Jeudi 6 juin 2019

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 8 h 40.

Présentation de la directive du 17 avril 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel : communication de MM. Claude Kern et Michel Raison

M. Jean Bizet, président. - Nous entendons ce matin une communication de nos collègues Claude Kern et Michel Raison sur la directive consacrée aux gazoducs approvisionnant un État membre à partir d'un pays tiers. Ce texte tend à imposer le respect du droit de l'Union aux gazoducs desservant le territoire de l'Union européenne, y compris pour la portion située sur le territoire d'un État tiers. L'enjeu du texte est donc considérable dans le contexte de la réalisation de Nord Stream 2.

Cette directive sensible a été proposée par la Commission en novembre 2017. Notre assemblée avait d'ailleurs adopté, dès décembre 2017, un avis motivé sur la conformité de ce texte au principe de subsidiarité. Le processus d'élaboration de cette directive est parvenu à son terme : elle a été adoptée le 17 avril 2019. En revanche, les conséquences pratiques des nouvelles dispositions forment un point d'interrogation, tout comme les véritables intentions de plusieurs parties prenantes... Nos deux collègues vont nous éclairer sur ces points.

M. Michel Raison. - S'il ne fallait retenir qu'un seul terme pour qualifier à la fois la proposition initiale, sa discussion et le texte définitif, ce serait « paradoxal » : un intitulé paradoxal, un dispositif paradoxal, une discussion paradoxale débouchant sur une directive qui ne l'est pas moins. C'est pourquoi la présentation d'aujourd'hui transgressera quelque peu les limites confinant en général cet exercice au rappel de la proposition et des observations faites par le Sénat avant un bref exposé du texte adopté. Je résumerai l'avis motivé du Sénat contre la proposition initiale et son devenir dans la rédaction adoptée, puis Claude Kern abordera un aspect habituellement délaissé dans ses présentations, à savoir la discussion de la proposition, avant d'aborder les incertitudes sur la portée de la nouvelle directive.

Je voudrais observer maintenant que l'intitulé de la directive est étrange : il mentionne des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel, alors que le dispositif concerne un gazoduc extérieur. Voulant imposer l'application de la directive gazière du 13 juillet 2009 aux gazoducs en provenance de pays tiers, la Commission européenne a invoqué la nécessité d'éviter « les distorsions de concurrence ». Pourtant, le dispositif proposé vise en réalité exclusivement Nord Stream 2, qui doit être neutre à cet égard dès lors qu'il doit se substituer à l'actuel transit ukrainien. En effet, les exportations supplémentaires de gaz russe via l'Allemagne, soit 55 milliards de mètres cubes annuels, seront inférieures aux 69 milliards importés en 2018 via l'Ukraine, sur les 169 milliards de mètres cubes vendus l'année dernière aux États membres par Gazprom. Par ailleurs, le gaz provient du Grand Nord russe, et l'itinéraire par la Baltique est plus court qu'à travers l'Ukraine, ce qui tend à contenir les coûts.

J'en viens à l'avis motivé du Sénat. Gêner la mise en place d'un gazoduc approvisionnant un grand État membre depuis le plus grand champ gazier au monde ne serait pas de nature à conforter la sécurité d'approvisionnement de l'Union. En outre, la nouvelle infrastructure fait l'objet d'accords commerciaux, qu'il convient de ne pas confondre avec des accords intergouvernementaux. Enfin, exiger le respect d'une directive européenne par une infrastructure assurant une liaison avec un pays tiers revient à une forme d'extraterritorialité, refusée par le Sénat.

Aucun de ces trois arguments n'a reçu de réponse de la Commission européenne, contrairement à ceux portant sur le droit de la mer et la souveraineté énergétique des États membres.

Commençons par le droit de la mer. La proposition publiée le 8 novembre 2017 tendait à faire appliquer la directive gazière de 2009 aux nouveaux gazoducs posés sur les fonds marins, dans « les eaux territoriales et les zones économiques exclusives des États membres ». Notre assemblée a relevé l'incompatibilité de cette volonté avec la convention sur le droit de la mer, ou convention de Montego Bay. Adoptée le 10 décembre 1982, celle-ci limite drastiquement la compétence des États quant aux gazoducs ou oléoducs sous-marins. En effet, aux termes de son article 79, alinéa 2, seules deux finalités peuvent à bon droit justifier une limitation à la pose de gazoducs sur le plateau continental : l'exploitation des ressources naturelles et la protection du milieu naturel contre la pollution. L'exploitation commerciale des gazoducs n'en fait donc pas partie. Ce droit est affirmé à l'alinéa premier de ce même article 79. J'observe brièvement à ce propos que le premier des deux avis rendus par le service juridique du Conseil a repris, le 1er mars 2018, l'argumentation développée par notre assemblée dans son avis motivé du 10 janvier à propos de la convention sur le droit de la mer, ce que vous avez souligné, Monsieur le Président, dans un communiqué de presse.

Dans sa réponse à la résolution du Sénat, datée du 21 mars 2018, la Commission européenne a mentionné l'alinéa 4 de l'article 79, qui n'affecte pas « le droit de l'État côtier d'établir des conditions s'appliquant aux câbles ou pipelines qui pénètrent dans son territoire ou dans sa mer territoriale ». La disposition existe, mais son invocation est triplement contestable en l'espèce : d'abord, la rédaction très restrictive de la précision citée protège la souveraineté de l'État côtier uniquement sur sa mer territoriale ; ensuite, bien que signataire de la Convention sur le droit de la mer, l'Union européenne n'est pas véritablement un État, l'Allemagne, si ! Enfin, le TFUE ne comporte aucune disposition habilitant la Commission européenne à se substituer aux États membres en pareille circonstance.

J'en viens ainsi à la souveraineté énergétique des États membres. L'une des grandes innovations du traité de Lisbonne a été de faire de l'énergie une compétence partagée entre l'Union et les États membres. L'article 194, paragraphe 2, alinéa 2 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne reconnaît ainsi la totale souveraineté des États membres pour déterminer leur mix énergétique et assurer leur approvisionnement. Un gazoduc reliant le réseau national d'un État membre à un pays tiers relève donc uniquement de la souveraineté dudit État membre, l'Allemagne pour ce qui est de Nord Stream 2. L'Union en tant que telle n'est pas compétente. Dans sa réponse au Sénat, la Commission européenne affirme que le TFUE est respecté par la proposition de directive, puisque celle-ci n'interdit pas « la construction de nouvelles interconnexions gazières », ce qui revient à réduire spectaculairement la portée du traité.

La solution de compromis entre compétence reconnue et volonté d'étendre le domaine d'application du droit de l'Union opère un mélange assez curieux : l'applicabilité du droit de l'Union aux nouveaux gazoducs est affirmée, mais son respect sera vérifié par l'autorité de régulation instituée par l'État du « premier point de connexion », non par la Commission européenne, malgré son rôle de gardienne de l'application des traités et du droit de l'Union !

M. Claude Kern. - La discussion du texte se distingue des pratiques habituelles au niveau des institutions européennes, mais aussi par l'immixtion parfois brutale de pays tiers.

Les États membres hostiles à Nord Stream 2 ont trouvé au Parlement européen le soutien que la majorité du Conseil leur a refusé. Ainsi, certains députés européens dont les homologues nationaux faisaient partie de la majorité gouvernementale - par exemple des Allemands du PPE - ont adopté des positions diamétralement opposées à celles défendues au Conseil par leur gouvernement. Ainsi, M. Manfred Weber - qui vient d'être réélu à la présidence du PPE - a pris une position radicalement hostile au gazoduc Nord Stream 2, donc favorable à la proposition de directive.

En définitive, la Commission affichait une position médiane entre celle du Conseil, favorable à Nord Stream 2, et celle du Parlement européen, où l'opposition à ce gazoduc n'a cessé de se renforcer. La rédaction adoptée donne satisfaction aux partisans du texte quant aux principes, mais en atténuant de façon considérable sa portée.

Alors qu'ils tentaient de surmonter ces oppositions frontales, les Européens ont également dû faire face à l'immixtion de pays tiers : l'Ukraine et les États-Unis.

L'intérêt pour agir des autorités ukrainiennes est évident, puisque la fin du transit gazier par leur territoire doit les priver de ressources non négligeables. La motivation du Congrès des États-Unis n'apparaît pas de façon aussi limpide, même si les États-Unis veulent vendre, sous forme liquéfiée, le gaz naturel excédentaire indirectement procuré par l'exploitation des hydrocarbures de schiste. Toujours est-il qu'une loi du 2 août 2017 sur « les ennemis de l'Amérique » tend notamment à sanctionner les entreprises européennes participant aux chantiers de Nord Stream 2. À ce jour, le texte n'a guère de portée, puisqu'un communiqué du Département d'État, publié le 31 octobre 2017, en limite l'application aux seuls contrats postérieurs à ce 2 août 2017, date de la promulgation du texte, mais aussi date à laquelle il se trouve que tous les contrats visés avaient déjà été signés.

Les arguments invoqués contre Nord Stream 2, donc pour la directive, ont-ils contribué à clarifier les choses ? Même pas ! En effet, au prétexte concurrentiel s'est ajoutée l'invocation d'une excessive dépendance envers la Russie. La dernière objection tenait à la volonté de maintenir le transit à travers l'Ukraine. La position de repli commune aux opposants consiste à maintenir l'importation via l'Ukraine en sus du nouveau gazoduc.

J'en viens à la portée du dispositif adopté. Trois facteurs méritent d'être cités à cet égard. D'abord, la limitation géographique des nouvelles obligations aux gazoducs pénétrant dans la mer territoriale. Ensuite, le maintien de la « clause grand-père », qui permet aux États membres d'exonérer les gazoducs « achevés » le 23 mai 2019. Enfin, l'avancement général du chantier, notamment son achèvement sur le territoire allemand et le fond de la mer territoriale allemande, soit une cinquantaine de kilomètres sur les quelque 1 230 kilomètres de Nord Stream 2.

Résultat : l'État membre ayant joué un rôle décisif dans la construction du gazoduc Nord Stream 2 doit assurer le respect de la nouvelle directive sur la cinquantaine de kilomètres relevant de sa juridiction, ceux où les travaux étaient déjà terminés le 23 mai 2019, alors même qu'il pourra exonérer des dispositions nouvelles tout gazoduc « achevé » à cette date !

L'ultime paradoxe est que les promoteurs de Nord Stream 2 n'auront pas nécessairement gain de cause pour autant. Tout dépendra de l'avancement du chantier sur l'ensemble du gazoduc, le 31 décembre 2019. En effet, le contrat conclu entre Gazprom et Naftogaz pour le transit ukrainien arrive à son terme ce jour-là. Si Nord Stream 2 n'est pas opérationnel à ce moment, éviter un nouveau contrat ukrainien sera impossible à Gazprom. L'éventualité n'est pas certaine, mais elle n'a rien d'impossible. Si elle se réalise, le vraisemblable but authentique de la Commission européenne - à savoir maintenir le transit ukrainien pour éviter d'avoir à verser une aide budgétaire à Kiev - sera en définitive satisfait par le retard du chantier, indépendamment du texte si durement obtenu.

En conclusion, je formulerai deux observations, dont la première seule me satisfait : d'une part, alors que la Commission européenne avait formellement réfuté deux arguments juridiques du Sénat, la version finale du texte en tient dûment compte. Il en va de même pour les trois arguments que la Commission européenne avait feint d'ignorer dans sa réponse. D'autre part, j'observe que la directive du 17 avril ne nous informe pas sur ce que l'avenir nous réserve, d'autant que les immixtions externes perdurent.

Ainsi, lorsque le nouveau président ukrainien a profité de sa prise de fonctions, le 20 mai 2019, pour demander aux États-Unis de nouvelles sanctions économiques contre la Russie, la réponse de M. Rick Perry, secrétaire d'État à l'énergie à la tête de la délégation américaine venue à Kiev, fut édifiante : « L'opposition à Nord Stream 2 est toujours bien vivante. Je m'attends à ce que, dans un futur pas si lointain, le Sénat et la Chambre des représentants envoient une loi au président des États-Unis. Elle imposera des restrictions très onéreuses aux entreprises qui continuent à faire des affaires avec Nord Stream 2 ». Le Secrétaire d'État visait sans doute la proposition de loi bipartite déposée cinq jours plus tôt au Sénat des États-Unis pour sanctionner les participants au gazoduc.

La visite entamée à Washington ce même 20 mai par le commissaire européen à l'Union de l'énergie, Maro efèoviè, n'a guère instillé de retenue diplomatique à celui qui aurait logiquement dû l'accueillir...

M. Jean Bizet, président. - Je remercie nos deux collègues pour leur travail sur ce texte complexe, car il mélange des considérations relatives à des accords commerciaux - donc privés -, le conflit autour des milliards de dollars que représente le transit du gaz, le conflit latent entre les États-Unis et la Russie, l'enjeu de la réindustrialisation de l'Europe grâce à un gaz à prix compétitif, sans parler de la volonté ukrainienne d'adhérer à l'Union européenne et à l'OTAN, qui indispose la Russie. Pour reprendre les propos que tenait hier Nicolas Tenzer devant notre groupe de suivi du Brexit, président fondateur du Centre d'étude et de réflexion pour l'action politique : c'est en Ukraine que se joue l'avenir de l'Union européenne.

Le président de la République et le président Trump doivent se parler en marge des événements commémoratifs du Débarquement : on peut penser que ce dossier sera au menu de leurs discussions.

M. Jean-Yves Leconte. - Je ne connais pas l'actualité du sujet, mais j'avais suivi celui-ci il y a une petite dizaine d'années. On ne saurait en effet réduire les accords de livraison passés par Gazprom avec les entreprises européennes à des accords privés. Les prix pratiqués il y a une dizaine d'années par Gazprom étaient si bas que les négociations entre Vladimir Poutine et Gerhard Schröder ont sans doute fait pour la compétitivité allemande plus que toutes les réformes du code du travail conduites par l'ancien chancelier.

On pose comme principe que le gaz est d'origine russe. J'ignore ce qu'il en est actuellement, mais, il y a quelque temps, la Russie a utilisé sa capacité à s'approvisionner en Asie centrale, dont les réseaux sont enclavés. Le bénéfice de Gazprom était donc moins un bénéfice de production qu'un bénéfice de transit. Est-on encore sûr que le gaz provienne du nord de la Russie ? Les prix ne sont pas les mêmes... Maintenir l'Iran en dehors du commerce mondial sert d'ailleurs aussi à continuer à profiter de l'enclavement des pays d'Asie centrale.

Je rejoins le président Bizet sur l'Ukraine, mais celle-ci ne doit pas nous conduire à des achats inutilement coûteux.

M. René Danesi. - Je remercie Michel Raison et Claude Kern pour la clarté de leur exposé sur ce sujet complexe. Cet investissement, très structurant au départ, est rapidement devenu géopolitique, voire politique tout court. Très structurant car ce gazoduc de 1 230 kilomètres de long devrait fournir 55 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit la consommation de la France et de la Roumanie réunies. Sur quelque 10 milliards d'euros, 50 % sont assurés par Gazprom, mais Engie y participe aussi, à hauteur de 10 %, de même que les allemands Uniper et Wintershall, l'autrichien OMV et l'anglo-hollandais Royal Dutch Shell, soit six entreprises dont cinq de l'Union européenne. Les pays de transit sont la Russie, la Finlande, la Suède, le Danemark et l'Allemagne mais d'autres, comme l'Ukraine et les États-Unis, s'estiment concernés par le chantier.

Tout cela se passe dans un contexte technique que l'on a tendance à occulter. Le PDG de Total, Patrick Pouyanné, qui n'est pas directement concerné, a mis les pieds dans le plat la semaine dernière en soulignant la complexité du sujet et en rappelant que la production domestique de gaz des pays européens diminue inexorablement, qu'il s'agisse de celle de la Norvège, du Royaume-Uni ou des Pays-Bas. Angela Merkel n'avait donc pas tort en affirmant que le projet Nord Stream 2 n'entraînerait pas l'assèchement du gazoduc passant par l'Ukraine. L'Europe aura besoin du gaz transitant par les deux itinéraires. Nous pourrions importer le gaz le plus proche et le plus facile à produire, le russe, mais certains le refusent pour des raisons politiques.

Dans ce contexte géopolitique, les Américains ne parlent que de la Crimée et de l'Ukraine, mais leur objectif réel est de vendre à l'Europe leur gaz de schiste, pour l'instant nettement plus cher que le gaz russe. L'Allemagne est déjà connectée à une trentaine de terminaux de regazéification du gaz naturel liquéfié à travers l'Europe, mais ils ne sont utilisés qu'à 30 % de leurs capacités ; or, pour continuer à vendre les automobiles allemandes aux États-Unis, Angela Merkel s'est engagée à construire deux terminaux supplémentaires. Dans ce dossier, vous le voyez, on manie des milliards, pas toujours dans l'intérêt des consommateurs...

La position de la Commission européenne est paradoxale : les pays d'Europe se plaignent régulièrement, et à juste titre, de l'extraterritorialité du droit américain, mais la première mouture de la directive n'hésitait pas à pratiquer l'extraterritorialité... Notre commission l'a fort bien relevé, et la directive l'a finalement abandonné.

Les 130 derniers kilomètres du gazoduc passent dans les eaux territoriales danoises. Le Danemark a toujours été, comme la Suède, le petit soldat de l'OTAN, rôle qui semble lui plaire. Il a donc contrecarré efficacement le projet de Gazprom. D'abord avec la loi du 1er janvier 2018, qui dispose que le ministre danois des affaires étrangères doit vérifier si l'infrastructure « est compatible avec les intérêts diplomatiques et sécuritaires du Danemark », la plume étant évidemment tenue par Washington. L'Agence danoise de l'énergie vient de demander un troisième itinéraire, alors que les deux premiers n'ont jamais été rejetés ! Nul doute qu'un quatrième sera requis... Une consultation publique est en cours jusqu'au début juillet pour évaluer l'impact du gazoduc sur l'environnement : ce sera bien le diable si l'on ne trouve pas sur son trajet un poisson ou un crabe menacé d'extinction... Tout cela pour gagner du temps, puisque les élections législatives d'hier ont donné la majorité aux socio-démocrates et à leurs alliés, ouvertement hostiles à Nord Stream 2. Cette affaire est donc loin d'être terminée.

M. Jean Bizet, président. - Et elle aura un impact sur les travaux menés par la Commission européenne jusqu'au 31 décembre...

M. Claude Kern. - Nord Stream 2 démarre dans la péninsule de Yamal, pour être raccordé au plus grand champ gazier au monde, celui de Bovanenko, dont les réserves sont évaluées à 4 900 milliards de mètres cubes.

La stratégie des États-Unis est un peu différente : ils importent aujourd'hui du gaz du Canada, mais leur exploitation de gaz de schiste les a rendus autosuffisants. Résultat : le Canada pourrait vouloir vendre son gaz aux pays européens. Pour éviter cette évolution, les Américains maintiennent leurs achats de gaz canadien puis réexportent ce dont ils n'ont pas besoin.

René Danesi a raison : le Danemark joue un rôle important dans l'affaire car poser un gazoduc dans les eaux territoriales requiert un permis. Le Danemark n'en a délivré aucun. Contourner l'île de Bornholm par l'ouest au lieu de l'est comporterait un surcoût de 750 millions d'euros. L'enquête publique allonge les délais. Le chantier risque de n'être pas achevé au 31 décembre. Le premier refus du Danemark était motivé par la présence, sur le tracé proposé, d'armes chimiques enterrées lors de la Seconde Guerre mondiale ; c'était pourtant le tracé de Nord Stream 1 ! Je pense en effet que le chantier ne sera pas terminé au 31 décembre, ce qui va rassurer les Ukrainiens. En 2018, le transit a coûté 2,9 milliards de dollars à Gazprom, donc au consommateur...

M. Jean Bizet, président. - Si le chantier n'est pas terminé au 31 décembre 2019, Gazprom sera obligé de signer un nouveau contrat avec l'Ukraine. Quel en serait le coût ?

M. Claude Kern. - La négociation le dira.

M. René Danesi. - Cela dépendra du Donbass...

M. Michel Raison. - Je m'interroge sur l'effet psychologique pour les Européens, qui devront envisager d'importer le gaz de schiste américain.

M. Claude Kern. - La question se pose en effet. Les Américains pourraient aussi vendre le gaz qu'ils ont acheté au Canada...

M. René Danesi. - En somme, il se passera avec le gaz la même chose qu'avec les armes : une triangulation.

M. Philippe Bonnecarrère. - Je remercie nos collègues de leurs explications. Le dossier est très complexe, et comprend de nombreux éléments d'interdépendance. Le volet politique est majeur, avec deux sujets contradictoires : nos relations avec la Russie, d'une part, celles avec les États-Unis, d'autre part. Les conditions d'exercice de la souveraineté européenne sont malmenées avec ces deux pays qui préemptent la question. D'autant qu'il faut prendre en compte le contexte international actuel, avec un président des États-Unis qui bafoue l'usage diplomatique en s'exprimant en Grande-Bretagne sur la politique intérieure anglaise et européenne.

Si l'on évoque les intérêts français, Engie est actionnaire, à hauteur de 10 %, du consortium Nord Stream ; Total n'en fait pas partie, mais est concerné par le raccordement de Yamal. Sans dire que les intérêts économiques français devraient dicter la politique de notre pays, quels sont les enjeux pour ces deux grands groupes ?

Quel est le niveau de dépendance de la France à l'égard de ces approvisionnements ? Avons-nous une diversification suffisante de nos sources énergétiques, notamment au Moyen-Orient, au Maghreb et en Afrique ? Total a récemment décidé d'investir dans le secteur gazier en Afrique.

Vous venez de présenter un jeu d'échecs dans lequel il faudrait examiner toutes les cases et toutes les pièces pour bien apprécier la situation !

M. André Gattolin. - La géopolitique du gaz en Europe est particulièrement complexe. Il ne faut pas oublier le big player qu'est la Norvège : 42 % des importations de gaz françaises viennent de Norvège. Nous avons fait un choix d'indépendance géopolitique, ce qui nous permet de limiter nos importations venant de Russie et d'Algérie.

L'ancien ambassadeur de Norvège en France, M. Rolf Einar Fife, qui fut l'un des grands négociateurs des accords avec la Russie sur la partition de la mer de Barents, notamment de ses champs pétroliers, vient d'être nommé ambassadeur auprès des institutions européennes à Bruxelles. Sur ces dossiers, la Norvège, qui n'est pas membre de l'Union européenne mais fait partie de l'Espace économique européen, pèse de manière importante. L'arrive massive du gaz russe inquiète beaucoup ce pays.

En ce qui concerne le gaz américain, Bernard Cazeneuve, en réponse à une question que je lui avais posée, m'avait répondu qu'il était hors de question que la France importe du gaz issu des sables bitumineux ou des gaz de schiste des États-Unis. De nombreux débats ont eu lieu au Parlement sur cette question. Les associations, notamment environnementales, sont également très réticentes.

M. Claude Kern. - Notre dépendance vis-à-vis de la Russie n'est pas très importante, puisque nous sommes approvisionnés à hauteur de 10 ou 11 % par Gazprom. En revanche, Gazprom est très présent en Allemagne depuis l'arrêt du nucléaire.

M. André Gattolin. - L'Allemagne est aussi très présente dans Gazprom via son ancien chancelier...

M. Claude Kern. - Total se fournit en GNL à Yamal.

La Norvège a peu d'influence sur le projet Nord Stream 2.

M. Michel Raison. - Deux secteurs sont extrêmement importants du point de vue géopolitique : l'énergie et l'alimentation.

La France est passée de la deuxième à la septième place pour les exportations agricoles. Si l'on retire les vins et alcools, nous sommes même devenus importateurs nets. Si l'on affaiblit trop la ferme France, nous pouvons devenir dépendants. Nous devons être très prudents sur ce sujet comme sur celui de l'énergie.

M. Jean Bizet, président. - Deux filières sont aujourd'hui importatrices : les fruits et légumes, et la viande rouge.

M. Michel Raison. - Et le poulet !

M. Jean Bizet, président. - Il ne faudrait pas que cette situation perdure trop.

Lors de notre dernière réunion de travail sur le cadre financier pluriannuel dans le cadre du triangle de Weimar, nous avons senti que nos homologues allemands et polonais étaient en train de tourner la page de la politique agricole commune, considérée comme une vieille politique. En termes d'accompagnement budgétaire du secteur agricole, la participation des États-Unis et de la Chine augmente, tandis que celle de l'Europe diminue, de 20 % en douze ans.

Nous devons être extrêmement attentifs à notre dépendance alimentaire et énergétique, car à terme cela se paye très cher...

M. Jean-Yves Leconte. - Malgré la politique agricole commune, la Pologne est en déficit net par rapport à l'Ukraine depuis la signature de l'accord d'association.

M. Jean Bizet, président. - Je remercie nos deux collègues de nous avoir éclairés sur ce dossier complexe, qu'ils continueront à suivre - je pense notamment à la question du renouvellement du contrat entre Gazprom et l'Ukraine.

La réunion est close à 9 h 30.