Mardi 14 septembre 2021

- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -

La réunion est ouverte à 9h5.

Audition commune de représentants des Chambres des métiers et de l'artisanat, du Conseil national des barreaux, du Conseil national de l'Ordre des architectes, du Conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables et du Conseil national de l'Ordre des médecins

Mme Martine Berthet, présidente. - La mission d'information, qui va bientôt conclure ses réflexions, tenait à entendre les professions réglementées confrontées à l'innovation technologique et économique des plateformes de mise en relation entre des professionnels et des clients, bien souvent créées par des start-up sur un marché constitué d'acteurs traditionnels.

Nous entendons en présentiel, pour les Chambres des métiers et de l'artisanat, MM. Julien Gondard, directeur général, et Samuel Deguara, directeur des affaires publiques et des relations institutionnelles et pour le Conseil national des barreaux, M. Jérôme Gavaudan, président, et Mme Anne-Charlotte Varin, directrice des affaires publiques.

Participent aussi à notre réunion en visioconférence, pour le Conseil national de l'Ordre des architectes, Mme Christine Leconte, présidente, et M. Julien Vincent, conseiller national, pour le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables, MM. Jean-Luc Flabeau, vice-président, et Éric Ferdjallah-Chérel, directeur des études, et pour le Conseil national de l'Ordre des médecins, M. Gilles Munier, vice-président.

Chacun connaît désormais Doctolib, mais d'autres plateformes ont fait irruption dans la plupart des activités des 37 professions réglementées citées dans le rapport de l'Inspection générale des finances de 2014 qui avait inspiré la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques du 6 août 2015, dite loi Macron.

Les professions réglementées offrent des services aux particuliers et aux entreprises dans le cadre d'une réglementation dérogatoire à une organisation libre du marché, contrairement aux plateformes. Dans ce nouveau monde économique, la concurrence ne vient pas des plateformes elles-mêmes, mais des professionnels qui y proposent leurs services. Soustraits aux obligations des professions réglementées, ces professionnels se trouvent dans une situation juridique et économique précaire.

La liberté d'entreprendre et d'installation, facteur d'émergence de la plateformisation, se heurte à la réglementation de certaines professions qui se sont vues octroyer un monopole pour nombre d'activités.

Pouvez-vous nous décrire ce phénomène ? Dans quelle proportion affecte-t-il les professions que vous représentez ? Si une régulation sectorielle ou une autorégulation était nécessaire, quelles en seraient les grandes orientations ?

M. Julien Gondard, directeur général des Chambres des métiers et de l'artisanat. - Dans l'artisanat, nous sommes soucieux de la qualité et de la qualification professionnelle. L'entrée fracassante d'Uber sur le marché des taxis nous amène à réfléchir aux protections et garde-fous nécessaires pour préserver un secteur au coeur de l'activité économique des territoires. Les professionnels que nous accompagnons ont besoin d'équité sociale et fiscale.

Notre réseau compte, depuis le 1er janvier 2021, 21 établissements publics régionalisés, au lieu de 89 deux ans auparavant. Cette transformation s'est faite tout en conservant trois cents points de contact locaux, y compris outre-mer où l'activité économique a ses particularités.

Dans un contexte de transition digitale, l'État nous a demandé de mener des diagnostics numériques au sortir de la crise, pour mesurer l'impact de ces technologies sur nos métiers. Nous en avons réalisé plus de cinq mille ces derniers mois - ce sont des données fraîches qui éclairent nos débats. Si les activités que nous défendons, locales et ancrées dans les territoires, peuvent sembler éloignées des plateformes, la pandémie a fait du numérique, par nécessité, une solution de commerce pour les entreprises artisanales.

Nous n'en sommes toutefois qu'aux balbutiements : le numérique sert surtout à la relation client et à la promotion du savoir-faire, plutôt qu'à la vente en ligne. Seuls 16 % des artisans sont sur des plateformes spécialisées : 5 % s'en servent pour des prises de rendez-vous, 15 % pour des ventes et 2 % pour des devis. Nous devons renforcer cet usage.

Étendre la sphère de promotion de l'activité permet de conquérir de nouveaux clients. Un point d'attention toutefois : le risque de confiscation de la relation client, désormais gérée par un intermédiaire, mais aussi de la donnée, qui exige que nous restions attentifs au respect des droits.

Le numérique induit aussi de nouvelles pratiques, qui vont à rebours de la professionnalisation des chefs d'entreprise - il suffirait de mettre un produit sur une plateforme pour réaliser l'acte de vente. Or, les chefs d'entreprise ont plusieurs casquettes : ils ont le savoir-faire, mais sont aussi gestionnaires, directeurs des ressources humaines, webmestres, etc. La plateformisation risque de brider cette polyvalence.

En revanche, si les chefs d'entreprise ne sont pas formés à s'intégrer dans le paysage numérique, ils risquent le déréférencement, et à terme la disparition de leur entreprise. Il leur faut aussi apprendre à gérer les avis des consommateurs ainsi que les litiges autour de la vente en ligne.

La qualification professionnelle est centrale pour l'artisanat. Par exemple, l'accès à l'activité de serrurier n'est aujourd'hui pas réglementé. Le micro-entrepreneuriat, s'il permet de mettre le pied à l'étrier, doit rester limité dans le temps, car il laisse à penser que la serrurerie est à la portée de tous les bricoleurs du dimanche.

La concurrence effrénée sur les prix en ligne, ou encore certaines pratiques opportunistes en matière de rémunération sont autant de sujets d'inquiétude.

La protection des professions réglementées passe par la qualification professionnelle, mais aussi par des labels - artisan, maître artisan, entreprise du patrimoine vivant (EPV) - et des garanties. Les plateformes doivent les mettre en avant. L'artisan doit pouvoir défendre son talent et son savoir-faire face aux start-up. Qui contribuera à l'économie de proximité si tout est virtuel ?

M. Gilles Munier, vice-président du Conseil national de l'Ordre des médecins. - L'uberisation n'est pas une angoisse pour le Conseil national de l'Ordre des médecins. On ne peut exercer la médecine que si l'on est inscrit à l'Ordre, qui s'assure que la personne est qualifiée par son diplôme et compétente par sa pratique, ou bien sur autorisation ministérielle, comme c'est le cas des médecins des armées ou en santé publique.

L'uberisation et la plateformisation peuvent créer des problèmes - je pense à la téléconsultation avec l'accès à un médecin 24 heures sur 24. La convention médicale signée entre l'Assurance maladie et les syndicats représentatifs des médecins encadre cette pratique, qui doit s'inscrire dans le parcours de soins du patient.

Les plateformes, surtout celles situées hors d'Europe, qui emploient des médecins qui ne sont ni inscrits à l'Ordre ni détenteurs d'une autorisation ministérielle, risquent en effet de remettre en cause la sécurité et la qualité des soins.

Se pose également la question de l'assurance et de la responsabilité civile professionnelle : qui est responsable si un patient est victime d'un dol après avoir consulté, via une plateforme, un médecin non inscrit à l'Ordre ?

Se pose en outre le problème du référencement. Tout praticien peut s'y inscrire pour faciliter l'accès de ses patients à son agenda de consultations, mais les plateformes peuvent aussi, faute de créneaux disponibles, orienter le patient vers un autre praticien, rompant ainsi le continuum de prise en charge.

Enfin, la convention médicale avec l'Assurance maladie prévoit que la téléconsultation ne peut être exclusive : le médecin doit continuer à exercer une activité physique réelle.

M. Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux. - Je constate que certaines questions sont communes à toutes nos activités.

Sur les plateformes de mise en relation, nous rencontrons les mêmes problématiques de sécurité, de précarisation et de dumping. Nous revendiquons, en tant qu'avocats, de participer au marché du droit et d'être des entrepreneurs. Les legal tech privées, souvent créées par de jeunes avocats, semblent s'essouffler : peu de fonds y sont investis, à hauteur de 5 ou 6 % du financement de l'ensemble des plateformes juridiques.

Au niveau national, les avocats sont d'abord rattachés à leur ordre : il y en a 164 en France, que le Conseil national des barreaux coordonne. Nous avons créé notre propre plateforme, avocats.fr, sur laquelle le justiciable trouvera un avocat inscrit à un barreau et qualifié. Ainsi, la profession reprend en main un marché qui intéresse moins les petites entreprises.

Elle le fait en garantissant le secret professionnel - sujet fondamental qui est abordé dans le projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire. Le secret professionnel constitue un tout, qui ne saurait être saucissonné : il ne concerne pas que l'enquête ou le pénal, mais s'applique aussi par exemple quand un médecin ou un expert-comptable nous interroge sur le financement ou la fiscalité. Un magistrat, un intermédiaire n'a pas à connaître le nom des personnes, la nature ou le sujet de la consultation.

La plateforme propose également une convention d'honoraires en ligne : en application du principe de liberté de commerce et de l'industrie, chacun fixe ses prix.

La consultation et l'information juridiques en ligne sont des sujets plus préoccupants. La profession d'avocat est réglementée, mais il n'y a plus de monopole en matière de droit. La frontière est parfois difficile à cerner. Tout un chacun peut donner des informations juridiques, et des plateformes existent à cet effet. La consultation juridique n'est pas réservée aux seuls avocats : les notaires, les associations, les syndicats peuvent en proposer, mais leur intervention est encadrée par la loi de 1971, modifiée par une loi de 1991.

Certains sites sont sérieux, mais d'autres donnent de mauvais conseils juridiques. La jurisprudence a admis la mise à disposition en ligne de modèles de saisine de juridiction - or si le recours à un avocat n'est pas toujours nécessaire, l'application d'un modèle mal compris peut engendrer des catastrophes ! La problématique est la même chez les médecins, les artisans ou d'autres professionnels.

Nous nous battons aux côtés de la Direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice pour élaborer une définition plus précise de la consultation juridique, qui interdirait à des legal tech ou des plateformes de consultation en ligne de donner des conseils sans en référer à un professionnel.

Nous avons redouté une précarisation de la profession d'avocat et un risque de dumping, mais nous ne sommes pas pour l'instant confrontés à ces difficultés.

Mme Christine Leconte, présidente du Conseil national de l'Ordre des architectes. - Actuellement, trente mille architectes travaillent en France, dans un secteur atomisé : 90 % des agences ont moins de dix salariés. Notre profession est encadrée par la loi de 1977 sur l'architecture. Le recours à un architecte est obligatoire pour l'établissement d'un projet architectural qui fait l'objet d'un permis de construire, à l'exception des projets de moins de 150 mètres carrés. Recherchant à la fois l'intérêt du client et l'intérêt public, la profession intervient dans le cadre d'une loi qui garantit la qualité des paysages. Le rôle des architectes s'est renforcé avec la prise en compte croissante des enjeux écologiques et sociétaux, et la crise du covid a souligné l'importance du logement.

Plusieurs types de plateformes transforment notre profession. Les annuaires numériques et d'annonceurs qui mettent en ligne les coordonnées ne nous posent pas de problème particulier.

Certaines plateformes sociales mêlent à la fois l'expression des goûts de particuliers avec des annonces purement publicitaires d'agences d'architecture ou d'autres professions.

Des plateformes d'un troisième type mettent en relation des architectes référencés avec des clients, particuliers ou professionnels. Dans ce dernier cas, elles se rémunèrent souvent à partir d'un commissionnement des honoraires d'architecte, ce qui soulève plusieurs problèmes.

Un quatrième type de plateforme de services correspond à une uberisation totale de notre profession. Les clients sont accompagnés dans leurs démarches et dans la recherche de financements de leur projet. Ces plateformes « surfent » sur le monopole des architectes au-delà de 150 mètres carrés, en proposant des projets à 149,9 mètres carrés.

D'autres applications numériques permettant un choix de plans ou une pré-réalisation de projets nous inquiètent davantage. L'architecte est remplacé par un algorithme, qui ne tient pas compte de l'environnement, des ressources locales, de l'état du sol, du diagnostic, de l'orientation, des voisins ou du plan local d'urbanisme (PLU). Ces applications se développent, tant pour les particuliers que pour les promoteurs.

Le cadre juridique de notre profession est strict et impose des exigences en matière de déontologie, d'assurance professionnelle - point problématique si nous sommes mêlés à d'autres professionnels sur les plateformes -, et de formation annuelle.

Les grandes plateformes qui proposent une mise en relation ont le mérite de rapprocher les particuliers et les architectes, d'inciter les clients à faire confiance à un architecte, alors que le marché de la maison individuelle est largement dominé par d'autres professions.

Mais ce système peut également engendrer une forme de dépendance économique, l'architecte se voyant parfois contraint de privilégier l'intérêt de la plateforme plutôt que celui du client. L'architecte, dont le devoir de conseil porte aussi sur la santé des territoires - signalisation d'une source d'eau, matériaux à privilégier, protection du patrimoine -, pourrait ne plus être totalement libre s'il dépendait d'une plateforme pour l'ensemble de ses clients, ce qui nous inquiète.

Ces plateformes contribuent également à une économie de profits qui s'appuie certes sur la valeur créée par l'architecte, mais en augmentant artificiellement le coût d'accès à celui-ci par le client.

Elles mêlent souvent des architectes à d'autres professions, décorateurs ou architectes d'intérieur, qui ont d'autres formations. Cela entretient un flou sur les activités de chacun, quand ce ne sont pas des usurpations de titres, des usages trompeurs d'images et de books récupérés sur internet.

Un encadrement juridique de ces plateformes s'impose, notamment celles qui sont conçues à l'étranger, car l'Ordre des architectes n'a alors pas les moyens de vérifier que l'architecte est bien formé et assuré.

Il faut distinguer les plateformes de mise en relation des plateformes prospectives, qui cherchent à remplacer notre profession en matière de conception architecturale et contre lesquelles il faut lutter. Nous sommes favorables aux plateformes collaboratives associant en amont les architectes, les usagers et les collectivités. Mais l'acte architectural suppose un certain cadre. L'architecture est un bien culturel, une conception de l'espace : des algorithmes ne sauraient adapter la création aux besoins.

M. Jean-Luc Flabeau, vice-président de l'Ordre des experts-comptables. - Notre profession rassemble 21 000 experts-comptables et 130 000 collaborateurs, répartis sur tout le territoire. Nous accompagnons quotidiennement trois millions d'entreprises, notamment des TPE-PME. Notre rôle s'est particulièrement affirmé avec la crise du covid.

La profession est réglementée. Ses conditions d'accès sont bien définies : un diplôme d'expertise-comptable, de niveau master, ouvert sans numerus clausus. Les diplômés peuvent s'inscrire au tableau de l'Ordre, et doivent alors respecter des règles d'exercice professionnel, d'indépendance, de compétences, de déontologie. Il y a une responsabilité propre à la profession, et des sanctions disciplinaires éventuelles.

Notre profession oeuvre dans l'intérêt général : notre premier rôle est d'assurer l'assiette fiscale et parafiscale des entreprises, mais nous sommes aussi chargés de la prévention de la fraude. La confiance donnée par les chiffres protège à la fois les créanciers, les consommateurs, les entreprises et les salariés.

Le modèle français se caractérise par une prérogative d'exercice. Il ne s'agit pas d'un monopole : l'entreprise choisit d'assurer elle-même son service comptable ou d'externaliser la fonction. Dans ce dernier cas, elle doit nécessairement passer par un professionnel inscrit à l'Ordre des experts-comptables, faute de quoi l'exercice de la profession devient illégal - situation malheureusement fréquente : on estime qu'en région parisienne, il y aurait autant d'illégaux que de légaux.

La question des plateformes se pose aussi pour notre profession. Si les robots comptables qu'elles utilisent imputent automatiquement une écriture comptable sans intervention d'une aide humaine, les entreprises peuvent y recourir sans problème particulier. Mais si le robot a besoin d'une intervention humaine, on retombe dans le cadre d'un exercice illégal. La comptabilité est non pas une finalité, mais un commencement : c'est un outil de diagnostic qui permet de donner des conseils aux entreprises, notamment aux TPE-PME.

Lors de la crise du covid, la profession a joué un rôle essentiel auprès des entreprises pour les aider à mettre en oeuvre les dispositifs proposés par l'État, notamment les prêts garantis par l'État (PGE). Si les robots comptables se généralisent dans les TPE-PME, le risque pour le tissu entrepreneurial français sera considérable : la comptabilité deviendrait une finalité à part entière, et toute la dimension conseil de notre métier pourrait disparaître.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Que l'on parle de « plateformisation » ou d' « ubérisation », notre mission porte avant tout sur l'impact de ce phénomène sur la société. Toutes nos auditions montrent que la question n'est pas qu'économique ou sociale, mais bien une question de société : quel est l'impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? Nous parlons des plateformes de travail, car d'autres formes de plateformisation comportent bien moins de risques et sont même d'extraordinaires sources d'échanges et d'interactions. Le sujet dépasse celui des seules plateformes numériques de travail de mobilité, qui ne sont que la partie émergée de l'iceberg.

Vos interventions nous permettent d'élargir le champ et de poser la question de la place des connaissances et des savoirs dans la société. Pour vivre en démocratie, il faut des savoirs et des connaissances ; il ne faut pas « déculturer » les professions. Dans la mondialisation instantanée, les protections étatiques évoluent.

L'enjeu des données est crucial : les libertés, mais aussi la sécurité sont menacées. Je pense que les données personnelles et professionnelles doivent être abordées ensemble : à trop distinguer, nous pouvons nous tromper.

Craignez-vous que les plateformes numériques du travail ne conduisent à fissurer vos professions ? Cette inquiétude a été exprimée par les architectes et par la Chambre des métiers et de l'artisanat, mais l'enjeu concerne bien la société dans son ensemble.

Personne ne conteste que le numérique puisse être un extraordinaire outil de coopération, mais il n'est pas pour autant une solution miracle. Comment le management algorithmique s'insère-t-il dans les chaînes de responsabilité de vos professions, dans votre relation aux clients ?

M. Julien Gondard. - Il s'agit bien d'un choix de société, qui recoupe les notions de métier, d'artisanat, de territoire. Quelle société veut-on ? Le danger, s'il existe, serait de finir par perdre la maîtrise. C'est un choix de société, de consommateur. Voulez-vous acheter un objet dont vous ignorerez la provenance, la qualité, la fabrication, ou bien celui qu'un artisan que vous connaissez fabriquera ?

Le risque de fissurer les professions est réel, notamment si les conditions d'accès à une profession sont modifiées. Si demain nous ne contrôlons plus les qualifications professionnelles de métiers du quotidien comme les artisans du bâtiment, ce sont la sécurité des consommateurs et l'économie de proximité qui seront menacées.

La donnée a un pouvoir, mais une donnée ou un algorithme, pour l'instant, n'a pas de responsabilité. Qui est responsable de la donnée ? Qui tire profit de la donnée ? C'est le choix de société que vous évoquiez. Nos professions sont ancrées dans les territoires, la proximité ; l'économie de relation est centrale pour les artisans. Nous n'avons pas peur de la plateformisation, mais avons besoin de garde-fous pour sécuriser notre modèle social.

M. Gilles Munier. - La qualification professionnelle des médecins ne fait pas de doute : il ne pourrait y avoir fissuration de la profession que si ce standard n'était pas respecté. C'est le risque que fait courir le recours à des personnes non qualifiées, notamment dans des pays étrangers, qui expose les citoyens à un risque.

Le secret médical est un des piliers de notre exercice. Or nous risquons de voir des données de santé mises sur la place publique par l'intermédiaire de plateformes, sans cadre juridique précis. Certaines plateformes pourraient être soutenues par des sociétés d'assurance ou des banques souhaitant connaître l'état de santé de groupes de populations, et optimiser ainsi le risque qu'elles prennent. Nous devons être très vigilants : il faut sécuriser les données, et garantir le secret des échanges entre le professionnel de santé et le patient. Les plateformes ne doivent proposer qu'une mise en contact, et n'avoir en aucun cas accès aux données médicales.

M. Jérôme Gavaudan. - La question de la fissuration est intéressante, mais, pour nous, le risque n'est pas le même tant que l'Ordre peut exercer un contrôle.

Ce risque de fissuration concerne les nouveaux métiers de la profession d'avocat, qui s'appuient sur les plateformes, l'uberisation et le numérique pour faire du business, ainsi que les formes traditionnelles, par exemple l'avocat de proximité qui défend son client devant un tribunal. Le métier traditionnel est malmené, y compris par les pouvoirs publics et le ministère de la justice qui, par manque de moyens, limitent depuis des années l'accès du citoyen au juge. Or, sans juge, il n'y a pas de droit, puisque c'est le juge qui sanctionne. Quand on met des barrières, notamment financières, pour accéder à une juridiction, le citoyen n'a plus d'autre option que la conciliation sur une plateforme.

L'ouverture des plateformes de médiation et de conciliation par le secteur privé pose la question de l'algorithme, donc de la donnée. Les avocats, avec les magistrats de l'ordre judiciaire, la Cour de cassation et le Conseil d'État, mènent un combat sur la data ; c'est la même problématique que celle des assureurs en matière médicale. En effet, si une plateforme de médiation en ligne est financée par les assureurs, ces derniers auront tendance à générer un algorithme qui incitera le justiciable - contraint de recourir à la plateforme parce qu'il n'a pas les moyens de saisir le juge - à accepter une médiation avec son assureur, et à se contenter d'une réparation bien inférieure à celle à laquelle il aurait pu avoir droit.

Nous sommes très attentifs à ces problématiques. La Cour de cassation et le Conseil d'État aussi ; ce sont de puissants alliés pour la profession. Nous tentons d'avoir la maîtrise des données jurisprudentielles. En effet, la façon dont est interprétée une décision de justice, dont elle est traitée ou dont il en est fait la publicité a une incidence sur ce que deviendra le droit. Il nous faut donc être attentifs à ces deux aspects.

Mme Christine Leconte. - Pour l'Ordre des architectes, la fissuration du travail s'illustre par exemple à travers la décorrélation entre conception architecturale et permis de construire. Dès lors que la conception architecturale est le fait d'un algorithme et qu'il suffit d'apposer un tampon accordant le permis de construire, les notions de qualification du professionnel, de responsabilité et d'exigence sur la manière de construire sont remises en cause.

La question des données est un enjeu crucial, notamment en matière de droit d'auteur sur le travail accompli par l'architecte. On trouve dans la presse spécialisée un grand diffuseur de logiciels qui indique récupérer les données des maquettes BIM des architectes et pouvoir ainsi, grâce à l'intelligence artificielle, concevoir des quartiers entiers sans avoir besoin de concepteurs, ni même de travail. On voit bien les risques en termes de standardisation et de non-contextualisation... Sans compter que cela se fait au mépris de la législation sur le droit d'auteur, car le groupe en question a son siège à l'étranger.

Les ordres sont parfois malmenés, car ils imposent des contraintes. Toutefois, on mesure ce qu'ils apportent en termes de responsabilité et l'importance des codes de déontologie qui s'appliquent à nos professions. Il est donc important que les ordres montent en compétence.

J'en profite pour préciser que l'Ordre a créé la plateforme www.architectes-pour-tous.fr, qui met en relation les architectes avec leurs clients et valorise leur travail et la responsabilité inhérente à la profession.

M. Jean-Luc Flabeau. - La fissuration est un véritable enjeu, au moment où le monde des entreprises se complexifie - et cela concerne également les TPE-PME. À cela s'ajoutent des turbulences économiques : la crise de 2008 a été historique, celle d'aujourd'hui est plus grave encore.

Cela suppose d'avoir dans nos cabinets des professionnels hautement qualifiés - d'où des difficultés de recrutement. Le mouvement d'uberisation par des plateformes et le développement du low cost peut se révéler extrêmement dangereux pour nos équipes : nous allons perdre des compétences dans nos cabinets, ce qui entraînera une fissuration de notre profession. Nombre d'entreprises, notamment les plus petites d'entre elles, en pâtiront, parce que toute la partie conseil et accompagnement sera affectée. Or les dix-huit derniers mois ont montré à quel point cette dimension était précieuse pour les entreprises.

Ces outils sont utiles en tant qu'aide à la décision ; à nous de veiller à ce que cela n'aille pas au-delà et ne vienne altérer l'intervention des professionnels et l'approche intellectuelle.

Mme Pascale Gruny. - Pour ma part, je suis inquiète. Lorsqu'elles utilisent ces plateformes, les entreprises clientes pensent être en sécurité, à tort. Et cette insécurité génère ensuite des contentieux. L'émission de Julien Courbet a de beaux jours devant elle ! Il y est souvent question de problèmes avec des plateformes, notamment dans le bâtiment. Dans les autres secteurs, les clients ne s'en rendent pas compte immédiatement.

J'ai été cadre comptable au sein d'un important cabinet : les entreprises ne voient pas toujours qu'elles sont en insécurité. C'est lors d'un contrôle fiscal, quand elles se retrouvent face à un inspecteur des impôts et incapables de fournir les documents ou les explications demandés après avoir par exemple enregistré des éléments comptables qui n'étaient pas conformes aux normes, qu'elles s'en aperçoivent.

Je partage la position du rapporteur sur la question de la protection des données. Pensez-vous qu'il faille modifier la législation pour essayer d'empêcher cette insécurité ? Avez-vous des moyens de prévenir et d'orienter les internautes d'abord vers vos plateformes, puisque ce sont elles qui indiquent le droit et sont à même d'alerter sur les dangers des autres sites ?

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - C'est évidemment une question que nous partageons tous : quelle évolution législative serait-elle nécessaire ?

M. Julien Gontard. - J'ignore s'il est possible d'empêcher ces plateformes et je ne sais d'ailleurs pas si, juridiquement, la liberté d'entreprendre et de commerce pourrait se satisfaire d'un tel empêchement.

En revanche, il faut absolument protéger le consommateur en l'informant et en sécurisant juridiquement son acte d'achat. Il faut également responsabiliser les plateformes qui mettent de l'information à disposition des consommateurs. C'est pourquoi j'ai parlé de l'importance des labels - tant dans l'artisanat que dans l'économie, ce sont des gages de compétence et de professionnalisme.

Il est donc impératif de mettre en avant sur toute plateforme, quelle qu'elle soit, le label Reconnu garant de l'environnement (RGE), le label artisan, le label EPV - tous continuellement surveillés. C'est un cercle vertueux, face à une économie qui bouge.

Je doute que l'on arrive à tout maîtriser d'un claquement de doigts : dans un monde en mouvement, il faut savoir s'adapter et, surtout, protéger le consommateur dans son acte d'achat. Cela suppose de responsabiliser à la fois l'outil numérique qui assure la mise en relation et le professionnel qui réalise l'acte commandé par le client.

Mme Christine Leconte. - Il nous semble nécessaire de renforcer la régulation de l'activité des plateformes pour protéger à la fois la profession d'architecte et le client. Je pense notamment aux obligations d'information qui pèsent sur ces plateformes au regard des professions réglementées. Sur ce point, il faut un contrôle effectif et réel.

Une plateforme qui est hébergée à l'étranger peut usurper le titre d'une profession. Nous avons envoyé des courriers à des plateformes aux États-Unis pour leur signaler qu'elles enfreignaient les lois françaises, mais cela n'a pas eu d'effet. C'est un vrai problème.

Lorsqu'une plateforme est basée en France, on peut mettre en place des conventions, des chartes. Cela nous permet d'opérer auprès des architectes une sorte de régulation des plateformes qui nous paraissent les meilleures, ou les moins mauvaises. Ces plateformes peuvent ensuite se targuer de cette recommandation.

L'exercice a toutefois sa limite. Quand bien même une plateforme bénéficie de cette recommandation, nous pouvons à tout moment estimer qu'un architecte n'a plus les qualifications ou l'assurance nécessaires. Ces plateformes n'ayant pas de lien direct avec le tableau établi par l'Ordre, il y a donc un temps de latence et un décalage entre ces plateformes et le tableau qui est mis à jour quotidiennement. C'est pourquoi l'Ordre a créé sa propre plateforme, qui est réactualisée très régulièrement. Il faut donc une régulation plus forte et un contrôle.

M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Je précise qu'une mission d'information n'a pas vocation à provoquer un acte législatif. Le rapport que je remettrai à la fin du mois sera une invitation aux parlementaires à creuser ce sujet, en bénéficiant d'éléments d'information en termes tant de droit social que d'économie, puisqu'une partie des plateformes numériques de travail ne sont pas rentables.

Je rappelle qu'une mission interministérielle a été créée, qui s'intéresse à la question du portage salarial, à celle du tiers statut. Le statut salarial, comme celui d'indépendant, fait aussi débat.

Ce sont, à mon sens, autant de stimuli. Nous sommes loin de l'immobilisme.

J'ai parlé de fissuration des professions, car, à mes yeux, confier le portage salarial à des gens qualifiés avec un tiers qui prend en charge la formation, c'est fausser la concurrence. L'enjeu est donc important. On considère en effet que, d'ici à 2025, plus d'un demi-milliard de femmes et d'hommes passeront par les plateformes numériques de travail. Il s'agit donc d'une tendance lourde.

Mesdames, messieurs, je vous remercie de vos contributions.

La réunion est close à 10h25.