Jeudi 13 juillet 2017

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 10.

Institutions européennes - Audition de M. Alar Streimann, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Estonie en France

M. Jean Bizet, président. - En votre nom à tous, je veux saluer M. Alar Streimann, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Estonie.

Monsieur l'Ambassadeur, nous sommes très heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Votre pays vient de prendre pour la première fois la présidence de l'Union européenne. Nous sommes persuadés que vous saurez conduire cette présidence avec détermination et vous souhaitons un plein succès.

Les défis sont nombreux, à commencer par la négociation du Brexit. Ici, au Sénat, nous avons exprimé des convictions fortes et défini des lignes rouges. Nous pensons qu'un échec des négociations est possible. Nous serons très vigilants sur le maintien de l'unité et de la cohésion des 27 États membres. Nous demandons que les parlements nationaux, qui devront ratifier le futur accord, soient informés et consultés. Enfin, nous estimons qu'un État ne peut prétendre obtenir plus d'avantages en étant en dehors de l'Union européenne qu'à l'intérieur, et que les quatre libertés fondamentales sont indissociables. Nous voulons un dialogue constructif avec ce grand pays dont nous déplorons la décision. Mais nous devrons rester fermes pour défendre les intérêts de l'Union.

Votre présidence devra également gérer la crise des réfugiés, qui demeure aiguë. Nous voulons une réponse humaine, conforme aux valeurs de l'Union, mais qui soit aussi réaliste. L'Union doit maîtriser ses frontières extérieures, notamment à travers Frontex, qui a réalisé de grands progrès. Elle doit lutter contre les trafiquants qui s'enrichissent sur la misère humaine. Elle doit aussi amplifier les partenariats avec les pays tiers concernés. Nous devons être solidaires avec nos amis italiens et grecs qui se trouvent en première ligne. Les rapports de M. Reichardt et de M. Leconte sur ce point sont éclairants et malheureusement inquiétants.

La sécurité est un autre enjeu majeur. Face à la menace terroriste, l'Union doit jouer tout son rôle en appui des États membres. Il faut développer l'échange d'informations entre les services spécialisés et assurer le contrôle des entrées et des sorties de l'Espace Schengen. Nous attendons par ailleurs des initiatives fortes sur l'Europe de la défense. C'est en ce sens que nous soutenons la création d'un fonds européen de défense doté de 500 millions d'euros.

Nous attendons beaucoup de votre présidence pour faire progresser le marché unique du numérique. Nous connaissons votre expertise en ce domaine, l'Estonie, à l'instar des autres Pays baltes, étant très en avance sur nous. Je veux aussi attirer votre attention sur le défi de l'intelligence artificielle. La commission des affaires européennes a souhaité s'y engager avec acuité dès la rentrée, car elle sera au coeur de la digitalisation de l'économie et de la mutation de l'ensemble de l'économie mondiale. L'Europe ne doit pas être en retard par rapport aux États-Unis et les fameux GAFA - Google, Apple, Facebook et Amazon. Elle doit donc promouvoir ses normes dans ce domaine.

Votre présidence devra poursuivre l'édification de l'Union de l'énergie. Nous venons d'adopter une position sur cette question. Il faudra aussi réorienter la politique de la concurrence de façon que les entreprises puissent conquérir de nouveaux marchés à l'échelle tant européenne que mondiale. Notre commission a longuement examiné ce sujet, car la politique de la concurrence est une compétence exclusive de l'Union depuis un demi-siècle. Les règles doivent évoluer, mais nous avons du retard, car le temps économique va beaucoup plus vite que le temps politique. Il serait bon d'inciter Mme Vestager à modifier sa vision du concept de marché pertinent ou de position dominante.

Nous voulons que les accords commerciaux avec le reste du monde soient équitables et bénéfiques pour tous. L'Union ne doit pas hésiter à mettre en place des instruments de défense commerciale, chaque fois que ses partenaires ne respectent pas la règle du jeu. Elle doit aussi combattre l'extraterritorialité des lois américaines, qui constitue une violation du droit international. À ce propos, le Sénat américain vient de prendre une décision sur les entreprises qui seraient impliquées de près ou de loin dans le dossier du North Stream 2. Nos amis américains ne devraient pas interférer dans des dossiers privés, même s'ils sont au coeur de la réindustrialisation de l'Europe. Malheureusement, les concepts de confiance et de réciprocité en matière d'accords commerciaux internationaux sont loin d'être la règle. Nous sommes donc extrêmement sourcilleux sur ce point.

M. Alar Streimann, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d'Estonie en France. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très heureux d'être présent parmi vous. Je vous remercie de l'intérêt que vous portez à la présidence estonienne du Conseil de l'Union européenne. Cette période est très importante pour l'Estonie, qui a défini un programme pour les six mois à venir. L'Estonie est le dernier des États ayant adhéré à l'Union européenne en 2004 à exercer cette présidence.

Mme Fabienne Keller. - Le meilleur pour la fin !

M. Alar Streimann. - Viendra ensuite la Bulgarie.

À la suite de la signature du traité d'adhésion, puis d'un référendum en 2003, l'Estonie a adhéré à l'Union européenne. Elle a pris la présidence du Conseil de l'Union européenne depuis le 1er juillet 2017, alors que cela aurait pu intervenir bien avant. Est-ce un bon choix ? Le pays est plus riche qu'avant et le monde a beaucoup évolué depuis les débuts de l'Union européenne. Les défis à relever me semblent encore plus intéressants. Et si l'on peut critiquer l'Union européenne, elle présente toutefois de nombreux avantages pour les Européens. L'Estonie, en tant qu'État membre exerçant la présidence du Conseil, veut croire que l'Europe est suffisamment unie et déterminée pour faire face à de nouvelles problématiques. Nous avons confiance dans nos forces et dans nos capacités à transformer celles-ci en opportunités.

La présidence de l'Estonie va durer six mois. Elle est différente de celle qui s'exerçait voilà dix ou vingt ans, puisqu'elle doit notamment assurer officiellement la représentation de l'Union européenne à l'international. Le Conseil de l'Union européenne est une entité juridique unique, mais il se réunit en dix formations différentes en fonction du sujet traité, lesquelles sont présidées par la présidence semestrielle.

Chaque Européen attend de la présidence l'impartialité la plus totale. La nôtre se veut efficace, ouverte et transparente. Nous apporterons une attention particulière aux technologies numériques, à l'économie innovante et à la sécurité, sans oublier la préservation de l'environnement.

Durant les six prochains mois, la présidence se focalisera sur quatre grands thèmes, en gardant toujours à l'esprit le maintien de l'unité de l'Union européenne. Depuis la décision du Royaume-Uni, certains s'interrogent en France sur l'efficacité de l'Union et sur l'adéquation des priorités aux demandes des populations. Nous devons écouter attentivement les difficultés invoquées par tous les citoyens européens, et trouver des voies pour avancer.

Les objectifs importants, tant pour l'Estonie que pour la présidence, sont les suivants : une économie européenne ouverte et innovante, une Europe sûre, une Europe numérique et la liberté de mouvement des données, enfin, une Europe durable et ouverte à tous.

C'est uniquement en agissant ensemble sur la scène internationale que nous pourrons garantir la paix et la prospérité. Nous devons renforcer la sécurité intérieure pour mieux lutter contre le terrorisme et le crime organisé. Cela passe par une meilleure coopération, grâce à l'interopérabilité des systèmes d'information et une meilleure qualité des échanges de données. Nous devons également mettre en place une politique en vue de résoudre la crise migratoire et poursuivre nos efforts pour moderniser le régime d'asile européen commun.

Il est très important de promouvoir un partenariat oriental efficace avec, d'une part, les pays du Caucase, et, d'autre part, l'Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie. Ces efforts sont essentiels pour assurer la stabilité et des relations pacifiées à l'Est. Il faut veiller à maintenir chez nos partenaires un intérêt à coopérer.

Enfin, nous devons développer la coopération européenne de défense et le partenariat entre l'Union européenne et l'OTAN.

S'agissant de l'économie européenne, nous voulons promouvoir les quatre libertés européennes fondamentales, à savoir la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes. Toutefois, cette volonté se heurte à de nombreux obstacles, tels que le travail détaché, qui a fait l'objet de nombreuses discussions entre les ministres concernés en Estonie. Il est nécessaire de trouver des solutions à ce type de problèmes. Il faut prévoir de nouvelles possibilités de financement en faveur des entreprises. À la présidence, l'Estonie s'intéressera à tous les aspects importants de l'Union de l'énergie. Elle visera notamment à établir un marché de l'électricité stable et efficace. Enfin, l'Estonie veut favoriser la concurrence tout en empêchant l'évasion fiscale.

J'en viens à l'Europe numérique et à la liberté de circulation des données. La présidence estonienne se concentrera sur le développement des commerces et services en ligne transfrontaliers, y compris pour les services publics. La liberté de mouvement des données est essentielle pour le développement d'une société numérique.

Je citerai également l'Europe inclusive et durable. L'Estonie veut se concentrer sur la modernisation de l'éducation et du marché de l'emploi, pour garantir l'égalité des chances pour tous et renforcer la compétitivité européenne.

Outre les quatre priorités officielles, d'autres objectifs parallèles se sont dégagés, en particulier le Brexit, sujet très sensible dont l'issue est encadrée par des délais. Pour mener à bien les négociations qui ont déjà commencé, la responsabilité de la Commission est engagée, de même que celle des États membres.

La nécessité de développer la coopération pour assurer la sécurité au sein de l'Union européenne fait désormais l'objet d'un consensus, alors que cette question suscitait des divisions auparavant. Plusieurs projets sont en préparation, qui devraient être finalisés en septembre prochain. Les pays membres font preuve d'une grande volonté en la matière.

Je m'attarderai quelques instants sur le numérique que j'ai déjà évoqué, car il est extrêmement important pour l'Estonie.

La présidence estonienne veut développer une société numérique dans tous les domaines. Le numérique est un véritable service public pour les Estoniens, puisqu'il représente 10 % du PIB. Il facilite énormément la vie quotidienne de nos concitoyens et a des incidences sur la coopération entre les pays membres de l'Union, en ce qu'il facilite les échanges de données plus détaillées concernant les ressortissants de pays tiers entrant ou sortant de l'Union européenne. Il convient cependant de tempérer cet optimisme, car tous les États disposent d'un système d'enregistrement qui leur est propre. De plus, le manque d'interopérabilité ou de volonté représente un obstacle parfois insurmontable.

En ce qui concerne la concurrence, l'Union européenne doit maintenir sa position face aux États-Unis, à la Chine ou à la Russie, qui ont tous développé le numérique.

J'espère que la présidence estonienne du Conseil de l'Union européenne sera calme et exempte de toute crise majeure. Il faut rester prudent et se tenir prêts à discuter à tout moment avec nos voisins.

M. André Reichardt. - Monsieur l'Ambassadeur, je vous remercie de ce panorama très large des chantiers qui attendent la présidence estonienne. Je souhaite vous interroger sur l'asile au sein de l'Union européenne. C'est une question que Jean-Yves Leconte et moi-même connaissons bien, puisque nous avons rédigé en 2016 un rapport d'information sur la réforme de l'espace Schengen et la crise des réfugiés. Il est nécessaire de traiter avec humanité les individus qui se pressent aux portes de l'Union et de s'en tenir à des pratiques communes à l'égard des personnes déboutées. Une harmonisation est-elle prévue à ce sujet ? Quels sont les travaux en cours au niveau de l'Union européenne ?

Mme Colette Mélot. - Je tiens également à féliciter M. l'Ambassadeur de sa présentation, étant moi-même très attachée au développement de la société numérique. Je travaille actuellement sur ce sujet avec M. Gattolin. La concurrence déloyale exercée par les acteurs de l'internet me préoccupe beaucoup. Google vient d'ailleurs d'être sanctionné par la Commission européenne, dont la décision était très attendue. Mais il faudrait que les procédures entamées pour lutter contre les abus de position dominante soient beaucoup plus courtes, afin que l'Union européenne soit armée pour se défendre contre les ententes. Or le temps est l'allié des acteurs du numérique. Catherine Morin-Desailly vient de déposer une proposition de résolution européenne en ce sens. C'est le seul moyen de réformer le cadre juridique en la matière. Je sais que vous serez attentif à ce sujet, monsieur l'Ambassadeur.

Mme Fabienne Keller. - J'ai grand plaisir à vous retrouver, monsieur l'Ambassadeur ! Je me suis rendue à Tallinn les 9 et 10 juillet derniers. À cette occasion, j'ai été très impressionnée par la présence du numérique partout en Estonie, par le bilinguisme et le design très présent dans la capitale. Je vous sais gré d'avoir accepté, après les pays ayant adhéré la même année que l'Estonie, de prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne, dans ces moments troublés.

La cohésion des 27 États membres est difficile à maintenir. Concernant le numérique, j'ai entendu que des ambassadeurs de l'Union européenne avaient été nommés auprès des GAFA. Enfin, j'aimerais connaître la nature des relations que vous entretenez avec la Russie.

M. Alar Streimann. - S'agissant de la migration, les ministres de l'intérieur de l'Union européenne se sont réunis à Tallinn le 6 juillet pour évoquer le plan d'action présenté en urgence par la Commission pour venir en aide à l'Italie, débordée par les arrivées incessantes de migrants sur ses côtes. Cette réunion informelle du Conseil s'est tenue deux jours après une rencontre à Paris entre la France, l'Allemagne, l'Italie et la Commission. À cette occasion, les échanges de vues ont été plus francs.

La migration et l'asile sont au coeur des réflexions qui permettront de prendre une décision au mois de septembre pour apporter des solutions. Presque tous les pays s'accordent sur la nécessité de travailler avec les pays tiers pour endiguer le phénomène. Cela soulève la question des relations avec la Libye et les pays voisins. Il faut trouver des pistes pour dissuader les Libyens de quitter leur pays. Nous devons notamment développer un code de conduite applicable en Méditerranée pour éviter l'amplification des flux de migrants.

Il est nécessaire de lancer une politique commune de rapatriement des migrants. Cette idée est soutenue par quelques États, même si l'opinion publique réagit différemment sur ce sujet dans chaque pays - et que les considérations de politique intérieure influent aussi. Je me réjouis toutefois d'une certaine unité entre Européens en ce domaine. C'est le plus important.

L'Estonie a toujours beaucoup profité de l'ouverture des marchés. Dans les années 1990, nous avons pris d'importantes décisions, qui n'ont pas toujours été prises dans d'autres pays. Les débats sur la sécurité des données sont récents. En Estonie, ils sont inexistants. Mes concitoyens font largement confiance au numérique : un tiers choisissent de voter par Internet. Il serait difficile de les mobiliser sur l'idée que les entreprises américaines créent des problèmes. Qu'elles doivent payer des impôts, oui, mais leur chercher noise uniquement parce qu'elles sont plus efficaces ne serait pas compris ! D'ailleurs, dans l'automobile, les Américains sont loin d'être les meilleurs.

Quant à la sécurité numérique, j'ai découvert que le niveau de protection en Estonie est trois fois plus élevé qu'ailleurs en Europe. Nous devons faire quelque chose. À cet égard, la directive relative à la protection des données est très importante, et la tâche est énorme.

Pour se prononcer sur l'axe franco-allemand, je crois que nous devons attendre le résultat des élections en Allemagne. Les propos du Président Macron sur l'avenir de l'Union européenne ont beaucoup compté pour nos partenaires. Il souhaite lancer un grand débat sur l'avenir de la zone euro ; ce sera une question difficile, car la mutualisation de l'endettement est loin de faire l'unanimité. De toute façon, six mois de présidence tournante ne sauraient suffire à résoudre toutes les questions !

L'Estonie est bien représentée auprès des GAFA, mais pas par un ambassadeur, pour autant que je sache. Il s'agit plutôt d'organismes publics comparables à ce qu'est pour vous Business France.

Les relations avec la Russie sont gelées depuis le début du conflit en Ukraine. L'Europe a pris des sanctions contre la Russie, et réciproquement... Nos ministres des affaires étrangères se rencontrent, mais sans plus. Cependant, l'Estonie est l'un des trois États qui ont une frontière commune avec la Russie - une position particulière. En pratique, nous avons donc des relations de voisinage, qui sont bonnes, nous discutons sur les questions de pêche, d'environnement, ou d'autres. En revanche, les grands sujets politiques sont bannis. Le gazoduc North Stream 2 est une question de nature essentiellement politique, même si le dossier comporte aussi des aspects liés à l'environnement... Je souligne que l'Estonie n'a pas besoin de cette infrastructure pour son approvisionnement. Nous avons à ce jour diversifié nos sources, via la Lituanie, par exemple.

M. Simon Sutour. - Nous avons publié un rapport sur les relations entre l'Union européenne et la Russie. Notre assemblée a voté à 301 voix contre 16 une résolution européenne tendant à la levée des sanctions contre les parlementaires russes et la mise en oeuvre progressive des accords de Minsk. Il y a un mois, nous avons fait un rapport d'étape. Nous avons dit notre souhait que le dialogue stratégique reprenne. Vos propos positifs tranchent sur ceux des représentants de la Lituanie ou de la Lettonie, mais il est vrai que vous êtes proches de la Finlande et entretenez le même type de relations positives avec le voisin russe.

Sur le partenariat oriental, permettez-moi une petite critique amicale : chaque fois qu'un pays balte assure la présidence de l'Union, un sommet est organisé - le prochain se tiendra à Bruxelles, et réunira des représentants des États d'Afrique, d'Amérique latine, des Caraïbes. C'est important, mais il existe aussi la relation euro-méditerranéenne, importante pour toute l'Union - autant que la relation avec les voisins de l'Est. C'est avec le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, l'Égypte que l'on trouvera une solution pour la Libye. N'oublions pas cette dimension... La répartition tacite des crédits est d'un tiers, deux tiers : les crédits sont plus consommés à l'Est qu'au Sud, peut-être en raison des conditions drastiques qui sont appliquées, mais la Commission européenne a heureusement réorienté il y a un an et demi sa politique de voisinage, qu'elle a rendue plus active.

Nous éprouvons une grande sympathie pour votre pays.

Sur le numérique, il est assez normal que vous soyez pilote : la taille de votre pays s'y prête. Attention à ne pas créer des tensions par des différences de traitement en favorisant les plus riches au détriment des plus pauvres : la fracture numérique existe.

M. Claude Kern. - Le partenariat européen avec les pays d'Afrique noire est également très important. Il me semble qu'il faut réfléchir en amont au renouvellement du contrat-cadre, et ne pas attendre 2020 pour s'y atteler. Il y a une priorité, elle est économique. Sur les travailleurs détachés, vous avez souhaité « trouver une solution ». Pendant votre présidence de l'Union, comptez-vous formuler des propositions ?

M. Jean-Yves Leconte. - La révision du règlement de Dublin est un dossier important : on ne peut demander à la Lituanie ou au Luxembourg d'avoir le même point de vue que l'Italie ou la Grèce. Depuis la crise migratoire, rien n'a beaucoup bougé en matière de solidarité et d'asile. Vous connaissez bien les pays d'Europe centrale qui bloquent le dossier : pensez-vous pouvoir enregistrer des progrès avant de céder la présidence à la Bulgarie ?

Depuis longtemps, les ressources propres de l'Union tendent à se contracter, au profit des contributions nationales ; cela va de pair avec la renationalisation de certaines politiques, le recul de la PAC ou de la politique de la concurrence. Nous pourrions imaginer une coopération renforcée dans la zone euro, pour adopter ensemble des modalités spécifiques de contribution au budget européen, en définissant des ressources propres de la zone euro.

Enfin, le couple franco-allemand peut susciter l'agacement des autres partenaires. Quels conseils donneriez-vous à nos deux pays pour que cette relation soit productive pour tout le monde ?

Mme Gisèle Jourda. - Les questions de défense sont naturellement revenues sur le devant de la scène. La paix régnant, ce volet qui était partie intégrante de l'Union européenne n'a guère été développé. Aujourd'hui il devient prégnant, d'autant que le départ du Royaume-Uni nous oblige à reconsidérer les équilibres. Nous devons parler d'une seule voix. L'élargissement de l'Union a contribué à rendre nécessaire un débat sur notre vision de la politique de défense : les États membres ont chacun leur histoire, mais où il y a une volonté, il y a un chemin. Vous soulignez à bon droit l'articulation essentielle avec l'OTAN, mais l'Europe est un espace original, stratégique, et nous devons avoir une défense à la hauteur de ce territoire. La présidence de Donald Trump, la politique de Vladimir Poutine nous y incitent. Mme Mogherini a présenté les perspectives d'une nouvelle politique de sécurité et de défense : êtes-vous favorable à une défense européenne spécifique ?

Mme Colette Mélot. - Je partage les propos de M. Alar Streimann sur l'exigence d'un accès pour tous à l'outil numérique. J'insisterai quant à moi sur la souveraineté numérique : les États-Unis ont été des pionniers, mais l'Europe doit s'imposer.

M. Alar Streimann. - Vous entendant, je me dis que les Estoniens sont assez proches des Français, nous avons les mêmes débats. Je suis fier, sachant que la majorité des grands projets utilisés dans le monde sont américains, que le seul utilisé par tout le monde en Europe ait été développé en Estonie.

J'ai pris connaissance du rapport mentionné par M. Sutour et je salue, plus largement, le travail des sénateurs, qui est toujours intéressant et sérieux. Nous n'avons pas l'équivalent.

Vous m'avez interpellé sur le partenariat euro-méditerranéen : il n'est pas oublié, au contraire, il est présent dans chaque format, chaque politique menée par l'Europe. D'autant que les thèmes qui suscitent la réflexion actuellement - migrations, réfugiés, sécurité, guerre, menaces, pauvreté - vont de pair avec une attention permanente portée à cette région. Notre attention est moindre, je le reconnais, vis-à-vis de l'Afrique sub-saharienne : l'Estonie est l'un des plus petits pays au monde, qui ne peut tout faire, nous suivons donc en confiance la France sur ce sujet. Je suis tout de même accrédité en Tunisie, seul pays maghrébin où l'Estonie est représentée. C'est un défi car nous ne connaissons pas la région ! Cela ne nous empêche pas de contribuer à l'action en faveur de la Libye : mon pays a fait un don d'un million d'euros pour les migrants sur place. Et réciproquement, nous souhaitons que la France, l'Italie ou l'Espagne portent une plus grande attention aux régions de l'Est de l'Europe, que nous connaissons mieux. Le monde ne prend pas fin aux frontières de l'Europe...

Oui, il y aura un sommet franco-africain à l'automne.

La solidarité à l'égard des migrants : vaste question ! L'opinion publique réagit différemment d'un pays à l'autre. L'Estonie a accepté d'accueillir le même nombre de migrants que la France, mais ses habitants ne supportent pas l'idée d'une obligation imposée par Bruxelles. En effet, après avoir perdu 20 % de sa population durant la Seconde Guerre mondiale, après l'occupation allemande puis russe, les déportations en Sibérie, l'immigration de Russes et l'établissement d'une minorité russophone importante - tout-de-même 25 % de la population ! -, nos compatriotes ont acquis une sensibilité très vive sur ces questions. Il est impensable pour eux que l'on décide ailleurs qui peut venir et vivre en Estonie. C'est ainsi, chaque pays a son histoire, son expérience, dont il faut tenir compte. Et le processus d'intégration des nouveaux arrivants prend du temps, il ne faudrait pas idéaliser la situation.

Le débat sur un budget de la zone euro a réapparu il y a plusieurs années, mais aucune décision n'a été prise. La réflexion se poursuivra. D'ores et déjà, je puis vous transmettre une question du peuple estonien : pourquoi l'Union européenne a-t-elle besoin de plus d'argent ?

M. Jean-Yves Leconte. - Je ne parlais pas de montants, mais de nature des recettes.

M. Alar Streimann. - Moi j'en parle : le retrait anglais réduit de 10 % les recettes ! Comme les Allemands, les Estoniens, qui affichent la plus basse dette publique, moins de 10 % du PIB, se demandent s'il faut payer pour l'endettement des autres pays...

M. Jean-Yves Leconte. - Depuis vingt ans, les contributions nationales prennent une place croissante et les ressources propres sont en recul. Cela affaiblit l'Union européenne.

M. Alar Streimann. - La discussion doit se dérouler en toute transparence car l'argent est toujours un point sensible dans les débats sur l'Europe. Même chose pour l'axe franco-allemand : dès lors qu'ils sont correctement informés, la plupart des autres pays font confiance à ce couple, qui a un effet entraînant pour tous.

Sur la défense, que chaque pays membre prépare ses propositions pour la prochaine réunion de l'OTAN : c'est le moment ! Nous sommes en phase de collecte des idées.

Sur les travailleurs détachés, nous l'avons dit à Édouard Philippe, nous comprenons la position de la France et sommes désireux de trouver une solution. Celle-ci se profilait quand votre pays a présenté de nouvelles propositions. Le compromis n'était plus possible. J'espère qu'en octobre, nous y parviendrons !

M. Claude Kern. - Ce serait bien !

M. Alar Streimann. - Nous en avons la volonté.

M. Jean Bizet, président. - Nous avons en France une grande sensibilité au sujet, et si les pays de l'Europe de l'Est s'adonnent trop au dumping social, cela provoquera inévitablement des crispations.

M. Alar Streimann. - Je l'ai bien compris.

M. Jean Bizet, président. - Merci d'avoir honoré notre invitation. Nous serons attentifs à cette question, et souhaitons rester en contact avec vous durant les six mois de présidence estonienne. Vous serez toujours le bienvenu au Sénat.

M. Alar Streimann. - Je voudrais en conclusion vous signaler un article récent de Libération sur le cinéaste Andreï Tarkovski : il est illustré par la photographie d'un lieu anciennement concentrationnaire, à Tallinn, qui est devenu « la chambre des désirs » dans le film Stalker. C'est là que se réunit le conseil des ministres estoniens...

Nomination d'un rapporteur

M. Jean Bizet, président. - Notre collègue Catherine Morin-Desailly a déposé une proposition de résolution européenne qui porte sur une modification des conditions d'application des mesures conservatoires en matière de concurrence. Le but est de simplifier le déclenchement de ces mesures afin d'éviter que persistent des entorses aux règles de concurrence pendant la durée souvent très longue des procédures déclenchées par la Commission européenne (exemple du cas Google). La proposition de résolution traduit l'une des propositions du rapport de Catherine Morin-Desailly au titre de la mission commune d'information sur la gouvernance d'internet.

Si vous en étiez d'accord, Philippe Bonnecarrère, qui a précédemment rapporté sur les questions relatives à la concurrence, pourrait être chargé d'examiner cette proposition de résolution.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 10 h 40.