Mardi 11 janvier 2022

- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition de MM. Antoine Garapon, magistrat, docteur en droit, ancien secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice, et Philippe Raynaud, professeur des universités, professeur émérite en sciences politiques de l'Université Paris II Panthéon-Assas

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Monsieur Raynaud, je vous remercie d'avoir accepté de participer à cette audition organisée par la mission d'information que le Sénat a constituée, à la demande du groupe Union Centriste, pour travailler sur la judiciarisation de la vie publique.

L'idée revient souvent que les juridictions nationales et européennes auraient pris, au cours des dernières décennies, une place grandissante dans la production de la norme, au point de mettre en cause la démocratie représentative ainsi que la capacité du pouvoir politique à poursuivre l'intérêt général. Nous souhaitons poser un diagnostic précis, sans tomber dans la dénonciation d'un hypothétique « gouvernement des juges », et proposer, le cas échéant, des pistes d'évolution.

Vous avez publié en 2020 un ouvrage intitulé Le juge et le philosophe - Essais sur le nouvel âge du droit, dans lequel vous parlez de l'avènement d'un nouvel âge du droit. Quelle est votre analyse et quelles sont les mesures que nous devrions éventuellement envisager afin de rééquilibrer les rapports entre pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ?

Vous avez reçu un questionnaire auquel vous avez déjà partiellement répondu par écrit. Après votre intervention liminaire, nous vous poserons des questions complémentaires.

M. Philippe Raynaud, professeur des universités, professeur émérite en sciences politiques à l'Université Paris II Panthéon-Assas. - Je vous remercie de cette invitation dont je me suis senti très honoré, et de l'envoi de votre questionnaire très pertinent.

Je rappellerai tout d'abord ce qui m'a conduit en 2008, date de la première édition de mon livre, à parler d'un nouvel âge du droit et le sens de cette notion.

J'ai voulu désigner ainsi un ensemble de transformations touchant à la fois l'ordre interne des démocraties libérales, le rôle du droit dans les relations internationales, et les nouvelles manières dont s'organisaient les conflictualités politiques. Ces dernières se traduisaient par des débats où l'on pouvait noter à la fois un déclin du concept de souveraineté et un prestige nouveau du concept d'État de droit. Ce dernier, qui passionnait peu de monde lorsque j'étais étudiant, est en effet devenu une référence quasi incontestée. Si des controverses peuvent se produire sur son fonctionnement, le bien-fondé de la nécessité de vivre dans un tel État n'est pas remis en question.

Le triomphe de cette notion se produit dans la configuration de la fin des années 1990, marquée par la fin du monde communiste, qui crée un monde très différent de celui de l'après-Seconde Guerre mondiale.

Le trait le plus visible de cette période est le progrès du libéralisme, entendu non seulement comme la légitimité reconquise de l'économie de marché, mais également comme la transformation des modes de régulation des sociétés appelées communément « démocraties libérales », qui impose la figure du juge comme une figure centrale des régimes démocratiques - succédant au culte du législateur, qui dominait à la fin du XVIIIe siècle et à celui de l'exécutif et de l'administration bienveillante qui avait accompagné les progrès de l'État providence.

Parallèlement, le droit constitutionnel ne se présente plus comme une science des régimes politiques ou des relations entre les pouvoirs, mais sous une forme dogmatique qui mêle droits administratif et privé. L'enjeu est de montrer qu'il existe un ensemble hiérarchisé de normes dont la cohérence est plus importante que les relations entre les pouvoirs et qui s'appuie sur les droits dits fondamentaux protégés par les juridictions constitutionnelles.

Cette évolution a évidemment une portée politique. Alors que, dans les deux siècles précédents, l'essentiel était de régler des conflits liés à des divergences d'intérêts survenues dans un cadre politique marqué par la balance des pouvoirs, ce que l'on peut appeler l'âge des normes voit se développer de nouveaux enjeux et de nouvelles revendications. L'important est désormais, par exemple, la reconnaissance de droits. Les droits fondamentaux sont de plus en plus contraignants et nombreux. Les revendications politiques attachent en outre une importance nouvelle aux questions juridiques.

Parallèlement à cette évolution interne se produit une évolution du système international, que beaucoup résument en parlant d'un déclin de la figure de la souveraineté.

Cette évolution se traduit tout d'abord par un changement dans les relations entre la guerre et la paix marqué par la montée des interventions militaires. Il s'agit là toutefois seulement d'un aspect d'une évolution plus générale. Même si la logique de l'équilibre des puissances reste un élément réel et central du système international, celui-ci ménage une place croissante à des juridictions et des instances réputées indépendantes qui n'hésitent plus à intervenir dans la vie intérieure des États.

Des changements surviennent également dans les enjeux politiques internes au monde démocratique, qui aboutissent à une opposition un peu convenue entre populistes et libéraux.

Depuis vingt ans, les deux aspects complémentaires de la politique moderne qui étaient, d'un côté, la défense des droits des individus et de l'autre, l'augmentation du pouvoir de la collectivité sur elle-même, sont en train de se dissocier pour donner lieu à de nouvelles querelles sur le sens de la démocratie.

Au départ de cette période, la victoire du régime démocratique sur ses principaux adversaires et l'acceptation du libéralisme politique comme cadre normal de la vie civique avaient eu dans un premier temps pour effet de réduire la conflictualité, du fait notamment du déclin des formes traditionnelles des extrémismes politiques.

En France, ce moment peut être situé dans la période ouverte par la réélection de François Mitterrand en 1988, sur laquelle le texte le plus pertinent demeure celui publié par François Furet dans l'ouvrage collectif intitulé La République du centre - La fin de l'exception française.

Il existe bien sûr toujours des courants d'extrême droite et d'extrême gauche dans cette période, mais les enjeux apparents se sont estompés. Ainsi, après la première expérience socialiste, l'idée d'une rupture avec le capitalisme a disparu. Le rapport à la question nationale et à la question européenne du parti dit gaulliste évolue en outre notablement.

Cela n'a pas empêché l'émergence de conflits politiques nouveaux dont les exemples sont nombreux ces dernières années, notamment depuis l'élection de Donald Trump en 2016 aux États-Unis, la crise du Brexit en Grande-Bretagne, jusqu'à la décomposition progressive de la gauche en France et l'essor de ce que l'on appelle l'extrême droite.

Paradoxalement, nous partons donc d'une évolution qui aurait dû conduire à une pacification - et a conduit dans un premier temps à un abaissement des enjeux en présence - pour aboutir à une sorte de crise de la démocratie, dans laquelle les degrés d'hostilité entre les segments de la vie politique sont plus marqués qu'autrefois.

Les nouveaux clivages s'organisent entre deux pôles nouveaux : la démocratie illibérale, chère aux dirigeants hongrois et polonais, qui s'oppose à une idée qui a fait son chemin chez une partie des libéraux, notamment de gauche, et qu'un auteur appelle l'idée d'une « démocratie sans demos », dans laquelle la figure du peuple devient secondaire. Comme le pouvoir pose également problème, la démocratie est peut-être sans demos ni cratos ! C'est le paradoxe dans lequel nous vivons.

Vous m'avez également demandé pourquoi je parlais d'un sentiment d'impuissance du politique et m'avez posé la question suivante : « Peut-on considérer que les développements de la jurisprudence ont fini par entraver dans certains domaines l'action des pouvoirs publics ? Pensez-vous que le souci de toujours mieux protéger les droits et les libertés individuels puisse nuire à la capacité du politique de porter l'intérêt général ? »

Même si le sentiment d'impuissance du politique est réel, les transformations qui y ont conduit et que certains dénoncent sont le fruit de décisions politiques relativement rationnelles, qui ont été accomplies sans opposition majeure. Les démocraties ont accepté de limiter les pouvoirs des gouvernants ou des législatures afin de mieux garantir les droits des individus ou des citoyens et de protéger la minorité de la tyrannie de la majorité, ou pour éviter des politiques économiques qu'à tort ou à raison on considérait comme aventureuses.

Cette évolution est parfaitement pensable dans les cadres classiques de la démocratie libérale. Si l'on se place dans une opposition entre républicains et libéraux, les premiers peuvent y voir un effort de rationalisation des modes de gouvernement et de réorganisation des rapports entre les pouvoirs, et les seconds - de l'école de Constant ou de Mill - peuvent dire que cette évolution procède de la nécessité de placer plusieurs droits fondamentaux ou naturels hors d'atteinte de l'autorité sociale.

En revanche, l'extension indéfinie de ces droits constitue une nouveauté, tout comme le rôle actif joué en la matière par des juridictions dont il n'était pas certain qu'elles aient vocation à trancher tous les problèmes nouveaux nés du développement de ce que Tocqueville appelait « l'égalité des conditions ».

On peut trouver, ce qui est mon cas, qu'il est excellent que l'avortement ait été légalisé ou que la peine de mort ait été supprimée sans pour autant considérer que ces réformes découlaient d'un droit de même nature que les droits de l'homme classiques.

La question est de savoir quel est le rôle des différentes institutions dans la définition de l'intérêt général ou du bien commun.

Une erreur fréquente chez les conservateurs ou chez certains démocrates jacobins consiste à considérer que le problème se résumerait à un conflit entre les droits et les libertés individuels et l'intérêt général. De nombreux aspects préoccupants de la dynamique en cours entraînent à mon sens également des développements susceptibles de compromettre les droits de l'individu tels qu'ils sont entendus de manière classique.

Certains développements visant à défendre les droits supposés des individus conduisent en effet à une remise en cause des droits de la défense - la présomption d'innocence étant considérée comme une entrave à la défense des droits des femmes, par exemple -, à des atteintes diverses à la liberté d'expression ou de recherche, ou encore à des critiques de la méritocratie dans les politiques de recrutement qui ne vont pas dans le sens des libertés individuelles. Ils aboutissent en outre, dans les discussions relatives au sexe et au genre, à de nouvelles interdictions flottantes de parole.

L'idée, familière aux conservateurs, selon laquelle nous souffririons d'une permissivité excessive, comme celle, familière aux démocrates jacobins, selon laquelle la perte de l'intérêt général constitue un point central, me paraissent donc insuffisantes.

Les questions centrales actuelles sont plutôt celle des conditions qui permettent à un individu de devenir un sujet et celle de la diversité des principes qui sont susceptibles de valoir dans les différentes sphères de justice - point sur lequel le philosophe américain Michael Walzer a écrit des textes profonds. La question du rôle des diverses institutions publiques dans le débat et la décision publics se pose dans ce contexte.

À la question de savoir si la judiciarisation a modifié les équilibres initiaux de la Ve République, je réponds par l'affirmative, tout en précisant que l'inverse est également vrai. La modification des équilibres initiaux du régime a favorisé en effet également la judiciarisation, notamment à travers le rôle croissant du Conseil constitutionnel.

Nous pourrons revenir par ailleurs sur la montée en puissance des droits européen et international au cours de nos échanges.

Je réponds également par l'affirmative à la question de savoir si le nouvel âge du droit concerne toutes les démocraties occidentales, comme à celle de savoir si la France tend à se rapprocher du modèle américain, où les tribunaux tranchent depuis longtemps des questions de société majeures. Cependant, les systèmes américain et français reposant sur des logiques initiales différentes, ils ne souffrent pas des mêmes pathologies.

Le Conseil constitutionnel n'est ainsi pas comparable à la Cour suprême américaine. Le premier rend des décisions qui, à la manière française, sont supposées dire le droit. C'est d'ailleurs pourquoi l'on n'y fait pas apparaître les objections susceptibles de leur être opposées. Mais tout cela s'inscrivait dans une culture républicaine qui, même chez les meilleurs juristes, n'était pas entrée dans ce que nous pourrions presque appeler la fétichisation actuelle de l'État de droit.

Jean Carbonnier, dont on ne peut pas dire qu'il était un ennemi de l'État de droit, avait parlé dans son ouvrage intitulé Droit et passion du droit sous la Ve République d'une passion du droit susceptible de conduire à des excès de droit. Or ce qui n'était pas choquant pour un juriste d'autrefois - summum jus, summa injuria - est difficile à entendre aujourd'hui.

Georges Vedel, tout en défendant fermement les positions du Conseil constitutionnel, a dit à plusieurs reprises qu'il trouvait naturel que le Parlement ou le Congrès puisse remettre en question ses décisions par ce qu'il considérait comme l'équivalent d'un lit de justice.

Cette culture a des avantages et des inconvénients. Je me demande si elle existe encore aujourd'hui. Ce n'est pas certain.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Monsieur Garapon, dans votre ouvrage intitulé Le Gardien des promesses - Justice et démocratie, paru en 1996, vous observiez déjà une tendance à la judiciarisation. Vos analyses sont-elles toujours d'actualité ? Le phénomène s'accentue-t-il, et, le cas échéant, sous quelle forme ?

M. Antoine Garapon, magistrat, docteur en droit, ancien secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice. - La judiciarisation actuelle de la vie publique se distingue par trois caractéristiques.

Premièrement, le recours aux juges s'intensifie, ou, plus précisément, l'accusation publique épousant les termes du droit à la recherche d'un juge se développe fortement.

Deuxièmement, les juridictions sont sollicitées en dehors de leurs compétences traditionnelles.

Troisièmement, ce phénomène prend la place d'autres modes de régulation informels.

J'ai étudié la première vague de la judiciarisation de la vie publique dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin. Comme Philippe Raynaud l'a souligné, celle-ci prend des formes différentes selon les cultures juridiques, mais elle est identique partout, à l'exception du Royaume-Uni.

Je tenterai de montrer les différences existant entre la première vague des années 1990 et la judiciarisation née de la pandémie actuelle.

En préambule, qui aurait songé à judiciariser la grippe espagnole ou la grippe de Hong Kong ?

La première vague de judiciarisation des années 1990 renvoie à la notion de Total justice de Lawrence Friedman, selon laquelle la justice constitue un remède universel à toutes les difficultés, que celles-ci soient personnelles, familiales, nationales... Ce phénomène traduit l'effondrement des médiations sociales traditionnelles. Le juge ne devient pas un homme politique, mais l'homme politique devient à nouveau justiciable.

Cette époque est marquée par l'éclatement de l'affaire Urba-Gracco, la naissance du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, ou encore l'affaire dite du sang contaminé, faisant naître le spectre d'un pouvoir criminel. Le mal a pour origine les personnes supposées nous protéger : le médecin inocule le poison, le prêtre corrompt la jeunesse, le père souille sa descendance et l'homme politique n'est plus au service de la population. Cette première vague s'est apaisée avec le vote notamment de la loi Fauchon.

Toutes les vagues se caractérisent par un phénomène de panique de la société, à la recherche de ses frontières morales. Par ailleurs, la libéralisation de la société est source d'inquiétude.

Le rebond actuel de la judiciarisation de la vie publique prend des formes nouvelles : le début de la pandémie s'est traduit par la multiplication des procès tous azimuts. Pas moins de 500 plaintes visant des ministres, des directeurs d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ephad) ou Santé publique France ont été déposées au parquet de Paris, pour les motifs d'inculpation les plus divers, tels que la mise en danger de la vie d'autrui ou encore les homicides et les blessures involontaires. Ces nouvelles incriminations ne répondent pas du tout à un droit pénal libéral qui se caractérise par l'établissement d'un fait précis.

Des centaines de plaintes ont également été déposées auprès de la Cour de justice de la République. Mais les plaintes visent toutes les strates de la société : le SAMU ou des amis et des cousins qui ne m'avaient pas dit qu'ils souffraient du covid-19. En Allemagne, c'est la « scientocratie » qui est visée.

On constate la même explosion de la judiciarisation au niveau supranational : la responsabilité de l'Union européenne ou de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est mise en cause en matière vaccinale. Des sénateurs américains souhaitent traduire la Chine devant la Cour internationale de justice.

Il s'agit de l'une des caractéristiques de la démocratie d'opinion : ces nombreuses accusations participent de la dramatisation ambiante, mais, le plus souvent, elles ne se traduisent pas par des condamnations. Par exemple, les élus et les fonctionnaires territoriaux sont plus souvent mis en cause, mais les condamnations sont plutôt en baisse. Avant tout, c'est l'accusation publique qui est recherchée. Le numérique renforce le caractère viral de cette tendance : la plainte en ligne confère une dimension pétitionnaire à l'accusation. Aujourd'hui, il est possible de porter plainte contre l'État pour 1,90 euro via un formulaire ! Le but recherché est de faire masse, dans la lignée du mouvement #MeToo.

Cette logique exprime une attente, qui n'est pas sans rapport avec la mort. Aujourd'hui, on n'admet plus la mort naturelle et plus la présence de la mort grandit, plus la recherche de coupables se renforce. La recherche de responsabilité et la demande de justice sont liées à l'émotion sociale.

Dans les années 1990 subsiste encore l'idée d'un État tout puissant qui contrôle tout. Aujourd'hui, l'inquiétude est beaucoup plus profonde : l'État ne sait pas. Ceux qui savent sont des imposteurs et une panique morale d'un genre nouveau s'installe. La société n'a plus peur de la libéralisation, mais elle s'inquiète beaucoup du devenir de ce pouvoir qui ne dispose plus du savoir total sur la société. Les citoyens ne supportent plus l'imprévisibilité. Or c'est un fait de nature ! La pandémie actuelle en atteste.

Nous payons également notre incapacité à mener des réformes, comme celle de la Cour de justice de la République, alors que cette juridiction n'est pas à la hauteur des responsabilités qui lui sont confiées. La confiance générale de la société envers les institutions s'en ressent.

Mais le problème reste entier : comment parvenir à des institutions efficaces pouvant régler des problèmes insolubles ? À cet égard, je note deux phénomènes saillants. Premièrement, du fait des réseaux sociaux, la judiciarisation tient lieu d'action politique : faire de la politique revient à faire des procès - on le voit dans le domaine de l'écologie. Deuxièmement, on note une scission entre la parole et l'action. L'action politique s'éloigne au profit de la présence sur les réseaux sociaux. De nombreuses personnalités politiques considèrent qu'elles doivent faire une loi pour montrer qu'elles agissent.

Il en résulte une confusion entre le jugement et l'action politique. On attend des juges d'ordonner le chaos du réel, et de résoudre les défis qui devraient l'être par l'action politique.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Monsieur Garapon, vous avez souligné la nécessité de disposer de bonnes institutions. Monsieur Raynaud, vous avez rappelé le sentiment d'impuissance du politique né parfois des réformes votées par le Parlement.

Il est urgent d'agir. L'action politique est infinie, alors qu'un jugement marque la fin d'une procédure.

Bien qu'il participe de la noblesse du débat politique, l'affrontement partisan est aujourd'hui décrié. Nos concitoyens considèrent que les juges conservent une forme d'indépendance, mais, au contraire des personnalités politiques, ceux-ci ne peuvent surmonter les contradictions de la société grâce au débat.

M. Antoine Garapon. - Penser la fonction juridictionnelle est une difficulté typiquement française, contrairement aux États-Unis, à l'Allemagne et au Royaume-Uni. La France souffre d'une histoire tourmentée avec ses juges. Deux traditions concurrentes s'affrontent : celle des conseils d'une part, et celle des parlements et des juridictions, d'autre part.

Sous l'Ancien Régime, les parlements tourmentaient la couronne en exerçant une fonction constitutionnelle - perdue par la suite - et judiciaire. Les conseils - une autre grande tradition française - sont alors réapparus.

Aujourd'hui, rien n'a changé. Le Conseil d'État a bien rempli sa fonction de contrôle durant la crise sanitaire et il a servi d'exutoire aux protestations des citoyens. La pandémie a donné un nouveau souffle au gouvernement au travers des conseils, aux dépens du conseil des ministres, comme en témoigne la création du conseil scientifique ou du conseil de défense sanitaire par exemple. Toutefois, les conseils ne disposeront jamais de la plénitude du pouvoir juridictionnel.

En face, les juges constituent les éternels exilés de la chose politique. Ils disposent entièrement du pouvoir juridictionnel, mais ils sont parfois frustrés à l'égard du pouvoir politique.

Comme cette question n'a pas été résolue, la situation reste bloquée dans notre pays. Pour surmonter cette difficulté, il faut penser sereinement la fonction juridictionnelle et définir clairement les institutions dont nous avons besoin sur le long terme.

M. Philippe Raynaud. - Il est important de distinguer la place des magistrats dans le système politique et le problème de la pénalisation de l'action publique. Ce sont deux choses très différentes.

Les pathologies françaises nourrissent la présence des magistrats dans le débat politique. Comme l'ont montré Olivier Beaud et Jean-Michel Blanquer dans Le Principe irresponsabilité, la France souffre d'un surinvestissement de la responsabilité pénale, contrepoint de la faiblesse de la responsabilité politique. Seule la mise en examen d'un ministre peut le pousser à la démission, ce qui n'est pas le cas dans d'autres démocraties où une telle décision n'est pas synonyme de déshonneur.

Nous devrions nous interroger sur le lien existant entre le développement du présidentialisme sous la Ve République et l'invasion des juridictions dans la vie publique. Ces phénomènes constituent les deux faces d'une réalité semblable. Toutefois, je précise que je ne suis pas favorable à la VIe République, même si je n'apprécie pas énormément la Ve.

De plus, l'histoire politique française montre que la justice peut parfois apparaître comme un moyen de vengeance politique. C'est étrange ! Lors de la mise en accusation d'Agnès Buzyn, certains ont voulu refaire le procès de Riom, comme si ce dernier avait pu débuter dès 1939 ! Nous sommes décidément un pays original.

Le climat politique actuel aggrave cette situation : le sentiment d'impuissance politique - au demeurant très exagéré - est entretenu par des demandes largement excessives à l'égard du pouvoir politique. Comme le soulignait Antoine Garapon, nos concitoyens ne supportent pas l'imprévisibilité : c'est très ennuyeux dans une société ouverte. L'imprévoyance est ainsi la principale critique adressée aux gouvernants.

Quels sont les moyens institutionnels pouvant remédier à cette situation ? Une partie de la surcharge imposée aux juridictions provient de défaillances constatées dans l'organisation de la décision publique. Certains problèmes actuels seront moins prégnants lorsque des solutions auront émergé grâce à l'amélioration de notre système politique. Mais je suis conscient que ce n'est pas un programme électoral très séduisant !

M. Étienne Blanc. - La Constitution mentionne non pas le pouvoir judiciaire, mais l'autorité judiciaire. Ce terme est-il toujours adapté à la situation actuelle ? Les échecs politiques peuvent-ils être surmontés grâce à des décisions de justice ?

La judiciarisation de la vie publique est-elle différente entre les pays appliquant le droit continental et ceux dont le système juridique est fondé sur la common law ? Cette distinction est-elle toujours pertinente ?

Mme Agnès Canayer. - Tous les étudiants en droit apprennent que nos démocraties libérales reposent sur le principe de la séparation des pouvoirs.

Je souscris à votre constat : la judiciarisation de la vie publique a pour origine la faiblesse de la responsabilité politique. Estimez-vous nécessaire d'encadrer le pouvoir judiciaire, irresponsable devant le peuple et soumis à peu de contraintes ?

Pensez-vous que le droit européen renforce ce phénomène ?

Mme Dominique Vérien. - Ne faut-il pas renforcer plutôt le pouvoir politique que le pouvoir judiciaire ? Peut-on envisager que des instances comme le Conseil constitutionnel ou le Conseil d'État limitent elles-mêmes leur action ? Faut-il encadrer leur champ d'action ? Parfois, ces instances font de la politique.

Monsieur Raynaud, vous avez souligné que l'on ne pouvait pas se limiter au conflit entre droit individuel et intérêt général. Aujourd'hui, lorsqu'on plaide en justice, ne défend-on pas davantage la victime que la société ?

M. Jean-Baptiste Blanc. - Quel est votre sentiment sur la soif de justice de la société ? Il est fréquent que plusieurs juges soient saisis dans une affaire, en vue de combler les frustrations d'un premier jugement négatif.

Depuis quelques années, les prérogatives des juges ont été renforcées. Pensez-vous qu'il faut poursuivre dans cette voie ? Comment réguler cette soif de justice, derrière laquelle se cache une soif de droit pénal ? Ne faudrait-il pas plutôt renforcer le dialogue entre les juridictions ?

M. Philippe Raynaud. - Une querelle éternelle entoure la distinction entre autorité judiciaire et pouvoir judiciaire. C'est un topos, surtout chez ceux qui s'inquiètent à ce sujet. Toutefois, ce débat n'est pas aussi important qu'on le dit : il convient plutôt que les sphères soient bien identifiées.

Dans la doctrine initiale, il s'agit de distinguer les fonctions et les capacités de riposte des pouvoirs les uns envers les autres. Actuellement, l'incertitude entourant les fonctions entraîne des conflits inévitables entre les pouvoirs.

L'extension de la compétence pénale résulte d'un héritage de l'Ancien Régime : les procureurs occupent une place singulière et importante dans le système français, au contraire des avocats.

Le droit européen est issu d'un système particulièrement complexe : l'Union européenne est une semi-fédération sans Constitution et une organisation sans pouvoir. Certes, cela crée des difficultés, mais il est exagéré de présenter les effets de la construction européenne comme la cause des dysfonctionnements français.

Plusieurs difficultés tirent leur origine non pas du droit international, de la Cour de justice de l'Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), mais bien de la surenchère à laquelle se livrent certaines juridictions françaises afin d'outrepasser leurs compétences.

Les rapports entre les pouvoirs sont en cours de redéfinition.

M. Antoine Garapon. - Quand Montesquieu parle de pouvoir judiciaire, il entend diminuer l'autorité quasi religieuse dont bénéficiaient les juges.

S'agissant des pays soumis à la common law, les États-Unis font face à une politisation importante de leurs juridictions, notamment la Cour suprême. Or le pays est très divisé et fait face à de grandes difficultés. Les juges hésiteront à prendre des décisions très marquées afin de ne pas nuire à la cohésion de la société.

Le Royaume-Uni s'est rapproché du modèle du droit continental - et non l'inverse -, comme en témoigne notamment la création d'une école de la magistrature et d'un conseil supérieur de la magistrature.

Les influences vont dans les deux sens. La technique du précédent, utilisée notamment dans le droit des affaires, est beaucoup plus sécurisante pour les parties que la loi générale et impersonnelle. L'introduction du plea bargaining - la technique du plaider-coupable - est efficace et soulage les juridictions.

Il n'en demeure pas moins que le législateur est aussi responsable de la judiciarisation de la vie publique. Les lois de dispositions pénales en témoignent. De plus, les lois sont souvent des produits semi-finis : la fin du travail devra être accomplie par le juge administratif ou le juge judiciaire, ce qui pose problème.

Bien qu'ils travaillent dans des conditions dégradées, les juges refusent d'être déchargés d'une partie - même infime - de leurs compétences.

Il convient plutôt de rendre les institutions judiciaires plus efficaces. Une plus grande implication des professionnels, tels que les avocats ou les professeurs de droit, est souhaitable.

Le personnel politique connait mal le monde de la justice, d'où des réactions empreintes de colère émanant de part et d'autre.

La justice remplit de plus en plus une fonction de reconnaissance sociale dans nos sociétés. On demande au droit de trancher des questions qui ne sont pas de son ressort, à l'image des conflits relatifs à l'euthanasie. La justice remplit un rôle par défaut, autrefois occupé par la religion.

On gagnerait un temps précieux à autoriser la Cour de cassation à citer les décisions judiciaires précédentes sur lesquelles elle s'appuie pour motiver ses décisions. Le procès pénal comporte trop de garanties inopérantes, qui ralentissent l'action de la justice. Ces questions ne sont jamais traitées au fond.

Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie pour vos interventions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Pascale Joannin, directrice générale de la Fondation Robert Schuman, et M. Jacques Ziller, professeur de droit européen à l'université de Pavie, ancien professeur de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne (sera publié ultérieurement)

Le compte rendu sera publié ultérieurement.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 45.