Mercredi 20 février 2019

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 45.

Audition de M. Emmanuel Chiva, directeur de l'Agence de l'innovation de défense au ministère des armées

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le directeur, vous êtes passé en quelque sorte des biomathématiques à la défense. Ancien élève de l'École Normale Supérieure, docteur en biomathématiques, vous travaillez depuis vingt ans dans les domaines de l'intelligence artificielle et de la simulation militaire.

L'intelligence artificielle est emblématique de l'inversion des circuits d'innovation traditionnels, puisqu'elle vient du monde civil. Autre exemple, les drones civils employés par Daesch ont pu donner une supériorité technologique, au moins temporaire, à nos ennemis sur les théâtres extérieurs. Qu'il s'agisse d'innovations profondes, d'innovation de rupture, ou d'innovations d'usages, le schéma traditionnel est bousculé. Or l'innovation est la condition indispensable à la préservation de notre supériorité tactique.

C'est dans ce contexte que la loi de programmation militaire a souhaité donner la priorité à l'innovation. Des crédits d'études amont sont annoncés en hausse pour atteindre un milliard d'euros à la fin de la LPM, et nous serons particulièrement attentifs à ce que toutes les promesses de fin de programmation soient tenues !

L'Agence de l'innovation de défense -AID-, dont vous avez pris la tête, a été créée en août dernier. Comment pourra-t-elle répondre à tous les défis lancés ? Garantir l'autonomie stratégique par une captation efficace de l'innovation ? Trouver sa place entre la DGA, les armées, les industriels de défense, les industriels civils, les start up innovantes et même le Parlement ? Vous suscitez beaucoup d'espoirs. Aurez-vous les moyens financiers, humains, juridiques et légaux des ambitions que l'on place en cette nouvelle agence ? Vous présenterez vos documents stratégiques le mois prochain, merci de nous donner la primeur des orientations que vous pouvez déjà dévoiler.

M. Emmanuel Chiva. - Cette audition est une première pour moi qui suis nouveau à la fois au ministère et dans cette agence qui, vous l'avez souligné, a été créée cet été. J'ai rencontré les rapporteurs en charge du rapport innovation et défense il y a quelques semaines qui m'ont incité à innover lors de cette audition pour rendre mes propos liminaires le plus dynamiques possible. Je vais donc m'appuyer sur un mode de présentation innovant pour vous présenter la création de l'Agence. Je vais d'abord répondre à la question « pourquoi l'agence a-t-elle été créée », avant de vous présenter ses missions, son organisation et sa feuille de route. Comme vous l'avez indiqué, nous sommes en train d'élaborer à la fois le plan stratégique de l'agence et ses priorités qui seront présentés à la ministre en avril prochain. Compte-tenu de la date de cette audition de nombreux modes d'action de l'agence sont encore en cours de définition.

On me pose souvent la question : pourquoi une agence ? Madame la ministre des armées, Florence Parly, a fait de l'innovation l'une des priorités du ministère et la place au coeur de notre stratégie de défense. Il ne faut pas y voir un effet de mode. Ce n'est pas parce que l'innovation est à la mode que l'innovation est une mode. D'ailleurs, le ministère n'a pas attendu la création de l'Agence de l'innovation de défense pour innover. Lorsque l'on réalise un sous-marin, un système de satellites ou un système de télécommunication ou encore, lorsque l'on va dans les forces, on se rend compte que l'innovation est partout. On rencontre même un réel foisonnement que nous ne devons encourager, renforcer, accélérer et fédérer, d'où la naissance de l'agence.

Au-delà de ce constat, il me semble que parier sur l'innovation est nécessaire car nous sommes à l'orée d'une nouvelle ère qui se caractérise par l'évolution des pouvoirs régaliens. La communication sur les théâtres d'opération, il y a 20 ans, était l'apanage de l'État. Ce n'est plus le cas aujourd'hui alors que le moindre de nos adversaires dispose d'un Smartphone et de la capacité de mettre en place un réseau point à point. De même, il y a 10 ans, personne ne pensait que l'on pourrait se passer des grands opérateurs nationaux dans le domaine de l'espace. Aujourd'hui, des opérateurs privés peuvent mettre des constellations de 70 satellites en orbite par le biais des lancements de Space X, pour un coût relativement modique. Les États n'ont plus le monopole dans ce domaine et l'on voit apparaître de grands acteurs transnationaux dont les valorisations boursières peuvent parfois atteindre le trillion de dollars. D'ailleurs, interrogé dans la rue, le quidam citera des acteurs privés s'il est interrogé sur les champions de l'intelligence artificielle plutôt que l'INRIA. Et pourtant, évidemment, les laboratoires et les opérateurs nationaux ont des compétences remarquables en termes d'intelligence artificielle.

Nous sommes également dans une ère qui se caractérise par de nouvelles opportunités. Je vais vous en donner deux exemples : d'ici 2025 on estime que le véhicule autonome permettra d'éviter 1,5 million de morts liées aux accidents de la route d'une part, et d'autre part, on évalue les retombées économiques de l'intelligence artificielle entre 3 et 6 trillions de dollars par an. Ces perspectives attirent des investissements colossaux dont la défense pourra bénéficier. Ce sont d'immenses nouvelles opportunités, accessibles à tous : nos adversaires utilisent dès à présent des imprimantes 3D, des drones, etc. Il nous faut donc anticiper cette démocratisation et cette accélération de l'innovation civile.

Nous avons également pour devoir « d'imaginer au-delà de l'imaginaire » les prochaines ruptures technologiques qui seront génératrices de ruptures stratégiques. Il s'agit notamment des ordinateurs quantiques, de la cryptographie quantique ou post-quantique ou des capteurs quantiques, mais aussi de l'hyper vélocité avec des vitesses supérieures à Mach 6, afin d'attendre n'importe quel point du globe en une heure, ou encore des armes à énergie dirigée. Vous voyez à l'écran un prototype de canon électromagnétique.

Dans cette nouvelle ère, il est nécessaire d'avoir un chef d'orchestre capable de considérer toutes ces dimensions de l'innovation, le temps court comme le temps long de préparation des programmes. C'est dans ce contexte qu'a été créée l'agence de l'innovation de défense, fondée sur une volonté politique forte exprimée dans la loi de programmation militaire, qui place l'innovation dans ses quatre axes prioritaires.

J'entre maintenant dans le vif du sujet : qu'est-ce que l'agence ? C'est un service à compétence nationale qui est placé sous l'autorité du délégué général pour l'armement, au coeur de la DGA. Nous sommes situés à Balard, au sein du ministère des armées, avec une extension dont je vous parlerai tout à l'heure située en dehors du ministère. Nous disposons d'une équipe d'un peu plus d'une centaine de personnes, car un jeu de rattachement organique nous amène à être un peu plus nombreux et notre personnel a vocation à augmenter d'ici la fin de la période de programmation. Ce personnel est composé d'ingénieurs de l'armement et de personnels issus de la DGA, de l'état-major des armées, et du secrétariat général pour l'administration. Le taux de féminisation est de 38 %, taux honorable mais qui peut tout de même être amélioré. Nous avons un budget de 1,2 milliard d'euros, qui regroupe le programme 144 pour les études amont et les opérateurs. L'agence a en effet la tutelle de l'ONERA et de l'institut Saint-Louis et la cotutelle, avec le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, du CEA et CNES pour ce qui concerne le programme 191 et la recherche duale. Notre budget comprend également ce qui est injecté dans les écoles. Pour mémoire, je vous rappelle les mécanismes qui sont dans le périmètre de l'agence et qui concernent le financement de l'innovation : le programme Rapid, dédié à l'innovation duale, ou les mécanismes Astrid et Astrid maturation qui concernent les projets à maturation technologique basse et encore le fonds Definvest, opéré par la sous-direction PME de la DGA, destiné à soutenir les sociétés critiques pour la base industrielle et technologique de défense.

Nos missions sont les suivantes : orienter coordonner et piloter l'innovation. Cela revient à anticiper les besoins des futurs programmes d'armement. C'est aussi fournir une orientation qui prenne en compte cette accélération de l'innovation civile et le besoin de captation. Notre objectif est très clair : il s'agit d'accélérer le déploiement de l'innovation vers ceux qui en ont besoin, c'est-à-dire les opérationnels. Nous sommes obsédés par l'idée d'aller vite au profit des utilisateurs de l'innovation. La problématique de la valorisation et du transfert est au coeur de nos réflexions.

Selon le décret de fondation de l'agence, celle-ci est chargée de :

- mettre en oeuvre la politique ministérielle en matière d'innovation et de recherche scientifique et technique et de faire toutes propositions utiles à son élaboration,

- coordonner et piloter la mise en oeuvre des travaux d'innovation et de recherche scientifique et technique en veillant à la cohérence d'ensemble. Elle assure la passation de procédures d'achat nécessaires ;

- conduire les dispositifs d'innovation et de recherche scientifique et technique qui lui sont confiés ;

- et développer ou de mettre en oeuvre les partenariats et les coopérations internationales nécessaires avec les acteurs publics et privés. L'agence va s'appuyer sur des coopérations internationales, en particulier européennes, en effet on ne peut pas tout faire tout seul, et sur un écosystème des acteurs publics et des industriels et acteurs privés.

L'agence est un chef d'orchestre, c'est l'animateur d'un réseau ou plutôt d'un réseau de réseaux. Pour l'innovation en cycle long, l'agence assure la cohérence de l'innovation planifiée et son pilotage, évidemment en étroite coopération avec les autres parties prenantes, tels que SPSACOCA, regroupement des équipes de l'état-major des armées chargées de la cohérence capacitaire et du service de préparation des programmes futurs de la DGA, qui nous fournit les orientations capacitaires, où la direction technique de la DGA qui nous fournit des orientations sur les technologies transverses. L'agence cherche à accroître les efforts de captation de l'innovation en cycle court, issue du marché civil. Dans ce contexte, il sera intéressant d'avoir des correspondants chez les fabricants de lentilles de contact car cela peut permettre d'introduire de l'information au plus près de l'oeil de l'utilisateur ou d'améliorer la vision nocturne. Il est pertinent d'avoir des correspondants chez les fabricants de cosmétiques car ils sont actifs dans le domaine des nanotechnologies qui représentent un vrai potentiel. De même, il est utile d'assurer une veille sur les récents progrès de l'intelligence artificielle : le nouveau programme Alphastar a battu des champions du monde dans un récent tournoi de jeux vidéo extrêmement complexes.

Le défi consiste à concilier le cycle court et la captation de l'innovation civile avec le cycle long. Cela nécessite de jouer sur plusieurs leviers : un levier contractuel, le levier de la conduite des programmes, en prenant en compte la nouvelle instruction ministérielle sur la conduite des opérations d'armement, un levier technique : la branche capacitaire étendue, un levier financier, et enfin un levier lié au changement de culture dont nous pourrons reparler. Cela nécessite également d'avoir des systèmes qui ne sont plus uniquement conçus pour durer mais qui prévoient, dès leur conception, la possibilité d'évoluer pour intégrer une approche incrémentale dans la conduite des programmes d'armement.

Pour ce faire nous nous sommes organisés, vous découvrez sur les images notre nouveau logo et notre organigramme présenté de façon non conventionnelle ce qui souligne notre volonté de ne pas fonctionner en silo. Ceci illustre la mission de l'agence elle-même qui consiste à être le plus ouverte possible, à fédérer et à mettre de la cohérence. Notre organisation interne se devait de refléter ces objectifs.

L'agence est donc organisée autour de quatre pôles principaux. Le premier s'appelle « stratégie et technologies de défense ». Il est essentiellement orienté vers le pilotage de la recherche de l'innovation en cycle long, le programme 144, les études amont, la gouvernance des tutelles, les coopérations internationales. Ce pôle comprend aussi les experts techniques rattachés à l'agence.

Nous avons un deuxième pôle « innovation ouverte » qui est une plus grande nouveauté. Nous finançons 130 thèses par an. C'est un mode d'action important. Nous promouvons également l'innovation participative qui nous remonte des forces et que nous finançons ensuite, ce qui nous permet notamment de déposer des brevets. Compte tenu de la synergie avec les autres départements de l'agence, cette innovation participative va être renforcée.

Il est parfois difficile pour les innovateurs d'identifier le bon contact au ministère. Grâce à nous, l'innovateur doit désormais savoir où s'adresser. La cellule d'innovation ouverte permet de prospecter au sein des entreprises, des salons, etc., afin d'aller à la chasse ou à la pêche à l'innovation.

En troisième lieu, le pôle « valorisation de l'innovation » permet de mettre en place une politique de valorisation : accompagner la maturation des technologies, organiser les transferts stratégiques, accompagner les innovateurs dans la protection intellectuelle de leur innovation, aider l'innovateur à développer son modèle d'affaires en relation avec les autres acteurs. Il faut que l'innovateur soit rassuré sur son retour sur investissement.

Enfin, le pôle « financement et acquisition de l'innovation » : l'acte d'achat est aujourd'hui identifié comme un frein, car il existe une rupture entre l'expérimentation et le passage à l'échelle. Il faut un changement de culture : passer du zéro risque à la maîtrise du risque.

Je reviens sur l'« Innovation defense lab ». Il vise à remplacer le DGA Lab dans sa mission de veille, d'organisation de séminaires, de communication, etc. Il est l'opérateur de l'innovation ouverte, visant à accélérer, mettre en place les ressources, organiser l'expérimentation de l'innovation, sachant que l'innovation peut survenir à n'importe quelle phase du processus. Nous ne prenons pas seulement en compte la maturité de la technologie, mais aussi celle de l'utilisateur. Il s'agit par ailleurs de fédérer les différents laboratoires et labs des armées. Le nouveau lab ne remplace pas ceux-ci, qui jouent un rôle d'animation de l'innovation, de relais vis-à-vis de l'agence. Il s'agit pour nous d'éviter les duplications et de profiter des synergies. Nous sommes une tour de contrôle, un chef d'orchestre, et le chef d'orchestre ne joue pas tous de les instruments de l'orchestre... L'Innovation defense Lab a été inauguré à Balard, il permet d'organiser des espaces de co-travail, des séminaires ; il est ouvert à tous sur inscription, dans la mesure où l'on n'y traite aucun sujet du niveau protégé. Il y a quelques mois s'y est tenu le conseil de l'innovation avec l'ensemble des ministres compétents. Nous organisons chaque semaine des « défis » : récemment nous avons par exemple lancé un challenge sur la protection des bases aériennes en rassemblant tous les innovateurs potentiels sur ce sujet. Le planning est chargé ! En ce moment nous avons une conférence sur la neuro-ergonomie : comment concilier l'homme et la technologie, notamment en captant son état cognitif...

La feuille de route de l'agence est la suivante. Nous avons été créés le 1er septembre. En novembre dernier nous avons créé le premier forum innovation défense, qui remplace le forum innovation DGA et regroupe l'ensemble des directions et services, pour la première fois ouvert au grand public à la cité de la mode et du design, ce qui a permis de montrer plus de 130 innovations remarquables. Nous sommes par ailleurs en train de préparer un ensemble de documents fondateurs : le plan stratégique de l'agence ; le document d'orientation de l'innovation défense (DOID), qui va structurer l'innovation planifiée et définir les grandes priorités de l'innovation ouverte, notamment en traitant de la préparation des grands programmes structurants de défense, et fixer les objectifs stratégiques de soutien à l'innovation en cohérence avec la revue stratégique et la LPM ; il y aura enfin une instruction ministérielle d'innovation de défense qui définira les processus et la gouvernance de l'innovation au sein du ministère avec un volet particulier portant sur l'innovation ouverte.

L'agence est à Balard mais nous devons nous appuyer sur un réseau national avec les centres d'expérimentation des armées, les clusters techniques de la DGA, etc.

Quels seront pour nous les signes du succès ? L'utilisation de l'innovation dans les opérations ; la satisfaction des utilisateurs finaux ; l'efficience : des moyens très importants sont consacrés à l'innovation, nous avons l'obligation de bien les utiliser au service du ministère et au profit de la supériorité opérationnelle de nos forces armées ; enfin la « greffe » : l'agence, nouvel objet qui n'est pas créé à partir de rien, ce qui est à la fois une chance et une difficulté, doit s'articuler pleinement avec l'ensemble du ministère. Cette greffe est en train de prendre !

L'Agence est un laboratoire d'idées qui préfigure le ministère de la défense de demain. Il faut s'en servir comme tel. Nous avons des démarches technologiques mais aussi de valorisation de l'humain. Comme à la DARPA, où tous les personnels sont nommés pour deux ou trois ans mais trouvent facilement, en sortant, du travail n'importe où et généralement très bien payé, je veux que les innovateurs qui passent par l'Agence soient reconnus dans leur parcours professionnel. Avec les Directions des ressources humaines, nous avons engagé des chantiers pour valoriser l'innovation dans les parcours professionnels individuels.

En conclusion, je vous donne les trois mots de la fin. Le premier « oser », j'ai parlé du Forum innovation défense et j'ai choisi de vous montrer la démonstration qui y avait été faite. Nous avons fait voler un fantassin au-dessus de Paris. Pour information, il peut aller à plus de 200 km/heure, à plus de 2 000 mètres d'altitude avec 10 minutes d'autonomie. C'est remarquable ! Nous finançons en ce moment des études pour adapter le système de cet inventeur français aux besoins des Forces, y compris dans le domaine de l'évacuation sanitaire, le port de charges utiles. Cette démonstration nous a permis de faire évoluer la règlementation et il devrait y avoir bientôt de nouveaux textes permettant de faire voler des aéronefs innovants. Le deuxième mot, c'est « accélérer » en faisant de la subsidiarité, de la simplicité et en essayant d'être aussi réactif que possible. On a commencé à le faire. Par exemple en décembre dernier, nous avons lancé un appel à projets sur des sous-thématiques de l'intelligence artificielle, en demandant aux start-up et aux PME de nous fournir un projet sur une page avec un sujet, un descriptif, un budget et un planning et non pas un dossier de cinquante pages pour lequel les PME n'ont pas de temps. Le 8 janvier dernier, nous avons clôt cette procédure. Nous avons reçu 163 propositions que nous avons soumises à des jurys multidisciplinaires très rapides. Au final, nous avons retenu 2 challenges et 6 projets, qui seront financés dans les prochaines semaines, et dont nous attendons les premiers résultats en septembre 2019. Nous avons vraiment engagé cette démarche d'accélération. Le troisième mot, c'est « imaginer » le futur. Nous sommes en train de le faire avec les premiers projets sur l'hypervélocité et dans tous les domaines nécessaires avec le concours de la DGRIS et de l'ensemble des composantes du ministère des armées. Nous essayons de briser le mur de l'imaginaire, notre quotidien est tellement saturé de technologies qu'il faut faire l'effort de se projeter au-delà. Pour l'anecdote, nous avons un comité de pilotage présidé par le délégué général pour l'armement qui associe quatre personnalités, dont un astrophysicien qui est également président du festival de la science-fiction des Utopiales, ce qui nous permet d'adopter une démarche innovante, comme l'introduction de la science-fiction pour faire de la prospective car les auteurs de science-fiction n'ont pas de barrière mentale. Vous l'avez compris, l'Agence est un catalyseur de l'innovation du ministère des armées. L'innovation existe, elle préexistait et elle va être amplifiée. J'ai bien conscience qu'il faut être réaliste et établir des priorités. Nous sommes dans une logique d'obtention de résultats rapides et démontables. La création de cette agence est en elle-même une innovation. Chaque jour, nous sommes mobilisés pour mener à bien notre tâche et je peux vous assurer de notre parfaite motivation.

M. Cédric Perrin. - Nous sommes aussi dans une commission innovante. Nous avons fait le choix de travailler cette année, à la demande du Président, sur le sujet de l'innovation dans le domaine de la défense et nous sommes, je pense, les premiers à le faire. Vous avez pris la présidence de l'Agence en septembre et je pense que c'est un excellent choix. L'enjeu, c'est de capter l'innovation, de l'adapter à un écosystème dual où l'innovation civile dure dix ans tandis que l'innovation dans le domaine de la défense dure cinquante ans. Les défis sont très importants. Il est nécessaire de faire évoluer l'innovation et non plus simplement de la faire durer. Pour ce faire, vous ne gérerez en propre que 15 % des Crédits amont, en fin de LPM, soit environ 1580 millions d'euros, le reste relèvera des décisions de l'EMA et de la direction stratégique de la DGA. Est-ce suffisant pour impulser la révolution attendue dans le domaine de l'innovation ?

Dans ce contexte, le foisonnement des acteurs de l'innovation, ne nuira-t il pas à l'efficacité des résultats ? Risque-t-on un émiettement des crédits ou leur centralisation car les acteurs sont très nombreux ? Donner quelques millions aux différents Lab des armées pourrait s'avérer décisif, créer des relais de captation locale de l'innovation serait très souhaitable, tous ceux qui connaissent la richesse des pôles de compétitivité -d'ailleurs en cours de réforme- le savent.

Mais l'innovation devient de plus en plus chère : pour être plus rapide et pour intégrer le coût de l'acceptation de l'échec (on le sait, la DARPA fonctionne sur des niveaux de recherche infructueuse de l'ordre de 70%). Dans ce contexte, passer de 730 millions à 1 milliard d'euros pour les études amont, si cela arrive jamais, pourrait paraître très insuffisant aux regards des objectifs qui vous sont fixés. Cela permettrait l'augmentation des études-amont en cours, qui profite à quelques grands bureaux d'études connus mais cela ne permettrait pas de « réparer les trous de la raquette » : comment alors financer l'innovation d'usage souvent portée par les lab des armées ? Comment capter l'innovation des start up, des PME, des ETI ? Faut-il créer un instrument financier spécifique à ces ETI qui sont le talon d'Achille de notre économie, notamment quand on se compare avec l'Allemagne ? Cela vous semble-t-il d'ailleurs possible de viser les PME ou les ETI ou cela serait-il interdit au nom du droit à la concurrence ? Comment nos partenaires parviennent-ils dans ce cas à soutenir l'innovation de leurs PME et ETI ?

M. Jean-Noël Guérini. - Je me pose plusieurs questions sur votre capacité réelle à modifier les procédures, les habitudes, si vous n'apportez pas un peu de sang neuf à votre agence.

Vous allez, bien sûr, bénéficier de personnels de très grande qualité, issus en grande partie de la DGA, et plus particulièrement de la Direction stratégique. Aurez-vous la possibilité de recruter en dehors de ce vivier? Pour apporter des profils différents, par exemple issus du monde de l'entreprise, ou de la recherche ? Chercherez-vous à accroître la porosité des parcours entre le monde industriel et l'agence ? À construire des parcours de compétence en rendant plus fluide les passages entre l'agence, la DGA, les entreprises, petites ou plus importantes ? Chercherez-vous finalement à innover dans le domaine des ressources humaines ?

Il est un autre domaine où l'inventivité me semble également nécessaire : celui de la lisibilité des besoins en innovation. Nous revenons de la réunion conjointe des commissions de l'AP-OTAN à Bruxelles et nous avons naturellement parlé de la planification des capacités de l'Alliance. Tous les 4 ans, les Alliés font connaître leurs besoins d'équipement et d'innovation. Les entreprises américaines mais aussi européennes disposent ainsi d'une « feuille de route » lisible qui peut orienter leurs investissements.

Ne devrions-nous pas faire des progrès dans ce domaine ? Et une fois les investissements amorcés, comment faire pour garder les innovations stratégiques en France ? Le mécanisme de prise de participation au capital semble susciter quelque méfiance des PME visées, qu'en pensez-vous ?

D'une manière plus générale, enfin, ne pensez-vous pas que la relation entre les PME innovantes et leurs partenaires de développement que ce soit l'État ou les grands groupes doit faire l'objet d'une profonde réforme ?

M. Jean-Marie Bockel. - Jean-Noël Guérini a posé, pour l'essentiel, ma question. Votre présentation était intéressante et nous sommes très enthousiastes, en particulier concernant le lien avec l'Agence européenne pour l'innovation de rupture et les initiatives européennes d'augmentation de la capacité des investissements d'innovation.

M. Jacques Le Nay. - Merci pour votre présentation. Nous voyons très clairement les enjeux stratégiques pour nos armées, notamment compte tenu des nouvelles technologies du numérique. Si la création de l'Agence de l'innovation de défense est essentielle pour nos armées, il apparaît que le budget dédié à l'innovation de rupture demeure trois fois inférieur à celui de la DARPA. Cela a déjà été dit ! Dans ce contexte, la France peut-elle rester dans la course l'innovation et être à même de rivaliser ? Doit-on s'appuyer sur l'Union européenne ?

Mme Gisèle Jourda. - Merci pour la clarté de votre exposé. Le rattachement de l'Agence au délégué général de l'armement n'exclut-il pas le renseignement du champ de l'innovation ? Quelle est la place du renseignement dans l'Agence ? En d'autres termes, que peut attendre « l'agent 007 » du travail de votre agence ?

M. Hugues Saury. - Merci pour cette présentation. Ma question porte sur l'intelligence artificielle qui a un rôle immense à jouer dans l'innovation de la défense. Dans plusieurs interviews, vous avez indiqué que l'intelligence artificielle dans le domaine militaire devait servir trois objectifs : faire mieux et plus vite que l'homme, faire à la place de l'homme et faire à l'appui de l'homme. Pourriez-vous nous dire quel est l'objectif prioritaire pour l'armée française et nous donner des exemples concrets de mise en oeuvre ? Plus globalement, sommes-nous engagés dans une stratégie qui tend vers l'assistance de l'homme ou son remplacement ?

M. Yannick Vaugrenard. - À la lumière de votre exposé, on se rend compte que la fiction d'hier rejoint la réalité d'aujourd'hui, ce qui est particulièrement passionnant. Comment pourrons-nous conserver notre avance technologique et l'accroître à l'avenir ? Par ailleurs, le Brexit aura-t-il des incidences sur la coopération européenne en matière d'innovation ?

M. Olivier Cadic. - L'innovation dans le domaine de la défense existait avant la création de l'Agence ; à ce titre, je vous remercie d'avoir diffusé la vidéo du fantassin survolant la Seine. Pour expérimenter ce prototype, initialement destiné à nos forces spéciales, il a fallu se rendre à l'étranger car, comme vous l'avez justement souligné, la réglementation française ne le permet pas. Notre réglementation constitue un véritable obstacle à l'innovation dont l'essence même est d'« imaginer l'inimaginable », en dépit des échecs que l'on peut essuyer. Comment éviterez-vous les doublons - c'est-à-dire de travailler sur des innovations déjà existantes ? Quels indicateurs allez-vous mettre en place pour mesurer l'efficience de votre agence ? Je vous adresse tous mes voeux de réussite car l'Agence participera au développement des PME françaises du secteur de la défense.

M. Emmanuel Chiva. - L'Agence a la possibilité de recruter hors de l'ADS (armées, directions et services du ministère des armées) ; nous venons d'ailleurs de lancer une procédure pour le recrutement d'un chef de projet en intelligence artificielle, ouvert à la société civile. Nous souhaitons valoriser les parcours et innover dans le domaine de la formation, en imaginant des méthodes d'apprentissage qui s'appuieraient sur les nouvelles technologies (simulateurs, jeux, etc.). La fidélisation de nos collaborateurs est également un enjeu important.

L'Agence n'est pas un incubateur et ne prend donc pas de participation directe dans les entreprises. Il existe néanmoins un outil d'investissement permettant de soutenir le développement des entreprises stratégiques pour la base industrielle et technologique de défense, qu'elles soient ou non innovantes. Ce fonds, intitulé « Definvest », est co-piloté par la direction de la stratégie de la DGA. Pour les entreprises de taille plus modeste, il faudra trouver de nouveaux moyens pour entrer à leur capital tout en préservant les intérêts de leur fondateur.

L'Agence de l'innovation de défense participe à l'élaboration des feuilles de route technologiques européennes au sein des groupes de travail de l'Agence européenne de défense (AED), aux côtés de la DGA et du Conseil des industries de défense françaises (CIDEF). La coopération européenne est l'une des priorités fixées par la ministre des armées, et c'est également une nécessité, notamment pour des raisons budgétaires. À titre de comparaison, la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) américaine, qui ne s'intéresse qu'aux technologies peu matures et aux projets très risqués (« DARPA Hard »), dispose d'un budget annuel de 2,3 milliards d'euros. Les moyens financiers dont nous disposons sont bien moins importants et nous contraignent à mieux sélectionner les projets et à davantage coopérer, tant au niveau européen avec l'AED qu'au plan national avec le CIDEF. Dans le domaine capacitaire, l'accent sera porté sur le développement de démonstrateurs technologiques pour préparer les sous-systèmes essentiels à la réussite des programmes européens - comme la motorisation des futurs aéronefs, par exemple. L'innovation transverse est également un domaine essentiel sur lequel nous ne souhaitons pas travailler de manière autonome. Nous coopérons avec les Allemands, les Britanniques, mais aussi avec les Américains qui sont très ouverts à la coopération, sous réserve, bien entendu, de préserver les intérêts stratégiques de chaque État. Dans le domaine des technologies peu matures, une coopération a été mise en place avec Singapour ainsi qu'avec l'Australie, à la suite du contrat de vente de sous-marins.

Les incidences du Brexit seront très limitées car les termes de notre coopération avec le Royaume-Uni sont définis par les accords bilatéraux de Lancaster House. Nos deux pays souhaitent d'ailleurs poursuivre une coopération étroite dans les années à venir.

Les questions de renseignement sont systématiquement prises en compte dans les travaux de l'Agence qui relève, comme plusieurs services de renseignement, du ministère des armées. Nous entretenons des liens avec Intelligence Campus, créé à l'initiative de la Direction du renseignement militaire (DRM), via l'Innovation Défense Lab. Un premier évènement conjoint a ainsi été organisé le 5 février dernier sur la synthèse de documents issus de sources ouvertes, et d'autres le seront avant l'été. Plusieurs innovations en cours de développement trouveront des applications dans le domaine du renseignement.

Les armées souhaitent investir dans l'intelligence artificielle afin, entre autres, de pallier le manque de ressources humaines spécialisées dans l'analyse et l'interprétation des images satellitaires. Aux côtés de PME et de grandes entreprises comme Thalès et Dassault, nous participons au programme Man-Machine Teaming (MMT) qui explore la possibilité de développer un système aérien cognitif, prenant en compte l'environnement du pilote et l'aidant dans ses prises de décision.

Le programme Artémis a lui vocation à mettre en place une architecture permettant de faire émerger des cas d'usage concrets de l'intelligence artificielle.

Nous avons aussi dû créer une task force dédiée à l'intelligence artificielle au sein du ministère. Je ne peux malheureusement pas vous donner beaucoup plus d'informations sur ses conclusions, qui seront détaillées dans un rapport remis prochainement à la ministre. Nous sommes par ailleurs en train de recruter le futur « chef de projet intelligence artificielle » qui assurera la bonne coordination au sein du ministère et avec les autres ministères.

S'agissant de votre question sur les ressources, M. Perrin, et sur le foisonnement de l'innovation. Il est évident que des capacités importantes seront données aux laboratoires du ministère. La taille de l'Agence - seulement une centaine de personnes - en est en quel sorte une garantie: le but n'est pas de centraliser, mais de déléguer les tâches à un réseau de relais dans une logique « d'entonnoir », pour assurer une bonne remontée de l'innovation vers le ministère.

Quant aux 15% que vous évoquiez, il s'agit de l'agrégat soutien à l'innovation, 85% des crédits études amont relèvent effectivement des agrégats capacitaires. Il y a un pilotage de ces crédits, en liaison avec l'EMA, avec l'ADS qui est en charge de l'orientation de l'innovation planifiée et de la préparation des opérations d'armement. Il faut cependant avoir une vision d'ensemble. On ne peut résumer l'innovation ouverte et l'impulsion que nous souhaitons donner à ces seuls 15%. Nous nous organisons avec la direction des opérations de la DGA dont les « managers études amont » seront rattachés à l'Agence d'innovation de défense. Cela nous permettra de remplir notre rôle de pilotage et d'orientation des études préparatoires aux programmes d'armement.

Enfin vous m'interrogiez sur la possibilité de créer de nouveaux instruments financiers. Encore une fois, je ne peux pas vous apporter de réponses très concrètes, mais c'est en cours d'étude. Quels instruments financiers devons-nous conserver ? Adapter ? Créer ? Une première réponse à ces questions sera donnée dans le plan stratégique qui est en cours d'élaboration.

Il en va de même pour les indicateurs d'efficience. À ce sujet, permettez-moi de rappeler qu'il s'agit là d'une problématique générale qui n'est pas uniquement propre à l'Agence d'innovation de défense. Comment évaluer une politique d'innovation ? Avec le nombre de projets encadrés ? Le taux d'échec de ces projets ? Ce qui est certain, c'est que l'innovation nécessite une acculturation au risque et une acceptation de l'échec maîtrisé.

Ce qui est sûr, c'est que les retombées de ce soutien à l'innovation dans les programmes d'armement seront un bon indicateur. Il faut des programmes viables, notre objectif est de considérer l'innovation de bout en bout. La veille et les expérimentations doivent garder pour objectif final l'acquisition et le déploiement de nouvelles technologies. Nous devons aussi construire cette évaluation de manière plus large. Le retour d'expérience de l'Agence nationale de la recherche sera précieux dans l'élaboration des indicateurs : il faudra aussi prendre en compte les aspects capacitaires et économiques.

Ces questions trouveront une réponse plus précise dans les documents de stratégie qui doivent encore être présentés à la ministre en avril.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Monsieur le Directeur, la France se classe 10e dans le dernier classement Bloomberg des États en matière d'innovation, la première étant la Corée du Sud. Vous évoquiez Singapour, avez-vous déjà rencontré vos homologues à Séoul ? Une visite en Corée du Sud est-elle prévue ?

J'aurais une autre question. L'innovation doit être au service de la souveraineté numérique. Mais comment assurer cette souveraineté alors que le ministère des Armées dépend largement de Microsoft ?

M. Emmanuel Chiva. - Effectivement, la Corée du Sud est un pays qui compte en matière d'innovation. Nous y avons été invités et nous nous rendrons à Séoul prochainement, en avril.

Sur Microsoft, ce n'est pas à moi de répondre. Cette question est du ressort de la DG NUM du ministère et je ne veux pas me substituer à elle. Je peux cependant vous donner mon avis personnel. Microsoft, c'est tout de même l'état de l'art numérique, notamment en terme d'informatique quantique, domaine dans lequel ils sont très avancés. Je suis d'accord qu'il faut maîtriser les dépendances. Je pense que c'est faisable. Sur les sujets prospectifs comme l'ordinateur quantique topologique, ils ont une avance technologique et scientifique.

M. Christian Cambon, président. - Merci beaucoup, monsieur le directeur général, pour votre intervention passionnante. Vous remarquerez que nous sommes une commission innovante, puisque nous travaillons sur un rapport d'information dédié à ce sujet et que nous avions décidé d'envoyer nos rapporteurs en Corée du Sud !

C'est un sujet très important pour notre pays, notamment par le lien fort qu'il maintient entre l'environnement civil et militaire. Je suis très sensible à la dernière priorité que vous évoquiez, il faut « oser ». Nous serons très attentifs à la publication du document d'orientation stratégique et, c'est aussi notre rôle, à l'engagement des crédits. Vous avez tout notre soutien pour la poursuite de vos travaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions diverses - Mission Colombie

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, notre collègue Gilbert-Luc Devinaz est proposé pour être co-président de la mission Colombie en remplacement de Mme Pérol-Dumont qui a souhaité se retirer.

Pas d'opposition ?

Il en est ainsi décidé

La réunion est levée à 11 h 05.

La réunion est ouverte à 17 h 40.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Intervention des forces armées françaises au Tchad - Audition de Mme Florence Parly, ministre des armées

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, le 6 février dernier, en application de l'article 35 de la Constitution, le Premier ministre a informé les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat de frappes menées dans ce pays les 3, 5 et 6 février par les forces armées françaises contre des groupes armés venus de Libye, en réponse à une demande d'assistance des autorités tchadiennes.

M. le Premier ministre vous a demandé, madame la ministre, de tenir le Parlement informé de l'évolution de la situation. Je rappelle que le débat en séance publique n'est pas obligatoire à ce stade. Par ailleurs, vous m'avez informé personnellement par téléphone du déclenchement de ces frappes.

Je vous donne donc acte du respect formel de l'article 35 de la Constitution par le Gouvernement, même si la lettre du Premier ministre ne détaille pas les objectifs poursuivis contrairement aux dispositions constitutionnelles : nous vous écouterons sur ce point.

Par le passé, l'information du Parlement n'a pas toujours été aussi scrupuleusement respectée. Ainsi, en 2016, au moment de la régionalisation de Serval en Barkhane, le Parlement n'en avait pas été officiellement informé.

Conscients de l'importance du Tchad, nous nous interrogeons sur la stabilité réelle de son gouvernement et sur ses capacités militaires. Pourquoi cette armée, réputée l'une des plus efficaces de la région, est-elle incapable d'empêcher l'incursion de cinquante pick-up sans l'assistance militaire de la France ? Que cela signifie-t-il pour la montée en puissance attendue du G5 Sahel dont le Tchad est réputé la composante la plus solide ?

Plus largement, et même si l'intervention au Tchad ne relève pas de l'opération Barkhane, cette audition vous permettra peut-être de nous éclairer sur l'avenir de cette opération, à quelques heures de votre déplacement au Mali avec le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères et le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur.

Nous mesurons les succès militaires de nos forces au Sahel, auxquelles nous rendons hommage pour leur professionnalisme et leur courage, pour les risques pris par ses femmes et ses hommes chaque jour. Mais nous constatons aussi le durcissement des actions des groupes armées et l'extension inexorable de leur zone d'activité : du Nord-Mali, l'insécurité s'est étendue au centre du pays, où ne va pas Barkhane, et gangrène désormais jusqu'au Burkina Faso...

Les 4 500 hommes engagés représentent un effort très important non seulement pour nos armées, mais aussi pour le contribuable.

Les troupes en opération sont aussi un objet politique : sans résultat vraiment décisif à ce stade dans l'éradication du terrorisme djihadiste, comment espère-t-on lutter contre le risque d'instrumentalisation de notre présence par les parties prenantes, y compris parfois même par nos partenaires maliens ?

Vous connaissez notre analyse de la Minusma et de la force conjointe du G5 Sahel : elles ne sont pas des solutions de sortie à court terme pour Barkhane. Tout le monde partage la conviction que seule une solution politique mettra fin, un jour, à notre présence militaire.

Le Président de la République a rappelé à nos soldats qu'il voulait des résultats : quel bilan tirez-vous de l'efficacité de Barkhane, et quelles orientations nouvelles le Gouvernement pourrait-il lui donner ? Cet exemple tchadien nous fait réfléchir... Il n'est pas envisageable d'être le « gendarme » de cette région du monde ; il y aurait des implications politiques dont le gouvernement devrait répondre.

Mme Florence Parly, ministre des armées. - C'est toujours un plaisir et un honneur de répondre à l'invitation de votre commission. Je vous sais très attachés à entretenir des échanges de qualité, avec moi comme avec les armées et les directions du ministère.

Vous avez souhaité m'entendre à la suite de l'engagement de nos armées au Tchad. Cette opération mérite en effet quelques précisions, car je ne voudrais pas que s'installent des incompréhensions ou des contresens. Commençons par les faits : nous avons mené des opérations militaires les 3, 5 et 6 février, contre un groupe armé venant de Libye et qui s'infiltrait en profondeur dans le territoire tchadien, afin de déstabiliser ce pays.

Quel était le cadre légal de cette intervention, étant entendu que nous n'avons pas d'accord de défense avec le Tchad, ni d'ailleurs avec aucun autre pays africain depuis 2008 ? Nous sommes intervenus en réponse à une demande expresse du président Déby, adressée au Président de la République le 2 février. Plus précisément, une cinquantaine de pick-up transportant plusieurs centaines de combattants ainsi qu'un armement lourd faisaient peser un risque de déstabilisation du pays. Or le passé a montré à plusieurs reprises qu'il ne faut jamais négliger le risque d'effondrement brutal que ces groupes armés font peser, à dessein, sur des États que l'on peut qualifier de fragiles. Le Tchad, un verrou aux dires des experts, est au carrefour de crises majeures qui, quasiment toutes, nous concernent très directement : en Libye au nord, au Soudan à l'est, en République Centrafricaine au sud, Boko Haram au sud-ouest. Sans oublier, bien sûr, la lutte antiterroriste au Sahel.

Si le Tchad entrait en guerre civile, les tensions nationales agiraient comme un catalyseur des conflits environnants, et nous prendrions le risque que, par un effet domino, tous prennent une ampleur sans précédent.

Notre aide a d'abord pris la forme de renseignements, puis de démonstrations de force, des show of force aériens destinés à impressionner l'adversaire. Dans un troisième temps, nous avons procédé à des frappes aériennes pour arrêter la progression de cette colonne, qui s'était enfoncée de plus de 450 kilomètres à l'intérieur du territoire tchadien.

Conjointe avec celle des forces tchadiennes, notre action a été décisive : une vingtaine de pick-up ont été détruits, plusieurs dizaines de combattants se sont rendus et le reste de la colonne s'est dispersé.

Cette intervention est sans rapport avec l'opération Barkhane, dont le mandat consiste à lutter contre le terrorisme au Sahel. C'est parce qu'il n'y avait pas de lien avec cette opération que j'ai souhaité prendre immédiatement l'attache des présidents des deux commissions parlementaires, avant que le Premier ministre n'informe les deux assemblées conformément à l'article 35 de la Constitution.

Conforme au droit international, cette intervention est en outre légitime, parce que, en répondant à une urgence ponctuelle, nous avons préservé un allié absolument majeur dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, un allié engagé au sein de la Minusma et de la force conjointe du G5 Sahel, mais aussi dans la lutte contre Boko Haram. Nous avons ainsi évité que l'un des seuls pays de la zone qui contribuent véritablement à la sécurité régionale ne soit déstabilisé. Alors que cette région souffre de la fragilité de nombreux États, en voir la liste s'allonger est la dernière chose dont nous ayons besoin.

Notre intervention était juste, car notre soutien va de pair avec notre souhait de voir les autorités locales mener les réformes politiques et économiques nécessaires au renforcement des institutions du pays, à l'ouverture de l'espace politique et au retour sur le chemin de la croissance et du développement. Nous avons empêché que des groupes armés ne s'emparent d'un territoire, comme cela s'était produit en janvier 2013 au Mali, et qu'un partenaire militaire essentiel dans la lutte contre le terrorisme ne soit déstabilisé.

Notre action a atteint son objectif au moment où je vous parle, mais il faut évidemment rester vigilant.

M. Christian Cambon, président. - Peut-on considérer qu'elle est terminée ?

Mme Florence Parly, ministre des armées. - Oui. Nous ne sommes pas intervenus à nouveau depuis le 6 février, et toutes les informations dont nous disposons montrent que la tentative a été, je ne dis pas tuée dans l'oeuf - ce serait présomptueux -, mais interrompue. Reste que, au Tchad, les mois de février et mars sont propices à des opérations de ce type. Je ne me risquerai donc pas à des pronostics pour la suite.

Puisque vous m'y avez invitée, monsieur le président, je dirai quelques mots de l'opération Barkhane et de ses résultats. Dans le cadre de Barkhane, 4 500 femmes et hommes combattent très activement les groupes djihadistes armés dans la région du Sahel. En quatre ans, en liaison avec les forces partenaires, nous avons mis hors de combat plus de 600 terroristes. Chaque trimestre, nous saisissons deux tonnes d'armes et de munitions.

En 2018, nous avons remporté d'importants succès : nous avons neutralisé de nombreux chefs terroristes et plus de 200 combattants. Les opérations les plus récentes, menées dans la région de Mopti en liaison avec les forces maliennes, ont porté un très rude coup à la Katiba Macina.

Pour panser les plaies de cette région, de grands moyens sont nécessaires. Barkhane est une chose, le G5 Sahel en est une autre. C'est parce que nous n'avons pas vocation à rester indéfiniment au Sahel que nous réalisons des efforts importants pour soutenir et former les forces armées des cinq pays concernés ainsi que la force conjointe.

Nous ne menons pas Barkhane en solitaire : si nous sommes partis seuls au Mali, nous bénéficions aujourd'hui du soutien des Américains dans de très nombreux domaines, mais aussi de celui des Britanniques, des Estoniens, des Espagnols et des Allemands. Nous pouvons également compter sur nos partenaires de la Minusma.

Au-delà de l'aspect militaire, nous intervenons pour porter secours aux femmes, aux hommes et aux enfants qui vivent sur place, par des actions civilo-militaires. En 2018, nous avons prodigué en moyenne 300 soins médicaux par jour aux populations maliennes, tchadiennes et nigériennes.

Je suis la première convaincue que la solution au Sahel n'est pas militaire, mais politique. Elle passe par des progrès attendus de l'État malien pour réinvestir certaines zones du territoire. C'est l'État malien qui peut restaurer la stabilité à long terme du pays. Le Premier ministre s'entretiendra prochainement avec son homologue malien, qui a pris des engagements importants en matière de rétablissement de l'autorité de l'État dans certaines zones que celui-ci avait désertées. À ce stade, ces engagements semblent être tenus. Je reviendrai certainement devant votre commission pour vous en dire davantage.

Quelques mots des autres opérations extérieures en cours. En Centrafrique, où l'actualité est brûlante, la France est intervenue, dans le cadre de l'opération Sangaris, entre 2014 et 2016. Nous sommes parvenus à stabiliser le pays et à accompagner le déploiement de la communauté internationale à travers les missions des Nations unies et de l'Union européenne. Notre engagement au sein de ces missions vise aujourd'hui à former l'armée centrafricaine. Il sera renforcé au second semestre de cette année, puisque nous prendrons le commandement de la Mission de formation de l'Union européenne en République centrafricaine (EUTM RCA). Comme au Sahel, notre intervention a vocation à rester temporaire et à accompagner la prise d'autonomie des forces armées locales.

Le 6 février dernier, à Bangui, un accord de paix a été signé dans le cadre de l'Initiative africaine pour la paix et la réconciliation en RCA, lancée sous l'égide de l'Union africaine et que nous avons soutenue. Les autorités se sont engagées à mettre en place un gouvernement inclusif, à décentraliser et à créer une commission Vérité et réconciliation ; les groupes armés de leur côté ont pris l'engagement de respecter l'intégrité territoriale du pays, de cesser les hostilités et de participer au programme Désarmement, démobilisation et réintégration.

Il s'agit du huitième accord de paix signé depuis 2012 : il faut donc rester très vigilant sur son application et sur la contribution de la communauté internationale à cette mise en oeuvre. Il faut néanmoins saluer ce progrès vers une plus grande stabilité de la région.

Au Levant aussi, la situation évolue à grande vitesse. La disparition totale du califat territorial est désormais toute proche. La semaine dernière, auprès de la task force Wagram qui s'efforce, aux côtés des forces démocratiques syriennes, de réduire les dernières traces de Daech autour de Bagouz, j'ai remercié nos forces pour leur engagement indéfectible depuis près de quatre ans. Ce combat n'est pas vain : le 9 février au soir, l'ultime offensive a été lancée par les forces démocratiques syriennes, appuyées par la coalition internationale. Nous sommes à l'orée d'une victoire militaire majeure contre le projet de califat territorial. Nous pouvons être très fiers de ce que les femmes et les hommes de la coalition ont réalisé pour renforcer notre sécurité. La chute du califat territorial sera un moment très important pour l'opération Chammal, qui engage 1 200 femmes et hommes et repose sur trois piliers.

En réaction aux attaques terroristes dont notre pays a été victime en 2015, nous avons, depuis Raqqa, étendu notre action en Syrie au titre de la légitime défense. Des avions et des canons français viennent ainsi en appui des forces démocratiques syriennes qui combattent au sol. Lorsque le président Trump a annoncé, en décembre dernier, le retrait des troupes américaines de Syrie, la France a estimé qu'il était préalablement nécessaire d'achever, aux côtés des Kurdes, la reconquête territoriale du Califat. Notre message a été entendu : le retrait des troupes américaines sera progressif. Il conviendra toutefois d'éviter que les forces démocratiques syriennes n'en soient victimes. Je l'ai rappelé à mes homologues turc et américain lors de la réunion de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), qui s'est tenue la semaine dernière à Bruxelles : la victoire militaire ne signifie pas la fin de Daech. Bien qu'ayant changé de nature au profit de la clandestinité, le mouvement demeurera vivace.

La France a, en outre, engagé 650 soldats au sein de la Force intérimaire des Nations-unies au Liban (Finul) ; elle participe à la mission de sécurité maritime Corymbe dans le golfe de Guinée, ainsi qu'à l'opération européenne Sophia destinée à lutter contre le trafic de migrants et d'armes au large de la Lybie.

Lors de la réunion précitée de l'OTAN à Bruxelles, j'ai rappelé la complémentarité des actions menées par l'Union européenne et leur contribution au renforcement du pilier européen de l'OTAN. Les Européens, en effet, considèrent toujours l'OTAN comme le garant de la sécurité du continent. J'ai annoncé, à cette occasion, le prolongement après 2020 de notre engagement en Lituanie, aux côtés des Allemands, dans le cadre de la présence avancée renforcée - enhanced Forward Presence (eFP) - de l'OTAN. En réponse au souhait des États-Unis que l'OTAN soit en capacité de mobiliser en moins d'un mois trente escadrons de chasse, trente bataillons et le même nombre de bâtiments, j'ai indiqué que la France participerait à hauteur de 10 % à cette initiative.

La coopération franco-allemande a franchi un nouveau cap le 6 février, lorsque la ministre allemande de la défense Ursula von der Leyen s'est rendue à Gennevilliers pour célébrer l'alliance entre Safran et MTU Aero Engines, afin de mener conjointement une étude portant sur le moteur de l'avion de combat du futur. En marge de la réunion de l'OTAN à Bruxelles, la France et l'Allemagne ont signé une lettre d'intention pour permettre à l'Espagne, simple observateur jusqu'à présent, de rejoindre le programme. Lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, qui s'est tenue ce week-end, j'ai redit notre conviction que l'Europe de la défense ne se construit pas en opposition à l'OTAN.

M. Christian Cambon, président. - Plusieurs d'entre nous étaient à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN récemment. Il nous a semblé utile de rappeler à nos alliés l'importance de nos interventions sur le front Sud...

M. André Vallini. - Je partage votre scepticisme sur la Centrafrique, même s'il convient néanmoins de faire preuve d'un minimum d'optimisme. La France est intervenue en 2013 au Mali contre des groupes djihadistes, puis cette année au Tchad. Je m'étonne cependant, s'agissant de cette dernière intervention, du risque qu'entraînait véritablement une cinquantaine de pick-up pour le pouvoir tchadien... Nous avons, chaque fois, répondu à une demande formulée par des régimes autoritaires et corrompus - vous avez parlé d'États fragiles. Ne favorisons-nous pas le terreau du djihadisme en soutenant de tels gouvernements ? Cette question se pose depuis la décolonisation... Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Il ne peut y avoir de paix sans développement, ni de développement sans paix.

M. Jean-Louis Lagourgue. - L'intervention de la France a-t-elle, à votre connaissance, permis de stabiliser la région ? La France viendrait-elle en aide au gouvernement tchadien pour d'autres opérations ? L'armée tchadienne avait-elle réellement besoin de notre soutien pour intervenir contre cinquante pick-up ?

M. Ladislas Poniatowski. - Je vous remercie pour la précision de vos explications, d'autant que celles de Jean-Yves Le Drian devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale - la France aurait agi pour éviter un coup d'État - n'avaient pas semblé très crédibles. Ce dernier, comme le Président de la République, a affirmé que l'intervention de l'armée française au Tchad n'avait aucun rapport avec l'opération Barkhane. Pour autant, l'avenir de celle-ci, que je soutiens, interroge. Légalement, un vote du Parlement aurait dû intervenir au moment de la régionalisation de « Serval » en « Barkhane », dans le délai de quatre mois, pour en autoriser sa prolongation.

M. Jacques Le Nay. - Dans la région du Sahel, où la menace est perpétuelle, le niveau d'emploi de l'armée française demeure, depuis 2014, supérieur de 30 % aux prévisions du Livre blanc. Il ne fait aucun doute que les frappes récentes ont nécessité des moyens importants. Alors que des incertitudes financières pèsent sur les opérations extérieures (OPEX), ces coûts seront-ils imputés au programme 178 « Préparation et emploi des forces » ? Leur prise en charge entrainera-t-elle l'annulation d'autres dépenses ?

M. Cédric Perrin. - Je m'interroge également sur le risque qu'engendrait véritablement une colonne de cinquante pick-up chargés de 400 hommes... En 2016, j'ai participé à un rapport d'information de notre commission relatif au bilan des OPEX, qui réalisait un focus particulier sur la Centrafrique. Nous avions alors jugé prématuré de quitter le pays en juillet 2016.

M. Jean-Marie Bockel. - Je rejoins l'analyse de mon collègue Cédric Perrin : avec la fin de l'opération Sangaris en Centrafrique, certains profitent du vide laissé pour renforcer leur influence. Le Tchad représente un allié stratégique pour la France dans la région, ce qui justifie notre récente intervention. Pourquoi cependant, au regard du caractère circonscrit du danger, l'armée tchadienne n'a-t-elle pas directement agi ? Il y a ici un mystère... Quel est, enfin, votre sentiment sur les propos du colonel Legrier, en poste dans l'opération Chammal qui ont récemment créé la polémique dans les médias ? Le mien est incertain...

Mme Christine Prunaud. - Pourquoi l'armée tchadienne n'a-t-elle pas combattu elle-même le groupe venu du Sud de la Libye ? Qui compose ces groupes armées ? De quel appui disposent-ils en Libye ? Comment, notamment, se fournissent-ils en matériel et en armes ?

M. François Patriat. - Quel a été le coût des OPEX en 2018 ?

M. Olivier Cigolotti. - La France est engagée au sein du G5 Sahel, auprès duquel est également impliquée l'armée tchadienne. Il n'est pas possible de nous en retirer, car la région constitue un terreau du terrorisme islamique. Le Tchad représente un allié solide, mais ne payons-nous pas, en l'espèce, au prix fort notre soutien au maréchal libyen Haftar ?

M. Ronan Le Gleut. - Un sentiment anti-français se développe au Sahel. Serions-nous capables de répondre militairement à la déstabilisation simultanée de deux ou trois États de la région ? Pourrions-nous alors compter sur l'engagement de nos alliés ?

M. Bernard Cazeau. - L'opération de l'armée française se justifie par la nécessité d'éviter toute déstabilisation du Tchad, afin de garantir le bon fonctionnement de Barkhane. Je souhaiterais pour ma part, madame la ministre, vous interroger sur la façon dont s'opérera le rapatriement des djihadistes français ayant survécu aux combats en Syrie.

M. Hugues Saury. - Entendu récemment par notre commission, Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem), a souligné le caractère stratégique de Djibouti. Une délégation de sénateurs s'y est rendue l'an passé et a constaté alors le recul de la présence militaire française par rapport à la Chine et aux États-Unis. Qu'en est-il effectivement ?

M. Jean-Marc Todeschini. - Je m'étonne, moi aussi, qu'il ait fallu sept Mirages pour venir à bout de cinquante pick-up, alors même que le Tchad est le seul pays de la zone à disposer d'une armée convenable. La solution pour le Tchad, confronté à une crise économique et politique, n'apparaît pas militaire, mais politique. Nous devons, en outre, veiller à maintenir la solidité des forces tchadiennes. La France dispose d'alliés dans le cadre de l'opération Barkhane. Les avons-nous sollicités pour l'opération contre les djihadistes ? La menace venait-elle réellement de Libye ? Existait-il un lien entre les assaillants et les orpailleurs du Nord du Tchad ?

M. Yannick Vaugrenard. - La solution ne peut être uniquement militaire. Pour autant, les interventions militaires durent et posent la question de la possible volte-face des populations qui pourraient se sentir occupées. Quel est votre sentiment sur ce risque ? Si Daech disparaît de Syrie, la menace d'attentat en Occident s'en trouvera-t-elle renforcée ?

M. Christian Cambon, président. - Nous sommes nombreux, madame la ministre, à avoir des inquiétudes sur l'état de l'armée tchadienne.

Mme Florence Parly. - Les cinquante pick-up que nous avons détruits transportaient près de 500 combattants lourdement armés. Ce n'était pas, contrairement aux dires de certains, des djihadistes, mais des membres de l'ethnie du Président Déby venus du Sud de la Libye, qui constitue une zone refuge pour de nombreux groupes armés. J'ignore les canaux qui leur permettent de se fournir en armes, mais ils résultent certainement de la conjugaison de trafics de drogues, d'armes et d'êtres humains, nombreux dans la région. Le groupe que nous avons visé était extrêmement déterminé et armé. Sachez également que l'armée tchadienne se trouve engagée sur de nombreux fronts. Existait-il une alternative à notre intervention ? Une attaque allait viser les centres de pouvoir d'un État fragile. Or, le Tchad représente pour la France un soutien utile dans sa lutte contre le terrorisme islamique. N'Djamena accueille notre flotte d'avions de chasse, ainsi que le poste de commandement de l'opération Barkhane. Le coût du bombardement de la colonne de pick-up, peu élevé par ailleurs, sera pris en charge par le budget opérationnel de programme (BOP) OPEX. Notre intervention peut être considérée par certains comme la réponse à un appel au secours d'un État qui ne correspond pas à nos standards démocratiques, mais ces cinquante pick-up auraient pu profondément déstabiliser la région.

Au Mali, des élections ont récemment été organisées et le pouvoir en place ne peut être considéré comme illégitime. Au Tchad, elles auraient dû avoir lieu, et nous ferons tout notre possible pour qu'elles soient organisées rapidement.

Serons-nous amenés à intervenir chaque fois qu'on nous le demande ? Non. La décision relève, in fine, de l'appréciation du Président de la République. En l'espèce, il n'était pas souhaitable qu'un pays fortement contributeur à la lutte contre le terrorisme, et présent sur d'autres fronts, soit déstabilisé, avec pour conséquence ultime une augmentation de nos engagements en OPEX.

Monsieur Le Nay, je ne suis pas en mesure de vous répondre à propos de l'imputation des frappes au programme 178 « Préparation et emploi des forces » ou au programme 146 « Équipement des forces », si ce n'est que ces surcoûts ont vocation à être traités dans le cadre du financement des OPEX et de la provision correspondante.

Il n'y a pas de lien entre cette opération et Barkhane, du moins au point de vue du mandat juridique. Le Parlement a voté, après les quatre mois prévus par la Constitution, la prolongation de l'opération Serval qui, ensuite, est devenue Barkhane. Cette dernière opération n'est donc que la mise en synergie d'opérations existantes. Nous vous en rendons compte tous les ans, dans le cadre du bilan des opérations extérieures. Le Parlement est également informé de son impact sur les finances publiques.

Les perspectives de la Centrafrique m'inspirent un optimisme modéré. Optimisme car l'accord de paix n'était pas acquis d'avance ; modéré parce que, malgré l'initiative de l'Union africaine visant à préserver la formation des troupes de toute ingérence russe, ces derniers restent très présents. Lors de ma visite dans ce pays en décembre dernier, j'ai en effet constaté que l'Union européenne et la France assuraient l'essentiel de la formation des forces centrafricaines et de la fourniture d'armes. Ce déplacement avait au demeurant pour objet leur livraison, autorisée par le Comité des sanctions de l'ONU. Enfin, nous contribuons aux projets de développement économique via les fonds de l'Union européenne. Or la propagande russe fait croire à la population que la formation, l'armement et l'aide au développement économique sont assurés par la Russie ! Nous sommes par conséquent engagés dans un combat d'influence. Laissons sa chance à ce huitième accord de paix, mais sans naïveté. Lorsque la France assurera le commandement de l'EUTM RCA, elle veillera à valoriser l'action de l'Union européenne dans ce pays.

Un colonel, ancien commandant au sein de la task force Wagram, a commis un article dans une revue sur une opération en cours en territoire de guerre. Il a ainsi commis une première faute en exposant potentiellement ses hommes par les révélations contenues dans l'article. Il a donc été convoqué à Paris pour rendre compte à sa hiérarchie. Je suis tout à fait favorable à la liberté d'expression, mais elle est limitée par la déontologie professionnelle qui s'applique à tous les agents publics, dont les militaires.

Ma deuxième remarque est de fond. Les opinions exprimées dans l'article me semblent particulièrement critiquables, mais elles auraient pu être discutées dans un autre cadre que celui-ci, particulièrement inapproprié.

Enfin, j'ai rencontré l'officier en question le 9 février. Il semblait alors très fier de l'action de ses hommes et ne m'a fait aucune observation sur l'opération que nous sommes en train de mener. S'il n'était pas d'accord avec l'action de France, il devait demander à être déchargé de son commandement. Je vois donc dans son attitude une certaine fausseté et un manque de courage. Sa hiérarchie prendra donc les mesures qui s'imposent et rappellera les règles de base qui s'appliquent à tous.

En 2018, le montant total des OPEX et missions intérieures s'est élevé à 1,370 milliard d'euros contre 1,540 milliard en 2017, soit une baisse de 11 % principalement imputable à l'opération Chammal. En effet, le coût de celle-ci est très fortement corrélé à la quantité de munitions utilisées, or les grandes batailles de Mossoul et Raqqa ont eu lieu en 2017.

La réunification de la Libye est une priorité, mais c'est à tout le moins un processus inabouti. J'ai rencontré samedi dernier le Premier ministre libyen, très attaché au respect du calendrier politique et à la tenue de la conférence nationale qui doit marquer la réunification de l'armée libyenne et ouvrir la voie à la tenue d'élections. Le dialogue entre le Premier ministre et le général Haftar se poursuit, le premier souhaitant obtenir du second, commandant suprême des forces armées libyennes, qu'il se place sous l'autorité du pouvoir civil. Le Premier ministre a donc demandé à la France qu'elle lui accorde le même soutien qu'au général Haftar. Je lui ai annoncé la livraison d'équipements maritimes, notamment plusieurs Zodiac d'intervention rapide. La France ne prend pas parti, mais accompagne les acteurs sur le chemin qui, je l'espère, mènera à la réunification de l'État libyen.

Vous m'avez interrogé sur notre capacité à mobiliser les Européens pour faire face en cas de déstabilisation régionale et de multiplication des fronts. Nous pouvons déjà compter sur la présence de nombreux partenaires : Britanniques, Espagnols, Allemands ou, plus lointain, Estoniens. Nous travaillons à les inciter à venir renforcer Barkhane aussi bien que d'autres opérations comme l'EUTM Mali et la Minusma. J'ai récemment fait valoir auprès de mon homologue britannique la nécessité de prolonger la mise à disposition de trois hélicoptères Chinook. Dans un premier temps, leur retrait pourrait être compensé par le Danemark, qui se déclare prêt à fournir des hélicoptères de transport de grande capacité. Nous essayons également de convaincre nos partenaires espagnols d'intensifier leur aide, déjà importante, en matière de transport tactique.

J'insiste sur l'apport des Estoniens, qui infirme l'idée selon laquelle les Etats membres orientaux sont peu sensibles au front Sud. Leur présence est une traduction concrète de la solidarité européenne. La France manifeste elle aussi sa solidarité à travers l'opération eFP : notre présence sera maintenue en Estonie en 2019 et en Lituanie jusqu'en 2020.

Ce travail de conviction est important, parce qu'il met aussi en jeu notre culture stratégique commune. C'est justement le sens de l'Initiative européenne d'intervention : partager avec les neuf pays européens partenaires notre capacité à planifier la gestion des crises, dont le Sahel fait partie. C'est en construisant une culture stratégique partagée avec nos partenaires que nous assurerons notre capacité à réagir, ensemble, face à d'éventuelles crises futures. C'est un élément clef de l'engagement des Européens au Sahel.

Enfin, l'Union européenne, qui fait beaucoup, notamment en Centrafrique, est parfois bridée par l'impossibilité de financer des équipements létaux. C'est pourquoi il faut soutenir la Facilité européenne de paix, initiative de la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui devrait mettre fin à cette impossibilité. Dans le cadre centrafricain, mais aussi pour le G5 Sahel, ce serait très utile.

La mobilisation de nos alliés européens, que ce soit sur le plan capacitaire, pour construire une culture stratégique commune ou pour lancer de nouveaux outils comme la Facilité européenne de paix, est essentielle, a fortiori si de nouvelles crises devaient survenir.

À Djibouti, les forces françaises comptent 1 450 soldats des trois armées. Nous avons signé en 2014 un partenariat militaire opérationnel avec les forces armées djiboutiennes, incluant la préparation des contingents déployés au sein de la Mission de l'Union africaine en Somalie (Amisom), et la cession de matériels. Cette relation a été dynamisée en 2018 après plusieurs visites de haut niveau, ce qui était d'autant plus nécessaire que nos compétiteurs, notamment la Chine, montent en puissance dans ce pays. Les installations portuaires chinoises sont particulièrement impressionnantes. Je me rendrai à Djibouti au mois de mars. Nous sommes déterminés à contrecarrer cette influence croissante.

En ce qui concerne les « revenants », les forces démocratiques syriennes détiennent actuellement, dans la région de la Rojava, de très nombreux combattants étrangers, parmi lesquels des ressortissants français et des ressortissants étrangers résidant habituellement dans notre pays.

S'agissant des personnes parties sciemment combattre dans les rangs de Daech, la position française n'a pas varié : elles doivent faire face aux conséquences de leurs actes d'abord là où elles les ont commis.

Dans le contexte de l'évolution de la situation militaire dans le nord-est syrien et des décisions américaines récentes, la France examine toutes les options, en concertation avec ses partenaires concernés mais aussi selon sa propre appréciation des risques, afin de prévenir tout risque d'évasion et de dispersion de personnes potentiellement dangereuses. Nous n'avons qu'un seul objectif : assurer la sécurité des Français.

À ce stade, nous sommes confiants dans la capacité de nos alliés locaux à assurer la garde de ces personnes. Si les forces démocratiques syriennes décidaient de les expulser en France, elles seraient immédiatement remises à la justice. Les mineurs qui accompagneraient des adultes seraient pris en charge conformément aux dispositifs judiciaire et de protection légalement prévus.

Enfin, j'ai été interrogée sur le risque de volte-face des populations face à des présences armées étrangères.

Ce risque est bien identifié, et le Président de la République et moi-même sommes convaincus que nous n'interviendrons pas éternellement. Nous savons bien qu'une présence prolongée provoquera ce type de réaction. C'est pourquoi il faut obtenir des avancées sur le plan politique.

S'agissant du Mali, il s'agit d'appliquer l'accord de paix et de réconciliation signé à Alger. J'espère pouvoir revenir de mon prochain voyage avec des éléments tangibles sur sa mise en oeuvre. Lors de mon précédent déplacement, les désarmements commençaient dans un camp à Gao, mais il ne s'agissait encore que de quelques unités.

Pour se prémunir autant que possible contre le risque de rejet de la présence militaire étrangère, il faut aussi mener des projets de développement. À cet égard, nous souhaitons articuler de manière plus efficace l'action de Barkhane et les actions de l'Agence française de développement, pour que le rétablissement de la sécurité bénéficie directement aux populations. C'est ainsi que la présence militaire sera mieux tolérée et, surtout, que les problèmes de fond qui nourrissent le terrorisme seront résolus.

M. Christian Cambon, président. - Nous faisons la même analyse que vous : il n'y a pas de solution militaire, et seules l'aide au développement et la prise de conscience des dirigeants locaux permettront de réaliser la paix dans cette région.

La réunion est levée à 19 h 05.