Jeudi 15 avril 2021

- Présidence de M. Mathieu Darnaud -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de M. Dominique Sciamma, directeur de CY École de design, CY Cergy Paris Université, et président de l'APCI - Promotion du Design

M. Mathieu Darnaud, président. - Mes chers collègues, notre réunion de délégation se déroulera ce matin en deux temps : l'audition de Dominique Sciamma tout d'abord, puis je ferai un point d'étape sur l'avancée des travaux en cours au sein de la délégation.

Notre invité du jour est Dominique Sciamma. Monsieur Sciamma, vous êtes chercheur en intelligence artificielle et vous avez conçu de nombreux projets numériques. Vous êtes également philosophe : vous vous intéressez à la créativité, à l'expérience, à l'innovation, aux transformations - autant de sujets que notre délégation a à coeur d'explorer. Vous êtes actuellement directeur de l'école de design de l'université Paris-Cergy et président de l'association APCI pour la promotion du design.

Nous vous avons invité ce matin pour parler de design, un concept encore mal connu dans notre pays. Le design thinking, que l'on pourrait traduire par « démarche design » est une méthode élaborée à l'université Stanford aux États-Unis dans les années 1980. Cette méthode a pour objectif de résoudre les problèmes non pas de façon linéaire mais de façon globale, en apportant une attention toute particulière à l'utilisateur final ainsi qu'au terrain. La popularité de ce concept s'est accrue au cours des dernières années, notamment pour la gestion de projets ou la gestion de l'innovation. L'on parle même de design prospectif pour aider les entreprises ou les groupes humains à affronter l'inconnu. Cette notion nous intéresse tout particulièrement et nous serons heureux d'entendre votre exposé à ce sujet ce matin. Cette approche est différente de celles de prospectives plus classiques, comme celles portées par le think tank Futuribles que nous avons auditionné il y a quelques mois. Vous nous expliquerez en quoi la démarche de design thinking se distingue de ces autres démarches.

Dans un autre ordre d'idées, le service information du gouvernement vient de mettre au point le design system de l'État. L'objectif est plus restreint mais il procède de la même démarche générale : il s'agit d'harmoniser l'expérience numérique de l'usager de l'ensemble des sites Internet publics. Peut-être souhaiterez-vous également nous faire part de votre regard sur ce sujet.

Vous avez par ailleurs beaucoup réfléchi aux questions de méthode et à l'importance de la pluridisciplinarité pour créer et innover tout en répondant aux attentes et aux besoins des citoyens. L'objectif final est en effet d'apporter un bien-être global accru à notre société. Nous vous écouterons donc avec intérêt car notre délégation est à l'affût de tout ce qui peut améliorer nos manières de voir, de raisonner, de travailler, de décider.

M. Dominique Sciamma, directeur de CY École de design, CY Cergy Paris Université et président de l'association APCI - Promotion du Design. - Merci pour votre invitation et pour ce portrait.

Les Assises du design ont eu lieu le 11 décembre 2019. Elles ont rassemblé la communauté du design française et ont abouti à la formulation de 50 recommandations, dont la création d'un Conseil national du design. Cette création sera annoncée, je pense, lors du lancement de France Design Week en septembre prochain. France Design Week est d'ailleurs l'une des recommandations des assises, dont la première session a eu lieu en septembre dernier.

Vous avez présenté le design thinking comme un concept né aux États-Unis, qui se serait ensuite répandu en Europe et ailleurs dans le monde. Pour nous, le design thinking est un moyen de populariser une méthode qui est plus complexe qu'elle n'y paraît. En ce sens, le design thinking pourrait être une sorte de « design pour les nuls ». En inventant le terme de design thinking au début des années 2000, Tim Brown a popularisé ce terme auprès d'une population de non-designers, en particulier auprès des entreprises en recherche d'innovation. Cela a quelque peu linéarisé cette pensée du design, mais a contribué à la populariser.

Il est important, en introduction, d'indiquer que le design thinking n'est pas le design : le design thinking est une tranche du design, une vue très pragmatique et anglo-saxonne de celui-ci. Le concept de design thinking ne doit pas cacher le fait que le design est né il y a fort longtemps, et que la méthode du design a été créée bien avant que Tim Brown ne la popularise.

La pensée du design en France est très ambitieuse, alors qu'elle est très pragmatique dans les pays anglo-saxons. Nous sommes, nous les Français, plus ambitieux dans notre manière de voir les choses - nous aimons les idées, les débats, les critiques. Cette posture se situe précisément au coeur de la proposition du design et de l'innovation : il s'agit d'être critique par rapport à l'existant et de faire de cette critique la condition de l'invention du neuf.

En France, les professionnels du design se battent contre le design thinking. Pourquoi cela ? Car certaines personnes, occupant des postes décisionnaires dans des entreprises, des sociétés de conseil, de communication ou de marketing se sont emparées du concept pour continuer de travailler de la même manière qu'avant, c'est-à-dire au travers des mêmes grilles de pensée et d'action que par le passé. Pour nous, communauté du design, cela représente un immense danger. Le design thinking n'est pas une recette à appliquer à un contexte qui ne change pas, avec les mêmes personnes et les mêmes organisations.

Cela n'est pas vrai. Le design thinking n'est pas une recette. Le design est une culture. Il représente une culture du projet. Comme toute culture, elle doit s'enraciner, se développer lentement, engendrer un débat et des oppositions. Cela est une immense erreur que de penser que l'ancien monde peut se parer des habits du nouveau monde alors qu'au coeur du système, la pensée de l'ancien monde domine toujours. Notre pays a d'immenses atouts ; il a aussi d'immenses défauts, y compris celui de penser qu'il est le meilleur et qu'il dispose en toutes choses des meilleures méthodes. Pour cette raison, notre pays ne se remet jamais en cause, en particulier dans sa manière de décider, de gouverner, de produire, de communiquer. Or toutes ces choses sont touchées par la méthode du design.

D'où vient le mot design ? Il vient d'un mot italien, disegno, qui signifie à la fois le dessin et le dessein, le projet. Il fut un temps, avant que la science ne s'impose comme le moyen de comprendre et d'exploiter le monde, où les sachants dessinaient. Leonard de Vinci est un artiste et un ingénieur. À cette époque et jusqu'à Descartes, le dessin comme technique d'observation et de compréhension du monde est à l'oeuvre.

Le design est donc une culture du projet qui suppose de définir des destinations, qu'elles soient grandes, petites, individuelles ou collectives. En votre qualité de sénateurs, vous travaillez vous-mêmes toujours à atteindre des destinations : il faut aller vers le mieux.

Le design n'est pas une discipline, car le design suit une approche pluridisciplinaire. Cette approche quitte donc la posture cartésienne qui est inopérante pour comprendre la complexité du monde. L'intelligence cesse d'être individuelle ; elle ne peut être que collective. Cette pluridisciplinarité est importante : le design convoque tous les savoirs du monde pour créer des conditions d'expériences de vie réussies. Le design n'est pas une discipline, ni un métier ; il est un champ de force de transformations. Il invoque des savoirs très différents au sein d'une méthode partagée, qui est portée et incarnée par le designer. La finalité du design est de créer des conditions d'expériences de vie réussies pour tous et chacun.

Les conditions d'expérience de vie réussies peuvent être très simples : elles peuvent par exemple concerner les objets du quotidien, qui créent les conditions de nos vies. Des actions simples comme s'asseoir, manger, bouger, relèvent de nos conditions de vie quotidienne.

Mais les conditions d'expérience de vie peuvent également concerner des situations beaucoup plus lourdes : la fin de vie, par exemple, est une expérience de vie ; comment faire pour la rendre la plus réussie possible pour le malade, le médecin, l'infirmière, les proches ? Ou bien, comment se doter d'une nouvelle organisation ? Comment intégrer les parties prenantes d'une entreprise, d'une collectivité, d'une association dans la prise de décision ? Comment mettre en place une politique de design au sein du conseil général du Val d'Oise ou du ministère des finances ? Rien n'échappe au design.

L'on pourrait voir le design comme une posture hégémonique ; non, il s'agit une culture du projet. En quoi cette culture du projet est-elle importante aujourd'hui ? Nous sommes issus de la révolution industrielle : notre société est structurée par les découvertes scientifiques et technologiques nées au XIXe siècle puis sublimées au XXe siècle par la société de consommation. La science et l'industrie offrent la promesse d'un progrès mécanique et continu, dans lequel il n'y aurait pas de limites à nos envies ni à nos ressources. Nous savons aujourd'hui que cela n'est pas vrai : nos ressources s'épuisent, nos environnements se dégradent, nos liens sociaux se délitent, la valeur créée n'est plus équitablement partagée et la classe moyenne s'affaisse dans son rapport au monde. Tous ces symptômes sont ceux de la fin d'un système.

Nous avons voulu appliquer au monde le fonctionnement d'une usine : tous nos espaces sont transformés en grandes lignes d'assemblages - nos administrations, nos écoles, nos villes, nos agricultures. Dans une ligne d'assemblage, comme dans le film Les temps modernes de Charlie Chaplin, chacun est à sa place. Chacun est occupé à produire, mais sans savoir ce qu'il produit ; nous avons perdu le sens de notre production.

Ce système est parfaitement incarné par les grandes écoles : les étudiants suivent deux années de classes préparatoires abrutissantes qui les coupent du monde, puis trois années d'école où ils ne feront plus rien. Ainsi, des gens qui ne se sont jamais confrontés au monde se retrouvent investis des plus grandes responsabilités. Ce système ne peut plus fonctionner. Des signes, comme le mouvement des gilets jaunes, le montrent. Ce modèle est en train de mourir. Il faut se mettre à penser différemment.

Le design, c'est cela. Comment se mettre autour d'une table pour se poser les bonnes questions ? Il faut d'abord travailler sur ces questions, et ne pas y répondre. Voilà la grande différence entre un designer et un ingénieur : un ingénieur répond à la question qu'on lui pose ; un designer, lui, n'y répond jamais. Il prend la question, la déconstruit, la confronte au terrain puis la reconstruit. Le designer se pose d'abord la question de la question. Alors, il pourra problématiser. Derrière une question peuvent se trouver de nombreuses problématiques différentes. Une fois la question problématisée, le designer fait preuve de créativité : il invoque toutes les solutions possibles à cette question, y compris les plus folles ou les plus inaccessibles. Avant de les mettre en oeuvre, il teste certains éléments de réponse sur le terrain. À partir de ces résultats de test, il élabore une proposition. Il fédère alors autour du projet des disciplines et des acteurs différents. Le designer est chargé de rappeler à tous les acteurs du projet le dessein commun qu'ils poursuivent et que lui n'oublie jamais.

Cette culture du design, qui est une culture du projet, de la collaboration, de la destination, est aussi une culture du dialogue entre la partie droite et la partie gauche du cerveau. Les équations et les mots ne suffisent pas à décrire la complexité du monde. La complexité doit être résolue au travers du dialogue des disciplines. C'est alors que le dessin intervient : comment avoir une pensée non verbale ? Un designer va dessiner du début à la fin du projet : qu'il construise sa question, problématise, crée, collabore, communique - il dessine. Sa capacité à donner une forme est invoquée tout au long du projet.

Savoir où l'on va, collaborer, mettre en oeuvre des pensées non verbales : tout cela constitue le design. Le design est fondamentalement politique. C'est pourquoi je suis extrêmement heureux de vous parler aujourd'hui : vous, sénateurs, participez au design de cette nation, au choix des destinations et aux moyens de les mettre en oeuvre. Votre mission répond exactement à la définition du design : créer des conditions d'expérience de vie réussies.

La France est une nation de designers, et non de design. La France n'a pas développé de culture du design. J'en prends pour exemple que toutes les écoles nationales de design en France dépendent du ministère de la culture et non du ministère des finances ou de l'industrie. Elles sont, pour la plupart, les anciennes écoles nationales des Beaux-Arts. Ces écoles produisent des artistes. L'artiste produit un discours qui lui est propre, il est centré sur lui-même ; un designer est centré sur les autres. Les écoles françaises publiques de design, qui devraient former l'essentiel des designers de ce pays, forment en réalité des artistes qui deviennent des chômeurs à leur sortie d'école. Car ces écoles sont porteuses d'une idée du design qui est morte : il s'agit d'une idée du design du monde d'avant, d'un monde dont l'on pensait que les limites étaient infinies.

Nous avons un vrai problème en France, non pas à former des designers, mais à créer une culture du design. Nous avons du mal à mettre en débat cette culture du design et à remettre en cause les pratiques actuelles d'exercice du pouvoir et de prise de décision qui sont issues du monde de l'ingénieur ou de l'administration.

Le projet que je développe avec l'université de Cergy a pour but de créer une école se donnant comme objectif de répondre aux trois enjeux suivants : gérer, utiliser, transformer les ressources du monde de manière durable et raisonnée ; concevoir et produire les objets, les systèmes, les services, les expériences au service de tous et de chacun ; préparer, motiver et orchestrer les meilleures décisions possibles.

Ces trois enjeux se trouvent aujourd'hui entre les mains de populations différentes. Les ressources sont gérées par l'ingénierie et la logistique ; la conception des objets et des systèmes appartient aux designers et aux managers ; ce qui relève de la décision est accaparé par une petite population qui sort toujours des mêmes écoles.

Ces trois actions, qui sont aujourd'hui gérées par des personnes différentes, sont en réalité un continuum qui va de la matière à la décision. Le design comme culture du projet devrait être déployé sur l'ensemble de ce continuum. Le design ultime, c'est le design de la décision ; or, les cabinets ministériels et les boards d'entreprises ne comprennent aucun designer. Pourquoi cela ? Car l'on n'a pas préparé les designers à rentrer dans les cercles du pouvoir.

Cette école a donc pour ambition d'être le nouvel institut d'études politiques français ou la nouvelle école polytechnique française. Les étudiants qui en seront diplômés pourront, avec les plus grandes ambitions, être recrutés dans les organisations humaines qu'on leur aura appris à comprendre. L'idée est de créer une école de design dans laquelle certains étudiants pourraient entrer avec le rêve de devenir Président de la République, ce qui n'est le cas d'aucun étudiant aujourd'hui.

L'ambition est là : elle est à la fois très française et très liée à nos institutions. Nous devons créer des écoles de design qui ont pour ambition de former les décideurs au plus haut niveau. Nous devons pour cela combattre nos tropismes culturels. Nous devons sortir de la logique cartésienne de la séparation, de la division, de la décomposition, pour rejoindre la logique morinienne - au sens d'Edgard Morin - de la jonction, de la collaboration, du parallélisme des regards et des approches, du partage du projet. Cela implique que nous sommes tous égaux et que nous partageons tous la même responsabilité vis-à-vis du projet poursuivi.

Comment invoquer une nouvelle méthode du design qui permette la transdisciplinarité, le dialogue des disciplines et donc, in fine, des personnes ? Car travailler en se respectant les uns les autres, c'est vivre en se respectant les uns les autres. Nous devons partir d'une culture de la séparation de la tâche pour évoluer vers une culture de la collaboration et du projet.

Il me semble que nous devons tout d'abord repenser nos systèmes éducatifs pour y intégrer la culture du design dès le départ, puis favoriser la culture de la collaboration et remettre en perspective en permanence nos projets éducatifs pour les mettre au service des projets humains.

Cela signifie la réaffirmation du politique, la réaffirmation du fait que nous sommes des animaux politiques. Nous devons redevenir des animaux politiques, là où nous n'étions plus que des animaux économiques, sociaux, industriels, jouisseurs. C'est à ce prix-là que nous pourrons enfin sortir du XXe siècle moribond qui se perpétue au XXIe siècle et entrer dans une société du projet, dans une société de design.

M. Mathieu Darnaud, président. - Un grand merci pour ce propos passionnant, qui nous interroge individuellement et collectivement.

L'appétit pour la création et le développement est à la base de vos travaux. Vous avez évoqué ce que doit être le design et vous avez présenté les transformations que vous appelez de vos voeux. Nous sommes dans une société particulièrement compliquée : notre modèle de société traduit une incapacité presque chronique à nous interroger et à quitter nos certitudes. S'agissant du modèle industriel par exemple, nous avons du mal à assumer les mutations économiques en cours et nous souhaitons faire perdurer l'ancien modèle, alors que nous le savons condamné. Comment instiller cet esprit créatif qui permet de voir une opportunité dans toute forme de mutation ?

Vous avez parlé d'intelligence collective. Notre société, pourtant, tend vers un pic d'individuation au point que nous sommes parfois tentés de nous opposer les uns aux autres. Vous proposez de voir les choses sous un prisme totalement différent et de repenser collectivement nos questionnements : comment y arriver dans une société aujourd'hui rongée par toutes les formes d'individualisme ?

M. René-Paul Savary, rapporteur. - Peut-être faisons-nous aussi parfois du design sans le savoir... Vous insinuez que les hommes politiques ne doivent pas être le produit de cultures professionnelles ou administratives trop fortes ; peut-être vaudrait-il mieux alors des politiques « designées » au plus proche du terrain et mieux comprises par la population. Cela veut dire que chacun doit revoir sa façon de diriger.

Cette méthode existe déjà, tout de même. Je suis médecin. Lors de mes études de médecine, nous avons appris la culture d'équipe : le succès d'une opération chirurgicale dépend à la fois du travail du chirurgien, de l'anesthésiste et de la femme de ménage. Le pouvoir politique actuel n'a pas suffisamment développé cette culture d'équipe. Je partage votre point de vue : nous avons besoin d'une culture de terrain et de partager cette culture collective.

Mme Cécile Cukierman. - Je reviendrai sur ce que vous avez dit sur les écoles de design. En tant que sénatrice de la Loire, j'ai suivi le passage du statut d'école des Beaux-Arts à école nationale supérieure des arts et du design de Saint-Étienne. Certains de vos propos invitent à un peu de mesure et de réflexion collective. Je considère comme un excès de langage votre affirmation : « De ces écoles ne sortent que des artistes qui sont de futurs chômeurs ». Ces écoles ont la volonté de faire évoluer une partie de leurs formations et de développer la professionnalisation de leurs étudiants.

S'agissant de l'enjeu du design dans nos politiques publiques, vous avez fait état de la question des gilets jaunes, du besoin de projets et du besoin d'accompagner les questionnements. Pour n'exclure personne de ces pratiques de projets, ne serait-il pas nécessaire de repenser toute la formation des citoyennes et des citoyens ? Cette formation va au-delà de la formation scolaire. Il s'agit de donner à tout le monde la capacité de s'impliquer dans la coconstruction et de satisfaire ses besoins.

Je tire le même constat dans le département de la Loire que le président de la délégation dans son département : nous avons encore trop souvent la volonté de faire perdurer ce qui a existé, plutôt que de réinterroger de façon plus globale les process industriels et organisationnels des entreprises.

M. Bernard Fialaire. - Je relève un problème de synthèse. Les designers sont-ils des gens de synthèse ? Un bon médecin généraliste n'est pas le meilleur pharmacologue ni le meilleur physiologiste : c'est celui qui utilise toutes ces sciences afin de mettre ses connaissances à la disposition d'une personne dans le but de la soigner. En ce sens, le bon politique ne devrait pas étudier à l'ENA ni à Sciences Po, mais faire du design : car le bon élu n'est pas le meilleur économiste ni le meilleur géographe, c'est celui qui est capable de faire la synthèse dans un territoire au service d'une population.

Si j'ai bien compris, vous reprenez la métaphore du tailleur de pierres. L'on demande à trois tailleurs de pierre ce qu'ils sont en train de faire. Le premier répond : « Je taille une pierre » ; le second répond : « Je gagne ma vie » ; le troisième répond : « Je bâtis une cathédrale ». Si j'ai bien compris, celui qui bâtit une cathédrale est déjà un designer.

M. Julien Bargeton. - Je ne reviendrai pas sur le sujet des scolarités.

Comment conciliez-vous le design thinking avec le numérique et la collaboration rendue possible par les magasins d'application, qui ouvrent la possibilité à chacun de greffer des services à une idée ? Il est nécessaire de concilier le projet collectif avec des outils qui rendent possible un foisonnement d'initiatives. L'ouverture du système d'Apple a constitué l'une des grandes révolutions du smartphone. Quel est le design dans ce cas ?

Comment conciliez-vous le design thinking avec la sérendipité, c'est-à-dire l'aptitude à poursuivre une finalité puis à faire une découverte inattendue ? L'histoire de la science est faite de découvertes inattendues. Ce thème revient beaucoup à la mode aujourd'hui, car nous nous rendons compte qu'il faut lancer une pluie d'initiatives pour qu'un pourcent d'entre elles réussisse.

M. Yves Bouloux. - Je poserai une question de béotien. Considérant la crise mondiale inédite que nous traversons et en entendant votre exposé sur le design comme projet, ne pensez-vous pas que nous nous situons au bord d'une nouvelle révolution, d'un nouveau paradigme, et lesquels ?

M. Dominique Sciamma. - Monsieur le président, je répondrai à vos deux questions en une seule réponse. Le design est plus grand que les designers, et il consiste à créer des conditions d'expériences de vie réussies. Où vit-on ? Nous vivons quelque part : nos vies sont tout le temps absolument situées. Tout part du lieu. Dès lors, la question principale est la suivante : comment poser les questions et résoudre les problèmes là où ils se posent ? Comment faire appel à l'intelligence collective pour produire des réponses ? Si l'on travaille avec les personnes les plus proches du terrain, il y a de bonnes chances pour que des solutions soient trouvées et qu'elles soient acceptées. Un consensus va se produire du simple fait de la méthode.

La réponse à votre question est donc la subsidiarité. La subsidiarité à l'oeuvre en France est une subsidiarité descendante, alors qu'elle devrait être une subsidiarité ascendante. Je remets profondément en cause nos institutions qui favorisent tout sauf la mise en mouvement des intelligences collectives et lui préfèrent la prise de décision par les personnes les plus éloignées du terrain.

Il est nécessaire de faire confiance aux personnes les plus proches du terrain, et de mettre en oeuvre une culture du projet qui implique tous les protagonistes. Cela est le plus sûr moyen de créer du lien ainsi que du respect de soi et de son territoire. La France devrait appliquer la notion de subsidiarité ascendante, afin de mobiliser les intelligences là où se posent les problèmes.

Cela constitue aussi la meilleure manière de mettre fin au conservatisme, car le réflexe du conservatisme est de préférer les certitudes à l'exploration du neuf. Il faut donc laisser la chance de découvrir et de construire ensemble de nouvelles solutions. Ma réponse à vos deux questions est donc de mobiliser l'intelligence sur le terrain.

Je reviendrai sur mes propos sur les écoles. Un rapport public récent sur la situation des étudiants à la sortie des écoles de design est cinglant : les écoles publiques de design ne se soucient pas de savoir où sont leurs étudiants à leur sortie d'école. Pour autant, ce sont de belles écoles, en particulier l'école de Saint-Étienne qui a accompli un travail formidable pour les Assises nationales du design. Je ne remets pas en cause la qualité des enseignants ni des étudiants dans les écoles nationales de design, je remets en cause la qualité du lien avec le réel. À titre d'exemple, la notion de création de valeur est inconnue de la plupart des personnes qui dirigent ces écoles. Il est impensable, pour nombre d'écoles publiques de design, y compris les plus prestigieuses, de confronter les étudiants au monde de l'entreprise - au « diable » - au nom de la pureté de l'art, de la posture, de l'abstraction. Les étudiants se retrouvent donc nus face au réel. Cela n'est pas normal. Je maintiens que les écoles nationales de design en France ne professionnalisent pas les étudiants. Cela n'a rien à voir avec la qualité des enseignants et des étudiants, cela a à voir avec leur relation au réel.

Notre système de formation est imbibé de la culture descendante. Nous formons des personnes pour qu'elles soient à leur place : elles n'ont aucune vision du projet dans lequel elles se situent. Cela est très bien exprimé par Charlie Chaplin sur sa ligne d'assemblage : il visse un boulon, mais ne sait pas à quoi il contribue. À partir du moment où l'on apprend aux personnes à se situer dans un projet plus grand qu'elles, l'on forme mécaniquement des citoyens. Nous devons cesser de former des personnes pour qu'elles soient à la tâche. Nous devons passer d'une culture du process à une culture du projet.

Qu'est-ce qu'un citoyen ? C'est une personne qui est consciente du projet auquel elle participe, qui est plus grand qu'elle. L'individualisme revient à dire : « Je ne comprends pas le projet auquel je participe ; de toute façon, quelqu'un d'autre s'en occupe, quelqu'un d'autre décidera à ma place ». Si nous responsabilisons les gens en leur rappelant qu'ils sont partie prenante d'un projet plus grand qu'eux, nous formerons mécaniquement des citoyens.

L'entreprise suit exactement les mêmes schémas descendants. Elle applique une culture de la réponse et non une culture du questionnement. Les entreprises doivent absolument rénover la manière dont elles impliquent leurs salariés. La responsabilité d'un bon chef d'entreprise est de créer les conditions de vie les plus réussies possibles pour ses collaborateurs. La culture du projet est également une culture du soin. Cela fait encore une fois écho à votre mission de parlementaires.

La loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE, en imposant l'idée des entreprises à mission, est le signe que les entreprises comprennent qu'elles ne peuvent plus simplement compter sur la force de travail des salariés. L'on saisit bien à quel point il est difficile de passer d'une culture à une autre.

Les entreprises ont un rôle énorme à jouer dans leur propre réorganisation, c'est pourquoi le design des organisations, tout comme le design des politiques publiques, sont en train de monter en puissance. Ils correspondent à un design de l'immatériel, c'est-à-dire à un design de la relation.

Je répondrai maintenant à votre question sur l'esprit de synthèse. Par définition, un projet de design est un projet pluridisciplinaire, et donc un projet de la synthèse. Le dessin lui-même est une technique de synthèse : sa fonction est d'éclairer un propos compliqué. La pensée non verbale est une pensée synthétique : elle ne découpe pas, elle rassemble.

Vous m'avez interrogé sur le numérique. Je viens du monde du numérique. Le numérique est une technique ; en ce sens, il peut servir une cause tout comme la cause inverse. Il offre d'énormes opportunités mais ne présente aucune vertu intrinsèque. Apple, par exemple, est né comme l'anti Big Brother. Il s'opposait alors à IBM, qui était l'entreprise centralisée, autoritaire, descendante. Aujourd'hui, Apple est totalement hégémonique et fonctionne aussi en mode descendant. Le numérique, quand il est placé entre les mains d'intérêts particuliers, est désastreux. J'en prends pour exemple la catastrophe qui se joue autour de l'économie de l'attention sur les réseaux sociaux. Le design comme technique (et non comme culture du projet) peut contribuer à cela.

Une des réponses à votre question est le pouvoir du régulateur. La crise du COVID est en train de révéler à nouveau la nécessité de la régulation. Encore faut-il que le régulateur ait, lui aussi, changé de culture. Comment créer les règles d'une vie collective qui permette à la fois la création de valeur et la création de soin, la protection des liens ?

L'État français s'est saisi du numérique, de manière plutôt vertueuse. J'espère que beaucoup de designers sont intégrés aux équipes numériques de l'État ; sinon, nous avons tout à craindre : si l'on confie cette mission aux informaticiens, cela va extrêmement mal se passer. Le devoir du régulateur est déterminant, mais il faut que le régulateur ait changé de culture.

La mise à disposition de matériels, d'idées, d'applications, est une bonne chose : il faut des pierres pour construire des cathédrales. Mais au service de quoi les met-on ? L'on revient aux problématiques d'éducation : comment éduque-t-on les bâtisseurs à utiliser les matériaux ?

Je ne suis pas un grand partisan de la notion de sérendipité. Le design ne vise pas à dire que nous faisions tout mal jusqu'à présent ; il n'apporte pas de nouvel évangile. Nous faisons déjà un tas de choses très bien, et nous en avons des preuves tous les jours. La question est de savoir comment atteindre la sobriété, comment utiliser au mieux l'argent public, comment aider les plus pauvres. Nous faisons des choses très bien, mais il y a toujours des pauvres en France ; il y a donc beaucoup de choses que l'on peut faire encore mieux. La sérendipité, la créativité, le design thinking - ce sont autant de ruses de l'ancien monde, des besoins, des mots-clés que l'on invoque. Ils ne relèvent que d'une panoplie de déguisement. Si l'on pensait et l'on travaillait vraiment différemment ensemble ? Nous n'avons pas attendu le XXIe siècle pour découvrir la sérendipité, ni la créativité, ni le soin, ni le lien. Il n'y a rien de neuf. La sérendipité n'est pas plus importante aujourd'hui qu'hier. Les concepts qui émergent sont le signe que nous sommes confrontés à des problèmes que nous devons résoudre. Il ne faut pas changer d'outil, il faut changer de modèle.

S'agissant de la révolution, oui, je pense que nous sommes face à une véritable révolution paradigmatique. En septembre 2020, la présidente de la Commission européenne, Ursula van der Leyen, a lancé le nouveau Bauhaus européen. Elle a annoncé : « Je veux que ce projet Next Generation EU déclenche une vague de rénovation européenne et fasse de notre Union un leader de l'économie circulaire. Mais il ne s'agit pas seulement d'un projet environnemental ou économique. Il doit s'agir aussi d'un nouveau projet culturel pour l'Europe. Chaque mouvement a son propre cachet ; nous devons créer notre propre esthétique pour combiner style et durabilité. C'est pourquoi nous allons créer un nouveau Bauhaus européen, un espace de cocréation dans lequel les architectes, les artistes, les étudiants, les ingénieurs, les designers travaillent ensemble pour réaliser cet objectif ».

La référence au Bauhaus est très forte : il s'agit de l'immense école de design qui a marqué le XXe siècle. La présidente de la Commission européenne considère que nous devons à nouveau mener une révolution culturelle. Nous devons réaffirmer le projet culturel européen en mettant en place une dynamique collaborative et interdisciplinaire.

L'Europe a un rôle gigantesque à jouer aux yeux du monde. Le modèle européen doit porter sa vision vis-à-vis des modèles américain et chinois : nous portons le projet des Lumières du XXIe siècle. Il faut, pour cela, mettre en oeuvre une autre approche culturelle et travailler différemment ensemble.

M. Mathieu Darnaud, président. - Je vous remercie pour ces propos passionnants.

Point d'étape sur les travaux de la délégation

M. Mathieu Darnaud, président. - Le travail d'actualisation des précédents rapports de la délégation sur les pandémies, mené par Véronique Guillotin, Christine Lavarde et René-Paul Savary, sera présenté le 6 mai prochain. Leur rapport se penchera sur le rôle des outils numériques pour prévenir et gérer les pandémies.

Le rapport sur les perspectives ouvertes par le télétravail devrait pouvoir nous être présenté avant l'été par ses trois rapporteurs, Céline Boulay-Espéronnier, Cécile Cukierman, et Stéphane Sautarel.

Le rapport de Jean-Pierre Sueur sur l'occupation de l'espace à l'horizon 2050 devrait aboutir à l'automne prochain.

Le rapport sur l'avenir des réseaux sociaux devrait être lancé dans les prochaines semaines. Il mobilise nos collègues Julien Bargeton, Catherine Morin-Desailly et Vanina Paoli-Gagin.

Enfin, je souhaite vous soumettre la proposition d'un rapport sur l'avenir de la dette à l'initiative d'Éric Bocquet et Sylvie Vermeillet. Il s'agirait d'envisager la dette sous un angle large et prospectif. Nous n'avons pas conduit de rapport sur ce sujet depuis longtemps et il nous a paru important d'y travailler. S'il n'y a pas d'objection, nous confions donc à nos collègues Éric Bocquet et de Sylvie Vermeillet le soin de travailler sur ce rapport.

La séance est close à 10 heures.