Jeudi 30 novembre 2017

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Agriculture et pêche - Usage du glyphosate : communication de M. Pierre Médevielle au nom du groupe de travail (composé en outre de MM. Yannick Botrel, Pierre Cuypers, Daniel Gremillet et Claude Haut)

M. Jean Bizet, président. - Mes chers collègues, nous devons examiner ce matin trois dossiers importants. Le premier est le plus médiatique, la presse parlant même d'un « dossier d'État ». C'est du moins un dossier délicat. Il s'agit de l'usage du glyphosate.

La communication sur ce sujet va nous être présentée par nos collègues membres du groupe de travail que nous avons mis en place, MM. Médevielle, Botrel, Cuypers, Gremillet et Haut.

Comme vous le savez, l'Union européenne vient de décider de prolonger pour cinq ans l'autorisation d'utilisation de ce produit. Nous vous avons récemment exposé, avec Simon Sutour, le fonctionnement de la comitologie, procédure assez complexe. En effet, si le Conseil de l'Union européenne ne prend pas de décision, c'est à la Commission européenne de le faire. C'est classique, mais l'opinion publique n'est pas toujours au courant. Vous pourrez le faire savoir si vous êtes interpellés sur le sujet.

Dans la foulée de la décision européenne, le Président de la République a annoncé que le glyphosate serait interdit en France au plus tard dans trois ans. Nous ferons là-dessus quelques commentaires sur un plan purement réglementaire.

Ce décalage dans le temps pouvant interpeller, il était important de faire un point sur ce dossier pour essayer d'y voir plus clair.

La parole est à M. Médevielle pour une présentation liminaire.

M. Pierre Médevielle. - Monsieur le président, mes chers collègues, depuis 2015, la Commission européenne, chargée du renouvellement de l'autorisation du glyphosate, semble complètement prise au piège de la médiatisation à outrance de ce dossier.

Pendant deux ans, les réunions se sont multipliées avec un résultat toujours infructueux. Il aura fallu le revirement de l'Allemagne - qui ne va pas sans lui poser quelques problèmes politiques d'ailleurs - pour sortir de cette crise et obtenir la majorité requise de dix-huit pays représentant 55 % des États membres et 65 % de la population.

Parmi les États ayant approuvé la proposition de la Commission consistant à renouveler pour cinq années l'autorisation du glyphosate, on trouve, outre l'Allemagne, la Pologne, l'Espagne, le Royaume-Uni et les pays de l'Est.

La France a voté contre, de même que l'Italie, la Belgique, l'Autriche et la Grèce.

On peut regretter que ce dossier, qui aurait dû conserver en priorité une dimension technique et scientifique, soit devenu une véritable affaire politique, qui fera date.

La Commission européenne a sollicité le vote des États membres selon une procédure dite de « comitologie » en soumettant sa proposition au Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux, dans lequel ils sont tous représentés.

Au demeurant, le Parlement européen, qui n'est pas partie prenante dans la procédure d'exécution, s'était lui aussi invité dans ce dossier par le biais de deux résolutions non contraignantes.

La seconde, notamment, qui demandait précisément l'interdiction totale du glyphosate au terme d'un délai de grâce de cinq ans, a offert une porte de sortie à la Commission européenne.

La Commission européenne, je le rappelle, est souveraine pour les substances actives, tandis que la mise sur le marché des produits est du ressort des États membres. En France, c'est l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) qui délivre les autorisations de mise sur le marché (AMM) pour les spécialités qui utilisent ces substances.

À mes yeux, la position française a paru bien incohérente, avec la demande d'un nouveau délai de trois ans seulement, préalable à une interdiction définitive, à condition de trouver des solutions de remplacement.

Depuis hier, la France, par la voix de M. Benjamin Griveaux, a adopté une attitude plus raisonnable, se rapprochant de celle de notre ministre de l'agriculture, avec qui je me suis entretenu. Cette position originale a pu faire penser à une opération politique destinée à soutenir M. Nicolas Hulot.

Je pense que nous avons fait fausse route dès le départ dans ce dossier en nous bornant à essayer de démontrer les propriétés cancérigènes du glyphosate, qu'il n'a manifestement pas. Les travaux de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et de l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) le confirment.

Certains responsables avouent même sans difficulté que le glyphosate a été surclassé cancérigène sous la pression médiatique.

D'après l'Institut américain du cancer, qui a mené aux États-Unis une étude durant vingt-cinq ans auprès de 54 000 agriculteurs, il existerait peu de doutes : le glyphosate n'aurait pas les propriétés cancérigènes qu'on signale. On le classe d'ailleurs aujourd'hui officiellement, au niveau européen, entre la viande rouge et la charcuterie. Beaucoup d'entre nous doivent donc être en danger !

Il était temps de retrouver lucidité et sérénité afin de pouvoir travailler avec le pragmatisme requis dans ce type de dossier.

Il aurait mieux valu rechercher l'impact environnemental du glyphosate sur les milieux aquatiques ou humides, comme les rizières, notamment du fait de la présence d'excipients comme la tallowamine, tensioactif toxique pour les poissons et les batraciens.

À ce problème s'ajoute, dans certains pays, le fait que l'eau que l'on boit vient directement de rivières ou de fossés, et n'est pas traitée comme en Europe.

L'usage massif du glyphosate a été relevé dans certaines régions des États-Unis. Des quantités importantes charriées par le Mississipi se déversent, par exemple, dans le Golfe du Mexique, dont un tiers est, pour ainsi dire, « mort écologiquement ».

Pour sa part, l'ANSES n'a d'ailleurs pas hésité à supprimer 137 AMM de produits associant le glyphosate et la tallowamine.

L'autre question fondamentale figurant au coeur de ce dossier concerne les solutions de substitution. Le glyphosate est le pesticide de synthèse le plus utilisé dans le monde - 800 000 tonnes épandues, dont 8 500 tonnes en France, où deux tiers des agriculteurs y ont recours. Il n'existe pour l'heure aucune alternative aussi efficace sur le chiendent et le chardon. Si une alternative existait, ce marché représentant un tel volume financier, les industriels l'auraient sans doute déjà développée.

En cas d'interdiction du glyphosate, il faudrait alors avoir recours à des solutions agronomiques comme la prévention, le labour, la rotation des cultures ou le désherbage mécanique. Toutes ces solutions ont bien sûr un coût et un impact environnemental. Plusieurs passages de tracteurs sont en effet nécessaires sur les mêmes parcelles.

De plus, l'abandon du glyphosate, en dehors du coût que l'on ne maîtrise pas complètement, serait lourd de conséquences : l'association des producteurs de blé juge inévitable, en cas d'interdiction, une diminution de 5 % minimum de la production, alors que nos exportations sont déjà fortement concurrencées sur les marchés internationaux.

Pendant ce temps, nos concurrents, comme le Canada, continueraient à utiliser le produit en toute tranquillité. On peut donc se poser des questions sur la position du Gouvernement, qui peut paraître incohérente alors que celui-ci est favorable au CETA. En France, des estimations publiées dans la presse ont chiffré à 2 milliards d'euros la diminution de nos exportations. Ce n'est vraiment pas le moment, compte tenu de l'état de notre balance commerciale !

Quant à la valeur de la production nationale, elle pourrait être réduite de 3 milliards d'euros, se répartissant en trois tiers : un tiers pour le blé, un tiers pour la betterave et un tiers pour la viticulture.

Les pistes actuelles pour réduire l'usage du glyphosate sont, pour l'essentiel, au nombre de deux. La première consisterait à associer le glyphosate avec un excipient totalement biodégradable, ce qui limiterait considérablement son impact sur l'environnement. La deuxième piste apparaît encore plus intéressante : il s'agit du développement d'un épandeur intelligent, équipé de micro-caméras, qui reconnaît les mauvaises herbes et asperge uniquement celles-ci de désherbant. D'après les premiers résultats, on pourrait s'attendre à une diminution d'épandage de 20%.

L'abandon du glyphosate entraînerait aussi un surcoût pour l'entretien des voies ferroviaires, qui passerait ainsi de 30 millions d'euros à environ 300 millions d'euros par an.

Enfin, je me demande si l'interdiction à l'échéance de trois ans de cet herbicide ne sera pas considérée comme la mesure environnementale de trop pour le monde agricole. Rappelons-nous de l'écotaxe et des Bonnets Rouges...

En définitive, au terme d'un interminable marathon administratif, politique et scientifique, le bilan de gestion du dossier du glyphosate peut laisser perplexe.

L'enjeu de santé publique, conjugué aux inquiétudes de l'opinion publique, prévaut manifestement, mais dans quelles conditions ? Les dommages collatéraux sont potentiellement dévastateurs.

La réputation de la Commission européenne ressort pour le moins ternie de cette crise. Le processus de décision européen est apparu aux yeux de tous durablement paralysé. S'y ajoute le discrédit des agences scientifiques européennes.

Dès lors, nous risquons une crise de confiance généralisée, avec une remise en cause systématique de toutes les décisions européennes prises sur des bases scientifiques.

Il nous faut absolument restaurer la confiance dans des institutions comme l'ANSES, alors que nous ne sommes jamais allés aussi loin en matière d'évaluation de ces substances. C'est paradoxalement à ce moment que survient cette crise.

L'ANSES a mis en oeuvre, en France, un système tout à fait original de phytopharmacovigilance, basé sur le même schéma que le système de pharmacovigilance humaine. Il comporte des alertes venant du territoire, ce qui lui donne une grande réactivité. L'agence l'a d'ailleurs prouvé en supprimant les 137 AMM du glyphosate associé à la tallowamine.

Par ailleurs, peut-être ne recourons-nous pas suffisamment à l'OPESCT, à qui il faudrait donner suffisamment de moyens pour intervenir dans ce type de dossiers.

J'ai été désigné par l'OPECST pour traiter de ce sujet. Retrouvons la sérénité. Il faut essayer d'éviter que ces sujets scientifiques deviennent des sujets politiques. On l'a vu pour le Lévothyrox, qui est une non-affaire.

Je vous remercie.

M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Yannick Botrel.

M. Yannick Botrel. - Il me revient de vous présenter les informations scientifiques disponibles sur la question de la dangerosité du glyphosate pour la santé humaine.

D'une façon générale, au sein de l'Union européenne, les substances chimiques font l'objet d'une évaluation permettant d'en déterminer les dangers pour la santé. Celle-ci est conduite par l'Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Les substances cancérogènes sont classées en trois catégories selon le niveau de preuve dont on dispose : 1A pour un risque avéré, 1B lorsque le risque est supposé, notamment compte tenu des données animales, et 2 lorsque la substance est suspectée d'être cancérogène.

Quant aux substances susceptibles de se retrouver dans l'alimentation, comme c'est le cas pour le glyphosate, elles font également l'objet d'une évaluation par l'EFSA. Cette évaluation a pour but de déterminer leurs conditions d'utilisation, ainsi que les niveaux d'exposition acceptables. Or pour les deux agences européennes, le glyphosate n'a jamais été considéré comme cancérogène.

À l'inverse, en mars 2015, une étude menée par le CIRC, qui dépend de l'OMS, a conclu à l'existence de preuves suffisantes du caractère cancérogène du glyphosate pour l'animal, ainsi que de risques pour l'homme. Le CIRC a donc classé le glyphosate comme cancérogène au niveau 1B, si on se réfère à la classification européenne.

La Commission européenne a alors demandé aux agences de l'Union européenne de prendre en compte les études du CIRC dans leurs propres évaluations. À la suite de nouvelles analyses, l'ECHA et l'EFSA ont confirmé qu'il leur apparaît improbable que le glyphosate soit cancérogène, et elles ont refusé de le classer comme tel.

Il en est résulté un débat public sur la question de la validité des études publiées par les différents organismes scientifiques. En effet, la suspicion pèse sur les études réalisées par les agences de l'Union européenne car, faute de moyens propres suffisants, elles sont financées par les industriels. Cette suspicion a été attisée par l'affaire dite des « Monsanto papers » : plusieurs grands journaux internationaux ont récemment révélé comment Monsanto convaincraient des scientifiques de signer des articles rédigés par la firme, pour contrer les informations dénonçant la toxicité du glyphosate. La firme américaine semble, par là même, être en mesure d'exercer une véritable emprise sur le processus de décision.

Enfin, au niveau national, l'ANSES considère qu'une classification en catégorie 1A ou 1B ne peut être proposée. En revanche, une classification en catégorie 2 peut se discuter. Au surplus, l'ANSES, qui s'inquiète davantage de l'association entre le glyphosate et un co-formulant, la tallowamine dans certains produits, va procéder à de nouvelles évaluations.

Dernier élément au dossier : une étude scientifique indépendante - dénuée semble-t-il de lien avec l'industrie agrochimique - a été publiée aux États-Unis, le 9 novembre 2017, dans le Journal of the National Cancer Institute. Les chercheurs ont suivi, pendant vingt années, la santé de 54 000 agriculteurs vivant en Caroline du Sud et en Iowa. Ils ont constaté que la prévalence du cancer était sensiblement la même pour les deux populations comparées, celle des agriculteurs utilisant le glyphosate, par rapport à celle n'y ayant pas recours.

Aujourd'hui, on ne peut que constater des désaccords persistant entre scientifiques sur le caractère cancérogène du glyphosate. Pour autant, ces controverses scientifiques suscitent désormais des débats passionnés dans la population. L'angoisse de l'opinion publique est réelle, car des témoignages de personnes supposées malades après avoir été exposées au glyphosate affluent du monde entier.

Le débat n'est donc plus scientifique - quoi qu'il le soit encore semble-t-il -, mais politique, en raison d'attentes sociétales fortes. L'onde de choc du dossier du glyphosate a pris la dimension d'un problème politique majeur, à l'échelle de l'Union européenne, ainsi que cela a été dit.

M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Daniel Gremillet.

M. Daniel Gremillet. - Mes chers collègues, après ces deux interventions, je m'attacherai à évoquer les pistes de réflexion du monde agricole pour sortir du piège du glyphosate. Mais permettez-moi, au préalable, de vous livrer également quelques réflexions personnelles. En effet, nous commençons tout juste à mesurer les vives interrogations du monde agricole, à la suite du tweet du Président de la République.

Notre pays peut-il envisager de faire « cavalier seul » en s'imposant - à lui et à lui seul - de mettre fin au glyphosate d'ici trois ans, alors qu'on sait que les alternatives ne seront pas disponibles d'ici là ? J'observe surtout que la décision européenne autorise l'utilisation du glyphosate pendant cinq ans. Le sujet sera donc à nouveau évoqué dans cinq ans.

Le recours à une solution unilatérale - au terme de deux années de négociations avec nos partenaires - n'est-il pas contradictoire avec la volonté politique de replacer la France au centre du jeu européen ? En effet, alors que le Brexit nous oblige à redonner une ligne directrice à l'Europe, il ne semble pas envisageable de s'écarter des règles de fonctionnement de l'Union européenne aussi facilement.

Par ailleurs, on sait tous que les productions étrangères contenant cet herbicide, notamment allemandes, ne pourront être interdites d'accès à notre territoire, alors même que les agriculteurs français ne pourront plus, quant à eux, utiliser de glyphosate. Il s'agit là d'une véritable distorsion de concurrence au détriment de notre agriculture.

Désormais, nous devons tirer tous les enseignements de ce dossier pour éviter de nous retrouver, une nouvelle fois, à l' avenir, dans pareille situation : en effet, nos agriculteurs vont devoir se passer du Round up presque du jour au lendemain, sans alternative crédible.

Pour l'éviter, il faudra miser sur le progrès et sur l'innovation en matière phytosanitaire et surtout laisser du temps au temps - c'est-à-dire donner de la visibilité aux acteurs économiques - pour changer des habitudes de production anciennes, car il serait illusoire de vouloir convertir 100 % de notre agriculture au bio.

N'oublions pas que ce qui a permis à l'agriculture d'évoluer, c'est la diminution de la main-d'oeuvre, les mauvaises herbes étant autrefois arrachées manuellement.

La problématique est la même, toutes choses égales par ailleurs, que la démarche suivie par le Gouvernement avec les voitures à moteur thermique : en visant une interdiction à l'horizon 2040, on se donne collectivement la possibilité d'anticiper et de mettre en oeuvre des changements structurels majeurs.

Dans ce contexte, autour du premier syndicat agricole, trente interprofessions agricoles, organismes techniques et centres de recherche ont signé un texte, le 14 novembre 2017. Par cette initiative, baptisée Contrat de solutions, les parties s'engagent à rechercher au plus vite une palette de substituts aux produits phytosanitaires - et pas uniquement au glyphosate. C'est un enjeu sociétal et économique.

Enfin, je tiens à souligner que nos exploitants agricoles ont déjà réalisé d'importants efforts au cours des deux dernières décennies : depuis 1999, la quantité de pesticides épandue dans notre pays a globalement diminué de moitié.

Si la France demeure le plus grand consommateur européen, c'est tout simplement parce qu'elle possède la plus grande surface agricole. Si l'on examine la consommation de pesticides à l'hectare, notre pays ne se situe qu'au neuvième rang dans l'Union européenne.

Ces données sont malheureusement totalement absentes du débat public sur le glyphosate. Or, nos agriculteurs y font figure d'accusés, et ce de façon pour ainsi dire systématique. Ces critiques à charge sont injustes.

Notre réunion d'aujourd'hui est l'occasion d'en revenir à une présentation mesurée et objective des faits, d'une part, de la problématique des pesticides, d'autre part, mais aussi et surtout de l'économie agricole et de la santé humaine.

M. Jean Bizet, président. - La parole est à M. Claude Haut.

M. Claude Haut. - L'intervention de mes collègues démontre toute la difficulté à trancher la question du glyphosate.

Je voudrais, à titre personnel, dire que je suis attaché à une stratégie de sortie, si possible ordonnée, qui prenne en compte le vécu des agriculteurs et leurs conditions de travail dans nos exploitations.

Je sais qu'il ne sera pas facile de trouver des solutions de remplacement, mais si on y parvient dans trois ans, pourquoi pas ? D'autres difficultés ne manqueront pas d'apparaître, notamment avec Monsanto, l'Union européenne ayant pris une décision qui fera à nouveau l'objet d'un débat au terme du délai de cinq années.

En effet, on a bien vu, en juin 2016, lorsqu'il a été question de prolonger l'autorisation d'utilisation du glyphosate, que l'entreprise Monsanto semblait disposée à engager toute action juridique pour obtenir une décision qui lui soit favorable, ou une indemnisation en cas d'absence de décision dans les délais requis.

M. Pierre Cuypers. - Je partage l'avis de l'ensemble des intervenants précédents.

Il s'agit, il est vrai, d'un sujet brûlant d'actualité. Peut-on dire qu'il est éminemment politique ? Je le crois.

Pour compléter le propos de nos collègues, je vais m'interroger sur la capacité même, pour la France, d'interdire sur son sol le glyphosate d'ici trois ans, alors que l'Union européenne vient de renouveler son autorisation pour cinq ans. Est-ce possible en droit ? Là est la véritable question.

Le règlement du 21 octobre 2009 relatif à la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques fournit le cadre juridique d'ensemble : ce règlement distingue les procédures d'examen des substances actives - en l'espèce, le glyphosate -, du ressort de la Commission européenne, de la procédure de mise sur le marché des produits - le dosage de la substance active varie selon les produits, type Round up -, qui relève des États membres.

Au surplus, le droit français est dépourvu d'ambiguïté sur la question d'une éventuelle marge d'appréciation laissée aux autorités nationales. À mes yeux, il n'y en a pas. En effet, l'article 253-1 du code rural renvoie expressément au règlement précité pour la mise sur le marché et l'utilisation des produits phytopharmaceutiques, ainsi que les conditions selon lesquelles sont approuvées les substances actives.

Au demeurant, nous ne traitons pas ici d'une directive pour laquelle notre pays disposerait d'une latitude de transposition, mais d'un règlement dont les dispositions sont directement applicables.

En outre, si la France faisait effectivement « cavalier seul » en interdisant unilatéralement, dans trois ans, le glyphosate, elle risquerait de faire l'objet d'un recours en manquement devant la Cour de justice de l'Union européenne.

Le problème des distorsions de concurrence ne manquerait d'ailleurs pas de se poser lui aussi.

En définitive, j'estime pour ma part qu'une décision française qui s'écarterait d'une solution européenne ne serait pas juridiquement fondée. Nous examinerons donc avec beaucoup d'attention comment le Gouvernement entend concrétiser l'orientation annoncée par le Président de la République.

Vous l'avez compris, mes chers collègues, nous vous avons présenté aujourd'hui un simple point d'étape sur ce dossier, décidément hors norme.

Comme le rappelait hier, en conclusion, dans un article bien construit, le président de l'EFSA, « le glyphosate est devenu un symbole qui cache une question beaucoup plus vaste sur le type d'agriculture que nous voulons, avec ou sans pesticides. »

L'objectif est de savoir si, demain, la France aura une capacité à produire, à exporter, à créer des richesses.

Je rappelle que si la durée de vie de nos concitoyens s'allonge, c'est bien grâce à l'état sanitaire de la population, et donc, notamment, à notre alimentation.

Je crois qu'il faut être très prudent. Il s'agit, comme je le disais, d'un sujet éminemment politique.

J'observe également, au passage, que l'EFSA, en 2015, avait révélé qu'un certain nombre de produits chimiques étaient réputés cancérigènes. Cela n'a pas été repris dans les médias. Pour autant, les rapports sont pourtant précis sur le sujet.

M. Jean Bizet, président. - Merci aux différents intervenants.

Je crois que notre collègue Pierre Cuypers a bien posé le problème. Sans vouloir être provocateur, toutes proportions gardées, nous sommes moins dans la problématique de l'innocuité ou de la dangerosité d'une molécule que dans celle d'un modèle de développement agricole. C'est une question extrêmement vaste.

La comparaison a été très claire sur un plan juridique : le règlement est d'application directe, alors que la directive permet, en termes de transposition, une certaine latitude. Ce n'est pas le cas ici.

Au-delà des trois ans, sauf à imaginer une découverte scientifique majeure, on ne pourra pas remettre en cause la décision prise par la Commission européenne, sauf à encourir un certain nombre de désagréments sur les plans financier et juridique.

Comme l'a dit M. Médevielle, ceci pose à la fois la problématique de la molécule et celle de ses usages. La recherche et développement avance en la matière. Il est bien évident que les micro-pulvérisations constituent une grande partie de la réponse.

Il existe par ailleurs une molécule de substitution assez connue, l'acide pélargonique, tirée du géranium, donc d'origine « naturelle », mais qui présente deux inconvénients : son odeur est paraît-il assez désagréable et les quantités à mettre en oeuvre sont énormes. Il faudrait ainsi pulvériser pratiquement 15 à 20 litres à l'hectare, pour une efficacité très moyenne.

D'une façon générale, la découverte d'une nouvelle molécule nécessite un minimum de sept à dix ans. On cherche des substituts au glyphosate depuis de nombreuses années. À titre d'illustration, un groupe comme BASF consacre pratiquement 200 millions d'euros à la recherche sur le désherbage.

Comme le disait M. Médevielle, on ne peut revenir en arrière, lorsque le désherbage à la main était accompli essentiellement, d'ailleurs, par une main-d'oeuvre féminine ! On est donc face à un véritable problème de société.

Au-delà, il faut rappeler que la molécule du glyphosate est tombée dans le domaine public depuis 1974. Tout le monde peut donc en fabriquer, si je puis dire, et il n'y a pas que Monsanto qui en produit.

Par ailleurs, les élus et les scientifiques, jusqu'à présent acteurs de confiance, ne le sont plus désormais, ni les uns, ni les autres.

Il va falloir - ce sera la tâche du groupe de travail - consulter, auditionner, côtoyer les gens de l'ANSES et de l'EFSA, pour essayer de retrouver des fondamentaux. On ne peut continuer ainsi. La décision doit être politique, mais le politique ne sait pas tout, tant s'en faut. On est obligé de s'appuyer sur des scientifiques.

Peut-être faut-il revoir le périmètre ou les modalités des études, afin de s'assurer de leur transparence et mettre en oeuvre des études pluridisciplinaires ?

Encore une fois, nous ne sommes qu'au début du travail du groupe de suivi.

Enfin, je suis quelque peu « chiffonné » de voir un grand journal du matin se faire le porte-parole de la « bien-pensance » nationale...

M. André Gattolin. - Moi aussi, je suis très « chiffonné » ! Il existe une pratique dans cette commission, qui vise à trouver un certain équilibre dans les propos que l'on tient.

J'ai bien peur que, dès lors qu'on parle d'agriculture, il n'y ait plus d'esprit d'équilibre, je le dis clairement. On a eu un rapport sur la filière lait qui constituait une ode à la ferme des mille vaches, dont on a dû réécrire une partie.

Je pense que nous ne gagnons pas en crédibilité en utilisant certains propos. J'aimerais d'ailleurs savoir si le ministère de l'écologie a été auditionné dans le cadre de vos travaux. Il est important de donner la parole à chacun. Vous avez le droit d'avoir des convictions, monsieur le rapporteur, mais il arrive un moment où on est dans l'exagération !

D'un côté, on dénonce une position politique, de l'autre on répond que la position doit être politique ! Bravo !

J'entends dire qu'en droit, le choix d'interdire le glyphosate serait impossible. Au contraire, la France peut arguer du risque sanitaire !

Quant à l'argument concernant le CETA, tous les produits importés devront respecter les règles que nous nous serons données. Cher collègue, vous pouvez contester les contrôles, en demander, mais n'affirmez pas des choses qui sont fausses !

Vous êtes tous spécialistes de l'agriculture. Tant mieux ! Vous êtes tous très liés à l'agriculture dans vos territoires. J'aimerais qu'à l'avenir ce groupe de travail équilibre ses propos. On parle de « bien-pensance » : est-on dans un jeu politique ou dans un travail politique sérieux, tel qu'on le fait généralement ?

Plutôt écologiste de formation, j'ai rédigé des rapports sur l'Arctique dans lesquels j'ai présenté les arguments de personnes favorables au développement économique de cette zone.

On sait que la moitié des comités scientifiques travaillent régulièrement pour l'industrie agroalimentaire. Il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises études. La question du caractère potentiellement cancérogène du glyphosate ne se pose pas seulement à propos des humains, mais aussi à propos de l'écosystème, des aliments. Les agriculteurs qui utilisent le glyphosate ne mangent pas leurs produits. Si on l'a supprimé des aires publiques où jouent les enfants, c'est parce que ces derniers touchent la terre et la portent à la bouche.

Un producteur céréalier ne consomme pas lui-même deux tonnes de son blé ! Ce n'est donc pas sa production qui est utilisée directement pour cuire le pain.

Il faut considérer ces sujets en termes de santé publique. La question des effets possibles sur la santé humaine ne s'analyse pas seulement au regard des conséquences éventuelles constatées sur une étude - bien sûr indépendante - tombée très opportunément trois ou quatre jours avant la décision.

J'aimerais qu'on auditionne le ministre de l'écologie. Allons jusqu'au bout, si vous avez de bons arguments à lui opposer...

Je suis « chiffonné » par la méthode de travail et par certains propos que j'ai entendus concernant le CETA ou l'absence de recours qui, à mon sens, ne sont pas vrais.

M. Jean Bizet, président. - Vous aurez des réponses, mon cher collègue.

M. Pascal Allizard. - J'ai effectué une visite dans une ferme de la plaine de Caen, dans le Calvados, qui a modifié ses pratiques culturales. Il en existe une autre en Alsace, m'a-t-on dit, qui a adopté la même démarche.

Le glyphosate continue à y être employé, mais à des doses à l'hectare divisées par trois ou quatre. Des couverts végétaux enrichissent par ailleurs la terre. C'est une démarche à laquelle on devrait s'intéresser. On ne règle certes pas complètement le problème, mais on réduit de manière extrêmement significative la concentration du produit dans l'attente d'une solution de substitution.

Par ailleurs, même si je n'entends pas ici me prononcer sur l'attitude de Monsanto, j'ai le sentiment qu'on se trompe de sujet.

Le brevet est en effet dans le domaine public depuis plus de trente ans, et la part du glyphosate dans les activités de cette entreprise représente très peu de chose. Ce sont désormais les Chinois qui en sont les premiers producteurs. Penser qu'il s'agit pour Monsanto d'un enjeu économique constitue donc une erreur. Qu'on se trompe de sujet peut même les arranger !

Enfin, il faut mesurer le « prix de la douleur »...

Je suis élu d'un secteur où on a beaucoup souffert des problèmes de l'amiante, qu'on a été amené à interdire au milieu des années 1990. Le Gouvernement de l'époque voulait empêcher la transformation de l'amiante sur le sol français. On a finalement obtenu que cette interdiction soit étendue à la commercialisation sur le sol français des produits à base d'amiante.

Interdire l'usage du glyphosate est susceptible de réduire notre compétitivité internationale pour les échanges agricoles. En droit, je crois que c'est cependant possible.

Mme Fabienne Keller. - Il est évident que le public éprouve désormais de la suspicion face à la science. Alors que celle-ci constituait, il y a quelques décennies, une source d'espoir, elle soulève aujourd'hui l'inquiétude, du fait de la contradiction qu'affichent certaines études. Comme pour la Conférence des parties (COP) sur les changements climatiques, on aurait besoin d'une forme de consensus pour y voir clair et retrouver la confiance.

Par ailleurs, pour avoir réalisé des travaux en commission des finances sur la mise en oeuvre des réglementations européennes dans le domaine des stations d'épuration, je peux témoigner que ces sujets sont extrêmement coûteux et qu'il faut tenir compte des avantages de certains traitements face à leur impact sur l'écosystème.

Une remarque : j'ai lu dans la presse - sous réserve de vérification - que c'est grâce à l'Allemagne que l'on a pu établir une majorité qualifiée pour reconduire l'utilisation du glyphosate...

Quant à la suite de nos travaux, je trouverais très intéressant d'auditionner le ministre de l'écologie, mais également des responsables allemands. Ils connaissent les mêmes débats que les nôtres, tiraillés qu'ils sont entre leur ministre de l'agriculture et leur ministre de l'environnement, l'industrie chimique et le respect de l'environnement. On pourrait s'enrichir d'un tel débat, même s'il peut aussi être intéressant d'entendre d'autres États membres.

Enfin, l'ancien représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, M. Pierre Sellal, vient de quitter ses fonctions. C'est un « grand Européen ». Il pourrait peut-être, à une occasion ou une autre, nous apporter son analyse de fond sur un tel sujet, ainsi que sa connaissance des mécanismes de prise de décisions européens, maintenant qu'il est libéré de son obligation de réserve.

M. Pierre Ouzoulias. - Je voudrais réagir en tant que membre de l'OPECST. L'OPECST a été saisi par la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale sur le sujet du glyphosate. L'OPECST n'a pas souhaité - et je crois que c'était sage - rendre un énième avis sur la question. Mais l'Office a estimé qu'il pouvait se pencher sur les formes de saisine des différentes instances, la façon dont elles avaient conduit leur analyse, leur méthodologie et la restitution publique.

M. Cédric Villani a très justement insisté sur le fait qu'aujourd'hui, la seule façon de protéger un avis scientifique est d'en discuter politiquement, dans un cadre transparent. C'est un avis que je partage complètement : quand on laisse la science aux seuls spécialistes et qu'on en prive d'accès les citoyens, on fragilise l'avis scientifique. C'est un point essentiel.

Deuxièmement, il a été question de la santé des agriculteurs et de celle des consommateurs, mais je n'ai pas entendu parler de la santé des sols, alors que c'est fondamental. Qu'en est-il de la composition chimique, végétale, organique d'un sol après l'utilisation de ces produits sur une longue durée ? J'ai quelques idées, que je ne livrerai pas ici, mais j'aimerais qu'on en parle. Je pense que c'est un élément qu'on oublie quelque peu dans l'analyse. L'agriculture doit aussi se préoccuper de l'entretien des sols et de leur capacité à reproduire la vie.

Troisièmement, permettez-moi, sans vouloir paraître docte, de m'exprimer ici en tant qu'historien. En effet, le domaine sur lequel je travaille traite de l'agriculture depuis le néolithique. Le modèle d'agriculture dont on parle ici est très récent dans l'histoire de l'humanité : il remonte aux années 1960-1970, et qui consiste à remplacer la main-d'oeuvre humaine par des intrants et par la mécanisation.

Je suis originaire de Haute-Corrèze : ce modèle économique a tué mon pays ! Dans mon village, lorsque j'étais enfant, il y avait trente agriculteurs. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un. Demain, il n'y en aura sans doute plus du tout.

Vous dites qu'il faut absolument défendre ce modèle : je constate, pour ma part, qu'il a vidé un grand nombre de régions de leurs forces vives. Vous m'objecterez que ce sont des choses qui ne sont pas intéressantes, que les petites exploitations familiales ne sont pas rentables, qu'elles ne permettent pas d'exporter. Certes, mais cela faisait vivre le pays !

M. Franck Menonville. - Nos rapporteurs ont travaillé sur un sujet qui devrait être considéré comme scientifique, technique et faire l'objet d'un débat rationnel. Or le glyphosate est devenu un symbole. Je crois qu'il est nécessaire de revenir à une analyse objective et d'en tirer un certain nombre d'enseignements.

Il faut tout d'abord rendre leur crédibilité aux agences comme l'ANSES et l'EFSA. Chacun doit effectuer des choix politiques à travers l'éclairage le plus incontestable possible.

Je souhaite aussi que l'on en finisse avec certains clichés. Nous sommes la première puissance céréalière européenne avec l'Allemagne, et le neuvième consommateur de produits phytosanitaires. La France a engagé des démarches politiques depuis le Grenelle de l'environnement, qui ont été pleinement intégrées par la profession. Il faut poursuivre en ce sens.

La démarche visant à sortir du glyphosate est compliquée et nécessitera du temps. Les utilisateurs de glyphosate sont nombreux. Outre les particuliers, on trouve également l'agriculture de conservation, qui traite des semis directs ou simplifiés. Cette dernière contribue à la dynamique des sols, à la biodiversité et surtout au stockage du carbone sous terre.

On ne peut tout avoir : si demain on supprimait le glyphosate, faudrait-il ressortir les charrues, ce qui d'ailleurs aggraverait le bilan carbone et l'effet de serre ?

Tout le monde souhaite qu'on utilise moins de glyphosate et de produits phytosanitaires, mais il faut le faire en accord avec les politiques européennes, faute de quoi on rencontrera rapidement des difficultés.

M. Claude Raynal. - Compte tenu de mon âge, je ne crois plus au « tout ou rien » ! J'ai un peu de mal à comprendre le monde suivant une logique binaire reposant sur la simple opposition entre le bien et le mal. Il est d'ailleurs rare qu'on puisse le faire.

L'équilibre reste donc à trouver. Le rôle du politique, comme du scientifique, c'est d'apporter un éclairage à une décision équilibrée. On peut, bien sûr, discuter à l'infini de ce point d'équilibre. Pour prendre une image, on peut aussi tout arrêter ou se suicider collectivement.

En effet, la race humaine a un défaut, c'est de peser sur l'environnement de façon colossale. On a la possibilité de tout interdire, et pas seulement le glyphosate. On vit d'ailleurs dans une période propice à l'interdiction : la dernière en date concerne les animaux de cirque. Nous nous trouvons dans une société d'interdits. Cette société, je n'en veux pas ! Je la déteste, et je la sens arriver !

La question est toujours la même : fixer un objectif, pointer les problématiques, juger de celles-ci. Sommes-nous confrontés à un problème immédiat de santé publique ? Peut-être, je n'en préjuge pas, ne disposant pas des éléments d'appréciation suffisants. Si ce n'est pas le cas, il faut trouver comment passer d'un modèle agricole à un autre de la façon la plus souple possible.

Cela ne signifie pas que je ne partage pas la position du Président de la République, qui souhaite renoncer au glyphosate d'ici trois ans. Il faut fixer des caps ambitieux. En effet, si l'on devait choisir d'interdire cet herbicide au terme d'un délai d'une durée de 30 ans, on commencerait à travailler dans 29 ans ! C'est la France : tant que c'est autorisé, ce n'est pas interdit.

Fixons donc des caps, des étapes et nous verrons si l'on a bougé dans trois ans. Peut-être faudra-t-il alors marquer une étape supplémentaire.

M. Daniel Gremillet. - Je reprécise, à l'attention de notre collègue André Gattolin, mes propos ! J'ai indiqué précédemment qu'il serait trop facile de placer le problème des échanges et du positionnement français uniquement par rapport aux accords du CETA...

M. André Gattolin. - Ce ne sont pas vos propos de tout à l'heure !

M. Daniel Gremillet. - ... Permettez-moi de conclure ! Il faut se replacer dans la dimension européenne, dès lors qu'on respecte les règles du jeu et que la chose n'est pas interdite par un pays membre de l'Union européenne.

La libre circulation des marchandises suscite des interrogations, mais on sait tous que les échanges les plus importants viennent de l'intérieur de l'Union européenne, et non de l'extérieur.

Enfin, je vous rassure : je mange mes propres produits. Si je dois à présent quitter cette réunion, c'est pour me rendre aux obsèques de mon voisin, ancien maire, qui les a également consommés : en effet, je réalise également de la vente directe. Il a eu une belle vie et vient de mourir à 93 ans !

Mme Gisèle Jourda. - Comme bon nombre de nos concitoyens, je m'interroge beaucoup sur ce sujet qui comporte plusieurs volets. Il a été décidé de renouveler l'autorisation d'utiliser ce produit pour cinq années supplémentaires. Cela va nous permettre de réfléchir, mais je pense qu'il ne faut pas minimiser l'impact de cette décision sur nos concitoyens, ainsi qu'en Europe.

On ne peut passer sous silence tous les atermoiements qui ont eu lieu autour de ce dossier, qui touche à la nutrition et au quotidien de nos concitoyens. Je suis d'une génération qui a connu les petits agriculteurs qu'évoquait notre collègue. Je me souviens du moment où l'on est passé au tout aliment pour les animaux. On nous disait à l'époque que c'était bien.

On a connu les poulets en batterie. On s'est ensuite battu durant des années pour les faire disparaître. On ne peut minimiser le fait que l'arrivée et la consommation de produits changent les habitudes de nos agriculteurs et mettent en cause leur qualité de vie. Il ne faut pas en douter : les personnes qui entendent parler de glyphosate, et qui ignoraient ce que c'était il y a quelques mois, se demandent quelle va être leur qualité de vie.

Le rapporteur a évoqué la question du Lévothyrox : souvenons-nous de l'émoi que cela a provoqué ! Rappelons-nous aussi la crise de la vache folle, il y a quelques années, qui était censée ne pas exister.

Comme le disait notre collègue Pierre Ouzoulias, il faut avoir un avis mesuré sur cette question, et surtout faire coexister le travail de nos agriculteurs avec la santé de nos sols, dont on ne parle pas assez. On sort de la COP 21, on en est à la 23e édition, ce n'est pas pour en revenir à des mesures d'attente ! Il faut que l'on réfléchisse à ce que l'on veut politiquement.

Enfin, Trèbes, la ville dont je suis conseillère municipale, abrite l'un des plus grands sites de Monsanto, au point de constituer, pour ainsi dire, une ville au sein de la ville. Il est vrai, pour l'avoir visité, que la partie consacrée au glyphosate est infime. Ils sont sur d'autres logiques et d'autres problématiques que celles de cet herbicide.

Je pense qu'il faut que nous gagnions en sagesse sur ce dossier, mais on ne peut affirmer que ce produit est dangereux ou ne l'est pas. Sans rejoindre la problématique du bien et du mal évoquée par M. Raynal, il faut considérer le sujet avec un peu plus de recul et prendre garde à ne pas se retrouver, du fait des mécanismes européens, piégés par la libéralisation des produits lorsque certains brevets sont tombés. On risque alors de passer à une autre échelle et de retomber sur les mêmes problématiques.

J'exprime ici une interrogation et un doute. Ce n'est pas un questionnement particulier, mais je crois qu'il faut prendre un peu de distance. Nous ne devons pas oublier qu'il faut que nos agriculteurs vivent, mais aussi que les consommateurs aient confiance dans nos produits, et que notre planète doit bénéficier d'une démarche visant à préserver davantage la sécurité sanitaire.

M. Jean Bizet, président. - Il ne s'agit aujourd'hui que d'un simple rapport d'étape. Le débat est loin d'être clos.

M. Pierre Médevielle. - Notre collègue André Gattolin parle d'exagération. Je ne sais pas qui exagère. Je laisse mes collègues en juger.

La méthodologie du groupe de travail repose sur la démarche scientifique. Nous observons les études, même si certaines sont plus ou moins crédibles. J'ai dit que le sujet du glyphosate était devenu trop vite politique : vous l'illustrez parfaitement !

On ne peut, dans ce type de dossier, occulter la partie scientifique. J'ai parlé de l'impact environnemental du glyphosate sur les milieux humides, du danger de certains de ses excipients.

Quant au ministre de l'écologie, nous serons ravis de l'entendre, mais j'ai peur qu'il n'ait pas beaucoup d'arguments à nous opposer.

M. André Gattolin. - Vous ne pouvez pas le savoir !

M. Pierre Médevielle. - Je pense que si c'était le cas, il se serait exprimé. Quand on demande d'accorder une autorisation de trois ans au lieu de cinq ans, on s'appuie certainement sur des études. Peut-être a-t-il mené les siennes ? Il est, quoi qu'il en soit, prévu de le recevoir. Nous n'en sommes qu'à une étape préliminaire de ce travail.

Vous avez dit que certaines affirmations étaient fausses : j'aimerais bien avoir des arguments...

M. André Gattolin. - Sur le plan juridique, il n'est pas vrai qu'il n'existe pas de recours.

M. Pierre Médevielle. - Du point de vue juridique, si.

Quant aux expérimentations décrites par notre collègue Pascal Allizard, les objectifs envisageables pour l'avenir pourraient même être plus ambitieux que ceux qu'il a présentés. On parle de dix à vingt fois moins de produits épandus. C'est bon pour tout le monde. On suit de très près la mise au point de ces nouveaux épandeurs, qui sont très prometteurs.

Le parallèle avec l'Allemagne qu'a fait Fabienne Keller apparaît très intéressant. Le fait que Bayer soit une firme allemande n'est pas neutre. Cela a peut-être pas mal joué dans la décision de l'Allemagne. Au surplus, chez notre voisin aussi, il y a des problèmes entre les ministres de l'écologie et de l'agriculture.

Les études du National Cancer Institute - j'y reviens - ont été menées avec sérieux, notamment celle de l'épidémiologiste Laura Beane Freeman, sur une durée de 25 ans.

Notre collègue Pierre Ouzoulias a évoqué l'OPECST. Cela prouve qu'on ne peut se passer des observations scientifiques. L'OPECST regroupe 18 sénateurs et 18 députés. Son rôle consiste à servir d'interface entre le monde scientifique et le monde politique, même si, comme l'a fait remarquer M. Cédric Villani, nous manquons de moyens. L'OPECST devrait jouer un rôle plus important, notamment aujourd'hui. Nous allons nous mettre au travail ensemble sur ce dossier, et j'espère que nous pourrons intervenir davantage.

Quant au modèle agricole de Haute-Corrèze, même si j'en suis moi-même quelque peu nostalgique - ma mère était originaire de cette région -, je crois qu'il faut savoir tourner la page. Ce modèle n'est plus envisageable aujourd'hui. C'est dommage pour l'emploi et pour la vie de nos campagnes, mais c'est ainsi. On ne reviendra pas en arrière, j'en ai peur.

Notre collègue Claude Raynal a parlé de l'approche binaire et réductrice fondée sur une opposition entre le blanc et le noir. Or, en l'espèce, on serait plutôt dans le gris ! Pour ce qui est de la durée du renouvellement de l'autorisation du glyphosate, j'ai personnellement soutenu celle de cinq ans. Comme le disait le président Bizet, pour mettre au point une molécule et obtenir l'AMM, il faut compter sept à dix ans. Trois ou cinq ans, c'est donc la même chose. Le Gouvernement français a voulu se démarquer de la position adoptée in fine au niveau européen pour tenir compte de l'opposition de M. le ministre de la transition écologique et solidaire. C'est politique et je le comprends.

M. Claude Haut. - Beaucoup d'intervenants ont évoqué l'entreprise Monsanto. Je l'ai cité pour montrer qu'en 2016, cette firme était prête à intervenir juridiquement pour contrecarrer les décisions de la Commission européenne.

M. Yannick Botrel. - Le glyphosate, on le voit bien, est devenu un sujet emblématique. De façon plus large, c'est la question des pesticides en général qui est posée dans l'esprit de nos concitoyens, à laquelle s'ajoute une réelle défiance à l'égard de l'agrochimie.

Dans le passé, on a utilisé certains produits de façon massive dont on vantait à l'époque la parfaite innocuité comme, par exemple, le DDT. On voit les conséquences que cela a pu avoir par la suite. Ce sont aussi sur des expériences comme celle-là que se fondent les réactions de l'opinion publique.

S'agissant de la question de la santé en agriculture, la partie du rapport que j'ai lue fait allusion à l'étude conduite aux États-Unis durant vingt ans en Caroline du Sud et dans l'Iowa. Cela fait un certain nombre d'années que je souhaiterais recueillir l'ensemble des données sur le même sujet au niveau français pour savoir s'il existe, oui ou non, des anomalies ou une dégradation.

Pour ce qui est du modèle agricole, je pense qu'il se réoriente en permanence. Un exemple permettra d'illustrer mon propos : je lisais dans la presse spécialisée, cette semaine, que les coopératives agricoles de Bretagne ont mis en oeuvre, en 2017, des robots de désherbage mécanique dans la zone légumière. On cherche à progresser en matière de moindre consommation de produits phytosanitaires sur un certain nombre de cultures. Attendons de voir les résultats, mais il y a certainement des pistes à explorer dans ce domaine.

On voit aussi que l'idée de raisonnement agronomique, qui n'était peut-être pas celle des agriculteurs il y a dix ans, gagne du terrain, même chez eux. Ils sont aujourd'hui davantage prêts à explorer cette voie.

Je suis toujours frappé par le côté réducteur du débat consistant à incriminer les agriculteurs. Ils sont parfois jugés injustement.

Ainsi, il y a quelques années, nous réalisions une enquête sur la qualité de l'eau en Bretagne. On a alors mesuré les teneurs en pesticides, et singulièrement en glyphosate, dans une rivière appelée le Gouët. On s'est aperçu qu'à l'entrée de la petite ville de Quintin, on disposait d'une eau d'une certaine qualité mais qui, à la sortie de l'agglomération, s'était considérablement dégradée. La raison en était simple : les particuliers qui utilisent des pesticides n'hésitent pas à multiplier les doses par dix dans leur jardin - si ce n'est davantage - généralement sur des surfaces étanches comme des allées, etc. Tout cela finit à la rivière !

Là aussi, des progrès ont été réalisés, mais c'est dire si les responsabilités sont parfois largement partagées.

Quant au délai de trois ans ou de cinq ans pour mettre fin à l'usage du glyphosate, cela devrait probablement nous permettre d'envoyer des signaux et de voir comment progresser dans la voie que j'ai indiquée.

M. Pierre Cuypers. - L'intérêt économique d'un producteur ou d'un agriculteur consiste à dépenser et à consommer moins. On voit d'ailleurs que la consommation d'intrants diminue. Il faut trouver un équilibre économique, tout en assurant l'efficacité de la production.

Les travaux que nous allons conduire sont importants, car ils doivent nous permettre une réflexion équilibrée. Nous auditionnerons tous ceux qui doivent être entendus.

Je rappelle, enfin, que la Commission européenne a lancé un audit sur l'évaluation des pesticides, dont les premiers résultats seront connus dans le courant de l'année 2018. On verra comment les choses évoluent.

M. Jean Bizet, président. - Je voudrais revenir sur le dossier de la ferme des mille vaches, qui avait constitué un rapport plutôt équilibré.

M. André Gattolin. - Ah non, non !

M. Jean Bizet, président. - Tout d'abord, il n'y avait pas mille vaches, mais 850. Divisé par 14, cela fait 60 vaches laitières par unité de travail/homme.

Localement, l'acceptation sociétale est tout à fait convenable, pour différentes raisons. C'est notamment un établissement classé sur le plan environnemental. Il est donc très vertueux. Ce n'est pas un modèle à dupliquer partout, bien évidemment, et telle n'a pas été la conclusion du rapport, mais les petits agriculteurs ont été assez satisfaits de bénéficier d'un collecteur laitier, ce dont on n'avait pas tenu compte au départ.

Ce sujet est devenu, comme le glyphosate, un « chiffon rouge ».

Pour en revenir au glyphosate, c'est au travers d'arguments sanitaires qu'on peut revisiter une telle décision.

S'agissant des accords commerciaux internationaux, la mise en oeuvre d'une clause de sauvegarde relève de l'accord sanitaire et phytosanitaire (SPS). C'est la règle.

Les réponses de substitution au glyphosate seront assurément apportées en grande partie par les technologies d'usage et les microdoses. Je ne sais où le focus médiatique se portera ensuite, ni comment la Chine va aborder la problématique phytosanitaire, car ce pays n'est pas un modèle de vertu...

Gisèle Jourda l'a dit : nous vivons dans une société d'émotion, et l'impact sur nos concitoyens est énorme.

Nous pourrons auditionner M. Bernhard Url, président de l'EFSA, M. René Genet, président de l'ANSES, avant de recevoir le commissaire européen M. Andriukaitis. J'en ai parlé avec le ministre de l'agriculture, qui attend de notre commission qu'elle trouve une solution d'approche à propos de ces molécules. Ce n'est pas facile, mais on va essayer de faire les choses de la façon la plus équilibrée possible.

Économie, finances et fiscalité - Assiette commune et consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS) : communication de MM. Claude Kern et Claude Raynal

M. Jean Bizet, président. - Notre deuxième point de l'ordre du jour prévoit une communication de Claude Kern et Claude Raynal sur l'assiette commune et consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS).

Il s'agit d'un sujet difficile, mais essentiel. L'enjeu est important, puisque ce projet renvoie à l'objectif d'une convergence fiscale dans l'Union européenne, que chacun ne peut qu'appeler de ses voeux.

La Commission européenne a présenté des propositions de directive en vue d'établir cette assiette commune et consolidée. La commission des finances et son rapporteur général ont travaillé sur cette question dès 2016, en proposant une résolution européenne qui est devenue résolution du Sénat à cette époque.

Un an après, il est intéressant de faire un point sur ce dossier, d'autant plus que, lors de sa récente audition au Sénat, le commissaire Pierre Moscovici l'a étroitement lié à la question de la fiscalité numérique, et que notre collègue parlementaire européen Alain Lamassoure vient lui-même de faire des propositions auxquelles nous devons être attentifs.

M. Claude Kern. - Avec Claude Raynal, nous allons évoquer un dossier ancien qui revoit le jour.

L'idée d'instaurer sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne une même assiette servant de base à l'impôt sur les sociétés (IS) n'est pas neuve. Elle découle du projet même du marché intérieur, dont l'approfondissement passe par l'harmonisation de la fiscalité directe.

L'adoption par tous les États membres d'une définition identique de l'assiette imposable à l'IS doit conduire chaque État membre à taxer la même chose, c'est-à-dire le même périmètre du résultat de l'entreprise. Ce n'est pas le cas aujourd'hui : l'assiette varie d'un pays à l'autre à cause des règles d'amortissement, des déductions, du crédit d'impôt recherche, etc. Si l'assiette devenait commune à tous les État membres, on pourrait alors valablement comparer le taux de l'impôt sur les sociétés d'un État à l'autre.

Puis viendrait la question de la consolidation de l'assiette, c'est-à-dire la possibilité de déduire des gains d'un établissement, les pertes faites par un autre, les deux établissements relevant d'une même entité. Or par définition, la consolidation n'a de sens que si l'assiette est commune, dans la mesure où on ne peut agréger que des valeurs homogènes.

L'harmonisation de la fiscalité directe passerait donc par une plus grande transparence en termes de compétitivité fiscale - c'est l'assiette commune - et par une limitation de cette concurrence fiscale entre les États membres - c'est l'assiette consolidée et la répartition de cette assiette entre les États membres.

Cette idée simple s'est heurtée à deux obstacles majeurs, d'une part la règle du consensus en matière de fiscalité, d'autre part le désir des États membres de garder la main en matière de taxation des entreprises.

L'idée a donc été remisée, puis relancée en 2001. Après dix ans de réflexion, en 2011, un projet de directive (ACCIS) a vu le jour, mais les États membres ne sont pas parvenus à un accord sur ce projet ambitieux.

Le 25 octobre 2016, la Commission européenne a jugé que la situation, liée à l'affaire de l'imposition des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), se prêtait à rouvrir ce chantier, et elle a formellement relancé le projet ACCIS en introduisant deux propositions de directive visant à établir d'abord une assiette commune, puis une consolidation.

La Commission européenne souhaite parvenir à un ensemble unique de règles permettant d'harmoniser et, surtout, de déterminer de la même manière le résultat imposable d'une société au sein de l'Union européenne. Il s'ensuivrait que les sociétés exerçant des activités transfrontalières devraient alors se conformer à ce nouveau système plutôt qu'aux différents régimes nationaux des pays dans lesquels l'activité est exercée.

Ce mécanisme éviterait l'optimisation fiscale, qui naît du libre jeu de la concurrence fiscale existant entre les États membres. En effet, l'optimisation fiscale se pratique aujourd'hui par le biais du prix de transfert d'une filiale à l'autre des biens ou des services. Le projet actuel de la Commission européenne se fonde aujourd'hui essentiellement sur le principe que les bénéfices doivent être taxés là où ils sont réalisés.

Enfin, si la Commission européenne a jugé que l'environnement était favorable à ce projet, c'est surtout parce qu'une grande partie des États membres sont à la recherche de recettes fiscales supplémentaires. Ils restent convaincus qu'une partie importante de la matière taxable leur échappe, non pas grâce à la fraude fiscale, mais grâce à l'optimisation fiscale intra-européenne et extra-européenne.

D'ailleurs, la Commission européenne insiste sur l'articulation entre les projets ACCIS et les travaux de l'OCDE dans le cadre du plan d'action contre l'érosion des bases fiscales et le transfert des bénéfices.

Quelles sont les propositions de la Commission européenne ? Elle a scindé le projet en deux directives, une sur l'assiette commune, l'autre sur l'assiette commune consolidée.

Le texte de la Commission européenne prévoit une assiette commune large : tous les produits sont imposables, à moins qu'ils ne soient explicitement exonérés ou déductibles.

Pour la consolidation, elle doit permettre aux entreprises de lisser leurs performances économiques réalisées dans les différents États membres, et de calculer un bénéfice imposable au niveau européen, en compensant pertes et profits réalisés par leurs filiales établies dans les différents États membres. Cette base imposable serait ensuite partagée entre les États membres en fonction de la répartition de la main-d'oeuvre, des immobilisations et du chiffre d'affaires sur le territoire de chaque État.

Quel est le point de vue du Gouvernement ? S'agissant de la compétitivité, il se dégage une forte opposition à l'égard de la consolidation et, en particulier, à cause des transferts de bases et donc des recettes fiscales. C'est la raison qui a conduit la Commission européenne à préconiser en premier lieu la seule assiette commune, mais même ce projet soulève d'importantes difficultés, bien que la France et l'Allemagne se disent très favorables à l'assiette commune, dont on sait pourtant que la mise en oeuvre les désavantagera.

L'adoption de la seule directive relative à l'assiette commune se traduirait par une perte de compétitivité pour les grandes entreprises françaises. Jusqu'à aujourd'hui, les écarts de taux pouvaient à la rigueur être justifiés par une divergence d'assiette. Demain, la comparaison fiscale deviendrait plus simple et plus brutale. Or la France, avec son taux d'IS actuel qui dépasse les 34 % - et même avec son taux cible de 28 % pour 2020 - est un des pays qui présentent, avec la Belgique, le Portugal et l'Allemagne, les taux d'IS les plus élevés de l'Union européenne, sans parler des autres prélèvements acquittés par les entreprises.

S'agissant de la souveraineté des États membres et plus particulièrement de l'inventivité fiscale française, l'adoption de la seule première directive les remettrait en cause de manière brutale. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que Bercy est peu favorable au projet en l'état et propose déjà des modifications qui nuiront à l'universalité de l'assiette.

En effet, il faudrait, selon Bercy, laisser à la discrétion des États membres un « grand nombre d'options » pour maintenir la possibilité de moduler l'amortissement, les réductions d'impôts, le crédit impôt recherche, l'arbitrage entre l'auto-investissement et le recours à l'endettement, la déductibilité des intérêts.

Il faudrait aussi, toujours selon Bercy, envisager des mesures dérogatoires pour certains types d'activités. Au fond, quand on liste l'ensemble des exceptions envisagées par la France, et sans attendre celles que les autres États membres présenteront, on comprend que, si on y fait droit, l'assiette commune n'aura de commun que le nom.

Enfin, s'agissant de la consolidation, la répartition s'annonce difficile. L'assiette commune de l'IS a vocation à être, dans un second temps, consolidée au niveau de l'ensemble de l'Union européenne pour chaque entreprise ou groupe d'entreprises concerné. Une fois déterminée, l'assiette imposable consolidée serait répartie entre les différents États membres, et chaque État membre appliquerait aussi son taux d'imposition national à la part qui lui revient.

Plusieurs problèmes se posent cependant.

Le projet de directive a exclu dans la formule de répartition les immobilisations incorporelles - brevets, licences, marques. Or les entreprises françaises se caractérisent par l'importance des incorporels dans leur chaîne de valeur. La formule de répartition entraînerait une baisse de recettes fiscales pour la France.

La clé de répartition ne résout pas le problème rencontré avec l'imposition des GAFA et des entreprises numériques qui, elles aussi, ont d'importants actifs incorporels et surtout pas de main-d'oeuvre.

Enfin, l'établissement du chiffre d'affaires par pays pour les entreprises numériques est un exercice difficile.

À ces problèmes s'ajoute la plus ou moins grande efficacité du recouvrement et du contrôle d'un pays à l'autre. Or la directive prévoit un guichet unique dans le pays où l'entreprise a sa résidence fiscale. Ainsi, le produit de l'impôt sera recouvré dans un État membre et, parfois, distribué dans un autre.

Voilà le projet ambitieux de Bruxelles. Comme vous vous en souvenez, Pierre Moscovici, lors de son audition, nous a dit que les deux projets préparaient le terrain à une taxation équitable des GAFA.

Je cède la parole à Claude Raynal, qui va évoquer la proposition d'Alain Lamassoure.

M. Claude Raynal. - D'après la conclusion de mon collègue, vous comprenez qu'il s'agit d'un sujet ancien, qui revient aujourd'hui, comme toujours dans la vie publique, à l'occasion d'un sujet particulier, celui de la taxation des GAFA. Si l'ACCIS n'est pas mise en oeuvre, la taxation des GAFA est très compromise.

Quelle est la proposition d'Alain Lamassoure ?

Les ministres des finances de l'Union européenne se sont réunis à plusieurs reprises cet automne pour tenter de faire avancer cette affaire importante que constitue la taxation optimale des GAFA et des entreprises numériques similaires sur le territoire de l'Union européenne.

Aujourd'hui, on considère que ces entreprises n'acquittent pas suffisamment d'impôts et, surtout, que la nature de leur activité permet une délocalisation facile des bénéfices là où la pression fiscale est la moins forte.

Les règles de taxation des entreprises sont fondées sur le principe d'« établissement permanent ». C'est pourquoi l'on ne peut taxer que les entreprises qui ont une présence physique sur le territoire d'un pays donné. Cette présence physique se mesure par le montant des actifs, le nombre d'employés et le montant des ventes. Or les entreprises du numérique peuvent offrir leurs services par le Net en étant juridiquement installées là où elles le souhaitent, et elles se logent donc là où la pression fiscale est moindre.

Amazon est installée au Luxembourg, Apple en Irlande, Booking aux Pays-Bas par exemple, trois pays où le taux de l'IS est faible en comparaison de leurs voisins européens.

Outre qu'ils offrent un taux d'IS très supportable, ces pays tolèrent ou même négocient avec les GAFA, pour les conserver sur leur territoire, des stratégies d'optimisation fiscale très avantageuses.

Les pays voisins ont intenté des actions contre les GAFA pour essayer de valider des redressements fiscaux. Cependant, la justice française a récemment infligé un revers au fisc français en annulant le redressement de 1,1 milliard d'euros qu'il tentait d'imposer à Google. En effet, la France n'est pas en mesure de prouver que Google disposerait, sur le territoire français, d'un établissement stable, puisque Google centralise tout en Irlande.

Dans ces conditions, la France a suggéré la création d'une taxe de 2 % à 5 % sur le chiffre d'affaires constitué de l'ensemble des factures payées par les clients français. Cette proposition se heurte toutefois, à l'évidence, aux difficultés pratiques de sa mise en oeuvre, outre l'atteinte au principe de l'égalité des entreprises devant l'impôt.

De plus, les pays où les GAFA ont leurs sièges ne sont pas prêts à accepter une solution qui pourrait les léser à terme et leur faire perdre ces sièges. L'Irlande, Malte, le Danemark et le Luxembourg et même la Suède ont exprimé de fortes réserves.

C'est dans cet environnement que le député européen Alain Lamassoure a suggéré une nouvelle piste : revoir la définition de l'établissement stable pour élaborer celle d'« établissement stable numérique ». L'idée est simple : il s'agit d'ajouter aux critères habituels de la définition celui de la présence digitale mesurée par le volume de données personnelles collectées sur un territoire.

Cependant, avec le cloud, il sera difficile aujourd'hui de déterminer où sont véritablement ces données, sans compter que certaines entreprises, comme Netflix ou Uber, ne font pas leurs profits à partir de données collectées.

Il semble encore que la meilleure solution soit de lutter contre les prix de transfert. En effet, les prix de transfert sont les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels ou des services à des entreprises filiales ou associées. Or on soupçonne que ces prix sont ajustés pour faire remonter les bénéfices là où la taxation est la plus faible.

Il faut donc doubler la redéfinition de l'établissement stable d'une redéfinition des prix de transfert, mais encore faudrait-il lancer cette action normative bien au-delà de l'Union européenne et à l'échelle même du monde si l'on veut que les entreprises paient des impôts là où elles créent de la valeur, et pas seulement là où se situent leurs établissements stables.

C'est dans ce contexte que nous sommes saisis d'un courrier du président Lamassoure, qui nous exhorte à soutenir l'adoption la plus rapide possible de ces deux projets de directive, afin de pouvoir accrocher à ces deux réformes celle de l'imposition des GAFA.

Nous comprenons que la demande de M. Alain Lamassoure est dictée, en partie, par l'actualité et un environnement porteur. Effectivement, si les deux projets ACCIS venaient à être adoptés rapidement, il serait plus facile ensuite de passer au projet de taxation européenne des GAFA.

Cependant, outre la règle de l'unanimité qui rend peu probable l'adoption rapide de ces projets, la lutte contre l'érosion des bases fiscales - et donc la nécessité pour les États de s'assurer de nouvelles bases fiscales - ne passe pas que par de nouvelles règles européennes, et un accord mondial sera nécessaire.

En effet, les grandes entreprises pratiquent une optimisation fiscale mondiale en toute légalité, dans le cadre d'une bonne gestion fiscale qui, jusqu'à présent, n'avait pas soulevé de critiques.

Au contraire, toute une école de pensée soutient que le développement d'Internet et la création des grands groupes qui y ont contribué et qui l'appuient n'auraient jamais été possibles si ces groupes avaient été taxés sur leurs bénéfices, ne serait-ce qu'au taux moyen de l'impôt sur les sociétés dans l'Union européenne. On croit même savoir que les bénéfices faiblement taxés d'un Google, par exemple, ont permis ce développement rapide grâce à un auto-investissement massif. Ce raisonnement peut cependant se prêter à peu près à toutes les industries...

Le débat est ouvert, mais la Commission européenne l'a tranché : on cherche aujourd'hui une taxation plus lourde et plus efficace des GAFA, et le projet ACCIS semble une première étape obligée pour y parvenir.

En effet, lors de son audition au Sénat, comme l'a rappelé mon collègue, le commissaire Pierre Moscovici a souligné le lien qui existait entre les deux textes sur l'assiette commune consolidée et la taxation des GAFA.

Il faut sans doute s'orienter vers une taxation plus juste des GAFA en poursuivant un équilibre satisfaisant entre, d'une part, une réduction du manque à gagner fiscal pour les États sur le territoire desquels s'exercent les activités des GAFA, d'autre part, un impôt sur les GAFA dont le taux resterait modéré afin de permettre la poursuite du développement numérique.

En outre, dans la mesure où la règle de l'unanimité en matière fiscale est un puissant facteur de conservatisme en faveur du statu quo, le président Juncker a suggéré d'envisager de remplacer cette règle par celle de la majorité qualifiée.

Bonne chance, monsieur Juncker !

M. Jean Bizet, président. - Un des grands sujets est en effet de passer à la majorité qualifiée, tout ce qui réclame un vote à l'unanimité étant synonyme d'inaction.

Merci pour cette communication. Elle s'inscrit dans le droit fil de la proposition de résolution européenne de Catherine Morin-Desailly sur les mesures conservatoires en matière de concurrence, que nous avons adoptée.

Il a fallu un certain temps pour considérer que les entreprises traitant du numérique se mettaient en porte-à-faux par rapport aux règles de la concurrence, les procédures pour les confondre demandant parfois presque une décennie. La résolution du Sénat ouvrirait la faculté pour la Commission européenne de mettre en oeuvre des mesures conservatoires en cas de risque d'atteinte grave et immédiate à la concurrence.

Mme Fabienne Keller. - Je voudrais saluer le travail de grande qualité réalisé par Claude Kern et Claude Raynal, et attirer l'attention sur la sensibilité de nos concitoyens sur ces questions d'égalité et d'équité, en particulier les PME, qui n'ont pas la capacité à réaliser les optimisations fiscales qu'elles découvrent dans les articles de journaux.

Cette question de l'assiette commune - mais aussi de convergence des taux, bien que ce ne soit pas votre sujet - est un problème auquel la population est très sensible.

Deuxièmement, il me semble que le contexte politique est favorable.

Un certain nombre de textes européens ou émanant de l'OCDE en matière de transmission de données fiscales vont dans le bon sens, tout comme ceux sur les lanceurs d'alerte - qui concernent un sujet lié, même s'il n'est pas totalement identique. Enfin, la procédure de recouvrement de 11 milliards d'euros engagée par Mme Vestager à l'encontre des GAFA mérite également notre soutien.

La commission des finances du Sénat a mené un important travail à ce sujet en organisant une tournée européenne, il y a un an ou deux, pour encourager les avancées en matière d'assiette commune, qu'elle soit consolidée ou non.

Les administrations nationales ont toujours de bonnes raisons de ne pas vouloir réaliser l'harmonisation européenne. Cela me fait penser au processus de Bologne concernant le rapprochement des diplômes universitaires : durant des décennies, on a prétendu que c'était absolument impossible, qu'il existait autant de systèmes de formation que d'États membres et puis, un jour, on a décidé qu'il était plus important de faciliter la mobilité des étudiants que de respecter ces détails historiques. Finalement, le processus s'est enclenché.

Pour la fiscalité, on est un peu au même niveau. On a besoin de faire un pas pour répondre à l'attente de la population et au scandale des prix de transfert et des choix de localisation en fonction de l'optimisation du résultat, qui permettent à certains de ne quasiment pas payer d'impôts.

Le contrôle sur les prix de transfert est le Graal pour l'administration fiscale, qui s'y emploie beaucoup, mais déplacer une marge par rapport à un coût de prestation ou de produit est très facile.

M. Claude Raynal. - Je l'ai fait professionnellement !

Mme Fabienne Keller. - C'est en effet très compliqué à vérifier. Parfois, l'administration recalcule des prix de revient et des prix de transfert. Dès qu'une société a des sites à plusieurs endroits, c'est très aisé. Sur nos territoires, les brasseries qui avaient des sièges et des comptes nationaux sont passées à des divisions européennes. On ne peut donc plus rien vérifier. C'est également devenu inextricable pour des raisons culturelles.

Je voudrais enfin souligner l'intérêt de la proposition d'Alain Lamassoure. C'est une belle idée que de s'appuyer sur les parlements et les parlementaires pour pousser le Conseil de l'Union européenne à prendre une décision.

Pour ce qui est de l'unanimité, on n'y arrivera pas. Si on veut avancer fiscalement, il faut parvenir à créer un consensus assez puissant pour forcer les gouvernements à décider.

À cet égard, je voudrais souligner tout l'intérêt de cette proposition et nous engager à la soutenir.

Comme ce fut le cas en 2008, sous présidence française, les parlements en lien avec les opinions publiques sont parfois mieux disposés.

Il me semble donc que les représentants des parlements nationaux pourraient être plus favorables aux bases communes et aux taux communs.

Je vous encourage donc à aller vers une décision collective à propos de cette proposition de soutien à une base fiscale simple ou consolidée commune, telle que l'a présentée Alain Lamassoure.

Mme Colette Mélot. - Je félicite Claude Kern et Claude Raynal pour cette communication extrêmement importante.

Comme Fabienne Keller vient de le rappeler, cela fait longtemps qu'on attend une harmonisation de la fiscalité en Europe. Ce sujet paraît maintenant près d'aboutir.

J'aimerais également faire une observation sur la taxation des GAFA. Pendant longtemps, nous nous sommes sentis très seuls. Lorsque Catherine Morin-Desailly a commencé à travailler sur le sujet, il y a cinq ans ou peut-être même plus, nous avions l'impression d'être un peu isolés.

À présent, cette question est relayée au plus haut niveau, aussi bien par la France que par la Commission européenne. Les propositions d'Alain Lamassoure arrivent donc à point nommé. Les deux directives concernant l'ACCIS vont être difficiles à faire adopter, mais elles sont les bienvenues.

Je considère généralement que le verre est à moitié plein plutôt qu'à moitié vide, et je me dis qu'on avance. On verra peut-être la solution arriver, même si, lorsqu'on parle de majorité qualifiée, on sait que les choses sont compromises. On peut toutefois y parvenir grâce aux parlements.

M. Claude Raynal. - Le fait qu'il existe un mouvement en faveur de l'égalité est une évidence. Un patron de PME - je l'ai été durant dix ans - a toujours un peu de mal à supporter que de plus grosses entreprises s'exonèrent du paiement de l'impôt. C'est également vrai du particulier qui voit des fortunes partir ailleurs sans être imposées. Il est évident que le sujet agace.

Je vais essayer d'être optimiste. On pourrait en effet penser que j'éprouve un doute. Je pense qu'on est plus près d'en finir aujourd'hui qu'il y a 17 ans, pour une raison simple : il faut être conscient que d'autres systèmes réputés impossibles à modifier ont trouvé solution.

Le premier concerne les paradis fiscaux : le pli est clairement pris concernant l'échange d'informations entre les paradis fiscaux et l'ensemble des pays de l'OCDE. Il est bon que les choses aient bougé. Pourquoi ? Les Américains, qui avaient toujours considéré que c'était peu de chose pour eux, ont tout d'un coup estimé que cela commençait à faire trop.

Le G20 a pris une décision et l'OCDE l'a mise en route. Cela va très vite et on arrive à sortir d'un système dont on pensait ne pouvoir se défaire depuis 50 ans. C'est encourageant de ce point de vue.

Pourquoi Alain Lamassoure et la Commission européenne réagissent-ils sur le sujet ? C'est simple : les GAFA et le numérique deviennent de vrais problèmes. On ne peut passer d'une industrie lourde et taxée à une industrie délocalisée sur laquelle on n'a plus de contrôle, qui représente des milliards et des milliards, et qui vaudra de plus en plus. Il y va de l'intérêt de tout le monde. On ne peut donc que progresser. Même s'il existe des difficultés, on va y arriver.

M. Claude Kern. - Pour abonder dans le sens de la proposition de Fabienne Keller, je dirais que cette décision collective, il nous faut la prendre vite pour répondre au problème des GAFA. D'ailleurs, Alain Lamassoure nous le demande.

On sait que le contexte politique est aujourd'hui favorable et que l'Allemagne et la France soutiennent cette proposition. Les administrations, comme toujours, sont récalcitrantes, les GAFA et le numérique représentant une réelle manne financière.

M. Jean Bizet, président. - Merci.

Il s'agit d'un rapport d'étape. Nous aurons donc l'occasion de traiter à nouveau de ce sujet.

Pour faire écho aux propos de Fabienne Keller, je souhaite que nous poursuivions la réflexion avec la commission des finances en intégrant les propositions d'Alain Lamassoure.

Je voudrais saluer les réflexions de Claude Raynal, pleines d'optimisme et de rationalité. Notre identité de vue avec les Américains est suffisamment rare pour la saisir et avancer.

Mme Fabienne Keller. - Cela signifie-t-il que l'on pourrait préparer assez rapidement une résolution commune aux deux commissions ?

M. Jean Bizet, président. - Nous allons d'abord poursuivre notre réflexion en lien avec la commission des finances.

Mme Fabienne Keller. - Elle est dans le même esprit que la commission des affaires européennes !

M. Jean Bizet, président. - Nous devons aussi essayer de faire un travail de « co-législation » avec le Parlement européen. Ce n'est pas toujours possible, mais c'est intellectuellement séduisant et politiquement porteur.

Questions sociales et santé - Travailleurs détachés : communication de Mme Fabienne Keller et M. Didier Marie

M. Jean Bizet, président. - Nous allons maintenant entendre une communication de Fabienne Keller et Didier Marie sur les travailleurs détachés.

Inutile de vous rappeler l'importance et la sensibilité de ce dossier dans nos territoires. Plusieurs d'entre vous en ont opportunément fait état à différentes reprises.

Je veux rendre hommage au travail de grande qualité sur ce sujet qui avait été conduit sous la précédente mandature par notre collègue Éric Bocquet. Un compromis a été trouvé au sein du Conseil de l'Union européenne le 23 octobre sur le sujet.

Toutefois, des points de divergence demeurent avec la position du Parlement européen, dégagée le 25 octobre.

Des négociations doivent donc se poursuivre pour aboutir à un accord entre les deux institutions.

Je précise que le rapporteur au Parlement européen est notre compatriote Élisabeth Morin-Chartier, que nous avions rencontrée à Strasbourg. Non seulement elle domine bien le sujet, mais elle a eu un rôle majeur il y a quelques mois pour essayer de sortir par le haut d'un dossier sur lequel il n'était pas facile de trouver un équilibre avec les pays de l'Est.

Mme Fabienne Keller. - Je tiens à préciser que Mme Morin-Chartier est très investie et joue donc un rôle pivot dans le trilogue dont parlera Didier Marie dans un instant.

Il me semblerait d'actualité de lui proposer une audition en début d'année.

On ne le sait pas assez, mais Mme Morin-Chartier est par ailleurs premier questeur du Parlement européen.

Monsieur le président, mes chers collègues, comme vous le savez, la Commission européenne a présenté en mars 2016 une proposition de révision ciblée de la directive sur le détachement des travailleurs, adoptée 20 ans plus tôt. L'ambition affichée était de majorer le coût du détachement pour réduire le phénomène de dumping social. Ce texte vient compléter une directive d'exécution, adoptée en 2014, qui vise quant à elle à mieux prévenir la fraude au détachement.

Si l'on doit résumer de façon simple et concise le détachement, il convient de distinguer droit du travail et droit de la sécurité sociale. Aux termes du texte actuel, un salarié détaché est rémunéré aux conditions minimales du pays d'accueil, définies par la loi ou des conventions collectives d'application générale. Il continue à verser des cotisations sociales dans le pays d'établissement.

Reprenant la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, la Commission européenne a souhaité remplacer la notion de « taux de salaire minimal » par celle de « rémunération ». Celle-ci intégrerait tous les éléments rendus obligatoires par la loi, le règlement, les conventions collectives d'application générale, celles ayant un effet général sur les entreprises d'un secteur ainsi que celles conclues par les partenaires sociaux les plus représentatifs au niveau national. La durée du détachement est limitée, dans le cadre du règlement de 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, à 24 mois.

La volonté de la Commission européenne, vous vous en doutez, n'a pas été appuyée par certains pays de l'Est. À l'inverse, la France et plusieurs de ses partenaires, dont l'Allemagne, se sont montrés très ambitieux sur le sujet, souhaitant aller plus loin que le dispositif initial. S'en sont suivies des négociations délicates qui ont abouti, le 23 octobre dernier, à l'adoption d'un compromis au Conseil de l'Union européenne. De son côté, le Parlement européen a adopté, le 25 octobre, un rapport qui constituera sa position lors des négociations en trilogue.

Le texte adopté par le Conseil de l'Union européenne contient certaines avancées. Il garantit le principe « à travail égal, salaire égal, sur un même lieu de travail ». La rémunération versée au travailleur détaché sera totalement équivalente à celle dont bénéficie un travailleur local au titre de la loi ou des conventions collectives.

Elle intégrera, outre le salaire, les primes et les remboursements de frais, à l'instar des indemnités repas et hébergement. Il faut espérer que le trilogue puisse permettre de clarifier deux points sur lesquels le Sénat s'était positionné en juillet 2016 à l'initiative de notre commission : la mention de conditions dignes d'hébergement, qui n'apparaît pas dans le compromis et la question des textes de référence.

Vous connaissez la pratique, qui existe notamment dans le BTP, qui consiste à proposer aux ouvriers de s'installer dans des Algeco, pour lesquels on prélève un loyer sur leur salaire au titre de la location... Il s'agit généralement de chantiers où l'activité se poursuit également le week-end.

Le compromis adopté par le Conseil de l'Union européenne reprend les conventions collectives d'application générale, alors que le Parlement européen l'élargit aux conventions régionales. La résolution du Sénat souhaitait, rappelons-le, l'intégration des accords d'entreprises.

S'agissant de la durée maximale du détachement, le Parlement européen a conservé la durée initiale de 24 mois. Le Conseil de l'Union européenne s'est montré plus ambitieux, à la demande de la France et de ses partenaires, en la ramenant à douze mois, avec possibilité de prolonger de six mois. L'entreprise doit adresser une « notification motivée » pour bénéficier de cette prorogation. Une ambiguïté demeure sur le fait que celle-ci doive être acceptée a priori par les autorités nationales.

La question de la durée appelle plusieurs remarques. Le temps de détachement moyen en France est de 47 jours. À l'échelle européenne, ce temps atteint 98 jours. La limitation à 18 mois semble donc symbolique. La durée apparaît de fait pertinente sur les grands chantiers.

Reste que le compromis, pas plus que le texte du Parlement européen, ne précise si cette durée est appréciée sur une période plus large comme le proposait le Sénat. Il est donc possible d'imaginer qu'un travailleur détaché effectue une prestation de service 17 mois sur 18 dans un même pays, puis revienne un mois plus tard terminer sa prestation, sans être considéré comme un travailleur local.

Dernière observation, plus technique mais importante au regard de la fraude : en cas de remplacement de travailleurs détachés effectuant la même tâche au même endroit, la durée cumulée des périodes de détachement par différents salariés sur ce poste est prise en compte dans le calcul de la durée totale du détachement.

Aux termes du compromis, les remplacements de moins de six mois ne sont cependant pas intégrés dans ce calcul, reprenant ainsi la proposition initiale du Conseil de l'Union européenne.

Le Parlement européen a, quant à lui, supprimé cette exemption. Nous étions favorables, au Sénat, à la suppression du seuil de six mois.

Le Parlement européen est par ailleurs allé plus loin que le Conseil de l'Union européenne en ce qui concerne la base légale du texte. Il a ainsi souhaité, comme le Sénat avant lui, que soit fait référence à l'article 153 du traité sur le fonctionnement et les objectifs sociaux de l'Union européenne, et non plus seulement à l'article 57 du même traité sur la libre prestation de services.

Le compromis adopté au Conseil de l'Union européenne prévoit enfin un délai de transposition de quatre ans : les États devront transposer le texte dans les trois ans qui suivent son adoption. Ils disposeront ensuite d'un an pour le mettre en oeuvre. Il s'agit là d'un recul par rapport à la proposition de la Commission européenne. Rappelons que la directive d'exécution de 2014 devait, de son côté, être transposée dans les deux ans qui ont suivi son adoption. En février 2017, neuf pays n'avaient toujours pas transposé complètement ledit texte : Chypre, la Croatie, le Luxembourg, le Portugal, la Roumanie, la Slovénie, la Suède et la République tchèque. Une procédure d'infraction a été lancée en juillet dernier contre la Croatie, qui n'avait toujours pas accompli cette démarche. Un délai de quatre ans ne constitue donc en rien une garantie pour une transposition totale du dispositif à la date requise.

Une dernière observation concernant le transport routier. Comme prévu dans le texte initial de la Commission européenne, le secteur du transport routier n'est, aux termes du compromis adopté au Conseil de l'Union européenne, couvert que par un considérant. Celui-ci renvoie à un texte spécial les modalités d'application du principe de détachement. Le Parlement européen est plus précis en renvoyant directement au texte contenu dans le paquet « Europe en mouvement », actuellement en débat. L'intégration du secteur du transport routier, que nous appelions ici de nos voeux, s'est heurtée à l'intransigeance des pays du Groupe de Viegrad, mais aussi de l'Espagne.

Pour ceux que cela intéresse, j'avais fait en son temps un rapport à ce sujet lié au droit du travail sur le territoire de l'Union européenne des ressortissants sud-américains, dès lors qu'ils passent un temps minimum de séjour en Espagne - ou au Portugal pour les Brésiliens. Un certain nombre de chauffeurs routiers traversent en effet l'Atlantique et exercent sur le territoire de l'Union européenne.

En tout état de cause, l'intégration du secteur routier dans le champ de la directive révisée aurait permis d'éviter un nouveau débat sur les questions de rémunération ou d'hébergement. Il convient de rappeler à ce stade que la France applique déjà le régime du détachement aux camions qui pénètrent sur son territoire, comme le lui permet la directive de 1996. Il conviendra donc d'être vigilant sur cette question. Le droit français est aujourd'hui plus protecteur que le paquet « Europe en mouvement », puisqu'il applique les normes européennes de détachement aux opérations de transport international dès le premier jour passé sur le territoire, et non au bout de trois jours. Si le texte était adopté en l'état, il pourrait être difficile de maintenir la norme française.

Nous reviendrons avec Didier Marie sur ce sujet dans les prochaines semaines. Je lui laisse la parole pour aborder notamment la question du droit de la sécurité sociale.

M. Didier Marie. - Avant d'aborder le calendrier du trilogue, je souhaiterais rappeler un élément fourni par la Commission européenne dans son analyse d'impact de mars 2016.

D'après elle, dans le cadre du nouveau dispositif, le coût salarial mensuel d'un ouvrier polonais dans le bâtiment détaché en France pourrait passer de 1 587 euros à 1 960 euros. Il n'en demeure pas moins que le coût d'un salarié français restera cependant plus élevé, compte tenu du différentiel de charges sociales, puisqu'il atteint 2 146 euros. L'écart se resserre, mais il n'est pas totalement comblé.

Il conviendra donc d'observer l'impact de la nouvelle directive sur un phénomène qui reste en plein développement, en dépit des premières mesures adoptées en 2014 au niveau européen, et transposées en France en 2015, au moment de la loi Macron. Le nombre de salariés détachés a ainsi dépassé 354 000 en 2016, en augmentation de près de 24 % par rapport à 2015. L'année 2015 avait déjà été marquée par une augmentation de 25 % du nombre de détachements. Ce chiffre est à rapprocher du nombre de salariés détachés en 2005, qui ne dépassait pas 25 000.

Il convient, pour autant, de ne pas se focaliser sur un afflux des pays de l'Est. Les deux premiers pays « exportateurs » de main-d'oeuvre en France sont en effet l'Espagne - avec près de 17 500 déclarations - et le Portugal - près de 16 000 déclarations. L'Allemagne et la Pologne sont quasiment au même niveau, autour de 14 700 déclarations.

Les secteurs de l'intérim, du bâtiment, des travaux publics et de l'industrie sont les principaux concernés. Cette augmentation nette est sans doute liée à un renforcement de l'encadrement de la procédure de détachement.

Il s'agit en quelque sorte d'une régularisation de pratiques non déclarées jusque-là. Cela étant, l'habitude étant prise, le phénomène d'ensemble a augmenté.

Le rapport de notre collègue Éric Bocquet indiquait en 2012 que la majorité des travailleurs détachés n'étaient pas déclarés. On assiste, depuis l'adoption de la directive d'exécution de 2014, à une intensification des contrôles.

Près de 16 000 interventions ont pu être opérées en 2016. Elles ont débouché sur 453 amendes pour un montant de 2,4 millions d'euros. Neuf arrêtés préfectoraux de fermeture d'établissement ou d'arrêt d'activité ont été recensés. La relative modestie de ces sanctions rapportée au nombre d'opérations souligne à la fois que le détachement est devenu une habitude économique dans notre pays et qu'il est mieux encadré. L'intensité des contrôles a bien évidemment amélioré la régularité des procédures de détachement.

J'en reviens au calendrier concernant la révision ciblée.

Le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne espèrent désormais parvenir à un accord en trilogue au premier trimestre 2018. Cela ne signifiera pas, pour autant, l'arrêt des discussions au niveau européen sur la question du détachement.

Le refus d'intégrer le secteur routier dans le champ d'application de la révision ciblée rappelle, en effet, que le débat sur la révision de la directive ne constitue pas le seul levier pour lutter contre les distorsions de concurrence et le dumping social à l'échelle européenne. Il s'agit en tout état de cause d'une étape, et il faut le souligner.

La nouvelle législation ne serait pas pour autant totalement efficace si elle n'était pas suivie de l'adoption de nouveaux outils, notamment dans le domaine de la sécurité sociale, comme l'a rappelé le Sénat dans sa résolution de 2016.

La Commission européenne a présenté en décembre 2016 une proposition de révision des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale de 2004 et 2009. Ce texte doit constituer une occasion d'approfondir les ambitions européennes en matière de lutte contre la fraude au détachement, en visant notamment les entreprises « boîtes aux lettres ». L'orientation générale adoptée sur la proposition de la Commission européenne le 23 octobre dernier au Conseil de l'Union européenne a d'ores et déjà permis de retenir le principe d'une affiliation du salarié depuis au moins trois mois au régime de sécurité sociale dans l'État d'établissement de l'entreprise qui le détache. Il serait également nécessaire, comme l'avait demandé le Sénat en juillet 2016, de vérifier qu'il a exercé une activité au sein de cette entreprise et de cet État durant au moins trois mois.

De même, cette disposition devrait être couplée avec une obligation pour les entreprises prestataires de réaliser un chiffre d'affaires minimal de 25 % dans leur pays d'établissement, là aussi pour éviter les entreprises boîtes aux lettres.

La lutte contre la fraude passe également par la possibilité, pour les autorités de contrôle, de pouvoir déqualifier les certificats de détachement. Ces documents attestent de l'affiliation au régime de sécurité sociale de l'État d'établissement.

Le Sénat a émis le souhait, en juillet 2016, qu'ils puissent être inopposables, dès lors qu'il existe des doutes sérieux quant à la réalité du détachement. La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne empêche une telle appréciation comme en témoigne encore une affaire récente jugée en avril dernier. Elle pourrait néanmoins évoluer.

L'avocat général de la Cour a en effet indiqué, le 9 novembre dernier, dans des conclusions visant une affaire opposant l'État belge à une société « boîte aux lettres » bulgare que la juridiction du pays d'accueil peut annuler ou écarter un certificat de détachement. Si la Cour de justice de l'Union européenne suivait cet avis, elle rendrait caducs les recours des sociétés Ryanair et Vueling contre les autorités françaises qui ont, il y a quelques années, déqualifié les certificats de détachement et imposé un redressement social.

Pour le juge européen, la lutte contre la fraude passe avant tout par la coopération administrative. Celle-ci reste cependant balbutiante, pour ne pas dire inopérante.

Il faudra donc observer les suites données au projet d'une Autorité commune du travail, annoncé par le président Juncker lors de son discours de l'état de l'Union en septembre dernier. Cette Autorité commune du travail serait destinée « à veiller au respect de l'équité au sein du marché unique » et à lutter contre l'apparition de « travailleurs de seconde classe ». Plusieurs missions pourraient lui être attribuées : la résolution des conflits entre autorités nationales, le rôle de guichet unique pour les citoyens, les entreprises et les pouvoirs publics en matière de mobilité transfrontalière et la lutte contre la fraude, facilitée notamment par des actions de contrôle conjointes aux frontières.

Par ailleurs, comme je vous l'ai indiqué au début de mon propos, l'écart constaté entre un salarié détaché et un salarié français tient au niveau des charges sociales. La convergence en la matière n'est pas pour demain. Le Président de la République a, dans son discours à la Sorbonne du 26 septembre dernier, proposé un alignement des cotisations sociales sur le niveau de celles perçues dans le pays d'accueil, sans pour autant remettre en cause le principe d'affiliation au régime de sécurité sociale du pays d'envoi. La collecte serait effectuée par le pays d'accueil sur la base des taux constatés en son sein. La différence entre le montant des cotisations perçues et celui rétrocédé aux États d'envoi serait affectée à un fonds de solidarité. Celui-ci pourrait aider les pays les moins riches à converger socialement. Une telle option permettrait de combler l'écart entre le coût d'un travailleur détaché et celui d'un travailleur local.

Cette solution, comme la question de l'Autorité commune du travail, mérite d'être approfondie. Nous reviendrons avec Fabienne Keller présenter devant vous la suite de nos réflexions et nos éventuelles conclusions sur ces sujets

M. Jean Bizet, président. - Merci.

Je salue la proposition du Président de la République d'affecter le différentiel de coût des protections sociales à un fonds spécifique destiné à permettre à ces pays de converger socialement. C'est astucieux et moral.

On doit constater la faible valeur juridique du considérant en matière de transports routiers.

M. Jean-François Rapin. - En France, les charges sociales comportent également un aspect sanitaire.

Comment les droits sociaux et sanitaires des travailleurs détachés sont-ils régis ? Une réflexion statistique est-elle menée sur l'utilisation des moyens sanitaires du pays d'accueil ?

Je pense ici à l'hôpital et aux médecins. Il m'est arrivé, en tant que professionnel de santé, de soigner des travailleurs détachés qui, pas plus que moi, ne connaissaient leurs droits. On arrivait à un acte bizarre, avec une feuille de sécurité sociale telle que nous l'établissons, qui pouvait leur servir de facture pour se faire rembourser chez eux.

Les travailleurs détachés ont-ils accès aux droits sociaux et sanitaires du pays d'accueil - en France ou ailleurs ? S'il existe des données statistiques, il serait intéressant de les connaître. Si tel n'est pas le cas, peut-être cela vaut-il la peine de creuser la question.

M. Jean Bizet, président. - Excellente question !

Mme Gisèle Jourda. - La Commission européenne a recommandé un détachement de 24 mois. En France, on s'est battu pour obtenir 12 mois, avec une prorogation de 6 mois supplémentaires. Qui va accorder celle-ci ? Dans les faits, qu'est-ce que cela apporte réellement ?

En règle générale, ces durées, dans les secteurs comme le bâtiment, sont liées aux chantiers. Pourquoi s'est-on battu autant pour cette proposition ? De quels moyens se dote-t-on pour en assurer le contrôle ? Je crois savoir que la prorogation sera accordée dans le pays où se tient le chantier.

Par ailleurs, comment va-t-on pouvoir intégrer le transport routier, qui ne fait pas partie des nouvelles mesures ? C'est une question qu'on ne peut laisser en dehors du champ de la réflexion. Il faut l'intégrer aussi vite que possible dans le calendrier de mise en place du contrôle des travailleurs détachés.

M. André Gattolin. - Même si c'est une minorité, il est vrai que certains travailleurs détachés interviennent en France depuis plusieurs années. C'est ce qu'il fallait réduire.

Je trouve qu'il serait intéressant d'auditionner l'eurodéputée Élisabeth Morin-Chartier, pour qui j'ai beaucoup d'estime et qui fait un travail remarquable. Je l'ai toutefois entendue, sur un plateau consacré à l'Europe sur TV 5 Monde, s'enflammer contre l'initiative du Président de la République, considérant que le compromis qu'elle avait trouvé dans le cadre du Parlement européen était bien meilleur.

J'aimerais que l'on fasse preuve de réalisme. Il est parfois important qu'un chef d'État ou de gouvernement s'implique personnellement et aille faire la tournée des capitales, par exemple pour discuter avec les exécutifs des pays de l'Est. Cette avancée est peut-être insuffisante et en appelle d'autres, mais c'est préférable aux résolutions sans fin du Parlement européen !

J'aimerais qu'on mesure l'écart entre ce que le Parlement européen est capable de produire et le poids effectif du soutien actif de la Commission européenne...

M. Didier Marie. - L'accès des travailleurs détachés au service de soins dans les pays d'accueil relève du droit commun. Quand nous voyageons et que nous sommes obligés d'y avoir recours, on le fait par l'intermédiaire du formulaire E 101, véritable carte de sécurité sociale européenne, et on est pris en charge par la sécurité sociale du pays d'origine. Il en va de même pour les travailleurs détachés.

Cependant, on ne dispose pas de données statistiques sur le nombre de travailleurs qui ont pu fréquenter un établissement de soins. Je ne suis pas sûr qu'il soit possible d'en obtenir. En effet, on ne va pas demander son activité professionnelle à quelqu'un qui se présente dans un hôpital ni ce qu'il fait chez nous.

M. Jean-François Rapin. - La notion d'accident du travail constitue un élément important.

M. Didier Marie. - On doit pouvoir comptabiliser les accidents du travail et faire le lien avec les travailleurs détachés. C'est l'inspection du travail qui les recense.

S'agissant de la durée du détachement et de la notification ou de l'autorisation, le texte est ambigu. La ministre, que nous avons auditionnée à la suite du Conseil européen, nous a indiqué que la France pratiquerait l'autorisation. Il faudra vérifier si les prolongations de six mois feront toutes l'objet d'une autorisation spécifique du ministère du travail. On peut s'interroger...

Quant aux moyens de contrôler les fraudes, les choses se sont sensiblement améliorées. Les contrôles de l'administration s'élèvent à plus de 16 000 par an, je l'ai dit. Cela n'aboutit pas nécessairement à un grand nombre de sanctions. Peut-être n'y a-t-il pas encore suffisamment de contrôles au regard du nombre de salariés détachés. Cependant, l'encadrement progressif du travail détaché fait que beaucoup d'entreprises font bien plus attention que précédemment.

L'accord est un compromis. Le Gouvernement français l'a souligné, en particulier à propos du fait qu'on n'a pu intégrer le détachement des travailleurs du secteur routier, ce qui pose un véritable problème. Pour l'instant, on applique la directive sur le détachement aux routiers qui viennent en France. Logiquement, on devrait pouvoir continuer à appliquer nos règles, mais si l'accord est moins-disant que ce que nous pratiquons, cela s'imposera à nous, et il faudra revenir en arrière.

Deuxième difficulté : dans le texte, la question des entreprises sous-traitantes, et notamment de la sous-traitance en cascade, n'est pas correctement appréhendée, et cela peut permettre un certain nombre de dérives. La société d'intérim qui sous-traite à une société d'intérim, qui elle-même sous-traite à une troisième est une pratique qui a pour conséquence qu'on ignore qui fait quoi. Cela peut faciliter un certain nombre de fraudes.

La troisième difficulté réside dans le délai de mise en oeuvre de la directive. La France souhaitait deux ans. Le trilogue a proposé quatre ans. Durant cette période, il peut se passer beaucoup de choses. La Croatie a ainsi été mise en demeure par la Commission européenne dans le cadre de la directive précédente. Cela peut donc prendre beaucoup de temps.

Enfin, on a évoqué l'hébergement et la dignité de celui-ci. La question des droits syndicaux se pose aussi. Cela mériterait que l'on s'y penche, car je ne suis pas sûr que les travailleurs détachés aient accès aux mêmes protections que les travailleurs du pays où ils interviennent. On sait que l'accès à la protection syndicale peut être très différent d'un État membre à un autre. Il serait intéressant d'étudier les possibilités de recours.

Mme Fabienne Keller. - S'agissant du considérant, celui-ci constitue un geste politique, qui signifie que le sujet n'est pas complètement abandonné. Le détachement dans le transport routier est une notion compliquée. Certains travailleurs peuvent être salariés d'une entreprise localisée hors de France, qui réalise beaucoup d'activités dans notre pays, sans pour autant avoir le statut correspondant. Le sujet n'est pas seulement le détachement, mais le statut du travailleur assurant un service qui, physiquement, est localisé en France mais peut être rattaché ailleurs.

Quant à la question du calendrier pour le transport routier, il est important qu'il soit assez resserré. C'est un domaine où nous savons qu'il existe une forte concurrence, comme dans celui de la fiscalité des entreprises.

Une réponse a été apportée au sujet de la couverture sanitaire. C'est un peu grâce à chacun que ce compromis a pu voir le jour. Tout ceci n'aurait pu se faire s'il n'y avait eu depuis des années un travail au sein du Parlement européen, respectueux de chaque État membre, qui a permis aux deux co-rapporteures d'y parvenir. Les deux accords sont presque similaires en termes de philosophie.

Je ne voudrais donc pas sous-estimer cet effort de convergence, de prise en compte des préoccupations de chaque État membre, d'écoute et d'explications. Par exemple, dans les pays auxquels on pense - les pays de l'Est -, d'autres travailleurs viennent remplacer ceux qui se déplacent. Ce sont des phénomènes auxquels il faut que l'on s'intéresse.

M. André Gattolin. - En Pologne, ce sont des Bulgares et des Roumains.

Mme Fabienne Keller. - Les Ukrainiens y sont également très nombreux.

Pour revenir à la question, il est bon que le Président de la République se soit engagé, mais il est formidable que le Parlement européen fasse son travail, et que le trilogue soit bien engagé, nous permettant ainsi d'avancer.

Cela peut être intéressant d'entendre les deux rapporteures qui ont oeuvré pendant des années en faveur de la convergence sur ce sujet très sensible. Cette liberté est assez fondamentale sur le plan des principes de fonctionnement de l'Union européenne. Elle fait partie des processus de convergence économique à moyen terme.

Voilà un thème qui va nécessiter des travaux complémentaires sur le transport et sur le suivi des compromis.

La réunion est close à 11 h 05.