Mercredi 7 mars 2018

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 05.

Audition de Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France en Russie

M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadeur, c'est un plaisir de nous retrouver. Nous vous avons connue notamment à Pékin et Londres. Vous êtes à présent en poste à Moscou, et nous nous en réjouissons.

Vous nous avez fait l'honneur d'accepter de venir éclairer nos réflexions, alors que nous sommes à la veille de rédiger en commun avec le Conseil de la Fédération russe un rapport, ce qui ne s'est jamais fait. Cet engagement a été pris par mon prédécesseur, le président Raffarin, et je mets un point d'honneur à le respecter, avec le plein appui du président Larcher.

Je rappelle que notre amitié avec la Russie est profonde, tout autant que nos désaccords, qu'il s'agisse de la question ukrainienne, de celle de la gestion de la crise syrienne, des armes chimiques ou des tentatives de déstabilisation des démocraties occidentales par des actions dans le champ médiatique et le cyberespace.

Nous avons toutefois avec la Russie des relations intenses, à la fois historiques et stratégiques, qui nous ont toujours poussés à vouloir maintenir le dialogue. C'est un signe tangible de cette volonté qui se manifeste à travers la préparation de ce document, d'autant que, comme vous le verrez dans les textes qui commencent à s'échanger entre nos deux parties, un certain nombre de points ne donnent pas lieu à de grandes difficultés.

Notre commission avait publié dès octobre 2015 un rapport destiné à « éviter l'impasse » - je cite là son titre, entre la France et la Russie dans le contexte de la crise ukrainienne. La publication de ce rapport a été le point de départ d'un dialogue qui a été suivi avec beaucoup d'attention par les deux parlements.

Après avoir fait traduire ce document en russe et l'avoir examiné, le comité des affaires internationales, équivalent de notre commission des affaires étrangères, a souhaité en débattre avec nous avant de rédiger son propre texte. Ils nous ont conviés à en discuter en février 2017, à Moscou. Je faisais partie de la délégation alors menée par le président Raffarin.

C'est à ce moment qu'il nous a été proposé de préparer un rapport conjoint, ce que Jean-Pierre Raffarin a accepté, sans ignorer les difficultés de ce genre d'exercice, mais toujours avec la volonté de privilégier le dialogue avec la Russie.

J'en présenterai la teneur le mercredi 28 mars à la commission, en prévision d'une réunion avec la délégation russe, le 5 avril, ici même.

Nous allons donc, madame l'ambassadeur, être très attentifs à vos analyses.

Actuellement dans cette période préélectorale, on évolue plutôt dans le contexte d'un discours anti-occidental émanant de plusieurs responsables politiques russes, illustré notamment par la récente adresse du président Poutine au Parlement.

De quel levier disposons-nous pour faire évoluer la Russie et la rapprocher de nos points de vue - si tant est que cela soit possible ?

Quels sont les sujets sur lesquels il vous paraît envisageable d'avancer et quel peut être concrètement l'apport du Sénat ? Nous ne nous targuons pas de pouvoirs que nous ne possédons pas, mais nous allons essayer de réaliser ce travail de manière constructive.

L'élection présidentielle russe, selon toute vraisemblance, devrait déboucher sur la réélection du président Poutine. À quoi va ressembler cette quatrième mandature, dont on imagine qu'elle sera la dernière ? Ces derniers mois ont été l'occasion d'un renouvellement très important des élites russes, destiné peut-être à enclencher une modernisation de la gouvernance publique, mais aussi, selon certaines analystes, à permettre au président russe de se délester de la gestion des questions intérieures et de se consacrer un peu plus aux dossiers internationaux. Nous conviendrons tous qu'ils en ont bien besoin - dans le bon sens bien sûr !

Peut-on s'attendre selon vous à un changement de ligne du président russe, qui pourrait se montrer davantage enclin à rechercher des succès diplomatiques et à jouer un rôle plus stabilisateur au plan international pour marquer la fin de son règne ? Voyez-vous des signes d'ouverture ou des éléments de continuité ? Ce dernier mandat sera-t-il plus dur que les précédents, ce que d'autres analyses mettent en avant ?

Enfin, ce futur mandat présidentiel s'annonçant comme celui de la transition, comment voyez-vous l'avenir de la Russie et de ses gouvernants sur le plan politique ? Quels sont à vos yeux les risques d'une telle période ?

Merci infiniment, madame l'ambassadeur, d'avoir accepté d'effectuer ce déplacement depuis Moscou.

Vous avez la parole.

Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France en Russie. - Merci, monsieur le président.

Je suis très heureuse de vous retrouver aujourd'hui. Je vois ici d'anciens Londoniens. Je pense que, cette fois-ci, il y a moins de risque de se tromper sur le résultat des élections russes, à la différence du Brexit.

Vous avez évoqué la période préélectorale, qui est en effet très intéressante du fait des débats qu'elle génère.

Bien entendu, le président Poutine va gagner. Sont d'ailleurs écartés tous les candidats potentiellement dangereux. Alexeï Navalny est éloigné sous des prétextes judiciaires, et l'on note une tendance à s'en prendre au nouveau candidat du parti communiste, Pavel Groudinine, qui est plus populaire qu'on ne s'y attendait.

Ce dernier n'est absolument pas communiste - c'est un homme d'affaires, un capitaliste - mais il a présenté un programme très communiste. Il compte un certain nombre de soutiens, mais fait l'objet d'accusations de comptes offshore, de corruption, etc.

Certains des candidats ne feront que 1 % ou 2 %, comme Grigori Iavlinski, candidat de l'époque Gorbatchev et Eltsine, Boris Titov, candidat des hommes d'affaires, également envoyé spécial du Kremlin, ou encore Ksenia Sobtchak, la fille de l'ancien maire de Saint-Pétersbourg, ancien mentor de Vladimir Poutine.

On a pensé dans un premier temps que c'est Vladimir Poutine qui avait poussé cette dernière dans l'aventure, afin de donner l'impression d'une élection démocratique. Elle est aujourd'hui plutôt prête à se démarquer, assez critique sur l'Ukraine, la Crimée et, ouvertement, à propos de Vladimir Poutine.

Il est intéressant d'assister à des débats entre « libéraux » et « démocrates », la grande majorité de la population allant de toute façon voter pour Vladimir Poutine. Certains Russes ne connaissent en effet que lui, il est au pouvoir depuis dix-huit ans. Les années 90 et l'époque de Boris Eltsine sont présentées comme une période de chaos, un moment où les magasins étaient totalement vides. Les partisans de Vladimir Poutine, des hommes d'affaires, des membres de l'establishment qui ne sont pas uniquement ses affidés, estiment que c'est lui qui a ramené la stabilité dans ce pays. Sans lui, on aurait connu selon eux des « révolutions de couleur ».

Les « révolutions de couleur », Maïdan, les printemps arabes représentent pour les Russes le chaos où se trouvent précipités les démocraties et le reste du monde. Le seul qu'ils respectent, c'est Xi Jinping, qui pourrait poursuivre l'exercice du pouvoir au-delà de son deuxième mandat. Or les Chinois et les Russes ont actuellement tendance à s'inspirer mutuellement des pratiques les moins démocratiques. .

C'est le cas de la législation concernant les ONG que la Chine, suivant le modèle de la Russie, a adopté récemment. Des réflexions sont en cours à Moscou sur l'isolement possible de l'Internet

S'agissant de l'élection, tous les Russes disent que ce n'est pas le 18 mars qui compte, mais la suite. C'est la question que vous soulevez : s'agira-t-il d'un renouvellement ou d'un resserrement ?

Pour le moment, on assiste au renouvellement des élites. Depuis que je suis arrivée à Moscou, j'ai rencontré plusieurs vices premiers ministres et une douzaine de ministres. J'ai voyagé dans le pays, qui est le plus vaste du monde. J'ai côtoyé des gouverneurs. J'ai vu des jeunes gens dynamiques qui ne sont pas du tout idéologues et qui donnent plutôt une bonne impression.

Le principal problème de la Russie est aujourd'hui économique et tient aux réformes.

Certains se demandent s'il ne s'agit pas en fait d'une période de « stagnation stable », par référence à l'époque Brejnev. Aujourd'hui, la Russie dispose d'un PNB équivalent à celui de l'Espagne, alors que le pays bénéficie de ressources, que la population russe, trois fois plus nombreuse que la population espagnole, est extrêmement éduquée, et que ses scientifiques détiennent de fortes compétences, notamment dans le domaine spatial.

C'est en fait, le secteur des hydrocarbures qui contribue principalement au PNB du pays, dépendant du prix du baril. Ce prix était descendu à 40 dollars l'année dernière. Il est remonté depuis. Les choses vont mieux pour le moment. Le taux de croissance se situe autour de 1,5 %, le baril coûtant actuellement 64 dollars. L'économie reste cependant extrêmement fragile et beaucoup trop dépendante des hydrocarbures.

Les réformes structurelles n'ont pas été engagées, Vladimir Poutine, dit-on, ayant peur des réactions sociales et des révolutions. Lorsqu'on conduit des réformes, c'est à la marge, même si certains conseillers, comme Alexeï Koudrine, préconisent de véritables changements structurels. Le défi pour la Russie sera sa capacité à diversifier son économie et à la rendre moins dépendante.

Cependant, le secteur agroalimentaire a connu des progrès du fait des sanctions européennes. Vladimir Poutine a en effet adopté des contre-sanctions qui ont très largement visé les Français, mais aussi les Italiens. Du coup, les Russes se sont adaptés. Ils ont aujourd'hui une industrie agroalimentaire de substitution qui fonctionne plutôt bien, souvent d'ailleurs avec le savoir-faire et des investissements français.

De gros contrats ont ainsi été signés, par exemple avec Savencia, pour la fabrication de fromages.

D'autres domaines sont importants. Du discours de Vladimir Poutine du 1er mars, tout le monde a retenu les missiles supersoniques, alors que cette intervention comportait une première partie, les deux parties ayant probablement été rédigées par des rédacteurs qui ne s'étaient absolument pas consultés. Le premier doit être le réformateur Alexeï Koudrine, qui a évoqué les réformes économiques et sociales, et surtout l'économie digitale que Vladimir Poutine semble avoir découverte récemment.

Il est ainsi allé rendre visite à Yandex, qui a été fondé un an avant Google, en s'aidant des connaissances de l'Union soviétique dans ce domaine. En Russie, Yandex est totalement dominant et plus précis que Google. Les cartes sont mieux faites et les applications diversifiées et performantes. Dans ce domaine, leur capacité à se développer est grande.

Il est plus difficile de se prononcer s'agissant du système démocratique. Des propositions de réforme du système judiciaire ont été faites afin de le rendre plus indépendant et de consolider l'État de droit. Il est effectivement indispensable de lutter contre la corruption, ce qui est fait actuellement de manière arbitraire. Certains oligarques restent protégés tandis que d'autres sont visés par la justice.

L'autre point important que vous souleviez, c'est celui de la politique étrangère. Que va faire Vladimir Poutine ? Tout le monde affirme que seule celle-ci l'intéresse depuis dix-huit ans qu'il est au pouvoir.

Le problème vient du fait que sa vision du monde parait extrêmement déformée. Il semble souffrir d'un complexe obsidional évident, considérant l'Occident comme un ennemi. Il pense que le but des Occidentaux est d'empêcher la Russie de se développer. Quand on dit aux Russes qu'il s'agit d'un phantasme, ils demandent qu'on leur prouve le contraire et citent même le déploiement des forces françaises et britanniques en Lituanie.

C'est comme un retour à l'Union soviétique. J'étais en poste à Moscou il y a une trentaine d'années, au moment de la Perestroïka. La logique soviétique qui prévalait avant était : « Eux et nous ». C'était la perception que les Russes avaient du monde, et je crains qu'ils l'aient conservée.

Les Chinois ont eu pour ennemi les Américains, puis les Soviétiques, mais l'Europe constituait une « alliance de revers ». Nous n'avons jamais été ennemis, même si des difficultés sont survenues en raison de contacts au plus haut niveau avec le Dalaï-Lama. En Russie, on voit des ennemis partout dans le monde.

La Russie s'est toutefois rapprochée de la Chine ces dernières années, en grande partie pour des raisons économiques et financières, les grands projets ne pouvant plus être financés autrement en raison des sanctions américaines.

Un projet très symbolique, celui de Yamal, avec Novatek et Total, a été inauguré en décembre dernier par Vladimir Poutine. Une usine entière a été construite en trois ans sur le permafrost, ce qui n'est pas aisé. C'est une très belle réalisation, mais les banques françaises n'ont pu la financer. Ce sont donc les banques chinoises qui s'en sont chargé. Les sanctions ont ainsi permis leur entrée en Russie.

Pour autant, les Russes se sentent peu d'affinités avec les Chinois. Ils sont Européens. C'est leur culture, et ils préfèrent négocier avec nous plutôt qu'avec eux. Ils ne les comprennent pas, et les milieux d'affaire en souffrent.

Les États-Unis représentent évidemment l'ennemi. La liste des hommes d'affaires figurant dans le « rapport du Kremlin » du Congrès américain semble copiée du classement Forbes. Cependant, d'autres sanctions qui feront encore plus de mal seraient en préparation et concerneraient des personnes qui ne figurent pas nécessairement dans ledit classement. Les relations seront donc perturbées pendant très longtemps.

Pour autant, les Américains sont très présents en Russie sur le plan économique. Ils ont préservé leurs intérêts, maintenu leur présence, tout en rendant difficile pour les entreprises européennes de s'implanter en Russie.

Par ailleurs, ils conservent des relations très étroites dans certains domaines, comme le contre-terrorisme. Les responsables de la sécurité intérieure, du renseignement militaire et du service de renseignements extérieurs se seraient ainsi rendus ensemble à Washington, en dépit des sanctions. Il existe dans le domaine militaire des relations à très haut niveau - chefs d'état-major, généraux trois étoiles - essentiellement consacrées à la prévention des incidents au sens large. C'est notamment vrai pour la Syrie, où la déconfliction est quotidienne .

On est parfois trop prudent, alors que les Américains, qui sont extrêmement critiques, ont maintenu des canaux avec la Russie...

La visite du Président de la République à Moscou et Saint-Pétersbourg les 24 et 25 mai est très attendue. Il existe un « effet Macron » en Russie après l'invitation à Versailles. . Un officiel russe m'a dit que son pays s'était trompé en pensant que l'élection de Donald Trump serait favorable à la Russie et que l'élection d'Emmanuel Macron lui serait défavorable. Ils reconnaissent donc s'être trompés et l'on constate une très forte attente de leur part.

Le Président de République est en contact téléphonique très fréquent avec Vladimir Poutine, en particulier au sujet de la Syrie. Ce ne sont pas toujours des contacts très faciles, mais la Russie a accepté le vote de la résolution 24-01 et a déclaré une trêve de 5 heures par jour. Peut-être est-ce insuffisant, mais ceci manifeste leur bonne volonté, même si les forces du régime syrien continuent à frapper.

On dit que l'échec de la phase politique, à Sotchi, a à nouveau ouvert la voie aux armes. La suite va être assez difficile, mais le Président de la République maintient un contact très étroit à ce sujet.

L'autre sujet est l'Ukraine. Pour ce qui est de l'annexion de la Crimée il ne faut pas se faire d'illusions. Les Russes sont très nationalistes et cela a accru la popularité de Vladimir Poutine.

Les sanctions qui ne visent que la Crimée ne nous gênent qu'à la marge. Le plus important aujourd'hui, c'est la situation dans le Donbass. Une porte de sortie apparaît possible avec la mise en place d'une mission de maintien de la paix.

Bien évidemment, on ne renoncera pas aux sanctions parce qu'elles ne fonctionnent pas ou parce qu'elles nous affectent. Les sanctions ont toujours affecté les pays qui les ont adoptées. Cela a été le cas notamment au sujet de l'Iran.

Vladimir Poutine est-il prêt à faire un pas sur le Donbass ? Ce n'est pas impossible. On verra ce que donneront les contacts avec le Président de la République.

Cela permettrait aussi d'offrir aux Européens une perspective de levée partielle des sanctions. On a employé la formule « Small for small ». Un début d'acceptation du protocole de Minsk permettrait d'aller dans ce sens.

L'attente est forte dans le domaine économique. La plupart des chefs d'entreprise du CAC 40 - et d'autres - seront présents à Saint-Pétersbourg.

Sur le plan culturel, la mise en place du dialogue de Trianon constitue pour la société civile une idée originale qui repose sur des plateformes numériques en miroir. L'idée est de faire participer des citoyens sur un thème porteur qui peut se décliner de mille façons, celui de la ville du futur. Il serait souhaitable que ce ne soit pas les éternels spécialistes de la Russie en France et de la France en Russie qui interviennent face à face dans le cadre de tables rondes. Ceci existe en Allemagne avec le dialogue de Saint-Pétersbourg depuis environ vingt ans.

On a voulu faire autre chose. Cela donnerait la possibilité à des citoyens de Sibérie ou d'ailleurs d'intervenir sur ce sujet. Il s'agirait d'une relation un peu rénovée..

Mme Merkel a été affaiblie par le résultat des élections et la mise en place de cette coalition qui n'est pas totalement convaincante. Les relations du Royaume-Uni avec la Russie sont gelées depuis l'assassinat d'Alexandre Litvinenko. S'il est avéré que c'est la Russie qui est coupable cette fois encore dans l'affaire Skripal, ce sera fini. Les relations avec les Polonais et les pays baltes sont également dans l'impasse, et il n'y a pas tellement d'espoir avec les Américains.

La visite du Président de la République suscite donc une forte attente.

S'agissant des relations parlementaires, il n'est rien de pire que de ne pas entretenir le dialogue avec un pays, et de considérer qu'on ne se parle pas compte tenu des difficultés. Il est très important de maintenir une diplomatie parlementaire.

C'est pourquoi je me réjouis de la visite de vos homologues et de l'initiative de rapport conjoint. Le maintien du dialogue est fondamental. C'est une erreur de tout geler.

Il faut toujours se parler. C'est le principe de la diplomatie. Je ne puis donc que vous encourager dans vos démarches.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour ce cadrage très intéressant.

Avec mon homologue le président Kossatchev, nous avons défini six chapitres qui couvrent à peu près l'ensemble de nos relations : politique internationale, développement économique, culture, etc., et nous les avons divisés en deux. La partie française est en train de rédiger le corpus de trois chapitres, la partie russe s'occupant des trois autres. Sous chaque chapitre, la partie qui n'a pas été le rédacteur ajoutera ses propres observations.

Je pense que le rôle des parlements, dont la parole est libre, peut être important pour aider au développement de la relation bilatérale avec la Russie.

La parole est aux sénateurs.

M. Robert del Picchia. - Madame l'ambassadeur, le président a parlé de rapport commun. Pour moi, ce n'est pas un « rapport commun » mais plutôt un « rapport en commun ». On est assez clair là-dessus. On sait où se situent les frictions - Crimée, Donbass, etc. Notre position est très claire, et proche de celle du Gouvernement.

S'agissant du Donbass, l'idée serait d'avoir une force de maintien de la paix, au sens de l'ONU. Il semblerait que les Ukrainiens soient d'accord avec les Russes sur ce point, même si les modalités ne sont pas encore définies.

On a l'impression que le quai d'Orsay soutient prudemment cette direction. Pourquoi ? Pourtant, cela pourrait faciliter l'application des accords de Minsk et permettre un règlement du conflit.

M. Joël Guerriau. - Madame l'ambassadeur, le principal opposant de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, ne pourra se présenter à l'élection. Il appelle à son boycott. Pensez-vous que cela aura un effet sur l'abstention, malgré toute la publicité qui est faite pour pousser les Russes à aller voter ?

Que pensez-vous par ailleurs de l'organisation concernant les observateurs étrangers ? Est-il opportun d'y participer lorsqu'on est invité ?

M. Yannick Vaugrenard. - Madame l'ambassadeur, quel rôle la Russie est-elle susceptible de jouer par rapport à l'évolution libyenne ?

L'accord de Skhirat a été signé le 17 décembre 2015, sous l'égide de l'ONU. L'ensemble des parties prenantes libyennes se sont mises d'accord sur le fait que Fayez el-Sarraj serait le chef du gouvernement libyen. Depuis, le Président de la République française a reçu les deux parties prenantes pour signer un accord et envisager des élections en 2018.

Or il se trouve que, depuis, la Russie a accueilli le général Haftar sur le porte-avions Amiral Kouznetsov, qui croisait au large de la Libye. Cela signifie-t-il que la Russie compte jouer un rôle particulier en marge des décisions de la communauté internationale ?

M. Ladislas Poniatowski. - Madame l'ambassadeur, dites-nous tout sur les relations entre Vladimir Poutine et Recep Erdoðan ! On voit bien la stratégie de Vladimir Poutine pour redevenir un acteur mondial important dans différentes parties du monde, notamment au Proche-Orient et au Moyen-Orient, même si c'est compliqué en Syrie, face à Bachar al-Assad. Avec Recep Erdoðan, on ne comprend pas très bien...

La première armée de l'OTAN reste l'armée turque : tout l'armement de l'ouest est en Turquie. Cela dit, on assiste en ce moment à un numéro de rapprochement assez intéressant : la vente des missiles S-400 à la Turquie est un geste plus que symbolique, un geste très fort. Avez-vous des informations en la matière ?

M. Olivier Cigolotti. - Madame l'ambassadeur, vous avez parfaitement planté le décor en matière de relations économiques. Même si la France reste le septième fournisseur de la Russie, le niveau des importations russes n'a cessé de décroître depuis 2014, année des sanctions et des contre-sanctions. Ceci a même concerné des productions qui n'étaient pas touchées par les contre-sanctions.

Pensez-vous que cette baisse soit due à la chute du rouble, à une réelle désaffection pour les productions françaises ou, comme vous l'avez évoqué, à un développement des productions russes ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Madame l'ambassadeur, j'aimerais obtenir des éclaircissements au sujet des relations avec l'Iran dans le cadre de la question syrienne, de la rivalité avec la Chine au sujet des voies de transport maritimes dans l'Arctique, où on a l'impression que les tensions s'exacerbent, et enfin de l'entrée possible de la Géorgie dans l'OTAN.

Au sommet de Galles, on avait évoqué les pressions exercées par la Russie sur Mme Merkel et sur la France pour que l'on refuse l'entrée de la Géorgie dans l'OTAN. La Géorgie désire à nouveau y entrer avec force. Quel sera le point de vue russe aujourd'hui ?

M. André Vallini. - Madame l'ambassadeur, vous avez fait allusion à la dernière résolution du Conseil de sécurité au sujet de la Syrie et au fait que la Russie n'a pas mis son veto. S'agit-il d'une démarche sincère ou d'un double jeu de Vladimir Poutine ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Madame l'ambassadeur, en tant que président du groupe d'amitié France-Arménie, je suis particulièrement sensible au conflit du Haut-Karabagh. J'aurais voulu connaître votre avis sur le positionnement de la Russie vis-à-vis de ses deux anciennes républiques.

M. Richard Yung. - Madame l'ambassadeur, on est frappé par la faiblesse des résultats économiques russes, dont le PIB est de l'ordre de 1 500 milliards d'euros à 2 000 milliards d'euros, soit le dixième du nôtre. Le PIB par tête d'habitant est par ailleurs ridiculement bas. Cela ne peut durer !

Les Russes voient bien à la télévision ce qui se passe dans le reste du monde. Comment l'opinion publique le vit-elle ? Ne risque-t-on pas de se retrouver face au même hiatus qu'au temps de l'URSS, lorsque celle-ci ne pouvait plus suivre l'effort d'armement et l'effort spatial américain ?

Mme Gisèle Jourda. - Madame l'ambassadeur, j'aurais souhaité connaître votre analyse par rapport à la position de la Russie au dernier Conseil de sécurité. Le revirement qu'elle a opéré en ne mettant pas un douzième veto pouvait permettre de nourrir certaines espérances. Or à l'issue de la dernière visite du ministre des affaires étrangères français, on comprend que ce n'est pas si simple, la trêve humanitaire de cinq heures n'étant pas respectée.

Pourquoi ce revirement de la Russie ? Cela s'explique-t-il par les relations entre la Russie et la Syrie, notamment pour faire contrepoids à l'Iran ? Ce changement de pied, même s'il doit tout à la diplomatie, est surprenant.

M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadeur, vous avez la parole.

Mme Sylvie Bermann. - Je vais m'efforcer de répondre dans l'ordre des questions. J'ai été directeur des Nations unies. On a toujours utilisé le terme de « maintien de la paix », alors qu'il n'y avait souvent aucune paix à maintenir. C'est pourquoi on aboutit parfois à des échecs. Les OMP sont cependant des configurations multiples.

Le ministre des affaires étrangères était à Moscou il y a quelques jours et a évoqué avec son homologue notre intérêt pour une opération de maintien de la paix dans le Donbass.

Il est vrai que, jusqu'à présent, tout cela n'a pas été très suivi. L'absence sur la scène internationale de l'Allemagne, co-garant du processus de Minsk, n'y a pas aidé.

Les Ukrainiens et les Russes ne veulent pas la même chose. Vladimir Poutine s'est prononcé pour la seule protection des observateurs. Les Ukrainiens désirent voir le maintien s'exercer jusqu'à la frontière. Je pense un compromis possible. . Ceci nous permettrait de sortir de l'impasse.

En ce qui concerne le boycott des élections, Alexeï Navalny considère que les candidats d'opposition ont peu de chance d'obtenir beaucoup de voix. Il espère donc qu'on comptabilisera au nombre de ses soutiens à la fois le nombre d'abstentions et les voix de ceux qui ont boycotté les élections à sa demande. C'est sa stratégie. Vladimir Poutine, quant à lui, espère 70 % de participation et à peu près 70 % de résultats en sa faveur.

En ce qui concerne la question libyenne et le fait que le général Haftar ait été reçu sur le porte-avions russe, les Russes désirent parler à tout le monde. Ils avaient apprécié le fait que le Président de la République contribue à un accord, mais la Libye n'est pas un sujet qu'ils évoquent souvent, sauf pour critiquer l'intervention franco-britannique de 2011.

Si l'intervention en Ukraine a mené à une impasse, l'intervention en Syrie, même si nous la critiquons pour des raisons humanitaires, est en fait un succès pour la Russie, qui est de retour dans cette zone. Ils reçoivent tous les opposants, même syriens.

De manière générale - et cela recoupe les questions sur l'Iran et la Turquie - la Russie veut être un allié fidèle. Selon elle, les Américains ont trahi tous leurs amis, à commencer par Hosni Moubarak, en soutenant les révolutions.

Les Russes par ailleurs critiques vis-à-vis de Bachar al-Assad. Ils affirment souvent que ce n'est pas leur ami et qu'ils ne tiennent pas nécessairement au fait qu'il reste au pouvoir, mais ils ne veulent pas le trahir.

Pour l'Iran, c'est la même chose. Ils sont très ennuyés. Ils sont parfois gênés par l'intervention de l'Iran en Syrie, n'ont pas les moyens de le contrer.

Il en va de même à propos de la Turquie, qui ne leur a pas facilité les choses avant la réunion de Sotchi, les Turcs ayant commencé à intervenir à Afrin. En outre, un avion est reparti avec des opposants soutenus par les Turcs. Ils ont donc des raisons d'en vouloir à ce pays. On se souvient aussi de l'avion russe abattu par les Turcs, même s'ils se sont ensuite réconciliés. Certes, la Turquie constitue la principale armée de l'OTAN, mais les Russes devraient fournir à terme des systèmes antiaériens avancés aux Turcs.

On peut considérer qu'il y a ici des contradictions, mais je pense que ce qui anime la Russie, c'est la volonté d'être un véritable acteur au Proche-Orient. La Russie, la Turquie et l'Iran sont les garants du processus de « deconfliction » lancé à Astana.

Il y a trois ans, la Russie n'était pas un acteur au Moyen-Orient. Elle l'est aujourd'hui et, ce faisant, est devenue acteur de la scène internationale, très active au Conseil de sécurité.

Pourquoi un tel revirement s'agissant de la résolution concernant la Syrie ? J'ai tendance à penser que l'action du Président de la République et d'Angela Merkel y est pour beaucoup. Ils ont appelé Vladimir Poutine, depuis Bruxelles. Cela n'a pas été facile. La réponse avait été tout d'abord négative. Le Président de la République a été très insistant, et, je crois, a convaincu Vladimir Poutine de voter la résolution.

Je pense qu'il était pour sa part prêt à la mettre en oeuvre. C'est ce qui explique cette trêve partielle décidée par la Russie. Je crois que les Russes ne contrôlent plus Bachar al-Assad. La Russie l'a sauvé et lui a permis de conserver le pouvoir, mais cela ne veut pas dire que les Russes peuvent à présent le contrôler. L'idée de Bachar al-Assad, c'est de reprendre la « Syrie utile » et La Ghouta.

Les Syriens font valoir que des missiles sont tirés contre Damas à partir de la Ghouta, même si ceux-ci sont moins meurtriers que ceux tirés en sens inverse. Le désaccord porte sur le fait qu'il s'agit de groupes terroristes. On compte quatre groupes dans la Ghouta, trois groupes salafistes et l'un appartenant à al-Nosra, plutôt minoritaire.

Je pense que les Russes sont plutôt ennuyés par le fait que Bachar al-Assad ne respecte pas la résolution, mais ils ne sont pas en mesure de la lui imposer.

En ce qui concerne la question de l'adhésion de la Géorgie et de l'Ukraine dans l'OTAN, la Russie y est hostile car c'est perçu comme une menace.

Quant au Haut-Karabagh, la négociation dure depuis 25 ans, avec des coprésidents, dont un français. Le dossier n'évolue guère. Moscou entretient par ailleurs d'excellentes relations avec l'Arménie.

Les faiblesses économiques font l'objet de demandes de réformes très fortes des libéraux. Vous avez évoqué l'opinion publique et la télévision : cette dernière est totalement acquise à Vladimir Poutine. Les oligarques ont racheté les chaînes de télévision. C'est une télévision largement de propagande. Il reste quelques journaux écrits libéraux, comme Novaïa Gazeta, ou la chaîne Dodj, qui n'est désormais accessible que sur internet, ou la radio l'Écho de Moscou.

Les Russes croient volontiers ce que dit la télévision. On en a une bonne illustration avec les chauffeurs de taxis à Moscou.

Le problème de la Russie est également démographique. Le pays perd sa population. C'est extrêmement grave. C'est un pays où il y a douze millions de femmes de plus que d'hommes. La proportion est plus forte qu'ailleurs, les hommes mourant assez jeunes, souvent d'alcoolisme.

Je n'ai pas évoqué le sujet du dernier mandat et la question de savoir ce qu'il en sera après. C'est difficile à dire. Beaucoup estiment que Vladimir Poutine est une « boîte noire », et qu'il décidera un peu au dernier moment.

Certaines hypothèses évoquent une transition à la Deng Xiaoping : il garderait le pouvoir sans les fonctions qu'il a aujourd'hui, tout en cherchant à exercer le contrôle.

On a évoqué le renouvellement des élites et les jeunes. Certains pensent qu'il est préférable de désigner comme successeur des jeunes (« les petits-fils plutôt que les fils »), moins pressés d'obtenir le pouvoir que leurs aînés.

J'ai demandé à des chercheurs russes quelle serait la conséquence pour Vladimir Poutine de la décision du parti communiste chinois de maintenir Xi Jinping au pouvoir. La réponse a été que Vladimir Poutine était un juriste, et voudrait respecter les lois. C'est pourquoi il était devenu Premier ministre en laissant la place à Dmitri Medvedev en 2008.

On peut également penser que Vladimir Poutine est également intéressé par son rôle historique, par son héritage. C'est un élément qui entrera probablement en ligne de compte dans ses choix.

Enfin, pour répondre à la question sur l'impact des sanctions sur notre commerce bilatéral, la chute du rouble et la perte du pouvoir d'achat des Russes ont été plus sensibles pour la France que les sanctions. On a toutefois enregistré, dans les derniers mois, 65 % d'augmentation de demandes de visas, alors que les Russes ne venaient plus en France faute de moyens.

M. Christian Cambon, président. - N'y a-t-il pas dans la position russe un véritable paradoxe et un message de notre part à faire passer ? La Russie souhaite redevenir une grande puissance mondiale, faire disparaître l'image de Gorbatchev et tous les souvenirs cuisants qui marquent encore les esprits. On a entendu le président Poutine tenir ce discours la semaine dernière encore au sujet du renouveau de la puissance russe.

D'un autre côté, cet État puissance a mis onze fois son veto aux Nations unies. Il a occupé la Crimée au mépris du droit international, a agi comme on le sait au Donbass, et a soutenu l'action de Bachar al-Assad en Syrie. Le monde entier considère que la Russie est coresponsable du massacre des populations de La Ghouta.

Tout ceci, si l'on y ajoute l'agitation régulière entretenue par les minorités russophones dans les pays voisins, ne correspond pas au comportement que l'on attend d'une grande puissance qui veut jouer un rôle comme celui que la France tente de jouer avec ses propres moyens.

Ne doit-on pas conseiller aux Russes, sans vouloir leur donner de leçons, de revoir leurs comportements s'ils veulent retrouver leur rang ?

Mme Sylvie Bermann. - Vous avez dit que la Russie voulait redevenir une grande puissance après avoir été humiliée. Je pense que c'est très important pour Vladimir Poutine, qui a assisté à l'effondrement du régime communiste. Selon son analyse, la Russie sera respectée si elle est forte militairement et si elle est crainte.

Beaucoup de dirigeants veulent être aimés. Ce n'est pas le cas de Vladimir Poutine. Il est essentiellement nationaliste. Cela lui réussit bien sur la scène intérieure, et le fait de susciter la peur ou d'avoir un comportement que nous jugeons négatif ne le touche pas.

Ce n'est toutefois pas une raison pour ne pas leur faire passer votre message . Je crois important de leur en faire prendre conscience.

M. Christian Cambon, président. - Merci, madame l'ambassadeur.

Nous allons essayer de travailler à notre rapport commun, de telle sorte qu'il concoure à l'intensification des relations entre la France et la Russie et prépare la visite du Président de la République, qui est très importante. Les Russes attachent beaucoup d'intérêt aux relations parlementaires, je l'ai dit.

Nous vous souhaitons bonne chance dans la préparation des prochaines échéances.

Nomination d'un rapporteur

M. Christian Cambon est nommé rapporteur sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

La réunion est close à 17 h 30.