, avec un calendrier qui est clair - 2027 -, une méthode qui l'est tout autant - la croissance, les réformes de structures, la maîtrise des dépenses - en tenant nos engagements auprès de nos partenaires.

M. Claude Raynal, président. - Merci, monsieur le ministre.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le ministre, je vous sens déterminé, mais je rappelle que la présidence française de l'Union européenne ne dure que six mois. Avec tous les engagements que vous venez de prendre, il va falloir travailler nuit et jour pour aboutir aux objectifs que vous envisagez.

Vous dites que l'austérité est une impasse. En France, il faut faire attention à la façon dont est alimentée cette croissance. Passe-t-elle par la poursuite du déséquilibre commercial, fait de davantage d'importations que d'exportations ? Dans ce cas, cela peut être plus compliqué.

Deuxième élément : vous avez répété que vous alliez maintenir le gel du prix du gaz pour les particuliers en toutes circonstances. Cela revient-il à envisager la prolongation du gel des tarifs réglementés de gaz jusqu'à la fin de l'année ? Je rappelle que dans le dispositif actuellement proposé, de toute façon, les particuliers devront bien, à un moment ou à un autre, s'acquitter de ce qu'ils doivent.

Mon troisième point porte sur la réciprocité sur l'accès aux marchés publics. Ayant sur mon territoire un grand groupe français qui est concerné, les fonderies de Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, je crains encore aujourd'hui un engagement temporaire qui ne serait pas tenu à partir du second semestre de cette année. Nous devons être attentifs aux enjeux industriels et de souveraineté, notamment en matière de conduites d'adduction d'eau.

Par ailleurs, vous avez évoqué le pacte de stabilité et de croissance en disant que vous vouliez l'appeler pacte de croissance et de stabilité. Je connais votre art des Lettres. Je suis attaché, moi aussi, à essayer de mettre les choses dans le bon ordre même si j'y vois pour l'instant des questions de sémantique. Je demande à être convaincu, mais je pense que la réalité est un peu plus complexe que cela, car nous souffrons aujourd'hui de finances publiques qui, comparées à l'ensemble de nos partenaires européens, sont fortement dégradées, notamment par rapport à nos partenaires allemands.

Nous nous trouvons en difficulté selon moi, puisque nous ne respecterons pas la règle de réduction de la dette à hauteur de 1/20e. Il faudrait pour cela revenir à un peu plus de 100 % d'endettement en 2027. Ce n'est pas tout à fait la tendance qui est prévue à ce stade au regard des derniers textes financiers, puisque nous devrions être plutôt autour de 115 % du PIB.

Dans ce cas-là, comment comptez-vous convaincre notre partenaire allemand pour qu'il accepte, avec d'autres, de réformer la règle de désendettement du pacte de stabilité ?

Vous avez évoqué l'accord OCDE. Là aussi, j'y souscris, et nous nous sommes beaucoup battus, les uns et les autres, pour pousser en ce sens. Certains États membres, notamment l'Estonie, la Hongrie et la Pologne ont émis des réserves sur l'adoption des deux piliers de l'accord. Pouvez-vous nous dire où en sont les négociations sur ce point ? Pensez-vous pouvoir parvenir à un accord avant la mi-mars ?

La position des États-Unis reste également incertaine, puisque se pose notamment la question de l'articulation de la réforme du « Global Intangible Low-Taxed Income » (GILTI) avec les exigences de la proposition de directive de la Commission européenne et de la mise en oeuvre du pilier I par les États-Unis, sur lequel nous avons pourtant fait beaucoup de concessions. Quel est, à ce stade, l'état des réflexions et des avancées que vous avez pu obtenir ?

Enfin, je pense que nous souscrivons collectivement au mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, qui doit offrir à l'Europe et à la France des conditions plus égales pour le développement économique et/ou industriel. Il est proposé que les recettes de ce mécanisme contribuent au budget de l'Union européenne. Quelles sont à ce stade les prévisions de recettes à l'horizon 2030 ? Quelles options sont-elles aujourd'hui sur la table s'agissant de l'utilisation des recettes de ce mécanisme ? Est-il prévu que les recettes de ce mécanisme d'ajustement participent au financement de la croissance économique décarbonée, pour ne pas dire à la croissance écologique ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le ministre, j'aimerais revenir sur les propos de Jean-François Husson.

Vous avez abordé la question de la dette en commun. On sait que la dette en commun repose sur les ressources propres. Or nous avons quelques soucis avec celles qui ont été inventoriées. Peut-être devons-nous clarifier certaines options avec notre partenaire allemand en particulier.

À ce sujet, vous avez évoqué la décarbonation, dont celle de l'industrie. Nous travaillons actuellement sur « l'ajustement à l'objectif 55 ». À notre grande surprise, nous avons appris ce matin que les Allemands remettent en question certains aspects de ces mesures. La France semble vouloir prendre des engagements qui sont plus ou moins freinés par notre partenaire allemand. On les pensait plus en avant sur cette question. J'aimerais connaître votre position à ce sujet.

Ma première question concerne l'articulation de la politique européenne de concurrence avec les objectifs de notre stratégie industrielle. Vous avez évoqué les PIIEC, qui constituent un outil important. Peut-être faudrait-il aller plus loin dans ce type de financements et contribuer aux premières étapes de l'industrialisation, afin de doter notre économie de cette fameuse autonomie de production telle qu'on l'entend en ce moment. Peut-on imaginer que les PIIEC, qui constituent une bonne idée, puissent être étendus ?

Ne vous paraîtrait-il pas souhaitable d'aller au-delà de ce que propose la Commission européenne dans sa révision en cours de la définition du marché pertinent ? Ceci pourrait notamment par le fait de prendre en compte la concurrence potentielle à court et moyen terme, d'autoriser des rapprochements qui permettraient à l'industrie européenne d'affronter la concurrence internationale, et ce sans imposer des cessions d'actifs, qui sont autant de proies désignées pour des concurrents extra-européens. Ces considérations importantes seront-elles à l'ordre du jour des réunions sous présidence française ?

Ma deuxième question a trait à la lutte contre les effets discordants des subventions étrangères sur le marché intérieur. Sur proposition de nos collègues, Christine Lavarde et Didier Marie, la commission des affaires européennes a soutenu la proposition de règlement présentée en mai dernier par la Commission européenne pour identifier et contrôler ces subventions qui nuisent à une concurrence loyale. La présidence française a fait une priorité de l'adoption de ce texte. Quand pensez-vous que celui-ci pourra être adopté ? Quelles sont les divergences avec nos partenaires ?

Enfin, un mot sur les PME et leur adaptation aux obligations en matière de publication d'informations non financières. Il est à craindre que la révision en cours des règles de publication d'informations en matière de durabilité charge encore les PME de nouvelles obligations, en particulier administratives. La présidence française entend-elle l'éviter ? Quels sont, dans ce dossier, les objectifs sur le fond et en matière de calendrier ?

M. Jean-Marie Mizzon, rapporteur spécial. - Monsieur le ministre, la mise en oeuvre du plan de relance européen, dont le principe a été acté en juillet 2020, a constitué un parcours de longue haleine, initié par la procédure de ratification de la décision sur les ressources propres au cours de l'année dernière.

Alors que les premiers versements sont effectués au profit des États membres, des voix s'élèvent sur l'absence de transparence de la Commission européenne pour l'évaluation des plans nationaux de relance et de résilience, en particulier sur la satisfaction des objectifs prévus par ceux-ci.

L'accessibilité de ces informations est d'autant plus importante que ces plans ont souvent été construits sans les parlements nationaux. Partagez-vous ces critiques, et dans quelle mesure la présidence française pourra-t-elle contribuer à un meilleur dialogue sur le sujet ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Monsieur le ministre, je partage évidemment l'objectif d'une croissance juste, décarbonée et forte au sein de l'espace économique européen.

Vous avez dit qu'on devait tirer les leçons de la crise de 2008 et de la crise post-pandémique - et vous l'avez fait. Il serait bon qu'on tire aussi les leçons de ce qui s'est passé outre-Atlantique après la Seconde Guerre mondiale. On est en train de comprendre que les GAFAM sont devenus quasiment des micro-États depuis 1950 et après de nombreuses mesures telles que le Small Business Act, le Small Investment Business Act, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) puis, dans les années 1980, le Bayh-Dol Act. L'Europe le découvre aujourd'hui, sans parler de la Chine, qui a montré qu'elle était elle aussi capable de créer des géants industriels de taille mondiale.

Je pense que ce que vous nous présentez va dans le bon sens, mais j'ai trois questions à vous poser dans le cadre d'une mission d'information dont je suis rapporteur qui porte sur l'excellence de la recherche et la pénurie de champions industriels en France. Plus que les PIIEC, ne pensez-vous pas qu'il faudrait modifier les règles de la commande publique à l'échelon européen pour encourager le financement de la transition écologique et les innovations de rupture ?

Ne pensez-vous que certains obstacles réglementaires devraient être levés au sein de l'espace économique européen qui, à bien des égards, n'a de marché unique que le nom ?

Enfin, ainsi que vous l'avez souligné, ne faut-il pas accélérer la création d'un véritable équivalent européen du Nasdaq ? Euronext a lancé Tech leaders. J'espère que cette initiative va être couronnée de succès, car si l'on ne peut consolider nos champions européens et répondre aux enjeux liés à leurs besoins massifs de financement, on risque de toujours être en retard sur la concurrence étrangère.

M. Antoine Lefèvre. - Monsieur le ministre, dans un courrier de la semaine dernière, les huit présidents de groupes du Sénat vous appellent à profiter de l'opportunité de la présidence française pour inscrire le sujet des Américains accidentels à l'ordre du jour et faire avancer les négociations avec les États-Unis sur cette question. J'ai eu l'occasion d'attirer votre attention sur ce sujet, à Washington, en avril 2018, en marge de la visite diplomatique du Président de la République.

Votre toute récente réponse au président de l'association des Américains accidentels, M. Lehagre, fait état d'échanges avec la secrétaire d'État au Trésor américain et invoque principalement la recherche d'une équivalence dans le volume de données bancaires échangées entre la direction générale des finances publiques (DGFIP) et l'Internal Revenue Service (IRS) américain.

Le problème, à l'heure actuelle, ne se situe pas tant dans l'inégalité de partage de données bancaires que dans l'impasse administrative dans laquelle les 40 000 Français et 300 000 Européens concernés se situent depuis mars 2020.

La crise sanitaire et la fermeture des services consulaires américains sur le sol français rendent quasiment impossible la procédure de renonciation à la nationalité américaine qui, jusqu'alors, était fort coûteuse. Le président du Sénat s'est également inquiété de ce problème dans un courrier adressé au Premier ministre, le 16 février dernier.

Il est urgent de laisser à tout le moins aux Américains accidentels concernés la possibilité d'une renonciation expresse et facile à la citoyenneté américaine. Avez-vous l'intention de porter cette question devant vos homologues de l'Union européenne ? L'opportunité européenne qui s'offre à nous constitue en effet une fenêtre de tir très brève mais précieuse pour renforcer la force de négociation européenne.

Mme Christine Lavarde. - Monsieur le ministre, le 8 février dernier, le commissaire Thierry Breton a présenté l'initiative Chips Act, dont vous nous avez largement parlé, qui vise à augmenter la production de semi-conducteurs.

En première approche, le 9 février, lors du Comité des représentants permanents (COREPER), les États membres ont salué cette initiative. Certains redoutent cependant des distorsions internes, notamment les États membres qui ne sont pas producteurs de semi-conducteurs. D'autres, comme l'Allemagne et les Pays-Bas, éprouvent des craintes liées aux mécanismes de contrôle des exportations et appréhendent des rétorsions de la part des partenaires commerciaux, comme les États-Unis. Ce doit être un sujet de l'ordre du jour du conseil Compétitivité, qui va se tenir à la fin de la semaine. Quels éléments de réponse allez-vous pouvoir apporter aux États membres ? Quelle va être l'articulation de ce dispositif avec le programme Horizon Europe ?

Enfin, pouvez-vous par ailleurs nous apporter des informations sur deux textes qui auraient dû sortir mi-février, l'un sur le devoir de vigilance, l'autre sur la gouvernance durable ?

M. Jean-Michel Arnaud. - Monsieur le ministre, je souhaiterais revenir sur vos propos, dont je vous remercie, concernant la situation russe en Ukraine.

Vous avez évoqué le peu d'impact que pouvaient avoir les échanges commerciaux entre la France et la Russie, et réciproquement. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur votre proposition de geler le prix du gaz en toutes circonstances ? Qu'est-ce que cela signifie pour les entreprises, mais aussi pour les particuliers ? Qu'entendez-vous par la formule « en toutes circonstances » ?

Vous avez également évoqué le rétablissement à terme de nos finances publiques d'ici 2027 par la croissance, les réformes structurelles et la maîtrise des dépenses. Nous savons l'impact que peut avoir la maîtrise des dépenses sur les collectivités. Quelles sont vos intentions concernant les dotations et le financement de nos collectivités locales, qui constituent aujourd'hui le dernier rempart des citoyens, qui manquent de confiance et de moyens face à la crise à laquelle nous sommes confrontés ?

M. Vincent Segouin. - Monsieur le ministre, vous avez fait part de votre satisfaction concernant les chiffres du chômage. Avec 7,5 %, on est encore loin du plein-emploi, je tiens à le dire !

Vous nous avez dit votre satisfaction concernant la croissance, qui s'élève à 7 %, alors qu'on a perdu 8,1 % pendant la crise. Le montant de la dette publique aurait pu être bien pire, selon vous. Vous avez toutefois omis de nous parler de la balance commerciale, de la hausse de l'inflation et des taux d'intérêt et des risques que cela engendre, du chômage des jeunes et du futur, de ce que représentent la dette européenne et les engagements que nous devons prendre pour la rembourser.

Vous avez évoqué une croissance limitée à 1,35 % dès 2023. Vous vous êtes engagé à diminuer la dépense publique, bien que vous nous ayez parlé des risques de l'austérité précédemment. Vous avez même écrit que vous alliez économiser jusqu'à 9 milliards d'euros par an. Allez-vous pouvoir mettre en place ce que vous avez dit, ou va-t-on se faire dorénavant dicter les réformes par nos partenaires européens ?

Mme Sophie Taillé-Polian. - Monsieur le ministre, il est doux aux oreilles de la gauche et des écologistes d'entendre dire que la France va se battre pour l'ajustement carbone aux frontières ou contre l'austérité.

Vous nous parlez beaucoup de cette croissance que vous comptez mettre en place mais, finalement, quand vous en venez à parler du pacte de stabilité et de croissance, vous ne nous proposez qu'une inversion des mots. Vous êtes un homme de lettres : cela me fait penser au Bourgeois gentilhomme : dans quelque ordre qu'on les prenne, les mots ont toujours le même sens !

Aussi voudrais-je, monsieur le ministre, vous poser une question simple : vous parlez de croissance, mais vous parlez aussi de réformes structurelles. Quelles seraient-elles ? Réforme des retraites ? Vous parlez de maîtrise des dépenses. Quelles seront-elles ? Va-t-on continuer à mettre en grande difficulté l'hôpital public ou d'autres services publics ? Je crois que les Français doivent le savoir pour avoir une vision complète de l'offre politique que vous présenterez bientôt aux Français à travers, je le suppose, la candidature d'Emmanuel Macron.

M. Thierry Cozic. - Monsieur le ministre, vous avez souligné en préambule que la relance économique de l'Europe, soucieuse des enjeux écologiques, est l'une des priorités de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

À ce titre, je voudrais revenir sur la question des financements privés des énergies. Entre 2016 et 2020, les 60 plus grandes banques du monde ont accordé près de 4 000 milliards de dollars de financement aux entreprises de développement des énergies fossiles. Avec près de 300 milliards de dollars sur la même période, les banques françaises sont bien placées dans ce soutien au réchauffement climatique. Le premier acteur bancaire français de la zone est actuellement le quatrième principal pourvoyeur de financements en faveur des énergies fossiles et le premier en Europe.

Comment rompre avec ces financements bancaires ? À l'évidence, l'autodiscipline et le seul marché n'y suffisent pas. Une réponse de la puissance publique doit donc émerger. On touche là au problème de fond : le financement bancaire de l'exploitation des énergies fossiles reste bon marché parce qu'il n'est pas plus onéreux pour une banque d'investir dans du brun que dans du vert.

Afin de freiner les investissements dans les énergies brunes, ne pensez-vous pas que la solution pourrait se trouver, comme l'ONG Finance Watch le propose, dans la modification des pondérations de risques affectées aux différentes activités des banques, qui continuent massivement à investir dans les énergies brunes ?

Mme Sylvie Vermeillet. - Monsieur le ministre, comment, dans le cadre de cette présidence française, aborderez-vous la question de l'énergie ? Vous avez évoqué l'hydrogène, le nucléaire, l'éolien. Quels seraient, à l'échelle européenne, les points de convergence et de complémentarité ?

Un autre sujet me paraît très important, celui de la gestion de l'eau. Le réchauffement climatique entraîne beaucoup d'inondations et de sécheresses. Les initiatives en termes de collecte de drainage ou de stockage sont laissées aux collectivités. Pourquoi n'existe-t-il pas de plan national ou de plan européen en matière de gestion de l'eau, ce qui me semble tout aussi important que l'énergie ou notre bien-être durable ?

M. Claude Nougein. - Monsieur le ministre, des inquiétudes ont été exprimées devant notre commission quant aux exigences prudentielles de la directive Solvabilité II qui limiterait les perspectives d'investissement des assureurs. La récente proposition de la Commission européenne devrait permettre, d'après l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), de faire gagner 16 milliards d'euros de fonds propres aux assureurs européens. Quel est le calendrier de révision de cette directive ? Dans quelle mesure la France, qui est forcément neutre du fait de sa présidence, pourra-t-elle compter sur certains États membres pour contenir la pression sur les exigences de fonds propres des assureurs ?

M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Bruno Le Maire, ministre. - Beaucoup de thèmes pouvant se recouper, je commencerai par la question de Sylvie Vermeillet relative à l'énergie. À mes yeux, il s'agit du sujet stratégique des 30 prochaines années. Au-delà des instruments, comme le pacte de stabilité et de croissance, qui occupent parfois le devant de la scène, je voudrais rappeler qu'il n'existe pas d'économie sans énergie. La clé d'une économie qui fonctionne, qui connaît la croissance, qui se décarbone et qui respecte l'objectif de zéro émission en 2050, c'est l'énergie.

Les 27 États membres ont un objectif commun, mais c'est un sujet de dispute profond. Nous sommes tous d'accord pour zéro émission, mais nous ne sommes pas d'accord sur les moyens d'y parvenir, pour des raisons très profondes et très culturelles.

Chacun connaît les réticences très profondes de l'Allemagne à l'égard de l'énergie nucléaire. J'ai eu l'occasion d'expliquer à mon homologue ministre de l'économie, Robert Habeck, que je comprenais parfaitement les réserves de l'Allemagne à l'égard de l'énergie nucléaire, mais que l'Allemagne devait aussi comprendre que la production d'énergie nucléaire était constitutive de l'indépendance de la France et donc de notre culture nationale, chacun devant par conséquent respecter l'identité de son voisin.

Ne nous le cachons pas : c'est un sujet de dispute entre pays européens, et un sujet parfois sérieux. Je préfère donc que nous assumions nos différences et que nous insistions sur notre objectif commun qu'est le zéro émission carbone.

Le deuxième sujet de dispute, c'est la réforme du marché européen de l'énergie. Je répète avec fermeté que nous ne pouvons accepter de payer l'électricité décarbonée au prix des énergies fossiles. Or c'est ainsi que fonctionne aujourd'hui le marché européen de l'énergie : vous payez le prix de l'énergie nucléaire au prix du dernier kilowattheure de gaz produit dans une centrale ouverte dans l'Est de l'Europe ! Il est pour moi compliqué d'aller dire aux Français que nous allons investir dans le nucléaire pour avoir de l'électricité décarbonée mais, dans le même temps, qu'ils vont non seulement payer pour les réacteurs, mais aussi pour le dernier kilowattheure produit par une centrale à gaz.

Il en va de même pour les Espagnols, pour qui il est compliqué de comprendre qu'ils investissent massivement dans les énergies renouvelables, mais devront quand même aligner le prix moyen de production sur le prix marginal de la production de gaz.

Tout ceci m'amène à continuer à me battre pour une réforme en profondeur du marché européen de l'énergie.

Enfin, je pense que nous réussirons ce combat en matière d'énergie si nous sommes capables d'avancer vers des solutions innovantes. Je pense en particulier à l'hydrogène qui, pour le coup, est un objet sur lequel nous pouvons coopérer en bonne intelligence, notamment avec nos partenaires allemands.

Je rappelle que la stratégie française est fondée sur la sobriété, car il faut être lucide : nous ne réussirons pas la décarbonation de nos économies et de nos nations si nous ne faisons pas preuve de plus de sobriété dans la consommation. La stratégie française est également fondée sur le développement des énergies renouvelables, en accélérant les procédures d'ouverture des productions, et sur le pilier nucléaire, dont le Président de la République a rappelé le caractère essentiel il y a quelques jours, à Belfort.

Toujours en lien avec ce sujet, la première question qui m'a été posée par Jean-François Husson et un certain nombre d'entre vous est une question majeure qui concerne directement tous nos compatriotes, celle liée au prix du gaz.

Je ne lis pas dans le marc de café, et je ne suis pas capable de vous dire quel sera le prix du gaz dans quelques semaines. Ma responsabilité est de protéger les Français contre toute augmentation des prix du gaz.

Nous avons pris la responsabilité du gel des prix du gaz et nous tiendrons notre engagement. Quels que soient les prix du gaz dans les semaines à venir, nous garantirons le gel des prix du gaz pour les particuliers durant l'année 2022. Nous avons provisionné 1,2 milliard d'euros dans le projet de loi de finances pour compenser les entreprises fournisseurs. Si cette somme devait être insuffisante parce que les prix du gaz augmentent dans les mois à venir, nous prendrions les dispositions nécessaires pour garantir la compensation aux entreprises fournisseurs de gaz. Je précise que ce gel des prix s'entend pour les particuliers et non pour les entreprises.

S'agissant des entreprises, nous avons pris d'autres dispositions qui touchent aussi les collectivités locales concernant le prix de l'électricité. C'est là une disposition différente, avec un plafonnement de la hausse des tarifs réglementés à 4 %. Nous avons supprimé la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) pour un coût total de 8 milliards d'euros pour l'État, et avons demandé un effort exceptionnel à EDF pour garantir que le volume d'électricité nucléaire mis à disposition permette de plafonner à 4 % la hausse des prix de l'électricité, aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises.

Je sais que cette décision a fait couler beaucoup d'encre. Si nous n'avions pas pris cette décision, les Français auraient vu leur facture augmenter de 40 % et des milliers d'entreprises, en France, n'y auraient pas survécu.

Cette décision était une décision responsable, justifiée et nécessaire pour protéger les ménages comme les entreprises.

Par ailleurs, nous avons pris les dispositions nécessaires, il y a quelques jours, pour que les locataires des habitations à loyer modéré (HLM) soient aussi bien couverts par ce plafonnement à 4 %. Je ne sais quelle sera l'évolution des prix du gaz dans les semaines à venir, mais nous appliquerons en tout état de cause le gel des prix du gaz pour les particuliers et prévoirons les mesures financières nécessaires pour compenser les entreprises fournisseurs si le coût devait excéder 1,2 milliard d'euros, chiffre prévu en projet de loi de finances.

Ceci m'amène aux finances publiques. Oui, les finances publiques, en raison de la crise que nous avons connue, sont aujourd'hui dégradées. Faut-il les rétablir ? Oui ! Sommes-nous déterminés à le faire ? Oui ! Avons-nous commencé à le faire ? Oui ! Nous avons perçu 20 milliards d'euros de recettes fiscales supplémentaires en 2021, et nous avons consacré l'intégralité de cette somme au désendettement et à la réduction des déficits.

Nous avons passé la dette de plus de 115 % à 113 % du PIB, cela a été rappelé. Nous avons réduit le déficit public, qui devait être de 8,2 %, à un peu plus de 7 % pour 2021.

Faut-il poursuivre cet effort ? Oui, absolument et nécessairement ! Pourquoi ? Cela tombe sous le sens. Quand les choses vont mieux, il faut reconstituer des réserves pour faire face à des temps difficiles qui pourraient venir à nouveau. À un moment donné, la politique se réduit à des choses simples et à des décisions de bon sens.

Quand les choses vont mieux, il faut rétablir les finances publiques pour nous permettre de faire face à quelques nouvelles crises que ce soit dans les années qui viennent. C'est ma responsabilité de ministre des finances et, tant que je le serai, je continuerai à défendre cette idée simple : quand la situation économique se rétablit, il faut rétablir les finances publiques.

Au-delà de cette raison de bon sens, il y a une raison strictement comptable : avec le retour de la croissance, une normalisation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) s'opère, et les taux ne seront plus les mêmes dans les mois et les années qui viennent que précédemment. Nous avons emprunté de l'argent à des taux négatifs au cours des 2020 et de 2021. Ces taux sont devenus légèrement positifs. Aujourd'hui, ils avoisinent 0,7 % pour les obligations à dix ans. Tout cela est naturel, cohérent avec le retour de la croissance, mais doit nous amener aussi, en responsabilité, à poursuivre le rétablissement des finances publiques.

Au-delà du principe, comment restaurons-nous les finances publiques ? Le point central - et c'est pourquoi je refuse toute austérité - réside dans le fait que nous ayons fait passer la croissance comme une priorité absolue. On voit bien que la croissance a une immense vertu : elle procure des recettes fiscales supplémentaires plus importantes que prévu et crée des emplois qui nous évitent un certain nombre de dépenses sociales. C'est donc la bonne méthode. Il faut partir de la croissance, une croissance plus forte que celle que nous avions avant la crise.

Le vrai changement de méthode est là : la croissance ne doit pas être le point d'aboutissement du rétablissement des finances publiques, mais le point de départ. Est-ce suffisant ? Non ! Là aussi, mieux vaut le dire avec simplicité. La croissance ne suffira pas. Il faut ajouter au moins deux ingrédients. Le premier, ce sont les réformes de structures. Je ne vais pas me cacher derrière mon petit doigt : j'estime qu'une réforme des retraites est urgente et nécessaire, d'abord pour garantir le financement de notre système par répartition, mais également pour rétablir nos finances publiques.

Nous avons engagé un certain nombre de réformes de structures, comme la réforme de l'assurance chômage. J'estime qu'il est indispensable - et c'est le débat qui aura lieu pendant cette présidentielle - d'engager rapidement une réforme des retraites dès le début du prochain quinquennat.

Enfin, il faut réduire la dépense publique. C'est le troisième ingrédient avec la croissance et les réformes de structure. Là aussi, je joue carte sur table : je crois de moins en moins à la brutalité en matière d'action politique : cela ne donne aucun résultat. La fermeté, la constance, la stabilité, ce n'est pas la brutalité. Personne ne taillera à la hache dans les dépenses publiques, parce que les Français demandent que ces choix politiques aient du sens.

Il faut - c'est toute la complexité de l'action publique - être capable d'investir davantage dans l'hôpital, dans l'école, dans la sécurité et, dans le même temps, de réduire la dépense publique. C'est là toute la difficulté de l'équation.

Je pense que c'est possible si l'on regarde ce qui a pu être fait en matière de prélèvement à la source. Avec les outils digitaux et technologiques, on acquiert un meilleur service, plus efficace et plus juste pour les Français. Cela entraîne moins de dépenses publiques, avec un nombre d'agents publics moins élevé.

Je rappelle que le seul ministère qui a massivement réduit ses effectifs au cours des cinq dernières années, c'est le ministère des finances : 12 000 agents en moins pour une qualité de service qui, je crois, n'est pas discutée.

Ne faut-il pas envisager le même genre de politique pour les allocations sociales ? N'y a-t-il pas, dans ce maquis, un travail à faire pour les simplifier et avoir des allocations versées de manière plus efficace, plus uniforme et plus juste ? Cela ne permettra-t-il pas d'avoir à la fois un service plus efficace et de réduire le nombre d'agents publics dans les CAF ? Je pose la question...

Avec cet exemple, je veux apporter la preuve qu'on peut réduire les dépenses publiques et améliorer la qualité du service pour les usagers.

Enfin, dans quel calendrier faut-il le faire ? C'est la troisième question. L'essentiel est de respecter le calendrier que nous fixons à nos partenaires. Nous ne prenons pas ces décisions pour faire plaisir à la Commission européenne ou à nos partenaires européens, mais parce que nous sommes tous membres d'une même zone monétaire. Notre intérêt est que celle-ci soit puissante et solide. Il faut donc définir un calendrier et le respecter. C'est ce qui fera la crédibilité de la signature de la France. Nous avons dit que nous reviendrions sous les 3 % de déficit public au plus tard en 2027. Nous reviendrons donc sous les 3 % de déficit public au plus tard en 2027 !

S'agissant des questions touchant la fiscalité digitale et minimale, quelle est la difficulté, et quels sont nos objectifs ?

La taxation des géants du numérique doit se traduire par un accord international à l'OCDE. Pour ce qui est de la taxation minimale, celle-ci se traduit par une directive. Ce sont deux objets juridiques radicalement différents, l'un totalement à notre main, l'autre qui ne l'est pas.

S'agissant de la taxation digitale et du pilier I, qui m'a valu quatre ans de combats intenses, notre objectif est d'avoir un accord sur la convention internationale à l'été 2022. J'ai bon espoir que nos partenaires américains, qui auront la clé sur ce sujet, parviennent à un accord au Sénat américain pour faire adopter cette référence internationale.

Sur le pilier II, quelles sont les difficultés ? Trois États ont manifesté leur réticence : l'Estonie pour des raisons techniques, la Pologne et la Hongrie pour d'autres raisons. Je suis en discussion avec ces trois États, qui ont soulevé un certain nombre de difficultés. J'espère les convaincre de se rallier à l'unanimité, indispensable à l'adoption de la directive portant taxation minimale à 15 % sur les entreprises avec un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros avant la fin de la présidence française de l'Union européenne.

Avec ces deux objectifs de calendrier, je souhaite que nous puissions avoir un nouveau modèle de taxation internationale qui soit mis en place en janvier 2023. Je répète ma détermination à obtenir que cette nouvelle taxation internationale soit mise en place au début 2023. C'est une question d'efficacité et de justice. Cela a été dit à plusieurs reprises : on ne peut accepter que certains États, certaines multinationales ou certains géants du numérique échappent à l'impôt.

S'agissant du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, la recette qui m'a été demandée est évaluée à un peu plus de 9 milliards d'euros.

Jean-François Rapin m'a également interrogé sur la question des PME et la publication d'informations non financières.

L'enfer est pavé de bonnes intentions : c'est très bien de demander des reportings de plus en plus complexes aux entreprises, mais arrive un moment où, pour les PME, cela devient très compliqué. Je suis un apôtre de la simplification : je souhaite donc que ces fameux reportings demandés par l'Union européenne aillent vers plus de simplification et n'alourdissent pas ce qui est demandé aux PME. Je pense que ce serait une grave erreur.

Une question m'a été posée sur les règles de la commande publique. Je suis évidemment favorable à ce que nous étudiions cette modification des règles de la commande publique. Soyons honnêtes : il sera difficile d'obtenir le soutien de nos partenaires européens, mais je considère que c'est une voie que nous devons explorer. Après tout, nous sommes arrivés à renverser la table à propos de la taxation des géants du digital, de l'aide publique aux industries naissantes et aux nouvelles technologies : je ne vois pas pourquoi nous ne livrerions pas cette bataille concernant la commande publique, qui me paraît une bataille juste.

Je précise d'ailleurs que, pour un certain nombre de commandes publiques, comme pour les trains, les appels d'offres peuvent déjà favoriser les entreprises qui ont une composante européenne plus importante. Je ne vois donc pas pourquoi on n'élargirait pas cette possibilité à d'autres commandes publiques.

Antoine Lefèvre, j'ai parlé encore récemment à Janet Yellen des Américains accidentels et je continuerai à lui en parler. Je comprends les difficultés auxquelles sont confrontés les citoyens qui se sont retrouvés américains indépendamment de leur volonté, alors qu'ils n'entretiennent aucun lien réel avec ce pays. Nous continuerons à livrer cette bataille.

Christine Lavarde, le Chips Act, est un enjeu décisif. La somme totale prévue s'élève à 43 milliards d'euros d'investissements publics et d'investissements privés, dont 11 milliards d'euros d'argent public. Quel est l'enjeu ? Il s'agit tout simplement du bon fonctionnement de notre industrie et de notre indépendance. La crise a montré que nous étions dépendants des États-Unis et des États asiatiques pour ce qui concerne un certain nombre d'éléments critiques et que cela pouvait poser des difficultés majeures en période de crise.

Très concrètement, nous nous retrouvons avec des usines à l'arrêt et des ouvriers au chômage technique parce que l'usine de Sochaux ne reçoit pas les semi-conducteurs dont elle a besoin pour produire ses Peugeot 5008. C'est totalement inacceptable, et chacun voit bien que l'une des conséquences de cette crise sera une régionalisation de la mondialisation. Cette régionalisation est inéluctable. Elle est voulue par la Chine et par les États-Unis : il faut que l'Union européenne accélère dans son indépendance et dans sa souveraineté. C'est au coeur des ambitions françaises de la présidence française de l'Union européenne. Il faut que la région européenne soit plus indépendante vis-à-vis d'un certain nombre de métaux critiques ou d'approvisionnements critiques pour ses chaînes de valeur. Les semi-conducteurs sont, parmi tous les composants critiques, peut-être les plus critiques.

Nous avons des capacités plus importantes qu'on ne le dit, grâce à une entreprise néerlandaise qui est probablement une des meilleures au monde en termes de finesse de gravure ; et des capacités de production importantes en Allemagne, à Dresde et, en France, des capacités de classe mondiale, à Crolles, à côté de Grenoble, avec l'entreprise franco-italienne ST Micro.

Il faut maintenant avancer dans deux directions, et tout d'abord, en augmentant les volumes. Il faut plus de capacités de semi-conducteurs, avec des tailles de gravures entre 19 et 38 nanomètres, afin d'équiper les voitures, les trains, les avions, les instruments électroniques.

Il faut aussi avancer dans la recherche, qui doit nous permettre d'arriver à des finesses de gravure beaucoup plus réduites de 2 à 5 nanomètres pour les objets connectés en mouvement.

L'Europe doit donc livrer ce double combat : davantage de semi-conducteurs, avec des finesses de gravure bien plus réduites, pour redevenir un des producteurs significatifs de semi-conducteurs dans le monde.

C'était le cas il y a trente ans. Si nous avons perdu la main pour devenir un acteur insignifiant ou peu significatif des semi-conducteurs, c'est simplement parce que nous avons renoncé à investir, à faire de la recherche, à innover. Nous avons perdu du terrain, laissé la voie à d'autres - TCMC à Taïwan, Samsung en Corée du Sud, Intel aux États-Unis. Il faut tout simplement reprendre la main. C'est ce que nous sommes en train d'essayer de faire.

S'agissant des intérêts français, nous nous battons aussi pour obtenir une augmentation des capacités de production de semi-conducteurs en France. Nous sommes en cours de négociation, et j'espère pouvoir avoir des résultats sous quelques jours ou quelques semaines.

Vincent Segouin, nous avons le taux de chômage des jeunes le plus faible depuis 1986. Je pense que c'est un élément positif.

Quant à la balance commerciale, je n'ai jamais caché qu'il s'agissait du point noir de l'économie française et qu'il faut retrouver une balance excédentaire sous dix ans. C'était le cas en 2000. C'est fou comme les choses vont vite dans la descente et combien on manque d'ambition en matière de relance et de rétablissement des excédents. J'ai plus d'ambition pour le rétablissement des excédents, que de résignation pour la dégradation de notre balance commerciale. En vingt ans, elle est devenue négative, lourdement déficitaire. Il faut qu'elle redevienne positive sous dix ans.

Cela passe d'abord par l'indépendance énergétique, car une grande partie des déséquilibres commerciaux de la France viennent de la facture énergétique. Davantage d'indépendance énergétique, c'est moins de déficit commercial.

La deuxième réponse passe tout simplement par la reconquête industrielle. C'est par l'industrie qu'on rétablira la balance commerciale. Le déficit de la balance commerciale est la signature de notre renoncement en matière industrielle. C'est bien pour cela qu'il faut la rétablir. C'est un des éléments de la reconquête industrielle pour laquelle nous nous battons, domaines dans lequel nous commençons à avoir des résultats. Il faut poursuivre dans cette voie.

Enfin, la question de Thierry Cozic portait sur les financements des énergies. Je pense que la meilleure façon d'éviter les financements des énergies fossiles, c'est en faisant en sorte que l'État donne l'exemple. Nous avons arrêté les financements à l'exportation pour un certain nombre d'énergies fossiles, et nous sommes prêts à accélérer le calendrier dans cette direction. La taxonomie garantit que les financements privés iront bien vers les énergies vertes et non vers les énergies fossiles.

M. Claude Raynal, président. - Merci, monsieur le ministre, d'être venu, une dernière fois avant que les travaux en séance plénière soient suspendus, devant la commission des finances pour cette audition qui était ouverte également aux membres de la commission des affaires européennes.

La réunion est close à 17 h 55.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 23 février 2022

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Contrôle budgétaire - Instituts hospitalo-universitaires et financement de la recherche biomédicale en France - Communication

M. Claude Raynal, président. - Les rapporteurs spéciaux Jean-François Rapin et Thierry Meignen, respectivement responsables du suivi des missions « Recherche et enseignement supérieur » et « Investissements d'avenir » - rebaptisée « Investir pour la France de 2030 » - ont conduit une mission de contrôle sur les Instituts hospitalo-universitaires et le financement de la recherche biomédicale en France.

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Le contrôle budgétaire dont nous vous présentons aujourd'hui les conclusions est né d'un double constat : d'une part, la crise sanitaire a révélé des failles béantes dans l'organisation de notre recherche en santé ; d'autre part, les Instituts hospitalo-universitaires (IHU) semblent avoir réussi au cours des dix dernières années à remédier à certains de ces défauts, quoiqu'à petite échelle.

L'objet de notre contrôle était ainsi de répondre à la question suivante : les IHU, qui constituent un mode dérogatoire d'organisation et de financement de la recherche biomédicale, ont-ils vocation à être pérennisés et généralisés ?

Nous nous sommes attachés, dans un premier temps, à dresser un état des lieux de l'organisation de la recherche en santé, afin de bien situer les IHU dans ce paysage. Les conclusions que nous tirons de cette étude se révèlent malheureusement peu reluisantes : la recherche française dans le secteur biomédical semble cumuler tous les maux, avec un pilotage déficient, des financements fractionnés et un budget global très insuffisant.

En premier lieu, le pilotage de la recherche biomédicale se caractérise par une double tutelle ministérielle : le ministère de la recherche est chargé de la recherche fondamentale, tandis que la recherche clinique relève du ministère de la santé. Il en découle un clivage très marqué entre la recherche académique et la recherche appliquée, avec pour conséquence un déficit de financement pour la recherche translationnelle, c'est-à-dire la recherche qui permet de préparer le 1er essai clinique sur l'homme. Cette segmentation nuit par ailleurs à la capacité des pouvoirs publics de disposer d'une vision globale des efforts de recherche en santé.

À ce pilotage défaillant s'ajoute un déficit de coordination entre les multiples acteurs impliqués dans la recherche biomédicale. Pour ne prendre qu'un exemple, mais des plus parlants, les différents guichets de financement sur projets fonctionnent en silos, leurs programmations respectives se révélant parfaitement étanches. Comment, dans ce contexte, mettre en oeuvre une véritable stratégie nationale dans le domaine de la recherche en santé ? Nous avons également pu constater que la collaboration entre les différents établissements de recherche et les acteurs industriels demeurait très perfectible.

Cette situation est d'autant plus préoccupante qu'elle se double d'un budget global très insuffisant alloué à la recherche publique dans ce secteur. Le bilan chiffré de la dernière décennie est sans appel : notre recherche biomédicale a fait l'objet d'un sous-investissement incontestable. J'en veux pour preuve le fait qu'entre 2015 et 2018, la dépense publique de recherche en santé a diminué de 15,7 % en France, tandis qu'elle augmentait de manière significative chez la plupart de nos partenaires européens.

Le décrochage de notre pays s'explique également par le caractère extrêmement morcelé du soutien public à la recherche en santé, avec la coexistence d'une multitude de canaux et d'agences de financement : Agence nationale de la recherche, Institut national du Cancer, Agence nationale de recherche sur le sida, les hépatites virales et les maladies infectieuses émergentes, sans oublier les différents appels à projets financés directement par le ministère de la santé... L'environnement dans lequel nos chercheurs doivent naviguer pour obtenir des financements est d'une complexité inouïe, que l'absence de règles harmonisées en matière d'appels à projets vient aggraver.

Dans ce contexte, il a été décidé en 2010 de créer un nouveau mode d'organisation et de financement de la recherche biomédicale, sous la forme d'instituts hospitalo-universitaires. Nés des travaux de la Commission sur l'avenir des CHU, les IHU avaient vocation à réunir au sein d'une structure autonome, sur un lieu unique et autour d'une seule thématique, les acteurs des activités de soin, de recherche, de valorisation et d'enseignement, afin de développer des actions synergiques.

En pratique, en 2011, un premier appel à projets dans le cadre du PIA 1 a permis de faire émerger six IHU, auxquels ont été attribués 350 millions d'euros pour une période de huit ans. En 2017, dans le cadre du PIA 3, un second appel à projets a abouti à la sélection d'un 7ème IHU, doté de 50 millions d'euros sur dix ans. J'attire votre attention sur le fait que les IHU ne sont pas soudainement sortis de terre : les PIA ont octroyé le label IHU à des structures ou des projets dont certains étaient déjà très avancés, et qui réunissaient les caractéristiques requises.

La création des IHU poursuivait trois finalités : combler le manque de financement de la recherche translationnelle, renforcer la coordination entre les acteurs académiques et économiques et concentrer des moyens publics conséquents sur des thématiques de recherche prioritaires, dans lesquelles notre pays fait preuve d'excellence.

Nos travaux ont montré que les IHU ont pleinement rempli ces différents objectifs.

Ce modèle original a fait la preuve de son efficacité au cours des dix dernières années, en rapprochant les structures de recherche et de soin, les acteurs privés et les acteurs publics, de manière à favoriser le développement de la recherche translationnelle. Il s'agit là du sentiment partagé par la plupart des organismes et tutelles que nous avons auditionnés, mais aussi du bilan objectif dressé par le jury international du PIA dans sa dernière évaluation en 2019.

Nous avons également acquis la conviction, au cours des auditions et déplacements réalisés, que la dotation publique allouée aux IHU a constitué un accélérateur vertueux, permettant de renforcer l'attractivité de ces structures tout en mobilisant plus efficacement diverses sources de financement, qu'il s'agisse de recettes issues des contrats industriels ou d'activités de valorisation, de levées de fonds caritatives, ou encore d'appels à projets régionaux, nationaux ou internationaux.

Nous sommes donc parvenus à la conclusion que la création des IHU a permis de répondre efficacement à des carences bien identifiées s'agissant de l'organisation et du financement de la recherche biomédicale. Dans ce contexte, nous avons centré notre réflexion sur l'avenir de ces structures ; en effet, les financements du PIA à destination des six premiers IHU ont vocation à s'éteindre en 2024. Par ailleurs, étant donné le succès de ce modèle, se pose la question de le répliquer à plus grande échelle. À cet égard, je voudrais souligner que quand nous nous sommes emparés de la question des IHU, nous avions l'intuition qu'il s'agissait d'un sujet d'avenir ; ces derniers mois nous ont donné raison, puisque le Gouvernement a fait part en juillet dernier de sa volonté de créer six nouveaux IHU.

M. Thierry Meignen, rapporteur spécial. - Nos préconisations prennent ainsi la forme de deux grandes orientations complémentaires. Premièrement, les IHU demeurent des structures jeunes et fragiles, qui doivent être confortées. Deuxièmement, il nous paraît nécessaire de tirer les leçons des dernières années pour réunir les conditions de réussite des six futurs IHU.

En premier lieu, nos travaux ont mis en exergue certaines des fragilités des IHU ; il nous semble indispensable d'y remédier, afin de maximiser l'impact de ces structures sur la recherche et le soin, tout en garantissant leur pérennité.

Ainsi, le modèle économique des IHU n'est pas encore abouti. Celui-ci reposait initialement sur l'hypothèse qu'avec un financement de base non pérenne, les IHU pourraient générer des recettes substantielles par le biais de leurs activités de valorisation, leur permettant à terme de s'autofinancer. Néanmoins, ce postulat se révèle assez éloigné de la réalité : les revenus générés par les contrats industriels demeurent irréguliers, le potentiel d'incubation des IHU est par définition limité, et les activités de prise de brevets sont rarement très lucratives. Dans ce contexte, nous estimons que l'État doit continuer à soutenir les IHU, même si ces derniers ont vocation à ne plus recourir aux financements du PIA à compter de 2024. Ce soutien pourrait prendre la forme d'une dotation socle, renouvelable à intervalles réguliers, à l'issue d'une évaluation indépendante de ces structures.

Il nous semble également que la stabilisation du modèle économique des IHU passe nécessairement par une clarification des modalités de partage des recettes issues de la valorisation ; à cet égard, nous sommes favorables à la désignation au sein de chaque IHU d'un mandataire unique pour les opérations de valorisation. Il nous a été indiqué que certaines structures peinaient à avancer sur ce sujet ; il pourrait donc être opportun de conditionner l'octroi de la dotation socle à compter de 2024 à la désignation d'un tel mandataire unique.

Plus généralement, les attendus des IHU en termes de valorisation gagneraient à être clarifiés et formalisés, à l'aune de l'expérience accumulée au cours des dernières années.

Nous avons également identifié certains problèmes de gouvernance, qui nuisent à l'efficacité des actions entreprises. Les IHU ont ainsi été portés par des personnalités scientifiques charismatiques, et restent très étroitement identifiés à leur fondateur ; pour garantir la pérennité des IHU, il nous paraît indispensable de mettre en place, dans chaque structure, une procédure normalisée de renouvellement des dirigeants.

En parallèle, nous avons pu constater que les relations entre les IHU et leurs membres fondateurs demeurent dans certains cas sources de tension. Pour apaiser ces dernières, le caractère collégial de la gouvernance pourrait être renforcé, afin d'associer plus étroitement les membres fondateurs aux décisions relatives à la stratégie scientifique et aux choix d'investissement des IHU.

Enfin, il nous est apparu que la collaboration entre les IHU et les CHU demeure souvent malaisée, ce qui entrave le développement d'actions synergiques. Pour le dire clairement : l'activité des IHU n'a pas toujours eu l'effet escompté en termes d'amélioration de la prise en charge des patients. Afin de favoriser une diffusion des innovations jusqu'au lit des patients, l'implication du ministère de la santé dans le pilotage des IHU pourrait être accrue.

J'en viens à notre deuxième grande orientation, relative aux six futurs IHU. Si nous sommes favorables à l'extension de ce modèle, il nous semble primordial de tirer les leçons des deux premières vagues d'appels à projets, afin de créer les conditions de réussite des futurs IHU.

Tout d'abord, nous estimons que le succès des IHU tient en grande partie à l'autonomie que leur confère leur statut de fondation de coopération scientifique ; ce statut constitue un gage de flexibilité, de réactivité et de proximité pour les entreprises. Dans ce contexte, et à rebours des choix qui ont été réalisés lors du lancement de la 2ème vague de l'appel à projets, nous sommes convaincus qu'il faut à nouveau autoriser la création de structures juridiques dotées de la personnalité morale pour porter les IHU.

En parallèle, l'expérience a montré que les projets qui ont le mieux réussi s'appuyaient sur des centres déjà bien établis, à la tête de réseaux structurés. Ce critère de sélection doit être renforcé lors du prochain appel à projets, pour garantir un rayonnement large des IHU.

Il nous paraît également souhaitable que les IHU déjà labellisés soient directement associés aux réflexions préalables au lancement du nouvel appel à projets, afin de pouvoir bénéficier de leur retour d'expérience.

Enfin, nous avons pu constater que l'implication des régions a souvent constitué un élément déterminant dans la réussite des IHU. Ce facteur de succès gagnerait à être davantage pris en compte à l'avenir.

Pour conclure, je voudrais rappeler que les IHU n'ont pas vocation à devenir le modèle prédominant d'organisation de la recherche biomédicale en France ; ces structures doivent être appréhendées comme des outils complémentaires de l'écosystème existant, dont nous devons préserver la diversité et le caractère compétitif.

Soyons réalistes : la qualité des travaux réalisés par les IHU dépend in fine étroitement de la politique scientifique menée par leurs partenaires publiques. Par conséquent, il est primordial de donner aux établissements nationaux des moyens à la hauteur des enjeux en matière de santé. Dans l'immédiat, la priorité doit être donnée à une simplification de la tuyauterie financière, afin de faciliter l'accès des chercheurs aux financements disponibles. À cet égard, la mise en place de règles harmonisées entre les différents guichets d'appels à projets constituerait une première avancée notable.

Mme Laure Darcos, rapporteure pour avis. - Je vous remercie de m'avoir invitée. Le sujet des IHU a été abordé lors de l'examen de la loi de programmation de la recherche et avait à l'époque fait couler beaucoup d'encre.

Mme Sylvie Vermeillet. - Ma première question porte sur les sept IHU existants : pourquoi n'existe-t-il pas d'IHU dédié aux cancers ? Par ailleurs, je m'interroge sur le manque de collaboration entre les IHU et les CHU évoqué par les rapporteurs : pourriez-vous nous en dire davantage ? Enfin, vous avez évoqué l'implication des régions qui semble être un facteur de succès. Pour quelles raisons ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Je m'interroge sur la recommandation n°4 qui vise à mettre en place, au sein de chaque IHU, une procédure normalisée de renouvellement des dirigeants. Est-ce le fruit des circonstances du moment qui vous amène à vous interroger sur ce sujet ? Existe-t-il une particularité dans la gouvernance des IHU ? L'exemple du professeur Raoult témoigne-t-il d'une problématique singulière des dirigeants ?

M. Claude Raynal, président. - Je vous rappelle que les lignes directrices en matière de contrôle adoptées récemment par la Conférence des présidents nous invitent à nous prononcer sur les recommandations formulées par les rapporteurs spéciaux, en sus de l'autorisation de la publication de leur rapport d'information. Aujourd'hui, les rapporteurs spéciaux nous présentent treize recommandations. Nous pourrons revenir sur celles qui sont les plus emblématiques.

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Il existe déjà un organisme chargé de coordonner la recherche scientifique et la lutte contre le cancer ; il s'agit de l'Institut national du cancer (INCa). L'existence d'une telle structure de coordination, à l'échelle nationale, justifie l'absence d'IHU dans ce domaine.

S'agissant de la procédure de renouvellement des dirigeants, il s'agit d'une recommandation formulée de longue date afin de permettre une amélioration de la gouvernance des IHU. Cette proposition n'a donc pas de lien avec l'IHU de Marseille ; il s'agit d'une proposition d'amélioration régulièrement avancée, mais que nous continuons à porter, parce que des marges de progression existent encore.

M. Thierry Meignen, rapporteur spécial. - Pour répondre à la question de Sylvie Vermeillet, le déficit de collaboration entre les IHU et les CHU résulte notamment d'une faible implication du ministère de la santé dans le pilotage des IHU. Lors des auditions, il nous a ainsi été indiqué que la coopération opérationnelle entre ces structures était malaisée et était peu propice au déploiement de synergies. Dès 2017, le Comité de visite du jury international des IHU soulignait que « les défis budgétaires qu'ont à relever les CHU pèsent sur les relations qu'ils entretiennent avec les IHU. Une partie du problème tient à ce qu'il existe des canaux de financements publics différents pour la recherche hospitalière et les soins cliniques, ce qui conduit à des ambiguïtés et à des tensions, sinon à des jalousies parfois ».

C'est ainsi que pour quatre IHU, les activités de soins restent du seul ressort des CHU et ne rentrent pas dans le périmètre des IHU. A contrario, les IHU directement impliqués dans la prise en charge des soins, ne sont pas toujours perçus de manière positive par les CHU, tels que ceux de Strasbourg ou Marseille, pour lesquels cette organisation génère une démutualisation des équipements. Les activités de IHU n'ont pas toujours permis de rapprocher autant que souhaité les enjeux de recherche et de santé.

M. Claude Raynal, président. - Messieurs les rapporteurs, pourriez-vous nous indiquer quelles sont, selon vous, vos recommandations les plus importantes ?

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Le rapport présente les recommandations globalement dans l'ordre de priorité. La première d'entre elles est la continuité du financement des IHU, en maintenant une dotation socle. Initialement, il était prévu que les IHU puissent s'autofinancer par la valorisation de leurs travaux et le dépôt de brevets. Néanmoins, le soutien financier à la recherche se révèle essentiel pour maintenir un niveau d'activité compétitif. Il revêt également une portée symbolique : nous devons encourager les structures qui font preuve d'excellence et soutenir leurs efforts en ce sens. Notre dernier déplacement s'est fait au sein d'un IHU réussissant à mobiliser des fonds privés importants, par le biais des contrats avec les industriels et du mécénat. Néanmoins, il nous a été indiqué que le financement public demeurait indispensable pour équilibrer le budget global.

Notre deuxième recommandation porte sur la désignation d'un mandataire unique. Il nous paraît important de mettre en place un tel mandataire unique, afin que les acteurs privés soient en mesure d'identifier rapidement le bon interlocuteur.

M. Thierry Meignen, rapporteur spécial. - La troisième porte sur la clarification des attendus en termes de valorisation. Nous estimons qu'il faut désormais élaborer des lignes directrices applicables à l'ensemble des IHU.

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Nous souhaitons également insister sur la recommandation n°8 : nous pensons que la fondation de coopération scientifique constitue une structure adéquate pour porter les projets IHU. Les auditions nous ont confortés dans cette vision : la création d'une structure juridique autonome dotée de la personnalité morale permet de gagner en visibilité et d'encourager l'apport de financements privés.

Enfin, les régions jouent un rôle important dans le financement des IHU. La recherche biomédicale requiert des équipements onéreux tels que les imageries par résonance magnétique (IRM). Il faudrait réfléchir à des modalités normalisées d'association des régions au pilotage et au financement des IHU.

M. Claude Raynal, président. - Merci, messieurs les rapporteurs spéciaux. Je souhaiterais simplement revenir sur un point de votre propos : c'est la notion de « soutien symbolique de l'État »...

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - En effet, ce soutien n'est pas symbolique, puisqu'il s'agit de 50 millions d'euros par IHU ! C'est le symbole du soutien de l'État qui est essentiel.

M. Claude Raynal, président. - Je suis tout à fait d'accord, et pour avoir été longtemps chargé de valorisation entre l'université et le monde industriel, je ne connais pas en France de financements extérieurs qui seraient de nature à couvrir l'ensemble des frais d'une structure de recherche. Aux États-Unis par exemple, il existe des fondations financées par des milliardaires, mais c'est un modèle qui n'existe pas en France. En réalité, ceux qui financent ce type de travaux sont souvent ceux qui espèrent pouvoir en tirer, à un moment donné, un avantage, comme les laboratoires pharmaceutiques. Ce n'est pas du tout dans l'esprit des fondations que l'on peut connaître aux États-Unis. Il est donc important pour la recherche que demeure cette possibilité de soutien de l'État, ne fût-ce que pour que les instituts eux-mêmes aient une certaine liberté d'orientation de leurs recherches et ne soient pas dans un système totalement guidé.

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Le modèle financier n'est pas si simple et on a créé au sein des CHU - puisque les CHU avaient l'ambition de pouvoir organiser la recherche sur le territoire - un corps étranger qui a toute vocation à perdurer, à vivre à côté des CHU ou dans les CHU, mais qui nécessite un soutien financier de l'État.

Mme Laure Darcos, rapporteure pour avis. - Votre rapport est vraiment passionnant. Dans le cadre de mes activités en tant que rapporteure pour avis du budget de la recherche au sein de la commission de la culture, j'ai été très vite alertée par l'Inserm et par l'INCa, qui manquaient de financement sur certains programmes, ne serait-ce que pour créer des cohortes de malades sur des vaccins à venir. En effet, seul le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation finançait la recherche fondamentale. En 2019, j'ai donc rencontré des conseillers santé de l'Elysée et de Matignon qui m'ont indiqué qu'un fléchage spécial du ministère de la santé sur la recherche fondamentale n'était pas à l'ordre du jour.

Je crois avoir compris qu'il existait à l'époque des tensions entre l'Inserm et les IHU ; savez-vous si la situation s'est arrangée depuis ? Avez-vous entendu l'Inserm et l'INCa à ce sujet ?

M. Pascal Savoldelli. - Votre recommandation n° 2 porte sur la désignation obligatoire d'un mandataire unique pour la valorisation. Quelle est la situation actuelle pour les IHU ? Ce mandataire unique n'existe-t-il pas déjà ?

Par ailleurs, et même si je ne veux pas faire de sémantique, la recommandation n° 6 mentionne « une politique d'emploi plus soutenable ». Le manque de précision du mot « soutenable » soulève beaucoup d'interprétations. Cela m'amène à émettre une réserve sur cette formulation.

Enfin, je partage l'avis du Président Raynal sur les fondations. Je préside moi-même une fondation intervenant en matière d'aménagement, en coopération avec deux pays, le Mali et les Comores. C'est une structure adaptée dans ce cas, mais pas dans toutes les situations.

Enfin, lorsque je lis dans la recommandation n° 5 qu'il faudrait associer davantage les membres fondateurs aux décisions de recrutement, je suis réservé et aimerais connaître les limites de cette association.

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Il n'y a rien d'étonnant à ce que des tensions ponctuelles surgissent entre l'Inserm et les IHU : le premier constitue un acteur historique, tandis que les seconds sont plus récents et fonctionnent de manière autonome. De plus, les IHU ont bénéficié de financements importants, de l'ordre de 350 millions d'euros sur huit ans ; l'Inserm pourrait souhaiter que ces fonds lui soient directement versés. Néanmoins, la collaboration sur le terrain est tout à fait satisfaisante, et l'Inserm reconnaît que les IHU ont enregistré de très bons résultats.

Le sujet de l'autonomie stratégique revient de plus en plus dans le débat public ; or cette dernière ne se joue pas qu'au niveau industriel, mais possède une dimension sanitaire. Nous devons nous donner les moyens de conserver une autonomie stratégique dans le domaine de la recherche biomédicale.

Je reviens à présent sur la question du mandataire unique : actuellement, la situation varie selon les IHU. Si certains ont désigné un mandataire unique, tel n'est pas le cas d'autres structures, où chaque contrat conclu donne lieu à une renégociation entre les différents partenaires, ce qui se traduit par un allongement des délais. Nous estimons qu'il serait bien plus efficace qu'à l'échelle de chaque IHU, il y ait un seul mandataire, un même interlocuteur qui négocierait tous les contrats avec les acteurs industriels.

Concernant la recommandation n° 6 et la « politique d'emploi plus soutenable » à mettre en oeuvre, il faut savoir qu'actuellement, les IHU étant programmés pour une période déterminée de par leur financement, ils ne s'engagent pas dans des politiques d'emploi durable, parce que leur avenir n'est pas assuré. Par « plus soutenable », nous entendons donc « durable », avec des recrutements majoritairement en contrats à durée indéterminée.

M. Pascal Savoldelli. - C'est avec sincérité que le rapporteur spécial parle de la place que prend la politique contractuelle dans les IHU, mais « soutenable » possède un autre sens. Je ne veux créer aucune polémique, car je ne connais pas bien ce modèle financier et économique, et je me méfie des effets du « soutenable ».

L'autre point qui m'interpelle, dans la recommandation n° 6, est votre préconisation d'« associer davantage les membres fondateurs aux décisions de recrutement ».

M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial. - Ce point est en effet important, car actuellement, c'est sur les membres fondateurs que repose en grande partie le « risque employeur », alors qu'ils n'ont pas leur mot à dire s'agissant des recrutements. Dans la logique du « qui paie décide », il n'est pas anormal que les membres fondateurs soient davantage associés à ces décisions.

La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.

Mesures de soutien à l'industrie aéronautique - Audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes de Mme Françoise Bouygard, conseillère maître à la Cour des comptes, et de MM. Pierre Bourlot, délégué général du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS), Marwan Lahoud, président exécutif de Ace capital partners et Pierre Moschetti, sous-directeur de la construction aéronautique à la direction générale de l'aviation civile (DGAC)

M. Claude Raynal, président. - Nous allons procéder à l'audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, réalisée à la demande de notre commission en application du 2° de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), sur le soutien public à la filière aéronautique. Ce rapport s'intitule « le soutien public à la filière aéronautique : des aides d'urgence efficaces, une transformation à accélérer ».

Si Airbus a annoncé la semaine dernière des résultats exceptionnels, qu'il domine actuellement son concurrent Boeing et qu'il prévoit une trajectoire ambitieuse de reprise des cadences de production de ses A320, nous savons que le secteur aéronautique dans son ensemble a été durement affecté par la pire crise de l'histoire aérienne et qu'il est encore convalescent. Outre cette situation conjoncturelle délicate, il est engagé dans un processus de transformation profonde dominé par le défi de la décarbonation du transport aérien. Dans un tel contexte, une étude relative aux soutiens publics apportés à la filière trouve tout son sens. Je remercie Vincent Capo-Canellas de nous l'avoir proposée.

Je salue la présence de Madame Françoise Bouygard, conseillère maître et présidente de la formation interjuridictions qui a réalisé cette enquête. Elle nous en présentera les principales conclusions.

Je souhaite également la bienvenue à Monsieur le Général Pierre Bourlot, délégué général du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS), à Monsieur Marwan Lahoud, président exécutif de la société Ace capital partners et à Monsieur Pierre Moschetti, sous-directeur de la construction aéronautique à la direction générale de l'aviation civile (DGAC).

Après la présentation de l'enquête par la Cour des comptes, notre collègue Vincent Capo-Canellas nous livrera son analyse, en tant que rapporteur spécial du budget annexe « Contrôle et exploitation aériens », et nos invités pourront ensuite réagir aux conclusions de l'enquête et à ces observations.

À l'issue de nos débats, je demanderai aux membres de la commission des finances leur accord pour publier l'enquête remise par la Cour des comptes.

Sans plus attendre, je laisse la parole à Madame Françoise Bouygard pour qu'elle nous présente les principales conclusions de l'enquête réalisée par la Cour des comptes.

Mme Françoise Bouygard, conseillère maître. - Ce rapport est composé de cinq parties. Un rapport général national et quatre cahiers territoriaux.

Je vais commencer par un rappel de la méthodologie de l'enquête et de son champ qui relève de l'industrie aéronautique dans toutes ses composantes, mais seulement de celle-ci. Aussi, dans notre enquête, nous ne traitons ni du transport aérien ni du secteur aéroportuaire, ni du spatial. Dans notre rapport nous avons retenu différentes acceptions du périmètre de l'industrie aéronautique : un périmètre dit « coeur de filière » et un autre plus large. Nous avons mobilisé des données du GIFAS mais également de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).

Les aides concernées par notre enquête sont à la fois celles qui ont été spécifiquement ciblées sur la filière aéronautique mais également les dispositifs transversaux qui ont été déployés pour l'ensemble des entreprises tous secteurs confondus.

Avec le concours de trois chambres régionales des comptes (Occitanie, Pays-de-la-Loire et Nouvelle-Aquitaine), nous avons fait un focus sur quatre régions : Île-de-France, Occitanie, Pays-de-la-Loire et Nouvelle Aquitaine. Ces quatre régions représentent 75 % des emplois du secteur. Elles sont donc très représentatives de la filière.

Nous avons procédé à une cinquantaine d'entretiens avec des entreprises.

Nos travaux se sont arrêtés au 31 décembre 2021. Je le précise car nous sommes conscients que beaucoup de choses se sont passées depuis.

Notre rapport est organisé en trois parties.

Nous avons d'abord fait un point sur la situation de la filière avant la crise. La filière était alors très dynamique. Elle représente le premier excédent commercial de l'économie française. Elle est le deuxième secteur de l'économie française en termes de recherche et développement après l'automobile. Elle a dégagé 19,4 milliards d'euros de valeur ajoutée en 2019. Elle représente 155 000 emplois dans une acception restrictive du périmètre, 263 000 emplois si l'on retient un champ élargi. L'industrie française est présente sur l'ensemble des segments de la filière. Mais je voudrais souligner que l'on se situe sur un marché à l'échelle mondiale et, par exemple, Boeing recourt à de nombreux sous-traitants français.

Les emplois du coeur de filière se concentrent sur les régions Occitanie, Île-de-France, Nouvelle-Aquitaine, Pays-de-la-Loire et Provence-Alpes-Côte d'Azur. Néanmoins il faut souligner que l'impact de l'industrie aéronautique sur ces territoires est différent. Il est beaucoup plus important pour l'Occitanie que pour l'Île-de-France dans la mesure où cette dernière peut s'appuyer sur d'autres points forts industriels.

Le secteur est très structuré autour du GIFAS. Il bénéficiait déjà d'un soutien public assez important avant la crise. Ce soutien relevait de toutes les composantes de la politique industrielle et de l'intervention publique : participation au capital des sociétés (soit par le biais de l'agence des participations de l'État soit via Bpifrance), aides à la R&D, aides au développement industriel avec les avances remboursables, soutien à l'export, commandes publiques, aides à la formation, appui aux petites et moyennes entreprises (PME), etc.

Ce secteur est un exemple de politique industrielle verticale bien intégrée. Cet aspect a je pense joué un rôle déterminant dans la période de crise.

Malgré un dynamisme global, il existait déjà des facteurs de tension avant la crise. Je vais citer les quatre principaux.

La filière demeure très fragmentée.

Son dynamisme n'était pas homogène. Les fournisseurs de Boeing rencontraient déjà des difficultés du fait des déboires de l'avionneur américain avec son 737 max. Le segment des avions de lignes monocouloirs était très dynamique mais celui des longs courriers ou le marché des hélicoptères commerciaux n'étaient pas logés à la même enseigne.

Les études de l'INSEE montraient qu'il existait déjà des difficultés de recrutement sur certains profils essentiels.

La crise s'est traduite par un effondrement du transport aérien qui a affecté le chiffre d'affaires et la production industrielle du secteur aéronautique en raison de l'arrêt des commandes d'avions mais aussi, et c'est moins connu, l'arrêt de la maintenance des aéronefs qui pèse aussi très lourdement sur l'activité du secteur.

Face à ce choc considérable, le soutien public a été massif et rapide. Différents types de dispositifs ont été mis en oeuvre.

Premièrement, des dispositifs de soutien à la trésorerie. Parmi eux, des dispositifs transversaux tels que les prêts garantis par l'État (PGE), les avances remboursables et les prêts à taux bonifiés, les reports de charges fiscales et sociales. Deux dispositifs de soutien à la trésorerie ont été spécifiquement dédiés au secteur. Il s'agit du PGE aéronautique, dit « PGE aéro », et de l'accélération du paiement des factures par la direction générale de l'armement (DGA).

Deuxièmement, des aides au maintien de l'emploi et de l'activité. Des dispositifs de droit commun comme l'activité partielle et l'activité partielle de longue durée (APLD), le fonds de solidarité, le fonds national de l'emploi et des dispositifs de soutien au recrutement des jeunes en alternance, en apprentissage et en contrats de professionnalisation.

Troisièmement, un appui aux débouchés avec un soutien à l'export renforcé, des commandes publiques anticipées, notamment dans le domaine militaire.

Quatrièmement, des dispositifs qui visent à transformer et consolider le secteur. Il est intéressant de constater qu'alors même que l'on se situe dans la réponse à l'urgence de la crise on est déjà dans la perspective de consolider et de transformer la filière à moyen-long terme. Parmi ces dispositifs on peut citer la création du fonds Ace aéro partenaires, d'un fond de modernisation ainsi qu'une majoration des aides à la R&D.

Au total, le plan de soutien au secteur aéronautique prévoyait de consacrer plus de 8 milliards d'euros à la filière. À la fin de l'année 2021, 7,2 milliards d'euros ont été engagés. Ce plan se compose d'aides directes pour environ 2 milliards d'euros, le reste étant constitué de garanties.

Les collectivités territoriales ont aussi agi. Dans trois des quatre régions que nous avons étudiées, les présidents des conseils régionaux nous ont indiqué qu'ils avaient souhaité agir dans le cadre de dispositifs transversaux ouverts à l'ensemble des entreprises de leur territoire. Ils n'ont pas souhaité mettre en place des dispositifs ciblés sur l'industrie aéronautique.

Nous nous sommes efforcés de chiffrer l'effort régional que nous estimons à environ 110 millions d'euros d'aides directes.

Dans l'ensemble, ces mesures d'urgence ont permis de stabiliser le tissu industriel et de limiter les conséquences sur l'emploi, même si les travaux du GIFAS montrent que le niveau des nouvelles embauches a été considérablement réduit en 2020 et en 2021. Ce sont d'abord les emplois précaires qui ont été supprimés. Il apparaît néanmoins que la baisse de l'emploi est sans commune mesure avec celle du chiffre d'affaires, ce qui montre que les mesures se sont bien révélées efficaces.

Certaines inquiétudes persistent s'agissant de la période de sortie de crise. La reprise d'activité semble graduelle et différenciée selon les segments. Les contraintes financières et commerciales vont s'accroître et d'abord pour les entreprises de petite taille, d'abord car elles vont se retrouver confrontées au remboursement de leurs PGE mais également car les tensions sur la compétitivité vont devenir plus fortes. On craint que les sous-traitants ne puissent absorber la hausse des cadences de production demandée par les donneurs d'ordre. Par ailleurs, les difficultés de recrutement demeurent. Tout cela plaide pour un accompagnement de la sortie des dispositifs d'urgence et de relance.

Des défis structurels qui préexistaient à la crise l'ont en quelque sorte enjambée et ils se présentent plus que jamais au secteur.

Le premier d'entre eux est le défi de la compétitivité. Assez vite, le duopole Airbus-Boeing devrait prendre fin et de nouveaux concurrents devraient émerger. Ils seront notamment chinois et portés non seulement par un soutien étatique fort mais également par la profondeur d'un vaste marché intérieur qui constitue un atout absolument considérable.

La filière doit moderniser ses modes de production et d'organisation pour s'engager dans ce que l'on appelle « l'usine du futur ». Le secteur a déjà enclenché cette dynamique qui a pu être amplifiée par le fonds de modernisation. Mais ce dernier est aujourd'hui pratiquement totalement engagé. Il s'agit donc de réfléchir aux outils qui pourraient lui succéder.

Sur le volet de la consolidation, là aussi un fonds spécifique a été créé. À la fin de l'année 2021, ce fonds avait donné lieu à peu de réalisations concrètes mais des projets étaient en instance. Monsieur Lahoud pourra nous préciser s'ils vont aboutir prochainement. Nous pensons qu'il faudra encore accentuer l'effort de consolidation même si on a conscience que la crise n'était pas le moment le plus approprié pour cela.

La question de l'attractivité des emplois et de l'adaptation des compétences reste un impératif pour le secteur. Elle se posait déjà avant la crise et l'aéronautique n'est pas le seul secteur concerné par ces problématiques. L'attractivité de la filière était forte avant la crise. Elle avait l'image d'une filière de grande réussite technologique. Aujourd'hui, cette image s'est dégradée, notamment du fait des critiques relatives à la contribution du transport aérien au dérèglement climatique. La jeunesse est particulièrement sensible à ce sujet. On observe aujourd'hui des tensions de recrutement qui peuvent conduire à ralentir les possibilités de reprise des cadences chez les sous-traitants.

L'accompagnement de l'évolution des métiers et des qualifications est nécessaire mais là aussi, la filière ne part pas de zéro. Elle a réfléchi à ces sujets, notamment avec la signature d'un engagement pour le développement de l'emploi et des compétences (Edec). Cependant, cet engagement arrive à échéance en 2022. Par ailleurs nous nous interrogeons sur les capacités du tissu des très petites entreprises (TPE) et PME à relever ces défis de développement de la formation et des compétences.

L'exigence de décarbonation n'est pas le plus mince des défis du secteur. Pour avoir un vrai impact sur les émissions de CO2, il est nécessaire de se lancer dans des évolutions technologiques extrêmement profondes, d'où notre recommandation d'aller plus loin dans l'analyse des conditions nécessaires pour relever ce défi.

Je conclus sur nos recommandations. La première consiste à poursuivre l'effort d'identification et de suivi des TPE et PME aéronautiques en difficultés afin, si nécessaire, de les aider à s'adapter aux enjeux de transformation de la filière. Par là, nous visons à inciter les administrations territoriales de l'État et les collectivités territoriales à poursuivre ce qui a été mis en place avec succès pendant la crise, c'est-à-dire un suivi rapproché des entreprises en difficulté. Notre crainte est que dans un contexte d'amélioration globale de la situation du secteur, ce suivi de proximité soit abandonné. J'en profite pour préciser que nous avons pu constater que les directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) ont été à la manoeuvre pendant la crise et qu'elles ont su réunir autour de la table les collectivités territoriales et les représentants des entreprises.

La deuxième recommandation est de compléter le dispositif visant à faciliter la consolidation ou le rapprochement de TPE et PME de la filière. Nous pensons que les régions et leurs outils pourraient être davantage mobilisés sur cet objectif.

Notre troisième recommandation consiste à suivre la mise en oeuvre des différentes actions en faveur de la formation et du développement des compétences pour le secteur de l'industrie aéronautique. On pourrait considérer que cette recommandation est un peu « molle ». Je rappelle néanmoins une difficulté qui est celle d'une compétence de formation partagée entre les régions, l'État, Pôle emploi, les entreprises, les branches, etc. Aussi il nous semble nécessaire qu'un acteur doté d'une vision panoramique s'assure que tous les engagements soient respectés. C'est pour cette raison que nous avons adressé cette recommandation à la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).

Notre quatrième recommandation est d'élaborer des scénarios industriels, avec les coûts et financements associés, pour la décarbonation de l'aviation. Nous avons noté la feuille de route élaborée par le conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) mais il nous semble que cette question nécessite des transformations qui dépassent la seule industrie aéronautique. Aussi, il nous semble nécessaire d'adopter une feuille de route plus globale en réfléchissant aux moyens financiers associés puisque des investissements très importants devront être réalisés.

Notre dernière recommandation suppose d'impulser une stratégie européenne et internationale permettant d'accélérer le passage à une aviation décarbonée. Tous les acteurs sont conscients de cette nécessité mais nous avons souhaité le rappeler pour que ce soit érigé en priorité. Si l'on veut rester compétitif tout en ayant une aviation décarbonée, il faut que des négociations internationales soient menées sur ces sujets.

M. Claude Raynal, président. - Je vais maintenant demander à notre collègue rapporteur spécial Vincent Capo-Canellas de bien vouloir réagir à la présentation qui vient de nous être faite par la Cour.

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur spécial. - Je tiens d'abord à vous remercier Madame la présidente et Monsieur le rapporteur général ainsi que tous les magistrats de la Cour et des chambres régionales des comptes qui ont contribué à cette formation interjuridictions qui nous donne un regard à la fois national et ciblé sur les régions qui ont la plus forte implantation aéronautique. Je tiens à saluer la richesse de ce rapport.

Vous l'avez rappelé Madame la présidente, le secteur a sans doute vécu la crise la plus forte de son histoire. Vous avez aussi rappelé à quel point cette industrie contribuait positivement à notre balance extérieure à hauteur de 31 milliards d'euros en 2019. Cette industrie est stratégique et je rappelle que la France reste l'un des deux pays au monde, peut être trois un jour, capables de concevoir un avion de A à Z.

Vous avez rappelé dans votre rapport la baisse de 8 % de l'emploi dans le secteur ce qui témoigne de l'importance de la crise. Pour les PME la baisse a même atteint 16 % hors intérim.

C'est donc à double titre que la commission des finances avait demandé à la Cour des comptes un éclairage sur le sujet. Premièrement car nous avions conscience des difficultés rencontrées par le secteur et deuxièmement parce que nous savons, et c'est un peu une injonction contradictoire, que dans le même temps on lui demande d'accomplir un saut technologique et de réussir une transition écologique qui est attendue par tous. Aussi, l'une des premières questions que je me pose est de savoir s'il est possible de réussir une telle transformation à un moment où le trafic reste atone, particulièrement en Europe et en France. On observe une forme de décorrélation entre des commandes d'avions qui repartent, et l'on peut s'en féliciter, et un trafic qui demeure faible.

Dans son rapport, la Cour souligne la charte d'engagements destinée à améliorer les relations entre les donneurs d'ordre et la chaîne des sous-traitants. Des bénéfices concrets en ont résulté. Je serais curieux d'en connaître le bilan.

Au cours de la période, des restructurations ont quand même eu lieu, des plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ont été menés à bien. Il est permis de se demander s'il n'y a pas eu un effet d'aubaine et si la crise n'a pas permis à certaines entreprises d'anticiper leurs restructurations tout en bénéficiant d'un certain nombre d'aides. C'est une question polémique mais la commission des finances se doit de la poser. Les aides étaient toutefois nécessaires faute de quoi le secteur aurait eu le plus grand mal à traverser cette période.

Je voudrais insister sur plusieurs points. D'abord le secteur n'est pas encore sorti de la crise. Ensuite, si l'on observe une amélioration de la situation, la question qui se pose désormais est de savoir dans quelles conditions nous allons sortir des dispositifs d'urgence et de relance. Il s'agit de déterminer lesquels des dispositifs devront être maintenus, lesquels devront être réinterrogés et comment gérer cette forme d'empilement entre les mesures de droit commun, les mesures spécifiques au secteur, les aides dédiées à la R&D. Je m'interroge sur un risque d'empilement de ces dispositifs.

Sur le court terme, je m'interroge aussi sur la soutenabilité de l'échéancier de remboursement des PGE.

Concernant la forme d'injonction contradictoire que j'ai évoquée, je pense que Monsieur Pierre Moschetti pourra nous éclairer sur la mutation technologique liée à la décarbonation du transport aérien, puisqu'il est reconnu par tous comme un grand spécialiste du sujet. La Cour insiste sur la dimension de très long terme des investissements en R&D nécessaires, que cela constitue un vrai risque pour la filière et qu'il est ainsi normal que l'État soit présent pour la soutenir. On peut néanmoins se poser des questions sur le saut technologique à envisager. Est-ce que l'innovation de rupture est une perspective réaliste ? On envisage d'aller jusqu'à changer l'architecture de l'avion. Est-ce que c'est cette voie qui doit être suivie ? En parallèle il existe aussi la solution des carburants alternatifs durables.

Concernant l'enjeu des ressources humaines, qui est important à nos yeux, la Cour des comptes insiste sur le besoin de revaloriser l'image de la filière. Il est vrai que c'est un point majeur. Elle développe aussi le besoin de faire évoluer la formation pour l'adapter aux exigences de la transition écologique. J'aimerais savoir si ce constat est partagé et quels dispositifs pourraient être mis en place pour relever ce défi.

M. Claude Raynal, président. - Je vous propose de donner la parole au délégué général du GIFAS, Monsieur le Général Pierre Bourlot, pour faire part de ses observations et répondre à ces premières questions.

M. Pierre Bourlot, délégué général du GIFAS. - Je voudrais tout d'abord remercier la Cour des comptes pour ce rapport extrêmement riche et qui, je pense, reflète bien la situation de notre secteur. Vous l'avez dit, notre secteur a été frappé de plein fouet par cette crise inattendue alors qu'il était en croissance continue depuis plus de vingt ans.

La filière a traversé la crise grâce au soutien exceptionnel que l'État nous a accordé. Je ne reviendrai pas sur l'ensemble des dispositifs que vous avez très bien décrits. C'est vraiment grâce à ce soutien que nous pouvons aujourd'hui relever la tête et commencer à entrevoir une reprise.

En 2020, l'activité du secteur a chuté de 28 % et même de 40 % pour le segment de l'aviation commerciale. On est passé d'un chiffre d'affaires de plus de 73 milliards d'euros à moins de 53 milliards d'euros. C'est un choc sans précédent.

Je tiens à souligner que le plan de soutien mis en oeuvre par l'État français est une exception en Europe. Les plans d'urgence sectoriels pour l'aéronautique et l'automobile sont des exceptions en Europe. Nulle part ailleurs il y a eu de plans similaires. Des soutiens ont certes été apportés mais ils étaient noyés dans des dispositifs de soutiens transversaux.

Grâce à ces soutiens, les effectifs des membres du GIFAS n'ont diminué que de 4 % en 2020 et l'ordre de grandeur est à peu près le même pour 2021. L'année 2022 s'annonce déjà beaucoup plus positive, puisque l'on espère recruter 15 000 personnes. C'est certes moins qu'avant la crise mais c'est très significatif malgré tout. Nous sommes bien conscients néanmoins qu'en matière d'attractivité, nous avons devant nous un challenge très important.

Les enjeux qui se présentent à nous ont été parfaitement rappelés. Le premier de tous est de répondre à l'urgence climatique. Nous sommes à ce titre engagés au sein du Corac qui rassemble l'ensemble de l'écosystème aérien et qui a coconstruit une feuille de route sur dix ans. Celle-ci est notamment mise en oeuvre au moyen d'un triplement des aides de l'État entre 2020 et 2022. On espère poursuivre la mise en oeuvre de cette feuille de route au-delà de 2022, notamment grâce au volet aéronautique du plan France 2030 qui vise un avion décarboné à l'horizon 2035. Vincent Capo-Canellas vient d'évoquer les solutions de l'hydrogène et des carburants alternatifs durables. Nous considérons pour notre part que nous devons avancer sur les deux scénarios. Nous sommes convaincus qu'il n'y aura pas de solution unique pour résoudre l'équation de la décarbonation à horizon 2050. Nous nous y sommes engagés et à marche forcée nous nous dirigeons vers cet objectif. Les dimensions internationales et européennes ont été soulignées dans le rapport de la Cour des comptes. L'Union européenne comme l'organisation de l'aviation civile internationale (OACI) ont pris des engagements forts. Sur ce point, dans un cadre concurrentiel renforcé et pour que tous les acteurs jouent avec les mêmes cartes, je tiens à rappeler que les normes qui seront fixées doivent être mondiales. Il est évident qu'elles ne doivent pas se limiter à la France ni même à l'Union Européenne.

Le deuxième défi qui nous attend est celui de la solidité de la supply chain (la chaîne des fournisseurs) en sortie de crise. Nous avons mis en oeuvre au sein du GIFAS, avec l'aide de l'État, des dispositifs qui nous permettent de suivre avec la plus grande attention la santé financière de nos entreprises. Nous avons mis en place un observatoire qui nous permet de considérer qu'à ce stade, et je dis bien à ce stade, il n'y a pas de risques majeurs qui pourraient être de nature à freiner la reprise du secteur. Cependant, et Vincent Capo-Canellas l'a évoqué, nous craignons l'hypothèse d'un effet ciseau entre les remboursements des PGE et la nécessité pour la supply chain d'investir pour répondre à l'accélération des cadences de production annoncée par Airbus sur ses avions court et moyen courriers.

Les recrutements constituent clairement notre point d'attention majeur aujourd'hui. En janvier nous avons décidé de lancer un grand plan en faveur de l'attractivité de nos métiers et de notre industrie. Il est nécessaire de redonner l'envie aux jeunes et aux moins jeunes de se tourner vers notre filière. L'industrie aéronautique n'est pas une industrie du passé, elle innove et elle est engagée sur la voie de la décarbonation. Une fois que le transport aérien aura résolu la question des émissions de CO2, ce qui n'est pas une mince affaire je l'admets, le transport aérien sera à l'orée d'une nouvelle vie. Nous avons deux axes d'efforts dans notre plan d'attractivité. Premièrement redonner le goût aux jeunes de venir dans l'industrie aéronautique. Deuxièmement, pour répondre aux besoins immédiats de notre industrie, il s'agit de convaincre les demandeurs d'emploi et les personnes en reconversion professionnelle de rejoindre notre filière.

M. Claude Raynal, président. - Nous allons poursuivre avec Monsieur Pierre Moschetti, sous-directeur à la construction aéronautique à la direction générale de l'aviation civile (DGAC).

M. Pierre Moschetti, sous-directeur de la construction aéronautique à la DGAC. - Je voudrais commencer par rendre hommage au travail de la Cour des comptes, d'une immense qualité et d'une très grande justesse. Elle a très clairement pointé les enjeux de transformation qui sont devant nous et s'est livrée à une analyse là aussi très juste des forces et des faiblesses des dispositifs mis en oeuvre par l'État.

Je pense que ces dispositifs ont joué leur rôle en faveur de la préservation des emplois. De façon partielle sur les emplois de production mais plus complètement s'agissant des emplois de développement et d'ingénierie souvent plus qualifiés. Heureusement que ces derniers ont été préservés au regard des tensions de recrutements observées aujourd'hui. En effet, cela aurait été plus difficile de monter en compétence en matière d'ingénierie qu'en matière de production, même si cela demeure compliqué dans ce second cas dans la mesure où les emplois de production dans le secteur sont eux aussi très qualifiés.

La clé de la transformation sera de passer d'une logique conjoncturelle de gestion de crise à une logique plus structurelle et ce alors même que la crise n'est pas complètement derrière nous. La crise est encore très présente et les chiffres de l'embellie du segment des courts courriers masque les difficultés rencontrées par de nombreuses entreprises françaises qui dépendent des longs courriers et par exemple de l'A350 ou de Boeing. La situation reste contrastée.

Il y a deux temps dans la transformation. Celui de la transformation écologique, qui est un temps de moyen-long terme, et celui de la reprise post-crise, de la remontée des cadences et de la profitabilité de la filière dans les conditions pré-crise. Ce temps de la reprise, la Cour des comptes l'a bien signalé, doit être un temps d'extrême vigilance. On peut cependant être moins inquiet que l'on ne pouvait l'être il y a six mois encore s'agissant du risque d'effet ciseau. À ce titre, je souscris sans réserves à ce que la Cour a proposé. Il faudra des observatoires, travailler de manière très étroite avec les régions, surveiller et aider de manière très ciblée certaines entreprises. Cependant je ne pense pas aujourd'hui que l'on se dirige vers des défections massives et systémiques qui nécessiteraient que l'on remette en place des outils dédiés tels que ceux qui ont été mis en oeuvre pour la gestion de crise. Aujourd'hui, les dispositifs d'aide en fonds propres qui doivent contribuer à la consolidation du secteur n'ont pas encore complètement joué leur rôle. Il est vrai qu'ils avaient un effet antagoniste pour les chefs d'entreprise qui pouvaient s'interroger sur le fait de savoir s'il était préférable de se consolider ou bien de recourir aux PGE et à l'activité partielle de longue durée (APLD) pour voir venir. Beaucoup d'entreprises ont opté pour ce deuxième choix. Il y aura une transformation compétitive à conduire dans laquelle les dispositifs en fonds propres mis en place dans le cadre du plan de relance joueront tout leur rôle. Leur moment va arriver.

Il sera nécessaire de restaurer la confiance dans la filière à deux niveaux. Il faut d'abord restaurer la confiance du système bancaire qui a déjà été très sollicité. Nous avons eu des signaux, notamment de la part de la Banque de France, qui nous disent que l'image de l'aéronautique dans le secteur bancaire est moins bonne que ce qu'elle a pu être dans le passé. L'État n'a pas vocation à se substituer au secteur bancaire, donc il est impératif de recréer les conditions de cette confiance.

L'autre sujet majeur, la mère de toutes les batailles à court terme, c'est celui de l'attractivité, des recrutements et de l'adaptation de la formation.

Sur le plus long terme et la transition écologique, je voudrais rappeler que l'objectif poursuivi par la filière, au plus fort de la crise, a été de concevoir un plan de transformation pour, au-delà des seules mesures d'urgence, sortir plus fort de celle-ci. Ce qui témoigne d'une capacité à voir loin et à répondre à une crise de court terme, y compris avec des outils de moyen-long terme.

La question posée par Monsieur Vincent Capo-Canellas est tout à fait centrale. Il s'agit de trouver la bonne stratégie en matière de décarbonation. Dans les dix ans à venir va se jouer le renouvellement des best sellers qui font vivre la filière aéronautique en France, je veux parler de l'A320 ou encore des moteurs leap. C'est dans la décennie qui vient que tout va se jouer. Aussi, il ne faut pas se tromper.

Les questions de continuité de l'effort à long terme vers la décarbonation du transport aérien sont absolument clefs. Évidemment, les grandes entreprises auront demain un peu plus de marges de manoeuvre financière qu'elles n'ont pu en avoir au plus fort de la crise, donc le niveau d'aide publique devra être ajusté en conséquence. Ce débat me dépasse un peu mais il va se poser car les dispositifs financiers ne sont pas pérennisés sur dix ans aujourd'hui. Je pense que tous les deux ans environ, la question de l'ajustement des soutiens publics devra se poser.

Je veux souligner que le Corac fonctionne sur une logique systémique. Il ne s'agit pas de construire des briques technologiques disparates. Nous travaillons avec les grands maîtres d'oeuvre qui sont à la manoeuvre pour définir ce futur. Ce sont eux qui vont nous dire si nous faisons les bons choix. Aussi, aider les grands donneurs d'ordre tels qu'Airbus ou Safran, reste un sujet, même si ces entreprises vont mieux et tout en continuant d'aider l'ensemble de la filière. On se tromperait en considérant qu'il n'y a plus que les petites entreprises à aider. C'est très clair sur le long terme car les grands choix sur la décarbonation appartiennent aux grands systémiers.

Comment ne pas se tromper sur la stratégie poursuivie ? Je vais aborder ce sujet pour répondre à Monsieur Vincent Capo-Canellas. Nous ne nous sommes pas jetés à corps perdu dans l'avion à hydrogène car c'est un pari absolument fou. J'en profite pour souligner que nous avons la chance d'avoir en France aujourd'hui les avionneurs et les motoristes ayant la vision la plus ambitieuse au monde. Les américains n'ont rien annoncé de cette nature, en tout cas jusqu'à ce matin et la décision de Pratt & Whitney de se lancer dans le moteur à hydrogène. Cette annonce est une grande nouveauté et il semble que les américains commencent tout juste à rejoindre la tendance d'une aviation totalement décarbonée.

Ce défi n'en reste pas moins un pari fou. Au sein du Corac ce pari demeure raisonné. Nous n'avons mis que 10 % des ressources sur l'avion hydrogène car c'est un projet de très long terme et qu'il n'est pas nécessairement avisé d'investir à corps perdu trop tôt. Il faut d'abord savoir faire des choix directeurs, notamment d'architecture, avant de se lancer complètement dans cette technologie et dans des démonstrateurs. Avec les 90 % de financements restants nous avons soutenu les efforts en faveur de la sobriété des avions.

Je souligne que le meilleur carburant reste celui que l'on ne consomme pas. Que le carburant de demain soit du carburant durable ou de l'hydrogène, il sera nécessaire de réduire la consommation énergétique. Je tiens à préciser que l'objectif zéro émission ne constitue pas un droit à consommer, notamment car la ressource énergétique sera rare. Il faut se donner la capacité à travailler à deux échéances et avec deux variantes énergétiques. La technologie, la digitalisation et la modernisation des moyens de production nous permet d'être capable de faire cela. Dans un contexte où les américains et les chinois n'ont pas encore fait le choix de l'hydrogène de façon ferme, il faudra certes avancer très vite, mais tout en restant manoeuvrant. Nous devons conserver notre capacité à manoeuvrer sur ce sujet au moins encore quelques années afin de maîtriser nos risques. Il s'agit notamment d'éviter les écueils du Concorde et de l'A380 qui ont été condamnés par les américains.

Il est essentiel que l'Europe fixe les standards au niveau mondial dans le cadre de l'OACI. Ce sera des combats de très long terme. La transition énergétique passe aussi par les équipements au sol, les filières d'hydrogène et de carburants durables et l'équipement des aéroports. Or, les normes d'équipement des aéroports ne se décident pas à l'échelle européenne mais au niveau mondial. Un très grand combat réglementaire à l'échelle de la planète nous attend et il doit se nourrir de nos avancées technologiques pour convaincre nos partenaires.

M. Claude Raynal. - Nous terminons ce premier tour de table avec Monsieur Marwan Lahoud qui pourra nous faire profiter de sa longue expérience de la filière aéronautique.

M. Marwan Lahoud, président exécutif de Ace capital partners. - Je ne reviendrai pas sur l'excellent travail de la Cour des comptes.

Il y a le temps de la crise, le temps de la sortie de crise, mais également le temps du régime permanent. Chacun de ses moments a sa spécificité et requiert des mesures de natures différentes. S'agissant de la période de crise, je crois que nous avons assisté à ce que notre pays sait faire de mieux, à savoir gérer les crises. Si l'on peut se réjouir aujourd'hui d'un impact limité de la crise sur notre industrie en général et sur l'industrie aéronautique en particulier, c'est bien parce que nous avons réagi rapidement et opportunément.

En ce qui concerne la sortie de crise, je partage moi aussi l'idée qu'elle pourrait ne pas être aussi douloureuse que l'on avait pu le craindre mais une surveillance sera néanmoins nécessaire.

L'idée maîtresse lors de la mise en place du fonds ACE aéro partenaires, était de considérer qu'il était nécessaire de disposer d'instruments de gestion de crise mais également d'outils pour la sortie de crise. C'est l'objet du compartiment dit « support » du fonds, qui représente 45 % de son montant et qui doit venir au secours des acteurs de la filière qui en valent la peine. Dès le départ j'ai annoncé que l'on ne pourrait pas sauver toutes les entreprises. Le fonds est mobilisé. Au 31 décembre 2021 nous avons investi environ 75 millions d'euros, soit 10 % des levées de financements. Mais désormais nous atteignons 340 millions d'euros d'engagements et nous devrions avoir investi 600 millions d'euros à la fin de l'année 2022. Après un démarrage qui a été lent, nous sommes désormais en avance sur le calendrier d'investissement d'un fonds de cette nature. Le fonds a été mis en place pour une durée de dix ans avec deux ans en option. Je souligne que les opérations de consolidation prennent du temps. Elles supposent des efforts d'explication, de négociation et de conviction. À titre d'exemple, nous devrions conclure prochainement une opération avec l'entreprise Figeac aéro alors que je négocie de façon très étroite avec elle depuis le mois de novembre 2020.

Le temps du régime permanent est essentiel. Il s'agit de répondre à la question suivante : quelle industrie voulons-nous une fois que la crise sera derrière nous ? Ce que nous voulons c'est une industrie plus résiliente à la prochaine crise. Sans me livrer à un palmarès des crises aéronautiques, avec du recul, la crise de 1991 avait été plus violente encore, bien que plus courte. En 1992, le carnet de commandes d'Airbus était négatif, ce qui signifie que le groupe comptabilisait plus d'annulations que de commandes.

Ça a été évoqué, la fin du duopole entre Airbus et Boeing constitue un risque. Pour se prémunir de ce risque, deux obstacles devront être contournés. Le premier est ce que j'appelle « le piège du milieu de gamme ». Ce qui fait la force de l'industrie aéronautique européenne c'est qu'elle a toujours visé à être la meilleure et la plus avancée. Les commandes de vol électriques des appareils A320 en étaient un exemple.

L'autre piège est celui de la norme. Ce que les grands dirigeants de l'aéronautique en Europe sont en train de faire c'est fixer une norme pour tous les autres. À partir du moment où Airbus déclare que son prochain avion sera décarboné, plus personne ne pourra construire un avion qui ne l'est pas. Cependant, lorsque l'on cherche à fixer une nouvelle norme, on ne peut pas faire l'impasse sur la méthode scientifique qui repose sur le doute. On ne peut passer d'une certitude à une autre. Aujourd'hui je ne sais pas répondre à la question de savoir quelle sera l'énergie de l'aviation décarbonée, entre hydrogène et carburants alternatifs durables. Donc il faut explorer les deux options.

L'enjeu de l'attractivité est majeur pour le secteur. Je souligne que la question climatique n'est pas le seul déterminant de cette attractivité. Un travail doit être réalisé pour expliquer aux jeunes que l'industrie est moderne, qu'elle n'est pas sale et qu'elle est tournée vers l'avenir.

M. Gérard Longuet. - L'industrie aéronautique française est une réussite. Il faut en être fier et formuler le voeu qu'elle puisse susciter une relève, avec une nouvelle génération d'acteurs. L'hommage rendu à Clément Ader par la région Occitanie est sympathique et offre une vraie continuité ; une fois qu'on a dit cela, il reste le sujet majeur de la fin du duopole, ce qui se ressent fortement dans les relations que je qualifierai de détestables que plusieurs donneurs d'ordre - mais principalement Airbus et Safran - entretiennent avec leurs équipementiers, leurs sous-traitants et les sous-traitants de ces derniers. Je veux dire par là qu'il n'y a pas de partenariat, et plus on est loin du donneur d'ordre, moins ce partenariat existe.

Je comprends très bien que ces grandes sociétés aient un objectif de compétitivité, elles ne doivent pas le perdre de vue : elles sont menacées par la concurrence et elles doivent dégager des marges pour investir. Mais la tentation, évidemment, lorsque l'on a une pression constante sur la productivité et les coûts de production, c'est la délocalisation. Le succès du Maroc montre que cette délocalisation continue d'être une réalité.

J'aurai deux questions. Comment sortir des prêts garantis par l'État (PGE) en bon état ? Pour l'instant, lorsqu'une entreprise demande un étalement du PGE, c'est possible mais elle est inscrite en défaut à la Banque de France et les autres banques lui font alors comprendre qu'elle n'est plus bienvenue. Il faut ménager une sortie en douceur car pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), sortir avec un étalement est un risque majeur de rupture.

Ensuite, je souhaiterais avoir le point de vue des pouvoirs publics et du GIFAS sur les biocarburants. Les carburants végétaux pour l'aéronautique semblent être une réponse à très court terme, on est bien équipé en la matière, mais il existe un blocage européen : c'est le problème de la matière première. L'Union européenne a décidé que seuls les déchets et même seuls certains d'entre eux pouvaient être utilisés pour les biocarburants, ce qui est absurde. L'agriculture européenne et l'agriculture française plus particulièrement sont capables de produire des biocarburants dans des conditions attractives, qui deviennent, grâce à l'envolée du prix du baril, je ne dirais pas compétitives - n'exagérons pas - mais moins coûteux. Il faut que l'Union européenne accepte de ne pas « enfermer » ; je pense en particulier aux cultures de couverture - vous savez que dans la culture de conservation, le sol est couvert en permanence, les cultures de couverture peuvent avoir une vocation industrielle et non alimentaire en ce qui concerne les oléagineux et protéagineux.

M. Didier Rambaud. - Je poserai deux questions sur ce dossier dont je ne suis pas spécialiste. Tout d'abord, s'agissant de l'attractivité du secteur : cette enquête souligne que l'aéronautique est désormais confrontée à un enjeu d'attractivité et de réputation. Je n'aborderai pas le sujet sous l'angle de l'attractivité climatique comme cela a pu être fait. On a vu ces dernières années l'émergence de compagnies low-cost. Quel scénario prévoyez-vous s'agissant des comportements des futurs passagers compte tenu de la concurrence avec ces compagnies et comment assurer la pérennité des compagnies françaises ?

Dans la continuité de la question de Gérard Longuet en matière de décarbonation, j'ai l'impression qu'on ne parle en ce moment que de l'hydrogène. Pensez-vous que l'hydrogène va nous permettre de répondre à l'augmentation du nombre de passagers tout en décarbonant la filière ? Disposons-nous aujourd'hui d'autres pistes en matière d'innovation ?

M. Marc Laménie. - Merci pour cette analyse très complète et détaillée. J'aurai deux questions. Vous évoquez, dans le document que vous nous avez remis, les aides de l'État, qui sont particulièrement importantes, mais aussi les aides des régions. Les intercommunalités ont également une compétence économique importante : disposez-vous d'éléments sur le soutien qu'elles apportent à la filière ? Un volet du rapport est consacré à la commande publique, qu'elle soit militaire concernant le volet « défense » et les missions de sécurité intérieure exercées par la police et la gendarmerie, mais aussi civile avec les hélicoptères dont peut disposer la sécurité civile par exemple : quelles sont les perspectives pour la filière s'agissant ces aspects de la commande publique ?

M. Pascal Savoldelli. - Je vous remercie pour ces présentations, car c'est une articulation entre le diagnostic et la vision qui nous est proposée, grâce à la qualité et la diversité des intervenants. Du point de vue des remboursements de PGE, cette filière a-t-elle une pratique et un comportement différent des autres filières ? L'une de vos recommandations est de faciliter la consolidation et le rapprochement des TPE et PME de la filière, notamment par la mobilisation des collectivités régionales. N'y a-t-il pas sur ce sujet un chef de file qui doit être l'État ? Je reste interrogatif quant à l'évocation de la collectivité régionale : plus on descend dans le tissu économique, notamment le tissu des TPE, plus l'éloignement est une difficulté car il faut agir au plus près de cette structure économique.

Par ailleurs, votre vision du sujet nécessite-t-elle des modifications de l'aménagement de nos aéroports sur le territoire ? Je vis dans un département où plusieurs fois la question de la délocalisation de l'aéroport d'Orly s'est posée. Une partie du fret a été déplacée à Vatry. Cela a en effet des conséquences importantes du point de vue de l'aménagement du territoire, en matière d'emploi direct et d'emploi induit.

Enfin, il nous faut une vision stratégique sur ces sujets, en matière de biocarburants, d'hydrogène par exemple. La France ne peut-elle pas utiliser les Jeux Olympiques de 2024 comme tremplin pour consolider notre filière aéronautique ? Il s'agit en effet d'un moment d'universalité, de mondialisation, où la question de la mobilité va être posée.

M. Jean-Michel Arnaud. - Je reviens sur un point qui a finalement été le fil directeur de nombre de vos propos : la question de l'attractivité de la formation professionnelle à laquelle vous êtes confrontés pour favoriser la consolidation de vos filières mais également leur régénération. J'aimerais notamment vous entendre, Monsieur le délégué général du GIFAS, sur la manière dont vous appréhendez le marché de la formation professionnelle, qui est assez complexe. J'en veux pour preuve, dans mon département, la présence de Polyaéro qui contribue dans la région Sud/Provence-Alpes-Côte d'Azur à la formation des TPE en particulier, mais aussi à accompagner toutes les filières de l'industrie de l'armement française. La nouvelle loi relative à la formation professionnelle a un peu clarifié les choses mais il me semble néanmoins que le travail d'articulation entre les besoins des filières, l'offre universitaire ou l'offre publique, voire l'offre privée de formation et la réalité de terrain génère une déconnexion et parfois des pertes d'efficacité sur l'attractivité, le niveau de formation des collaborateurs que vous recherchez.

Ainsi, avez-vous une ou deux recommandations à formuler aujourd'hui qui nous permettraient peut-être demain d'avancer sur ce sujet particulièrement important pour cette filière d'excellence qu'est la filière aéronautique française ?

M. Christian Bilhac. - Ce soutien public était nécessaire car la France, je tiens à le rappeler, c'est le berceau de l'aviation : Clément Ader, l'aéropostale, Mermoz, Saint-Exupéry. À l'heure de l'aviation bashing il faut le rappeler car cela fait partie de notre culture. Le processus de décarbonation a déjà été entamé et de gros efforts ont été accomplis pour que l'avion soit beaucoup moins polluant. Je souhaite que les enfants continuent de rêver d'aviation.

Nous sommes par ailleurs attentifs au déficit de la balance commerciale, qui devient abyssal. Or l'aéronautique est un secteur excédentaire et il ne faut pas l'oublier.

Ma première question est la suivante. Comment se fait-il que Transavia, une filiale d'Air France, soit équipée d'une flotte de Boeing ? Ça me surprend.

Ma deuxième question tient aux dates des données retenues dans l'enquête, en septembre 2021 pour les vols et même au premier trimestre 2021 pour le chiffre d'affaires. Est-ce que des évolutions sont à noter sur ces données depuis leur intégration dans le rapport ?

Une dernière remarque. Dans le rapport je constate que les aides versées par la région Occitanie sont un peu égratignées. Or, l'Occitanie représente le quart des emplois de la filière. Aussi, dans cette situation de crise, il me paraît naturel que les collectivités locales, et en particulier la région, s'investissent pour soutenir le secteur.

M. Jean-Claude Requier. - Je suis élu du Lot et de la région Occitanie et je souhaitais simplement témoigner que dans le Lot, le bassin de Figeac représente 2 000 emplois aéronautiques avec Ratier, l'inventeur de l'hélice, et Figeac Aéro. Le département compte 70 000 emplois, donc 2 000 emplois se trouvent dans l'industrie aéronautique rien qu'à Figeac, qui compte par ailleurs 10 000 habitants. Donc cela pèse beaucoup. Vous avez évoqué le début de la fin de la domination d'Airbus et de Boeing et vous avez parlé des concurrents, notamment chinois, alors ma question est : y-a-t-il d'autres concurrents à ces deux constructeurs ?

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur spécial. - Je voudrais évoquer trois points très brefs.

Premièrement, sur la consolidation, parce qu'il y a un peu un non-dit sur ce sujet, jusqu'où va-t-on ? On sait que le GIFAS joue un rôle un peu d'intégrateur, si je puis dire, pour que tout le monde se parle, et qu'il existe un Comité Aéro-PME qui fonctionne, mais quel est le problème et jusqu'à quel point faut-il que la puissance publique, les fonds d'investissement, contribuent à ce que tout cela s'agglomère ou pas ?

Le deuxième point concerne la neutralité carbone en 2050. Est-ce tenable ? On a un point de rendez-vous en 2025 pour voir jusqu'où on va sur l'hydrogène ou sur les SAF (sustainable aviation fuels).

Dernier point, la Cour des comptes, on ne l'a peut-être pas assez souligné, donne un certain nombre d'éléments sur la Chine et elle montre qu'un soutien public fort est en vigueur dans ce pays. Marwan Lahoud nous l'a dit tout à l'heure, il s'agit maintenant d'un soutien qui s'oriente davantage vers le militaire. Mais c'est un point que je voudrais quand même relever et je salue l'effort didactique de la Cour sur ce sujet. La Cour appelle également à des règles du jeu équitables incluant la Chine en matière de soutien public et de commerce international. Est-ce un objectif qui est tenable là aussi et comment y parvenir ?

M. Claude Raynal, président. - En tant que sénateur de la Haute-Garonne, j'aurais évidemment beaucoup de questions, mais je n'en poserais qu'une seule.

J'ai lu un article cette semaine sur la question du duopole Airbus-Boeing. Brièvement, il signalait le risque que Boeing reste longtemps faible et que cela entraîne une concurrence sur les prix et, partant de là, finalement, une baisse sur la recherche, sur le développement, etc.

Pouvez-vous nous éclairer s'agissant du point de vue développé par cet article des Échos et qui met en cause la pérennité de ce duopole et souligne le danger de la situation si ce duopole venait à disparaître ?

M. Marwan Lahoud. - Je souhaite répondre principalement sur deux aspects : celui du duopole et celui des limites de la consolidation du secteur.

Sur le duopole, il y a deux dangers, à savoir d'une part, l'arrivée d'un tiers, et, d'autre part, le risque que l'un des deux membres du duopole soit en position de faiblesse. Dans le premier cas, lorsqu'un tiers arrive sur le marché grâce à une percée technologique, la répartition entre les acteurs est remise en cause et l'un des deux acteurs s'effondre.

Lorsque l'un des membres du duopôle est trop faible, cette situation revient à mettre une pression très forte sur celui-ci. Il risque d'engager des actions irraisonnées, comme une guerre des prix. Les dernières ventes de 737 Max par Boeing, réalisées à des tarifs défiants toute concurrence, en sont une illustration.

Dans ce cas, l'acteur le plus solide doit garder la tête froide et ne pas perdre conscience qu'il domine le marché. En effet, ce type de situation peut conduire à une forme de course à l'armement et à une accélération du lancement des nouveaux avions, alors même que les constructeurs ne sont pas prêts technologiquement, en particulier dans le domaine de la décarbonation.

Sur la question des limites de la logique de consolidation, je prends un exemple simple par référence à Figeac. En France, nous avons vingt-huit usineurs de pièces détachées qui ont vocation à être assemblées dans des sous-ensembles envoyés à la chaîne d'assemblage final. Au niveau européen, ils sont quarante-deux.

Vers quoi devons nous tendre ? Je ne pense pas qu'il faille regrouper tous ces acteurs en un seul, d'abord parce que ça ne serait pas compétitif et ensuite, à supposer que ce soit compétitif, il faut aussi tenir compte des choix des entreprises et les convaincre.

Dans le cas de l'usinage, sur les vingt-huit entreprises françaises, il y en a cinq principales : Figeac Aero, Nexteam, Time Mecachrome, WeAre et Lauak.

Le rapprochement entre Mecachrome et WeAre a déjà été engagé et nous sommes en train de procéder à la restructuration financière, si ce n'est au sauvetage, de Figeac Aero. Nexteam est déjà le produit d'une consolidation et a engagé une consolidation en collier de perles, c'est-à-dire que l'entreprise achète des usines et des compétences spécifiques.

À la fin de l'exercice, si l'on se retrouve avec deux ou trois grands acteurs sur les cinq que je viens d'évoquer, je pense que nous aurons trouvé un point d'équilibre entre la concurrence entre les entreprises et la dispersion.

M. Pierre Moschetti. - Je vais concentrer mon intervention sur les prêts garantis par l'État et sur les questions technologiques dans la mesure où les questions d'aménagement du territoire et de situation des compagnies aériennes ne sont pas de mon ressort.

Concernant le sujet des PGE et la question plus large de la situation financière des entreprises en sortie de crise, il y a eu un usage assez différencié des PGE suivant les entreprises. Certaines d'entre elles ont utilisé les PGE dans un objectif d'anticipation et de précaution, tandis que d'autres ont utilisé cet outil pour se transformer et que d'autres encore les ont contractés sans véritablement les utiliser. Il nous faudra rester vigilants dans la mesure où il y aura autant de situations que d'entreprises. La spécificité du secteur concerne la durée des cycles économiques : les besoins de trésorerie des entreprises du secteur se font sentir à long terme et la question qui se pose n'est pas tant celle du remboursement des PGE que celle de la capacité des entreprises à lever de nouveaux financements auprès des banques pour recréer du fonds de roulement et relancer leur activité.

Concernant la crédibilité d'une alternative comme l'hydrogène, j'insiste sur les propos que j'ai tenus tout à l'heure, l'hydrogène n'est pas la solution unique et ce serait une folie de faire ce pari aujourd'hui. C'est un pari qui est audacieux et qui doit encore convaincre au niveau mondial. Alors que nous sommes dans un marché mondialisé, on ne doit pas miser sur un marché de niche : il n'y aura pas d'avion pour le seul marché européen, il n'y aura pas d'avion uniquement pour la France.

Les acteurs comme Airbus ou Safran se placent dans une perspective mondiale, la seule qui ait vraiment un sens. Nous avons encore des doutes sur l'hydrogène, qui doivent être levés. Plus de 80 % de nos investissements restent focalisés sur l'objectif de réduction de la consommation. Alors que la ressource énergétique est rare, il nous faut travailler à diminuer la consommation de celle-ci.

Je terminerai sur la question de la neutralité carbone en 2050. Il y aura d'abord des jalons très importants en 2030-2035 qui sont en train d'être inscrits dans les trajectoires européennes. Il faudra que ces engagements, qui ont déjà été pris par les grandes filières, soient repris lors des prochaines assemblées de l'aviation civile internationale par les États. Nous sommes encore dans l'établissement de ces points intermédiaires qui aujourd'hui nous posent le plus de problèmes. La crédibilité de notre trajectoire s'établira dans le temps et nous ne pouvons pas avoir, à ce jour, de certitudes.

Un dernier point très court sur les Jeux olympiques de 2024 : je peux mentionner qu'il existe des réflexions sur les nouvelles mobilités et des partenariats qui se lient entre Aéroports de Paris (ADP) et la RATP pour tester de nouvelles mobilités.

M. Pierre Bourlot. - Je vais répondre globalement sur les ressources humaines, l'attractivité et la formation. Comme je l'ai indiqué, nous rencontrions des difficultés de recrutement déjà avant la crise. Nous avions donc lancé à l'occasion des différentes éditions récentes du salon du Bourget, que nous organisons tous les deux ans et que nous espérons organiser en 2023, un évènement que nous avions appelé « l'avion des métiers ». Lors de cet évènement, les métiers de nos entreprises étaient présentés in situ par des compagnons et des ingénieurs. Nous organisons également, avec l'aide des présidents de départements, des présidents de régions et des recteurs, l'accueil gratuit de collégiens et de lycéens au salon du Bourget. De mémoire, nous avons accueilli plus de 70 000 enfants lors de la dernière édition.

Et nous allons amplifier cet effort. Nous avons engagé un plan attractivité-emploi-formation en début d'année qui va se poursuivre jusqu'au salon du Bourget 2023. Nous réitérerons aussi l'évènement de « l'avion des métiers » à l'occasion du prochain salon. Nous soutenons également depuis plusieurs années les écoles d'ingénieurs du groupe ISAE (institut supérieur de l'aéronautique et de l'espace), car nous avons la chance en France d'avoir des écoles dédiées à l'aéronautique. Ces écoles sont ISAE-SUPAREO, l'ENSMA (école nationale supérieure de mécanique et d'aérotechnique) à Poitiers, l'ESTACA (école supérieure des techniques aéronautiques et de construction automobile) et Supméca (Institut Superieur de Mecanique de Paris) en région parisienne, ainsi que l'ENAC (l'école nationale de l'aviation civile) qui vient de rejoindre le groupe ISAE. Nous soutenons financièrement ces écoles et sommes leur partenaire depuis plusieurs années. Nous veillons également au maintien de la diversification sociale des élèves ingénieurs, et avons à ce titre versé 500 000 euros de bourses en 2021. Nous soutenons aussi des formations de compagnons en finançant des projets au cas par cas, dans une perspective bottom-up. Par exemple, un proviseur ou la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS) peut saisir un de nos représentants présents dans les 13 régions métropolitaines, puis les projets nous remontent, sont validés et enfin soutenus par le GIFAS.

De la même manière, nous avons engagé des partenariats avec certaines régions, et notamment la région Auvergne-Rhône-Alpes. Une convention a été signée pour construire un campus dont le coût est de plusieurs centaines de milliers d'euros. Enfin, nous travaillons avec l'association pour la formation aux métiers de l'aérien (AFMAé), le centre de formation d'apprentis (CFA) de l'aérien, que nous avons créé avec Air France. L'AFMAé a vu ses effectifs chuter à l'occasion la crise. Nos entreprises ne sont pas non plus en reste avec les lycées Airbus à Toulouse et à Méaulte (Airbus Atlantique, ex Stelia), où les effectifs ont un peu diminué. Cependant, le travail sur la formation et l'attractivité est une tâche de longue haleine. Nous avons la certitude que notre secteur est une industrie d'avenir et que les jeunes vont revenir dans la filière aéronautique. Nous sommes pleinement engagés sur le sujet, car il pourrait freiner la reprise.

Sur les commandes militaires, les anticipations de commandes prévues dans le plan de soutien de juin 2020 sont estimées à 832 millions d'euros. Il s'agit d'Airbus A330, d'hélicoptères et d'un avion léger de reconnaissance.

Mme Françoise Bouygard. - J'apporterai cinq éléments de réponse complémentaires.

Sur le remboursement des prêts garantis par l'État, la Cour des comptes devrait publier un rapport sur la question d'ici la fin de l'année. Je ne garantis pas qu'il y ait un focus sur l'industrie aéronautique, mais vous pourrez au moins voir comment se profilent les conditions générales du remboursement.

Sur les questions relatives aux aides qu'ont pu apporter les intercommunalités, je vous renvoie aux quatre cahiers régionaux. Par exemple, dans le cahier relatif à la Nouvelle-Aquitaine, nous listons les aides apportées par la métropole de Bordeaux. Il est vrai que les aides sont principalement apportées par la Région, mais il arrive qu'elles soient attribuées par d'autres collectivités et nous nous sommes efforcés d'en rendre compte.

Ma troisième remarque concerne l'observation formulée sur l'ancienneté d'un certain nombre de chiffres qui figurent dans le rapport. Nous nous sommes efforcés d'utiliser les données les plus récentes. Cependant, vous savez que nous respectons une phase de contradiction avec les acteurs concernés et c'est donc à la date de cette contradiction que nous avons retenu la plupart des chiffres, même si nous avons pu changer certains chiffres pour être au plus près de la réalité.

S'agissant des aides des collectivités territoriales, vous avez indiqué que les aides de la région Occitanie avaient été égratignées. Il ne me semble pas que le cahier régional sur l'Occitanie égratigne les aides du conseil régional. Nous avons bien évidemment à chaque fois contredit ces cahiers régionaux avec les présidents des conseils régionaux et les préfets de régions concernés. Nous essayons de rendre compte le plus fidèlement possible des actions conduites par les conseils régionaux. Nous observons que c'est souvent, mais justement pas dans le cas de la région Occitanie, dans le cadre de soutiens transversaux à l'industrie que le soutien à l'aéronautique a été mis en oeuvre. Nous avons essayé d'être justes dans notre compte rendu, et justes aussi dans la prise compte des éléments apportés en réponse dans le cadre de la procédure contradictoire. Nous avons notamment pris en compte la réponse très étayée de la présidente de la région Occitanie.

Dernier point qui me permet de faire un petit salut à l'équipe des rapporteurs qui se sont rendus sur place à Figeac. Je salue notamment le travail réalisé par le rapporteur général, Denis Tersen. Je trouve intéressant que ces cahiers régionaux présentent la localisation fine des entreprises qui concourent à cette industrie, car cette cartographie permet de voir la dimension d'aménagement du territoire et l'importance de cette industrie pour certains territoires.

M. Claude Raynal, président. - Merci à tous pour votre participation à cette audition.

La commission autorise la publication de l'enquête de la Cour des comptes ainsi que du compte-rendu de la présente réunion en annexe à un rapport d'information du rapporteur spécial Vincent Capo-Canellas.

La réunion est close à 12 h 40.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.