Mercredi 6 décembre 2017

- Présidence de M. Robert del Picchia, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Questions diverses

M. Robert del Picchia, président. - Mes chers collègues, avant de procéder à l'examen des quatre projets de loi inscrits à l'ordre du jour, je donne la parole à Gilbert Roger qui souhaiterait intervenir.

M. Gilbert Roger. - Merci monsieur le président. Je m'interroge sur la manière dont nous sommes traités par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Lors de son audition devant notre commission le 18 octobre dernier, notre collègue Jean-Marc Todeschini l'a interrogé sur la situation en Catalogne, l'un de nos collègues a posé une question sur le Brexit et je l'ai, pour ma part, interrogé sur le conflit israélo-palestinien. J'ai noté qu'une nouvelle audition du ministre était programmée à l'ordre du jour de notre commission, le mercredi 24 janvier prochain, et portera sur la situation des Chrétiens d'Orient. J'ai été l'un des tout premiers sénateurs à avoir adhéré au groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les Chrétiens d'Orient. Toutefois, à l'heure où le Brexit rend la situation difficile en Europe, à l'heure où la Corée du Nord rend la situation très compliquée sur le plan international, et à l'heure où le président Donald Trump pourrait reconnaître, de manière unilatérale, la ville de Jérusalem comme capitale de l'État hébreu, risquant de mettre le feu aux poudres, je trouverais bon que le ministre vienne nous voir pour aborder des sujets qui me paraissent extrêmement sérieux. Je connais très bien la situation des Chrétiens d'Orient, à laquelle je m'intéresse beaucoup - avec notre ancien collègue Michel Mercier, nous entretenons notamment des rapports particuliers avec le monde catholique à Jérusalem. Malgré tout, je tenais à faire part de mon interrogation quant au traitement réservé à notre commission.

M. Robert del Picchia, président. - Nous en informerons le président Christian Cambon, qui est actuellement à New York pour assister à l'assemblée générale des Nations unies. S'agissant de l'audition du 24 janvier prochain, elle est organisée conjointement par notre commission et le groupe de liaison. Nous pourrions néanmoins inviter le ministre à s'exprimer sur les autres sujets à une date à déterminer.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Pérou - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Claude Haut, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées entre la France et le Pérou.

Cette convention vient compléter et parachever le cadre conventionnel de la coopération judiciaire en matière pénale avec le Pérou - c'est le troisième et dernier volet - suite à une demande du Pérou en 2003. Actuellement, cette coopération repose sur une convention d'entraide judiciaire en matière pénale signée en 2012 et un nouveau traité d'extradition signé en 2013, tous deux entrés en vigueur en 2016. Cette convention a pour objet de permettre à des ressortissants d'un Etat condamnés à une peine privative de liberté et détenus sur le territoire de l'autre Etat d'exécuter leur peine dans leur pays d'origine. Elle répond essentiellement à des considérations humanitaires en permettant le rapprochement des personnes condamnées de leur milieu familial, social et professionnel d'origine. Elle facilite leur réinsertion en les faisant bénéficier de l'ensemble des dispositifs d'accompagnement existant en France, et le cas échéant, des mécanismes d'aménagement de la peine prévus par le droit français.

Actuellement, en l'absence d'accord bilatéral, les ressortissants français condamnés à une peine privative de liberté et détenus au Pérou, doivent en principe exécuter l'intégralité de leur peine au Pérou et réciproquement, sauf à ce qu'un transfèrement soit décidé sur une base ad hoc, les demandes transitant systématiquement par la voie diplomatique. À ce jour, 11 ressortissants français sont détenus au Pérou essentiellement pour des faits d'infractions à la législation sur les stupéfiants, tandis que 25 ressortissants péruviens sont incarcérés dans des établissements pénitentiaires français. Depuis 1997, seules 4 demandes de transfèrement ont été formées par des ressortissants français détenus au Pérou : les deux premiers dossiers ont été clos car les demandes étaient devenues sans objet, un autre dossier a été récemment refusé par l'autorité péruvienne et un dernier est toujours en cours. Sur la même période, aucun ressortissant péruvien détenu en France n'a sollicité son transfèrement vers le Pérou.

Voyons maintenant le contenu de cet instrument qui s'inspire largement de la Convention du Conseil de l'Europe de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées - le standard en la matière. Je rappelle que la France est partie à cette Convention du Conseil de l'Europe, ce qui lui permet de disposer d'un cadre conventionnel la liant, dans cette matière, aux 64 autres Etats parties à cet instrument, mais pas le Pérou, d'où cette convention bilatérale.

Le transfèrement est soumis à plusieurs conditions cumulatives : l'intéressé doit avoir été définitivement condamné pour des faits punis par la législation des deux parties, le reliquat de la peine doit être d'au moins 6 mois au moment de la réception de la demande et il faut le triple consentement exprès de l'Etat de condamnation, de l'Etat d'exécution et de la personne condamnée. L'Etat de condamnation jouit d'une entière discrétion pour refuser une demande de transfèrement, mais la présente convention, à la différence de la convention du Conseil de l'Europe qui ne liste aucun motif, prévoit deux motifs de refus facultatifs mais non limitatifs. Le premier; demandé par le Pérou, se rapporte à l'atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l'ordre public ou à d'autres intérêts essentiels et le second, demandé par la France, est lié au non-acquittement par la personne condamnée des frais, des dommages-intérêts, des amendes ou autres condamnations pécuniaires imposés par décision judiciaire. La convention crée également des obligations en matière d'information. Elle oblige l'Etat de condamnation à informer toute personne susceptible de bénéficier de cette convention sur le contenu de celle-ci et sur les conséquences juridiques du transfèrement, ce qui devrait faire croître le nombre de demandes. Elle crée également une obligation d'informer par écrit la personne condamnée de toute démarche entreprise par l'un ou l'autre Etat ainsi que de toute décision prise au sujet de sa demande de transfèrement. Enfin, elle traite du régime d'exécution de la peine après le transfèrement, en reconnaissant la compétence concurrente de l'Etat de condamnation et de l'Etat d'exécution s'agissant de la faculté d'accorder une mesure de grâce ou d'amnistie, sous réserve d'une information préalable entre les autorités centrales. Elle permet également à l'Etat d'exécution d'adapter la peine, sans toutefois pouvoir l'aggraver, dans le seul cas où la condamnation est incompatible avec sa législation, du fait de sa nature - par exemple les travaux forcés - ou du fait de sa durée - la peine excédant le maximum légal prévu par le droit de l'Etat d'exécution. En raison du caractère constitutionnel du droit de grâce présidentiel et de la hiérarchie des normes, la France est attachée à ces stipulations qui ont été le point central des négociations. À l'origine, la partie péruvienne était opposée à ce que des mesures de clémence puissent être accordées par la France et à ce que la France puisse procéder à une adaptation de la peine prononcée par le Pérou, car elle y voyait une atteinte à sa souveraineté. En effet, la plupart des ressortissants français condamnés au Pérou le sont pour des faits d'infractions à la législation sur les stupéfiants, or les peines péruviennes qui sont en moyenne cinq fois plus lourdes que les peines du dispositif pénal français, devront être adaptées pour être compatibles avec le maximum légal prévu par le droit français.

Pour le reste, on retrouve, comme je vous l'ai déjà dit, des stipulations analogues à celles de la convention du Conseil de l'Europe sur le transfèrement et je n'y insisterai donc pas davantage.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi, d'autant que la présente convention n'entraînera aucune modification des dispositions législatives ou règlementaires actuellement en vigueur. À ce jour, la partie péruvienne n'a pas fait connaître à la partie française l'accomplissement des formalités requises par son droit pour l'entrée en vigueur de la convention.

L'examen en séance publique est prévu le mercredi 20 décembre 2017, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Sainte-Lucie et de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Sainte-Lucie - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Raymond Vall, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale et de la convention d'extradition de la France avec Sainte-Lucie.

Quelques mots sur Sainte-Lucie, cette île des Caraïbes située à 60 km de la Martinique. C'est un petit Etat insulaire en développement, peuplé de 180 000 habitants, qui a une faible assise économique, principalement axée sur le tourisme, et qui présente une grande vulnérabilité aux fluctuations extérieures (nombre de touristes, coût des importations) et aux catastrophes naturelles. C'est une île relativement pauvre avec un PIB par habitant de 7 700 dollars en 2015. Par comparaison, la Martinique peuplée de 380 000 habitants fait figure d'île riche avec un PIB par habitant de 25 500 dollars, ce qui explique notamment l'exportation d'une partie de la criminalité sainte-lucienne vers la Martinique.

Ces deux conventions viennent renforcer et moderniser le cadre conventionnel de la coopération judiciaire en matière pénale avec Sainte-Lucie qui ne repose actuellement que sur un traité d'extradition conclu entre la France et la Grande-Bretagne en 1876, bien avant l'accession à l'indépendance de Sainte-Lucie en 1979. Quasiment tombé dans l'oubli, ce traité n'a jamais servi de fondement aux demandes d'extraditions échangées. D'une manière générale, les flux dans le domaine de la coopération judiciaire pénale se font sur la base de l'offre de réciprocité, dans le cadre de la courtoisie internationale. Depuis 2012, la France a adressé à Sainte-Lucie 9 demandes d'entraide judiciaire (pour homicides volontaires et trafic de stupéfiants) ainsi que 6 demandes d'extradition (pour vols avec violence, enlèvements et meurtres) dont 5 ont été émises par la cour d'appel de Fort-de France. Sur la même période, Sainte-Lucie a transmis à la France une seule demande d'entraide (pour trafic de stupéfiants) et aucune demande d'extradition. Il faut savoir qu'il existe aussi un flux informel, non quantifié, de demandes d'entraides qui transitent directement entre les autorités judiciaires locales ou entre les services enquêteurs, compte tenu de leur proximité géographique.

Ces deux conventions sont très attendues par les juridictions martiniquaises et le parquet de Fort-de-France car elles répondent à un besoin opérationnel important. Les zones du Sud de l'arc antillais sont en effet des zones d'établissement d'organisations internationales de trafiquants de stupéfiants et de stockage de cocaïne. À Sainte-Lucie, l'importance du nombre d'homicides - 30 pour 100 000 habitants - et le volume des saisies de drogues - 800 kg de cannabis et 300 kg de cocaïne en 2016 -confirment l'existence de gangs criminels saint-luciens ainsi que le rôle de transit joué par Sainte-Lucie pour la distribution de drogues, notamment vers les collectivités françaises d'Amérique. Actuellement plusieurs dizaines de saint-luciens sont incarcérés dans les prisons de Martinique et Guadeloupe, d'où l'importance capitale de la coopération judiciaire bilatérale en matière pénale.

Voyons maintenant le contenu de ces deux conventions qui correspondent à des projets initialement élaborés par la France. La convention d'entraide judiciaire en matière pénale organise la procédure par laquelle les deux États solliciteront et fourniront une aide à la collecte de preuves destinées à être utilisées dans des affaires pénales transnationales. Elle reprend pour l'essentiel des dispositions de la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale de 1959 et de son protocole additionnel de 1978, ainsi que celles de la convention de 2000 relative à l'entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l'Union européenne et de ses deux protocoles additionnels de 2001. Elle prévoit classiquement l'entraide judiciaire la plus large possible ainsi que des mécanismes de coopération inspirés de ceux qui prévalent au sein de l'Union européenne et dans le cadre du Conseil de l'Europe et qui sont déjà intégrés dans notre ordre juridique interne. Elle n'appelle donc pas de remarques particulières.

La convention d'extradition s'inspire très largement de la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957. Outre qu'elle abroge le précédent traité de 1867 pour clarifier la situation juridique applicable, deux points méritent que l'on s'y attarde. En premier lieu, le droit pénal saint-lucien prévoit la peine capitale pour sanctionner certains homicides aggravés. La dernière exécution remonte à 1995 et la dernière condamnation à mort a été prononcée en 2011, même si elle a été depuis commuée en réclusion criminelle à perpétuité. La convention prévoit que si une telle peine est encourue dans la législation saint-lucienne pour les faits à l'origine de la demande d'extradition, cette peine sera remplacée de plein droit par la peine encourue pour les mêmes faits dans la législation française. Ce mécanisme de substitution de peine recommandé par le Conseil d'Etat offre des garanties satisfaisantes car il présente l'avantage d'être applicable de plein droit, sans qu'il soit nécessaire de solliciter la production d'assurances dont le caractère sérieux et suffisant doit ensuite être apprécié et peut donner lieu à contestation devant les juridictions nationales ou supranationales. En second lieu, la France rencontre un problème récurrent lorsqu'elle adresse des demandes d'extension d'extradition - c'est-à-dire des demandes visant des faits non compris dans ses demandes initiales d'extradition - parce que Sainte-Lucie, en application de son droit interne, refuse, une fois les personnes remises, d'examiner ces demandes, sans la participation physique de la personne à la nouvelle procédure. Cette difficulté devrait être réglée car la convention n'exige pas que la personne visée par une demande d'extension soit retournée à la partie qui l'a remise pour qu'elle puisse statuer sur celle-ci.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi, d'autant que ces deux conventions n'entraîneront aucune modification des dispositions législatives ou règlementaires actuellement en vigueur. À ce jour, Sainte-Lucie n'a pas fait connaître à la partie française l'accomplissement des procédures exigées par son ordre juridique interne pour l'entrée en vigueur de ces instruments.

L'examen en séance publique est prévu le mercredi 20 décembre 2017, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant la ratification du traité d'extradition entre la République française et la République socialiste du Viet Nam et du traité d'entraide judiciaire en matière pénale entre la République française et la République socialiste du Viet Nam - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons ce matin le projet de loi autorisant la ratification du traité d'extradition et du traité d'entraide judiciaire en matière pénale conclus avec le Vietnam.

La France et le Vietnam sont liés depuis 2001 par une convention d'entraide judiciaire en matière civile. En revanche, aucun instrument bilatéral ne permet actuellement l'extradition de personnes poursuivies ou condamnées en fuite, ou une coopération dans la recherche de la preuve pénale. Les échanges dans ces deux domaines s'effectuent aujourd'hui sur le fondement de conventions multilatérales auxquelles nos deux pays sont parties, ou sur la base de l'offre de réciprocité, dans le cadre de la courtoisie internationale. Notre représentation diplomatique à Hanoï a toutefois pu relever, à plusieurs reprises, la grande réticence des autorités vietnamiennes à coopérer en l'absence de base conventionnelle.

Notre pays a alors soumis deux projets de traités à la partie vietnamienne, afin de compléter le tissu conventionnel existant, et de répondre à une volonté commune de renforcement de la coopération dans la lutte contre la criminalité.

Le volume des échanges est jusqu'à présent faible pour les deux domaines concernés :

- en matière d'extradition, une seule demande a ainsi été formulée, à l'initiative de la France, au cours des dix dernières ;

- sur la même période, dix-sept demandes ont été recensées en matière d'entraide judiciaire pénale ; treize ont émané des juridictions françaises - principalement des commissions rogatoires internationales pour des faits de viol sur mineur, d'escroquerie ou d'abandon de famille - et quatre ont été adressées par les autorités vietnamiennes - notamment pour des faits d'homicide involontaire et de vol à l'arraché.

Le nombre des échanges est toutefois appelé à croître dans les années à venir, en raison du développement en Europe de réseaux de délinquance organisée d'origine vietnamienne.

Les deux traités qui sont soumis à notre examen permettraient ainsi d'offrir une base juridique solide et pérenne à la coopération franco-vietnamienne en matière judiciaire, et de rendre plus fluide le traitement des affaires à dimension transnationale.

Je commencerai tout d'abord par vous présenter le traité relatif à l'extradition.

Le texte finalement retenu correspond, pour l'essentiel, au projet soumis par la partie française. Ce traité respecte donc nos standards juridiques nationaux et internationaux en la matière. Quelques adaptations mineures ont cependant été nécessaires pour le rendre acceptable par les autorités vietnamiennes.

La principale différence tient à l'emplacement et au libellé de la stipulation relative à la peine capitale. La partie française avait proposé d'y consacrer un article du traité et de retenir un mécanisme de substitution de peine, analogue à celui prévu par la convention d'extradition franco-marocaine. La partie vietnamienne a cependant fait valoir qu'un tel mécanisme n'était pas compatible avec son système juridique, et a souhaité que la question de la peine capitale soit appréhendée au titre des motifs de refus de l'extradition. La peine de mort fait donc obstacle à l'extradition, sauf à offrir à la partie requise des garanties suffisantes que cette peine ne sera ni requise, ni prononcée, ni exécutée. Le cas échéant, ces engagements prendraient la forme de notes verbales, transmises par la voie diplomatique.

Cette stipulation est essentielle pour rendre ce traité acceptable, en particulier sur le plan juridique. Par ailleurs, selon Amnesty international, le Vietnam serait le troisième pays en nombre d'exécutions derrière la Chine et l'Iran. La liberté d'expression y est en outre bafouée, et la dissidence politique réprimée ; le traité dispose à cet égard que les demandes d'extradition seront systématiquement refusées si elles concernent des infractions politiques. De même, un refus sera opposé à la partie requérante si la situation de la personne réclamée risque d'être aggravée pour des raisons tenant à ses opinions politiques, à sa race ou à sa religion.

Ce traité ne réserve aucun traitement spécifique aux binationaux franco-vietnamiens : le fait de posséder la nationalité de la partie requise à la date de commission de l'infraction à l'origine de la demande, constituera un motif de refus. La partie requise devra toutefois soumettre l'affaire à ses propres autorités en application du principe aut dedere, aut judicare - c'est-à-dire « extrader ou poursuivre ».

Le traité organise également les échanges entre les parties afin de garantir une exécution rapide des demandes, ou de remédier aux difficultés qui pourraient résulter de demandes incomplètes ou irrégulières.

Enfin, le traité définit de manière claire les dispositions régissant la remise des biens saisis ainsi que l'arrestation provisoire des personnes réclamées, leur extradition et leur transit.

J'en viens à présent brièvement au traité d'entraide judiciaire en matière pénale dont je souhaiterais vous présenter les points saillants.

Le texte finalement retenu a été négocié sur la base d'un contre-projet proposé par le Vietnam, et largement inspiré du traité de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN).

Par conséquent, il ne contient pas de stipulations relatives aux modalités les plus modernes de coopération, telles que les interceptions de télécommunication, les livraisons surveillées ou encore les infiltrations. Ces formes de coopération ne sont pas pour autant exclues du dispositif d'entraide, en application du principe, rappelé à l'article premier du traité, de « l'entraide judiciaire en matière pénale la plus large possible ». Cela permet ainsi d'envisager, au cas par cas, la mise en oeuvre de telles mesures.

Le traité ne contient pas non plus de stipulation détaillée relative à l'obtention de données bancaires. La partie française a néanmoins obtenu l'ajout d'un paragraphe qui étend l'entraide judiciaire à l'échange d'informations bancaires.

Par ailleurs, ce texte contient davantage de motifs de refus que ceux habituellement retenus par la France dans les accords de même nature. Il prévoit en particulier de refuser l'entraide lorsqu'elle violerait le principe non bis in idem selon lequel nul ne peut être poursuivi ou puni une seconde fois à raison des mêmes faits. Ce motif ne figure pas expressément dans les conventions d'entraide conclues par la France, puisque les autorités françaises assimilent traditionnellement la violation de ce principe à une atteinte portée à l'ordre public de la partie requise, justifiant alors un refus.

De la même manière, le motif de refus relatif à la prescription des faits a été introduit à la demande de la partie vietnamienne qui souhaitait en faire un motif obligatoire de rejet d'une demande d'entraide. Les négociations ont néanmoins permis à la partie française d'en faire acter le caractère facultatif.

Ce texte ne contient pas non plus de stipulation relative à la protection des données personnelles. Il doit néanmoins être relevé que les dispositions du traité permettent d'assortir la transmission de telles données de certaines conditions d'utilisation, et prévoient en outre que la partie requérante doit prendre toutes les précautions utiles pour préserver la sécurité des données qui lui sont transmises.

Enfin, la partie française a obtenu l'inclusion de dispositions portant sur la saisie et la confiscation d'avoirs, les dénonciations officielles et les échanges spontanés d'informations.

Pour conclure, ces nouveaux instruments répondent au souhait émis par les autorités françaises d'une meilleure coopération avec le Vietnam dans la lutte contre la criminalité. Bien que certaines stipulations du traité d'entraide soient de facture « trop classique », elles ne posent aucune difficulté particulière. Le texte ouvre malgré tout la voie à des pratiques d'entraide judiciaire plus modernes, ce dont on peut se féliciter.

En conséquence, mes chers collègues, je préconise l'adoption de ce projet de loi.

Son examen en séance publique est prévu le mercredi 20 décembre, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je vous propose de souscrire.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité et sans modification, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant la ratification du protocole sur les privilèges et immunités de la juridiction unifiée du brevet -Examen du rapport et du texte de la commission

M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, à titre liminaire, je souhaiterais remercier chaleureusement notre collègue Richard Yung pour les précieux conseils qu'il m'a donnés sur un sujet qu'il connaît très bien, eu égard aux responsabilités importantes qu'il a assumées au sein de l'Office européen du brevet.

Nous examinons ce matin le projet de loi autorisant la ratification du protocole sur les privilèges et immunités de la juridiction unifiée du brevet.

L'examen de ce protocole est l'occasion de faire le point sur la mise en place du brevet européen à effet unitaire.

Cette entreprise a été initiée à travers la convention de Munich de 1973 -c'est-à-dire il y a près d'un demi-siècle ! - par la création d'un « brevet européen ». Tous les États membres de l'Union européenne ont ratifié cette convention, ainsi que dix autres pays dont la Norvège et la Turquie. Elle marque une première étape importante dans le processus d'unification des systèmes de brevets européens, en permettant l'examen et la délivrance des brevets par un seul organisme : l'Office européen des brevets.

Cet office, dont le siège est situé à Munich, est présidé par un Français et emploie quelque 7 000 personnes, dont environ 4 400 examinateurs. Leur rôle est d'examiner la conformité des demandes de brevets, en s'assurant qu'elles répondent aux trois critères définissant un brevet que sont la nouveauté, l'activité inventive et l'application industrielle. En cas de délivrance, le brevet fait alors l'objet d'une publication, puis d'un dépôt, par l'Office européen du brevet, auprès des États parties à la convention dans lesquels l'inventeur souhaite bénéficier d'une protection.

Par conséquent, le brevet européen, tel que mis en place par la convention de Munich, est un « bouquet de brevets », sans effet automatique auprès des États parties, et donc soumis à des régimes juridiques différents. Il présente par ailleurs d'autres inconvénients :

- premièrement, l'inventeur doit s'acquitter des taxes de dépôt et de renouvellement dans chaque pays où son brevet est déposé, ce qui peut avoir un effet dissuasif pour les petites et moyennes entreprises ;

- deuxièmement, le brevet doit, dans certains cas, être intégralement traduit dans les langues desdits pays, ce qui engendre des dépenses importantes ;

- et enfin troisièmement, dans le cadre d'une action en contrefaçon ou d'une action principale en nullité, la décision rendue par une juridiction n'a d'effet que sur le territoire relevant de sa compétence. En conséquence, le requérant doit initier plusieurs actions parallèles, devant les juridictions de différents États ; la multiplicité des procédures apparaît alors comme un facteur d'insécurité juridique dans la mesure où les décisions rendues par les différentes juridictions peuvent être contradictoires.

Pour répondre à ces écueils, l'idée d'un brevet européen à effet unitaire a été avancée. Ce brevet unitaire produirait ses effets sur l'ensemble des territoires des États de l'Union européenne participant à la coopération renforcée et ayant ratifié l'accord relatif à la juridiction unifiée du brevet, soit potentiellement vingt-cinq États au total. Seules l'Espagne, la Pologne et la Croatie n'ont pas souhaité, pour l'heure, adopter ce dispositif.

Pour rendre le régime du brevet unitaire applicable, la ratification de l'accord précité par treize États membres est requise, dont celle des trois États ayant déposé le plus grand nombre de brevets en 2012 - c'est-à-dire au cours de l'année ayant précédé la signature de l'accord -, à savoir la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni.

À ce jour, quatorze États ont déjà ratifié cet accord, dont la France, il y a trois ans. Une toute dernière étape doit donc encore être franchie : la ratification par l'Allemagne et le Royaume-Uni.

Le Parlement allemand a autorisé la ratification. Toutefois, les instruments de ratification n'ont pas été déposés en raison du recours déposé par un avocat allemand devant la Cour constitutionnelle fédérale. Le requérant en conteste la constitutionnalité - en particulier le transfert de droits régaliens excédant ce qui est compatible avec la loi fondamentale - et soutient, en outre, que la loi autorisant la ratification de l'accord aurait dû être votée par le Bundestag avec une majorité qualifiée des deux tiers. Enfin, il allègue que l'accord n'est pas compatible avec le droit de l'Union européenne.

La Cour constitutionnelle fédérale n'a pas immédiatement rejeté la plainte, mais a, au contraire, demandé au président de la République fédérale de s'abstenir de signer la loi malgré son adoption par le Parlement. Cela semble indiquer qu'elle considère les arguments développés dans la plainte comme étant a priori sérieux. D'après les personnes que j'ai eu l'occasion d'auditionner, l'issue de ce recours est incertaine et pourrait retarder considérablement la ratification allemande, en particulier si la Cour de justice de l'Union européenne était saisie d'une question préjudicielle. En revanche, si le vote du Parlement était annulé pour défaut de quorum, l'organisation d'un nouveau scrutin aurait une incidence toute relative sur le calendrier et ne poserait aucune difficulté compte tenu de l'avis tout à fait positif que portent les parlementaires allemands sur le brevet unitaire. La Cour constitutionnelle fédérale allemande devrait rendre sa décision au printemps prochain.

S'agissant à présent de la ratification britannique, j'ai interrogé Michel Barnier lors de son audition devant le Sénat le 16 novembre dernier. D'après lui, deux scénarios sont envisageables :

- soit la ratification britannique n'intervient pas avant le Brexit, et la rendrait alors inutile; cela permettrait l'entrée en vigueur de l'accord, qui interviendrait au plus tôt en 2019 ;

- soit les ratifications allemande et britannique interviennent avant le Brexit, et entraîneraient alors l'entrée en vigueur du brevet unitaire mais poserait ensuite la question du statut du Royaume-Uni dans le dispositif. Cela constituerait le scénario idéal en ce qu'il permettrait une entrée en vigueur plus rapide du brevet à effet unitaire.

Le Royaume-Uni a manifesté, à plusieurs reprises, son intention d'intégrer le dispositif. Hélas, pour des raisons d'ordre juridique, un tel sujet ne peut être abordé, par anticipation, lors des négociations sur le Brexit étant donné que ce dispositif n'est toujours pas en vigueur. C'est pourquoi, en tant que membre du groupe de suivi sénatorial sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne, je resterai très vigilant sur cette question et suivrai avec intérêt les éventuelles conséquences d'une ratification de l'accord par le Royaume-Uni qui, selon le Quai d'Orsay, pourrait intervenir en début d'année prochaine.

Les bénéfices attendus du brevet européen à effet unitaire sont très importants, aussi bien pour l'innovation que pour la compétitivité de nos entreprises, et il doit, à cet égard, retenir toute notre attention. Le brevet unitaire fera considérablement baisser les coûts liés, d'une part, au maintien en vigueur des brevets dans chacun des États et, d'autre part, à la traduction, étant donné qu'un dépôt dans l'une des langues officielles de l'Office européen des brevets - à savoir le français, l'anglais et l'allemand - suffira à l'avenir. L'économie moyenne est estimée, par brevet, à plus de 30 000 euros. Le coût global serait ainsi équivalent à celui d'un dépôt aux États-Unis ou au Japon.

En outre, ce dispositif permettra aux inventeurs de bénéficier d'une protection juridique dans l'ensemble des États membres de la coopération renforcée ce qui, outre la sécurité juridique qui leur sera offerte, fera diminuer de manière significative les frais de procédure en cas d'action principale en nullité du brevet ou d'une action en contrefaçon, qui n'aurait plus à être engagée auprès de chaque État, mais uniquement devant la juridiction unifiée du brevet.

Cette juridiction aura la compétence exclusive pour les actions relatives à la contrefaçon et à la validité des brevets européens et des brevets européens à effet unitaire. Elle comprendra notamment un greffe, un tribunal de première instance, une cour d'appel et un centre de médiation et d'arbitrage.

La France occupera une place centrale au sein de cette juridiction puisque le siège de sa division centrale sera situé à Paris, et que le premier président du tribunal de première instance sera de nationalité française. Cette division centrale sera composée, en outre, de deux sections, l'une à Munich et l'autre à Londres. Les affaires seront réparties selon une classification thématique ; le siège parisien, qui sera notamment compétent pour les contentieux portant sur les techniques industrielles, aura l'activité contentieuse la plus importante.

Le Brexit pose une seconde interrogation, liée au sort de la section londonienne. Il semble en effet peu vraisemblable que le Royaume-Uni puisse conserver cette section après sa sortie de l'Union européenne. Plusieurs villes, dont Milan et Paris, ont d'ores et déjà fait part de leur intérêt pour accueillir cette section sur leur territoire.

Quelques mots à présent sur le protocole qui nous est soumis, et qui traite des privilèges et immunités qui seront accordés au personnel de cette juridiction. Il s'agit d'un protocole de facture classique qui prévoit, entre autres, l'inviolabilité des locaux et des archives de la juridiction, des immunités pour la juridiction, son personnel et les représentants des États parties à l'accord, ainsi que des exonérations fiscales pour les salaires versés aux juges, greffiers et agents administratifs. Ces stipulations ne posent donc aucune difficulté.

Ce protocole entrera en vigueur une fois la juridiction unifiée mise en place, et sous réserve de la ratification des États accueillant une section du tribunal de première instance ou la cour d'appel, à savoir le Luxembourg, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Nous serions ainsi le premier ou le second de ces quatre pays à ratifier le protocole. À titre d'information, la Chambre des communes britannique a voté la semaine dernière l'autorisation de ratification de ce protocole à l'unanimité. À l'occasion des débats, les parlementaires ont rappelé leur volonté de rejoindre le dispositif, tout en s'inquiétant de la possibilité qui leur sera offerte de demeurer dans l'accord et des négociations à venir sur ce point. La Chambre des Lords se prononcera quant à elle cet après-midi sur ce texte.

Compte tenu de l'importance que représente le brevet unitaire pour nos industriels - qui le soutiennent avec ferveur - et notre économie, je ne peux que recommander l'adoption de ce projet de loi. La France ferait ainsi montre, une nouvelle fois, d'un volontarisme politique sans faille sur ce dossier qui, je l'espère, se prolongera au-delà de l'examen de ce texte.

Son examen en séance publique est prévu le mercredi 20 décembre, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté sans modification le rapport et le projet de loi précité. Les sénateurs du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) se sont abstenus.

Crise du Qatar - Audition de M. Bertrand Besancenot, ministre plénipotentiaire hors classe, conseiller diplomatique du Gouvernement

M. Robert del Picchia, président. - Mes chers Collègues, je tiens, tout d'abord, à excuser le Président Cambon qui est actuellement à la tête de notre délégation auprès de l'Organisation des Nations Unies à New-York. Je souhaite, en notre nom collectif, la bienvenue à M. Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur de France en Arabie saoudite et au Qatar, à présent conseiller diplomatique du Gouvernement.

Monsieur l'Ambassadeur, vous avez été chargé, en septembre dernier, d'une mission de « bons offices » tendant à apaiser les tensions entre le Qatar et ses voisins, en appuyant la médiation entreprise par le Koweït. Je rappelle qu'au début du mois de juin dernier, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn notamment, ainsi que l'Égypte, ont rompu leurs liens diplomatiques avec le Qatar, en lui reprochant - officiellement - de soutenir le terrorisme et de déstabiliser la région. Un blocus terrestre, maritime et aérien a été organisé contre Doha.

Le Koweït a très vite tenté une médiation entre le Qatar et l'Arabie Saoudite, que les États-Unis ont soutenue. Mais la situation, aujourd'hui encore, paraît bloquée. Cette crise a de fait brisé l'unité du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, qui rassemble, pour mémoire, l'Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Qatar, le Koweït et Oman ; Ces deux derniers États étant neutres dans le différend. Une telle crise est évidemment problématique, alors que la stabilité régionale est nécessaire pour lutter contre le terrorisme et pour résoudre les autres crises, en Syrie et en Libye notamment.

Je rappelle d'ailleurs que, sur cette crise du Golfe, notre commission a déjà entendu, le 28 juin dernier, l'analyse de plusieurs chercheurs. Ils ont mis en relief les rivalités politiques qui opposent le Qatar à ses voisins, en particulier l'Arabie saoudite, sur fond de montée continue du leadership du Prince héritier, Mohammed ben Salmane. Doha paye sans doute le soutien qu'il a témoigné aux Frères musulmans et, plus généralement, ses choix de politique étrangère et son rayonnement international, notamment l'influence de sa chaîne de télévision Al-Jazira.

Monsieur l'Ambassadeur, vous allez pouvoir nous faire part de votre propre analyse à cet égard. Surtout, nous attendons de vous un point sur la situation actuelle. Sommes-nous aujourd'hui dans l'impasse ? À l'issue de vos déplacements dans la région, êtes-vous parvenu à enregistrer certaines avancées concrètes ? Après la visite à Ryad du Président de la République, le mois dernier, la visite annoncée à Doha, demain 7 décembre, sera-t-elle de nature à faire bouger les lignes ? Enfin, comment les États-Unis, mais aussi l'Iran et la Turquie, se positionnent-ils aujourd'hui dans ce dossier ? Par avance, je vous remercie, Monsieur l'Ambassadeur, pour les informations que vous allez donner à notre commission.

M. Bertrand Besancenot, conseiller diplomatique du Gouvernement.- Merci beaucoup Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les Sénateurs, cette audition vient à point nommé, puisque le Président de la République se rendra demain au Qatar et que le Conseil de coopération des Etats du Golfe (CCEAG), où le seul chef d'Etat présent était l'Émir du Quatar, s'est réuni hier.

Au point de départ, il peut paraître surprenant que les Pays du Golfe, qui sont des États - Egypte mise à part - partageant les mêmes fondements culturels, ayant des régimes similaires et siégeant au sein de la même organisation qu'est le CCEAG, se trouvent dans cette situation de crise. Effectivement, très souvent à l'extérieur, on peut avoir le sentiment qu'il s'agit là d'une querelle entre princes qui entretiennent, faute de pouvoir s'entendre, une sorte de guerre froide dans la durée. La réalité est naturellement plus complexe. Des différends territoriaux, existent entre ces pays depuis plusieurs années : que ce soit entre l'Arabie Séoudite et le Qatar, entre le Qatar et Bahreïn, entre l'Arabie et les Emirats Arabes Unis, Deuxièmement, le fait que l'Arabie Séoudite soit le plus grand des pays du Golfe, en ce qu'elle occupe 80 % du territoire et représente la moitié de la population et de l'activité économique, induit le déséquilibre du CCEAG et des divergences parmi ses Etats membres : certains trouvant naturelle la domination de l'Arabie Séoudite, tandis que d'autres la contestaient. La révolution iranienne de 1979 a été le facteur amenant les pays du Golfe à se rassembler plus ouvertement : en 1981 a ainsi été créé le CCEAG afin de répondre aux menaces du nouveau régime iranien envers les pays du Golfe. Depuis, le Conseil a tenté de se développer, en prenant comme modèle l'Union européenne, avec des avancées somme toute limitées, en dépit d'une réelle ambition initiale, notamment dans le domaine économique. Ses différents projets sont ainsi en suspens du fait de l'actuelle crise.

Pourquoi cette crise avec le Qatar qui a été, jusqu'à 1995, le bon élève du CCEAG ? J'ai d'ailleurs eu la chance d'être en poste dans ce pays à deux reprises : de 1978 à 1981, puis comme ambassadeur, de 1998 à 2002. Ce pays a une identité géographique, même si son identité historique est moins nette. La Famille Al-Thani n'a réellement étendu son emprise sur le pays qu'à la fin du XIXe siècle et l'identité qatarienne apparaît plus faible que celle des autres pays ; l'essentiel de la population - y compris la famille régnante- est issu de tribus wahhabites, comme les Séoudiens. Jusqu'au règne de l'Emir qui obtint son indépendance, le Qatar était un pays qui se singularisait par un alignement total sur l'Arabie Séoudite.

En 1995, lorsque Cheikh Hamad a pris le pouvoir en renversant son père, il ne se cachait pas de suivre une politique différente de son prédécesseur. Aussi, toute la politique conduite par le Cheikh Hamad visait à affirmer l'identité qatarie en s'appuyant notamment sur les ressources gazières de l'Emirat. D'ailleurs, son pari économique était risqué en endettant le pays pour exploiter ses ressources gazières et profiter des soubresauts de l'Iran, pour signer des contrats avec les autres puissances économiques, comme la Corée et le Japon. C'est notamment grâce à la chaîne AL-Jazzera et une diplomatie très active que le Qatar a émergé sur la scène internationale. L'accord de Doha en 2008 sur le Liban a ainsi illustré, pour la première fois, le rôle majeur que pouvait jouer le Qatar sur la scène internationale. À notre demande, les Qataris sont intervenus en Libye et ont ainsi démontré qu'ils jouaient un rôle en dehors de leur propre région. En outre, l'arrivée des printemps arabes a été perçue par Cheikh Hamad comme une opportunité pour l'identité qatarie.

L'objectif était alors de « devenir le parrain du nouveau monde arabe ». Avec la chute de Mohamed Morsi et l'évolution des autres pays, cet objectif ne s'est pas réalisé. Le Qatar a ainsi activement soutenu les Frères musulmans voire, en Syrie et en Libye, d'autres groupes politiques extrémistes. Une telle politique a induit de mauvaises relations avec les Emirats Arabes Unis et l'Arabie Séoudite qui aidait notamment en Syrie des mouvements moins marqués qu'Al-Nosra qu'aidait le Qatar. De son côté, Mohammed Ben Zayed, aux Emirats Arabes Unis, a fait de la lutte contre l'islam politique, en particulier contre les Frères Musulmans, un élément majeur de sa politique. La diplomatie qatarie s'opposait très directement à la politique séoudienne et émiratie.

Le facteur le plus important a consisté en la lutte contre l'islam politique par Mohammed Ben Zayed, qui est apparue en flagrante contradiction avec la politique menée par Doha.

Une première crise s'est déroulée mais a été réglée par un accord qui portait, en 2014, sur les mêmes difficultés : le rôle de Al-Jazeera ainsi que le financement par le Qatar de certains mouvements considérés comme extrémistes. Les Etats du Golfe sont demeurés silencieux durant la seconde partie de la Présidence Obama, en raison de leur sentiment d'avoir été lâchés par les Etats-Unis, qu'ils considéraient pourtant comme leurs protecteurs traditionnels. Effectivement, ces pays avaient mal perçu l'empressement du Président Obama à signer un accord nucléaire avec l'Iran assimilé à une trahison de leur alliance traditionnelle avec Washington.

Les choses ont bougé avec l'élection du Président Trump considérée, par les Émiriens et les Séoudites, comme annonciatrice d'une nouvelle donne pour la région du Golfe. Ceux-ci avaient ainsi l'impression de renouer avec leurs alliés traditionnels. De surcroît, à la volonté proclamée du nouveau président de faire refluer l'influence iranienne s'ajoutait son état d'esprit en faveur des affaires. A cet égard, Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed ont fait le pari de jouer ouvertement la carte de Donald Trump et se sont félicités ouvertement de l'élection d'un président qui enfin revenait, selon eux, à un comportement normal vis à vis de ses alliés du Golfe. Le Qatar avait fait le pari opposé. Ceci a été perçu à Ryad et à Abu-Dhabi à la fois comme une violation de l'Accord de 2014 qui stipulait de ne pas attaquer, par médias interposés, ses voisins et comme une attaque frontale à la politique conduite par Mohammed Ben Zayed et les Séoudiens pour contrer l'influence iranienne. Il y a eu, lors de la visite du Président Trump à Ryad, une tentative de conciliation qui s'est mal déroulée. La crise a ensuite été rendue publique. Vous connaissez les treize points qui ont été, à juste titre, considérés comme excessifs. En effet, instaurer un embargo sur un pays frère, dont les populations sont identiques, présente un impact réel sur l'économie du pays et la population qui connaît nombre de familles mixtes.

Lorsqu'on regarde la manière dont les choses se sont déroulées, les Autorités qatari ont démontré leur sens de l'opportunité tandis que la détermination de Mohammed Ben Zayed est demeurée sans faille. En effet, celui-ci est persuadé que ces mesures conduiront, un moment ou un autre, le Qatar à changer de comportement. Quelques acteurs de la communauté internationale ont cependant tenté de calmer le jeu et d'éviter que les choses ne dérapent.

Le Secrétaire d'État américain a élaboré un plan très précis, impliquant plusieurs étapes, sans beaucoup de résultats. Le Président de la République et M. Jean-Yves Le Drian ont également sollicité l'ensemble des protagonistes par téléphone. Malheureusement, ces tentatives se sont révélées vaines. En raison de mon expérience dans les deux pays et des relations personnelles que j'ai pu y tissées, il m'a été demandé, par l'Elysée en août dernier, d'aider la médiation koweitienne, en mesurant notamment sur le terrain l'ampleur des griefs, afin de proposer des réponses idoines. Je me suis rendu ainsi rendu dans la région en septembre et novembre derniers. Au terme de ces deux visites, il m'apparaît que demeure un problème de fond : au-delà des griefs historiques et personnels, les Qataris entendent préserver une politique étrangère autonome, dont l'élément saillant demeure le soutien à ce qu'ils présentent comme « la rue arabe » dont le porte-parole demeure aujourd'hui la chaîne Al-Jazeera, considérée par les autres Etats comme le relai médiatique des Frères Musulmans. Pour Doha, il est très clair que la diplomatie qatarie joue un rôle essentiel dans l'identité du nouveau Qatar et il n'est pas question d'y renoncer. Cette politique va à 180 degrés à l'encontre la stratégie de Mohammed Ben Zayed et de Mohammed Ben Salmane. Je rappellerai ainsi que les Emirats Arabes Unis et l'Arabie Séoudite ont non seulement financé très largement l'Egypte du Président Sissi, pour cette raison-là, et que le nouveau prince héritier, Mohammed Ben Salmane, a mis en oeuvre une politique de non tolérance assumée vis-à-vis des extrémistes musulmans, impliquant notamment la mise au pas de la police religieuse, la diffusion d'instructions auprès des Imams dans les mosquées et le contrôle des financements extérieurs. Ainsi, il y a, pour le moment, une vraie divergence sur le fond.

Les Autorités qataries nient en bloc les accusations qui leur sont portées. Cela ne les empêche pas d'avoir pris des mesures bienvenues, à l'instar de l'accord signé avec les Américains l'été dernier, qui permet à la CIA d'effectuer un audit du système de financement extérieur. Il est vrai que la situation économique de Doha n'est pas florissante. La préoccupation majeure des Autorités est ainsi de préserver l'accueil du Mondial en 2022, dont l'attribution avait été perçue comme un grand succès pour la politique étrangère du Qatar, en contribuant à sa visibilité accrue. Si la crise se prolonge, il sera très difficile de respecter les délais ; de nombreuses entreprises, qui doivent construire de nouvelles infrastructures pour l'événement, hésitant à investir dans ces opérations.

Les Emirats arabes unis nous disent très clairement que, tant que Cheikh Hamad continuera à exercer son influence à Doha, il leur sera très difficile de faire confiance à tout engagement avec le Qatar, en raison de son irrespect des clauses de l'accord de 2014. C'est une ligne dure qui reste à Abu-Dhabi.

Le sommet qui vient de se tenir à Koweït rassemblait, à l'exception de l'Emir du Qatar, les ministres des affaires étrangères de l'organisation. A ma connaissance, aucune décision majeure n'y a été prise ; on parle simplement d'une coopération renforcée entre l'Arabie Séoudite et les Emirats arabes unis, ce qui donne le sentiment, en effet, de la relative stagnation de la situation.

En conclusion, que pouvons-nous faire ? Il est écrit dans le Coran que l'avenir appartient aux patients. Il faut surtout aider la médiation koweitienne à répondre à l'objection majeure des Emiriens qui allègue l'irrespect, par le Qatar, de ses engagements ; d'où la nécessité d'une instance qui puisse le vérifier. Il faut ainsi que les amis du Golfe - les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France - soient disposés à apporter ces garanties. Sur certains sujets, comme la guerre des médias, nous ne pouvons qu'inciter à l'accalmie ; cette décision incombant aux Etats du Golfe. Sur les relations avec l'Iran, je ne pense pas que le Qatar vise réellement à changer d'alliance et à s'allier avec la Turquie et l'Iran.

Par contre, nous pouvons certainement aider dans deux domaines : d'une part, dans le contrôle des financements de certains mouvements, comme l'ont fait les Américains avec le Qatar. Nous devrions annoncer, lors de la visite du Président de la République, la signature d'un accord quelque peu similaire avec les Qataris. D'autre part, dans l'identification de la présence de personnalités - considérées comme plus ou moins indésirables - qui relève des services de renseignements. Ces propositions seront transmises à la médiation koweitienne, afin de sortir de la crise qui n'a que trop duré. Je vous remercie de votre attention.

M. Robert del Picchia, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur pour votre présentation. Il nous semble que nous sommes tout de même dans l'impasse. Je passe désormais la parole à mes collègues pour une première série de questions.

M. Jean-Marie Bockel. - Au fur et à mesure de votre exposé clair et passionnant, Monsieur l'Ambassadeur, toutes mes questions ont trouvé une réponse ! Cependant, fort de votre expérience et de votre connaissance du contexte et des protagonistes de cette crise, quel vous paraît être le « sens de l'histoire », aujourd'hui ? Cette interrogation nous semble pertinente, à la veille de la désignation des présidences des groupes interparlementaires ; je devrais, à cet égard, assumer celle du Groupe Pays du Golfe. C'est pourquoi je vous remercie de nous éclairer sur les tenants et les aboutissants de la situation régionale.

M. Michel Boutant. - Monsieur l'Ambassadeur, je vous remercie pour la qualité de votre intervention. La situation quasi-inextricable, dans laquelle se trouve cette partie du Moyen-Orient, n'est-elle pas due, en définitive, à une forme de double, voire de triple discours, des dirigeants de ces différents pays et à une forme d'ambiguïté vis à vis notamment du terrorisme ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Selon certains analystes, l'objectif avoué de la coalition - à savoir la lutte contre le terrorisme - n'est sans doute pas la priorité ; derrière lui percerait la volonté de Ryad de presser le Qatar de renoncer à ses tentations d'indépendance diplomatique, ce que vous présentiez comme l' « identité qatarie ». Partagez-vous ces analyses ? En outre, quelle est votre appréciation du soutien de l'Iran au Qatar face à ce blocus dont certains contestent la légalité au regard du droit international ? Quels sont ainsi les facteurs qui ont présidé à ce rapprochement ? Celui-ci vous paraît-il durable, en définitive ?

M. Bertrand Besancenot. - Cette crise est aussi tributaire de la situation régionale au Moyen-Orient laquelle est, pour le moins, troublée à l'heure actuelle, avec l'incertitude de la politique qui va être conduite par le Président Trump, manifestement soutenu par l'Arabie Séoudite et les Emirats Arabes Unis, afin de contrer l'influence iranienne dans la région. Une très large interrogation se dessine ainsi, quant à la façon dont la politique anti-Hezbollah ou anti-iranienne sera effectivement mise en oeuvre par les Américains. Dans une région où la présence massive des Etats-Unis s'inscrit dans la durée, Ryad et Abu-Dhabi font le pari que la politique américaine sera suivie d'effets. Le sera-t-elle effectivement ? Je ne saurais répondre à cette question.

L'autre aspect de la situation concerne le réengagement des Russes dans cette partie du monde. Au gré d'une politique habile, le Président Poutine s'est donné un rôle majeur dans la région. Mais comment sortir de la crise syrienne ? On connaît les divergences sur le fond et les intérêts partagés entre Iraniens et Russes. Un accord est-il possible entre les Etats-Unis et la Russie, avec le soutien des Pays du Golfe, pour réduire l'influence régionale de l'Iran ? C'est là une interrogation que nourrissent les incertitudes de la politique américaine dans la région. Les Russes aimeraient également se désengager de la Syrie dont ils n'ont pas les moyens de participer à la reconstruction. Or, celle-ci ne sera possible qu'à la condition de l'engagement financier des pays occidentaux et des pays du Golfe, à la condition qu'une transition politique ait lieu. Il est difficile de prévoir l'évolution de la situation. Ainsi, le sens de l'histoire dépend largement de la façon dont se règlera la crise régionale où se déroule une lutte d'influence entre l'Iran et l'Arabie Séoudite. Cette crise est également avivée par les incertitudes entourant la politique américaine et les choix de la Russie dans la région. Il me paraît ainsi, à ce stade, malaisé de dégager une perspective crédible.

Sur l'éventualité d'un double discours sur le terrorisme, il est très clair que l'ensemble des Pays du Golfe ont activement soutenu les Afghans dans leur lutte contre l'invasion soviétique, avec l'accord et la participation active des pays occidentaux. Ce mouvement a ultérieurement dégénéré et les Séoudiens ont été, en 2003, la cible d'Al-Qaida, pour une raison évidente : l'Islamisme fondamentaliste vise la possession des lieux saints tout autant que celle du coffre-fort séoudien. Depuis cette époque, les Séoudiens se sont rendus compte qu'après avoir joué avec le feu, ils sont devenus les premières cibles d'Al-Qaida et de Daesh. D'où la mise en oeuvre de mesures répressives fortes à l'intérieur et leur appui initial à la chute du Califat de Daesh ; les Séoudiens et les Emiriens étant par la suite impliqués dans le conflit au Yémen et ainsi moins à même de consacrer des moyens sur d'autres théâtres d'opération. Néanmoins, il est très clair que les Autorités séoudiennes et émiriennes ne financent pas le terrorisme islamique. Certes, le contrôle du financement demeure important, afin d'éviter que certains individus dérogent à cette ligne politique. A l'inverse, les Qataris ne considèrent pas les Frères Musulmans comme un mouvement terroriste et ils ont soutenu Al-Nosra et les Islamistes en Libye. On nous dit cependant aujourd'hui que ce soutien a été massivement réduit, probablement sous l'effet des mesures prises contre le Qatar.

C'est pourquoi, comme le souhaite le Président de la République, si nous intervenons, même discrètement, en appui de la médiation koweitienne, il nous faut contrôler de tout financement des mouvements extrémistes dans cette partie du monde.

La volonté séoudienne de réduire l'autonomie du Qatar me paraît claire. Les Emiriens se sont retrouvés en opposition avec les Qataris sur le financement des mouvements en Libye et leur objectif de faire renoncer le Qatar à ses soutiens est manifeste. Dans ma présentation, j'ai souligné que Ryad compte avant tout faire refluer l'influence iranienne avec l'appui des Américains. Dans ce jeu-là, le fait que les Qataris donnent l'impression de jouer avec les Iraniens déplaît souverainement et Mohammed Ben Salmane, qui souhaite apparaître comme un leader de premier plan, ne saurait accepter que le Qatar prenne des mesures opposées à l'objectif essentiel de la politique qu'il conduit.

Quant à la relation entre l'Iran et le Qatar, une suspicion demeure, notamment en Arabie Séoudite, quant au partenariat des Qataris avec les Turcs et les Iraniens. Les Qataris sont contraints par l'embargo de traiter avec les pays qui consentent de traiter avec eux. Si les relations avec l'Iran et la Turquie se sont récemment renforcées, le niveau des échanges entre le Qatar et l'Iran demeure, cependant, près de trente fois inférieur à celui des échanges entre les Emirats et l'Iran, du fait de Dubaï.

La critique paraît ainsi tout à fait excessive en la matière et je ne pense pas que le Qatar se berce d'illusions sur sa relation avec l'Iran ou même la Turquie qui sont de grands pays, avec des intérêts à défendre et un agenda diplomatique propre. Pour ces derniers, le Qatar reste essentiellement une carte à jouer, sans être un partenaire majeur. Mais dans le dialogue, que nous cherchons à promouvoir, entre Ryad et Doha, il faudra, à un certain stade, clarifier ce point : les Séoudiens attendent des Qataris la confirmation de leur appartenance au cadre qu'est le CCESG plutôt que d'obtenir la confirmation d'une alliance à l'extérieur.

M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur l'Ambassadeur, votre connaissance du terrain est très précieuse. La France est-elle bienvenue auprès des différentes parties ? Nous ne sommes pas un acteur « innocent », puisque nous avons vendu beaucoup d'armes dans la région avant et pendant la période de crise. Comment sont accueillis à la fois les voyages du Président Macron et votre présence ?

M. André Vallini. - Quelle est la motivation du Qatar pour obtenir le Mondial du football ou encore acquérir le club de football du Paris Saint Germain ? Est-ce à mettre au compte d'un quelconque « fait du prince », dont on connaît l'amour du football, ou, au contraire, cette démarche s'inscrit-elle dans une stratégie plus réfléchie d'accroître l'influence du Qatar dans les milieux musulmans des pays occidentaux ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Au Koweït, où je me suis rendue récemment, les Autorités m'ont semblé désemparées devant le blocage du processus de médiation, avec une vraie attente de la France. La récente annonce du Président Trump du transfert de l'Ambassade américaine à Jérusalem ne vous paraît-elle pas de nature à rassembler, à nouveau, les pays qui ont la haine d'Israël en partage ?

M. Jean-Pierre Vial. - Vous avez évoqué la position du Qatar vis-à-vis des Frères Musulmans, qui contraste avec celle des Emirats. On connaît également le rôle politique que les Emirats jouent dans la région, notamment au Yémen. Pensez-vous que cette diplomatie, dont on parle peu, est aussi l'une des clefs de la situation d'aujourd'hui ?

M. Jean-Paul Émorine. - Le Président Macron a fait valoir que les entreprises publiques françaises pourraient ouvrir des participations à des fonds, qu'ils soient nationaux ou étrangers. Je pense notamment à Airbus qui a des relations avec le Qatar. Ces fonds souverains vous paraissent-ils fiables et stables à long terme ?

M. Bertrand Besancenot. - La France jouit depuis 1967 - date de la visite du Roi Fayçal au Général de Gaulle - d'une image positive dans l'ensemble de la région. Nous sommes considérés comme un ami des pays arabes. Les relations avec les différents présidents français ont toujours été bonnes et sont fortes avec les Emirats arabes unis, le Qatar et l'Arabie Séoudite. Elles sont toutefois plus faibles avec Bahreïn, Koweït et Oman. Le rôle de la France dans la région est bienvenu : même si les principaux pays du Golfe tablent sur le Président Trump, ils se posent également des questions sur la mise en oeuvre de sa politique. Il leur faut ainsi diversifier leurs relations, en raison de la distanciation progressive du soutien américain, suite à l'exploitation du gaz de schiste et l'évolution de l'approvisionnement en hydrocarbures. Malheureusement, l'Europe n'est pas très présente dans la région. En effet, elle est à peu près inconnue dans la région et les pays du Golfe ont mauvaise presse au Parlement européen. Les dirigeants européens se rendent rarement dans la région et les pays du Golfe ont une vision fausse du fonctionnement de l'Union. Or, aujourd'hui, lorsque vous regardez les principaux acteurs européens - l'Allemagne connaît une crise gouvernementale, l'Angleterre est confrontée au Brexit et l'Espagne doit régler l'affaire catalane -, le seul pays réellement actif en Europe sur les dossiers de la région demeure la France. Puisque le Président de la République entend jouer ce rôle, nous sommes les bienvenus. L'Arabie Séoudite est désormais notre second client après avoir été pendant longtemps le premier et nous avons bien évidemment des prospects aux Emirats arabes unis, au Qatar et ailleurs. Cela étant, il n'y a pas que ces aspects-là. Pour preuve, les contrats militaires entre l'Arabie Séoudite et la France ne représentent que 7 milliards d'euros sur les 35 milliards d'euros de contrats globaux, dont près de 19 milliards d'euros impliquent Airbus. En l'absence des autres pays européens, nous sommes ainsi un pays actif qui montre qu'il veut l'être, comme l'illustre la base d'Abu Dhabi.

Le football est extrêmement populaire au Qatar. L'investissement dans le football relève ainsi d'une forme de « soft power » et participe d'une stratégie d'influence, au même titre que les investissements industriels ; les médias et l'image étant très importants dans le monde globalisé. Cette influence est-elle reconnue comme telle par les Musulmans en Europe ? Je ne le crois pas.

Le Koweït est quelque peu désemparé et son Emir est considéré comme le sage de la région. Il incarne la paternité spirituelle du CCESG et il semble penser que la nouvelle génération de dirigeants, dans les deux principaux pays, risque de détruire, faute de tempérance, cette organisation qui a, en principe, un avenir. L'Emir du Koweït s'est ainsi rendu à Washington et a convaincu le Président Trump d'appeler personnellement les autres dirigeants de la région. Cette démarche s'est avérée ponctuelle et n'a pas eu de suite. A l'inverse, l'action diplomatique de la France est perçue dans sa continuité. Nous sommes peut-être capables, du fait de nos contacts avec l'ensemble des protagonistes de cette crise, de faire avancer les choses.

Les opinions publiques dans la région demeurent sensibilisées à la cause palestinienne, qui reste la cause arabe par essence. Les dirigeants ont, quant à eux, d'autres priorités, comme le reflux de l'influence iranienne dans la région. Se dessine ainsi une véritable convergence d'intérêts entre l'Arabie Séoudite et Israël : les contacts discrets se sont renforcés et les bonnes relations des uns et des autres avec la nouvelle administration Trump favorisent les choses. Ceci peut-il déboucher sur un rapprochement formel entre l'Arabie et Israël ? Personnellement, je ne crois pas que les Autorités franchiront le pas publiquement, puisque leur opinion publique et l'ensemble du monde arabe le désapprouveraient fortement. Néanmoins, des contacts existent et des convergences, dans les discussions multilatérales, peuvent se faire jour. Tant qu'il n'y aura pas d'avancée sur le dossier palestinien, je ne crois pas qu'il puisse y avoir de reconnaissance formelle.

S'agissant des ambitions des Emirats arabes unis, Mohammed Ben Zayed se considère comme le porte-parole naturel des Arabes dans la région vis-à-vis de l'Administration Trump. Du fait des printemps arabes qui ont affaibli beaucoup de pays, l'équilibre des pouvoirs dans le monde arabe s'est indéniablement déplacé vers le Golfe. Dans un tel contexte, Mohammed Ben Zayed entend être l'interlocuteur privilégié du Président Donald Trump, et ainsi de la première puissance mondiale.

Les entreprises françaises peuvent-elles tabler sur les fonds souverains ? Les fonds souverains traditionnels - comme ceux des Emirats arabes unis, du Koweït et du Qatar - mettent en oeuvre, depuis longtemps, une politique de diversification et sont des partenaires connus de nos entreprises. La montée en puissance du Public Investment Fund, (PIF) en Arabie Séoudite, constitue l'élément réellement nouveau. Jusqu'à présent, l'Arabie ne disposait pas de vrais fonds souverains. Désormais, les Séoudiens cherchent à développer ce fond, en l'alimentant par le produit des privatisations, dont le principe a été décidé. À partir de l'année prochaine, l'ARAMCO sera privatisée à hauteur de 5 % et ce n'est qu'un début ; l'objectif étant que ce fonds atteigne deux trillions de dollars et devienne ainsi le fonds souverain le plus puissant au monde. L'objectif ambitieux, qui lui a d'ores et déjà été assigné, est d'investir jusqu'à 50 % de ses placements à l'étranger d'ici à 2020. Jusqu'à présent, la banque centrale séoudienne se contentait de placer les excédents financiers du royaume en bons du Trésor américain, du fait de leur sûreté et de leur liquidité, quand bien même le retour sur investissement s'avérait faible. Aujourd'hui, les ressources de l'Etat séoudien ont été diminuées de moitié et il importe de l'alimenter, via notamment une nouvelle taxation. Le résultat des privatisations devrait ainsi être placé dans le PIF chargé de faire des placements rentables à l'extérieur, à l'instar de ce que pratiquent les autres pays du Golfe depuis un certain nombre d'années. Il est clair que notre stratégie vise à attirer une partie de ces fonds en France, pour des raisons évidentes.

M. Robert del Picchia, président. - Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur, pour toutes ces informations. Nous veillerons, lors de votre prochaine audition, à vous accorder deux heures, tant le sujet est passionnant ! Vous me faîtes d'ailleurs penser à ce proverbe provençal selon lequel, dans le fond, il vaut mieux un qui sait que dix qui cherchent. Vous savez, et vous nous avez bien informés, merci beaucoup !

« L'après Daesch en Syrie et en Irak » - Audition de M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l'Université Lyon 2, chercheur invité à l'Université de Stanford

M. Robert del Picchia, président. - Le président de notre commission est retenu à New York pour une mission auprès de l'Assemblée générale des Nations unies.

Nous accueillons M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l'université de Lyon 2 et chercheur invité à l'université de Stanford. Merci de vous être échappé un instant du colloque auquel vous participez aujourd'hui au Cercle militaire. Nous avons souhaité entendre votre analyse sur l'après Daesch, désormais amorcé en Syrie et en Irak depuis que Raqqa et Mossoul ont été reprises.

Le bilan en Syrie est dramatique. Selon l'envoyé spécial des Nations unies, Staffan de Mistura, que j'ai rencontré à Genève lors d'une mission de l'Union interparlementaire, il faudra au moins 250 milliards de dollars pour reconstruire le pays. Les Syriens estiment avoir gagné la guerre - de fait, ce sont les Russes - et ne rien devoir négocier, notamment la modification de leur Constitution ou la tenue de nouvelles élections... Dans le cadre de l'Union interparlementaire, nous essayons de convaincre les parlementaires syriens du contraire pour rétablir la sécurité dans le pays. Personne n'investira ces 250 milliards de dollars tant que le pays n'est pas stabilisé, et la Syrie restera dans un état très difficile.

Au processus de Genève s'ajoute désormais celui d'Astana, et une réunion s'est tenue à Ryad la semaine dernière, mais cela avance peu : le processus semble bloqué.

La Russie poursuit ses initiatives, tout en affirmant qu'elle veut soutenir le processus de Genève. Quel effet réel le processus d'Astana-Sotchi a-t-il, selon vous, pour le règlement politique de la crise ? Assure-t-il le maintien de Bachar al-Assad aux affaires, et donc l'emprise de l'Iran sur la Syrie ? Faut-il mettre la situation de Bachar al-Assad entre parenthèses, pour trouver une solution pragmatique, permettant de modifier la Constitution et d'organiser des élections ? Les États-Unis semblent laisser les mains libres à la Russie sur ce dossier, et donc le président Trump laisse paradoxalement la voie libre à l'Iran...

Quel peut être l'avenir politique de l'Irak ? La situation du Kurdistan reste en suspens. Le pouvoir de Bagdad a-t-il aujourd'hui une assise politique suffisante pour assurer la stabilité du pays ? L'influence de l'Iran est-elle toute puissante sur l'Irak chiite ?

M. Fabrice Balanche, maître de conférences à l'Université Lyon 2, chercheur invité à l'Université de Stanford. - Mon fil conducteur sera la construction d'un corridor iranien - qui a l'assentiment des Russes - dans la région, de Téhéran jusqu'à Beyrouth, via Bagdad et Damas. Avec la fin de l'État islamique en Irak et en Syrie, les enjeux géopolitiques régionaux d'avant la crise réapparaissent. Ce corridor est construit avec l'aide des Russes, les États-Unis tentent de s'y opposer. Le conflit au Yémen n'est qu'une diversion pour détourner l'Arabie saoudite du conflit syrien. Et cela fonctionne ! C'est un moyen de pression, au travers des tirs de missile vers l'Arabie saoudite, et un levier. Comment les États-Unis comptent-ils réagir à la construction de ce corridor iranien ? Les acteurs locaux, Syriens et Irakiens, n'ont guère leur mot à dire.

James Mattis, secrétaire à la défense des États-Unis, déclarait le 17 novembre dernier que les forces de la coalition internationale attendront, pour quitter la Syrie et l'Irak, que le processus de Genève ait progressé. Ils veulent combattre l'État islamique et trouver une issue diplomatique à la guerre civile en Syrie. Ces déclarations ont été confirmées par M. McMaster, conseiller à la sécurité nationale, lors d'une conférence à la Hoover Institution. L'objectif est le départ de Bachar al-Assad en 2021, au moment des élections présidentielles, afin de laisser les institutions syriennes fonctionner et pour que celui-ci ne perde pas la face. Cela permettrait aussi de terminer le travail militaire contre Hayat Tahrir al-Cham (Organisation de libération du Levant), branche syrienne d'Al-Qaida, de réunifier le pays et d'instaurer un processus électoral libre. Tant que Bachar al-Assad sera au pouvoir, les États-Unis bloqueront la reconstruction. Ainsi, tous les projets de la Banque mondiale sont en stand-by. Les États-Unis veulent maintenir des troupes au Nord de la Syrie pour faire levier contre le régime syrien, reconstruire une gouvernance arabo-kurde, alternative au régime de Damas, et pour briser le corridor iranien afin de soutenir leurs alliés, évitant ainsi que l'Iran ne contrôle toute la frontière syro-irakienne. Cela va-t-il marcher ?

Sous pression turque, la position américaine s'infléchit : les Turcs refusent que les États-Unis restent jusqu'en 2021 et appuient le PYD (Parti de l'Union démocratique), avatar du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui menace directement la sécurité intérieure turque. Donald Trump a évoqué un ajustement militaire pour retirer 400 hommes du Nord, tandis que les Kurdes ont adressé des messages de sympathie à la Russie pour se placer, si besoin, sous sa protection contre M. Erdogan...

En Irak, les États-Unis sont moins rétifs au gouvernement de Bagdad, et luttent contre l'influence iranienne davantage par le soft power, avec des relais dans l'armée irakienne, comme les forces spéciales. Ils négocient. En mai 2018 se tiendront les élections législatives. Qui dirigera l'Irak ? Haïder al-Abadi, l'homme du compromis entre les États-Unis et l'Iran, ou Nouri al-Maliki, un pro-iranien ? A priori, M. Abadi, qui a montré sa fermeté contre les Kurdes, restera. Si les États-Unis n'ont pas soutenu leur allié, Massoud Barzani, ni l'indépendance du Kurdistan d'Irak, c'est parce qu'ils ont plutôt misé sur la reconstitution de l'État irakien avec M. Abadi. Or celui-ci cède largement à Qasem Soleimani, et n'a pas toutes les clefs du pouvoir.

En Irak se construit un processus national chiite. Or tout processus nationaliste, à ses débuts, est intolérant à l'égard des minorités. En Irak, les Arabes sunnites, qui ont dirigé le pays durant des générations, ne seront pas intégrés mais punis. Même si M. Abadi veut les intégrer dans l'appareil gouvernemental, les directeurs chiites des administrations recruteront des chiites. Mossoul, capitale économique d'Irak du Nord à moitié détruite, a perdu 90% de son hinterland. Son influence économique se réduit à la plaine de Ninive ; il y a des aéroports à Erbil, à Souleimaniye, des malls à Dohuk... La population ne va plus faire ses courses à Mossoul ; la bourgeoisie économique de la ville est partie à Dubaï ou au Canada ; la ville sera aussi probablement punie par Bagdad, qui n'investira pas des milliards de dollars pour la reconstruire... Plus d'1,5 million d'Arabes sunnites vont se retrouver sans travail et sous occupation militaire. Cela créera de nouvelles frustrations et de nouveaux attentats. La radicalisation des sunnites profite à l'Iran, car elle maintient une certaine peur dans la population chiite qui voudra rester sous protection iranienne - alors que nombreux sont ceux qui ne supportent pas l'ingérence iranienne parmi les chiites irakiens...

Les Kurdes sont neutralisés. Ils ont perdu leurs puits de pétrole et leur indépendance est caduque. Ils sont divisés entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de M. Barzani et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) de feu M. Talabani. L'UPK était opposée au référendum - la participation a été faible à Souleimaniye. Elle est plus alignée sur l'Iran et compte, par ses relations privilégiées avec Bagdad, tirer les marrons du feu et reprendre le pouvoir au sein du Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak (KRG), traditionnellement aux mains de M. Barzani. L'Irak est en cours de stabilisation et de recentralisation, mais avec de la corruption endémique.

En Syrie, le régime de Bachar al-Assad restera en place, sauf bouleversement géopolitique - si Poutine perd le pouvoir par exemple... Bachar al-Assad ne pourra pas perdre la guerre ni être poussé dehors. Il y aura toujours des opérations militaires. En 2018, la prochaine cible sera la poche d'Idlib, avec 50 000 combattants, 30 000 d'Al-Qaida, et avec les Ouïghours du parti du Turkménistan - les pires combattants, prêts à se faire exploser... Mais ces derniers ne sont pas dangereux pour le régime, car l'Occident ne soutiendra pas Hayat Tahrir al-Cham, malgré les préconisations du Centre d'analyses, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d'Orsay en janvier 2017. La diplomatie occidentale ne fera pas d'Idlib un contre-modèle par rapport au régime syrien ; l'armée syrienne les contient, même si de temps à autre, elle lance des offensives sur Hama et sur Alep. Quand elle en aura fini avec la province de Deir ez-Zor, elle reviendra vers Idlib pour éliminer la poche, en collaboration avec la Turquie.

Les enclaves autour de Damas - les fameuses zones de désescalade, provisoires ! - seront bientôt reprises par les Russes et les Syriens. La seule zone de désescalade qui fonctionne comme telle se trouve dans la zone Sud, la province de Deraa : elle est à côté du Golan, et une négociation est en cours entre Israël, la Jordanie, les États-Unis et la Russie. Les Russes ont déployé des troupes entre le Golan et l'autoroute Deraa-Damas, et empêchent le Hezbollah et les Pasdaran (Gardiens de la révolution islamique) d'approcher, car sinon les Israéliens bombardent. Ils ont bombardé plusieurs objectifs autour de Damas ces derniers jours. La ligne rouge pour Israël, ce sont le transit d'armes à destination du Hezbollah via la Syrie ou la frappe d'un obus dans le Golan. De quel qu'endroit qu'il provienne, ils répliquent.

Vladimir Poutine, grâce au Golan, devient un acteur incontournable au Moyen-Orient. Il a monnayé l'installation de ses troupes à proximité en échange de l'arrêt du programme américain de soutien aux rebelles syriens. Ce programme était totalement inefficace, mais plutôt que de le réformer, Donald Trump l'a supprimé. C'est un très mauvais message envoyé à ses alliés locaux : les Kurdes du PYD craignent d'être les prochains sur la liste si M. Trump veut faire plaisir à M. Erdogan, et annule son soutien.

J'ai visité le Kurdistan syrien en mars dernier, et me suis rendu à Qamishli, Hasaké et Tall Tamer. Cela m'évoquait la Chine de la révolution culturelle décrite par Alain Peyrefitte... Ce n'est pas un modèle de démocratie pluriethnique. Le PKK est partout, sans aucune différence avec le PYD. Un représentant du PKK surveille chaque administration, les Arabes sont marginalisés. Le kurde est imposé dans les écoles, et si elles résistent, les écoles sont fermées et le personnel licencié. En cas de manifestation, une voiture piégée explose et le PKK prétend que c'est Daesch. Le projet kurde est donc très totalitaire. Les États-Unis sont dans une situation inconfortable vis-à-vis de la Turquie, et par rapport à l'action kurde envers la population locale. Les Kurdes sont loin d'être majoritaires, à peine un tiers de la population totale de ces régions si l'on rajoute Raqqa et Deir ez-Zor. Même dans la zone revendiquée tout au Nord, les zones kurdes sont séparées par des zones mixtes : à Tall Abyad, ils sont très minoritaires mais essaient d'imposer le kurde, réalisant ainsi une épuration ethnique blanche - un déplacement de la population - voire davantage. Certains villages arabes sont désertés près de Tall Tamer. Les Assyriens de Tall Tamer sont partis après l'attaque de Daesch, mais les villages arabes ont été vidés depuis.

Les Kurdes ont deux plans : selon le plan A, les États-Unis restent dans la région, et les Kurdes vassalisent les Arabes, construisent leur État PKK, tout en bénéficiant de la protection américaine, en attendant 2021. Selon le plan B, les États-Unis évacuent ; les Kurdes négocient avec Damas et lui restituent les territoires arabes - Raqqa, Hasaké - en échange de la reconnaissance de l'autonomie des territoires kurdes, et le droit de garder leurs milices.

Le PYD négocie avec Damas en permanence. Le pétrole de la région d'al Malikiyah - soit un tiers du pétrole syrien - exploité par la Compagnie syrienne des pétroles, est distribué à hauteur de 25% aux Kurdes, 65% à Damas et 10% aux tribus arabes Chammar de la région et aux tribus arabes qui protègent l'oléoduc qui amène le pétrole vers Homs et Baniyas.

Les États-Unis comptent utiliser le Nord de la Syrie comme levier sur le régime pour pousser une transition politique, mais la région fait face à de nombreux problèmes domestiques. Damas, Moscou et Téhéran ne resteront pas les bras croisés. Quelques voitures ou camions piégés, comme au Liban en 1982-1983, attribués à Daesch, aideront à pousser les Américains dehors, et à provoquer la révolte des Arabes contre les Kurdes. Les tensions entre les Arabes et les Kurdes sont fortes, même au sein des forces démocratiques syriennes. La Turquie menace toujours d'intervenir dans le Nord. Elle refuse de laisser le PKK s'implanter durablement dans cette zone. À l'Ouest de la Syrie, la poche d'Afrin est encerclée par les Turcs, intervenus récemment dans la province d'Idlib. Ceux-ci risquent également d'intervenir près de Tall Abyad pour couper Kobané de Qamishli, et s'ils veulent être méchants, ils attaquent al-Malikiyah, zone pétrolière et siège de l'état-major du PKK en Syrie. Les États-Unis ne réagiront probablement pas contre un membre de l'OTAN. Les Kurdes seront alors poussés dans les bras des Russes. M. Poutine a tout intérêt à un PYD à moitié vivant, qui n'est plus une menace contre Damas mais encore une menace contre M. Erdogan ; c'est une des raisons qui a poussé la Turquie à changer de camp à l'été 2016.

Les États-Unis négligent tous les problèmes domestiques, et notamment celui de l'eau dans la région. Dans la zone kurde, entre 2000 et 2010, les terres irriguées ont diminué de plus de 30% - épuisement des nappes phréatiques, effets du changement climatique... - tandis que les terres irriguées augmentent dans la vallée de l'Euphrate arabe grâce aux barrages. Mais comme, à la suite des offensives kurdes contre l'État islamique, les barrages sont tenus par les Kurdes, qui ont un programme d'autonomie économique et de développement d'une agriculture irriguée, l'eau sera pompée pour irriguer leurs régions. La vallée de l'Euphrate arabe sera ainsi privée d'eau. Sans parler des problèmes de répartition des terres, la situation est explosive, et ne pourrait être compensée que par un mini plan Marshall pour la région. Il faudrait que l'aide arrive par des routes terrestres, or ce n'est pas le régime syrien ni la Turquie - ni l'Iran s'il domine la frontière irakienne - qui laisseront passer l'aide. Cette cocotte-minute explosera et le régime syrien reviendra pour calmer tout le monde après le départ des États-Unis.

Quel sera l'avenir de la Syrie ? Les troupes de Bachar al-Assad reconquerront partiellement le pays, avec un gouvernement direct dans l'Ouest du pays - à Damas, Alep et sur la côte - et une large autonomie accordée aux Kurdes et aux chefs de tribus dans la vallée de l'Euphrate en échange de leur loyauté. Le régime n'a pas les moyens de revenir de manière très centralisée dans l'Est du pays, mais ne peut abandonner les deux tiers de la production de blé, 80% de la production de coton et la quasi-totalité de la production d'hydrocarbures. Il a absolument besoin de cette Syrie auparavant dite « inutile » pour la reconstruction du régime.

Vous évoquiez 250 milliards de dollars pour reconstruire la Syrie. C'est un chiffrage avec des critères occidentaux. Le réseau routier n'a pas été très endommagé. Les ponts sur l'Euphrate ont été détruits par la coalition internationale et la Syrie présentera la facture. Les Syriens comptent reconstruire le pays par leurs propres moyens, et à un coût bien moindre. L'économie sera relancée par l'accès au marché irakien. Avant la guerre, l'Irak était le premier client de la Syrie, et achetait fruits et légumes, produits manufacturés, faisant la prospérité d'Alep. L'intégration économique Liban-Syrie-Irak-Iran est la clef de la reconstruction syrienne. L'Irak exportera son pétrole et son gaz par la Syrie, évitant la Turquie et le Golfe persique. Téhéran pourra construire son gazoduc islamique prévu et la Syrie toucher des royalties sur le transfert du gaz et du pétrole. Cela n'avait pas marché sous Saddam Hussein, qui était en guerre contre Hafez al-Assad. Si tous ces pays sont sous protectorat iranien, l'Iran sécurise ainsi ce marché commun oriental et évite la concurrence entre Syrie et Irak, mettant tout le monde d'accord par la force.

La Syrie se reconstruira également par la diaspora syrienne, très riche et qui compte investir dans l'immobilier. De même qu'à Beyrouth après la guerre civile, des affaires sont à réaliser. Ainsi, le quartier aisé de Damas, Mezzeh, va faire l'objet d'un projet d'extension immobilière de luxe vers le Sud, sur Darraya, ville qui a été rasée. Les 200 parcelles sont déjà vendues aux hommes d'affaires syriens, aux locaux et à la diaspora. La reconstruction se fera doucement. Cependant, faire miroiter une aide européenne ou de la Banque mondiale à la Syrie en échange de concessions politiques majeures ne fonctionnera pas. Il n'en est pas question pour Bachar al-Assad.

Si la Syrie ne se reconstruit pas, la situation économique restera instable et les Syriens continueront toujours à quitter le pays. Lors de mes enquêtes sur les réfugiés syriens au Liban en juin 2017, je me suis rendu compte que des Syriens venaient de traverser la frontière en fraude depuis un ou deux mois pour venir chercher du travail. Ceux qui sont installés au Liban ne veulent pas retourner en Syrie, et attendent le moyen de venir en Europe. Lors de mon passage, tous évoquaient les 100 visas donnés par l'Espagne pour les réfugiés syriens. En distribuant ces visas, l'Europe entretient l'espoir qu'à terme, elle hébergera un à deux millions de réfugiés syriens. Les Allemands sont actuellement paralysés politiquement. Vont-ils suspendre le regroupement familial ? En 2018, les 500 000 Syriens présents en Allemagne pourront demander le regroupement familial de leurs ascendants et collatéraux... Si la situation ne s'améliore pas, ces personnes partiront de Syrie.

Grâce au corridor iranien, la Syrie se reconstruira doucement et le régime se stabilisera. L'absence de retour des réfugiés ne lui posera pas de problème. Si d'autres personnes, non loyales au régime, s'en vont, leurs terres et leurs biens seront récupérés et redistribués aux autres, qui seront d'autant plus loyaux. À l'Europe alors de s'occuper des réfugiés...

Ce corridor iranien est donc une réalité, avec des dimensions militaire, géopolitique et économique. C'est la clef de la reconstruction syrienne. L'Union européenne et les États-Unis ont peu de leviers sur Bachar al-Assad, surtout si leur présence militaire dans le Nord-Est de la Syrie ne fonctionne pas - et j'en ai l'impression. L'Union européenne et la France, à défaut d'être acteurs, doivent être conscients de ces dynamiques et se préparer à les affronter, notamment en termes d'immigration et de sécurité. Mais cela relève du politique et non plus du chercheur...

M. André Vallini. - La situation est encore plus complexe que lorsque de Gaulle évoquait « l'Orient compliqué ». Votre présentation du Kurdistan syrien était très intéressante, mais vous avez évoqué très rapidement le Kurdistan irakien. Comment voyez-vous ce territoire, après le référendum largement gagné par M. Barzani, qui a démissionné ensuite ?

M. Fabrice Balanche. - Les Kurdes ont massivement voté lors du référendum, mais dans certaines régions seulement : le taux de participation était de 90% à Erbil, mais seulement 40% à Souleimaniye. L'UPK de Barzani a soutenu, à son corps défendant, le référendum, car il préfère conserver une relation privilégiée avec Bagdad. L'UPK sort renforcée de la crise car les Kurdes n'ont plus les disponibilités en pétrole qui garantissaient leur indépendance économique et donc politique. Ils sont alors d'autant plus dépendants des 17 % du pétrole irakien que doit leur reverser Bagdad, qui sert à soutenir l'administration locale et à payer les fonctionnaires.

Or depuis 2014, les Kurdes avaient commencé à exploiter eux-mêmes le pétrole et à revenir sur l'accord avec Bagdad. Bagdad a décidé de ne plus les payer et les investissements se sont arrêtés. Avec le pétrole, les Kurdes sont passés d'une vie austère dans la montagne au rêve de devenir le nouveau Dubaï... Les trois quarts de la population active kurde sont fonctionnarisés. Des projets mirifiques - malls, aéroports... - font place à davantage de réalisme. Bagdad met une pression économique sur le KRG et attend que la population, exaspérée par l'absence de paiement des salaires alors que la famille Barzani vit largement du pétrole, se révolte au profit de l'UPK. Au sein du gouvernement kurde, M. Barzani a démissionné, mais il tire les ficelles : son neveu est toujours premier ministre. Barzani comptait sur son fils pour lui succéder, mais visiblement son neveu a plutôt les faveurs de Bagdad.

Les Kurdes ont perdu le contrôle de l'espace aérien et des frontières, et leurs peshmergas n'ont pas les moyens de se battre : contrairement au PKK, ils sont  « bedonnants » et ont gagné beaucoup d'argent. Lorsque Daech a pris Mossoul et s'est dirigé vers Erbil, ce ne sont pas les peshmergas irakiens qui les ont arrêtés : le PKK a envoyé ses troupes pour les bloquer au niveau de Makhmur afin de protéger l'un de ses camps. Ensuite, les Iraniens sont arrivés, l'armée irakienne s'est ressaisie... Lorsque Daesch est arrivé, les peshmergas de Barzani sont partis et ont laissé les yazidis se débrouiller avec Daesch. Le PKK est venu de Syrie pour ouvrir un corridor afin de sauver les yazidis. Les peshmergas irakiens sont très affaiblis et ne sont donc pas rentrés en confrontation avec les milices chiites, aguerries. Qaseim Soleimani, qui était à l'enterrement de Talabani à Souleimaniye, a fait passer un message : le lendemain, à 5h, les troupes chiites arriveraient à Kirkouk, les peshmergas devaient évacuer pour éviter d'être tués.

Mme Christine Prunaud. - Nous avons du mal à appréhender le conflit kurde. Je suis interpellée, non pas par les peshmergas que vous décrivez comme « bedonnants »...

M. Fabrice Balanche. - Je caricature un peu...

Mme Christine Prunaud. - ... mais par votre description du Kurdistan syrien. Vous compariez l'action du PKK à celle de Mao Zedong. Les Arabes sont marginalisés, c'est un fait, mais vous parlez aussi d'épuration ethnique. Est-ce réel ou exagéré ?

M. Fabrice Balanche. - Il y a partout en Syrie de l'épuration ethnique, et pas seulement chez les Kurdes. C'est une guerre civile - comme au Liban auparavant - avec des transferts de population.

Certaines zones sont très stratégiques pour les Kurdes, notamment celle de Tall Abyad, ventre mou entre Kobané et Qamishli, avec une population aux trois-quarts arabe. Au printemps 2015, les Kurdes ont détruit plusieurs dizaines de villages arabes et ont chassé leurs habitants, selon un rapport d'Amnesty International, pour des raisons stratégiques : il fallait chasser des populations arabes qui avaient soutenu l'État islamique. En 2013, les Kurdes arrivent une première fois à Tall Abyad. Les populations arabes appellent à Al-Nosra - à l'époque Daesch et Al-Nosra étaient les mêmes - qui chasse les peshmergas, mais brûle aussi le quartier kurde de Tall Abyad et les villages kurdes alentours. Les habitants ont fui en Turquie et à Kobané. Deux ans plus tard, le PYD fait la même chose avec les tribus arabes ayant soutenu Daesch.

Il y a eu de l'épuration ethnique au Khabour : Daesch a attaqué les villages assyriens, 35 000 Assyriens sont partis au Canada et en Australie et ne reviendront jamais. Lorsque les Kurdes reprennent les villages assyriens, ils reprennent aussi les villages arabes sur la rive ouest du Khabour ; ils en ont « nettoyé » un certain nombre. C'est de l'épuration ethnique stratégique, et de la vengeance directe.

Ils peuvent exercer également une épuration ethnique blanche, non violente, par l'imposition du kurde dans les écoles. Si vous refusez, vous partez... Les instituteurs arabes perdent leur travail. Une nouvelle réforme agraire est prévue dans la province de Hasaké. Hafez al-Assad avait bloqué la réforme agraire en 1970, refusant qu'on prenne les terres aux grands propriétaires arabes pour les redistribuer aux petits paysans kurdes, métayers, ce qui aurait favorisé l'implantation kurde dans la région. Mais ces métayers kurdes sont la base sociale du PKK ; ils se sont battus à Raqqa, et exigent la redistribution des terres. Il y aura de l'épuration ethnique. L'objectif est de kurdifier la région où ils sont à peine majoritaires.

M. Olivier Cadic. - De nombreux réfugiés sont présents au Liban, en Jordanie et en Turquie, avec un fort impact sur ces pays. Leur sera-t-il possible de retourner dans leur pays, et quand ? Au Liban, des réfugiés jouent sur les deux pays et font des allers-retours avec la Syrie, au grand dam des Libanais. Le projet de retour à grande échelle sécurisé par les Occidentaux est-il toujours d'actualité ? Sinon, quelles seront les solutions possibles ?

M. Ladislas Poniatowski. - Ce « corridor » iranien n'est pas un simple corridor d'influence économique. Pouvez-vous nous en dire plus sur les forces Al-Qods (forces spéciales des Gardiens de la révolution islamique) ? L'extension iranienne s'appuie sur toutes les milices locales chiites en Irak et en Syrie, et le Hezbollah au Liban. De qui dépend la force Al-Qods ? Apparemment, plus du pouvoir religieux que du pouvoir politique ? Quels sont ses moyens ? Est-elle très structurée ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - J'ai été interpellée par votre vision négative, voire caricaturale, du Kurdistan irakien, même si je ne connais pas aussi bien que vous ce dossier. Je me suis rendue à Erbil et dans des camps de réfugiés, et j'ai rencontré des responsables. Nous avions été très heureux d'avoir le soutien des peshmergas qui ont aidé à protéger les chrétiens d'Orient, exterminés. J'ai peut-être des informations partiales, mais j'estime que nous avons une dette, une gratitude à avoir envers eux dans le Kurdistan irakien.

M. Fabrice Balanche. - Les réfugiés syriens au Liban sont ceux qui sont le plus susceptibles de rentrer en Syrie ; c'est un enjeu de politique intérieure très important pour le Liban. Le Hezbollah a aidé Bachar al-Assad à rester au pouvoir et compte se maintenir au pouvoir au Liban - c'est lui qui contrôle actuellement le Liban - lors des prochaines élections. Il est allié notamment aux chrétiens de Michel Aoun. Tout le monde demande un retour des réfugiés syriens, refusant un syndrome palestinien. Bachar al-Assad fera son possible pour renvoyer en Syrie le maximum de personnes, toutes celles qui n'ont pas de problème politique avec le régime. Les réfugiés originaires de Qousseir, petite ville reprise par le Hezbollah en 2013 et qui deviendra bientôt une base iranienne, sont interdits de retour, de même que ceux de Baba Amr, quartier rebelle de Homs entièrement détruit, ou ceux qui ont été dans des katibas islamistes. Ceux-là espèrent des visas du Canada et de l'Europe. On ne veut pas les laisser au Liban car ils sont une arme que peuvent utiliser les Saoudiens à Tripoli pour organiser une force concurrente au Hezbollah. En juin 2017, seulement deux personnes interrogées sur cinquante voulaient retourner en Syrie, en raison de l'insécurité économique et politique. Si la Syrie se reconstruit doucement, les réfugiés préfèrent rester au Liban où ils bénéficient d'une aide humanitaire assez importante, et où ils trouvent du travail puisqu'ils acceptent des salaires de misère ; il n'y a plus que des serveurs syriens à Beyrouth... Ils gardent aussi l'espoir de partir à l'étranger grâce à un visa.

Le corridor iranien n'est certes pas qu'économique - même si on pense rarement à cet aspect. Il aide l'Iran à contourner les sanctions américaines : de nombreuses banques en Irak traitent en dollars et permettent des rentrées de devises en Iran, puisqu'aucune banque internationale n'accepte de traiter avec l'Iran, du fait des sanctions américaines. La condamnation de la BNP a fait jurisprudence dans les milieux financiers...

Les chiites sont concentrés au sud de Bagdad, au Liban, les alaouites sont sur la côte, mais entre les deux, c'est un monde sunnite... Il y a des poches chiites - Tall Afar, à côté de Mossoul, avec des Turkmènes chiites qui font partie des milices irakiennes. La ville sera une base de l'Iran dans la région. Les yazidis sont également organisés par les milices chiites, sous la coupe iranienne. À Qousseir, seuls les chrétiens et les alaouites ont été autorisés à revenir. Ce sera une base iranienne pour couper l'axe Tripoli-Syrie intérieure et protéger le carrefour routier de Homs. Le corridor du Akkar - par où peuvent passer des gazoducs, des pipelines vers le littoral levantin - est très important pour les Iraniens. Sayyida Zaynab, le mausolée chiite au sud de Damas, est aujourd'hui peuplé de chiites, alors qu'il était davantage sunnite... Les Iraniens jouent sur la peur des minorités non-sunnites du danger islamiste, et cela fonctionne. Ils s'appuient sur des petites poches non sunnites comme bases.

L'Iran est une puissance territoriale. Sans aviation ni marine, il suit le modèle spartiate : le pays se déploie territorialement, faute de pouvoir construire un réseau sur le modèle athénien. Ainsi, les milices chiites arrivant d'Irak et de Syrie ont repris la ville frontière d'Albou Kamal, damant le pion aux États-Unis qui comptaient sur les forces démocratiques syriennes. Comme l'Iran est présent dans toute la région avec ses Pasdaran et la force Al-Qods, il fait peur. Les populations se soumettent et les ennemis ne répliquent pas ou s'en vont.

M. Ladislas Poniatowski. - Combien de personnes compte la force Al-Qods ?

M. Fabrice Balanche. - Je ne sais pas. Ce sont des troupes d'élites, où sont gagnés les galons nécessaires pour faire carrière au sein des Gardiens de la Révolution. Elles dépendent directement de Qasem Soleimani. Les Gardiens de la Révolution, qui étaient moins aguerris depuis la guerre Iran-Irak, sont régénérés par une nouvelle génération de Gardiens qui ont gagné leurs galons au feu en Syrie et en Irak, grâce à Al-Qods. Que se passera-t-il après la mort d'Ali Khamenei ? Beaucoup pensent qu'il y aura un coup d'État militaire, et que les Pasdaran prendront le pouvoir, notamment ceux qui sont aguerris au combat. L'Irak, front ouest de l'Iran, est la clef de sa sécurité. Cette défense doit être poussée jusqu'à la Syrie et au Liban - sans compter l'aspect idéologique avec Israël. C'est la défense du territoire qui les amène à se projeter vers l'ouest et à avoir un levier dans le Golan contre Israël et les États-Unis avec le Hezbollah - ils considèrent Israël comme le 51e État américain...

Entre 2003 et 2014, grâce à la prospérité économique dont bénéficiaient les Kurdes, les peshmergas du PDK et de l'UPK ont beaucoup perdu en combativité. Ils avaient d'excellents salaires, mais n'avaient rien à voir avec les peshmergas du PKK de Makhmur ou des monts Kandil. En juillet 2014, lorsque Daesch pousse vers Erbil, ils sont incapables de les arrêter. L'armée irakienne avait fui. Les combattants du PKK ont bloqué l'offensive de Daech sur Erbil. Peu parlent de cet épisode, en raison du mythe des peshmergas irakiens véhiculé par le film assez caricatural de Bernard-Henri Lévy, qui en fait le fer de lance de la lutte contre Daech. C'est l'armée irakienne et les milices chiites qui ont repris Mossoul. Les peshmergas n'ont même pas été capables de défendre la ville chrétienne de Qaraqosh. Ils se sont sauvés et ont dit aux chrétiens de partir à Enqawa. Oui, les chrétiens sont en sécurité à Erbil et à Souleimaniye. Mais Mgr Sako, archevêque chaldéen de Kirkouk, voit les chrétiens continuer de quitter le Kurdistan, faute d'avenir dans l'appareil politique local. Le système de M. Barzani me semble mafieux. Le KRG est une fiction. Pour moi, il y a la mafia Talabani à Souleimaniye et la mafia Barzani à Erbil et Dohuk. Les décisions se prennent au bureau politique de l'UPK et du PDK, et ils se partagent le gâteau.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Et les femmes combattantes ?

M. Fabrice Balanche. - Oui, il y a des femmes combattantes en Syrie et en Irak. Même si elles sont à parité avec les hommes en Syrie, elles sont moins exposées au feu. Elles ne représentent que 2% des tués.

M. Robert del Picchia. - Je vous remercie de ces informations très complètes.

La réunion est close à 12 h 20