Jeudi 15 février 2018

- Présidence de M. Alain Chatillon, président -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Audition de M. Henri Poupart-Lafarge, président-directeur-général d'Alstom

M. Alain Chatillon, président. - Monsieur le président-directeur-général, nous sommes heureux de vous accueillir. Nous sommes inquiets de l'avenir du groupe français que vous présidez. Nous avons effectué plusieurs visites de vos sites et nous souhaitons obtenir des précisions sur la situation dans laquelle il se trouve, votre volonté de faire en sorte, avec l'appui du Gouvernement, de défendre sa pérennité et le maintien de ses emplois, dès lors que le marché français du ferroviaire est fort et que des commandes sont encore à venir.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Nous étions à Munich il y a deux jours, où nous avons rencontré un membre de la direction de Siemens, avec lequel nous avons eu un débat franc et ouvert sur les conditions de la fusion entre Siemens et Alstom.

Il nous a apporté certaines réponses ; d'autres, en raison de la loi européenne antitrust, seront abordées publiquement par la suite.

Nous avons également visité les sites de Belfort et d'Ornans, dont la qualité nous a vivement impressionnés. Nous y avons rencontré les syndicats, que nous avons trouvés préoccupés par l'avenir de l'entreprise et, surtout, par l'accord avec Siemens.

Nous pensons, comme vous, que l'effet de taille est crucial dans le contexte de la concurrence mondiale et de l'émergence de géants, et qu'il est donc nécessaire d'opérer des rapprochements afin d'entrer dans cette nouvelle ère de la mondialisation dans les meilleures dispositions.

La question qui se pose est la suivante : ne peut-on pas parvenir à la taille critique sans payer le prix de la perte de contrôle d'un fleuron industriel comme Alstom ? Nous craignons que cela soit en train de se passer avec l'absorption d'Alstom par Siemens. Pourquoi avoir choisi Siemens, que l'on nous a décrit comme un « ennemi irréductible » d'Alstom sur les marchés, plutôt qu'un autre groupe, comme Bombardier, par exemple ?

Comment a été négocié ce rapprochement ? De quelles informations disposait l'État, qui était un acteur important grâce au prêt des actions possédées par Bouygues, et comment est-il intervenu ? Nous avons entendu dire que ce rapprochement aurait été impossible si l'État était resté au capital, en raison de l'opposition de Siemens. Confirmez-vous cela ? Comment peut-on expliquer que les modalités d'évaluation des actifs des entités permettent à Siemens de ne pas débourser d'argent dans l'opération ?

Quels sont les résultats attendus de cette fusion, qui ressemble à une absorption, dès lors que l'actionnaire allemand détiendra plus de 50 % des actions de l'ensemble ? Siemens nous a confirmé que vous resteriez à la tête du groupe et que celui-ci serait coté à Paris. Toutefois, dans un groupe, ce qui fait la différence, c'est le conseil d'administration !

Vous aviez indiqué antérieurement que l'opération créerait des synergies à hauteur de 470 millions d'euros. Comment ce chiffre a-t-il été calculé et dans quels domaines se trouvent ces synergies ?

À Ornans, nous avons appris que trois sites du nouveau groupe fabriquaient des moteurs, un en Allemagne et deux en France. Comment éviter les doublons, voire les « triplons », qui pourraient menacer certains sites ?

Vous expliquez que l'opération générerait de forts taux de valeur ajoutée, en particulier dans la signalisation. Ne craignez-vous pas que, dans ces domaines, la redondance l'emporte sur la complémentarité ?

Vous avez apporté des garanties pour quatre ans en matière d'emploi et de maintien de l'activité en France, mais leur consistance suscite des craintes compte tenu du tableau de commande d'Alstom et au vu du sous-investissement décrit par les syndicats dans les sites de Belfort et Ornans, au regard de sites similaires en Allemagne.

En France, les syndicats s'opposent unanimement à cette opération. Ce n'est pas le cas en Allemagne, où IG Metall a signé un accord avec Siemens. Doit-on y voir un indice que le nouveau groupe favorisera l'Allemagne plutôt que la France ? En France, avec ses douze sites, Alstom est un facteur d'équilibre dans des bassins d'emplois qui souffriraient en cas de fermeture.

M. Henri Poupart-Lafargue, président-directeur général d'Alstom. - Je vous avais rencontré dans un format différent le 11 octobre dernier.

Deux axes principaux permettent d'expliquer les raisons pour lesquelles nous avons mené cette fusion. Le premier a trait à la croissance très importante des marchés de notre secteur à travers le monde, dont Alstom a bénéficié. Son chiffre d'affaires est ainsi passé de 5 milliards à 8 milliards d'euros dans les cinq dernières années, avec des succès obtenus en Australie, en Amérique latine ou en Afrique. Cela a d'abord bénéficié aux sites français.

Cette croissance s'accompagne d'une demande de plus en plus forte de production locale et d'accompagnement local en ingénierie et en gestion de projets de la part des États et des régions. En Australie, ce sont même les États fédérés qui le demandent.

Nous devons donc atteindre une taille critique permettant une telle couverture mondiale grâce à un réseau de sites à travers le monde. C'est une course de vitesse dans laquelle nous sommes bien partis, comme Siemens ou le groupe chinois CRRC depuis 2014. Cette course désignera les deux ou trois grands acteurs globaux, qui seront Siemens-Alstom, CRRC et Bombardier ou Hitachi. Les autres resteront des acteurs régionaux. Ainsi, certains groupes japonais quittent aujourd'hui les États-Unis, alors qu'Hitachi a choisi d'être un acteur global. C'est ce groupe, par exemple, qui produit la signalisation des TGV en France.

Dans cette course à la globalisation, Siemens apporte cet effet de taille tout en étant complémentaire de nos implantations. Il est plus fort que nous en Chine, en Turquie, mais moins que nous en Inde, par exemple. Nous ne sommes en concurrence directe que sur 10 à 15 % des appels d'offres, soit moins qu'avec Bombardier.

Le deuxième axe est lié à l'avenir des transports. Nous sommes à la veille d'une révolution dans la mobilité. Les besoins non couverts sont énormes alors que, dans les grandes villes matures, les vitesses moyennes baissent. Nos déplacements continuent à émettre de plus en plus de CO2 et, en ce qui concerne le diesel, des particules. Dans dix ans, le diesel nous posera peut-être le même problème que l'amiante aujourd'hui !

Personne ne peut prévoir la solution qui émergera. Dans le domaine de l'énergie, celle-ci a été globalement trouvée, les black-out sont rares et le renouvelable permet de résoudre de nombreux problèmes. Dans le domaine du transport, nous ne savons pas encore.

Nous savons seulement que la solution sera électrique, pour des raisons environnementales, soit de bout en bout, soit avec une solution intermédiaire, comme l'hydrogène. Nous travaillons d'ailleurs sur l'autoroute électrique. La solution sera également partagée, parce que c'est le seul moyen d'optimiser des infrastructures extrêmement chères et sous-utilisées.

Comment gérer ces nouvelles mobilités ? Grâce à quelle technologie numérique ? Avec quels types de véhicules ? Les axes principaux resteront ferroviaires, parce que c'est le mode le plus efficace en matière de capacités, d'énergie et d'emplacement au sol. Pour le reste, on ne sait pas.

Siemens nous est apparu comme le meilleur partenaire parce qu'il dispose d'une technologie numérique très importante. Bombardier est, par exemple, beaucoup moins avancé dans ce domaine. Selon nos analyses internes, Siemens nous est toujours apparu comme la meilleure option, à condition que cette alliance comprenne la partie numérique. Or il s'agit de la pépite du groupe, qui n'était pas sur la table dans le passé.

Vous nous dites « ennemis irréductibles », mais tout dépend du contexte. Dans le football, quand vous jouez pour l'OM, votre ennemi juré est le PSG, jusqu'à ce que vous soyez transféré et deveniez Parisien...

Nous sommes parfois en compétition, mais nous travaillons également ensemble, en coopération, et cela se passe bien. Nous travaillons d'ailleurs souvent avec Bombardier, et nos activités sont d'ailleurs beaucoup plus redondantes qu'avec Siemens. La solution que nous avons choisie était donc de loin la meilleure.

S'agissant du rôle de l'État et des actions de Bouygues, il est vrai que la transaction que nous proposons est unique et peut être vue sous différents angles.

D'une part, Siemens Mobility est racheté par Alstom. Les employés allemands de Siemens sont d'ailleurs également inquiets, parce que le siège social de la nouvelle entité est à Paris, que j'en serai le dirigeant et que les décisions opérationnelles seront prises à Paris. Siemens Mobility est en train d'être séparé du reste du groupe Siemens, physiquement, informatiquement et légalement. Il se passerait exactement la même chose si Siemens Mobility était vendu à un groupe qui ne garderait aucune attache avec le groupe Siemens.

D'autre part, à l'inverse, le groupe Siemens sera l'actionnaire de contrôle d'Alstom, via le conseil d'administration. Celui-ci, toutefois, ne prend pas de décisions opérationnelles, mais seulement de grandes décisions stratégiques. Si un arbitrage était nécessaire entre le site d'Ornans, par exemple, et un site allemand, la responsabilité en reviendrait à la direction du groupe, qui est en charge de la convergence des produits.

Reste, néanmoins, la question du contrôle. Cet équilibre est-il, en soi, une mauvaise chose ? Siemens est un grand groupe européen, qui s'inscrit dans la durée, avec une tradition industrielle et technologique très forte. Selon moi l'avoir comme actionnaire n'est pas une mauvaise idée.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Ne pensez-vous pas que l'on aurait pu parvenir à un équilibre parfait ?

M. Henri Poupart-Lafargue. - Les données de départ ne le permettaient pas. Aurait-il été préférable de trouver un équilibre actionnarial différent et de placer le siège social à Munich ? Même en me plaçant dans un point de vue franco-français, je n'en suis pas certain.

Il y a une vingtaine d'années, quand j'ai commencé chez GEC Alsthom, c'était un groupe franco-anglais. GEC et Alcatel ont vendu leur participation et la localisation du siège a joué un rôle très important pour faire d'Alstom un groupe français dans l'imaginaire collectif.

Nous sommes deux entités de même taille. Nous sommes cotés en bourse, Siemens Mobility est détenu à 100 % par Siemens. Siemens apporte son activité dans le panier, qui est un peu plus rentable que la nôtre, et en mélangeant nos deux activités, il se retrouve naturellement avec 50 % des parts. De même, Bouygues, qui possédait 30 % d'Alstom, obtiendra naturellement 14 % du nouveau groupe.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Le dirigeant de Siemens que nous avons rencontré nous a dit qu'il lui semblait normal de retrouver au conseil d'administration le même équilibre qu'entre les deux chiffres d'affaires des entités : 8 milliards d'euros pour Siemens Mobility, 7 milliards d'euros pour Alstom.

M. Henri Poupart-Lafargue. - C'est un sujet plus symbolique qu'autre chose. En effet, Siemens est légèrement plus profitable, et obtient donc la majorité au conseil d'administration. Un équilibre parfait, avec chacun 50 %, n'était pas possible. Siemens contrôle l'assemblée générale de l'entreprise, et donc son conseil d'administration. Sauf à trouver un acheteur pour 50 % de l'ensemble, il était impossible de trouver un autre schéma. Nous faisions ainsi, ou nous ne faisions rien.

Pour l'État, il aurait été inutile de posséder 5 % ou 10 %. Nous sommes très proches de l'État, comme acheteur et comme régulateur. Tant que des acteurs privés n'achèteront pas de métro, nous serons par définition proches des acheteurs publics ! Selon les termes de la transaction, il a toujours été clair que l'État n'interviendrait pas.

On peut jouer avec les hypothèses et se demander si Siemens aurait accepté que l'État impose d'avoir 5 % de l'ensemble. Dès le départ, la proposition de Siemens n'intégrait pas la participation de l'État, et celui-ci ne semblait pas considérer que c'était un point essentiel. L'équilibre de la gouvernance prévoit que l'opérationnel s'opère à Saint-Ouen, et que le contrôle soit Allemand.

M. Alain Chatillon, président. - Quelle est la structure du groupe Siemens, juridiquement ? Est-ce une fondation ?

M. Henri Poupart-Lafargue. - C'est une structure légale allemande parfaitement classique, cotée à la bourse allemande. Ils mettront en place des holdings entre le groupe Siemens et les 50 % qu'ils posséderont dans Alstom SA, comme ils le font pour une entreprise d'énergie éolienne en Espagne. Gérer des participations dans des groupes autonomes n'est pas pour lui une activité nouvelle.

M. Alain Chatillon, président. - Ma question concernait en réalité l'aspect fiscal. Les fondations bénéficient d'importants avantages fiscaux.

Sait-on ce que veut faire Bouygues aujourd'hui ?

M. Henri Poupart-Lafargue. - Bouygues s'est engagé à rester jusqu'à l'assemblée générale d'Alstom qui entérinera l'opération. Cela ne signifie pas pour autant que ses actions seront en vente le lendemain.

M. Alain Chatillon, président. - La date d'option de rachat des actions Bouygues par l'État a-t-elle bien été dépassée ?

M. Henri Poupart-Lafargue. - Tout à fait, elle était fixée en octobre dernier.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Soyons clairs, nous voyons positivement cet accord, mais nous nous interrogeons sur les conditions dans lesquelles il est intervenu. Nous sommes habitués au groupe Airbus, dans lequel les États sont présents sans que cela pose problème. Siemens est un vrai groupe industriel.

Nous sommes inquiets quand nous voyons ce qui se passe aujourd'hui dans la branche énergie d'Alstom, avec les dernières déclarations du nouveau PDG de General Electric. À Munich, nous avons vu combien les Länder sont liés à leur économie. Le PIB de la Bavière est plus important que celui des Pays-Bas, cela représente une puissance considérable. Nous ne nous demandons donc pas pourquoi vous avez choisi Siemens, mais pourquoi vous n'avez pas réalisé une sorte d'EADS du ferroviaire.

M. Henri Poupart-Lafargue. - Ce sont deux situations très différentes, dans la mesure où Siemens Mobility n'était pas un groupe indépendant. Il y a deux types de fusions. Quand deux groupes indépendants se marient, il s'ouvre un débat de personnes pour savoir qui sera le patron et où sera le centre de gravité. Dans notre cas, Siemens Mobility est une division du groupe Siemens, qui l'apporte à Alstom. Nous ne disposons pas d'un actionnaire français du même ordre et la situation est asymétrique, avec, d'un côté, une division d'un grand groupe et de l'autre, le groupe Alstom dans son entier. Le choix de faire autrement ne s'est donc pas présenté, et il n'existe pas de schéma alternatif qui le permette, car le seul actionnaire est Siemens !

Siemens a accepté un équilibre original, avec un actionnaire de contrôle, et le management opérationnel confié au groupe qui était déjà en place. Il n'a pas imposé l'entrée d'un certain nombre de ses hommes dans le comité exécutif, le siège social se trouve à Saint-Ouen, le groupe est coté à Paris. La seule question de personne qui s'est posée, c'est la mienne !

EADS est un très bon exemple, mais la question des nationalités se pose constamment et partout. J'espère que nous connaîtrons plus de sérénité, parce que chez nous, c'est clair : l'opérationnel est entièrement géré par la direction.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - L'État vous a-t-il suivi durant ces négociations ?

M. Henri Poupart-Lafargue. - Oui, depuis le premier jour du Gouvernement.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Selon l'accord, déséquilibré, entre Siemens et Alstom, c'est le conseil d'administration qui tranchera en cas de problème sur le capital.

M. Henri Poupart-Lafargue. - C'est une question d'actionnariat. Aujourd'hui, Alstom est sous le contrôle de Bouygues, qui dispose de 30 % des actions. Si Bouygues voulait me renvoyer, il le pourrait, puisque le rôle principal d'un conseil d'administration, c'est le choix du dirigeant. Or personne n'a posé ce genre de questions pour Bouygues. Devrions-nous considérer que Siemens est un mauvais actionnaire ?

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Non, nous souhaitons seulement qu'il soit à égalité.

M. Henri Poupart-Lafargue. - À égalité avec qui ?

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Avec vous !

M. Henri Poupart-Lafargue. - Mais je suis manager, je ne suis pas actionnaire ! Il me semble qu'il y a un débat sous-jacent ici. Si, à la place de Siemens, il s'agissait de Schneider, vous ne poseriez pas cette question. Siemens est un groupe allemand. Cela le conduira-t-il à prendre des décisions biaisées sur l'outil industriel ? Je ne le pense pas, parce que les gens sont plus rationnels qu'on ne le pense. L'outil industriel est tiré par les compétences, la qualité des personnes et le marché local. Nous avons racheté Fiat Ferroviaria, et le site italien s'en porte bien. Il en va de même en Espagne.

Je ne pense pas une seconde que les décisions de Siemens seront guidées par le fait qu'il est allemand plutôt que français. À l'inverse, il me semble courageux qu'il abandonne les décisions quotidiennes, par exemple sur l'attribution des marchés aux usines, à la direction opérationnelle du groupe à Paris.

Vous voyez la situation en termes de « partie allemande » et de « partie française », mais si Siemens garde le contrôle, il a confié à la « partie française » la gestion quotidienne. C'est courageux ! D'ailleurs, l'inquiétude est plus importante dans les sites allemands de Siemens que dans les sites français d'Alstom.

Mme Fabienne Keller. - J'ai trois questions. La première : comment se porte Alstom France, en termes de carnet de commandes ? Nous sommes deux ans avant la fusion, il faut que l'entreprise se porte bien d'ici là. Vous connaissez mon attachement en particulier au site de Reichshoffen, qui produit maintenant des trains régionaux. C'est un bout d'industrie comme nous n'en avons plus tellement en France. Ce site a en outre une grande importance pour l'emploi, pour le lycée professionnel, etc.

Pouvez-vous nous parler de l'ambiance qui règne dans vos relations avec Siemens, de manière plus qualitative ? Ressentez-vous de la confiance ?

Enfin, nous sommes tous en contact avec les syndicats qui sont très inquiets parce qu'ils disposent de très peu d'informations. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Fabien Gay. - Nous avions déjà échangé, mais le débat d'aujourd'hui est différent. Vous nous aviez alors parlé de mariage entre égaux, et vous n'employez pas ces termes aujourd'hui. Martial Bourquin a parlé d'une « absorption », vous aviez réfuté le terme précédemment, mais vous ne l'avez pas fait aujourd'hui. Discutons-en ! Je vois une évolution dans votre discours, alors que certains journaux parlent même d'une donation d'Alstom à Siemens.

J'étais à Munich, nous avons beaucoup échangé et rencontré de nombreux acteurs. Nous ne sommes pas opposés aux coopérations entre les entreprises, alors que vous connaissez ma sensibilité communiste. Nous nous demandions s'il n'aurait pas été mieux de fonder un EADS du ferroviaire, vous y avez répondu. On aurait pu envisager également de fonder un groupement d'intérêt économique, un GIE, dans lequel chaque groupe garderait ses entités. Qu'en pensez-vous ?

La direction de Siemens nous dit que la fusion vous permettra d'être plus forts pour affronter la concurrence mondiale, en particulier CRRC. Ce raisonnement est pourtant contesté par certains économistes, qui relèvent qu'en fusionnant deux entreprises moyennes, on ne fait pas forcément un ogre, mais on laisse plus de place sur le marché.

Nous avons besoin de comprendre le vrai projet industriel qui est derrière cette fusion. Quels choix seront faits ? Privilégiera-t-on le TGV ou l'ICE ? Ces synergies, évaluées entre 380 à 470 millions d'euros, comprennent-elles des suppressions de postes ou de sites ? Les Bavarois nous l'ont dit : si trois sites font la même chose ; il faudra en privilégier un.

Enfin, la relation entre les syndicats français et la direction n'est pas comparable à la cogestion à l'allemande. Si IG Metall a signé, c'est qu'il a obtenu des garanties sur l'emploi. C'est cela qui nous alerte.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Nous avons entendu vos arguments, mais aussi ceux des représentants syndicaux, dont le discours unanime, de la CGT à la CGC, en passant par FO et la CFDT, indique à quel point ils sont inquiets. Comment entendez-vous prendre en compte leurs inquiétudes légitimes et y répondre ?

Mme Michèle Vullien. - Je suis attaché à Villeurbanne et à son site, qui fonctionne plutôt bien. Alstom est un beau fleuron, je suis membre d'un syndicat de transports publics et nous travaillons beaucoup avec vous. Les collectivités territoriales sont les donneurs d'ordres de ces marchés, nous sommes donc bien ensemble.

Vous parvenez à une taille importante, mais est-ce que Bombardier n'est pas en train de mijoter quelque chose avec CRRC ?

Mme Viviane Artigalas. - Je voudrais souligner l'importance de l'industrie dans les Hautes-Pyrénées. Pourtant, nous perdons régulièrement des emplois industriels. Ainsi, Vallourec a vendu certaines de ses activités à un groupe américain, mais le site de Tarbes n'a pas été repris, ce qui a suscité une grande émotion. Il est d'autant plus important qu'Alstom maintienne ses activités d'ingénierie et de production à Tarbes, qui pourraient même se développer.

Vous êtes en charge de la gestion opérationnelle, et donc de la stratégie industrielle. Celle-ci permettra-t-elle de maintenir à long terme, et pas seulement sur quatre ans, les sites et les emplois en France ?

M. Frédéric Marchand. - Comparaison n'est pas raison, mais une autre fusion récente vient à l'esprit, dont on parle moins, alors qu'elle engage autant de capitaux : Essilor et Luxottica. J'étais à Petite-Forêt quand vous êtes venu avec M. Bruno Le Maire annoncer la fusion, et nous avons bien senti la volonté des collaborateurs du groupe d'aller plus loin. M. Le Maire avait pris l'engagement de mettre en place un comité conjoint, où il siégerait avec son homologue allemand, afin de s'assurer que les clauses sociales contenues dans l'accord de fusion seraient respectées. Je ne doute pas que cela sera le cas, mais je souhaite savoir où en est ce processus. L'objectif est de répondre aux inquiétudes relayées par les syndicats concernant le niveau de commandes et l'emploi.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Nous sommes allés voir deux sites, nous en visiterons d'autres.

M. Henri Poupart-Lafargue. - Vous y serez bienvenus. Par coïncidence, il y en a un par région.

Revenons sur Alstom en France. La collaboration à l'intérieur des filières et avec les pouvoirs publics, notamment locaux, est très importante pour notre industrie. Il me semble que nous entretenons d'excellentes relations avec les différents acteurs locaux. Cette collaboration touche l'innovation et les centres de compétence - à Tarbes, pour la traction, à Villeurbanne, pour l'électronique - et l'articulation de la commande publique.

Nous avons aujourd'hui quelques difficultés de charge, qui alimentent l'anxiété. Celles-ci ne sont pas liées aux faits que le marché français ne serait pas bon, ou que nous échouerions à l'export, mais au fait que Bombardier est en situation de surcharge et de sous-capacité, depuis que 80 % des trains régionaux lui ont été commandés plutôt qu'à Alstom. On voit bien que l'impact de la commande publique, qui découle ici de décisions prises il y a une dizaine d'années, est très important.

Où en sommes-nous ? Les sites de Belfort et de La Rochelle se consacrent au TGV et sont dépendants du projet de TGV du futur, dont nous discutons de manière très adulte avec la SNCF. Nous nous sommes mis d'accord sur les objectifs, les coûts, l'innovation et sur le train lui-même. La commande dépendra de la visibilité qu'aura la SNCF sur le schéma global, nous attendons d'ailleurs le rapport de M. Spinetta à ce sujet d'un instant à l'autre. Je suis plutôt confiant. Ces sites auront peut-être des creux, mais si nous disposons d'une certaine visibilité à long terme, la situation deviendra plus favorable.

Les sites dits « composants » comme Villeurbanne, Tarbes, ou Saint-Ouen, résonnent des succès d'Alstom dans le monde ; les sites dits « intégrateurs » comme Reichshoffen, Belfort, Valenciennes ou La Rochelle vivent plutôt au rythme du marché français et de l'export sur financement français. Le site de Valenciennes est faible aujourd'hui, mais sera très fort demain, après la jointure entre le RER A et le RER E. Il est aujourd'hui très orienté vers l'ingénierie et moins vers la fabrication, mais celle-ci va considérablement monter en puissance.

À Reichshoffen, la situation est compliquée en raison de la question des commandes de trains régionaux. Nous nous battons à l'export : en Algérie, et nous venons de gagner à Dakar. Nous devons également réfléchir à la manière d'équilibrer les différents sites, afin que ceux qui connaissent une surcharge puissent transférer la charge vers d'autres.

Reichshoffen, lui, est spécialisé dans les trains régionaux mais nous pourrions aussi y faire des trains urbains. La grande spécialisation de Reichshoffen, c'est le calcul de caisses et la simulation du comportement en fonctionnement des trains. Si l'avenir du site n'est aucunement en cause, il nous faut pérenniser sa charge, ce qui se fait plus automatiquement à Valenciennes, Belfort ou La Rochelle. Notre avenir en France, sur le long terme, dépend très fortement de la collaboration avec la filière et avec les pouvoirs publics - que nous ne considérons pas simplement comme des donneurs d'ordre, mais aussi comme des partenaires à part entière.

La fusion avec Siemens est à hauts risques. Ma première crainte est celle d'une désorganisation de l'entreprise. Je m'efforcerai donc avant tout de bien faire fonctionner ensemble les deux entités pour s'assurer que nos clients ne pâtissent pas de la fusion. Les syndicats ont parlé de tensions entre Roland Busch et moi-même. Ce dernier est pourtant une personne agréable et directe, et nous n'avons aucun différend sur la vision ni sur l'objectif. Certes, l'équilibre n'est pas facile à trouver en termes de gouvernance, mais la frustration des syndicats est assez paradoxale. En France, ils sont unanimes à dénoncer un manque d'information de la part de Siemens. Ce manque s'explique d'abord par la loi européenne en matière de concurrence, qui est pour tous une frustration quotidienne : nous ne pouvons pas avoir beaucoup de contacts avec Siemens France, et l'alchimie humaine a donc plus de mal à prendre. Nous ne pouvons pas non plus nous échanger des informations confidentielles car, jusqu'au dernier jour, nous sommes concurrents. Les représentants de Siemens qui ont rencontré nos syndicats français ne viennent pas de Siemens mobilité. Aussi ont-ils botté en touche face aux questions des syndicats. D'où une certaine incompréhension. Actionnaire, Roland Busch ne pouvait leur apporter les assurances qu'ils réclamaient sur la stratégie industrielle. La presse a donc eu tendance à présenter Alstom comme le camp des gentils et Siemens comme celui des moins gentils. En fait, nous avons un rôle plus facile, puisque c'est nous qui allons être aux commandes ! Futur patron de l'ensemble, je peux, à défaut d'indications précises sur tel ou tel site, parler du processus, de la culture qu'on va insuffler... Je m'étonne comme vous que les syndicats français soient moins positifs aujourd'hui qu'au début.

Les GIE sont très complexes à gérer ; mieux vaut une unité actionnariale claire. Airbus a d'ailleurs été fusionné - et reste très compliqué à gérer. Nous souhaitons développer le dialogue social et le dialogue industriel. La limite est fixée par les normes européennes. Le processus syndical se termine officiellement aujourd'hui. L'opinion exprimée sera négative mais je ne considère pas que c'est la fin de l'histoire : cette opération prendra plus d'un an et j'espère qu'au fur et à mesure, nous serons capables d'apporter les réponses réclamées. C'est à la direction d'Alstom de le faire : Roland Busch n'est pas en charge de la mobilité.

Le partenariat entre Bombardier et CRRC pose des questions stratégiques, c'est vrai. Les économistes se demandent s'il faut conclure l'opération avant ou après. Peut-être que Bombardier discute avec CCRC : je n'en sais rien. Nous avons aussi exploré cette option. Comme nous sommes partis avec Siemens, Bombardier se retrouve seul sur le dancing floor... Bien sûr, un rapprochement entre Siemens et Alstom est moins complexe qu'avec Hitachi ou CRRC.

Le fait d'être proche du site de Crespin est un point positif. Mais si nous nous étions mariés avec Bombardier, la probabilité que l'Union européenne nous demande de vendre un des sites français était très forte car nous aurions acquis une sorte de monopole en France. Du coup, l'alliance avec Bombardier aurait été plus complexe à gérer pour notre outil industriel.

Le fait que nous ne puissions pas exporter des trains en Chine est un point très négatif. De même, il n'est possible ni pour Alstom ni pour Siemens d'exporter de la signalisation au Japon. Le marché japonais est fermé, le marché chinois est fermé...

M. Alain Chatillon, président. - Et l'Europe est très ouverte !

M. Henri Poupart-Lafarge. - Il y a des asymétries, mais je suis pour l'ouverture.

Mme Fabienne Keller. - Et les fournisseurs européens ?

M. Henri Poupart-Lafarge. - Il existe un Buy European Act, qui permettrait aux donneurs d'ordre d'imposer un minimum de 50 % de production dans l'Union européenne. Mais il n'est jamais utilisé. L'Agence japonaise de coopération internationale (JICA) est devenue de plus en plus restrictive et favorise désormais les exportations à partir du Japon. Les instruments de financement sont indispensables ; en France, ils fonctionnent. Cela fait partie de l'écosystème de la filière ferroviaire. Nous avons besoin de références en France, car la France est le lieu où nous lançons nos nouveaux produits. Si la RATP n'achète pas Aptis, celui-ci aura beaucoup de mal à survivre. La filière ferroviaire est une filière industrielle qui comporte des prolongements jusqu'aux opérateurs, jusqu'aux pouvoirs publics.

M. Alain Chatillon, président. - Merci.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Nous avons peu abordé la sous-traitance. Quel sera l'impact de la fusion sur celle-ci en France ?

M. Henri Poupart-Lafarge. - Nous vous transmettrons des documents qui montrent comment nous accompagnons les sous-traitants français chez nous et à l'étranger.

M. Alain Chatillon, président. - Nous vous souhaitons d'être nommé président à vie pour que vous puissiez tenir tous les engagements que vous avez pris !

La réunion est close à 12 h 25.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est ouverte à 13 h 40.

Audition de M. Philippe Varin, Président de France Industrie, Vice-président du Conseil national de l'industrie

M. Alain Chatillon, président. - Monsieur le Président, notre mission d'information a grand plaisir à vous accueillir aujourd'hui. Le rapport sur la restructuration industrielle, que nous avions commis, il y a quelques années, va être réactualisé, même si un certain nombre de nos propositions d'alors n'ont pas été mises en oeuvre. Je ne rappellerai pas votre expérience industrielle et le groupe que vous présidez désormais. Je laisse la parole à notre rapporteur, Martial Bourquin.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Monsieur le Président, je vous souhaite la bienvenue et je salue votre vision panoramique de notre industrie. La première demande porte sur votre perception des forces et faiblesses de notre industrie. Quel regard portez-vous globalement sur la politique industrielle menée en France depuis quinze ans, dans ce contexte compétitif renforcé ? Deuxième question : quel doit être, selon vous, le rôle de l'État, et plus largement des pouvoirs publics, comme les collectivités territoriales, dans la stratégie industrielle du pays ? Nous revenons de Munich où le responsable du patronat allemand nous a présenté la répartition des rôles entre l'État fédéral, responsable du cadre réglementaire général, et le Land auquel incombe l'ensemble des questions essentielles à la gestion quotidienne de l'industrie. N'oublions pas que l'État n'a pas hésité à entrer, à un moment difficile pour l'entreprise, dans le capital de PSA et que le Président Obama a décidé, avec sa majorité parlementaire d'alors, de nationaliser temporairement General Motors. L'État-stratège n'a pas non plus hésité à entrer au capital de sociétés privées en difficulté ou à l'inverse à céder ses participations pour favoriser la restructuration d'entreprises, comme chez Areva. Ma troisième question portera sur la taille qui vous semble pertinente pour une entreprise. Comment préserver le caractère français de notre industrie ; je pense notamment à l'actuelle fusion entre Alstom et Siemens pour contrer la concurrence chinoise ? Enfin, quatrième question : l'industrie en France comprend certes des grands groupes, mais aussi de nombreuses PME et ETI - du reste pas assez nombreuses par rapport à l'Allemagne et l'Italie. Comment favoriser leur essor et les aider à passer le virage du numérique et de l'ouverture à l'export ?

M. Philippe Varin, président de France Industrie. - C'est un honneur d'apporter ma contribution au travail de réflexion que vous avez engagé. En 2015, une étude du Cercle de l'industrie avait mis en évidence la nécessité de renforcer les relations entre le Parlement et le monde industriel. Depuis trois ans, les rencontres Parlement-industrie ont contribué à ce rapprochement qui pourrait encore bénéficier de la formalisation des relations entre le Cercle de l'industrie et les groupes d'études industrie du Sénat et de l'Assemblée nationale.

Il n'y a pas d'économie forte sans industrie puissante. La situation de la France est anormale à cet égard ; la part de l'industrie passant de 16,5 % à 12,5 % du produit intérieur brut, alors qu'elle s'est stabilisée à 23 % en Allemagne et que la part de l'industrie britannique dans le PIB est même devenue supérieure à la nôtre. Le quart de nos emplois industriels a été perdu depuis quinze ans. Ce décrochage s'explique avant tout par la réduction progressive de nos marges. Il y a vingt ans, l'Allemagne vendait ses produits avec une prime pour l'image et la qualité par rapport aux produits français qu'un moindre coût du travail nous permettait alors de compenser. L'instauration de l'euro, les différentes politiques publiques ainsi que les négociations avec les entreprises ont induit le dérapage des coûts de production, et notamment des salaires par rapport à l'Allemagne. Certes, le pacte de compétitivité et le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ont permis de retrouver le même coût salarial qu'Outre-Rhin, mais notre niveau de compétitivité-coût actuel n'est pas pour autant acceptable. Si nos coûts se sont resserrés, nos marges connaissent toutefois un écart de trois à quatre points d'écart par rapport à l'Allemagne. La permanence d'un tel handicap conduit les grandes industries à rechercher des implantations à l'étranger, générant ainsi la cessation d'activités de certaines PME et ETI.

Néanmoins, le déclin de l'industrie est en voie d'être enrayé. La distinction entre l'industrie et les services n'est désormais plus pertinente, l'industrie incorporant de plus en plus ses services pour répondre aux attentes de ses clients. D'ailleurs, les GAFA sont-ils exclusivement des entreprises de services, avec leurs entrepôts logistiques notamment ? Le vrai clivage me semble davantage se situer entre les emplois considérés comme sédentaires et ceux exposés à la concurrence internationale. Or, les mesures prises depuis une quinzaine d'années, comme le CICE, se sont focalisées sur la préservation de l'emploi à court terme et les bas salaires, c'est-à-dire sur les emplois sédentaires, au détriment des autres, plus exposés.

L'industrie est essentielle à la croissance : elle est à l'origine de 75 % des exportations, et explique ainsi le déficit de 63 milliards d'euros de notre commerce extérieur en 2017. Représentant 80 % de la recherche-développement, l'industrie est un vecteur de croissance et une véritable arme anti-chômage dans les territoires. En effet, chaque poste qu'elle crée génère, à son tour, trois à quatre nouveaux emplois. La reprise que nous observons aujourd'hui est effective, avec, l'année passée, une croissance des taux d'investissement et de croissance industrielle de l'ordre de 4 %, et un taux d'utilisation de nos capacités atteignant 86 %. Encore faut-il relativiser ce dernier, obtenu sur une base réduite. Cette situation est due aux premiers effets du pacte et du CICE, ainsi que de la conjoncture, avec les taux d'intérêt à 0 %, le coût du baril à 50 dollars et la faiblesse de l'euro. Cette situation a évolué depuis lors, avec l'inversion de la parité euro-dollar et la remontée du cours du baril et des taux d'intérêt. Le renforcement de cette tendance au redressement industriel implique désormais de nouvelles mesures.

Quelles sont les priorités pour que l'industrie soit gagnante ? La compétitivité-coût, la montée en gamme et enfin l'Europe industrielle concourent au redressement industriel. En outre, la mobilisation coordonnée de tous les acteurs est essentielle ; ce qui n'est pas chose aisée, compte tenu de notre mentalité de « village gaulois ». Cette priorité a motivé la création même de France industrie.

La compétitivité-coût constitue le premier levier du développement d'industrie et ce, avant la montée en gamme, puisqu'elle est la condition nécessaire à l'investissement et permet d'enclencher un cercle vertueux. Le poids des prélèvements obligatoires en France s'élève à 44,5 % contre une moyenne de 40 % en Europe. Cette importance s'avère, pour les industriels, un fardeau pesant notamment sur la fiscalité de production, soit un handicap de 70 milliards d'euros par rapport à la fiscalité Outre-Rhin. À cet indicateur s'ajoute le plafond d'allégement des charges sur les salaires lequel, avec comme cible 2,5 SMIC, n'a pas été aussi élevé que celui proposé, en son temps, par le Rapport Gallois ; France industrie préconisant, pour sa part, un seuil de 3,5 SMIC pour restaurer la compétitivité des entreprises françaises.

La montée en gamme constitue le second levier de la réindustrialisation et se décline en deux grands axes : d'une part, l'innovation, bénéficiaire du crédit impôt-recherche dont nous appelons à la sanctuarisation. Cependant, dans les filières françaises, les projets de recherche-développement, qui sont autant de projets de rupture, sont actuellement peu nombreux, alors que la conjonction des investissements privés et du soutien des pouvoirs publics ont permis, aux États-Unis, l'aboutissement de projets de rupture comme SpaceX ou Tesla. Il faudrait ainsi mettre en oeuvre dans chaque filière des projets de rupture fédérant les grandes entreprises, les PME et les ETI, à l'instar du véhicule 2 litres ou autonome dans l'industrie automobile. L'État doit ainsi subventionner en amont ces projets d'innovation de rupture, ce que ne permettent pas les actuels plans dont les avances remboursables ne sont pas adaptées. La montée en gamme implique à la fois l'innovation et l'industrie du futur. Certains exemples sont encourageants : aujourd'hui, la numérisation d'une usine, qui concourt à la flexibilité de sa production et à la baisse de ses coûts, permet d'éviter sa délocalisation, voire favorise sa réimplantation dans nos territoires. La robotisation n'est nullement un facteur aggravant du chômage, comme en témoigne le nombre de robots bien supérieur en Allemagne. Dès lors, la numérisation permet non seulement de réduire les coûts de production, mais aussi d'ajouter de nouveaux services destinés aux clients ! Le calcul de la rentabilité sur les capitaux engagés pour la numérisation d'une usine fournit manifestement un plaidoyer en faveur de sa relocalisation en France. De nombreuses PME et ETI, comme Rossignol, le Slip français ou encore Yamaha ou les lunettes Atol, fournissent autant d'exemples de notre capacité de réindustrialisation. France industrie entend bien être volontariste au sein de la French Fab !

Le troisième point concerne l'Europe industrielle. Atteindre 20 % de la part de l'industrie dans le PIB est un objectif ambitieux, dont la réalisation exige certaines consolidations ; ce dont doit d'ailleurs avoir conscience la direction de la concurrence de la Commission européenne. Certes, il y a la fusion Alstom-Siemens ou encore Lafarge-Holcim, mais les entreprises françaises peuvent être également à l'origine des fusions, comme lors du rachat d'Opel par PSA, d'Airgas par Air Liquide ou encore de General Electric Waters par Suez. L'équation doit donc être considérée globalement. Si le patriotisme économique ne doit pas être confondu avec le protectionnisme, il faudrait néanmoins que l'Europe se dote d'un mode de protection, aussi vigilant et fonctionnel que le comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) américain qui préserve les industries stratégiques. En Europe, certains secteurs, comme l'énergie et le numérique, présentent de réelles opportunités de convergence.

Enfin, je reviendrai sur le fonctionnement collectif pour promouvoir un fonctionnement plus efficace de nos filières ; cette démarche motivant la création de France industrie, issue du regroupement du Cercle de l'industrie et des fédérations industrielles. Certes, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) constitue d'une structuration à forte valeur ajoutée, dont pourraient s'inspirer les filières automobile, maritime, nucléaire, ou encore alimentaire, durant l'année 2018, pour assurer leur réelle articulation avec l'État au sein du conseil national de l'industrie. Une filière ne fonctionne efficacement qu'à la condition de disposer d'une gouvernance adaptée, de projets communs de recherche-développement et de plateformes numériques, à l'instar de Boostaerospace dans l'aéronautique. Dans le contexte législatif actuel, une filière performante doit être impliquée dans l'apprentissage et les compétences, afin de répondre au plus près des besoins des entreprises. Elle doit enfin accompagner ces dernières à l'international, comme le fait aujourd'hui le GIFAS. C'est là un enjeu pour l'année 2018 afin d'améliorer l'environnement nécessaire au développement de l'industrie et de ses filières.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Ramener les coûts en dessous de ceux de l'Allemagne n'est en effet qu'une étape vers la reconquête industrielle. Une politique de reconquête industrielle passe par la montée en gamme et l'amélioration du fonctionnement des filières. Or, si les grands donneurs d'ordre avec les équipementiers de rang 1 ont modernisé leur outil de production, tel n'est pas le cas des autres équipementiers, de rangs 2 à 4, qui sont appelés à disparaître, dans le contexte de global sourcing que nous connaissons. Comment plaidez-vous, au sein du Conseil national de l'industrie, pour éviter cette fracture entre ceux qui jouent la carte de l'industrie du futur et les autres qui tendent à décrocher ? Quelle politique d'accompagnement pourrait-elle être mise en oeuvre pour y parvenir ? Le système de clusters - comme en Bavière qui en compte dix-sept - constitue certes une première solution. La question du financement se pose néanmoins et votre collègue, M. Louis Schweitzer, a évoqué l'ouverture du capital comme solution pour favoriser la croissance des PME. Que pensez-vous d'une telle préconisation et quels financements publics, comme des aides à l'innovation, vous paraissent-elles idoines pour assurer la cohésion des filières ?

M. Alain Chatillon, président. - La France compte quatre fois moins d'ETI que l'Allemagne. Comment accompagner l'évolution des PME en ETI en soutenant à la fois leurs investissements et leur fonctionnement ? Certaines entreprises, qui démarrent des produits à start-up solides, peuvent connaître des problèmes de fonds de roulement sanctionnés par la dégradation de leur note attribuée par la Banque de France, si elles ne disposent pas de trois années d'arriérés de bilan. Comment inciter les banques françaises à soutenir réellement ces entreprises innovantes, à l'instar de ce qui se passe Outre-Rhin ?

M. Philippe Varin. - Seul un banquier peut répondre à votre dernière question ! Nous n'avons pas assez d'ETI. Certaines initiatives ont été prises par Bpifrance ou l'Alliance pour l'industrie du futur pour accélérer cette tendance. Il faudrait aller encore plus vite pour réduire l'écart entre le nombre des PME et celui des entreprises exportatrices. Pour ce faire, les filières doivent jouer un rôle, à l'instar des actions du GIFAS pour soutenir le développement des ETI, même en région. Augmenter cette accélération implique le soutien de l'État. L'approche de la BPI me paraît pertinente : former les équipes de management des PME à l'anglais, aux opportunités à l'export, au numérique, afin de partager un degré de compétence pour aborder la question de la croissance de manière agressive et proactive. Cette dimension managériale est essentielle et nos ingénieurs ne vont pas assez dans les ETI ou les PME. C'est là un défi à la fois industriel et pédagogique. La question du financement de ce dispositif se pose clairement et implique la mobilisation de l'ensemble des acteurs concernés.

Ces opérations, comme les clusters auxquels je crois fortement, présentent une forte dimension territoriale ; l'implication des régions étant essentielle à la multiplication de ces écosystèmes locaux. Pour France industrie, les visions industrielles des filières devraient être en cohérence avec les régions avec lesquelles ces dernières ont des liens privilégiés, via notamment les pôles de compétitivité. Avec les présidents de filière, il conviendrait d'identifier leurs priorités régionales et infrarégionales, avant de les partager avec les présidents de région. Ceux-ci pourraient alors bénéficier d'une claire perspective industrielle pour forger leurs décisions.

M. Alain Chatillon, président. - La réforme de notre formation professionnelle, qui représente un coût de 35 milliards d'euros contre 23 en Allemagne, vous paraît-elle de bon augure ? Comment voyez-vous ce rapprochement entre le monde de l'industrie et l'enseignement ? Les entreprises pourraient ainsi assumer pour partie la formation ; ce que les syndicats de branche semblent, du reste, accepter. Les pôles de compétitivité, qui permettent la « clusterisation » des PME et des TPE sur des projets innovants, pourraient être des acteurs à part entière de la formation. Cette démarche vous semble-t-elle bénéfique alors que plusieurs dizaines de milliers d'emplois industriels restent vacants, faute de trouver les compétences idoines ?

M. Philippe Varin. - La France connaît actuellement un taux d'activité de 86 % avec un chômage très élevé, malgré une récente amélioration. Durant les quinze dernières années, notre industrie a disparu, entraînant la perte des compétences qui y étaient associées. En outre, la France compte près de 1,5 million de personnes, jeunes pour la plupart, qui n'ont ni emploi ni formation. La non-utilisation de cette force de travail représente également un véritable gâchis de compétences. La relocalisation et la réindustrialisation doivent aller de pair avec une réflexion sur l'adéquation de nos compétences et la réinsertion des personnes en dehors des circuits économiques. Avoir aujourd'hui 400 000 apprentis est certes insuffisant, mais il faut y ajouter les 700 000 élèves, dont 50 000 sous le régime de l'apprentissage, des lycées professionnels. Le succès, en termes d'emplois, de l'apprentissage est bien supérieur à celui de l'enseignement professionnel. C'est pourquoi France industrie adhère sans réserve aux dispositions prises par l'exécutif sur l'apprentissage. Encore faut-il assurer la bonne articulation avec la formation professionnelle ! Si la moitié des lycées professionnels était sous le régime de l'apprentissage, le nombre d'apprentis doublerait. Un rapprochement doit ainsi être conduit entre ces deux filières. Sans présager de ses modalités, cette démarche semble incontournable pour augmenter significativement le nombre d'apprentis dans notre pays.

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Comment s'articulent ces avances remboursables, qui financent l'industrie, avec le Programme des investissements d'avenir ? Le Sénat a adopté un amendement à la quasi-unanimité proposant, pour l'industrie du futur, la prolongation du suramortissement de ces avances afin de remédier à la différence de traitement dont les entrepreneurs de l'industrie du futur sont victimes. En outre, nos interlocuteurs allemands considèrent que les ingénieurs français sont trop généralistes et pas assez formés en situation de travail ; ce à quoi l'apprentissage permettrait d'échapper.

Mme Michèle Vullien. - Les entreprises, qui ont à leur tête des financiers et non des ingénieurs, tendent à ne privilégier que leurs bilans comptables, au détriment de leurs employés et de leurs compétences. J'ai présidé un technopôle de 50 000 salariés dans ma circonscription et j'ai constaté, avec effarement, l'engouement de mes interlocuteurs pour le secteur tertiaire. Pour les parents, orienter les enfants vers la formation professionnelle est souvent ressenti comme une situation d'échec. Comment réhabiliter l'industrie et ses cols bleus dans notre pays ?

Mme Sophie Primas. - Comment mesurez-vous l'exposition de notre industrie à une hausse des taux d'intérêt et des coûts de l'énergie ? Ses effets sur notre compétitivité peuvent-ils nuire à notre innovation de rupture ? En outre, l'innovation de rupture requiert des investissements dans la durée, sans que le chiffre d'affaires ne puisse décoller. Or, Bpifrance, qui exige deux exercices positifs sur trois, ne soutient pas, le cas échéant, cette démarche innovante. Comment Bpifrance pourrait-elle ainsi revoir ses critères de risque ?

M. Philippe Varin. - Investir dans un projet d'innovation de rupture n'est possible que si l'échec n'est pas fatal. Mutualiser les moyens permet alors de réduire les risques. En termes de financement, si le financement en amont est requis, le nouveau fonds d'innovation de dix milliards d'euros, qui devrait soutenir de tels projets à hauteur de 300 millions d'euros par an, représente un bon signal. La vitalité des start-up en France est remarquable. Si les familles et les proches sont bien souvent à l'origine de la chaîne de financement, passée la première levée de fonds, il est difficile d'obtenir d'en obtenir de nouveaux. La règle des trois ans, observée par la BPI, vaut également pour les PME qui sont accélérées. Ce critère me semble pouvoir être reconsidéré si un management, au-delà des comptes disponibles, possède de réelles compétences et est bien formé pour innover. Je ne saurais cependant répondre à la place de la BPI.

L'impact des variations du taux de change dépend de l'endettement des entreprises et de leur dépendance à l'énergie. Globalement, il devrait peser sur la croissance. La remontée probable des taux devra ainsi être compensée par des mesures structurelles.

Nous avons une mission en cours sur le financement de l'innovation. La CGI a privilégié l'apport en fonds propre pour le financement en amont de l'innovation, ce qui n'est guère aisé pour les PME. Je plaide plutôt en faveur d'un mix d'avances remboursable pour la partie recherche et industrialisation. Sur la partie amont, l'entrée en fonds propres peut être une solution, en complément des subventions. Je suis favorable à l'initiative sénatoriale d'autoriser le suramortissement des avances qui sera bénéfique aux grands groupes ainsi qu'aux PME.

La France dispose d'ingénieurs reconnus qui participent, avec le crédit impôt recherche, à l'émergence de la recherche-développement. Le nombre de jeunes ingénieurs, qui rejoignent les start-up, est remarquable. L'apprentissage fonctionne bien pour les métiers de l'artisanat ainsi que pour les formations supérieures, y compris celles d'ingénieurs. L'alternance pour les ingénieurs n'est donc pas, à mes yeux, un sujet majeur. Les Allemands ont une approche différente, en raison de l'importance, dans leur système éducatif, de l'alternance. Notre problème est plutôt de multiplier le nombre d'apprentis et d'en favoriser, via la promotion interne en entreprise, les profils.

M. Alain Chatillon, président. - Dans ma ville de Revel se trouve un lycée classé « métiers d'art et d'ameublement » qui accueille 320 élèves qui sortent diplômés d'un Bac + 2. Parmi ceux-ci, seuls deux par an rejoignent les 70 entreprises artisanales qui y sont implantées ! Pour la majorité de ces étudiants, entrer dans l'artisanat est considéré comme une forme de déchéance. Or, l'artisanat est un domaine très fort et très puissant ; 50 % du chiffre d'affaires des entreprises de Revel sont réalisés à l'international. Cette mauvaise perception de l'artisanat est également partagée par les parents qui ne comprennent pas l'attrait des métiers d'art, qui emploie pourtant 2,5 millions de personnes, soit autant que le tourisme !

M. Martial Bourquin, rapporteur. - Le Factory Lab à Saclay, que nous venons de visiter, illustre votre vision des ingénieurs qui travaillent déjà à l'industrie du futur. Les start-up, qui emploient déjà 50 salariés, pourraient grandir à la condition de surmonter des seuils culturels et financiers. Comment le site de Saclay est-il perçu par les différentes filières dans leur perspective de mise en place de plateformes ?

M. Jean-François Longeot. - Cette loi sur l'apprentissage doit contribuer à changer les mentalités. Depuis de nombreuses années, l'apprentissage est considéré comme la punition de ne pas réussir à l'école. À Ornans, nous avions une école d'apprentissage qui a été fermée en 2007, faute d'élèves. Cette fermeture et, plus largement, la dévalorisation de l'apprentissage ont induit la perte d'un savoir-faire nécessaire à notre production nationale. Redorons donc le blason de l'apprentissage, quelles qu'en soient les filières !

Mme Sophie Primas. - Ma circonscription accueille un grand nombre d'industries. Je suis frappée par la méconnaissance des écoliers du monde industriel et de la palette de ses métiers. Les portes de l'Éducation nationale demeurent cependant fermées au monde professionnel et ne permettent pas l'identification aux différents métiers de l'industrie qui sont de plus en plus virtuels.

M. Philippe Varin. - La loi sur l'apprentissage doit réduire la distance entre l'entreprise et le lycée professionnel par des mesures à la fois techniques et symboliques. Il faut former les professeurs et les responsables de l'orientation à la réalité de l'industrie ; ces deux parties doivent ainsi travailler ensemble. Cette démarche implique la revalorisation des conditions de vie des apprentis et l'élaboration d'une carte des métiers de l'industrie et des compétences nécessaires. Cet outil, que nous partagerons avec l'Éducation nationale, fournira un précieux outil d'orientation. Les branches sont également plus impliquées dans l'apprentissage que les filières ; ce qui est un gage de souplesse. Enfin, le lien entre les grandes entreprises et les start-up a considérablement évolué depuis ces dernières années. Si une start-up apporte des innovations indiscutables, elle ne suscite plus la méfiance des grands groupes comme par le passé. C'est pourquoi, je serais surpris si une start-up innovante, implantée à Saclay, ne trouvait pas preneur !

M. Alain Chatillon, président. - Nous avons été ravis de vous accueillir. Sachez que les éléments que vous venez de nous transmettre nourriront notre réflexion.

La réunion est levée à 14 h 50.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.