Mercredi 5 janvier 2022

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Audition de M. Fabrice Lenglart, rapporteur général à la réforme du revenu universel d'activité (RUA)

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous souhaite à tous, ainsi qu'à ceux qui vous sont chers, et en dépit des conditions sanitaires particulières, une très belle année 2022, qui s'annonce très chargée sur le plan politique.

Nous entendons ce matin M. Fabrice Lenglart, directeur de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques auprès du ministère des solidarités et de la santé, en sa qualité de rapporteur général au revenu universel d'activité (RUA).

Je salue nos collègues qui participent à nos travaux en visioconférence.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat, qui sera ensuite disponible en vidéo à la demande.

Monsieur Lenglart, le travail qui vous a été confié sur le revenu universel d'activité est antérieur à votre nomination à la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) en décembre 2019. Il s'inscrit dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté présentée le 13 septembre 2018 et à laquelle le Président de la République a fixé un objectif particulièrement ambitieux de refonte des dix minima sociaux que compte notre pays avec cinq impératifs : la dignité, la simplicité, la transparence, l'équité et la responsabilité.

Comme cela a été le cas sur plusieurs grands chantiers intéressant les politiques publiques, ce projet de réforme a fait l'objet d'un processus très élaboré de concertation qui devait notamment aborder certains sujets comme celui des jeunes adultes, des territoires ultra-marins ou encore de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) ou des aides personnalisées au logement (APL).

Au-delà de l'objectif largement partagé de simplification d'un système très sédimenté et de l'amélioration de l'accès au droit des bénéficiaires, le sujet est redoutablement complexe, ainsi que l'ont fait apparaître très rapidement les oppositions à l'intégration dans la nouvelle prestation des allocations logement ou de l'AAH.

L'avancement du dossier a sans doute aussi pâti de la crise sanitaire, puisqu'il devait initialement aboutir au cours de l'année 2020.

Le rapport qui devait être remis avant la fin de l'année 2021 ne l'a pas été officiellement, mais nous avons souhaité maintenir cette audition afin que vous nous présentiez les premières orientations que vous avez pu dégager au cours de ce long travail.

Plus largement, notre commission s'intéresse aux modalités du soutien au revenu des travailleurs à bas salaires dont fait partie la prime d'activité. Vous pourrez ainsi nous indiquer quelle place ce dispositif a prise dans vos réflexions.

Les sujets de l'AAH ou des petites retraites agricoles ont été abordés récemment au cours de nos travaux législatifs. Vous pourrez également nous indiquer comment ces dossiers ont été envisagés dans le cadre d'une réflexion plus globale sur le soutien au revenu des plus pauvres.

Je vous laisse la parole durant une vingtaine de minutes avant que le débat ne s'engage avec les commissaires qui souhaitent vous interroger, notamment nos rapporteurs budgétaires sur les missions « Travail et emploi » et « Solidarité, insertion et égalité des chances » que sont Frédérique Puissat et Jean Sol.

M. Fabrice Lenglart, auteur du rapport sur le revenu universel d'activité. - Je souhaite à mon tour à tous les sénateurs une très bonne année 2022 ! Madame la présidente, vous avez parfaitement introduit le sujet. Je reviendrai néanmoins dans mon propos liminaire sur le contexte de la réforme. J'aborderai ensuite de façon synthétique le fond des travaux que j'ai eu l'honneur d'animer.

Le contexte est, vous l'avez rappelé, l'avancement de travaux interadministratifs à la suite des annonces du Président de la République en septembre 2018 concernant la création d'un revenu universel d'activité. J'ai été nommé rapporteur général au début de l'année 2019, avec pour première mission d'animer les travaux interadministratifs de ce sujet éminemment interministériel. Je m'y suis attelé sans discontinuer de février 2019 jusqu'au début du mois d'avril 2020. En parallèle, une grande concertation tous azimuts a été engagée à partir du printemps 2019. Organisée par la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, elle s'est interrompue pendant la crise covid.

Dans le cadre de la concertation institutionnelle, des groupes de travail thématiques sur le handicap, les jeunes ou encore le logement ont été organisés avec les associations mobilisées en faveur des plus modestes, les partenaires sociaux et les représentants des collectivités territoriales.

Par ailleurs, des ateliers ont été mis en place dans six régions pour débattre pendant une journée entière avec des citoyens volontaires - réunissant à chaque fois entre soixante et cent personnes. Une consultation en ligne a ensuite permis de recueillir l'avis des internautes. Enfin, un jury citoyen a rendu un avis quelques semaines avant la crise.

Mon rôle était à la fois d'animer les travaux interadministratifs et d'alimenter la concertation par une participation active lors des discussions.

Se trouvaient autour de la table 24 directions d'administration centrale de 12 ministères, toutes les caisses de sécurité sociale, Pôle emploi et le CNOUS. Ces travaux considérables ont favorisé le défrichement de questions diverses, mais ils se sont interrompus à partir du premier confinement durant un peu plus d'un an. Interrogé sur le sujet à l'automne 2020, le Premier ministre Jean Castex a déclaré que ces travaux avaient vocation à continuer. J'ai donc repris les travaux interadministratifs au printemps 2021. Nous n'avons pas mené à bien tout ce que j'avais prévu, mais nous avons clôturé nombre de sujets. Je me suis engagé à remettre à l'automne au Gouvernement un rapport de préfiguration, dont j'ai remis une première version à Matignon et que je suis en train de finaliser, en lien avec les conseillers des différents cabinets ministériels et l'Élysée. Ce rapport fait 200 pages, assorties de 300 pages d'annexes. Dans toute ma carrière de fonctionnaire, je n'avais jamais vu un travail aussi fouillé et réalisé dans de telles conditions exceptionnelles de collaboration entre administrations pourtant issues de ministères différents !

Je résumerai à grands traits le constat de notre système de solidarité, qui est public, car implicitement contenu dans les documents ayant servi à la concertation - ils sont toujours en ligne sur le site du ministère des solidarités et de la santé.

Que sont les prestations de solidarité en France ? De nature monétaire, elles visent à soutenir le revenu de ménages modestes. Elles sont soumises à conditions de ressources et dégressives à partir d'un certain montant de revenus jusqu'à s'éteindre au-delà d'un seuil prédéfini.

Une quinzaine de prestations de solidarité existent en France, parmi lesquelles figurent les 10 minima sociaux, dont le principal est le revenu de solidarité active (RSA). Alors que, dans notre pays, une personne sur dix vit dans un ménage qui bénéficie d'un minimum social, moins de la moitié touche le RSA. Cela montre bien que celui-ci est central, mais non hégémonique. Les quatre minima sociaux les plus importants sont, outre le RSA, l'AAH, l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) pour le minimum vieillesse et l'allocation de solidarité spécifique (ASS) pour les chômeurs de longue durée ayant épuisé leurs droits aux allocations de chômage et qui, sous certaines conditions, y sont éligibles. Il existe également des minima sociaux spécifiques pour les personnes invalides, les veufs et l'outre-mer.

Outre les dix minima sociaux, la prime d'activité créée en 2016, - qui préexistait, mais sous d'autres formes -, a été augmentée de façon importante au début de l'année 2019. Il s'agit bien d'une prestation de solidarité, car elle est conditionnée aux ressources. Visant à compléter les revenus des travailleurs modestes, ce dispositif garantit que le travail paie. Aujourd'hui, une personne sur huit vit dans un ménage qui touche la prime d'activité, proportion qui place celle-ci devant le RSA d'un point de vue numérique, et à un niveau comparable sur le plan financier.

Les aides au logement appartiennent bien à la catégorie des prestations de solidarité et sont attribuées à un plus grand nombre de personnes - environ 1 sur 5 -, essentiellement des ménages locataires.

Le chèque énergie, peut-être un peu moins connu, est aussi une prestation de solidarité.

Les jeunes adultes, vous le savez, ne sont pas traités de façon totalement identique au reste de la population adulte. Lorsqu'ils sont âgés de 18 à 24 ans, sans emploi ou sans étude, ils ne sont pas éligibles au RSA. Ils peuvent donc bénéficier de la garantie jeunes, transformée prochainement en « contrat d'engagement jeune », dont le volet monétaire est une prestation de solidarité. Quant aux jeunes adultes encore en études, ils peuvent solliciter des bourses étudiantes. Ces dernières appartiennent aux prestations de solidarité, car elles sont attribuées sous condition de ressources.

En termes de dépenses publiques, le total des prestations représentait en 2019 un peu moins de 60 milliards d'euros.

Ce système de prestations de solidarité présente deux grands avantages et un gros défaut.

D'une part, il soutient le revenu des personnes modestes en diminuant le taux de pauvreté et l'intensité de la pauvreté, de façon plutôt satisfaisante par rapport aux autres pays de l'Union européenne. Aujourd'hui, un peu plus de 9 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté, égal à 60 % du revenu médian. Sans les prestations de solidarité, ce nombre atteindrait 12,5 millions de personnes.

D'autre part, le système est-il conçu de telle sorte que le travail paie davantage que l'inactivité ? Quand une personne retrouve un emploi ou qu'elle bénéficie d'une augmentation de salaire, la diminution des prestations de solidarité est-elle suffisamment maîtrisée pour que son revenu global augmente ? Dans la très grande majorité des cas, en France, le travail paie - j'y insiste, car c'est trop peu connu. C'est le cas depuis que la loi du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion a remplacé le revenu minimum d'insertion (RMI) par le RSA. L'objet de ce texte était de prévoir un dispositif pérenne de gain au travail, devenu au fil du temps la prime d'activité.

J'émettrai néanmoins trois bémols sur ce point.

Premièrement, dans certains cas minoritaires, le travail paie très peu, voire pas du tout. Cela se produit au détriment de personnes handicapées ou de certains de leurs conjoints qui peuvent travailler. C'est également le cas de certains bénéficiaires de l'allocation de solidarité spécifique.

Deuxièmement, le travail ne paie pas de la même façon pour tout le monde. Lorsque vous vivez dans des conditions de vie modestes, selon votre situation familiale, votre logement ou votre état de santé, vous êtes éligible à une ou, plus souvent, à plusieurs prestations de solidarité. Plus de 50 % des bénéficiaires de minima sociaux reçoivent également une aide au logement. Or les barèmes de ces aides ne sont pas pensés pour fonctionner ensemble. Lorsque le revenu du travail augmente, plusieurs prestations peuvent diminuer en même temps, affectant d'autant le gain au travail. C'est typiquement le cas des locataires modestes qui touchent un minimum social et des aides au logement, plus pénalisés que les propriétaires de conditions de vie modestes.

Troisièmement, le travail paie dans la plus grande majorité des cas. Je vous l'affirme ; encore faut-il le comprendre et s'en persuader. Sur le terrain, des doutes sont susceptibles d'apparaître sur l'effet de la reprise d'un travail ou d'une augmentation de salaire sur les prestations perçues. Les salariés craignent également, s'ils perdent par la suite leur emploi, que leurs prestations ne disparaissent.

J'en viens au gros défaut de ce système : il est illisible. Je ne dis pas qu'il est trop complexe, car il faut se garder de tout simplisme en la matière. Les prestations monétaires doivent être adaptées à la diversité des situations vécues. Or, si elles ont toutes été utiles au moment de leur création, elles se sont sédimentées, comme vous l'avez dit à juste titre.

Cette illisibilité entraîne un non-recours par certaines personnes qui seraient éligibles aux aides. Je vais vous faire une confidence : aucune administration ne maîtrise le système dans sa globalité ; c'est par un travail collectif que l'on peut comprendre tous les effets du système. Cela crée aussi, au fil de l'évolution des situations, des ruptures de droit tout à fait dramatiques, même si elles sont temporaires.

Cette illisibilité mine également la confiance dans le système, soumis à toutes les comparaisons possibles et dont peu comprennent le fonctionnement. Conséquence : ce système est objectivement impossible à piloter. Lorsque vous voulez arranger telle ou telle situation, par exemple par des efforts budgétaires, vous convoquez tout un ensemble d'administrations, qui proposent des solutions, mais sans vraie certitude et avec d'éventuels effets de bord non prévus et de nouvelles réformes en vue - pas moins d'une par an !

Les 15 prestations de solidarité sont octroyées en fonction de 15 bases ressources, ce qui est une source fondamentale d'illisibilité. De même qu'il existe un revenu fiscal de référence en France, il faut créer un revenu social de référence en harmonisant les bases ressources. La réforme du revenu universel d'activité n'aura pas pour objet de fondre l'ensemble des prestations ; il restera l'équivalent du RSA, de la prime d'activité, du minimum vieillesse et de l'AAH, ainsi que des aides au logement identifiées, mais les barèmes seront conçus de façon cohérente les uns avec les autres. Ainsi, deux prestations ne diminueront pas en même temps quand le travail augmente ; le processus sera progressif pour parvenir à une certaine équité.

Le rapport n'est pas une solution clé en main. Compte tenu de la complexité de notre système, de nombreuses questions se posent, qui sont techniques et éminemment politiques : le système doit-il être familialisé ou individualisé ? Le rapport apporte des éléments sur ce point. Il faut aussi s'entendre sur le périmètre des ressources à prendre en compte et sur la façon de les mesurer.

Il faut unifier notre système de prestations de solidarité, mais on peut imaginer une réforme partielle par étapes, en laissant de côté tel ou tel type de prestations. Quoi qu'il en soit, il n'y aura pas de réforme sans harmonisation des barèmes du RSA, de la prime d'activité et des aides au logement. Faut-il intégrer l'allocation spécifique de solidarité, le minimum vieillesse et l'AAH ? Le rapport présente les différentes options des administrations. Il faudra ensuite une volonté politique pour opérer les arbitrages. Le rapport traite dans le détail la situation des jeunes adultes, sortis ou non des études. On peut imaginer un traitement différencié via le « contrat d'engagement jeunes » et des bourses ou une unification plus forte.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Merci beaucoup de cette présentation, qui nous donne un peu plus de lisibilité sur le sujet. Vous avez posé des règles importantes. Les questions seront l'occasion de vous focaliser sur certains points de votre rapport.

Mme Frédérique Puissat. - Mme la présidente a évoqué mon rôle de rapporteur budgétaire sur la mission « Travail et emploi » au sein de la commission. J'ai également travaillé avec Annie Le Houerou à l'élaboration d'un rapport d'information sur l'évolution et la paupérisation d'une partie des Français. Votre vision nous avait à l'époque semblé très limpide, mais je me rends compte que la question est bien complexe ! Mettre 24 directions générales autour d'une table n'augure pas de décisions très claires... Nous lirons avec attention votre rapport pour trouver un certain nombre de points de convergence. Nous avions déjà dit qu'il fallait un filet de sécurité plus juste et plus accessible pour les personnes pauvres.

L'appellation « revenu universel d'activité » n'était pas votre choix et ne nous semblait pas très bien choisie. Ne pourrait-on y revenir, afin de trouver une proposition reflétant mieux la nature de la réforme ?

Concernant la complexité du système, le Royaume-Uni a mis en place en 2012 l'Universal Credit, dont la mise en oeuvre s'avère si complexe que deux systèmes fonctionnent aujourd'hui encore en parallèle afin de ne pas exclure des bénéficiaires. Votre proposition s'en inspire-t-elle ?

Enfin, sur l'incitation à trouver une activité pour sortir de ces minima sociaux, j'ai noté vos trois bémols. Or, de nombreux allocataires du RSA se trouvent depuis très longtemps dans le dispositif, sorte de « trappe à pauvreté ». Vos propositions ont-elles intégré ces données ?

M. Jean Sol. - Que représenterait le RUA en termes de masses financières ? Le Président de la République avait initialement évoqué une prestation d'État. D'autres pistes sont-elles envisagées pour son financement ?

Quel bilan faites-vous de la prime d'activité après six ans d'existence de cette prestation qui représente aujourd'hui un budget de 10 milliards d'euros ? Parvient-elle à jouer le rôle de prestation de solidarité garantissant un gain au travail et un complément de salaire pour les personnes aux revenus modestes ?

M. Philippe Mouiller. - Merci de votre présentation très claire des objectifs attendus. Comme Jean Sol, nous nous interrogeons beaucoup sur l'aspect financier de la réforme : en tendant à l'unification sans qu'il s'agisse pour autant d'une fusion, soit les prestations diminueront, soit les coûts financiers exploseront.

Vous avez dit que le travail payait. Aujourd'hui, les écarts sont-ils suffisants entre les revenus du travail et les plus hauts cumuls de prestations sociales ?

Quant au montage du RUA, on parle d'un revenu-socle et d'un complément. Dans ce cas, il s'agirait d'une fusion de prestations, tandis que vous aviez surtout évoqué une harmonisation des bases de calcul. Quel est votre avis à ce propos ?

Sur l'AAH, enfin, que pensez-vous du débat et quelle est votre position sur sa « déconjugalisation » ?

Mme Élisabeth Doineau. - Après vous avoir entendu, j'ai hâte de lire votre rapport, il me semble faire écho à celui de notre collègue Jean-Marie Vanlerenberghe sur le revenu de base, où s'exprimait l'idée que la simplification était loin d'être chose facile, mais aussi celle d'une expérimentation possible.

J'insisterai sur la difficulté pour les bénéficiaires à construire leur avenir quand les prestations changent lorsque leur situation familiale ou d'activité évolue, ce qui engendre des indus, des complications dont les conseils départementaux sont saisis. Si l'on simplifie les choses, veillons à la notion de parcours, parce qu'il ne faut pas continuer à fabriquer des lendemains qui déchantent.

M. Fabrice Lenglart. - Je n'ai pas à commenter l'appellation de revenu universel d'activité, elle relève d'un choix politique, mais je constate qu'elle a suscité des interrogations lors des concertations. Je souligne au passage que ces concertations ont été très fécondes dans les deux sens, elles m'ont, par exemple, fait comprendre l'importance de la lisibilité des prestations, à partir d'exemples très concrets, sur le terrain.

Le rapport cherche à unifier le système des prestations, plutôt que de les fusionner. La concertation nous a fait évoluer, nous pensions initialement à un socle commun, assorti de suppléments selon les situations ; nous pensons aujourd'hui que, si le champ retenu devait être étroit, nous conserverions trois prestations, le RSA, les allocations logement et la prime d'activité, mais avec des bases de ressources harmonisées, et si le champ devait être élargi, nous parlerions encore de minimum vieillesse, d'AAH, et pas simplement d'un supplément vieillesse ou handicap. Nous visons un système unifié, mais avec des prestations qui demeurent bien identifiées.

Quel bilan de l'Universal Credit au Royaume-Uni ? Les Britanniques ont rencontré beaucoup de difficultés dans sa mise en place, j'ai pu m'en rendre compte lorsque nous nous sommes rendus sur place pour rencontrer nos homologues. Il y a eu au départ un consensus politique fort, pour changer un système de prestations devenu illisible, mais les Britanniques n'ont pas concerté la réforme, ce qui n'est pas notre cas - je le répète, notre concertation est approfondie. Ensuite, les Britanniques ont sous-estimé la difficulté technique même de la réforme, c'est pourquoi elle a mis beaucoup de temps à se réaliser, nous le documentons dans le rapport. Enfin, le Gouvernement britannique a d'emblée annoncé que la réforme ferait faire des économies, ce qui a suscité une bronca, car, en réalité, les dépenses ont commencé par augmenter - il est particulièrement difficile de faire des économies en transformant un système si complexe.

Ne risque-t-on pas de mettre en place deux systèmes parallèles ? Une réforme de cette ampleur nécessite une période de transition, par décence pour nos concitoyens, mais aussi pour des raisons techniques - en réalité, il n'est pas possible techniquement de passer d'un système à l'autre du jour au lendemain, et dans la phase de transition, on peut individualiser les changements, faire en sorte que les gagnants basculent plus vite dans le nouveau système et que ceux dont la situation deviendra moins bonne restent dans le système ancien : c'est possible, le rapport le documente. Cependant, il ne faut pas imaginer que cette transition pourrait s'étendre sur une dizaine d'années. Il faut de la lisibilité et donc prévoir une transition sur quelques années seulement.

Sur le lien entre RSA et travail, il est vrai qu'une partie des bénéficiaires du RSA le sont depuis longtemps, mais il y a aussi des sorties, il ne faut pas les minorer. La question renvoie au contenu qui accompagne la prestation, ce que le Président de la République a désigné comme le service public de l'insertion, qui vise à mieux accompagner pour se former, reprendre un travail. En revanche, il faut que le travail paie, c'est-à-dire que les revenus du travail ne diminuent pas d'autant la prestation de solidarité. Or, la situation effective ne dépend pas du seul RSA, mais d'autres prestations également. Aujourd'hui, lorsque vous gagnez moins d'un demi-SMIC par votre travail, donc quand vous ne touchez pas la bonification de la prime d'activité, pour 100 euros perçus au travail, le cumul RSA et prime d'activité hors bonification individuelle d'activité vous fait conserver 61 % des revenus de solidarité, mais si votre allocation logement diminue - je ne peux pas vous dire de combien, cela dépend de la situation précise -, cette somme diminue d'autant, ce qui réduit le gain du travail. Il est donc important d'unifier les bases, pour établir plus clairement le gain du travail.

Faut-il, ensuite, changer le curseur de l'intéressement au travail ? Nous posons la question dans le rapport. Il est tout à fait possible de faire démarrer la prime d'activité dès le premier euro de travail, nous documentons cette proposition.

Lors de la concertation, nous avons dit que nous devions raisonner à masse budgétaire inchangée, c'est la condition pour comparer l'efficacité des systèmes de prestation ; les simulations ont donc été effectuées sous cette hypothèse. Nous avons identifié des gains d'efficience de la réforme, et les avons documentés. Cependant, dès lors qu'on raisonne à coût constant, il est inévitable qu'il y ait des gagnants et des perdants. En réalité, pour mener une réforme de ce type, il faut remettre un peu d'argent pour diminuer le nombre de perdants quand la réforme est mise en place - c'est ce que nous indiquons dans le rapport.

Martin Hirsch a voulu affirmer le lien entre RSA et travail, via le « RSA activité », mais ce lien donnait lieu à confusion et à une certaine stigmatisation des bénéficiaires. Il me semble que le bilan de la prime d'activité est positif, ce qui n'interdit pas de penser que des améliorations sont possibles - par exemple sur le seuil de déclenchement de la bonification individuelle, actuellement à 0,5 SMIC. On peut aussi s'interroger sur le fait que des bénéficiaires paient l'impôt sur le revenu, ce qui peut paraître contradictoire pour une prestation de solidarité. 

Sur l'AAH, le rapport comprend une partie descriptive, rappelant que cette prestation est bien une prestation de solidarité, versée sous condition de ressources et dégressive, et qu'elle vise donc les personnes handicapées dont les conditions de vie sont modestes. Nous montrons aussi que le barème de l'AAH a deux défauts. Le premier, c'est qu'il ne valorise pas suffisamment le lien au travail. Je n'ignore pas la grande difficulté d'accès au travail des personnes handicapées, c'est ce qui justifie que la prestation minimale soit plus élevée. Cependant, pour les 20 % de personnes handicapées qui travaillent, le barème actuel n'assure pas de gain au travail, car l'AAH est mal articulée aux autres allocations. Par ailleurs, quand le conjoint de la personne handicapée travaille, le revenu n'augmente pas proportionnellement au revenu du travail.

Le deuxième défaut du barème de l'AAH tient à ce que le supplément de solidarité lié au handicap varie très fortement selon la configuration familiale et le statut dans le logement. Ainsi, pour une personne seule, ce supplément de solidarité atteint 400 euros par mois, entre un RSA à 500 euros et une AAH à 900 euros ; pour une personne handicapée vivant en couple sans enfant ni ressources, le supplément n'est plus que de 200 euros ; si la personne handicapée vit en couple avec deux enfants, le supplément de solidarité lié au handicap est nul.

Ces deux défauts tiennent à ce que les barèmes ne sont pas conçus dans un ensemble. Or, techniquement, on peut très bien imaginer des prestations de solidarité qui valorisent le lien au travail, qui maintiennent le surcroît de solidarité lié au handicap, quelle que soit la situation familiale de la personne handicapée, et qui prenne en compte la situation du conjoint. Pour cela, il faut revoir l'ensemble des barèmes, ce qui nécessite un choix politique. Et quand bien même la réforme ne porterait pas sur l'AAH, mais sur le champ restreint de prestations, des personnes handicapées seraient concernées puisqu'elles sont nombreuses à toucher des allocations logement.

Le débat sur la « déconjugalisation » a surgi à partir d'exemples de terrain, les personnes handicapées nous alertant des incohérences des prestations. Une fois le constat partagé, plusieurs solutions sont possibles, sans en passer nécessairement par la « déconjugalisation ». Et il faut bien mesurer que si l'on « déconjugalise » l'AAH, on la fait sortir du champ des prestations de solidarité et on en fait une prestation d'un nouveau genre, indépendante des ressources du ménage, mais dont le barème dépend pour partie des ressources du conjoint. On parle alors d'une prestation de remplacement, comme il y a des pensions d'invalidité : elle sera servie sur le même champ que l'AAH et elle sera imposable, ce qui revient à repenser tout le système de solidarité avec le handicap. Cette nouvelle prestation ne serait du reste pas incompatible avec le maintien d'une AAH, qui viserait les personnes handicapées les plus modestes.

L'esprit de la réforme est bien de permettre de mieux anticiper les ressources de solidarité, l'objectif étant d'améliorer les conditions de vie des personnes modestes. En unifiant les bases de calcul des prestations et allocations, on automatise le calcul, on le rend plus prévisible. Tous les problèmes ne s'en trouveront pas réglés, mais l'ensemble sera plus simple et plus prévisible. Nous l'avons testé sur des cas concrets, avec les associations - c'est un point très important de la réforme.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Dans le projet de revenu universel d'activité, on regarde beaucoup s'il s'agit d'une unification ou d'une fusion des prestations actuelles, sans s'attarder sur un aspect important et critiquable : le lien à l'activité, le « A » du RUA. Or, les prestations de solidarité sont liées aux ressources, mais pas toujours à l'activité ni à la recherche d'emploi. Si certaines des prestations peuvent être liées à l'activité, en particulier pour aider les travailleurs pauvres, donc compenser des rémunérations insuffisantes, bien des prestations de solidarité n'y sont pas liées, en premier lieu l'allocation logement. S'ouvre un autre débat dans le débat, sur l'inconditionnalité de prestations, mais il faut considérer que les prestations versées entrent dans le revenu fiscal, à quoi je ne suis pas opposée.

Vous soulignez ensuite que le travail paie, qu'il y a un gain à travailler. Il faudrait le faire savoir en haut lieu, en particulier au Président de la République, qui a cru devoir déclarer « anormal » qu'on gagne autant à rester chez soi qu'à travailler...

Enfin, vous indiquez que toute réforme ne peut se faire à coût constant, et qu'il faudra des moyens supplémentaires pour faire aboutir une réforme de cette importance - c'est important de le noter.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Nous avons beaucoup apprécié la clarté de votre exposé et la profondeur de vos réflexions, vous êtes allé au coeur des difficultés que nous avons rencontrées dans nos travaux sur le revenu de base. Je crois, comme vous, qu'une confusion doit être éliminée, ce n'est pas du tout la même chose de parler d'un revenu de base pour tout le monde, dont le coût est estimé à plus de 300 milliards d'euros, et d'un socle de prestations, dont vous évaluez le périmètre à 60 milliards d'euros.

Vous soulignez la complexité de notre système, composé d'environ 400 prestations diverses qui n'ont pas les mêmes bases, et vous dites avec justesse que la première des choses à faire, c'est d'unifier les bases de ressources, au moins pour les prestations les plus importantes.

Lors de mes travaux, j'ai eu l'occasion de rencontrer Léon Régent, polytechnicien comme vous, qui déplore l'illisibilité de notre système et propose une allocation familiale dès le premier enfant : qu'en pensez-vous ?

M. Olivier Henno. - Plus on avance dans le sujet, plus on constate combien il est difficile. Nous voyons aussi que notre système de solidarité est toujours plus contesté dans la société, y compris parmi les populations les plus modestes ; on dénonce de l'assistanat, de la fraude sociale, il faut en tenir compte. La réforme a certes des inconvénients, mais ne toucher à rien en a aussi : qu'en pensez-vous ?

Quelle est votre analyse, ensuite, de la décision prise en 2015 de conditionner les allocations familiales aux revenus ?

Mme Annie Le Houerou. - Je suis, comme mes collègues, impatiente de lire votre rapport parce que, en vous entendant, on mesure la complexité du sujet, l'importance de la concertation qui a eu lieu, et j'en arrive à l'idée que le statu quo n'est guère possible, qu'il faut une réforme politique ambitieuse pour notre système. Quand on dit que le travail doit payer, il est important de préciser qu'il doit payer par le travail lui-même, et pas comme une allocation : avez-vous regardé de près cet aspect des choses ? La reconnaissance du travail, c'est d'être rémunéré sans allocation. Vous soulignez également les problèmes de lisibilité, et leurs conséquences sur le non-recours ; vous semble-t-il possible que la simplification conduise à une automaticité des aides ?

Le débat sur l'AAH a porté sur l'individualisation de l'allocation, cela vaut en réalité pour toutes les aides, de savoir si elles doivent varier avec la composition du ménage. Vous semble-t-il que les moyens techniques actuels, qui permettent de connaître les revenus, sont un atout pour la lisibilité et finalement la justice des prestations ?

M. Alain Duffourg. - Le revenu universel d'activité mérite d'exister ne serait-ce que pour mettre fin à la complexité dont vous nous parlez, parce que nous gagnerons à unifier le système avec des bases d'évaluation uniques. Il faut aussi tenir compte de la réalité des revenus et de la richesse, j'ai l'exemple d'une personne qui perçoit une AAH de 900 euros par mois et qui est pourtant millionnaire...

M. René-Paul Savary. - Connaissez-vous Léon Bourgeois ? Il prônait le solidarisme, ce qui le rend d'une grande actualité quand on en arrive, comme aujourd'hui, à ce que tout le monde soit mécontent, entre ceux qui gagnent bien, mais qui disent payer trop pour les autres, et ceux qui trouvent que leurs allocations sont injustement faibles par rapport à d'autres... Le solidarisme, c'est travailler à rassembler la société, c'est l'unifier plutôt que la diviser, et il n'y a pas de honte à dire que ceux qui perçoivent des allocations doivent contribuer à l'impôt, dès lors que tout le monde paie des impôts proportionnels - c'est une façon de diffuser l'idée qu'il y a des droits et des devoirs, c'est aussi par là qu'on parviendra à ce que notre système soit mieux compris. C'est aussi le cas pour les retraites, où nous sommes parvenus à un système très complexe dans son fonctionnement et très difficile à réformer : il faut commencer par unifier les bases, par harmoniser - et ensuite seulement, on peut faire varier les curseurs.

M. Fabrice Lenglart. - Le terme de « revenu universel d'activité » soulève en effet certaines interrogations.

L'idée du Président de la République est de réunir les barèmes du RSA, de la prime d'activité et des aides au logement, nullement d'obliger quiconque à travailler quand c'est impossible. Quant aux aides au logement, il n'a jamais été question, à aucun moment, de les conditionner à l'exercice d'un travail.

Dans le système actuel, neuf Français sur dix touchent au moins l'une des trois prestations de solidarité que sont le RSA, la prime d'activité ou les aides au logement. Si l'on mène cette réforme à son terme, y compris dans son champ le plus étroit, on peut donc assurer le gain au travail, équitable, pour tous, indépendamment de la situation des uns et des autres au regard du logement - locataires ou propriétaires. Je ne suis évidemment pas maître des choix politiques qui ont été opérés, mais il me semble que c'est la raison de la présence du terme « activité ».

Quant au mot « universel », je le comprends dans le sens de l'universalité de la lutte contre le risque social de pauvreté, de même qu'il existe une couverture maladie universelle. L'idée n'est pas de verser à tout le monde une prestation, quels que soient ses revenus, mais de couvrir le risque social de pauvreté de façon unifiée, alors qu'aujourd'hui, nous le faisons sans doute pas si mal que cela, mais de façon fragmentée et illisible, sans compter les trous qui subsistent, notamment pour les jeunes.

Par ailleurs, lorsque j'ai reçu mon mandat, j'ai posé la question de l'inclusion dans l'étude des prestations familiales corrélées aux revenus. Il a toujours été clair que les allocations familiales étaient exclues du champ de la réflexion.

D'ores et déjà, ces allocations familiales sont intégrées dans la base de ressources du RSA : on part des ressources existantes du ménage et on les complète jusqu'à obtenir le niveau du revenu minimum. Mais attention : ce mécanisme ne signifie pas qu'il faille impérativement modifier le système d'allocations familiales à l'occasion de la réforme. C'est certes une possibilité, mais nullement une obligation. Les deux sujets peuvent être traités indépendamment.

Les allocations familiales n'ayant pas initialement vocation à lutter contre la pauvreté, il peut d'ailleurs être préférable de conserver deux politiques distinctes.

Le système des prestations familiales pourrait sans doute être plus lisible, mais il faut aborder le sujet en examinant le système sociofiscal dans sa globalité, et mesurer précisément le supplément de revenu apporté à une famille en fonction du nombre d'enfants une fois additionnés les prestations familiales et les avantages fiscaux. Plusieurs travaux montrent déjà que le résultat n'est pas totalement compréhensible.

Nos travaux n'ont pas porté non plus sur les questions de l'assistanat et de la fraude sociale. Le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) mène actuellement des travaux sur ce sujet, auxquels la Drees contribue. Je signale juste que le phénomène inverse, celui du non-recours, est également une réalité.

« Le travail doit payer dans le travail » : je souscris pleinement à ces propos, que j'ai beaucoup entendus dans la concertation avec les partenaires sociaux. Je rappelle que la prime d'activité actuelle n'est pas une subvention du travail, mais bien une prestation de solidarité, pensée en cohérence avec le RSA et familialisée. Nous avons déjà beaucoup d'exonérations de cotisations patronales sur les bas salaires, et je ne plaide pas pour une subvention du salaire net.

J'insiste aussi sur le fait qu'il existe, pour une masse de prestations de solidarité donnée, un arbitrage inévitable à effectuer entre l'intensité de l'incitation au travail et le niveau de revenu minimum que vous versez aux familles qui n'ont aucune ressource. Vous ne pouvez pas améliorer l'un sans dégrader l'autre. À mon avis, nous ne sommes pas loin du bon dosage aujourd'hui, mais il faudrait faire en sorte que le travail paye de la même façon pour tout le monde.

Le sujet de l'automaticité des aides est également souvent revenu dans la concertation. Il est important de conserver le principe d'une démarche volontaire pour percevoir la prestation, pour des raisons éthiques et de liberté. Ce point fait consensus. En revanche, tout le monde rêverait d'une forme d'automaticité des versements, et que l'administration puisse réellement « aller vers » les bénéficiaires potentiels, à partir d'informations provenant automatiquement du système sociofiscal, un peu sur le modèle du prélèvement à la source pour l'impôt sur le revenu.

La question de l'individualisation ou non des prestations de solidarité est documentée dans notre rapport. Elle est très politique. Ne nous méprenons pas, toutefois : une prestation individualisée ne pourra jamais faire abstraction de la composition et des ressources du ménage dans lequel évolue l'individu. C'est pourquoi je préfère parler de prestation quasi individualisée. La question, très débattue actuellement, et qui figurait déjà dans le rapport Sirugue de 2016, est plutôt la suivante : un couple sans ressource doit-il toucher deux fois le montant du RSA perçu par une personne seule, ou moins ?

On peut imaginer un tel doublement pour la prestation socle, l'équivalent du RSA, mais en aucun cas pour les aides au logement, car l'économie d'échelle est alors évidente pour un couple.

Ensuite, en termes d'efficience de la lutte contre la pauvreté, à masse financière constante, le système conjugalisé est plus efficace. Même en faisant abstraction des coûts de logement, les dépenses d'un couple ne sont pas exactement multipliées par deux. L'échelle d'équivalence du RSA est aujourd'hui de 1 pour une personne seule, contre 1,5 pour un couple. Certains économistes la jugent un peu serrée. Mais aller jusqu'à 2 serait excessif selon moi.

On constate aussi qu'une prestation quasi individualisée n'est pas plus favorable à la bi-activité des couples, car le point de sortie de la prestation est alors plus éloigné dans l'échelle des revenus si l'un des deux membres du foyer seulement travaille. Les deux systèmes sont possibles, mais ma préférence va au système conjugalisé.

Monsieur Savary, faut-il payer des impôts quand on perçoit une prestation de solidarité ? Ces personnes s'acquittent déjà de la TVA, et payent des impôts sur leurs revenus, même faibles, de remplacement ou du patrimoine (notamment la CSG). Par ailleurs, une personne sur quatre percevant la prime d'activité est aussi redevable de l'impôt sur le revenu. Je suis très sensible à votre argument selon lequel tout citoyen, quel que soit son niveau de vie, doit contribuer au financement de la Nation, mais c'est déjà le cas aujourd'hui, me semble-t-il, si vous considérez le système sociofiscal dans son ensemble.

Vous dites enfin qu'il faudrait réformer le système de retraites par étapes, en commençant par harmoniser les bases de ressources. Ma conviction profonde est que l'on ne peut pas faire l'un sans l'autre. Harmoniser les bases de ressources, même dans le champ étroit des allocations logement, du RSA et de la prime d'activité, sans revoir les barèmes, ce serait prendre le risque de faire apparaître des iniquités flagrantes. La création d'un revenu social de référence ne peut pas selon moi être déconnectée de la refonte des barèmes.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie, monsieur Lenglart. Nous attendons avec impatience la parution de votre rapport.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à la création d'une plateforme de référencement et de prise en charge des malades chroniques de la covid-19 - Examen du rapport et établissement du texte de la commission

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Cette proposition de loi a été déposée par notre collègue député Michel Zumkeller et adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en première lecture le 26 novembre dernier.

Le « covid long », terme utilisé par les patients pour décrire la persistance ou la résurgence de certains symptômes et repris par le Président de la République lors de ses voeux aux Français pour 2022, n'est en réalité pas une maladie clairement répertoriée pour le moment. Les agences sanitaires préfèrent parler de symptômes prolongés ou persistants de la covid.

Selon la Haute Autorité de santé (HAS), qui rejoint en partie en cela la définition proposée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), trois critères doivent être réunis pour établir la présence d'une affection post-covid : un épisode initial symptomatique de covid-19 confirmé ou probable, le prolongement d'au moins un des symptômes initiaux au-delà des quatre semaines suivant la phase aiguë et l'absence de diagnostic alternatif. Cette définition est toutefois amenée à évoluer selon les résultats des recherches à venir.

En l'absence de définition unifiée, l'évaluation de la prévalence de la maladie reste complexe. Les estimations produites par l'Office statistique britannique (ONS) font craindre une situation particulièrement grave : en mai 2020, la persistance de symptômes a été décrite chez plus de 20 % des patients après cinq semaines et chez plus de 10 % des patients après trois mois. Au 31 octobre 2021, près d'une personne sur 50 au Royaume-Uni était suspectée de subir un « covid long ». Selon une étude française, non encore publiée, un an après leur infection, environ 85 % des patients rapportaient encore des symptômes et 60 % un fardeau insupportable. Ces données statistiques font du « covid long » un réel enjeu de santé publique et doivent le placer au coeur de nos préoccupations et de notre vigilance.

Les symptômes qui lui sont associés seraient variés : une étude récente menée sur la cohorte ComPaRe covid long en a recensé jusqu'à 53. Les plus fréquents sont la fatigue extrême, les troubles cognitifs - on parle souvent de « brouillard cognitif » - et l'essoufflement. Ils sont fluctuants et peuvent durer plus d'un an. Ils affectent la vie quotidienne, peuvent occasionner des inaptitudes professionnelles, fragilisant et précarisant les malades.

Face à cette relative incertitude, et faute de formation, les médecins peinent à établir des diagnostics et à garantir la bonne prise en charge de leurs patients.

Par conséquent, la Haute Autorité de santé (HAS) a élaboré dès février 2021 des fiches de « réponse rapide » permettant aux médecins de mieux cerner les symptômes persistants de covid-19 chez l'adulte. La HAS publie régulièrement de nouvelles recommandations de prise en charge de la covid. Elle a par exemple également publié en juillet dernier de telles fiches pour le repérage et la prise en charge du syndrome inflammatoire multisystémique pédiatrique (PIMS) post-infectieux.

De même, sur recommandation du ministère des solidarités et de la santé, les agences régionales de santé (ARS) ont déployé en 2021, avec des rythmes variables et en s'adaptant aux spécificités de chaque territoire, des cellules de coordination post-covid s'appuyant sur les dispositifs d'appui à la coordination (DAC), créés par la loi de 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé.

Aux yeux des associations de patients et de certains médecins que j'ai auditionnés, ces dispositifs demeurent toutefois insuffisants pour assurer une prise en charge correcte des personnes, qui peuvent demeurer dans une errance thérapeutique particulièrement difficile à vivre.

La présente proposition de loi vise donc à répondre à cette problématique.

Ainsi, son article 1er prévoit la création d'une plateforme de suivi sur laquelle pourraient se référencer, sur la base du volontariat, les personnes souffrant ou ayant souffert de symptômes post-covid, afin de mieux les accompagner.

Les modalités opérationnelles sont renvoyées à un décret en Conseil d'État pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Différentes finalités ont pu être évoquées pour promouvoir l'intérêt d'une telle plateforme, mais les échanges que j'ai pu avoir avec différents médecins, l'assurance maladie ou la CNIL me conduisent à considérer que l'objectif de cette plateforme doit se limiter à l'amélioration de la prise en charge et de l'orientation des patients.

Sa gestion gagnerait donc à être endossée par les ARS en partenariat avec l'Assurance maladie, les mieux au fait de l'offre de soins sur le territoire du patient.

Le niveau d'information et la mise en oeuvre du contenu de la plateforme devront être précisés. Il me semble qu'une limitation à des informations et outils d'appui au diagnostic pour le patient dans son dialogue avec son médecin doit être privilégiée. Un accès anonyme doit en outre être favorisé.

L'article 2 prévoit que les personnes enregistrées sur la plateforme pourraient être prises en charge soit par leur médecin traitant, selon un protocole déterminé, soit par une unité de soins post-covid dans un établissement hospitalier de proximité, pour les pathologies les plus lourdes. Les ARS ont pour mission de faciliter le déploiement de ces unités.

Cet article appelle plusieurs réserves.

En aucun cas, l'insertion du patient dans le parcours de soins ne peut être conditionnée à son référencement préalable sur la plateforme. Il est nécessaire de rappeler que si cette plateforme peut améliorer l'orientation du patient, elle ne doit pas retarder son accès à un professionnel de santé.

En outre, il est impensable de considérer qu'un protocole déterminé puisse être appliqué aux seuls patients référencés.

J'insiste sur ce point, ce texte ne doit pas laisser penser qu'un traitement différencié sera appliqué aux patients selon qu'ils sont référencés ou non dans la plateforme.

Concernant le traitement apporté aux dossiers des patients, j'émets là aussi quelques doutes. La répartition entre le médecin traitant ou une structure hospitalière, selon la lourdeur de la pathologie, aurait pu être précisée. Mais il est impossible de le graver aujourd'hui dans le marbre de la loi en l'état des connaissances. Il convient donc en la matière de faire confiance aux professionnels de santé, qui ont su démontrer durant la crise que leur pragmatisme était toujours au service des patients.

La création par la loi de structures dédiées à la prise en charge en milieu hospitalier des symptômes post-covid suscite aussi des réserves.

Il semble nécessaire de préserver de la souplesse, et la situation de l'hôpital est difficilement compatible avec la création par la loi de nouvelles structures dédiées à une pathologie particulière

Des approches pluridisciplinaires entre ville et hôpital peuvent être également pertinentes.

Les patients atteints de symptômes post-covid doivent pouvoir trouver partout sur le territoire une offre de soins en capacité de les accueillir, mais j'estime qu'il ne faut pas excessivement en prévoir les contours dans la loi. C'est bien pourquoi le dispositif proposé peut être considéré, selon les points de vue, comme insuffisamment précis ou au contraire trop normatif.

Il faut rappeler le rôle central du médecin traitant dans l'accompagnement et la prise en charge des patients atteints de symptômes post-covid : ce dernier doit demeurer leur interlocuteur principal et l'acteur incontournable de leur suivi sur la durée.

L'article 2 entendait poser le principe d'une prise en charge intégrale des frais liés à ces symptômes persistants. La rédaction transmise par l'Assemblée nationale se borne finalement au droit existant d'un partage de la prise en charge des frais entre assurance maladie obligatoire et complémentaires santé. Toutefois, dans certains cas, des prises en charge à 100 % peuvent être prévues dans le cadre des affections de longue durée.

J'en viens désormais à la position que je vous propose de retenir en tant que rapporteur de la commission des affaires sociales.

Vous l'avez compris, j'ai toujours des réserves sur le contenu de ce texte, notamment sur le décalage entre les intentions de son auteur et la rédaction qui a été retenue.

Initialement conçue comme une première reconnaissance d'une pathologie mal identifiée et aux modalités d'accompagnement et de parcours de soins peu établies, la présente proposition de loi n'a que très peu évolué dans sa rédaction depuis son dépôt en 2020.

Près de deux ans après le début de la pandémie, alors que l'état des connaissances a évolué et que des structures et parcours de prise en charge ont été mis en place, des améliorations bienvenues auraient pu permettre de donner à cette proposition de loi davantage de portée opérationnelle.

Cependant, nous sommes aujourd'hui face à un calendrier législatif particulièrement contraint jusqu'à la traditionnelle suspension des travaux en séance publique avant l'élection présidentielle, et le Gouvernement n'a pas l'intention d'inscrire ce texte sur son ordre du jour. Aussi, il me semble à ce stade finalement préférable de vous en proposer une adoption sans modification par notre commission en vue d'une adoption conforme par le Sénat.

Les textes réglementaires qui seront nécessaires à l'application du présent texte devront en clarifier les dispositions afin d'en permettre une mise en oeuvre cohérente avec l'organisation du système de soins. C'est en tout cas le voeu que je forme pour que ce texte constitue une réelle amélioration au service des patients.

Notre commission se montre très réticente à légiférer en temps normal sur une pathologie en particulier. Mais la covid-19 a fait l'objet de nombreux textes d'urgence, notamment afin d'en limiter la propagation. Aujourd'hui, je vous propose d'adopter un texte signalant à ceux qui en souffrent encore après de longs mois que nous n'ignorons pas leur souffrance.

Il me revient enfin de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution sur ce texte.

Je considère que le périmètre de cette proposition de loi comprend des dispositions relatives à l'accompagnement et à l'orientation dans le système de santé des personnes souffrant de symptômes persistants de la covid-19 ; aux outils numériques d'appui à la prise en charge des patients atteints de symptômes post-covid ; à la structuration du parcours de soins pour la prise en charge des patients atteints de symptômes post-covid ; aux modalités de prise en charge des patients souffrant de symptômes persistants de la covid-19.

En revanche, ne me semblent pas présenter de lien, même indirect, avec le texte déposé, et seraient donc considérés comme irrecevables des amendements relatifs à l'organisation générale du système de soins et aux compétences des professionnels de santé.

Mme Florence Lassarade. - Le PIMS n'est pas un covid long, mais une complication inflammatoire du covid, qui survient quelques semaines après la phase initiale.

S'agissant des covid longs de l'enfant, en raison de l'importance des formes initiales asymptomatiques, il faudrait mener une réflexion plus précise. La crainte était de passer à côté de formes longues, qui peuvent se traduire, par exemple, par une baisse des résultats scolaires.

Quoi qu'il en soit, cette proposition de loi m'apparaît inutile et superflue. Les médecins savent à présent identifier le covid long. Des circuits de soins ont été préconisés par la HAS. Certains cas de covid long sont en effet dramatiques, mais a-t-on pour autant besoin d'une loi pour expliquer aux médecins comment travailler ?

M. Bernard Jomier. - La question du covid long est importante et complexe.

Le système de santé, actuellement saturé par l'épidémie de covid, a du mal à établir des protocoles communs de prise en charge de cette pathologie, même si de nombreuses initiatives sont prises à l'hôpital ou en ville.

Ce texte ne me semble pas indispensable. Mais si l'idée est d'envoyer un signal politique, nous sommes prêts à l'amender. En revanche, votre position me dérange, madame la rapporteure. Vous avez listé des imprécisions, des réserves, des pistes d'amélioration, mais vous demandez aux sénateurs de renoncer à leur droit d'amélioration du texte... Seuls les députés auraient-ils le droit de faire leur travail ? Ne portez pas atteinte au bicamérisme, chers collègues centristes !

Pour notre part, nous déposerons des amendements lors de l'examen en séance.

Mme Laurence Cohen. - Le travail de Mme la rapporteure est équilibré, mais ses réserves mériteraient qu'on aille plus loin. Ne scions pas la branche sur laquelle nous sommes assis en allant dans le sens de l'urgence et de la rapidité et en renonçant à notre rôle important d'amélioration du texte. Ne pas présenter d'amendements sur un texte manifestement insuffisant n'est pas de bon augure.

Cette proposition de loi prévoit de créer une plateforme essentiellement numérique, mais la fracture numérique concerne 17 % de la population selon l'Insee.

La sécurité des données doit aussi être questionnée, surtout après les nombreuses attaques récentes de sites internet d'établissements de santé.

Enfin, ce texte néglige la nécessité de reconnaître la covid-19 comme une affection longue durée et une maladie professionnelle. Lors du premier confinement, certaines personnes insuffisamment protégées l'ont contractée sur leur lieu de travail.

Je regrette que la majorité à l'Assemblée nationale ait rejeté la proposition de loi des députés Juanico et Hutin qui entendait créer un fonds d'indemnisation pour les victimes de la covid-19.

Nous sommes plutôt favorables à cette proposition de loi, mais il faudrait pouvoir l'amender.

M. Alain Milon. - Je rejoins les propos de Florence Lassarade et de Bernard Jomier. Cette proposition de loi traduit surtout l'absence de confiance dans le système actuel - ARS, médecins, assurance maladie.

Par ailleurs, comme Bernard Jomier, j'aurais bien aimé amender ce texte. Si c'est pour le voter conforme, je ne le voterai pas.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Je rejoins les propos de Laurence Cohen. Ce texte arrive tardivement, je ne comprends pas son apport concret et il est insuffisant en termes de reconnaissance du covid comme maladie professionnelle ou comme affection de longue durée.

M. Olivier Henno. - La cause est difficile à plaider pour notre rapporteur. Mais la question principale est celle du temps parlementaire. Le texte a sans doute certains défauts, mais il a été voté à l'unanimité à l'Assemblée nationale.

Je comprends les arguments de Bernard Jomier et je les partage en partie, mais ce n'est pas l'adoption conforme de ce texte qui va mettre en danger le bicamérisme ! Nous n'avons pas d'autre choix, sinon il ne verra pas le jour.

M. René-Paul Savary. - Je reste dubitatif sur l'intérêt de ce type de textes.

Une plateforme qui recueille ainsi un certain nombre de données médicales ne rentre-t-elle pas dans le cadre de la législation très spécifique applicable aux dispositifs médicaux, tous comme les logiciels médicaux d'aide à la décision et au traitement ?

Enfin, ira-t-on jusqu'à légiférer pour dire aux médecins comment ils doivent soigner les gens ?

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Les personnes que nous avons auditionnées nous ont dit que le dispositif pouvait être utile. Personne n'y a vu seulement un gadget.

J'aurais certes préféré vous présenter ce texte selon un autre calendrier législatif. Mais l'Assemblée nationale a pris le soin de prévoir un décret d'application qui, je l'espère, prendra en compte nos propositions.

L'accès au numérique, en particulier dans les zones blanches, fait partie des réflexions. Le patient pourra se référencer avec l'aide de son médecin traitant, et l'existence d'une plateforme peut aussi représenter un plus dans les zones faiblement dotées en professionnels de santé.

S'agissant de la reconnaissance du covid comme affection de longue durée (ALD), la balle est dans le camp de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), qui manque pour l'instant de matière pour prendre des décisions. Une ALD hors liste peut être demandée selon différents cas si les symptômes justifient une prise en charge lourde ou prolongée.

La reconnaissance comme maladie professionnelle, quoique déjà possible grâce à des tableaux de maladies professionnelles et une procédure de reconnaissance hors tableau, doit sans doute être facilitée. Ce n'est toutefois pas l'objet de ce texte.

Les médecins s'adaptent, certes, mais beaucoup sont désemparés. Ce serait donc un outil supplémentaire, pour le médecin comme pour le patient, susceptible d'améliorer le parcours de soins. Les solutions locales ne doivent pas être entravées, mais cela n'exclut pas la mise en place d'un outil national par le législateur.

Enfin, monsieur Savary, pour moi, il ne s'agit pas d'un dispositif médical, car c'est seulement une possibilité offerte au patient de se référencer, sur la base du volontariat. Ce n'est pas non plus une aide à la décision qui est visée, au plus un outil d'appui au dialogue entre le patient et son médecin.

Mme Corinne Imbert. - J'ai moi aussi de nombreuses interrogations.

Quel a été l'avis du Gouvernement lors du vote de ce texte à l'Assemblée nationale ?

Depuis le dépôt de cette proposition de loi, la HAS a élaboré des fiches de réponse rapide à destination des médecins, et les ARS ont déployé en 2021 des sites de coordination post-covid, en s'adaptant aux spécificités de chaque territoire. Il me semble que ces mesures répondent en grande partie à l'exposé des motifs initial du projet de loi.

Sans sous-estimer les difficultés rencontrées par les patients atteints de covid long, je me demande quel est véritablement le sens de ce texte. S'agit-il de faire du covid long une priorité de santé publique et, si oui, au détriment de quelle pathologie ?

Mme Nadia Sollogoub, rapporteur. - Le Gouvernement a levé le gage, montrant son soutien, et les députés ont voté le texte à l'unanimité.

Les premières fiches de la HAS datent de février 2021, soit après le dépôt du texte. Mais la HAS s'appuie généralement sur une littérature de haut niveau de preuve, inexistante pour l'instant en la matière. Elle s'est donc déclarée preneuse des informations qui pourraient remonter de la plateforme, en dépit des inévitables biais.

Malgré ces fiches, il subsiste un gros défaut d'information des soignants, qui explique peut-être le sentiment d'errance d'un certain nombre de patients.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Le covid long est un vrai problème. Mais le texte y apporte-t-il une réponse suffisamment pertinente au point de justifier une adoption conforme ? Il semblerait que non.

Je rejoins la position de Bernard Jomier. Voter conformes des textes qui ne sont pas parfaits décrédibilise notre travail. Et le bicamérisme conserve des ennemis, quoi qu'on en dise. C'est le rôle du Sénat de veiller à la qualité de la loi. Nous avons montré, sur d'autres propositions de loi d'espaces réservés, que nous pouvions apporter des modifications bienvenues et reprises par l'Assemblée nationale. C'était le cas de la proposition de loi sur l'accès à certaines professions de personnes atteintes de maladies chroniques, rapportée par notre collègue Xavier Iacovelli en mai dernier.

Ce n'est certes pas le texte du siècle, mais c'est le deuxième de ce genre pour lequel une adoption conforme est attendue, après le texte imparfait sur les cancers de l'enfant, dont deux articles étaient exclusivement réglementaires. Nous avions alors adopté ce texte qui comportait cependant sur un article une réelle avancée.

EXAMEN DES ARTICLES

Articles 1er, 2, 3

Les articles 1er, 2 et 3 sont supprimés.

En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale.

Désignation de rapporteurs

La commission désigne Mme Annie Delmont-Koropoulis rapporteure sur la proposition de loi relative à l'innovation en santé (n° 223, 2021-2022), présentée par Mmes Catherine Deroche et Annie Delmont Koropoulis.

La commission désigne Mme Christine Bonfanti-Dossat rapporteur sur la proposition de loi (n° 568, 2019-2020) tendant à expérimenter un chèque emploi petites communes pour l'emploi d'agents contractuels et vacataires, présentée par M. Louis-Jean de Nicolaÿ et plusieurs de ses collègues.

La commission désigne Mme Chantal Deseyne rapporteur pour avis sur le projet de loi (n° 327, 2021-2022) renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique.

La réunion est close à 12 h 20.

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Projet de loi portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de leurs conditions d'accueil sur le territoire français - Audition de Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous entendons aujourd'hui Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants, sur le projet de loi portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de leurs conditions d'accueil sur le territoire français.

Je salue nos collègues qui participent à nos travaux en visioconférence. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat, qui sera ensuite disponible en vidéo à la demande.

Madame la ministre, cette audition sera pour vous l'occasion de présenter ce texte, qui est à la fois un texte « mémoriel » et un texte de réparation, avec toutes les difficultés qui peuvent s'attacher à ces deux catégories.

Ce texte a été annoncé le lundi 20 septembre 2021, le Président de la République demandant pardon aux harkis au nom de la France dans les termes suivants : « La République a contracté à leur égard une dette. Aux combattants, je veux dire notre reconnaissance. Nous n'oublierons pas. Aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni, je demande pardon, nous n'oublierons pas. Depuis, la République s'est ressaisie [...]. La France s'est engagée [...] sur la voie de la vérité et de la justice. »

Depuis, ce projet de loi a suscité de fortes attentes, donc aussi certaines déceptions, notamment de la part des associations, qui estiment n'avoir pas été suffisamment écoutées.

Sur ce sujet douloureux, pour lequel les mémoires et les blessures sont encore vives, vous pourrez nous exposer, madame la ministre, en quoi le Gouvernement estime qu'un bon équilibre a été atteint. Avant de vous laisser la parole, et avant de la donner à notre rapporteure, Marie-Pierre Richer, je vous présente tous mes voeux.

Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants. - À mon tour de vous adresser tous mes voeux pour cette nouvelle année.

Je sais l'attachement de la Haute Assemblée aux anciens combattants en général et à l'ensemble des politiques publiques de réparation et de reconnaissance pour ceux qui ont servi la France. C'est un souci constant que nous partageons ensemble depuis près de cinq ans et c'est une ambition que le Gouvernement porte, avec des avancées significatives dans bien des situations, singulièrement pour les anciens supplétifs de la guerre d'Algérie.

C'est donc un approfondissement inédit de l'oeuvre de réparation et de solidarité nationale en faveur des harkis, de leurs familles, de leurs enfants que j'ai l'honneur de vous présenter, avec, au coeur, l'exigence de la vérité, l'exigence du respect dû à ceux qui ont servi sous notre drapeau et l'exigence de mesures fortes et cohérentes.

Ce projet de loi part d'un constat que nous partageons tous ici : la déchirure vécue par les anciens supplétifs et leurs familles reste une blessure dans notre mémoire nationale. Il trouve sa source dans le discours prononcé le 20 septembre dernier par le Président de la République. Les orientations définies par le chef de l'État sont claires et nous incitent à poursuivre le chemin de reconnaissance. Nous le faisons en reconnaissant la dette de la Nation à l'égard des harkis anciens combattants et en reconnaissant la responsabilité de la France dans les conditions d'accueil particulièrement indignes qu'ont subies certains d'entre eux.

Il vous revient donc de l'inscrire dans le marbre de la loi et, ainsi, d'honorer un engagement de la République. Je me réjouis que le travail parlementaire se poursuive aujourd'hui autour de ce projet de loi, qui a été enrichi par les députés.

Rappelons les faits historiques que nous devrons avoir en tête au cours de nos discussions. L'histoire des harkis n'est pas dissociable de celle de la France, car elle est l'histoire à la fois d'une fidélité et d'une déchirure. De 1954 à 1962, les harkis ont loyalement et fidèlement servi la France durant la guerre d'Algérie. Ils sont près de 200 000 à avoir combattu dans une grande variété de corps, de situations, d'affectations et d'opérations. Des services nombreux et indispensables ont été rendus. Ce projet de loi commence par leur rendre un hommage mérité. Comme à chaque 25 septembre, cet hommage est celui de la Nation à des soldats dévoués.

Comme pour les Européens d'Algérie il y a un avant et un après-19 mars, un avant et un après-indépendance. Les harkis qui sont parvenus à éviter les exactions ont dû affronter le déchirement et l'exil ; ils ont quitté une terre qui était la leur, celle de leurs ancêtres, celle de leur foyer et de leurs traditions.

Environ 90 000 personnes, les harkis et leurs familles, sont arrivées en France et ont découvert un univers inconnu. La France de 1962, et il ne s'agit pas de juger les gouvernements et les métropolitains d'alors, ne leur a pas tendu la main. Près de la moitié d'entre eux ont séjourné, parfois durant des années, dans des camps et des hameaux de forestage. Certains d'entre eux ont vécu dans des conditions absolument indignes, hors des valeurs de notre République.

Nous devons avoir à l'esprit, au cours de nos débats, ce qu'ont été les conditions de vie dans les camps ou les hameaux de forestage. Les harkis et leurs familles y ont connu la privation de liberté, la précarité, les vexations et la marginalisation. Beaucoup ont été, au quotidien, confrontés à l'enfermement, à l'arbitraire, au froid, au rationnement, aux carences alimentaires, à l'absence d'hygiène, aux maladies, à la promiscuité et à l'absence d'intimité, sans oublier les humiliations, les abus, les détournements de prestations. Ces traumatismes sont, pour beaucoup, insurmontables et profonds.

Plusieurs milliers d'enfants ont été mal accueillis et mal instruits. Cette injustice eut des conséquences durables : des retards dans l'apprentissage du français, une perte manifeste de chances, des difficultés d'intégration sociale et professionnelle.

Cette situation a été à juste titre ressentie et vécue dans leur chair comme une trahison. C'est une triste page de l'histoire de notre pays, qui a manqué à son devoir d'accueil pour environ la moitié des harkis arrivés en France, qui ont vécu dans ces structures.

Nous avons manqué à notre devoir d'accueil envers ceux qui avaient servi loyalement notre pays. En cela réside la singularité de la tragédie des harkis : c'était en France, c'était hier, et ces meurtrissures sont toujours présentes, et même béantes chez beaucoup.

Conscient de cette blessure depuis plusieurs décennies et sous plusieurs gouvernements, l'État a été aux côtés des harkis pour progresser sur la voie de la justice et de la réparation. Pour cela, il a mis en place des dispositifs spécifiques, les actualisant au fur et à mesure et poursuivant ce travail de mémoire.

Toutes ces actions de mémoire, toutes ces mesures de réparation, nous les avons intensifiées depuis 2017. Pour la première génération, les harkis anciens combattants, nous avons augmenté de 600 euros les allocations de reconnaissance et viagère. Il s'agit de la plus forte augmentation depuis leur création. Conformément aux engagements que j'avais pris, j'ai signé un décret à la fin de l'année 2021 qui double leur montant à compter du 1er janvier, pour atteindre pratiquement 8 400 euros par an.

C'est là un geste fort, à la hauteur de la loyauté et du dévouement des anciens harkis combattants, quelles qu'aient été les conditions d'accueil dans notre pays.

Depuis 2019, une aide de solidarité est prévue pour les enfants de harkis ayant séjourné dans des camps ou des hameaux de forestage. Elle est allouée pour faire face à des dépenses d'insertion, de santé ou de logement. Près de 2 000 personnes ont ainsi été aidées, pour un montant moyen de 7 600 euros. Ce travail se poursuit et de nombreux dossiers sont en cours d'instruction.

Le réseau de lieux de mémoire harkis a été enrichi de plaques, de stèles, de panneaux. La Maison d'histoire et de mémoire d'Ongles, le seul lieu de mémoire uniquement dédié à l'histoire des harkis et de leurs proches, a été soutenue par le ministère des armées et pérennisée. L'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) a également créé des expositions itinérantes sur les harkis.

Le présent projet de loi, ardemment souhaité par le Président de la République et particulièrement attendu par la communauté harkie, par les associations, par les ayants droit, vous offre toute latitude pour renouveler l'hommage aux harkis combattants, pour reconnaître l'indignité avec laquelle ils ont été accueillis, pour s'engager sur un nouveau chemin de réparation et pour déterminer les conditions y ouvrant droit.

À son article 1er, pour la première fois, la Nation française reconnaît sa responsabilité dans les conditions indignes et particulièrement précaires de l'accueil de certains anciens membres des formations supplétives, postérieurement aux accords d'Évian du 19 mars 1962. Elle reconnaît les privations et atteintes aux libertés individuelles caractéristiques de ces camps et de ces hameaux de forestage.

L'Assemblée nationale a fait évoluer le texte pour inscrire dans la loi la journée nationale d'hommage aux harkis du 25 septembre. Cette journée, créée à l'initiative de Jacques Chirac, n'était en effet pas inscrite dans la loi. Son sens est enrichi, puisqu'il est également prévu de rendre hommage aux personnes qui ont apporté aux harkis secours et assistance à l'occasion de leur rapatriement et de leur accueil.

Enfin, ce projet de loi précise le périmètre de la réparation des préjudices subis. La réparation prend la forme d'une indemnisation forfaitaire et individualisée selon la durée du séjour dans les structures concernées. Une commission nationale de reconnaissance et de réparation est créée ; elle sera chargée de statuer sur les demandes de réparation, les dossiers étant instruits techniquement par les services de l'ONACVG.

Parce que le travail de mémoire est essentiel, la commission aura également une mission mémorielle pour recueillir, conserver et transmettre la mémoire des harkis. Elle pourra entendre tous les harkis ou tous les enfants de harkis, quelles qu'aient été leurs conditions de vie à leur arrivée en France.

L'Assemblée nationale a souhaité ajouter aux compétences de la commission la possibilité de proposer des évolutions de la liste des lieux ouvrant droit à réparation. De même, la composition de cette commission a été détaillée. C'est important, parce que la liste de ces lieux sera fixée par décret. Or, compte tenu de l'ancienneté des faits, il en existe certainement qui n'ont pas encore été identifiés.

Enfin, ce projet de loi actualise des dispositifs en vigueur en les renforçant pour davantage d'équité. Nous supprimons la forclusion à un an pour le régime d'allocation viagère. Jusqu'à présent, une veuve pouvait prétendre à cette allocation uniquement si elle en faisait la demande dans un délai d'un an suivant le décès de son conjoint. Par ailleurs, cette allocation est étendue aux veuves domiciliées dans un pays de l'Union européenne.

Ce projet de loi parachève la reconnaissance et la réparation institutionnelles de cette tragédie française. Il reconnaît les manquements de la République dans l'accueil de harkis et de leurs familles, honore l'ensemble des combattants harkis, de ceux qui ont été accueillis dans des conditions particulièrement indignes.

Mme Marie-Pierre Richer, rapporteure. - Le projet de loi que nous allons examiner entend à la fois reconnaître le sacrifice des harkis et réparer le préjudice subi par une partie d'entre eux, ceux qui ont été accueillis sur notre territoire dans des camps et hameaux dans des conditions indignes.

Autant dire qu'un tel exercice est délicat, car il est peu aisé de mettre des mots sur les souffrances et traumatismes vécus et très complexe d'évaluer financièrement de tels préjudices.

Si l'on peut naturellement saluer l'intention portée par le texte, ce dernier suscite de nombreuses déceptions et divise la communauté harkie.

Il me paraît essentiel d'impliquer celle-ci dans l'élaboration de cette loi, ce que notre commission s'emploie à faire par de nombreuses auditions. Je souhaiterais savoir comment le Gouvernement a tenu compte des demandes, des besoins et des revendications des harkis et de leurs descendants dans la rédaction du projet de loi. Ce que vous proposez est-il de nature, selon vous, à répondre à toutes ces demandes ? Je rappelle que, le premier, Jacques Chirac a parlé d'« abandon » au sujet des harkis - c'était en 2001 -, avant les présidents Sarkozy et Hollande.

J'aurai enfin quelques questions un peu plus précises.

À quelle hauteur évaluez-vous le coût des dispositions du projet de loi et celui du doublement des montants de l'allocation de reconnaissance et de l'allocation viagère ?

L'étude d'impact du projet de loi indique que le montant versé au titre de la réparation devrait atteindre au maximum 15 000 euros pour une personne née dans un camp en 1963 et y ayant vécu jusqu'en 1975. Cette somme ne vous paraît-elle pas particulièrement faible au regard du préjudice subi et de ses conséquences, même si toute évaluation est difficile en la matière ?

Le rapport du préfet Dominique Ceaux proposait, dans le cadre du fonds de solidarité institué en 2019, d'attribuer aux enfants de harkis ayant séjourné dans des camps, des hameaux de forestage ou des cités urbaines une indemnité calculée selon un barème à points, où une année de séjour dans un camp ou un hameau représenterait trois points et une année passée en cité urbaine, un point. Cette différence de pondération se justifie par le fait que les familles de harkis n'étaient pas soumises à un régime administratif dérogatoire du droit commun dans les cités urbaines, contrairement aux camps. Toutefois, le système proposé permettait d'inclure les dizaines de milliers d'enfants de harkis ayant séjourné dans une cité urbaine, où les conditions de vie étaient particulièrement difficiles. Aujourd'hui, les associations de harkis regrettent unanimement que la réparation prévue par le projet de loi ne tienne pas compte des séjours dans ces cités. De même, le mot « réparation » interroge la communauté. Les marges de manoeuvre des parlementaires étant limitées par l'article 40 de la Constitution, le Gouvernement serait-il prêt à proposer au Sénat de permettre cette prise en compte dans le cadre du mécanisme de réparation ?

Le 17 septembre, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a invité le Gouvernement à soumettre, avant le 12 janvier, ses observations sur les requêtes déposées par trois fils de harkis, qui accusent l'État d'avoir violé la Convention européenne des droits de l'homme du fait de leur internement en camp. Les requérants soutiennent que le dépôt du projet de loi vise à prévenir une condamnation de la France par la CEDH. Quels éléments de réponse le Gouvernement envisage-t-il d'adresser à la Cour, si ce n'est déjà fait ?

Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée. - La première question porte sur le doublement de l'allocation de reconnaissance pour les harkis combattants et leurs veuves : cela représente 19 millions d'euros. De 4 200 euros par an - elle avait déjà augmenté de 600 euros voilà deux ou trois ans -, elle passe à 8 400 euros par combattant ou par veuve. C'est le signe tangible de la reconnaissance de la Nation envers eux.

Pour le reste, mon objectif n'a jamais été de créer de la division chez les harkis. Au contraire ! Après les présidents Chirac, qui a instauré la journée du 25 septembre, Sarkozy et Hollande, qui avaient reconnu que les harkis combattants avaient été particulièrement valeureux avec les armées françaises et que la France les avait abandonnés à leur sort, le président Macron, dans son discours, a, lui, reconnu une faute de la République : privation de liberté, mise sous tutelle, défaut d'instruction. C'est cette indignité, ce préjudice spécifique que nous souhaitons reconnaître et réparer.

Dans les années soixante, de nombreux Français vivaient dans des conditions difficiles, mais ils n'étaient pas privés de liberté, contrairement à certains harkis. C'est ce manquement de la République que nous voulons reconnaître et réparer, parce que c'est cela qui a été particulièrement traumatisant pour ces familles.

Que tous les harkis aient été traumatisés d'avoir dû quitter leur pays d'origine, qu'ils aient été mal accueillis, qu'ils aient dû parfois subir du racisme, c'est un fait. Mais tous, je le répète, n'ont pas été enfermés et privés de liberté.

Concernant la procédure en cours devant la CEDH, elle est totalement décorrélée de ce projet de loi. C'est dès 2017 que j'ai installé la commission Ceaux, laquelle a rendu son rapport quelques mois plus tard, que j'ai commencé à rencontrer les associations de harkis, ce qui n'a pas été sans mal tant les clivages sont nombreux et leurs représentants mal identifiés. J'ai rencontré les harkis de Lot-et-Garonne, j'ai rencontré des associations de harkis du Sud-Est. Une fois le rapport rendu, nous avons commencé à mettre en oeuvre les premières mesures, notamment l'augmentation de l'allocation de reconnaissance et ce fonds de solidarité pour les enfants de harkis qui avaient pu souffrir des conditions de vie dans les camps, en particulier la déscolarisation.

On ne peut pas dire que les montants en jeu soient faibles : le coût total pour la Nation est estimé à 300 millions d'euros. Cette question a un enjeu émotif fort. Pour ma part, j'ai souhaité fixer un cadre simple, de manière que les dossiers puissent être traités rapidement pour permettre à ces personnes de percevoir rapidement ces réparations, dans des conditions équitables.

M. Dominique Théophile. - La reconnaissance n'est pas que matérielle : elle passe d'abord par le geste que la France fera avec ce texte. Cependant, comment la procédure fonctionnera-t-elle pour les personnes éligibles ?

Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Dans les auditions que nous conduisons ces jours-ci, nous entendons que les harkis sont heurtés par l'utilisation du terme « réparation », mais aussi par le fait que le Conseil d'État évoque une « présomption de préjudice », comme si ce dernier n'était que supposé et qu'il fallait le prouver. La question est sémantique, mais je pense qu'elle va au-delà des mots.

Les harkis nous disent aussi que ce texte s'enferme dans une logique juridique, avec pour seule vocation une indemnisation. Nous leur avons demandé ce qu'ils souhaiteraient. Le Président de la République leur a demandé pardon et c'est très bien, mais qu'êtes-vous prête à faire au-delà si les harkis vous pressent pour obtenir davantage qu'une simple indemnisation ? 

Mme Émilienne Poumirol. - Ce texte s'adresse aux seuls harkis qui sont passés par les camps. Vous affirmez que les autres n'ont pas reçu un accueil différent des autres rapatriés, mais les associations de harkis ne voient pas d'un même oeil le fait que la loi ne concerne que ceux qui sont passés par les camps. Dans la reconnaissance, peut-on aller plus loin que le pardon, en accordant des décorations supplémentaires pour les combattants ?

Ensuite, je trouve difficile de savoir si le terme « réparation » convient : que répare-t-on au jute ? Le traumatisme, le défaut d'enseignement, la privation de liberté ? Quelle réparation envisager dès lors que l'argent ne peut pas tout ? La notion d'« indemnisation » ne conviendrait-elle pas mieux ?

Quel dialogue avec les associations de harkis ? On a parlé d'un G12 des associations de harkis, que le ministère réunit régulièrement : ce groupe existe-t-il toujours ? Les associations sont très nombreuses et dispersées, ce qui rend difficile le dialogue avec les harkis. Enfin, les harkis demandent d'être représentés dans la commission nationale de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis : le prévoyez-vous ?

Mme Brigitte Devésa. - Je n'ai pas participé aux auditions, mais des harkis sont venus me voir à l'annonce de ce texte. Après soixante ans de ce qu'ils voient comme un déni, ils ont un grand espoir dans ce texte pour cicatriser cette tragédie jamais prise en compte. Ils m'ont dit que ce texte aurait été fait sans eux, au pas de course, en cinq semaines, mais aussi qu'il faut considérer la situation de ceux qui, sans être passés par un camp, ont été très mal accueillis par la société française. La souffrance n'est pas monnayable. Comment mieux la reconnaître, au-delà de la commémoration du 25 septembre ? Que faire pour que les harkis se sentent reconnus ?

Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée. - La présomption de préjudice est très favorable au requérant, puisqu'il n'a pas de preuve à apporter, à part celle de sa présence dans le camp. Le fonds de solidarité m'a beaucoup appris. Bien des personnes sont éloignées des démarches administratives et ignorent leurs droits. C'est aussi pourquoi nous voulons mettre en place quelque chose de très simple, avec pour critère la présence individuelle dans le camp. Chacun devra faire une demande simple et l'ONACVG apportera la preuve que la personne était dans le camp. Pour ceux qui relèvent déjà du fonds de solidarité, les dossiers sont déjà prêts : il ne manquera que la signature de la demande de réparation due.

Les associations de harkis sont effectivement très nombreuses et parfois rivales. Elles ne parlent pas toutes le même langage, sauf peut-être maintenant, pour demander davantage de réparation. Le G12 comprend 18 associations, toutes d'anciens combattants. Nous travaillons avec elles depuis toujours. Le Président de la République a contacté des anciens combattants, des enfants de harkis, avec lesquels nous avons aussi échangé sur le projet de loi. C'est du reste pourquoi des propositions d'amendement sont parvenues à l'Assemblée nationale, par exemple celle qui vise à élargir la liste des lieux d'hébergement indigne, parce qu'il y en a eu d'autres que les camps. Je souhaite donc un dispositif souple. Nous continuerons à travailler avec les associations et avec la commission de réparation ; reste qu'il faut un texte de loi.

Ce projet de loi est un texte de reconnaissance. Voyez l'article 1er : « La Nation exprime sa reconnaissance envers les harkis, les moghaznis et les personnels des diverses formations supplétives et assimilés de statut civil de droit local qui ont servi la France en Algérie et qu'elle a abandonnés. » Cette reconnaissance vise tous les harkis. L'article est précis par son contenu, puisqu'il se poursuit ainsi : la Nation « reconnaît sa responsabilité du fait de l'indignité des conditions d'accueil et de vie sur son territoire, à la suite des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie, des personnes rapatriées d'Algérie anciennement de statut civil de droit local et des membres de leurs familles, hébergés dans certaines structures où ils ont été soumis à des conditions de vie particulièrement précaires ainsi qu'à des privations et à des atteintes aux libertés individuelles qui ont été source d'exclusion, de souffrances et de traumatismes durables ».

Le président Jacques Chirac avait, le premier, exprimé la reconnaissance de la Nation aux harkis. Ses successeurs sont allés plus loin, en parlant d'« abandon ». Comment aller plus loin dans la reconnaissance ? Je crois que la meilleure reconnaissance sera la connaissance de l'histoire des harkis par les autres Français. Cette histoire est méconnue. Nous devons la faire connaître et l'enseigner, en particulier à l'école. Le jour où les Français dans leur ensemble connaîtront l'histoire de leurs compatriotes harkis, alors ceux-ci se sentiront compris. Il y a aussi un travail mémoriel à renforcer. Je m'y emploie sur les lieux mêmes où les harkis ont vécu, où des drames se sont parfois passés. La reconnaissance passe aussi par des décorations. Nous l'avons fait avec des cohortes importantes à l'Ordre national du Mérite et à l'Ordre national de la Légion d'honneur. Nous continuerons dans ce sens.

Enfin, la loi ne s'est pas faite en cinq semaines : nous en avons commencé la rédaction dès le mois de mai dernier, après que le Président de la République a reçu des harkis, le 10 mai.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Merci pour ces réponses sur ces sujets douloureux. Nous parlons bien de la réparation d'un préjudice. Il faut un cadre législatif, que nous devons établir, ne l'oublions pas, sous la contrainte de l'article 40 de la Constitution.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 30.