Mercredi 16 janvier 2019

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 10 heures.

Proposition de résolution contenue dans le rapport de M. Jean Bizet, adoptée par la commission des affaires européennes en application de l'article 73 quinquies du Règlement, sur l'appui de l'Union européenne à la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Bernard Fournier, rapporteur. - Lorsque nous avions entendu, il y a un an quasiment jour pour jour, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur la situation des chrétiens d'Orient et des autres minorités religieuses au Moyen-Orient, nous avions eu l'occasion de rappeler la vigilance et la mobilisation du Sénat en faveur de ces populations fragilisées par des persécutions qui avaient pris, avec l'apparition du califat de Daech, l'ampleur terrible de crimes de masses.

La mobilisation du Sénat s'est traduite notamment par la création, en juin 2015, du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d'Orient, objet qui s'est étendu ensuite à l'ensemble des minorités de la région et aux Kurdes. Ce groupe de liaison compte aujourd'hui 130 sénateurs, issus de tous les groupes politiques du Sénat sans exception.

Nous avions eu l'occasion d'évoquer, il y a un an, les chiffres terribles de l'épuration religieuse et ethnique qu'a connu l'Irak : en une génération, la population chrétienne d'Irak a diminué de 75 %. 20 siècles d'histoire presque balayés en 20 ans !

Et pourtant, il reste aujourd'hui des populations chrétiennes et membres des minorités religieuses, yézidis, shabbaks ou kakaïs notamment, qui tentent de survivre dans leur pays, en particulier au Kurdistan irakien. Une partie des populations qui ont fui l'arrivée de Daech, en particulier dans la région de la plaine de Ninive, aspire à retourner vivre chez elle et c'est bien légitime.

L'objet de la proposition de résolution européenne qui nous est soumise aujourd'hui est précisément de permettre la survie des minorités qui subsistent, et de favoriser leur retour quand elles ont dû fuir leurs foyers.

Cette proposition s'attache en effet à la question de la justice transitionnelle, c'est-à-dire la justice qui permet d'effectuer une transition entre l'état de guerre civile et d'exactions contre les populations, à l'Etat de droit.

L'idée qu'après le traumatisme des crimes commis contre les populations civiles, la société ne peut revenir à un état normal que s'il est fait justice de ces crimes n'est pas nouvelle. Elle était déjà présente dans l'organisation du procès de Nuremberg.

On la retrouve ensuite dans plusieurs pays dans lesquels la démocratie remplace la dictature militaire, avec des procès des principaux responsables des juntes (en Grèce en 1975, en Argentine en 1983).

On en retrouve enfin des versions récentes plus développées, comme, par exemple, la Commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, mise en place en 1995 pour permettre au pays de tourner la page douloureuse de l'apartheid.

Dans tous ces exemples, on voit que l'idée est la reconnaissance des crimes et la désignation des principaux responsables, pour éviter leur occultation et la perpétuation de l'injustice faite aux victimes.

Il ne s'agit pas de régler les comptes du passé, et de prévoir une vengeance ou une revanche, mais bien au contraire de permettre les conditions du vivre ensemble, pour l'avenir. C'est un point important, qui explique à la fois l'intérêt que l'Union européenne porte à ce sujet, et la proposition de résolution qui nous est soumise : la justice transitionnelle vise en même temps le passé, le présent et l'avenir.

Le passé, car il s'agit de nommer les crimes pour ce qu'ils sont, de les établir de façon claire et précise pour éviter qu'ils ne soient plus tard niés ou contestés.

Le présent, car il faut permettre le retour chez elles des populations persécutées. Or cet objectif, déjà ardu, sera presque impossible à atteindre si ces populations ne peuvent avoir confiance dans une forme de justice et être assurées que leurs droits seront reconnus et respectés.

L'avenir, enfin, car comment imaginer que l'Irak puisse se reconstruire pacifiquement s'il n'est pas rendu justice des exactions passées ?

Reconnaître les victimes et ce qu'elles ont subi, c'est aussi réaffirmer leur légitimité à vivre dans leur pays, à retrouver leurs maisons qui ont souvent été détruites ou occupées par d'autres après leur fuite.

Dans le cas des crimes commis en Irak contre les minorités, on rencontre deux difficultés. Premièrement, l'Irak ne reconnaît pas la compétence de la Cour pénale internationale (CPI). Deuxièmement, le droit pénal irakien ne comprend pas, pour le moment, les qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

C'est pourtant bien à ces qualifications que renvoient la barbarie et l'ampleur des atrocités commises par l'Etat islamique. Je ne m'attarderai pas sur cette sombre réalité qui vous est bien connue. Je rappellerai simplement ce chiffre : un rapport des Nations-Unies de novembre dernier a dénombré en Irak 202 charniers de l'Etat islamique.

Naturellement, il faut rappeler aussi que l'Irak connaît une décrue des combats, et un début de normalisation politique. Si l'Etat islamique n'a pas été éradiqué, il a perdu l'essentiel de son emprise territoriale et ses activistes ont plongé dans la clandestinité dans les zones sous contrôle gouvernemental.

C'est aussi ce début de stabilisation qui rend possible d'envisager la mise en place d'une justice transitionnelle. Cela explique l'intérêt de l'Union européenne pour ce dossier. Il se traduit essentiellement par une communication faite il y a un an par la Commission et par la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères, Mme Federica Mogherini, sur la stratégie de l'Union européenne en Irak après le recul de l'Etat islamique. Cette communication a été validée par le Conseil le 22 janvier 2018.

Parmi les six défis que cette communication identifie pour l'Irak, le troisième est celui de la réconciliation nationale, qui suppose d'assurer la protection des minorités et leur intégration normale dans la société. Pour cette raison, l'Union européenne se fixe notamment comme objectif de favoriser la reconstruction du système judiciaire, sur des bases correspondant à un Etat de droit. Naturellement, cet objectif est d'autant plus ambitieux que la longue dictature de Saddam Hussein, qui a précédé la destruction de l'Irak, n'était en rien un Etat de droit- c'est le moins que l'on puisse dire.

Dans la mesure où l'Irak est un Etat souverain qui ne reconnaît pas la compétence sur son territoire de la Cour pénale internationale, une solution possible serait de recourir à un dispositif proche de celui existant au Cambodge pour juger des crimes commis pendant la guerre civile au Cambodge. Un accord entre le Gouvernement cambodgien et les Nations-Unies a prévu la création de trois tribunaux spéciaux associant des juges cambodgiens et des juges étrangers.

Les auteurs de la proposition de résolution suggèrent donc que l'Union européenne s'engage dans cette direction en proposant à l'Irak un tel dispositif, qui permettrait à la fois de respecter sa souveraineté et de faire bénéficier ces tribunaux de l'expertise de magistrats étrangers spécialisés dans le jugement des crimes de masse.

En deuxième lieu, les auteurs de la proposition de résolution proposent d'utiliser la mission d'expertise de l'Union européenne, EUAM Irak, qui vient d'être prolongée et renforcée, pour que celle-ci contribue à ce travail judiciaire, par la formation des forces de sécurité irakienne à la compréhension et à la connaissance de ces crimes, et au recueil des preuves permettant ensuite l'instruction judiciaire.

Enfin, un élément très important du projet de résolution consiste à demander qu'une partie de l'aide apportée par l'Union européenne à la reconstruction de l'Irak soit fléchée en faveur de la mise en place d'une justice transitionnelle. Il s'agit là d'une proposition concrète, qui fait écho à la déclaration de notre collègue Bruno Retailleau, président du groupe de liaison, lors de la création de ce groupe en 2015 : « il ne faut pas que notre groupe reste au niveau de la réflexion. Il y aurait une incongruité à s'en tenir là. Notre ambition est d'être dans l'action concrète ». Je sais que beaucoup d'entre nous partagent cette préoccupation. Naturellement, nous devons garder à l'esprit la nature de ce texte, qui a vocation à devenir une résolution du Sénat, et n'a donc pas la portée normative d'une loi. Toutefois, cette résolution peut avoir une portée très concrète, notamment pour guider l'action de l'Union européenne.

C'est pourquoi, sous le bénéfice de trois amendements que je vous présenterai dans quelques instants, je vous propose d'adopter la proposition de résolution qui nous est soumise.

M. Bruno Sido. - L'absence d'efficacité de la CPI et les non-lieux récents rendus au profit du président Gbagbo comme au Kenya nous laissent perplexes quant à cette instance. Quelles pourraient être les autres outils permettant de juger efficacement les djihadistes pour leurs crimes ?

M. Bernard Fournier, rapporteur. - Il ne faut pas concentrer notre attention sur ces deux jugements de la CPI. La proposition de résolution ne repose pas, en effet, sur le recours à la CPI, mais sur la mise en place d'un dispositif spécifique de nature à permettre que les crimes commis ne resteront pas impunis. Elle formule le souhait que l'Irak soit accompagné, dans le respect de sa souveraineté, par des experts internationaux.

M. Christian Cambon, président. - Je formulerai deux observations, de retour d'Irak où j'accompagnai le ministre de l'Europe et des affaires étrangères : La première est que le pays n'en est pas encore à faire fonctionner normalement son système judiciaire : le gouvernement irakien n'est pas encore complètement constitué. La deuxième est que les Irakiens doivent encore reconstruire leur unité nationale. Cela étant dit, il est bien sûr utile de contribuer à la mise en place d'une justice la plus équitable possible, que la CPI n'est peut-être pas encore en mesure d'apporter.

M. Bernard Cazeau. - Il faut être prudent dans ce dossier. Cette proposition met en quelque sorte la charrue avant les boeufs, car, d'une part, l'Irak n'est pas demandeur d'une telle démarche et, d'autre part, le problème du djihadisme n'est pas encore réglé. Par ailleurs, les dispositifs comme celui du Cambodge prennent du temps. L'Union européenne doit dans l'immédiat concentrer son effort sur la reconstruction du pays plutôt que sur la justice transitionnelle. Les besoins de reconstruction sont considérables. Sur le sujet plus spécifique de la justice, je rappelle que la peine de mort existe en droit irakien, ce qui doit inciter aussi à la prudence. Pour ces différentes raisons, je m'abstiendrai.

M. Bernard Fournier, rapporteur. - Je voudrais vous rassurer sur la question des moyens potentiellement mis en oeuvre pour la justice transitionnelle : ceux-ci restent peu importants par rapport à l'ensemble de l'aide à la reconstruction. Il n'y a donc pas de concurrence entre ces deux objectifs.

M. Pierre Laurent. - Je partage l'avis selon lequel les crimes commis par Daech doivent être punis et que cela est une des conditions à la reconstruction politique du pays. Je formule cependant deux remarques. Tout d'abord, cette proposition ne doit pas se limiter à punir les crimes commis contre les minorités chrétiennes ou religieuses mais bien contre l'ensemble de la population irakienne qui en a été victime. En second lieu, il me semble que la priorité doit être portée sur la reconstruction de l'Etat de droit, préalable indispensable à la justice transitionnelle. La question de la souveraineté irakienne est majeure. Les tribunaux mixtes peuvent être une solution, mais seulement si cela s'inscrit plus généralement dans l'affirmation de l'Etat de droit et d'un pays qui a recouvré sa souveraineté. Pour ces deux raisons, notre groupe s'abstiendra.

M. Yannick Vaugrenard. - La gravité des crimes commis impose à la communauté internationale d'agir sans attendre. La reconstruction de l'Etat irakien va de pair avec le jugement des crimes commis, et il ne faut pas laisser croire qu'il existerait une impunité juridique. Il ne faut donc pas remettre à après la reconstruction le règlement des questions de droit. Compte tenu de son histoire, l'Europe doit démontrer son exigence humaniste. Par ailleurs, s'il est vrai que l'ensemble de la population irakienne a subi les crimes de Daech, il est aussi incontestable que cette organisation avait pris certaines minorités et communautés pour cibles privilégiées, et c'est à elles que cette proposition renvoie. Enfin, la France a été durement frappée par l'Etat islamique, et il est naturel qu'elle incite l'Europe à l'action dans ce dossier. Notre groupe votera donc cette proposition.

M. Jean-Pierre Vial. - Je souscris naturellement à toutes les intentions louables exposées. Mais il est vrai aussi que la communauté internationale a tendance à habiller de leçons de morale sa faiblesse et son hypocrisie. De plus, la souveraineté de l'Etat irakien est incontestable et la justice est une problématique régalienne. Je suis assez dubitatif sur la portée concrète des engagements de la communauté internationale dans ce dossier. C'est la raison pour laquelle je m'abstiendrai.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La France revendique le titre de pays des droits de l'homme, c'est pourquoi la France doit être mobilisée dans ce dossier. Dès 2014, j'avais avec plusieurs collègues signé une lettre ouverte au Président de la République pour demander que la France appelle la CPI à se saisir des exactions commises dans la région. Nous demandions aussi la création d'une force d'interposition pour protéger ces populations. Cette proposition est l'opportunité de donner un signal et de montrer aux institutions européennes que la France, et notamment son Parlement, veulent des actes dans ce dossier. Naturellement, cela ne s'oppose en rien à la reconstruction de l'Etat irakien, au contraire les deux vont de pair. Il faut aussi montrer que la France n'est pas intéressée que par la dimension économique de la reconstruction. J'espère donc que cette proposition de résolution sera largement soutenue.

M. Christian Cambon, président. - Cette proposition se veut un signal positif donné à l'Irak, qui attend beaucoup de notre pays. Le drame de la communauté yézidie n'est pas terminé. J'ai eu l'occasion lors de la visite que je viens d'effectuer de recueillir des témoignages glaçants quant aux atrocités commises sur les minorités irakiennes, et dont certaines se poursuivent, notamment l'esclavage sexuel.

Nous passons maintenant à l'examen des amendements.

M. Bernard Fournier. - L'amendement COM-1 propose de remplacer au septième alinéa, le mot "accomplis" par le mot "commis".

L'amendement COM-1 est adopté.

M. Bernard Fournier. - L'amendement COM-2 propose à l'alinéa 10, après le mot "commis" de rédiger comme suit la fin de la première phrase : "sur le territoire irakien".

L'amendement COM-2 est adopté.

M. Bernard Fournier. - L'amendement COM-3 suggère à l'alinéa 10, de remplacer les mots : "alignement du droit irakien sur certains" par les mots : "rapprochement du droit irakien des".

L'amendement COM-3 est adopté.

TABLEAU RÉCAPITULATIF SUR LE SORT DES AMENDEMENTS

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. Bernard FOURNIER, rapporteur

1

Amendement rédactionnel.

Adopté

M. Bernard FOURNIER, rapporteur

2

Amendement rédactionnel.

Adopté

M. Bernard FOURNIER, rapporteur

3

Amendement d'amélioration rédactionnelle.

Adopté

La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission, les Sénateurs des groupes LaREM et CRCE et M. Jean-Pierre Vial s'abstenant.

Questions diverses

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous avons appris par voie de presse le 13 décembre qu'une cyberattaque avait affecté, le 4 décembre, le système d'information du ministère des affaires étrangères « Ariane » qui permet à nos concitoyens de recevoir des informations de sécurité sur les pays étrangers dans lesquels ils se rendent.

Les rapporteurs du programme 129, Olivier Cadic et Rachel Mazuir qui suivent les questions de cybersécurité, ont souhaité enquêter sur cette cyberattaque.

Il est naturellement important que notre commission se saisisse de l'actualité : je les encourage donc dans leur démarche, en les remerciant d'y associer les rapporteurs du programme 105, qui porte sur les crédits du ministère des affaires étrangères, nos collègues Ladislas Poniatowski et Bernard Cazeau.

Ils nous rendront compte, le 6 février, de leurs auditions par une communication devant la commission.

« L'Europe face au risque de chaos géopolitique : quelle architecture de sécurité ? » - Audition de M. Hubert Védrine

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le Ministre, cher Hubert Védrine, On ne vous présente pas. Diplomate, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien conseiller diplomatique puis secrétaire général de la présidence de la République, vous êtes aujourd'hui un homme à la parole avisée et libre, et chacun ici apprécie votre analyse fine et réaliste des relations internationales.

Notre commission lance aujourd'hui une série de débats sur la défense européenne, et précisément, votre audition inaugure un cycle sur le thème de « l'Europe face au risque de chaos géopolitique : quelle architecture de sécurité ? ».

En effet les menaces s'aggravent au voisinage de l'Europe, au sud de la Méditerranée comme à l'Est. Les traités de maîtrise de la prolifération chimique et nucléaire sont fragilisés. L'Europe enfin est en crise, entre la montée des populismes et le Brexit ; le vote d'hier au Parlement britannique ouvrant la voie à une période de grande incertitude. Pensez-vous toujours comme vous nous l'aviez dit il y a un an que le Brexit ne se fera pas ?

Or, nous constatons que l'Union européenne ne se conçoit pas et n'agit pas comme la puissance politique qu'elle devrait être.

L'ébranlement de la relation transatlantique, dont nous avons une nouvelle preuve avec le retrait américain de Syrie, amène une prise de conscience que l'Europe doit se défendre elle-même et s'en donner les moyens.

Pour certains, c'est l'OTAN qui défend l'Europe ; pour d'autres, c'est un petit groupe de nations motivées, dont les Britanniques. On retrouve là l'idée d'Initiative européenne de défense, poussée par la France. Parallèlement, la France demande une révision de l'article 42 -7 du traité sur l'Union Européenne, pour accompagner la construction d'une véritable Europe de la défense -qui nous parait être un horizon encore lointain-.

La vision européenne portée à la Sorbonne par le Président de la République ou la mention d'une « armée européenne » nous paraissent assez éloignées de la réalité. Et même la relation franco-allemande, que nous allons fêter dans quelques jours avec l'anniversaire du traité de l'Élysée, ne nous semble pas toujours peser du même poids d'un côté et de l'autre du Rhin, comme on l'a vu avec la catastrophique proposition allemande d'européaniser notre siège permanent au Conseil de sécurité : l'Allemagne marque contre le camp européen ! Le Traité franco-allemand d'Aix-la-Chapelle évoquera la défense mais nous avons pu constater lors de nos échanges avec le Bundestag qu'il existe de réelles différences d'approches entre les deux pays.

Enfin, le Président de la République a quant à lui évoqué en août dernier une nouvelle architecture de sécurité, moyen de tendre la main aux Russes, via, je cite, un « dialogue rénové sur la cybersécurité, les armes chimiques, les armements classiques, les conflits territoriaux, la sécurité spatiale ou la protection des zones polaires ». Là encore, c'est ambitieux.

Bref, en un mot : comment voyez-vous la défense de l'Europe dans 10 ou 15 ans ? Est-ce que les Européens auront su y prendre leur part et si oui, comment ? Sur tous ces sujets, nous vous écouterons avec attention.

M. Hubert Védrine. - Merci de votre invitation. Comme vous l'avez dit, je parle librement à partir de l'expérience longue qui est la mienne. Mes propos n'engagent que moi et si vous le permettez, j'irai droit au but.

Pour ce qui est du contexte, le monde actuel n'a aucun rapport avec ce que les Occidentaux ont cru au moment de la fin de l'URSS en 1992. On s'est fait alors des illusions énormes, sur la fin de l'histoire, le triomphe de la démocratie de marché, le leadership des Etats-Unis voire - dans la vision plus ingénue des européens - le rôle de la communauté internationale, la prévention des conflits, la place de la société civile etc. Tout cela n'a rien à voir avec le monde actuel. Pour reprendre les termes de mon ami le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, ce monde est un chaos. Attention, cela ne signifie pas guerre généralisée, et pour ma part je ne me sers jamais des comparaisons avec les années 30 ou les années 1910. Le chaos signifie que tout est instable et imprévisible. Aussi la plupart des grilles de lecture que nous avions coutume d'utiliser ne fonctionnent plus. Dans un tel monde, il ne sert plus à rien d'employer des mots-valises comme « le monde », « la communauté internationale », « la Méditerranée ». Ils ne veulent plus rien dire ! Il faut observer les acteurs réels. Que veut Trump, jusqu'où ? Que veulent les Chinois, sous quelles formes ? Que veut Poutine ? En fait, il n'y a pas beaucoup d'acteurs. Certes les Nations unies comptent 195 pays mais la plupart d'entre eux ne pèsent pas sur les grands équilibres. Il faut prendre les 10 ou 20 acteurs qui comptent, y compris les très grandes entreprises américaines ou chinoises et les puissances illégales comme les mafias ou les acteurs de l'économie de la traite qui s'est reconstituée en Afrique autour de l'immigration. Pour rappel, cette dernière génère plus de profit que le trafic de drogue. De même, lorsque l'on dit que l'Europe devrait faire ceci ou cela, de quel acteur veut-on parler ? Désigne-t-on les institutions européennes ? Mais alors, il faut distinguer le Conseil européen, d'une part et le Parlement, la Commission et la Cour de justice, d'autre part et même re-distinguer entre ces trois dernières. Désigne-t-on les 27 gouvernements ? Les 27 opinions publiques ? C'est complètement différent.

En matière de sécurité, il faut en revenir à l'histoire, c'est-à-dire à 1949 parce que depuis, rien n'a fondamentalement changé. Après la deuxième guerre mondiale, rappelons que ce n'est pas l'Europe qui fait la paix mais ce sont les Soviétiques à Stalingrad et les Américains avec le débarquement. Tout de suite après, les Américains repartent - comme à chaque fois. Ils laissent les Européens terrorisés par le fait que Staline ne respecte pas les promesses faites à Yalta. Dans la déclaration sur l'Europe libérée, il s'était engagé devant Roosevelt et Churchill à organiser des élections libres partout où l'armée rouge aurait écrasé les nazis. Il ne le fait évidemment pas et ce sont les Européens, France en tête, qui supplient les Américains de revenir. L'opinion publique américaine est sceptique et on assiste à un débat, finalement arbitré par le président Truman en faveur de l'engagement en Europe, alors même que le Sénat était initialement contre. Les Etats-Unis n'avaient en effet jamais contracté d'alliance permanente, et encore moins de clause telle que l'article 5 du Traité de l'Atlantique nord. Ce fut peut-être la plus remarquable époque de la politique étrangère américaine, combinant la recherche des intérêts spécifiques américains et une plus vision globale. Le traité d'alliance fut donc signé le 4 avril 1949.

Vient ensuite la guerre de Corée, qui fait craindre aux Européens de l'Ouest de subir le même type d'attaque de la part de l'URSS. C'est l'époque où le RPF du général de Gaulle dit que l'armée rouge n'est qu'à deux étapes du tour de France. On souhaite donc que les Américains puissent être là tout de suite. Ils refusent puis acceptent mais sous réserve que cette défense soit sous leur contrôle. Au traité de l'Atlantique Nord, ils ajoutent alors le O de « Organisation ». C'est logiquement un général américain, Eisenhower, qui en est le premier commandant en chef, les Etats-Unis assurant l'essentiel du financement de l'organisation ou encore de la logistique. C'est l'OTAN qui défend les Européens, la plupart d'entre eux n'ayant d'ailleurs pas réellement d'armée, même si la France et la Grande Bretagne conservent des moyens, notamment pour assurer la défense de leurs empires coloniaux.

Vient ensuite l'époque où le général de Gaulle, qui ne veut pas du tout sortir de l'organisation, envoie un mémorandum aux Américains et aux Anglais pour faire en sorte que l'alliance ne soit plus une simple courroie de transmission du Pentagone. Il le fait dès l'hiver 1958 et ne reçoit pas de réponse. Ce n'est que huit ans plus tard, en 1966, qu'il en conclura qu'il n'a pas d'autre choix que de sortir des organes intégrés. Il n'a jamais pensé une seconde à sortir de l'alliance. L'idée répandue par les antigaullistes en France qu'il s'agissait d'une sorte de mouvement d'humeur est donc complètement absurde. D'ailleurs, en 1969, Nixon est venu en France et, avec Kissinger, il faisait l'éloge du général de Gaulle et de la politique étrangère. Ils étaient complètement indifférents à la sortie des organes intégrés de l'OTAN.

Voilà pour l'histoire. Mais aujourd'hui, qu'est-ce qui défend l'Europe ? Fondamentalement, c'est toujours le système otanien, et les Américains continuent à le financer à hauteur de 70%. Trump ne l'a pas inventé et il n'est pas le premier à s'en plaindre même s'il le fait avec son style. Il y a cette plainte américaine ancienne sur le thème du partage du fardeau, ce à quoi, de temps en temps, la France dans sa phase gaulliste - je dirai même gaullo-mitterrandienne - répond que le partage de la charge devrait s'accompagner d'un partage de la décision. Mais pour les Américains, il n'en est pas question, au motif que cela recréerait de la confusion.

En réalité, chaque fois que la France a mis en avant cette idée d'Europe de la défense -ou de défense de l'Europe - elle n'a jamais été soutenue par aucun autre pays européen. On a du faire 200 ou 300 colloques, beaucoup de déclarations, de propositions ingénieuses -reprises récemment -, mais il ne s'est rien passé. Pas la peine d'ailleurs d'invoquer l'élargissement car la situation a toujours été celle-là, notamment de la part de l'Allemagne. Les autres Européens ont peur de l'idée que l'Europe ait à se défendre toute seule ; ça leur parait impensable, terrorisant. Même dans les moments de plus grande entente entre Mitterrand et Kohl, ce dernier nous disait qu'il ne disposait d'aucune marge. Outre qu'il était peu performant, le système militaire allemand était complètement intégré. On ne pouvait donc prendre des initiatives que symboliques, comme la brigade franco-allemande. Et encore, en quoi était-ce réellement symbolique si au final ça ne marche pas ?

L'an dernier, Angela Merkel a réagi à Trump en disant que, puisqu'on ne pouvait plus vraiment compter sur les Américains, il fallait que l'on s'organise mieux entre Européens. C'est considérable car jamais aucun chancelier allemand depuis la guerre n'avait dit cela. Le plus prêt à aller dans cette direction par le passé aurait pu être Schröder s'il était resté. Quant à Helmut Schmidt, il attaquait surtout la politique monétaire américaine jugée aberrante et dangereuse. Quoiqu'il en soit, les propos de Mme Merkel n'ont provoqué aucun mouvement en Europe. Je le redis : la situation n'a pas fondamentalement changé.

Il faut même y ajouter le fait que depuis l'élargissement, la Russie constitue une menace considérable et imminente aux yeux d'une grande partie de l'Europe, c'est-à-dire 7 ou 8 pays. Je ne dis pas que la Russie actuelle ne pose aucun problème, mais je pense surtout qu'on a complètement raté le coche après la fin de l'URSS et au moment des deux premiers mandats de Poutine. Avec le troisième mandat c'est objectivement beaucoup plus compliqué. Mais face à la menace permanente d'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine - donc à la Crimée, donc à la base de Sébastopol -, il n'était pas tout à fait surprenant qu'un jour ou l'autre Poutine ne bloque le mouvement. D'ailleurs même Brzezinski avant sa mort, ou Kissinger, ont considéré que c'était une erreur stratégique que de vouloir intégrer l'Ukraine dans l'OTAN et qu'il aurait fallu établir une sorte de neutralité un peu comme autrefois pour l'Autriche. Il y a toute une histoire ratée des relations avec Moscou. Aujourd'hui, en 2019, bien sûr qu'il faut prendre au sérieux la position dure, voire provocatrice de la Russie, mais je ne partage pas la plupart des analyses à ce propos. Elles me paraissent totalement disproportionnées par rapport à la capacité économique et militaire de la Russie et par rapport aux autres enjeux à commencer par le défi chinois et par les immenses convulsions au sein de l'islam sunnite dont nous ne sommes pas la cible principale, mais les victimes collatérales.

Passons maintenant aux scénarios.

Dans le premier scénario, les choses continuent comme elles sont. Les Etats-Unis continuent de ne plus vouloir payer mais le système perdure et les Européens demeurent terrorisés, sans le dire, à l'idée que les Américains les abandonnent. Tout continue, y compris les querelles transatlantiques sans fin, les gémissements sur le pourcentage des dépenses consacrées la défense etc. Ce scénario n'est pas tout à fait certain parce qu'il y a une vraie incertitude sur Trump. Au New York Times, dans cette partie de la presse qui à force d'haïr Trump quotidiennement finit par comprendre comment il fonctionne, il y a en effet des gens qui disent qu'il envisage vraiment de se désengager de l'OTAN. Mais jusqu'où ? Annoncerait-il ne plus vouloir financer l'organisation qu'à 20% contre les 70% actuels ? Irait-il jusqu'à dénoncer le traité ? Je ne le crois pas. Trump n'est guidé que par son électorat et sa vision des intérêts américains. Contrairement à ce que l'on dit, il n'est pas isolationniste. Il est unilatéraliste, brutal, court-termiste, etc, mais il n'est pas isolationniste. Il peut aussi bien bombarder que sortir de l'alliance.

J'en viens maintenant au second scénario, celui dans lequel les Etats-Unis lâchent l'OTAN. C'est une option à laquelle on n'aurait jamais pensé auparavant même pour faire du brainstorming. Mais aujourd'hui, on ne peut pas complètement l'écarter. Bien sûr, certains verraient cela comme une divine surprise et d'autres comme une catastrophe absolue.

Il y aurait alors plusieurs hypothèses. Dans l'une, ce retrait américain aboutirait à une confusion totale, une sorte de débat effrayant - de type Brexit -mais sur l'ensemble des questions d'architecture de sécurité. Cette confusion durable pourrait augmenter le poids des puissances extérieures sur l'Europe, considérée comme un ventre mou. C'est d'ailleurs déjà ce que considèrent les Etats-Unis, ne serait-ce que par leur politique unilatérale de sanctions économiques, que nous tolérons depuis des décennies alors qu'elle est insupportable. Il y a belle lurette que les Parlements nationaux aurait dû créer une commission d'enquête sur l'utilisation abusive par les Etats-Unis des lois extraterritoriales et des sanctions. Nous le voyons dans l'affaire de l'Iran, les Etats-Unis peuvent prendre en otage l'ensemble de l'économie. C'est d'autant plus vrai que cette dernière est mondialisée, financiarisée, dollarisée et numérisée. Une autre puissance profitant de la situation serait bien-sûr la Russie qui en profiterait pour pousser un peu ses pions, provoquer ou entretenir les conflits gelés. Il y aurait aussi le jeu de la Chine, déjà capable d'organiser des sommets 16 + 1 dans lesquels elle rassemble, d'une part, les pays de l'Union européenne qui espèrent des miettes du système des nouvelles routes de la soie, et d'autre part, des pays candidats que l'Union européenne serait incapable d'accueillir même si elle le voulait puisqu'il n'y a aucun traité d'élargissement qui serait ratifié aujourd'hui par l'ensemble des Etats membres. Confrontée à toutes ces menaces, nombreux Européens diraient sans doute « nous sommes une cible parce que nous incarnons des valeurs ». Mais ce ne serait que prétention nombriliste. Nous ne sommes nullement une cible. Les autres puissances se disent que l'Europe est un système mou et ils en profitent simplement pour pousser leurs pions.

Regardez la stratégie vis-à-vis de l'Europe d'Erdogan, de Netanyahou ou de l'Arabie saoudite qui finance depuis 30 ans la forme la plus archaïque et régressive de l'islam. Les islamistes eux-mêmes ont un plan, comme les trafiquants, les réseaux d'immigration illégale ou les grandes entreprises. Toutes ces entités se disent déjà que, de toutes façons, en Europe on fait un peu ce que l'on veut. Une décision américaine de retrait ou de diminution drastique de l'engagement dans l'OTAN ne ferait qu'aggraver cet état de fait.

Dans une telle situation de confusion, je n'exclus pas que se développe l'idée d'une neutralité de l'Europe. Il y aurait des gens, des pays, des mouvements pour dire que nous n'avons pas à prendre parti dans ce chaos mondial. C'est un courant auquel on ne pense pas du tout aujourd'hui mais qui peut apparaitre. Dans les années 80, dans la grande bataille sur les euromissiles, des élus des Pays-Bas ou de pays scandinaves préconisaient qu'au lieu d'opposer des missiles Pershing américains aux SS20 soviétiques, on achète plutôt des répondeurs automatiques qui diraient simplement « Nous nous rendons. » ! C'eut été à leurs yeux moins cher et beaucoup moins dangereux. Les « vrais gens » -comme on dit- ne pensent évidemment pas en priorité aux questions de sécurité. Beaucoup se disent en fait que ce n'est plus notre affaire. Dans nos sociétés, on s'intéresse davantage à ce qui touche aux conditions de vie ou au pouvoir d'achat. Cette idée que toute vision de puissance est dépassée, c'est ce que j'appelle la vision de « Bisounours » des Européens. C'est ne pas comprendre que si l'Europe ne devient pas une puissance pacifique - pas pacifiste, mais pacifique - elle sera alors dépendante des autres.

Une autre hypothèse est que l'attitude américaine provoque un choc. Un jour, Trump va trop loin et les Européens se disent que ce n'est plus possible, qu'il faut s'organiser. Au vu des opinions publiques, ce n'est pas le plus probable aujourd'hui mais on ne peut exclure une sorte de réaction des responsables européens face à des puissances extérieures qui nous manipulent, nous menacent ou veulent nous neutraliser. Or tomber dans la neutralité, c'est sortir du jeu et ne plus être à même de défendre les fondamentaux de notre civilisation. S'organiser mieux, cela signifie mettre davantage en commun nos capacités industrielles alors que pour la plupart des pays européens actuels il est aujourd'hui plus sûr, plus efficace et moins cher d'acheter américain, sans même parler de la pression du chantage et du donnant-donnant. Est-ce qu'on peut faire sauter ce verrou ? Dans l'hypothèse où les Etats-Unis nous lâcheraient pour de bon, il ne serait pas impossible que les 5 ou 6 pays disposant d'une capacité industrielle décident de s'unir.

Mais si l'on va au-delà des recherches en commun, il faut aussi créer une culture stratégique commune qui n'existe plus. Nous n'avons pas la même conception de la hiérarchie des menaces et de la meilleure façon d'y répondre.

Ensuite, on en arrive à la vraie  question : qui nous défend ? On voit bien qu'il faudrait monter les budgets de la défense à 2% du PIB partout. Or la défense n'est une priorité absolument nulle part... Il faudrait aussi transformer ces forces nouvelles en forces combattantes, ce qui n'est pas évident du tout. En Europe, il y a en fait très peu d'armées capables de combattre efficacement avec le minimum de dégâts collatéraux. Il y a l'armée française qui est devenue excellentissime. Il y a encore l'armée britannique qui a eu du mal, non pas du fait du Brexit, mais à cause de l'Afghanistan et de l'Irak. A ceci s'ajoutent quelques forces spéciales dans 5 ou 6 pays et c'est tout. Si l'on y parvenait, il faudrait enfin décider qui va diriger tout ça. Quel général met-on à la tête de cet ensemble ? Aujourd'hui, c'est commode, c'est un général américain qui commande l'OTAN. Et puis, qui donnera des ordres à ce général, en tant que chef de la défense européenne ? Prenons l'exemple du Mali : qui lui dira ce qui est vrai, que les djihadistes, organisés, peuvent mettre la main sur Bamako très vite et qu'il faut les bloquer?

Dans l'état actuel du monde réel, il n'y a que la France qui est militairement et institutionnellement capable de le faire. Si vous transposez cela dans un monde où les Européens se seraient pris en charge, il faudrait un mécanisme de décision au niveau européen qui n'existe pas aujourd'hui. Aucune autorité européenne même éminemment respectable ne confère à qui que ce soit ce pouvoir-là.

Il reste enfin une hypothèse, qui est à mon avis la moins mauvaise et la moins inaccessible. C'est l'hypothèse du pôle européen au sein de l'alliance maintenue. Nous serions dans le cas où Trump n'irait pas au bout de ses menaces mais où l'on organiserait néanmoins quelque chose. C'est un peu autour de cette idée que s'organisent la plupart des propositions françaises, depuis Mitterrand et jusqu'aux propositions faites par le président Macron à plusieurs reprises, notamment dans les quatre grands discours européens du début de son mandat. Après tout, il y a des mécanismes qui existent dans les traités depuis très longtemps y compris dans celui totalement oublié d'Amsterdam. Ce dernier prévoit les coopérations dites renforcées, qui n'ont à peu près jamais fonctionné. Le pôle européen pourrait aussi être organisé par un groupe d'Etats hors du traité. Bien sûr, depuis qu'ils ont décidé de revenir en s'occupant de tout, les Américains ont tout verrouillé. Ils n'ont cessé de déclencher des campagnes violentes contre toute velléité de création de zones d'autonomie au sein de l'alliance. La machine américaine nourrit par exemple une sorte de haine hallucinante contre le gaullisme qui remonte à des erreurs d'analyse anciennes et ce n'est pas tout à fait fini.

Une fenêtre d'opportunité pour l'organisation d'un pôle européen de l'alliance aurait d'ailleurs existé si de Gaulle avait eu en face de lui Nixon et Kissinger. Il y a eu aussi un moment favorable au début de la présidence Obama. Lorsque François Hollande m'a demandé de faire un rapport sur la France et l'OTAN, il ne s'agissait pas de savoir si l'on allait revenir, car nous étions déjà revenus, ce qui, selon moi, n'était pas une bonne décision. Il s'agissait plutôt de savoir si nous devions ressortir. J'avais conclu que ressortir après être re-rentrés ressemblerait à une danse de Saint-Guy qui nous ferait perdre tout crédit. On l'a oublié mais je disais, en revanche, qu'il faudrait profiter du fait qu'Obama est le premier président des Etats-Unis à ne pas être hostile à ce qu'un pôle européen s'organise. Il avait quand même une intelligence extraordinaire du monde. Cela changeait de la période de Madeleine Albright ou de Colin Powell où la moindre réunion de trois ministres européens sur la défense européenne déclenchait une réaction extraordinaire du côté américain pour tuer l'initiative dans l'oeuf. Obama lui, était relativement ouvert mais ça s'est terminé après le deuxième mandat de Poutine. Ce dernier a mené la politique que l'on sait, qui est elle-même un sous-produit de l'accumulation de nos erreurs. Paradoxalement, dans la situation actuelle, si Trump devenait plus menaçant et que se répande l'idée qu'il est capable de sortir, cela pourrait avoir un effet positif. En revanche, s'il va jusqu'au bout, je crois que c'est plutôt le scénario de la confusion, une sorte de Brexit à l'échelle du continent, qui risquerait de se produire.

Toutes les idées mises en avant par Emmanuel Macron pourraient rebondir dans un contexte de risque crédible mais non réalisé. Je note qu'il prend garde à ne pas utiliser le terme d'« armée européenne » ; il ne l'a d'ailleurs fait qu'une fois ; car cette expression, impropre, a le mérite d'être parlante.

Tout ceci est une question de mental, comme on dit chez les sportifs. Si les Européens au fond d'eux-mêmes pensent qu'il ne faut pas reprendre le jeu des puissances mais lui préférer d'autres aspirations tout à fait légitimes, alors rien ne se fera. Les dirigeants sauront-ils les convaincre que l'enjeu est la défense de la civilisation européenne, qui est ce que l'on a vu de mieux ou de moins mauvais dans l'histoire de l'humanité ?

Je termine par le Brexit. J'ai sans doute mélangé l'an dernier le possible et le souhaitable. J'avais envisagé que cette absurdité serait arrêtée au bord du gouffre par une réaction des responsables concluant à l'impossibilité de négocier la sortie, donnant ainsi lieu à un second référendum. J'ai sous-estimé la difficulté à organiser ce nouveau référendum. Mais quoi qu'il en soit, qu'il y ait Brexit ou pas, l'essentiel est de maintenir notre relation avec le Royaume-Uni sur ces sujets. Je tiens à saluer à ce titre la proposition faite par Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Schuman, européen convaincu, consistant à élargir à l'Allemagne les accords de Lancaster House. Voilà une excellente idée pour la construction du pôle européen de l'alliance.

M. Christian Cambon, président. - Merci Monsieur le ministre pour votre analyse aiguë et votre remise en perspective historique. Pour être en contact fréquent avec nos collègues britanniques et allemands, nous savons à quel point les doctrines d'emploi des forces diffèrent entre nos pays. Par exemple, lorsque l'Allemagne nous apporte un appui logistique en nous prêtant un avion, il ne peut pas y avoir d'hommes armés à son bord.

M. Joël Guerriau. - Nous sommes en effet dans une situation où règne la confusion, ce qui exige de repenser la sécurité de l'Europe. Mais quelles sont nos chances d'engager une véritable action réellement européenne dans ce domaine ?

M. Gilbert Roger. - Au sein des instances parlementaires de l'OTAN, on constate un très net regain du bilatéralisme dans les relations entre les Etats-Unis et chacun des pays européens. On y voit l'Allemagne prendre de l'importance et ne pas hésiter à jouer contre nous au profit des Etats de l'ex Europe de l'est.

Lorsque nous parlons de la situation au Mali ou en Syrie, cela ne semble pas important pour nombre de nos partenaires. De plus, en cette période de retour d'un fort nationalisme, on est très loin de l'idée d'armée européenne évoquée par le Président de la République.

On constate surtout que l'organisation européenne de la défense est à son minimum, ce qui augmente le poids des américains.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous avez rappelé la nécessité pour l'Europe de réduire sa dépendance. Mais encore faudrait-il qu'elle s'en donne les moyens. Or, si l'on regarde au-delà de la France, tel n'est pas le cas. Etant en charge avec Roland Le Gleut d'une mission de six mois sur l'Europe de la défense, je m'interroge : le pôle européen que vous évoquez doit-il reposer sur le couple franco-allemand ou faut-il aussi veiller à retenir le Royaume-Uni ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Au sein du continuum de la politique de sécurité, quelle place attribuez-vous à l'aide au développement ? Celle-ci participe en effet de la stabilité globale. Je vous pose cette question alors que nous allons examiner d'ici peu, le projet de loi de programmation de la politique de développement.

M. Christian Cambon, président. - Marie-Françoise Perol-Dumont et Jean-Pierre Vial en seront co-rapporteurs.

M. Michel Boutant. - De qui l'Europe a-t-elle finalement le plus à craindre ? Des Etats-Unis ? De la Russie ? De la Chine ? Du terrorisme ? Des forces nationalistes centrifuges qui la traversent ? Ou...de sa propre technocratie ?

M. Olivier Cigolotti. - Vos propos me semblent confirmer ceux du président de la commission de l'information du Conseil de la Fédération de Russie, récemment entendu, et qui nous disait que toutes les grandes décisions étaient en fait prises entre Washington, Moscou et Pékin. L'Europe est-elle encore capable de s'organiser pour être autre chose qu'un ventre mou ?

M. Yannick Vaugrenard. - Le monde d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celui d'hier. Pourtant, nous continuons à mettre en avant la dissuasion nucléaire. Au vu de la gravité de la menace cyber, ne pensez-vous pas qu'il conviendrait plutôt de mettre en place une véritable force de dissuasion dans ce domaine ?

M. Ronan Le Gleut. - Monsieur le ministre, lors de votre audition devant notre commission en 2012, vous déclariez aussi :« aux yeux des européens, la défense européenne, c'est l'OTAN et cela n'a pas changé depuis 1949 ». Pourtant un certain nombre d'initiatives européennes ont été prises récemment : les coopérations structurées permanentes le 11 décembre 2017, l'initiative européenne d'intervention le 25 juin 2018 ; les propositions budgétaires pour le fonds européen de défense du 13 juin 2018, la facilité européenne pour la paix, la stratégie globale de l'Union ou encore la revue annuelle coordonnée en matière de défense. Comment évaluez-vous l'ensemble de ces initiatives ?

M. Olivier Cadic. - Comme vous, monsieur le ministre, je pense que le Brexit n'aura pas lieu même si cette conviction est mêlée d'affect s'agissant d'un pays où je réside depuis 22 ans. Puisqu'il n'y a plus assez de temps pour organiser un second référendum, il faudrait simplement que le Parlement renonce à l'invocation de l'article 50 du traité du fait de l'impossibilité d'un bon Brexit. Parallèlement à son art de diviser pour régner, employé en Ukraine ou dans les conflits gelés, la Russie dirige contre l'Europe nombre d'attaques cyber. D'après l'OTAN, des trolls sont envoyés sur 80% des recherches sur internet associant les mots « OTAN » et « pays baltes ». Les mêmes moyens sont utilisés sur les réseaux sociaux s'agissant du mouvement des gilets jaunes, par ailleurs abondamment mis en avant par R.T (Russia Today). Qu'en est-il de votre proposition d'adopter vis-à-vis de la Russie un « rapport de force dissuasif » ? Pensez-vous que ce pays sera un jour une démocratie ?

M. Hugues Saury. - Je souhaiterais revenir sur l'un des termes de l'intitulé de votre intervention, à savoir le risque de « chaos géopolitique ». Vous en avez évoqué certains aspects, mais comment pourriez-vous définir ce chaos lui-même ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Pour ma part, je ne crois pas du tout à un retrait des Etats-Unis de l'OTAN. Donald Trump est trop conscient de l'avantage que cela donne à son pays en termes de leadership. En revanche, il est vrai que, dans le contexte du pivot américain vers l'Asie, on continuera probablement à parler d'un renforcement de la partie européenne de l'alliance. Lorsque nous interrogeons Jens Stoltenberg, celui-ci nous rappelle qu'après le Brexit, la défense de l'Union européenne sera assurée pour 80% par des pays non membres !

Je trouve excellente la proposition de Jean-Dominique Giuliani consistant à élargir les accords de Lancaster House à l'Allemagne. Ma question porte sur la façon dont il faudrait s'y prendre pour que nos partenaires réalisent que les principales menaces sont davantage au sud qu'à l'est.

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Fin décembre, vous évoquiez dans le journal Le Monde la nécessité de faire un bilan de ce qui marche et ne marche pas au sein de la politique étrangère, à la fois européenne et française. Vous ajoutiez qu'il faudrait abandonner ce qui était périmé. A quoi faisiez-vous référence ?

M. Pascal Allizard. - J'ai eu la chance de participer il y a peu à une mission de l'OTAN en Europe du Nord. Cela me conduit à vous demander comment vous envisagez l'avenir de la politique de réassurance de l'OTAN ainsi que la capacité de la Russie à passer éventuellement à l'acte ?

Il semble enfin que l'on soit toujours pris dans des arbitrages compliqués entre les priorités de sécurité de l'Europe du Nord et la Méditerranée.

M. René Danesi. - Pendant des siècles, le Royaume-Uni a manoeuvré pour empêcher l'émergence de toute puissance sur le continent. Il a ainsi lutté contre l'Empire napoléonien, mais aussi contre l'Union européenne, à coups d'élargissements successifs. Le départ des Britanniques n'est-il donc pas une condition nécessaire pour que l'Union européenne devienne enfin une Europe-puissance ?

M. Christian Cambon, président. - Il convient aussi d'intégrer la dimension industrielle s'agissant de la défense de l'Europe. Certains pays européens se fournissent ailleurs, tandis que nos industries, si elles n'exportent pas, risquent à terme de disparaître.

M. Hubert Védrine. - Je synthétiserai mes réponses...

Sur la difficulté de nos partenaires à percevoir l'importance du risque en Syrie, je dirai que cela participe d'un épuisement de l'Occident. Sans aller jusqu'à la thèse du théoricien singapourien Mahbubani, force est de constater qu'il existe un courant d'opinion très fort, en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui ne veut plus d'intervention extérieure. Ceci a conduit Obama, à la suite des Britanniques, à ne pas confirmer l'engagement en Syrie. Nous sommes entrés dans une autre phase de l'histoire. En Syrie, la politique est faite par la Russie, la Turquie, l'Iran, voire Israël. Que l'on trouve cette évolution désolante ou plutôt saine, c'est ainsi.

Oui, la menace cyber doit être prise au sérieux et elle l'est. Son potentiel destructeur est énorme car plus une société est numérisée, plus elle est fragile. En revanche, je pense que ce sujet doit être dissocié de celui de la dissuasion nucléaire. Abandonner cette dernière signifierait assumer une lourde responsabilité devant l'histoire. Il ne faut le faire que si l'on croit de façon certaine que le monde sera plus sûr dans 20 ou 30 ans, qu'il ne présentera plus de risques vitaux pour nos pays. Si nous le faisions, les autres puissances nucléaires estimeraient simplement que nous nous sommes mis hors-jeu, mais aucune ne nous emboîterait le pas.

A propos de la Russie, je ne dis pas qu'être voisin de ce pays ne pose pas de problème. Je trouve seulement absurde que nos relations soient aujourd'hui plus mauvaises qu'elles ne l'étaient avec l'URSS à la fin de la guerre froide. Après la période Nixon-Kissinger, il y avait des sommets réguliers, des accords de limitations des armements (SALT) et même de réduction (START). Ce n'est même plus le cas ! Les Occidentaux ont cru qu'ils avaient définitivement triomphé et qu'il n'était même pas utile de se soucier des relations avec la Russie. Ce fut une erreur stratégique aujourd'hui reconnue. On n'a pas profité de la disponibilité - certes relative - de Poutine au cours de ses deux premiers mandats. Il était probable qu'il se réveillerait un jour, par exemple sur l'affaire de la Syrie. Nous avons enclenché un engrenage qui conduit à une impasse politique : celle de pousser les Russes vers la Chine, ce dont ils ont très peur. N'oublions pas qu'en Russie, entre l'Oural et Vladivostok, il n'y a que 20 millions d'habitants ; soit la population d'une bourgade moyenne en Chine... Lorsque Emmanuel Macron dit qu'il faut ré-arrimer la Russie à l'Europe, il a raison, mais les autres Européens ne le veulent pas. Ils sont pris dans le système américain, le même qui a entravé Trump dans sa volonté d'avoir un dialogue avec la Russie. Cette résistance de l'Etat profond américain à propos de la Russie est très ancrée ; elle ne date pas des démêlés judiciaires actuels. J'estime que l'analyse du risque russe est vraiment disproportionnée. Il faudrait une politique combinée de fermeté, de dissuasion, de coopération. Oui aux manoeuvres de l'OTAN dans les pays baltes, mais, en revanche, l'exclusion de la Russie du G7 était une erreur. Ce qu'il faut, c'est une politique réaliste et de long terme. Mais est-on encore capable du long terme ? Plus une politique étrangère est dépendante des opinions publiques du moment, moins elle existe.

Je le redis, le monde actuel est un chaos instable. Le consensus espéré par les Occidentaux autour de la démocratie de marché ne s'est pas produit. Nous ne reverrons pas non plus l'hyperpuissance américaine et encore moins la domination occidentale. Je vous renvoie à l'ouvrage passionnant de Peter Frankopan sur les Nouvelles routes de la soie, on y réalise à quel point les initiatives grouillent, parfois indépendamment même de la Chine. Un continent décolle... sans nous.

On n'assistera sans doute pas davantage à une domination des émergents ensemble et la montée de la Chine suscite elle aussi réactions et résistances. Le monde multipolaire a peu de chances d'advenir. C'est un vieux slogan français mais quels sont les pôles ? Où est la stabilité dans un monde où tout bouge et se reconfigure sans arrêt ? Par exemple, combien de temps faudra-t-il pour que, par épuisement, Sunnites et Chiites en viennent à signer eux aussi leur traité de Westphalie ?

Et nous, en Europe, que devons-nous faire ?

Je pense qu'un point de départ consisterait effectivement à étendre les accords de Lancaster House à l'Allemagne. Ensuite, je crois à un petit groupe d'Etats motivés - sans doute pas 27 -  qui fassent converger leurs perceptions des menaces et surtout décident des réponses à apporter à chacune d'entre elles. Quelles réponses face aux risques venant des Etats-Unis : celui de la prise en otage par les sanctions économiques ou celui de l'abandon de l'OTAN ? Quelles réponses face au Likoud qui veut empêcher toute politique européenne au Proche-Orient ou à Erdogan qui prétend interdire des meetings chez nous ? Quelles réponses face aux menaces islamistes ? Quelles réponses face aux grandes entreprises et aux mafias qui voient l'Europe comme un supermarché où l'on vient se servir librement ? C'est à ce travail qu'il nous faudra procéder en commun.

On se croyait dans le monde des « Bisounours », nous sommes en fait à Jurassic Park !

Quel est l'effet sur les dirigeants du Parti communiste chinois de nos beaux discours sur les valeurs universelles ? Il nous faut une cure de néo-réalisme et il est essentiel que les opinions publiques suivent. Il faut en effet que se mobilisent tous ceux - élites et « vrais gens » - qui sont en fait attachés au modèle de société européen, à cet équilibre très particulier entre l'individu et l'organisation, entre la liberté et la protection. C'est bien cela qui est en cause dans la question de la défense de l'Europe. Mais le voulons-nous encore ? Comment convaincre les opinions alors qu'elles semblent avoir d'autres priorités ? Créer un énième système de procédure ne suffit pas. Il faut créer un choc, non pour paniquer mais pour alarmer. Créer un choc, alarmer puis proposer.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour tous ces éléments. Il n'y a en effet pas lieu de sombrer dans un pessimisme absolu tant on a vu l'Europe capable de rebonds surprenants au cours de son histoire. En ce qui nous concerne, nous veillons par exemple à entretenir une relation suivie avec la Russie, qui s'est traduite par la cosignature d'un rapport conjoint avec nos collègues du Conseil de la Fédération. A moins qu'on ne veuille la remplacer par des assemblées de citoyens, la représentation parlementaire a en effet une contribution à apporter.

La réunion est close à 12 h 10.