Lundi 13 décembre 2021

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition de Mme Isabelle de Silva, conseillère d'État, ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence (sera publiée ultérieurement)

Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition des représentants de la presse écrite - M. Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine, M. Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, et Mme Cécile Dubois, coprésidente du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une table ronde rassemblant des représentants de la presse écrite.

Nous accueillons M. Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et, jusqu'à une date récente, directeur général de Bayard Presse ; M. Laurent Bérard-Quelin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée (FNPS), directeur général délégué de la Société générale de presse ; et Mme Cécile Dubois, coprésidente du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (SPIIL) et rédactrice en chef de 94 Citoyens, quotidien en ligne d'information sur le Val-de-Marne et le Grand Paris, qui parle droit au coeur du sénateur du Val-de-Marne que je suis...

Madame, messieurs, notre commission d'enquête, dont le rapporteur est David Assouline, s'intéresse aux mouvements de concentration des médias - de tous les médias. Si l'attention est souvent focalisée sur la télévision, avec le rapprochement TF1/M6, nous n'oublions pas, loin s'en faut, la presse écrite, sur papier ou en ligne, dont la diversité et la proximité avec nos concitoyens participent pleinement de la démocratie.

C'est pourquoi nous avons souhaité vous entendre, afin de bénéficier de vos regards à travers les différents types de presse que vous représentez. Nous avons déjà eu l'occasion de débattre avec vous il y a peu de temps sur le sujet des droits voisins, qui n'est pas sans lien, d'ailleurs, avec la question des concentrations.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Augé, madame Dubois, monsieur Bérard-Quelin, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Augé, Mme Cécile Dubois et M. Laurent Bérard-Quélin prêtent successivement serment.

M. Alain Augé, président du Syndicat des éditeurs de la presse magazine. - Votre commission d'enquête sur ce sujet important passionne évidemment tous les professionnels ou anciens professionnels que nous sommes.

Je n'ai pas de conflit d'intérêts à vous signaler. J'ai toujours été assez libre dans ma tête, et je suis désormais retraité. J'étais dirigeant de Bayard Presse. Ma seule attache est donc d'être président du SEPM, présidence que j'essaie d'assurer avec coeur et conviction.

Je vais évoquer trois points.

S'agissant, tout d'abord, du périmètre immédiat du SEPM, paradoxalement, celui-ci est provisoirement dans une double phase de non-concentration et de « refrancisation ».

Prisma Presse, le premier groupe de presse magazine, qui n'a pas de quotidien, mais qui a des magazines d'information politique et générale (IPG), dont Capital, a été racheté par le groupe Bolloré. L'ancienne filiale de Mondadori a été rachetée par un groupe d'investisseurs qui est dans le digital et la presse, le groupe Reworld, qui s'appelle désormais Reworld Media. Enfin, le groupe Lagardère a été coupé en deux, avec une partie qui a été achetée par le groupe CMI et une autre qui, pour l'instant, est restée dans le giron du groupe. Au reste, de petits indépendants continuent d'émerger aujourd'hui - notre métier est étonnant, en ce qu'il y a toujours des candidats pour se lancer sur des idées, sur des niches. Nous n'assistons donc pas pour l'instant à un phénomène de concentration ou d'alignement, mais plutôt à une certaine biodiversité de la presse magazine, qui nous paraît évidemment très heureuse et avec laquelle nous sommes très à l'aise.

Nous sommes, au SEPM, assez contents de l'équilibre actuel. Entre la surprotection et la sous-protection, compte tenu des travaux qui ont été réalisés - je veux citer ceux auxquels avait participé l'ancien président de Bayard, Bruno Frappat, notamment sur l'émergence des chartes éditoriales -, nous considérons que nous sommes aujourd'hui à une bonne distance. S'il ne faut pas affaiblir la protection des journalistes, la renforcer trop, par des systèmes surprotecteurs et verrouillants, nuirait très fortement au dynamisme et à la liberté d'entreprendre.

Comme sur la loi de 1881 sur la liberté de la presse, nous sommes aujourd'hui parvenus à un équilibre qui me semble satisfaisant. Celui-ci se traduit par le maintien d'une biodiversité et d'une indépendance réelle les rédactions - en trente-cinq ans de carrière chez Bayard, je n'ai pas connu d'oukases et je ne pense pas que l'on puisse aujourd'hui demander à un journaliste d'écrire un papier sur commande, y compris en presse magazine, même si l'on trouve forcément des contre-exemples.

Il y a évidemment des débats d'idées : en tant que dirigeant de Bayard Presse, il m'est arrivé de me disputer fortement avec Guillaume Goubert, le patron de La Croix, parce que je ne suis pas sur la même ligne politique, mais c'étaient des débats comme il y en a tant, et ce n'est pas parce que j'étais membre du directoire de Bayard que mon avis comptait plus qu'un autre. La tradition de l'indépendance des rédactions est très forte et chevillée au corps dans la presse.

Un autre élément joue en ce sens : si, en presse télévision ou radio, l'importance des Anchormen - ces vedettes qui tiennent le micro - est très forte et peut conduire à des biais, un journal, c'est des dizaines d'articles. Il est donc compliqué de faire régner du caporalisme sur des contributions très variables et très variées. Cette richesse, cette diversité sont, du reste, l'un des grands avantages de la presse magazine. On n'aligne pas un magazine et encore moins un journal comme on aligne un régiment blindé.

Deuxièmement, renforcer la concentration ne nous effraierait pas : cela permettrait à différents groupes - magazines, quotidiens, radios et télévisions - de se rejoindre. Ce qui est important pour nous, c'est que le marché ne soit pas saturé par un monopole ou un oligopole.

Il nous semble tout à fait raisonnable de pouvoir associer des radios, des télévisions qui ne soient pas dominantes à des groupes de presse de magazines ou de quotidiens. Les dispositions législatives me semblent aujourd'hui un peu sévères.

Troisièmement, il faut se poser la question du marché pertinent. Le digital nous y contraint. Les frontières de spécialisation entre les médias sont en train de s'effondrer. Tout devient éminemment fongible. En réalité, le seul grand marché pertinent est celui de l'audience, de l'impact sur le public.

Autant il faut pouvoir élargir et desserrer la contrainte de la concentration horizontale, autant il faut être attentif à ce qu'un groupe de médias n'accapare pas une part de marché trop importante. Le seuil de 30 % est sans doute un peu élevé. Il faut s'intéresser au marché global, radios, télévisions, sites internet, et trouver le plafond idoine qui empêcherait des concentrations verticales trop importantes. Aujourd'hui, on en est loin, à deux exceptions redoutables près : Google et Facebook, qui sont les deux acteurs dominants du marché de l'audience, capturent la recette publicitaire. Le vrai danger aujourd'hui ne se trouve pas dans la surconcentration des médias traditionnels, mais dans leur étouffement par ces deux acteurs.

Mme Cécile Dubois, coprésidente du syndicat de la presse indépendante en ligne. - Trois principes ont guidé notre réflexion : encourager la constitution d'entreprises suffisamment robustes pour se développer et innover ; éviter l'émergence d'une position dominante ; favoriser le pluralisme de l'information, indispensable à la démocratie.

Nous partageons tous le même constat : la loi de 1986, même largement actualisée, a été conçue à une époque où internet n'existait pas et n'a donc pas anticipé l'évolution numérique. De ce point de vue, elle est quelque peu obsolète.

Il ne nous semble pas superflu de repenser le sujet, mais à condition de ne pas légiférer de manière précipitée, et surtout pas à l'aune du contexte immédiat - fusion entre TF1 et M6, appétits de Vincent Bolloré... Il faut prendre le temps de mener une réflexion de fond.

Autre constat partagé, celui du rapport de force complètement asymétrique avec les plateformes. Aujourd'hui, la diffusion de l'information passe majoritairement par internet. Or ce canal n'a pas échappé à l'intermédiation des grandes plateformes, à commencer par Google, moteur de recherche totalement hégémonique, mais aussi par les réseaux sociaux, qui diffusent largement l'information.

Pour faire face à ces plateformes qui font la pluie et le beau temps, il nous paraît absolument nécessaire de disposer de groupes de médias suffisamment puissants. Or nous ne disposons pas de tels groupes aujourd'hui. Nous ne pensons pas du tout que la limite ait été dépassée. Au contraire, la France souffre d'un manque de grands groupes de médias indépendants. Nous n'avons pas d'équivalent de Bertelsmann, par exemple, capitalisé à 18 milliards d'euros. À cet égard, on ne peut pas dire que notre secteur souffre d'un excès de concentration horizontale.

Au contraire, notre paysage médiatique est plutôt éclaté et nous reflétons assez bien cette diversité avec beaucoup de petits médias et de petites entreprises assez fragiles. Il faut absolument prendre garde de ne pas aggraver cette situation. En revanche, il faut être vigilant en ce qui concerne les concentrations verticales, susceptibles parfois de biaiser la concurrence. Je pense, par exemple, aux groupes qui disposeraient à la fois d'agences de communication et de médias, ou qui possèdent les tuyaux et le contenu pour aller dans ses tuyaux. Sur ce point, nous invitons plutôt à un durcissement de la doctrine de l'Autorité de la concurrence, sans que cela ne passe forcément par une évolution législative.

Un autre point nous alerte, celui de l'acquisition des principaux médias par des groupes dont ce n'est pas l'activité principale. C'est le cas de quasiment tous les grands quotidiens nationaux, d'une bonne partie de la presse quotidienne régionale et de la majorité des télévisions privées. Cette situation est assez spécifique à la France, même si on la rencontre aussi en partie en Italie.

Cela pose un certain nombre de problèmes. Tout d'abord en termes de développement. En effet, les actionnaires de ces groupes gèrent les médias comme des outils d'influence, sans optique de développement : ils renflouent quand c'est nécessaire et investissent assez peu. Il ne s'agit pas pour eux d'en faire un vrai business, car ce n'est pas leur business. Sur le long terme, cette situation pose problème.

En outre, cette tentation d'influence peut conduire à exercer des pressions sur une rédaction. C'est assez rare, mais il suffit que cela arrive de temps en temps pour être absolument inacceptable. Nous sommes favorables à l'ouverture d'une réflexion pour empêcher que la ligne éditoriale soit impactée par les intérêts non médiatiques des groupes. Nous n'avons pas de proposition toute faite sur la question. Nous ne sommes pas forcément favorables, par exemple, à l'indépendance d'une rédaction, car cela pourrait poser d'autres problèmes. Nous sommes en revanche prêts à réfléchir à des garde-fous pour éviter les pressions qui existent, même si elles sont rares.

Dernier constat : l'accès au financement est particulièrement difficile pour les médias. L'innovation tient aujourd'hui une grande place dans le paysage médiatique. Environ une cinquantaine de nouveaux médias rejoignent notre syndicat chaque année : très innovants, ils choisissent des angles complètement nouveaux, des formats éditoriaux originaux. Le problème est qu'ils ont beaucoup de mal à se développer dans la durée, parce qu'il leur est extrêmement difficile de trouver des financements. Les investisseurs privés et publics sont assez méfiants par rapport à ce secteur qui n'est pas tellement rentable. En définitive, beaucoup d'entreprises vivotent, sont structurellement dépendantes des aides à la presse et finissent par tomber dans le giron d'un grand groupe quand elles arrivent à atteindre une taille critique.

Cette question du financement des entreprises de médias indépendantes pourrait, par exemple, prendre la forme d'un taux d'intérêt préférentiel de l'Ifcic (Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles). De même, BPIfrance pourrait s'ouvrir davantage à des prises de participation dans les entreprises de presse de médias indépendants. Concernant les aides à la presse, nous proposons de moduler le taux de subvention, notamment celui du Fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP), en fonction du critère d'indépendance de l'entreprise. En effet, les groupes industriels ou de services que j'évoquais, dont la presse n'est pas l'activité principale, et qui s'offrent des médias, aspirent de fait une grosse partie des aides à la presse. Roselyne Bachelot a récemment souligné, à l'Assemblée nationale, que 50 % des aides à la presse revenaient à des entités incluses dans des groupes plus vastes, c'est-à-dire dans des groupes dont ce n'est pas l'activité principale. Il nous semblerait assez sain de limiter cette aide à l'influence.

M. Laurent Bérard-Quélin, président de la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée. - La FNPS regroupe 527 services de presse en ligne, 1 206 publications, 426 éditeurs et 4 400 journalistes. Ces chiffres montrent combien nous représentons la diversité. Or il n'y a pas de pluralisme sans diversité. Le pluralisme ne concerne pas que l'information politique et générale. Il est fort probable que les problématiques sanitaires ou que la réforme de la politique agricole commune (PAC) jouent un rôle au moins aussi important que d'autres problématiques plus générales sur la détermination du vote d'un agriculteur, par exemple. Ne focalisez pas toute votre attention sur la presse d'information politique et générale, beaucoup de citoyens s'informent sur d'autres supports.

La meilleure garantie de l'indépendance et de la non-concentration, c'est la rentabilité. Or nos éditeurs sont fragiles, très majoritairement sous-capitalisés et beaucoup ont des marges très réduites. Il est souvent très difficile de trouver un acheteur en cas de cession. Pourtant, comme dans tous les autres secteurs, la presse a besoin d'entrepreneurs pour innover.

La rentabilité se construit autour d'une ligne éditoriale, qui se discute avec une rédaction : aucun éditeur ne peut faire un titre sans rédaction et aucune rédaction ne peut faire un titre rentable sans éditeur.

Dès lors, nous nous inquiétons de la création d'un statut d'indépendance des rédactions. Le rôle de l'éditeur est indissociable de la définition et de l'élaboration de la ligne éditoriale : son rôle est de rappeler que l'on ne fait pas un titre pour soi, mais pour ses lecteurs. Il s'agit de la rencontre d'une offre et d'une attente. Il faut laisser cette possibilité aux entrepreneurs qui sont en capacité d'investir dans les médias. La loi ne doit pas les amener à se confronter à un pôle rédactionnel avec lequel la discussion serait difficile.

Mme Dubois vient de souligner que trois cas reviennent systématiquement. Il s'agit de cas isolés. Je vous en prie, ne faites pas une loi de circonstance, qui bouleverserait inutilement l'ensemble d'une filière déjà fragile.

Je rappelle enfin que le statut de salarié est obligatoire pour les journalistes, lequel suppose un lien de subordination - c'est la nature même du salariat.

Par ailleurs, et je vais peut-être en faire bondir certains, nous croyons nécessaire de renforcer la clause de conscience et de faire évoluer la clause de cession. En effet, la façon dont cette dernière est mise en oeuvre est extrêmement destructrice de valeur ; pis, dans de nombreux cas, elle n'est pas - ou plus - légitime, son exercice n'étant pas limité dans le temps.

Je pense, par exemple, à L'Infirmière magazine, qui s'est retrouvé devant le tribunal de commerce après l'activation de plusieurs clauses de cession. Après le rachat de M. Niel, avez-vous constaté un changement de ligne éditoriale du Monde ? De même du Midi Libre après son rachat par La Dépêche ? La réponse est non.

Dans notre secteur, la clause de cession constitue très souvent une double peine : on finance le départ des journalistes, qui vont ensuite monter un titre concurrent. Ce dispositif non seulement entame largement l'attractivité du secteur de la presse pour les investisseurs, mais aussi entraîne un risque et une incertitude qui obèrent la capacité d'investissement de celui qui rachète. En outre, la clause de cession engloutit directement ou indirectement une part des aides à la presse en créant un besoin de financement.

Notre proposition est simple : maintenir en l'état la clause de conscience, actionnable à tout moment, et qui suppose que le journaliste démontre qu'il n'y a plus adéquation entre la ligne éditoriale et sa conscience professionnelle. En cas de cession, nous proposons une clause de conscience inversée : il reviendrait alors à l'éditeur de faire la preuve que son changement de ligne éditoriale, s'il existe, n'est pas de nature à heurter la conscience professionnelle, l'honneur et la considération du journaliste. Dans un cas, la charge de la preuve incombe au journaliste, et c'est difficile ; dans l'autre cas, la charge en incombe à l'éditeur, et c'est tout aussi difficile.

Je voudrais encore dire un mot des aides à la presse. Si la TVA bénéficie à l'ensemble des éditeurs, nous constatons une hyper concentration des aides. Nous avions obtenu, voilà une dizaine d'années, en collaboration avec le SPIIL, une réelle transparence. Le décalage de parution de quelques mois des tableaux qui vous sont communiqués ne change rien.

Nous sommes très satisfaits du taux de subvention du FSDP, bonifié pour les entreprises indépendantes de moins de vingt-cinq salariés. Il s'agit d'un très bon axe de réflexion.

De même, l'aide à l'émergence, mise en place à la demande du SPIIL, est une très bonne chose.

Toutefois, je tiens à mettre en garde sur l'enchaînement des aides - à l'émergence puis à l'investissement -, qui représentent 50 % du chiffre d'affaires cumulé de certaines entreprises au bout de quatre, cinq ou six ans. À un moment donné, l'éditeur doit pouvoir vivre par lui-même. À défaut, on entre dans un cycle de subventions perpétuel qui crée des distorsions de concurrence.

En ce qui concerne le marché publicitaire, plusieurs de vos interlocuteurs ont évoqué le fait d'orienter les investissements. Nous ne sommes pas du tout opposés à cette mesure, mais il faut prendre garde de ne pas focaliser les annonceurs uniquement sur des titres d'IPG. Il faut tenir compte de la diversité des éditeurs, notamment les titres spécialisés et professionnels.

Enfin, je voudrais évoquer rapidement la communication publique au travers d'un exemple : Bpifrance a communiqué abondamment pendant la crise sanitaire sur les prêts garantis par l'État (PGE), mais aucun titre de la presse professionnelle, pourtant à destination des chefs d'entreprise, c'est-à-dire les premiers intéressés par ce dispositif, n'a été destinataire de cette campagne de publicité...

M. David Assouline, rapporteur. - Madame Dubois, si j'ai bien compris votre propos, la concentration horizontale ne constitue pas un risque. Il en va autrement de la concentration verticale ou du rachat d'entreprises de presse par des groupes étrangers aux médias. Pourriez-vous préciser votre pensée ? Ne trouvez-vous pas étonnant que Bouygues soit plus susceptible d'absorber Bertelsmann que l'inverse ? La question se pose également pour la presse quotidienne régionale : ne pensez-vous pas que la constitution de grands groupes possédant une multitude de titres dans des territoires importants puisse poser problème, alors même que la presse est bien leur coeur de métier ?

Mme Cécile Dubois. - Je ne dis pas qu'il ne faut pas réguler les concentrations entre médias. Toutefois, on ne trouve pas aujourd'hui, en France, de mastodontes ayant une démarche monopolistique qui empêcherait toute concurrence.

Nous ne disons pas qu'il faille alléger ou assouplir le cadre de régulation actuel. Nous pensons plutôt qu'il est nécessaire d'encourager la constitution de grands groupes. Avoir quelques groupes comme Ouest-France, qui se sont construits autour des médias, est positif. Même s'ils possèdent plusieurs titres, ils ne sont pas dans une démarche monopolistique.

M. David Assouline, rapporteur. - La presse d'opinion est une tradition de la presse écrite. Il n'existe aucune réglementation particulière à cet égard, sinon la liberté. Il n'en va pas de même de l'audiovisuel : des concessions sont accordées à partir de critères de respect du pluralisme. Le pluralisme est-il resté vivace dans la presse écrite, au sens large ?

Que pensez-vous de la loi de 1986 ? Vous avez tous souligné son obsolescence. Le président du CSA, que nous avons auditionné, a d'ailleurs rappelé que les principes de la loi de 1986 restaient fondamentaux, mais que leur application au monde d'aujourd'hui supposait bien évidemment certaines modifications. Que changeriez-vous ?

Enfin, monsieur Bérard-Quélin, pouvez-vous préciser ce que vous reprochez au statut juridique des rédactions ? En quoi est-ce un danger ?

M. Alain Augé. - Je modifierais sans doute la référence au marché pertinent de la loi de 1986. Le digital a apporté une fongibilité telle que le seul critère à retenir est celui de l'audience et du chiffre d'affaires publicitaire. En ce qui concerne la concentration verticale, le seuil de 30 % est sans doute un peu élevé : personne ne l'atteint aujourd'hui si l'on met côte à côte télévisions, radios et organes de presse.

Retenir l'audience globale et le chiffre d'affaires global permettrait de mesurer l'hégémonie des plateformes et la façon dont elles abusent de leur position. Cela nous inciterait à prendre de la hauteur par rapport aux fusions entre différents médias, qui sont aujourd'hui très compliquées à réaliser. Je ne serais pas choqué, par exemple, de voir La Croix rejoindre un groupe possédant une télévision. On gagnerait à voir se former des groupes cultivant les différents métiers des médias.

Mme Cécile Dubois. - Je partage en partie les propos de M. Augé : il faut redéfinir le marché pertinent de l'audience à l'aune du paysage actuel.

Je ne me prononcerai pas sur la publicité.

M. Laurent Bérard-Quélin. - Il faut effectivement pouvoir appréhender le marché à 360 degrés, c'est ce que demandent et les annonceurs et les lecteurs.

Il s'agit de capter l'attention sur le numérique, de concrétiser l'abonnement papier avec un rythme de lecture différent et de prolonger l'ensemble avec de l'événementiel. Il faut permettre aux entreprises d'être présentes sur l'ensemble de ces dispositifs auxquels peuvent s'adjoindre de la radio et de la télévision. Cette approche à 360 degrés, c'est la vraie vie des médias.

Nous manquons de chiffres sur ce sujet. En préparant cette audition, un chiffre m'a sidéré : un site comme Brut, par exemple, c'est 20 milliards de vidéos vues chaque année dont 20 % en France, et 250 millions d'utilisateurs réguliers. Or Brut s'adresse à 70 % aux jeunes de moins de trente-cinq ans. Il faut intégrer ces éléments dans la pertinence du marché. Les citoyens de demain, ce sont les jeunes.

M. Laurent Bérard-Quélin. - Il faut évidemment modifier la loi de 1986 ; cela a été abondamment souligné.

Sur le terme de « concentration », j'attire votre attention sur le marché des annonces légales, normalement destiné à financer la diversité. Depuis l'ouverture aux services de presse en ligne et au numérique, on assiste à une ultra-concentration qui n'est pas en phase avec les objectifs du législateur et de la réglementation. La concentration n'est pas uniquement le fait des propriétaires. Elle est parfois aussi horizontale.

M. le rapporteur a évoqué l'indépendance des rédactions. Je représente beaucoup d'éditeurs indépendants. J'en suis moi-même un ; nous sommes une société familiale. L'intérêt pour des entrepreneurs qui s'intéressent à la presse, voire, comme M. Ganz chez Prima, qui touchent le papier et ont « les mains dans le cambouis », est de pouvoir piloter la ligne éditoriale en dialogue avec la rédaction. En mettant des barrières trop importantes, vous allez casser cette dynamique d'entrepreneuriat. Je parie même que l'envie de piloter est partagée dans la presse en ligne.

Cela ne signifie nullement l'absence de collectif. D'ailleurs, il ne peut pas y avoir de presse sans collectif. Le collectif, c'est entre l'éditeur et la rédaction. Ce qui fédère, c'est une ligne éditoriale. Celui qui décide, c'est le lecteur, qui achète ou non. Il ne faut pas casser cette dynamique. Gardons les dispositifs qui existent, comme la clause de conscience, qu'il faut peut-être même renforcer. Et incitons les deux pôles à travailler ensemble, et non pas les uns contre les autres.

M. David Assouline, rapporteur. - Je comprends vos arguments, mais j'ai tout de même l'exemple du journal Le Monde en tête. La propriété peut parfois être pilotée en partie par la rédaction.

Lorsque j'ai évoqué la crise d'iTélé en parlant de quatre-vingts journalistes « débarqués », le directeur de la rédaction de CNews m'a repris en indiquant : « Ils n'ont pas adhéré au nouveau projet qui leur était proposé ; ils sont donc partis. » Le métier de journaliste a besoin d'être protégé : avec de l'argent, on peut faire partir certains professionnels. D'où mon interrogation sur la clause de conscience.

Au sein de cette commission d'enquête, nous réfléchissons beaucoup sur la protection des rédactions. Il est difficile de revenir sur les concentrations capitalistiques existantes quand la loi n'est pas rétroactive. Nous nous intéressons au modèle économique du journal Le Monde, avec une volonté de sanctuariser l'indépendance des rédactions, si essentielle pour nous et pour la démocratie.

La diversité de l'offre sur la presse spécialisée et les magazines vous paraît-elle satisfaisante ? Si les aides à la presse sont peu adéquates, injustes et mal ciblées, que proposez-vous pour les réformer ?

M. Alain Augé. - Au SEPM, nous cultivons les dialectiques. Certains de nos adhérents bénéficient du statut d'IPG, tandis que d'autres non. Ce statut est le résultat d'une évolution jurisprudentielle. La reconnaissance de l'impact sociétal d'un magazine comme Elle, qui a au moins autant d'importance sur la formation des esprits qu'un journal traditionnel, est un élément intéressant.

À mon sens, il vaudrait mieux différencier deux sujets. D'une part, le travail sur la résilience du modèle papier est soit un accompagnement vers une fin, au moins pour les quotidiens, soit une stabilisation à un niveau significativement plus bas qu'aujourd'hui. D'autre part, il faut encourager la presse et sa traduction digitale. Il faudrait peut-être mieux séparer les dispositifs. Mettons tout le monde sur la même ligne de départ.

Dans la presse papier, ce qui relève ou non de l'IPG est assez évident. Sur le digital, la métonymie gutenberienne du contenant et du contenu étant cassée, il est beaucoup plus difficile de faire une césure nette.

La granularité, c'est l'article. Je ne dis pas qu'il faut commencer à faire « coter » chaque article. Mais, compte tenu de l'enjeu de la francophonie et des liens avec l'Afrique, le développement stratégique de la presse gagnerait à une meilleure séparation entre la variable résilience papier et la variable émergence du digital. Pour le digital, la notion d'IPG doit être vue de manière beaucoup plus extensive.

Mme Cécile Dubois. - Nous déplorons également de longue date la notion d'IPG, qui n'a pas la même réalité dans la presse en ligne et qui crée des distorsions de concurrence. Un média généraliste IPG peut avoir des déclinaisons très thématiques qui bénéficieront du label. En ligne, c'est beaucoup plus segmenté : des sites très spécialisés non IPG sont directement en concurrence avec les pages spécialisées de sites liés à des magazines imprimés IPG.

Sur les aides à la presse, la distorsion entre presse en ligne et presse imprimée est édifiante. Certes, il y a eu des améliorations, avec de nouveaux types d'aides, comme le FSDP ou la bourse à l'émergence, ainsi que l'ouverture, pour la première fois cette année, de l'aide au pluralisme. Mais des pans majoritaires des aides à la presse, notamment s'agissant de la diffusion, sont encore entièrement dévolus à la presse imprimée. Or la diffusion est un élément capital et stratégique pour la presse en ligne, et nous sommes extrêmement faibles, car totalement intermédiés par les plateformes. Il faut encourager la filière de diffusion numérique en France ; pour l'instant, seule la diffusion de presse imprimée l'est. Nous sommes très favorables à une réforme des aides à la presse. Nous avons formulé de nombreuses propositions sur le sujet. L'essentiel pour nous est d'avoir des aides sur des projets, plutôt que des rentes. Le FSDP nous semble une des aides les mieux adaptées aujourd'hui.

Nous ne partageons pas la même vision sur les annonces judiciaires et légales (AJL) que M. Bérard-Quelin. Ce marché réglementé de 200 millions d'euros a longtemps été réservé en France à la presse imprimée, ce qui constituait une forte distorsion de concurrence pour la presse en ligne. Nous considérons cela comme un impôt déguisé pour les entreprises et comme une aide déguisée à la presse et ne défendons pas forcément cette manne dont nous ne sommes pas certains qu'elle favorise la diversité. Mais tant qu'elle existe, elle doit concerner tous les médias, qu'ils soient imprimés ou en ligne.

Le problème de la concentration autour des annonces légales, ce sont les intermédiaires, qui font la pluie et le beau temps, car ils ont le client final. Les plateformes qui proposent des formalités comme créer des entreprises en ligne, et achètent énormément de publicités à Google pour être référencées en première position, négocient ensuite des marges délirantes avec les éditeurs, de l'ordre de 75 % ou 80 %. Au final, ce-sont elles et Google qui tirent les marrons du feu. Mais cet effet pervers n'est pas lié à l'ouverture à la presse en ligne, qui était juste et légitime.

M. Alain Augé. - Je connais la situation difficile des finances publiques et le principe de non-affectation des recettes à des dépenses, mais il ne me semblerait pas absurde d'affecter par exemple 10 % de l'amende que Google vient de verser à l'État au développement du digital ou de la presse...

Mme Cécile Dubois. - Très bonne idée !

M. Laurent Bérard-Quélin. - Notre proposition est parfaitement opérante dans le cas d'iTélé ; en l'occurrence, il est facile de démontrer que le changement de ligne éditoriale justifie l'exercice de la clause de cession.

Nous visons les cas, nombreux, où la clause de cession s'applique sans que cela se justifie. Par exemple, pour le Journal des infirmiers, il n'y a pas de changement de ligne éditoriale ; c'est juste un effet d'aubaine, qui pèse sur les finances de l'éditeur et les finances publiques.

Concernant Elle, la FNPS s'est effectivement opposée à la reconnaissance IPG pour ce titre. Nous considérons que Elle n'est pas un news magazine ; il suffit de le feuilleter assez régulièrement pour voir quels sujets sont abordés. L'application du statut IPG nous a toujours posé problème. Nous proposons de le circonscrire aux quotidiens, qui ont des impératifs de production et de distribution justifiant une aide spécifique de l'État, contrairement aux autres périodicités.

La seule aide directe à laquelle nous avons accès en n'étant pas IPG est le FSDP. Nous avons accès à la TVA et à l'aide postale, mais deux fois moins que les titres IPG. Le FSDP pose quelques problèmes. On aide de manière récurrente des grands groupes et des start-up qui n'arrivent pas à trouver leur modèle économique. À un moment, il faudra peut-être s'interroger.

La question de la vision à 360 degrés est un peu technique. La presse a toujours été un média de services. Nous avons des difficultés à convaincre le ministère de la culture qu'il faut également aider les éditeurs à investir sur les services entourant la mise à disposition de contenus éditoriaux.

M. Michel Laugier. - Il faut remettre le phénomène de concentration, qui peut avoir des effets positifs ou négatifs, dans son contexte.

La presse écrite est dans une situation difficile, avec 60 % de recettes en moins depuis le début des années 2000, la mutation vers la diffusion en ligne, la disparition de points de vente, la réforme du portage. Je vous renvoie à la lecture de mon avis budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2022.

Vous devez vous positionner dans cet univers concurrentiel et vous adapter face à la disparition de 1 000 points de vente chaque année et à la perte des recettes publicitaires.

Le véritable problème est-il la concentration ou la concurrence des plateformes internationales ? Où en êtes-vous par rapport à Google et aux droits voisins ? Concentration et pluralisme dans un groupe font-ils bon ménage aujourd'hui ? Où en êtes-vous de vos négociations face aux grandes plateformes ? Ne vaut-il pas mieux raisonner en termes de recettes nouvelles à trouver plutôt que d'aides à la presse à redistribuer ou augmenter ? Les recettes nouvelles pourraient venir des accords que vous aurez avec Google, puis avec d'autres. N'est-ce pas cela l'avenir ?

M. Alain Augé. - Vos questions sont au coeur du sujet. Il est certain que la concentration est le moyen, via le partage des frais généraux communs, de maintenir la biodiversité éditoriale. Je préfère que la rédaction d'un groupe indépendant rejoigne un grand groupe et continue d'exprimer son talent et sa ligne éditoriale spécifique plutôt qu'elle ne disparaisse. À cet égard, je ne diabolise pas du tout la concentration. Le desserrement de la contrainte entre les différents acteurs des médias pour permettre plus de concentration horizontale aurait même plutôt ma faveur.

Nous sommes très sensibles au souci de notre confrère Laurent Bérard-Quélin que les actifs de presse ne soient pas bradés et restent suffisamment attractifs pour que les entrepreneurs ayant investi, parfois sur plusieurs générations, dans l'outil de travail ne soient pas spoliés par une vente à l'encan.

Avec le droit voisin, c'est une bagarre sociétale contre Google qui est devant nous. Nous sommes très à la pointe sur ce dossier. Nous sommes les mauvais coucheurs. C'est nous qui avons relancé le contentieux auprès de l'Autorité de la concurrence. Nous investissons beaucoup dans cette affaire, qui nous tient tout à fait à coeur, pour de multiples raisons.

D'un point de vue froidement économique, nous avons perdu 2,5 milliards d'euros de recettes publicitaires pour quelque 25 000 journalistes, soit un manque à gagner de 100 000 euros par journaliste en dix ans. C'est beaucoup. Or ni l'argent ni l'audience de la presse n'ont disparu. Il n'y a jamais eu autant de lecteurs de presse, engagée ou non, régulière ou non, en France. Le phénomène concerne même les jeunes générations, sur les médias traditionnels ou les nouveaux médias. Le paysage n'est pas noir. Nous observons un progrès sociétal et culturel. Simplement, aujourd'hui, des rédactions ne sont plus payées, et plus payables par le modèle existant. Des distributeurs font un excellent travail, mais avec le seul petit défaut de prendre 100 % de commission !

Le premier accord qu'avait passé la presse, avec notre ami Marc Feuillée, le patron du groupe Figaro, était à 20 millions d'euros par an. Compte tenu des audiences et de la publicité, cela donne une somme actualisée de 200 millions d'euros. Le SEPM en réclame 70 millions d'euros à Google. Nous en toucherons une petite partie, qui ne sera sans doute pas indigne, contrairement aux propositions initiales de Google. Mais ce sera tout de même une portion misérablement congrue.

Nous serons donc à un carrefour stratégique, et nous devrons nous rapprocher de la puissance publique pour savoir ce qu'il conviendra de faire. Le choix risque d'être un peu cornélien.

Pour Google, les droits voisins, c'est un peu comme l'eau bénite pour le diable ou le travail pour Gaston Lagaffe : un vrai répulsif !

M. David Assouline, rapporteur. - Pourtant, Google les a tout de même reconnus, pour la première fois. Les représentants du groupe nous l'ont d'ailleurs confirmé.

M. Alain Augé. - Certes. Ils sont très polis et dans les clous juridiquement. Mais, à l'éternelle question de Bernard Blier : « Combien tu m'aimes ? », ils répondent en centimes là où il faudrait répondre en milliers d'euros. Le compte n'y est pas. Alors que le manque à gagner est de 100 000 euros par journaliste, eux raisonnent en centaines d'euros par journaliste. Il va falloir combler ce gap. C'est structurel et crucial.

La fongibilité du digital remet tout le monde sur la même ligne de départ. Si l'on peut craindre le mouvement de concentration, le digital permet de relancer des machines, grâce à de nouveaux acteurs ou à la revivification d'acteurs traditionnels.

L'enjeu réside dans notre capacité future à faire admettre aux Gafam qu'ils ne doivent pas accaparer 100 % de la valeur.

Mme Cécile Dubois. - Un travail collectif est en cours sur le partage de la valeur avec la création de l'organisme de gestion collective (OGC) autour des droits voisins qui est une démarche importante.

Au-delà du partage de la valeur, le problème des plateformes est vraiment l'intermédiation. Il devient de plus en plus compliqué d'atteindre son lectorat quand les plateformes ont leurs propres algorithmes, plus centrés sur des informations de faible qualité, mais sur lesquelles on a envie de cliquer, que sur des informations sérieuses, donc plus rébarbatives.

Heureusement, il y a une prise de conscience à l'échelon européen, avec une régulation en cours de préparation. On commence à taper sur les abus de position dominante. Tant mieux. Mais c'est aussi, me semble-t-il, aux éditeurs d'essayer de ne pas se laisser complètement intermédier par des plateformes.

Des initiatives collectives intéressantes sont lancées en France, par exemple d'agrégation de news pour faire soi-même sa propre plateforme. Il faut à la fois se prendre en main et taper sur les abus de position dominante. C'est nécessaire, et cela commence à être fait.

M. Michel Laugier. - Outre les droits voisins, vous avez aussi à récupérer une partie de la publicité qui part sur ces grandes plateformes : ce sont des recettes qui vous échappent petit à petit.

M. Laurent Bérard-Quélin. - Le droit voisin est une forme de compensation. Mais le plus important est l'intégration verticale du marché publicitaire en ligne, qui dépend en très grande partie des outils mis à disposition par Google.

Je souhaite évoquer la logique de têtes de gondole. Sur un écran, la tête de gondole est très étroite. Il y a trois ou quatre items que l'on fait très rarement descendre, sur un téléphone portable, et on regarde en général les quinze premiers - ce même pas la totalité de la première page - sur un ordinateur.

Ce qui a été mis sur la table par Google, c'est la marchandisation de ces têtes de gondole. Il faut absolument que la puissance publique s'y intéresse si elle veut maintenir la diversité et l'indépendance des éditeurs, faute de quoi seuls les gros seront visibles. C'est une des problématiques évoquées par le Digital Markets Act-Digital Services Act (DMA-DSA). Il faut absolument que vous vous en saisissiez.

À titre personnel, je pense que l'on n'échappera pas à une réflexion sur un démantèlement. Il est impossible de faire autrement. La personne qui nous a précédés ici a peut-être esquissé quelques réflexions sur le sujet. On ne pourra pas se limiter à la lutte contre des abus de position dominante.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Je vous remercie infiniment de la clarté de vos propos. J'entends parler d'approche à 360 degrés, d'audience. C'est aussi un problème de libéralisme et de régulation.

Comme tout le monde, hormis le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), vous jugez la loi de 1986 obsolète. Pour reprendre les mots de mon maître Bernard Blier, qui a été cité, cette loi est une « vieille seringue ».

Alors que nous sommes à l'arrêt depuis onze ans, y a-t-il un exécutif qui soit encore capable de réformer les médias en France ?

M. Alain Augé. - Je crois à la primauté du politique. Je vous réponds donc : oui.

M. Laurent Bérard-Quélin. - La dernière réforme, engagée sous Nicolas Sarkozy, a tout de même conduit à un certain nombre d'avancées, dont la reconnaissance de la presse en ligne par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).

Aujourd'hui, une réforme n'aurait d'intérêt qu'à la condition de prendre en considération l'intermédiation et la plateformatisation de l'accès à l'information. Il faudra donc mettre un G, un A et un F autour de la table.

Mme Cécile Dubois. - Il faut des états généraux de la presse et des Gafam !

M. Alain Augé. - Choisir, c'est renoncer. Présenter et sélectionner, c'est un travail d'éditeur. Les Gafam sont éditeurs, même s'ils ne veulent pas le reconnaître.

M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Bérard-Quélin, ne faudrait-il pas distinguer le propriétaire que vous avez évoqué avec sensibilité, c'est-à-dire celui qui touche le papier et impose la ligne éditoriale, du propriétaire investisseur, qui est plus sur une logique économique ?

M. Laurent Bérard-Quélin. - D'une part, la distinction est compliquée ; il faudrait trouver des critères objectifs. D'autre part, l'investisseur qui vient faire de l'argent dans les médias, c'est plutôt l'exception : le problème aujourd'hui, c'est surtout que des titres sont sur le marché et ne trouvent pas d'acquéreur.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez contesté qu'il y ait concentration au nombre de titres dans la presse écrite. Auriez-vous des chiffres ou des éléments à nous communiquer à cet égard ? Combien y a-t-il aujourd'hui de titres dans vos domaines respectifs ? Y en a-t-il plus dans la presse magazine aujourd'hui qu'en 2010 ?

M. Laurent Bérard-Quélin. - Le nombre d'éditeurs et le nombre de titres sont en légère diminution. Dans notre secteur, le passage au numérique tend au regroupement de plusieurs titres qui existaient en presse papier sur un seul, pour avoir plus de visibilité et de force de frappe.

Parfois, des titres papier disparaissent. Cela va s'accentuer cette année. Comme vous le savez, l'augmentation de 50 % des prix du papier conduit beaucoup d'éditeurs à envisager une migration sur le numérique, d'autant que les dispositions environnementales poussent également en ce sens.

M. Alain Augé. - Quand la question porte sur les dix dernières années, la réponse est souvent inspirée par la tendance sur les six derniers mois ou sur la dernière année. Je vais donc examiner sérieusement le sujet avant de vous répondre.

En tout état de cause, ce n'est pas une hécatombe : la hausse ou la baisse est forcément légère. Nous n'avons pas assisté à la disparition de moitié des titres en dix ans. La presse a fait un travail de résilience absolument étonnant.

M. David Assouline, rapporteur. - Il y a eu des avancées. Je pense à la reconnaissance de la presse en ligne et au combat, que j'ai mené un peu seul, pour que cette dernière bénéficie des mêmes avantages fiscaux que la presse imprimée. Mais n'y a-t-il pas eu croissance exponentielle de la presse en ligne ?

Mme Cécile Dubois. - Comme le SPIIL existe depuis dix ans, les chiffres sont mécaniquement plus importants aujourd'hui. Nous avons 230 éditeurs et 300 médias, contre une dizaine de titres lors de notre création.

Nous sommes en croissance, ce qui est assez logique : les médias qui se créent aujourd'hui se créent en ligne. Nous sommes le syndicat des petits médias qui se créent et qui ont besoin d'accompagnement, même s'il y a aussi quelques gros médias chez nous.

M. David Assouline, rapporteur. - Mais auriez-vous des éléments chiffrés sur la presse en ligne en général ?

M. Laurent Bérard-Quélin. - La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) du ministère de la culture a relancé son étude. Vous devriez donc disposer des chiffres à plus ou moins brève échéance.

M. Laurent Lafon, président. - Madame, messieurs, nous vous remercions de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 10.

Mercredi 15 décembre 2021

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de M. Emmanuel Combe, président par intérim, et M. Stanislas Martin, rapporteur général, de l'Autorité de la concurrence

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrée à la concentration des médias en France. Elle a été constituée, je vous le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Nous accueillons aujourd'hui M. Emmanuel Combe, président par intérim de l'Autorité de la concurrence, et M. Stanislas Martin, rapporteur général. Monsieur Combe, nous avons entendu, voilà quarante-huit heures, Mme Isabelle de Silva, à laquelle vous avez succédé.

Vous êtes professeur d'économie à SKEMA Business School et membre du collège de l'Autorité depuis 2012. Dans l'attente de la nomination du nouveau président, vous exercez l'intérim à ce poste, que nous savons complexe. Pour ce qui concerne le secteur des médias en particulier, l'Autorité va devoir se pencher sur le projet de fusion TF1/M6, dont vous pourrez peut-être nous dire un mot. L'Autorité a également apporté une pierre importante à la réflexion sur le sujet, via l'avis qu'elle a rendu en 2019 à la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale, qui demeure un document de référence par la profondeur de ses analyses sur le secteur des médias. Nous sommes donc heureux de vous entendre aujourd'hui sur ces sujets.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite, monsieur Combe, monsieur Martin, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Combe et M. Stanislas Martin prêtent successivement serment.

M. Emmanuel Combe, président par intérim de l'Autorité de la concurrence. - Merci de me donner l'occasion d'exprimer la position de l'Autorité de la concurrence sur ce sujet crucial de la concentration des médias. Je vais vous exposer, dans le temps qui m'est imparti, une vision unifiée de la situation du secteur des médias - télévision, radio, presse écrite - telle qu'elle s'est exprimée notamment dans son avis audiovisuel de 2019, rendu sur saisine de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. Mais elle reflètera aussi mon propre regard, celui d'un professeur des universités, professeur de sciences économiques à l'université Paris-I et à SKEMA Business School.

Cette vision prend appui sur une réalité statistique qui diffère selon le type de média considéré. Elle s'articule autour d'une notion clé : la disruption.

La disruption, c'est une révolution qui touche à la fois l'offre et la demande, c'est-à-dire les usages. Elle présente quatre caractéristiques.

Tout d'abord, elle conduit à redéfinir les contours des marchés et des produits. L'ambition du disrupteur n'est pas de franchir les barrières existantes pour entrer sur le marché, mais de s'en affranchir en créant de nouveaux marchés et de nouveaux produits.

Seconde caractéristique de la disruption de la disruption : elle révolutionne les usages - nous en faisons l'expérience quotidienne avec le replay, la vidéo à la demande par abonnement (VàDA) permettant de s'abstraire de la contrainte de la simultanéité.

Ensuite, la disruption est souvent portée par de nouveaux acteurs, de nouveaux entrants, qui partent d'une page blanche. Ils ont pour eux l'agilité ; ils ne sont pas dépendants de l'histoire.

Enfin, la disruption est souvent, au départ, un marché de niche : elle est là, sous nos yeux, on ne la voit pas ou on la sous-estime, puis le disrupteur conquiert très vite une grande part de ce nouveau marché selon un processus bien connu de diffusion en « S ».

La disruption dans les médias a pour origine première la technologie ; elle est fille de l'internet et de la 4G. Au travers de ces technologies, de nouveaux modes de diffusion télévisuelle se sont développés, box des fournisseurs d'accès à internet (FAI) ou service par contournement (OTT, over-the-top service) via nos smartphones, tablettes ou ordinateurs. Cette disruption a un impact fort sur les opérateurs en place. Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous faisions à cet égard plusieurs constats.

Nous soulignions en particulier, pour ce qui concerne la télévision payante, une baisse du nombre d'abonnés et une pression sur les prix des abonnements. Pour ce qui est de la télévision gratuite, nous mettions en exergue la fragmentation des audiences, la baisse de la durée d'écoute individuelle (DEI) chez les plus jeunes, ainsi qu'une relative stagnation des recettes publicitaires. Nous pointions également un potentiel effet de ciseaux : d'un côté, une stagnation des revenus ; de l'autre, une hausse des coûts d'achat de contenus audiovisuels premium. Et nous envisagions la possibilité - théorique, à ce stade - d'une spirale négative de l'audience.

Face à cette disruption, quelles pourraient être les réponses des acteurs des médias, si je fais pour l'instant abstraction du cadre règlementaire ?

De mon point de vue, cinq stratégies principales, qui ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre, pourraient être mises en oeuvre.

Je qualifierai la première stratégie de stratégie frontale. Elle pourrait se résumer par une image : face aux nouveaux géants, devenons à notre tour un géant. Cette stratégie essentiellement horizontale procède plutôt par fusions-acquisitions, pour des raisons de rapidité, et se fonde sur l'idée que la taille critique est un facteur clé de compétitivité. Cet argument n'est pas sans fondement : il s'agit d'une industrie de coûts fixes et la grande taille permet d'obtenir de meilleures conditions à l'achat, pour ce qui est des droits audiovisuels notamment. C'est, me semble-t-il, le projet que portent M6 et TF1, tel qu'il nous est en tout cas présenté.

Deuxième stratégie : la stratégie d'intégration verticale, qui consiste à sécuriser la chaîne de valeur des médias. Il s'agit de faire en sorte que le « pétrole » des contenus exclusifs puisse alimenter en continu les tuyaux du numérique. Cette stratégie passe principalement par deux leviers : développer une production interne, en propre ; acheter des droits exclusifs premium ou des catalogues. On notera à cet égard que les nouveaux géants procèdent actuellement à une telle stratégie : d'un côté, remonter vers l'amont - Netflix, Amazon Prime Video ; de l'autre, redescendre vers l'aval des « tuyaux » - Disney+, HBO Max. Ces nouveaux entrants font montre d'ambitions colossales et dépensent des sommes considérables.

Troisième stratégie : la différenciation ; face au nouvel entrant, au disrupteur, il s'agit de renforcer sa spécificité, de se spécialiser selon ses avantages comparatifs, d'accentuer les niches sur lesquelles on a un avantage. Dans le cas de la télévision gratuite, cela pourrait consister à miser encore davantage sur les programmes de flux, le direct, les journaux télévisés, les émissions de divertissement, les émissions culturelles.

Quatrième stratégie : la complémentarité. Elle consiste à travailler avec et pour ces nouveaux géants, par exemple en les diffusant. Canal+, ainsi, devient un agrégateur. C'est également ce que font certains FAI. Cela peut consister aussi, par exemple, à coproduire des séries avec ces nouvelles entreprises.

Dernière stratégie, bien connue : la diversification des activités, donc des revenus. Pour la presse écrite, il s'agira de monétiser les inventaires publicitaires ou à percevoir des droits voisins. Les médias télévisuels, eux, miseront sur la plateforme OTT - francetv.fr, MYTF1, 6play. Cette stratégie peut consister également à faire payer les FAI pour qu'ils distribuent les chaînes. Quant aux stations de radio, on pourrait imaginer qu'elles monétisent demain les podcasts qui connaissent un vif succès.

Mais, pour se déployer, ces différentes stratégies doivent nécessairement tenir compte de leur environnement juridique. Je fais bien sûr référence à la réglementation sectorielle de l'audiovisuel. L'Autorité de la concurrence a montré, dans son avis de 2019, que le cadre de la loi de 1986, qui fut adapté en son temps aux spécificités de l'époque, à savoir la rareté des fréquences, avait bien atteint son objectif, mais que le monde avait changé, avec l'arrivée du numérique et des plateformes OTT notamment. Nous constations, dans cet avis, une véritable asymétrie réglementaire qui conduit à un déséquilibre concurrentiel entre géants du numérique et opérateurs installés. À mon sens, cette asymétrie est plus marquée dans les médias audiovisuels que dans la radio.

Tout l'enjeu est dès lors de remettre à plat ces règles sectorielles. Il ne s'agit absolument pas de déréguler, mais plutôt de réécrire les règles. En quel sens ? Il n'appartient pas à l'Autorité de la concurrence, mais au législateur de le dire.

Néanmoins, permettez-moi de signaler deux méthodes opposées, mais en réalité assez complémentaires, qui peuvent être retenues. Une première méthode consiste à assouplir les contraintes qui pèsent sur les opérateurs historiques - c'est tout le sens des propositions de réforme que nous avons portées dans notre avis audiovisuel de 2019. La seconde méthode consiste à faire participer les nouveaux acteurs à l'équilibre de notre écosystème - taxe GAFA, Digital Markets Act (DMA). Dans le cas de la production audiovisuelle, cela passe, par exemple, par des obligations de financement de la création ; tel est l'esprit de la directive Services de médias audiovisuels (SMA) transposée en décembre 2020. Dans la presse, cela passe par de nouvelles sources de revenus, et en particulier par la rémunération des droits voisins.

Si nous devons remettre à plat la régulation sectorielle, nous devons dans le même temps continuer à miser fermement sur le droit de la concurrence. Ce droit transversal et plastique a démontré toute son utilité pour lutter contre les abus de position dominante, contre les ententes anticoncurrentielles, mais également pour contrôler les concentrations selon une méthode éprouvée.

M. David Assouline, rapporteur. - Je rebondirai immédiatement sur votre conclusion. Exposant toutes les possibilités de régulation qui s'offrent à nous, vous soulignez que le droit de la concurrence est essentiel. Que peut faire ce droit pour mettre de l'ordre et de la justice dans ce secteur ?

M. Emmanuel Combe. - Le droit de la concurrence a une caractéristique : il s'agit d'un droit transversal, qui s'applique à tous les secteurs et repose sur des concepts plastiques - c'est là toute sa force. Il est donc moins dépendant des circonstances que d'autres droits et sait évoluer en fonction de l'évolution de la réalité économique.

Ce droit a toujours su s'adapter aux nouvelles réalités. Voyez Google et les droits voisins : l'Autorité de la concurrence n'a fait qu'appliquer le bon vieux droit de la concurrence, via la notion d'abus de position dominante, cette catégorie assez générique pour être déclinée en de multiples cas particuliers. Ce peut être en effet un abus d'éviction, mais aussi un abus d'exploitation, lorsque j'impose, par exemple, des conditions discriminatoires, non objectives, non transparentes, à l'un de mes clients. En d'autres termes, ce droit n'a pas besoin d'être réinventé pour « courir » après le réel : il est suffisamment plastique pour appréhender les situations les plus nouvelles, parce qu'il repose sur des concepts très généraux, entente, abus de position dominante, contrôle des concentrations.

Un mot sur les fusions-acquisitions. Lorsque nous avons eu à analyser l'affaire Fnac/Darty, en 2016, une question redoutable se posait à nous : faut-il prendre en compte le fait que les clients achètent aussi sur Amazon, qui n'a pas de marché local, mais, au mieux, un marché national? C'est la notion de marché pertinent, notion assez souple, qui repose sur un principe très simple, le principe de substituabilité, qui nous a permis de faire évoluer notre doctrine eu égard à cette difficulté technique.

Nous avons posé une question simple aux consommateurs : si les prix à la Fnac ou chez Darty venaient à augmenter de 5 à 10 %, que feriez-vous ? Certains nous ont répondu qu'ils achèteraient sur Amazon. Un marché pertinent, c'est toujours une somme d'indices, mais vous voyez qu'à l'aide d'un concept assez élémentaire, celui de substituabilité de la demande, nous avons pu faire évoluer notre jurisprudence. Je parle là, bien sûr, d'un cas très particulier, qui n'a pas vocation à être généralisé : celui de la distribution de produits « bruns » (télévisions et autres produits audio) en magasin physique et en ligne.

La force du droit de la concurrence, c'est paradoxalement sa dimension générale, qui lui permet d'échapper aux contingences du contexte économique.

M. David Assouline, rapporteur. - Mettons les pieds dans le plat. Vous êtes en train d'instruire un dossier relatif à un projet de fusion entre deux grands groupes audiovisuels. La question est : quel est le marché pertinent ? Jusqu'où va aller votre plasticité, eu égard à votre jurisprudence constante en la matière ? Mme de Silva, comme d'autres, évalue à 70 % du marché publicitaire la part de marché résultant d'une telle fusion. Nous confirmez-vous qu'à 70 % il y a abus de position dominante ?

M. Emmanuel Combe. - En vérité, il est prématuré pour moi de vous répondre. Vous répondre que 70 % représentent une part de marché élevée reviendrait à considérer que le marché pertinent est en effet celui que vous avez défini. À ce stade, je rappellerai - c'est très important, ce n'est pas une clause de style, et c'est pourquoi j'ai souhaité que le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence soit présent à mes côtés - que nous sommes dans le temps de l'instruction. Des tests de marché ont été envoyés à tout le monde, annonceurs, producteurs, distributeurs, FAI ; nous sommes en train de recueillir les opinions des uns et des autres. Ce serait une faute de ma part que d'exprimer une position sur ce que serait le marché pertinent.

M. David Assouline, rapporteur. - Je comprends et respecte votre prudence. Je formule une simple demande de vérification : sommes-nous tous d'accord que la part de marché résultant d'une telle fusion se situerait autour de 70 % du marché publicitaire de l'audiovisuel ?

M. Emmanuel Combe. - Pour les économistes comme pour la jurisprudence, la part de marché est un critère important, mais n'est pas l'alpha et l'oméga de l'analyse. Je vais le dire autrement, au risque de surprendre : une part de marché de 70 % n'implique pas nécessairement un impact négatif sur la concurrence.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous anticipez ma deuxième question. Commençons par nous mettre d'accord sur une base commune d'information : le résultat d'une telle fusion serait-il bien une part de marché de 70 % ?

M. Emmanuel Combe. - Oui, si vous définissez le marché pertinent comme vous l'avez fait.

M. David Assouline, rapporteur. - À jurisprudence constante, c'est bien le chiffre de 70 % du marché publicitaire de la télévision qu'il faut retenir ?

M. Emmanuel Combe. - C'est en effet le chiffre qui est avancé par les parties ; à ce stade, nous ne l'avons pas vérifié. Il paraît vraisemblable, mais je ne pourrai répondre avec certitude à votre question que lorsque je recevrai le rapport du service d'instruction, à la mi-2022.

M. David Assouline, rapporteur. - À supposer que le chiffre de 70 % soit le bon, eu égard à la jurisprudence de l'Autorité sur ce secteur, la situation de concurrence issue d'une telle fusion serait-elle considérée comme acceptable ?

M. Emmanuel Combe. - Tout dépend des cas. La part de marché est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Vous pouvez avoir 100 % de part de marché sans être pour autant en position dominante. Je vous livre un cas de jurisprudence : en 2000 - à l'époque, c'est le ministre de l'économie qui contrôlait les concentrations -, Air Liberté a fusionné avec AOM.

M. David Assouline, rapporteur. - Je vous parle du marché de l'audiovisuel.

M. Emmanuel Combe. - L'analyse repose sur les mêmes concepts.

Premier concept : il faut évaluer le degré de contestabilité du marché : y a-t-il ou non des entrées possibles sur ce marché ? Si vous arrivez à démontrer qu'une entrée est crédible, probable, dans un laps de temps relativement limité - souvenez-vous de la polémique Siemens/Alstom : tel était bien l'enjeu du débat, abstraction faite des parts de marché -, alors on peut conclure que la concurrence n'est pas affectée négativement.

Second facteur : le contre-pouvoir des clients.

Ce que dit la jurisprudence, c'est qu'il faut regarder en premier lieu - vous avez complètement raison - la part de marché, mais que celle-ci n'épuise pas la totalité du sujet. Il est des cas assez surprenants où des parts de marché tout à fait considérables n'emportent pas d'abus de position dominante, parce que le marché est contestable ou parce que le contre-pouvoir des clients est important.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous nous dites, en vous fondant sur des exemples tirés d'autres secteurs que l'audiovisuel, que la part de marché est un élément déterminant, mais non exclusif de l'analyse.

Dans le secteur de l'audiovisuel, avez-vous des exemples à me donner où le critère de la part de marché a été mis en balance avec d'autres ?

M. Stanislas Martin, rapporteur général de l'Autorité de la concurrence. - Comme l'a dit Emmanuel Combe, la part de marché est le fondement de l'analyse, bien qu'elle puisse être contre-balancée par d'autres éléments. La jurisprudence européenne indique qu'au-delà de 50 % il existe une présomption de position dominante. Elle n'est pas irréfragable : les parties peuvent argumenter en faveur d'un renversement de cette présomption. Et je n'ai pas souvenir de cas dans le secteur de l'audiovisuel.

M. David Assouline, rapporteur. - Le critère décisif retenu à l'appui de vos décisions a donc toujours été, pour ce qui est de ce secteur, la part de marché ?

M. Stanislas Martin. - Les deux contre-exemples que j'ai en tête sont dans le secteur aérien et dans celui des foires et salons - la fusion Paris Nord Villepinte/Porte de Versailles.

M. David Assouline, rapporteur. - Prenez-vous en compte d'autres critères que le critère économique, comme celui de la diversité ?

M. Emmanuel Combe. - À titre principal, nous adoptons plutôt une approche par le prix. Néanmoins, on peut considérer que la qualité, entendue aussi au sens de diversité, est un paramètre de concurrence. Nous l'avons fait notamment dans des décisions relatives à la presse régionale : nous acceptions la fusion-acquisition ou la reprise en imposant comme condition, ou plutôt comme remède, le maintien séparé des rédactions en chef, au motif justement d'éviter la réduction de la diversité de l'offre.

Second exemple, dans le domaine des magazines automobile : la fusion Reworld/Mondadori, au terme de laquelle un opérateur aurait possédé trois des quatre grands titres français. Nous avons estimé, au nom de la diversité éditoriale, que cet opérateur devait revendre l'un de ces titres. Dans ce cas, le remède n'a donc pas été un remède comportemental, mais un remède structurel exigé en contrepartie de l'autorisation.

Nous avons donc bien, dans la presse, quelques exemples de prise en compte explicite de l'argument de la diversité.

Dans le domaine de la télévision, avons-nous de tels exemples ? Je citerai le cas Canal+/TPS, en 2012. Parmi les mesures correctives que nous avons exigées, j'en mentionne deux très intéressantes : la diversité des acteurs de la télévision payante devait être favorisée ; Canal+ avait l'obligation de ne pas remettre en cause le système de financement du cinéma français, qui est structuré autour d'un acteur verticalement intégré. Nous avions écrit : « L'abondance et la qualité de cette production profitent au consommateur final et l'Autorité est soucieuse de ne pas déstabiliser cet équilibre. »

À titre principal, nous regardons l'impact sur les prix et sur les quantités, mais rien n'empêche l'Autorité - c'est bien un paramètre de la concurrence - de prendre en compte l'éventuelle réduction de la qualité du produit ou la diversité des titres, ce qui peut conduire à des remèdes soit comportementaux soit structurels.

M. David Assouline, rapporteur. - Le périmètre pertinent était jusqu'à présent celui de l'audiovisuel tel qu'on le connaît. Nous sommes tombés d'accord : la part de marché du nouvel acteur issu de la fusion serait de 70 % de ce périmètre. Mais certains arguent que le marché pris en compte n'est plus le marché pertinent, puisque de nouveaux entrants ont fait leur apparition.

Quel est l'état de votre réflexion ? Sur quels éléments pourrait reposer un changement de marché pertinent ?

M. Emmanuel Combe. - Nous sommes dans le temps de l'instruction et non du collège ; j'aurais le sentiment de préjuger de cette question si j'exprimais la moindre opinion.

Le droit de la concurrence repose sur des notions si génériques qu'elles s'appliquent à tous les secteurs. Dans le cas que vous évoquez, la question à laquelle il va falloir répondre est la suivante : si, après la fusion, le prix augmente pour les annonceurs, ceux-ci pourront-ils se reporter sur d'autres médias ? On retrouve fondamentalement la question de la substituabilité. Je suppose que les tests de marché qui ont été envoyés aux annonceurs permettront d'y répondre. Nous demandons aux annonceurs : si le spot télévisuel voit son prix augmenter, quelle sera votre réaction ? Vous reporterez-vous sur Google ou sur Facebook ? Ou considérez-vous que les écrans « puissants » de TF1 et de M6 sont incontournables ? Pour quels motifs faites-vous de la publicité à la télévision ? Ces motifs sont-ils les mêmes que ceux qui vous conduisent par ailleurs, peut-être, à faire de la publicité sur Facebook ?

M. David Assouline, rapporteur. - Les tests sont-ils réalisés aussi sur la part restante de l'audiovisuel, qui échappera à cette fusion géante ? Quid de l'effet sur les prix pour les petites chaînes, ou pour l'audiovisuel public ?

M. Emmanuel Combe. - C'est un point fondamental : après la première étape, qui analyse la substituabilité et le marché pertinent, viendra la seconde étape : quels sont les impacts, au pluriel, sur la concurrence ? Je pense aux effets horizontaux de la fusion, à ses effets congloméraux, à ses effets verticaux : l'impact de l'opération sur l'écosystème sera pris en compte dans toutes ses dimensions. Troisième étape : quels sont les remèdes ?

M. Stanislas Martin. - Vous avez pointé le problème principal que pose l'opération. Ce n'est pas le seul ; je pense au marché des achats de droits. La future entité disposera-t-elle, sur certains types de programmes, d'une puissance d'achat telle que les producteurs indépendants deviendront dépendants ? À l'heure actuelle, l'opération n'est pas formellement notifiée, mais, conformément à nos lignes directrices, TF1 nous a donné son accord pour que nous commencions l'instruction, ce qui fut fait au mois de septembre. Nous avons envoyé 150 questionnaires sur l'acquisition de droits, sur la distribution des chaînes TNT via internet, sur la publicité. Un nouveau questionnaire sur la publicité est prêt ; nous l'enverrons en janvier. Nous avons prévu d'interroger 1 000 annonceurs afin d'étudier leurs comportements en tant que clients : quand vous voulez toucher telle cible, Google ou Facebook sont-ils substituables, par exemple, à un écran puissant ? Quel est le coût par personne touchée d'une publicité sur internet ? Sur une chaîne hertzienne ?

La définition du marché pertinent de la publicité télévisée est clairement inscrite dans les jurisprudences nationale et européenne ; nous échangeons à ce propos avec nos collègues de la Commission européenne, bien qu'il s'agisse d'une compétence nationale. Un marché de la publicité digitale a été défini via des décisions concernant Google, sans que ni TF1 ni M6 n'apparaissent dans le paysage. La jurisprudence, donc, est très bien établie. Et TF1 de brandir une thèse : notre vision serait dépassée, les marchés ayant évolué.

Nous prenons cette thèse de façon totalement agnostique : vérifions ! À la fin du premier semestre 2022, nous livrerons au collège de l'Autorité un rapport - des éléments chiffrés, des préconisations. Un débat contradictoire aura lieu, et le collège appréciera. Voilà comment les choses se passent.

Nous sommes dans la phase d'enquête ; nous traitons cette affaire qui suscite beaucoup de passions comme n'importe quelle opération de concentration. Nous y consacrons malgré tout des ressources considérables, à notre échelle : 7 rapporteurs, dont 4 du service des concentrations, qui en compte 20, et 3 du service économique, qui en compte 8, sachant que nous sommes 120 dans les services d'instruction. La dernière fois que nous avions déployé de tels moyens, c'était pour la fusion Canal+/TPS. Décidément, la télévision est gourmande en ressources...

M. Julien Bargeton. - Imaginons que cette fusion ait eu lieu. Quelles sont, d'après vous, les conditions qui permettraient de concilier cette naissance d'un géant français avec le respect du droit de la concurrence ? Quelles sont les garanties qui pourraient rendre tenable une telle fusion ?

M. Emmanuel Combe. - Nous allons analyser, une fois instruite la question du marché pertinent, les impacts sur la concurrence, c'est-à-dire, à titre principal, sur les prix, dont le prix des spots télévisuels. Une fusion qui conduirait à faire monter les prix aurait par définition un effet anticoncurrentiel.

Nous pouvons également prendre en compte des impacts de la fusion sur la diversité et sur la qualité des programmes. C'est bien toujours sous ces angles que nous apprécions une opération.

Dès lors que l'impact est significativement négatif, vous connaissez la réponse : soit il existe des remèdes, structurels - revente de chaîne, par exemple - ou comportementaux - maintien séparé des régies publicitaires ou des équipes qui négocient les droits d'achat en amont, les output deals, comme nous l'avions fait pour Canal+/TPS.

La dernière solution, dans des cas extrêmes, s'appelle l'interdiction. L'Autorité a pour la première fois l'année dernière fait usage de ce pouvoir d'interdire, à deux reprises. Cette faculté n'exclut pas, d'ailleurs, que le pouvoir politique, en fonction d'autres impératifs tout aussi légitimes - la concurrence ne dit pas tout d'une situation -, puisse réviser cette décision. C'est la phase 3, en quelque sorte : le ministre de l'économie a toujours la possibilité, dans les deux sens, d'interdire une fusion qui a été considérée comme compatible avec les règles concurrentielles ou d'autoriser une fusion qui a été interdite, comme il l'a fait en 2018 dans l'affaire Cofigeo/William Saurin.

M. Julien Bargeton. - Si vous autorisez l'opération, cela signifie qu'il n'y aura pas d'impact dommageable sur les prix. Il doit donc être possible de vérifier a posteriori que de tels effets négatifs ont bel et bien été évités.

M. Emmanuel Combe. - Tout dépend de la nature des remèdes : s'il s'agit de remèdes comportementaux, ils sont censés être suivis ; s'il s'agit de remèdes structurels, nous partons du principe qu'ils suffisent par eux-mêmes à faire disparaître le problème.

M. Jean-Raymond Hugonet. - À bien vous écouter, on comprend pourquoi vous êtes professeur. Votre propos est limpide ; merci pour cette séance de formation continue. Vous avez clairement cadré notre objet : substituabilité, contre-pouvoirs.

L'aspect générique du droit de la concurrence devrait être, pour nous, une indication. Nous aimons beaucoup écrire des lois - des lois très bavardes - qui, pour la plupart, sont de circonstance, quand les lois-cadres, elles, nous manquent.

Vous avez identifié la télévision, la radio, la presse écrite. Vous avez évoqué les nouvelles technologies. Faites-vous une différence, s'agissant de la même marque, entre un spot publicitaire télévisé et un spot publicitaire diffusé sur YouTube ?

M. Emmanuel Combe. - C'est l'éternelle question de la substituabilité ; à ce stade, je ne peux pas vous répondre - les tests de marché sont lancés.

À l'évidence, les annonceurs répondront que toute campagne publicitaire n'obéit pas aux mêmes motivations : il peut s'agir de convertir à l'achat ou il peut s'agit d'une campagne de notoriété. Une campagne de notoriété peut-elle se faire aussi bien sur Facebook que sur un écran puissant d'une grande chaîne de télévision gratuite ? La nature du message que l'on veut faire passer est fondamentale.

Nous étudierons également ce que nous répondent les annonceurs quant aux formats : les formats publicitaires sont-ils les mêmes à la télévision et sur Facebook ? Je n'en ai pas l'ombre d'une idée... Sont-ce les mêmes équipes, au sein des agences médias et des régies publicitaires, qui mettent en oeuvre ces programmes de dépenses publicitaires ?

Nous n'aurons les réponses, qui seront très pointues, qu'à l'issue du grand test de marché que nous avons lancé auprès de 1 000 annonceurs.

Mme Monique de Marco. - Selon Isabelle de Silva, pour que l'Autorité de la concurrence donne son accord au projet de fusion TF1/M6, il faudrait qu'elle modifie le marché pertinent - le nouveau groupe serait ultra-dominant sur celui de la publicité télévisée : 75 % de part de marché - pour l'élargir à la publicité en ligne. Suivez-vous cette piste ?

Vous avez dit qu'il fallait réécrire les règles : assouplir les règles et faire participer les nouveaux acteurs. Pouvez-vous développer ?

M. Emmanuel Combe. - Je commencerai par votre seconde question : l'idée de réécrire les règles, c'était là l'esprit même de notre avis audiovisuel de 2019, dans lequel nous formulions plusieurs propositions.

Pour réduire cette asymétrie règlementaire entre les nouveaux géants, auxquels rien ne s'impose, et les opérateurs historiques, nous proposions de faire évoluer les obligations relatives à la production audiovisuelle - la part réservée à la production indépendante, notamment, est de 75 % pour le cinéma - ainsi que les obligations de diffusion - le quota d'oeuvres françaises et européennes, en particulier.

Nous proposions également une réflexion sur la question des jours interdits. Cette réflexion a eu lieu ; en témoigne le décret d'août 2020.

Concernant la publicité à la télévision, il existe toujours des secteurs interdits, ce qui n'est plus le cas au cinéma. Ces secteurs interdits ne le sont pas, je le rappelle, pour les opérateurs numériques.

Nous attirions par ailleurs l'attention du législateur sur le fait que les grands acteurs de la télévision ne pouvaient pas faire de publicité segmentée - c'est désormais le cas. Ne pourrait-on pas imaginer que, demain, ils puissent faire de la publicité ciblée, comme les opérateurs du numérique, ce qui est encore différent ? Cela poserait de redoutables problèmes : comme nous regardons souvent la télévision via notre FAI, à qui appartiendraient les données personnelles ? Un débat juridique épineux aura lieu sur l'usage et la propriété de ces données.

Quelques mots sur le dispositif anticoncentration, qui repose sur trois grands piliers - la règle des 49 % de détention du capital, le nombre maximal de sept autorisations d'émettre, la règle des « deux sur trois » régissant les seuils de concentration plurimédias. Il nous semblait que ce dispositif pouvait être revu, concernant à tout le moins la détention du capital. Cette régulation doit être non pas allégée, mais réécrite, parce qu'elle est figée - alors que l'économie a changé - et défavorable aux acteurs historiques, et notamment à l'intégration verticale vers la production, que les nouveaux géants, eux, pratiquent allègrement. Elle est en outre assez complexe.

Quant à la prise en compte de la publicité en ligne, c'est l'un des sujets principaux du test de marché.

Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous évoquions des pistes. Nous mettions en exergue une certaine convergence des caractéristiques : certaines chaînes combinent du linéaire et du non linéaire - on peut regarder la télévision gratuite sur sa tablette, où peuvent s'afficher des publicités ciblées. Néanmoins, nous insistions sur le fait qu'il existait plutôt, en la matière - mais c'était en 2019 -, une complémentarité qu'une substituabilité.

Publicité en ligne et publicité télévisuelle ont des caractéristiques physiques différentes ; appartiennent-elles pour autant à des marchés différents ? Un train n'est pas un avion ; pour autant, on peut considérer que, s'agissant du trajet Paris-Londres, ils appartiennent au même marché pertinent. Des produits différents peuvent appartenir au même marché et, réciproquement, des produits apparemment identiques n'appartiennent pas nécessairement au même marché, si les usages sont différents.

Cette question a irrigué toute notre réflexion depuis le début : celle de la délimitation des marchés pertinents. Attendons le résultat des tests de marché ! Quelque 1 000 annonceurs sont consultés - je l'ai appris aujourd'hui, comme vous, ce qui prouve la séparation entre l'instruction, qui instruit, et le collège, qui, en son temps, prendra ses responsabilités. Nous allons disposer d'un panel de réponses tout à fait considérable qui nous permettra d'y voir clair.

M. Michel Laugier. - Je m'associe aux propos de Jean-Raymond Hugonet : merci pour la qualité de vos explications.

Je voudrais revenir sur le passé : à l'occasion de fusions dans la presse écrite ou dans d'autres médias, vous avez déjà rendu des avis, émis des préconisations, pris des décisions. Où se limite votre pouvoir ? Une fois rendue votre décision, peut-il arriver qu'il y ait des dérapages ? Est-ce à la justice, le cas échéant, d'intervenir ?

Au niveau européen, par ailleurs, comment cela se passe-t-il dans ce genre de cas, celui de grandes fusions donnant naissance à des groupes d'envergure internationale ?

M. Emmanuel Combe. - En réalité, il ne s'agit pas d'un avis, mais d'une décision qui va s'imposer aux entreprises, quelles qu'elles soient. Bien sûr, cette décision est susceptible de recours devant le Conseil d'État et elle est prise sous réserve du pouvoir d'évocation du ministre de l'économie et des finances. D'une certaine manière, elle s'apparente à une décision antitrust. Quand on inflige à Google une amende de 500 millions d'euros, il ne s'agit pas d'un simple avis.

Que va-t-il se passer après la fusion ? C'est une question tout à fait fondamentale. Dans l'hypothèse où la fusion a lieu, on apportera soit des remèdes comportementaux, que l'on pourra suivre notamment via un mandataire - s'ils ne sont pas respectés, il y aura des injonctions -, soit des remèdes structurels, en estimant qu'à eux seuls, par leur nature même, ils résolvent le problème. Dès lors, il n'y aura pas lieu de procéder à une autre analyse, si ce n'est sous un angle totalement différent, qui n'est plus le contrôle des concentrations, mais l'antitrust, pour détecter un abus de position dominante ou - sait-on jamais - un comportement d'entente sur le marché.

M. Stanislas Martin. - Si d'aventure l'entreprise dérive, c'est-à-dire si elle ne respecte pas ses engagements comportementaux, nous disposons d'un pouvoir de sanction. On l'a vu récemment dans l'affaire Google : les injonctions n'ont pas été respectées et une sanction de 500 millions d'euros a été prononcée. Nous avons le pouvoir de faire respecter nos décisions, y compris par des sanctions pécuniaires significatives.

J'en viens aux aspects internationaux. Évidemment, la France n'est pas isolée en Europe : des opérations similaires sont en préparation ou en cours en Belgique et aux Pays-Bas. Nous sommes en liaison étroite avec nos homologues de ces deux pays pour assurer la cohérence de nos analyses. Selon toute vraisemblance, l'Allemagne sera le prochain pays à intervenir. Le sujet part de la France, mais il est potentiellement paneuropéen. À ce titre, nous menons de nombreux échanges avec nos collègues de la Commission européenne, qui suit cette question de manière informelle.

Mme Sylvie Robert. - Vous parlez de marchés pertinents, d'impacts et de remèdes. Or la fusion prévue donnerait naissance à un groupe de dix chaînes. Ce dernier devra donc en restituer au moins trois : savez-vous déjà lesquelles ? Les futurs acquéreurs de ces chaînes sont-ils dans une situation similaire ? Comment se forge votre décision finale ? Prendra-t-elle en compte la restitution de ces trois chaînes ?

En parallèle, à quel moment interviendra la saisine de la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ? Comment l'avis de cette instance et votre décision s'articuleront-ils ?

M. Emmanuel Combe. - L'Autorité de la concurrence a l'obligation de saisir la future Arcom, d'abord pour qu'elle rende un avis sur l'opération. Nous avons eu des contacts très précoces, dès le début de la procédure.

La question de la cession des chaînes relève bien de la prérogative du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Normalement, l'Autorité sera informée avant sa propre décision de la cession de ces trois chaînes : c'est nécessaire pour que nous puissions connaître le paysage concurrentiel. Ensuite - je raisonne en théorie, car, pour l'heure, le collège n'a pas commencé l'instruction -, l'Autorité pourrait en déduire que l'on doit céder des chaînes pour apporter un remède structurel.

Il y a donc deux procédures parallèles. Les entreprises vont procéder à la cession de trois chaînes. L'Autorité devra nécessairement prendre en compte ces cessions dans son analyse concurrentielle. Mais, si remède il y a, elle pourra demander des cessions de chaînes supplémentaires.

M. Stanislas Martin. - Nous avons sollicité le CSA pour avis. Grâce à sa connaissance fine du secteur, il va aussi nous apporter des éléments concrets et quantifiés. Cette source neutre et objective est très précieuse, comme l'avis de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) dans d'autres domaines.

En vertu des règles anti-concentration, sinon critiquées, du moins discutées par l'Autorité de la concurrence en 2019, nous prendrons acte des conséquences sur la concurrence de la cession de ces trois chaînes. Cela étant, le sujet, c'est TF1 et M6. Le reste est tout de même un peu périphérique.

Mme Sylvie Robert. - Si un acquéreur possédant d'autres médias est intéressé par l'une des trois chaînes, pouvez-vous faire valoir que son acquisition va déstabiliser le paysage audiovisuel dans son ensemble ?

M. Stanislas Martin. - Le CSA va désigner les trois chaînes qui doivent être cédées ou va se mettre d'accord avec TF1 à ce titre ; ensuite, des acquéreurs seront retenus. En fonction des chiffres d'affaires réalisés, il est possible que ces acquisitions soient de nouvelles opérations de concentration devant être notifiées à l'Autorité de la concurrence. Cela ne reviendra pas à mettre en cause la décision du CSA. En revanche, nous pourrons ainsi dire à TF1 qu'il ne peut pas choisir tel acquéreur.

M. Laurent Lafon, président. - Monsieur Combe, vous avez commencé votre propos liminaire par une description très précise et intéressante du secteur sur le plan économique. Bien sûr, votre décision finale sera de nature juridique ; mais doit-on en déduire qu'elle dépendra aussi des enjeux économiques, voire stratégiques, que vous avez présentés ?

M. Emmanuel Combe. - Comme toujours, la décision sera une conjugaison de droit et d'économie, car le droit de la concurrence est très lié à l'analyse économique. Cela étant, ce sera d'abord une décision de droit, susceptible de recours. L'économie ne prend pas le pas sur l'argument juridique. Nous sommes tenus par un certain nombre de critères juridiques extrêmement stricts.

J'ai évoqué différentes stratégies en faisant abstraction du cadre réglementaire : nous, Autorité de la concurrence, n'avons pas à les intégrer en tant que telles. Il s'agit de stratégies privées, qui peuvent heurter le droit de la concurrence. Je pense notamment à la stratégie frontale, qui procède justement par fusion-acquisition.

Nous devons comprendre ces stratégies dans le cadre d'une analyse positive. Mais ce n'est pas parce que nous les comprenons que nous allons forcément les « bénir ». Ce sont deux sujets différents : nous devons, d'une part, comprendre la motivation de l'opération et, de l'autre, apprécier son impact sur la concurrence. Au fond, c'est toute la question de la discordance entre l'intérêt public et les intérêts privés.

M. Laurent Lafon, président. - Comment et par qui sont désignés les membres du conseil ? Quel est leur profil ?

M. Emmanuel Combe. - Il s'agit là d'une question fondamentale.

Souvent, on pense au collège comme à une entité désincarnée. Or, le collège, c'est dix-sept personnes : un président, quatre vice-présidents et douze membres venant de divers horizons. Pour être parfaitement précis, cinq personnalités sont issues du monde dit « de la production, artisanat, distribution ». Nous comptons donc des représentants du secteur privé, ce qui est nécessaire.

Je suis à l'Autorité de la concurrence depuis 2005 ; à cette époque, on parlait d'ailleurs encore du Conseil de la concurrence.

Cette composition assure la diversité des points de vue. Au sein du collège, siègent à la fois le président d'une association de consommateurs, des représentants des grands corps - Conseil d'État, Cour des comptes -, un professeur de droit de Paris-I et un professeur de sciences économiques. C'est cette richesse qui assure l'impartialité et la qualité des décisions. En effet, les membres ne sont pas toujours d'accord. Le collège n'est pas une chambre d'enregistrement, mais un lieu de débat, et c'est bien lui qui décide.

Mme Sylvie Robert. - Vous votez ?

M. Emmanuel Combe. - Tout à fait et, en cas de voix égales, la voix du président compte double.

Les membres et le président sont désignés par le Président de la République, sur proposition du ministre de l'économie et des finances.

La variété de cette composition a été voulue par le législateur ; elle permet d'assurer la diversité des points de vue et, surtout - j'ai pu le vivre, depuis seize ans -, la qualité des décisions. Le regard d'un président d'association de consommateurs n'est pas nécessairement celui d'un professeur de droit, qui n'est pas non plus celui d'un professeur d'économie.

M. Laurent Lafon, président. - On le sait, le conseil comptera bientôt un nouvel acteur : le futur président. Y a-t-il d'autres membres dont le mandat arrive à échéance d'ici à l'examen du dossier, à la mi-février 2022 ?

M. Emmanuel Combe. - Tout à fait. Non seulement trois membres dont le mandat a expiré demandent à être renouvelés, mais le Président de la République, sur proposition du ministre de l'économie et des finances, doit nommer deux nouveaux membres qui ne peuvent être renouvelés, car ils ont déjà fait deux mandats. Ces membres doivent être nommés dans les semaines à venir.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez conscience que votre instruction va être scrutée de près. La réputation et l'autorité de votre institution dépendront beaucoup de la précision et de l'indépendance de votre travail, quel que soit le sens de la décision prise.

Nous avons auditionné une spécialiste du sujet, Julia Cagé. Selon elle, pour une décision de ce type, on peut interroger l'indépendance de l'Autorité de la concurrence, comme celle du CSA d'ailleurs. Elle ajoute qu'il faudrait aller chercher un avis indépendant auprès de la Commission européenne, hors des pressions auxquelles le pouvoir politique, et donc vos institutions, peuvent être sujets, même si, par leur pertinence, beaucoup de décisions prouvent le courage du collège. Que pensez-vous d'une telle proposition ?

M. Emmanuel Combe. - Mon expérience me permet de vous répondre avec certitude. Peu après mon arrivée en février 2005 au Conseil de la concurrence, devenu Autorité en 2009, nous avons traité de la fameuse affaire du cartel de la téléphonie mobile. À la clef, nous avons prononcé une amende de 534 millions d'euros. C'est la première affaire que j'ai eu à traiter.

En seize ans, je n'ai jamais ressenti la moindre pression ou la moindre interférence. De plus, ce qui prévient toute partialité, c'est la diversité des profils. Excepté de petites affaires, soumises à un juge unique, aucune décision n'est rendue par un individu : cela n'existe pas.

Les grandes affaires sont soumises, sinon à l'ensemble du collège, du moins à un grand nombre de ses membres. Par définition, ces membres jugent et apprécient en leur âme et conscience. Je ne vois pas sur quel fondement l'on pourrait considérer qu'il faut dessaisir l'autorité d'une affaire jugée trop importante.

J'ai été chargé de l'affaire des produits d'hygiène et d'entretien, qui s'est soldée par une amende de 980 millions d'euros. D'autres collègues ont traité l'affaire Apple, qui s'est conclue par 1,2 milliard d'euros d'amende. Il faudrait les interroger : je ne crois pas qu'ils aient le sentiment d'avoir subi la moindre pression de qui que ce soit.

J'ai donc du mal à comprendre l'argument de Julia Cagé, pour laquelle j'ai par ailleurs le plus grand respect. Raisonner ainsi, c'est méconnaître le fonctionnement concret de notre institution.

M. David Assouline, rapporteur. - L'interrogation ne portait pas sur d'éventuelles pressions des acteurs susceptibles d'être sanctionnées. Julia Cagé rappelait simplement que les membres sont nommés par décret du Président de la République et parlait de pressions du pouvoir politique. Cela étant, je prends note de votre réponse.

Au sujet du domaine pertinent, vous nous apprenez que l'enquête porte sur 1 000 annonceurs pour le marché publicitaire et qu'il faut également tenir compte des coûts de production. L'enquête s'étend-elle à cet impact ?

Enfin, le marché des données personnelles semble le plus prisé de notre époque : il faut dire qu'il rapporte beaucoup. Commencez-vous à l'appréhender dans vos travaux ?

M. Stanislas Martin. - Le questionnaire qui sera envoyé au début de janvier prochain est ciblé sur la publicité et va bien couvrir les 1 000 premiers annonceurs. Par ailleurs, nous avons déjà envoyé 150 questionnaires en septembre et en octobre derniers. Nous attendons les réponses. À ce titre, nous nous sommes adressés notamment au volet de production, qui, avec le marché publicitaire, est l'élément principal du dossier.

Nous nous intéressons à d'autres sujets, comme le marché de la publicité à la radio, qui est lui aussi concerné.

À ma connaissance, et sauf erreur de ma part, aucun marché des données personnelles n'a été identifié et délimité comme tel. Le fait de détenir un grand nombre de données confère une puissance de marché, notamment dans le domaine de la publicité, pour la publicité ciblée, que ce soit en search ou en display. Si Google et Facebook ont été qualifiés de puissances de marché importantes, voire considérés comme étant en position dominante, c'est aussi parce que les données personnelles qu'ils détiennent les dotent d'une puissance de feu en matière de publicité ciblée.

Quant à la publicité télévisuelle, telle qu'elle existe aujourd'hui, elle ne laisse pas de place à la publicité ciblée, ou elle ne lui en accorde que très peu. Pour le moment, le sujet est donc moins sensible - c'est moins vrai en matière de replay.

M. David Assouline, rapporteur. - Pourtant, il pourrait être bon de légiférer au sujet de la publicité ciblée.

M. Stanislas Martin. - Tout à fait. Nous l'avons d'ailleurs recommandé dans notre avis de 2019.

M. Laurent Lafon, président. - Messieurs, nous vous remercions de ces éléments très précis ; désormais, nous mesurons mieux l'ampleur du travail que vous attend. Bien sûr, nous suivrons avec attention l'instruction et la décision de l'Autorité.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 20.