Jeudi 1er décembre 2016

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Justice et affaires intérieures - Réforme d'Europol et coopération policière européenne : proposition de résolution européenne et avis politique de Mme Joëlle Garriaud-Maylam et M. Michel Delebarre

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle une communication de Joëlle Garriaud-Maylam et Michel Delebarre sur la réforme d'Europol et la coopération policière.

Alors que la sécurité intérieure de l'Union européenne est durement mise à l'épreuve par le terrorisme djihadiste, la coopération policière constitue un enjeu majeur. Nous l'avions souligné dans nos travaux appelant à une action plus déterminée de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme, domaine dans lequel l'agence Europol peut apporter une contribution appréciable.

Dans le même temps, le contrôle parlementaire de cette agence doit être assuré. Le traité de Lisbonne a prévu que les parlements nationaux seraient associés au contrôle effectué par le Parlement européen. Je rappelle que nous avions adopté, en 2011, une résolution européenne qui établissait les principes de cette association. Nous devons rester vigilants sur ce point pour que le Sénat prenne toute sa part dans ce contrôle.

Joëlle Garriaud-Maylam a participé à une réunion au Parlement européen sur cette question. Elle nous dira les conclusions qu'elle en tire.

Nos deux collègues ont par ailleurs préparé une proposition de résolution européenne qui vous a été adressée et que nous examinerons après leur intervention.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le programme de Stockholm, pour la période 2010-2014, sur une « Europe ouverte et sûre qui sert et protège les citoyens », appelait Europol à devenir le « centre névralgique de l'échange d'informations entre les services répressifs des États membres et à jouer le rôle de prestataire de services et de plateforme pour les services répressifs ».

Le 12 mars 2015, nous avions rappelé que la coopération policière en Europe reposait en premier lieu, depuis le Traité de Lisbonne de 2007, sur les articles 3 et 4 du Traité sur l'Union européenne, aux termes desquels : « Dans ses relations avec le reste du monde, l'Union contribue à la protection de ses citoyens. Elle respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »

L'article 73 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne précise, pour sa part, « qu'il est loisible aux États membres d'organiser entre eux et sous leur responsabilité les formes de coopération et de coordination qu'ils jugent appropriées entre les services compétents de leurs administrations chargées d'assurer la sécurité nationale. »

Si l'idée de créer une agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs remonte au tout début des années 90, la convention instituant Europol date de 1995 et le début de l'activité opérationnelle de l'office de 1999.

L'agence européenne Europol, compte, en 2016, 900 agents dont 185 officiers de liaison délégués par les États membres. Elle est dotée, depuis le traité d'Amsterdam, d'un budget propre. Espace d'échange d'informations, d'analyse du renseignement et d'expertise, elle effectue chaque année plus de 18 000 enquêtes transfrontalières. Collectant des millions de données, elle est surtout un gigantesque moteur de recherche. Dans la période récente, certaines de ses compétences se sont étoffées : création, en 2013, du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité ; mise en place, en 2015, d'une unité chargée spécialement du signalement des contenus sur Internet afin de lutter contre la propagande terroriste en ligne et d'autres activités extrémistes ; lancement, au mois de janvier 2016, du Centre européen de lutte contre le terrorisme.

L'agence, structurée autour d'une unité centrale à La Haye, dispose d'unités nationales implantées dans les États membres servant de relais de transmission entre Europol et les autorités compétentes au niveau national, ainsi que d'une autorité de contrôle chargée de s'assurer que le traitement et l'utilisation des données dont disposent les services d'Europol ne portent pas atteinte aux droits des personnes.

C'est le 17 juillet 2013 que la Commission européenne a présenté une proposition de règlement visant à réformer Europol. Le projet de règlement tendait à se substituer à ce qui constituait jusque-là la base juridique du fonctionnement d'Europol, c'est-à-dire cinq décisions des Conseils « Justice et Affaires intérieures » de 2009.

Au passage, relevons que cette réforme, examinée selon la procédure législative ordinaire, aura mis trois ans pour être adoptée et quatre ans pour entrer en application
- puisque le nouveau règlement prévoit une entrée en vigueur à partir du 1er mai 2017.

La proposition initiale de la Commission mettait en place un mécanisme de contrôle des activités d'Europol par le Parlement européen en association avec les parlements nationaux tout en garantissant la confidentialité des informations opérationnelles ; il faut ici rappeler que, le 29 juin 2011, le Sénat adoptait une résolution européenne qui appelait à la création d'une commission mixte composée de représentants du Parlement européen et des parlements nationaux, tenant compte des systèmes bicaméraux, et demandait que les parlements nationaux soient destinataires des mêmes documents que le Parlement européen.

La Commission proposait également de réformer la gouvernance d'Europol sur le fondement de deux principes : le conseil d'administration de l'office prendra désormais ses décisions à la majorité simple et un comité exécutif composé d'un représentant de la Commission européenne et de trois autres membres du conseil d'administration sera créé, à côté du conseil d'administration. Le texte initial prévoyait aussi que les données à caractère personnel traitées par Europol soient examinées par un contrôleur européen de la protection des données. Enfin, il proposait d'intensifier l'échange vital d'informations entre l'office et les États membres.

Après trois ans de négociations, le Parlement européen a adopté en deuxième lecture, dans sa résolution législative du 11 mai 2016, le texte de compromis que le Conseil avait approuvé en première lecture, le 4 décembre 2015.

Le nouveau règlement comporte 76 considérants et 77 articles. En ce qui concerne la gouvernance d'Europol, les discussions ont été longues et approfondies avant d'aboutir à un équilibre interinstitutionnel délicat, qui renforce le rôle du Parlement européen mais aussi des parlements nationaux, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter. Comme le souhaitait la Commission, les décisions du conseil d'administration seront désormais adoptées à la majorité simple, sauf le programme pluriannuel et le budget annuel pour lesquels une majorité renforcée des deux tiers sera requise (article 15). Le contrôle politique des activités de l'agence sera assuré par un « groupe de contrôle parlementaire conjoint » établi par les parlements nationaux et la commission compétente du Parlement européen, c'est-à-dire la commission Libé (article 51 du règlement). Si la proposition de la Commission relative à la création d'un comité exécutif où elle aurait été représentée a été abandonnée, cette dernière n'en voit pas moins son implication accrue puisque, outre sa présence au conseil d'administration, le directeur exécutif d'Europol sera désormais nommé par le Conseil sur la base d'une liste restreinte dressée par un comité de sélection composé de membres désignés par les États membres et d'un représentant de la Commission (article 54).

En outre, le candidat retenu devra se présenter devant la commission Libé du Parlement européen qui rendra un avis non contraignant au Conseil. Par ailleurs, le conseil d'administration pourra inviter à ses réunions, en tant qu'observateur sans droit de vote, toute personne dont l'avis pourrait être pertinent aux fins des débats, y compris, le cas échéant, un représentant du groupe de contrôle parlementaire conjoint.

Enfin, sur le fondement d'une décision de la Commission européenne, Europol sera autorisé à transférer des données à caractère personnel vers des pays tiers ou des organisations internationales (article 25).

M. Michel Delebarre. - Un deuxième volet important de la réforme concerne l'unité de signalement des contenus sur Internet qui a remplacé, au début de 2015, le point focal Check the Web. La base juridique de cette unité était fragile. La possibilité pour Europol d'échanger des données à caractère personnel avec les parties privées que sont les fournisseurs de services en ligne, tel Facebook, paraissait interdite.

Désormais, l'article 4 du règlement dispose explicitement qu'Europol a pour mission « de soutenir les actions des États membres en matière de prévention des formes de criminalité commises à l'aide de l'Internet, y compris, en coopération avec les États membres, le signalement de contenus sur Internet, aux fournisseurs de services en ligne concernés pour qu'ils examinent la compatibilité du contenu sur Internet signalé avec leurs propres conditions générales ».

L'article 26 autorise Europol à transférer des données à caractère personnel à des parties privées, dans des conditions strictes. Le transfert doit être strictement nécessaire à l'accomplissement de la tâche. Il doit concerner des cas individuels et spécifiques. Enfin, il ne doit pas exister de libertés ni de droits fondamentaux de la personne concernée qui l'emportent sur l'intérêt public exigeant le transfert. En retour, l'article 26 prévoit qu'Europol pourra désormais recevoir des données à caractère personnel de la part de parties privées.

Le troisième volet de la réforme concerne le traitement des informations et la protection des données. S'il revêt un caractère un peu technique, il n'en est pas moins capital puisqu'il devrait permettre à Europol de connecter différents fichiers (par exemple le fichier « criminalité organisée » et le fichier « terrorisme ») pour recouper les informations et éviter les éventuels doublons. L'agence pourra désormais établir des liens et des connexions entre différentes enquêtes dans le cadre d'une « gestion intégrée des données ».

Dans un souci de protection, le droit existant interdisait jusqu'à présent les connexions de fichiers. En contrepartie, la réforme renforce le contrôle interne par le délégué d'Europol à la protection des données, et le contrôle externe par le contrôleur européen de protection des données. Elle prévoit aussi des limitations strictes en ce qui concerne la finalité de ces opérations.

Toutes ces dispositions ont fait l'objet de longues négociations avec le Parlement européen. Au final, le Conseil a jugé que la réforme « répond aux inquiétudes exprimées en matière de protection des données, tout en préservant l'efficacité d'Europol ».

Quel jugement porter sur la réforme d'Europol ? Trois ans de négociations ont été nécessaires pour aboutir à ce texte de compromis qui paraît concilier la nécessaire protection des données personnelles des citoyens européens et l'amélioration de la souplesse et de l'efficacité opérationnelle d'Europol. Le principal problème réside dans la réticence de beaucoup d'États membres à alimenter Europol en informations policières, domaine régalien par excellence. Le nouveau règlement demande certes « aux États membres d'assurer la communication à Europol des informations nécessaires à la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme ».

Ce n'est pas un voeu pieux, mais ce n'est pas non plus une obligation contraignante. Aux termes des traités, nous l'avons souligné, « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre » (article 4 du Traité sur l'Union européenne) et il est seulement « loisible aux États membres d'organiser entre eux les formes de coopération qu'ils jugent appropriées entre les services de police » (article 73 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne).

Enfin, l'article 88 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne énonce : « Toute action opérationnelle d'Europol doit être menée en liaison et en accord avec les autorités du ou des États membres dont le territoire est concerné. L'application de mesures de contrainte relève exclusivement des autorités nationales compétentes. »

En avril 2016, M. Gilles de Kerchove, coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, regrettait encore que plus de 90 % des contributions des États membres aux bases de données d'Europol n'aient émané, en 2015, que de cinq États membres seulement.

Le nouveau règlement d'Europol ne règlera donc pas tous les problèmes. Beaucoup de chemin reste à faire pour convaincre tous les États membres que l'agence européenne est en mesure d'apporter une vraie valeur ajoutée notamment dans la lutte contre la grande criminalité organisée et le terrorisme.

J'en viens au contrôle politique d'Europol par le Parlement européen et les parlements nationaux.

Selon l'article 51 du texte définitif : « Le contrôle des activités d'Europol est effectué par le Parlement européen, avec les parlements nationaux. Ceux-ci constituent un groupe parlementaire conjoint spécialisé, établi ensemble par les parlements nationaux et la commission compétente du Parlement européen. L'organisation et le règlement intérieur du groupe de contrôle parlementaire conjoint sont définis par le Parlement européen et les parlements nationaux ensemble, conformément à l'article 9 du protocole n° 1 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. »

Qu'énonce cet article 9 ? « Le Parlement européen et les parlements nationaux définissent ensemble l'organisation et la promotion d'une coopération interparlementaire efficace et régulière au sein de l'Union ». Pas un mot sur la représentation des deux chambres dans les pays à parlement bicaméral.

En revanche, dans sa résolution législative du 25 février 2014, le Parlement européen proposait le texte suivant : « Le contrôle des activités d'Europol par le Parlement européen, associé aux parlements nationaux, s'exerce par l'intermédiaire d'un groupe de contrôle parlementaire conjoint, issu de la commission compétente du Parlement européen, constitué par des membres titulaires de ladite commission ainsi que par un représentant de la commission compétente du Parlement national de chaque État membre et un suppléant. Les États membres dont le système parlementaire est bicaméral pourront être représentés par un représentant de chaque chambre. »

L'organisation et le règlement intérieur du groupe de contrôle parlementaire conjoint sont en cours d'élaboration. Des informations recueillies auprès des services de la commission Libé du Parlement européen sont plutôt rassurantes. Mais le Sénat doit rester très attentif à ce que les deux chambres des États membres à système bicaméral puissent être représentées dans cet organe.

La présente proposition de résolution européenne réaffirme notre exigence en la matière, et rappelle que la priorité doit être donnée à la lutte effective contre les sources de financement du terrorisme et le trafic d'armes à feu ; au contrôle systématique et à l'enregistrement des entrées et des sorties dans l'espace Schengen, y compris pour les ressortissants dudit espace ; à l'amélioration de l'interconnexion des bases de données comme le système d'information Schengen (SIS) et le système d'information des visas (VIS) ; à l'amélioration de l'échange des données relatives aux profils ADN et aux empreintes digitales ; à la mise en oeuvre effective, enfin, du Passenger Name Record (PNR) européen qui suppose que chaque État membre dispose d'un PNR national, ce qui est loin d'être le cas.

M. Jean Bizet, président. - Je remercie nos deux rapporteurs. J'insiste sur l'information délivrée par M. de Kerchove, selon laquelle 90 % des informations du fichier Europol proviennent de cinq États membres. C'est dire l'ambiguïté du texte de la Commission.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - J'ai rappelé cela devant les 23 États membres présents à la réunion du Parlement. Je salue d'ailleurs la forte participation française, et l'intervention du président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Le commissaire européen à la sécurité, Lord Julian King, ancien ambassadeur de la Grande-Bretagne en France, était également présent, ainsi que Rob Wainwright, le directeur d'Europol. J'ai dit combien le Sénat était attentif à ce texte et j'ai relayé l'information de M. de Kerchove, ce qui n'a pas manqué de jeter un froid. Rob Wainwright nous a assuré que les chiffres avaient évolué, sans apporter aucune donnée précise. Les bonnes intentions ne suffiront pas pour faire évoluer la situation. À nous de montrer notre détermination.

Comment expliquer que les échanges d'informations soient aussi limités ? Certains pays commencent seulement à prendre conscience de la dangerosité de la situation actuelle. L'Allemagne, par exemple, a pendant très longtemps considéré le terrorisme au prisme de l'extrême droite, ignorant les problèmes du Moyen Orient. Il faut faire évoluer la psychologie de nos partenaires.

M. Jean Bizet, président. - Lorsque Lord King est venu voir le président du Sénat, je lui ai dit combien je regrettais que le délai de mise en place du PNR ait été aussi long. Il s'est dit très soucieux de raccourcir au maximum les délais pour la réforme d'Europol. Je lui ai rappelé la procédure de colégislation que nous avions utilisée pour la réforme de la PAC, et j'ai insisté sur l'urgence de répondre au souci de sécurité de nos concitoyens.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le travail avec les parlements nationaux favorise l'échange de bonnes pratiques. Il y a quelques jours, une réunion de l'OTAN s'est tenue à Malte, sur le rôle des parlements nationaux dans la lutte contre le terrorisme, en Europe mais aussi ailleurs. L'exemple de la France est très intéressant en matière de coordination.

Mme Patricia Schillinger. - Les activités d'Europol se sont multipliées depuis quatre ou cinq ans. Le budget du personnel a-t-il augmenté en conséquence ? Les équipes sont tout le temps sur le qui-vive. Sans moyens, elles ne peuvent pas être efficaces.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Les effectifs ont augmenté jusqu'à 900 personnes, ce qui est considérable.

M. Jean Bizet, président. - On compte 900 agents et 185 officiers délégués par les États membres.

Mme Gisèle Jourda. - Le responsable d'Europol a insisté sur l'impact que pourrait avoir le Brexit, notamment sur le fichier d'informations. Le texte ne semble pas en tenir compte.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le Brexit n'a pas encore eu lieu. Nous avons autant besoin des Britanniques qu'eux de nous, en matière de défense et de sécurité. Bien sûr, le Brexit suscite des inquiétudes. Pour l'instant, rien n'a changé et les Britanniques restent très impliqués. A preuve, le président de la commission Libé est britannique.

M. Michel Delebarre. - Le budget d'Europol est de quelque 100  millions d'euros.

M. Michel Billout. - Le point 11 de la proposition de résolution me pose problème. Je suis tout à fait d'accord sur la nécessité d'améliorer l'échange d'informations et de renforcer le contrôle parlementaire. Cependant, quand il est question d'améliorer « l'alimentation, l'interconnexion ou l'interopérabilité des bases de données des systèmes d'information », on ne peut que rappeler les difficultés auxquelles le Parlement s'est récemment heurté en France pour exercer son contrôle sur l'utilisation de certains fichiers. Quelles garanties pouvons-nous apporter pour que le Parlement conserve ce droit de regard ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - C'est exactement à quoi vise le travail du groupe interparlementaire. La défense des droits de la personne sera un sujet majeur. Je comprends vos inquiétudes, car nous sommes très attachés à la protection des données personnelles. Cependant, l'interconnexion des bases de données est indispensable à une politique de sécurité efficace. Nous avons tous eu vent d'affaires qui auraient pu être mieux traitées si l'échange d'informations avait été plus rapide.

M. Michel Delebarre. - D'autant que la proposition de résolution précise qu'il s'agit d'améliorer l'interconnexion ou l'interopérabilité des bases de données des systèmes VIS et SIS.

M. Jean Bizet, président. - Monsieur Billout, êtes-vous rassuré ?

M. Michel Billout. - Pas complètement. Prévoir d'améliorer l'interconnexion des bases de données alors que le contrôle parlementaire sur l'utilisation des fichiers ne va pas encore de soi, c'est mettre la charrue avant les boeufs. Je m'abstiens sur ce texte.

À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a adopté, MM. Michel Billout et Eric Bocquet s'abstenant, la proposition de résolution européenne ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.


Proposition de résolution européenne

(1) Le Sénat,

(2) Vu l'article 88 4 de la Constitution,

(3) Vu l'article 12 du traité sur l'Union européenne,

(4) Vu les articles 85 et 88 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

(5) Vu le règlement (UE) 2016/794 du Parlement européen et du Conseil relatif à l'agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol) et remplaçant et abrogeant les décisions de 1009/371/JAI, 2009/934/JAI, 2009/935/JAI, 2009/936/JAI et 2009/968/JAI du Conseil,

(6) Vu la résolution législative du 25 février 2014 du Parlement européen sur l'Agence de l'Union européenne pour la coopération et la formation des services répressifs,

(7) Vu la résolution européenne du Sénat du 29 juin 2011,

(8) Insiste sur la nécessité absolue de renforcer la coopération policière en Europe dans le contexte actuel de lutte contre le terrorisme ; souligne le rôle fondamental de l'agence européenne Europol en la matière ; réaffirme qu'il importe de mieux exploiter ses capacités et d'inciter les services répressifs nationaux des États membres à échanger plus systématiquement les informations nécessaires entre eux et avec Europol ;

(9) Souhaite que l'Union se donne rapidement les moyens opérationnels d'une lutte effective contre les sources de financement du terrorisme et le trafic d'armes à feu ;

(10) Réaffirme la nécessité d'un contrôle systématique et d'un enregistrement des entrées et sorties dans l'espace Schengen, y compris pour les ressortissants des États membres dudit espace ;

(11) Appelle de ses voeux l'amélioration de l'alimentation et de l'interconnexion ou l'interopérabilité des bases données des systèmes d'information et notamment le système d'information sur les visas (VIS) et le système d'information Schengen (SIS) ;

(12) Incite les États membres de l'Union à se mettre en capacité d'échanger les données sur les profils ADN, les empreintes digitales ainsi que les données relatives aux véhicules et à leurs détenteurs dans le cadre du traité de Prüm du 27 mai 2005 ;

(13) Se félicite de l'adoption de la directive (UE) 2016/681 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à l'utilisation des données des dossiers passagers (PNR) pour la prévention et la détection des infractions terroristes et des formes graves de criminalité, ainsi que pour les enquêtes et les poursuites en la matière ; incite les États membres à agir efficacement pour que ce PNR européen soit opérationnel dans les meilleurs délais ;

(14) Se félicite du lancement, le 25 janvier 2016, au sein d'Europol, du Centre européen de lutte contre le terrorisme dont l'objectif principal est de créer « une plate-forme permettant aux États membres de renforcer l'échange d'informations et la coopération opérationnelle en ce qui concerne la surveillance des combattants terroristes étrangers et les enquêtes à leur sujet, le trafic d'armes illicites et le financement du terrorisme » ;

(15) Se félicite de l'adoption du règlement (UE) n° 2016/794 du Parlement européen et du Conseil relatif à l'agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol) ; relève que ce règlement améliore la gouvernance et le contrôle de l'agence tout en apportant des souplesses dans la gestion des fichiers et l'échange d'informations ;

(16) Rappelle que dans sa résolution européenne n°151 du 29 juin 2011 sur le contrôle parlementaire d'Europol, il avait souligné que le contrôle d'Europol par les parlements nationaux constituait une exigence démocratique et que leur association au contrôle exercé par le Parlement européen, conformément à l'article 12 du traité sur l'Union européenne et à l'article 88 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, devait être organisé de façon à la rendre effective et permanente ;

(17) Rappelle qu'il s'était prononcé pour l'organisation d'une commission mixte composée de représentants du Parlement européen et des parlements nationaux, à partir des réunions interparlementaires conjointes et des réunions au niveau européen des commissions chargées de la sécurité dans les parlements nationaux ; qu'il avait aussi exigé que la composition de cette commission mixte assure la représentation effective des deux chambres pour les États membres dotés d'un système bicaméral ;

(18) Considère que la création d'un groupe de contrôle parlementaire conjoint spécialisé, établi ensemble par les parlements nationaux et la commission compétente du Parlement européen, prévu à l'article 51 du règlement (UE) n° 2016/794 du Parlement européen et du Conseil relatif à l'agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol), répond à l'objectif d'association des parlements nationaux, conjointement avec le Parlement européen, au contrôle politique effectif et permanent des activités d'Europol ;

(19) Relève toutefois que dans sa résolution législative du 25 février 2014, le Parlement européen avait explicitement prévu qu'en matière de contrôle parlementaire conjoint : « Les États membres dont le système parlementaire est bicaméral pourront être représentés par un représentant de chaque chambre » ; que dans le texte définitif figurant à l'article 51 du règlement, il est seulement précisé que : « L'organisation et le règlement intérieur du groupe de contrôle parlementaire conjoint sont définis par le Parlement européen et les parlements nationaux ensemble, conformément à l'article 9 du protocole n° 1 du TFUE » ; que l'article 9 dudit protocole se limite à énoncer que « Le Parlement européen et les parlements nationaux définissent ensemble l'organisation et la promotion d'une coopération interparlementaire efficace et régulière au sein de l'Union » ;

(20) Demande que les travaux actuels sur l'organisation et le règlement intérieur du groupe de contrôle parlementaire conjoint prennent en compte sans aucune équivoque l'exigence relative à la représentation effective des deux chambres pour les États membres dotés d'un système bicaméral ;

(21) Demande que les parlements nationaux continuent d'être étroitement associés à l'élaboration du règlement intérieur du groupe de contrôle parlementaire conjoint s'agissant notamment de sa composition, de son secrétariat et de ses règles de fonctionnement.

Économie, finances et fiscalité - Proposition de résolution européenne de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, MM. Michel Billout et Éric Bocquet sur la reconnaissance de l'enseignement supérieur comme un investissement nécessaire à l'avenir : rapport de Mmes Colette Mélot et Patricia Schillinger

M. Jean Bizet, président. - Venons-en au rapport de Colette Mélot et Patricia Schillinger sur la proposition de résolution européenne tendant à la reconnaissance de l'enseignement supérieur comme investissement nécessaire à l'avenir.

Cette proposition de résolution européenne a été déposée, le 4 novembre, par Brigitte Gonthier-Morin, Michel Billout, Éric Bocquet et plusieurs autres collègues. Nous devons l'examiner dans le délai d'un mois.

Mme Patricia Schillinger. - Nos collègues du groupe communiste et républicain ont déposé, le 4 novembre dernier, une proposition de résolution visant à exclure les dépenses d'enseignement supérieur des contraintes du pacte de stabilité et de croissance.

Si cette proposition s'inscrit dans le contexte des contraintes budgétaires européennes que Colette Mélot vous rappellera, le constat qui y figure n'en garde pas moins toute sa pertinence. L'enseignement supérieur dans l'Union européenne compte 20 millions d'étudiants, ainsi qu'environ 4 000 établissements, et emploie 1,5 million de personnes. Les besoins de financement sont élevés, en raison d'une forte augmentation du nombre d'étudiants au sein des pays de l'OCDE. L'enseignement supérieur comptait 97 millions d'étudiants en l'an 2000 ; ce chiffre devrait atteindre 262 millions en 2025, voire 414 millions en 2030, selon les estimations.

L'action de l'Union européenne en la matière reste limitée. L'éducation n'est en effet qu'une de ses compétences d'appui, selon l'article 6 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : dans ce domaine « l'Union dispose d'une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l'action des États membres ». Toute harmonisation de dispositions législatives ou réglementaires est proscrite.

À défaut, l'action européenne en matière d'éducation s'est d'abord traduite par de grands programmes d'appui. Pour la période 2014-2020, Erasmus +, qui regroupe l'ensemble des anciens programmes de l'Union européenne en faveur de l'éducation, de la formation et de la jeunesse, est doté d'un budget de 14,7 milliards d'euros, un montant en augmentation de 40 %.

Soucieux de favoriser une plus grande coordination de l'enseignement supérieur en Europe, quatre ministres de l'éducation européens lancèrent, en 1998, le projet d'un espace européen de l'enseignement supérieur. Grâce au processus de Bologne, soutenu par l'Union européenne, et aux programmes d'échange européens, l'enseignement supérieur atteint désormais un haut niveau d'internationalisation intra-européen.

L'Europe est la première région d'accueil et la deuxième région d'origine des étudiants en mobilité internationale. À l'intérieur de cette zone, près de 90 % de la mobilité européenne se fait à l'intérieur même de l'Europe et l'Union européenne accueille elle-même plus de 80 % du total des étudiants européens mobiles.

Pour rester attractifs, les établissements d'enseignement supérieur se sont pour la plupart lancés dans une course à la modernisation. Dans un contexte de chômage élevé, l'enseignement supérieur doit aussi répondre à des exigences accrues de performance et d'employabilité. Ajouté à la croissance exponentielle du nombre d'étudiants, tous ces éléments font que l'enseignement supérieur se trouve aujourd'hui en manque de financement.

La dépense publique en matière d'enseignement supérieur dans l'Union européenne plafonne aujourd'hui à 1,6 % du PIB. Il est urgent de faire évoluer les modalités de financement de l'enseignement supérieur. Afin d'expliciter au mieux notre position et pour votre complète information, je vous informe que Colette Mélot et moi-même avons souhaité ajouter la phrase suivante, qui ne figure pas dans le rapport qui vous a été initialement envoyé : « En effet, même si la compétence éducation n'est pas une compétence principale de l'Union, compléter le cadre stratégique éducation et formation existant reste possible et même souhaitable. »

Dans ce contexte, et indépendamment de l'objectif de la proposition que nous examinons, les problématiques relatives à l'enseignement supérieur méritent une analyse approfondie et une réflexion complémentaire. Si le président Bizet en est d'accord, ce travail pourrait prendre la forme d'un rapport visant à définir une position prospective sur ces enjeux. Cela serait d'autant plus d'actualité que le rapport à mi-parcours d'Erasmus + devrait être présenté au début de l'année 2017.

Mme Colette Mélot. - Nos collègues souhaitent que les dépenses publiques d'enseignement supérieur ne soient pas prises en compte dans le calcul des déficits publics. Estimant à juste titre que le développement de l'enseignement supérieur est un élément déterminant pour l'avenir de l'Union européenne et de ses États membres, le texte milite pour que les dépenses publiques y afférant ne soient pas prises en compte dans l'estimation par la Commission européenne du déficit public. Les signataires de la proposition considèrent qu'une telle disposition devrait permettre à l'Union européenne de parvenir à l'objectif de 2 % de dépenses publiques en faveur de l'enseignement supérieur. Il s'agit du principal biais pour atteindre cet objectif faute de compétence développée de l'Union européenne en ce domaine.

Les dépenses publiques en faveur de l'enseignement supérieur peuvent relever de deux logiques : il s'agit en tout état de cause d'investissements et elles peuvent participer de la mise en oeuvre de réformes structurelles. Aux termes de sa communication du 13 janvier 2015, la Commission considère qu'un État dispose d'une certaine marge pour déroger à ses objectifs budgétaires dès lors que les dépenses constatées concourent à des investissements ou à des réformes structurelles. La réforme italienne dite de la buona scuola en faveur de l'enseignement a été intégrée par la Commission européenne dans son appréciation de la situation budgétaire de ce pays en 2015. L'Italie a ainsi été autorisée à s'écarter de ses objectifs budgétaires initiaux.

Aller plus loin paraît peu réaliste et pourrait rajouter à la confusion actuelle entourant l'application du pacte de stabilité et de croissance. Depuis la communication du 13 janvier 2015, la Commission européenne a en effet décidé de prendre en compte de nouveaux facteurs susceptibles d'affranchir dans une certaine mesure les États des objectifs du pacte de stabilité et de croissance. Je pense à l'accueil des réfugiés. Les dépenses destinées à faire face à la crise des migrants ne devraient donc pas être intégrées à l'évaluation des soldes budgétaires pour les années 2015 et 2016, dans le cadre de la procédure du semestre européen. Le président de la Commission européenne a estimé, de son côté, le 18 novembre 2015, que « les dépenses de sécurité de la France devraient être exclues des calculs entrant dans le champ des règles de l'Union européenne sur les déficits ». Plus récemment, la Commission européenne a pris en compte les dépenses liées aux tremblements de terre qui ont fragilisé l'Italie en octobre et en août dernier.

La multiplication de ces dérogations ne suscite pas l'adhésion unanime du Conseil. L'Allemagne s'était déjà montrée réservée sur l'absence de concertation préalable entre la Commission européenne et les États au moment de la parution de la communication, en janvier 2015, tandis que la France ou l'Italie se déclaraient très favorables à ce nouveau dispositif. Des interrogations subsistent également quant à la façon d'évaluer les réformes structurelles ou sur les limites à apporter à l'application répétée des clauses de flexibilité. Le Conseil Ecofin a émis une position commune sur cette question, le 8 décembre 2015. Les États ont ainsi décidé d'imposer des limites claires aux clauses de flexibilité. L'application de la clause d'investissement est mieux encadrée : les gouvernements doivent désormais soumettre des informations détaillées sur les projets d'investissements au service de réformes structurelles. Ils doivent fournir, dans le même temps, une évaluation indépendante de ces investissements, en mettant notamment en avant l'impact estimé, à long terme, sur la situation budgétaire.

Dans ce contexte, il apparaît assez délicat de proposer une nouvelle dérogation. D'autant que plusieurs observateurs jugent que les clauses sont déjà trop nombreuses, inefficaces et opaques, ainsi que le soulignaient nos collègues Fabienne Keller et François Marc dans leur rapport sur la phase I de l'approfondissement de la gouvernance de l'Union économique et monétaire, présenté début novembre. La proposition de résolution européenne jointe au rapport, que nous avons alors adoptée à l'unanimité, juge que la multiplication des clauses de flexibilité au pacte de stabilité et de croissance observée depuis 2015 contribue, indirectement, à renforcer l'opacité autour de ce dispositif sans pour autant que ces clauses apparaissent toujours efficaces. Le texte appelait de fait à une clarification politique en ce domaine. Approuver la mise en place d'une nouvelle dérogation apparaîtrait donc contradictoire avec le texte que nous avons voté.

Compte tenu de nos réserves sur ces points du texte, nous vous recommandons de ne pas adopter la proposition de résolution européenne sur la reconnaissance de l'enseignement supérieur comme un investissement sur l'avenir. Il sera temps de revenir plus en détail sur cette question, si le président en est d'accord, dans un rapport plus approfondi.

M. Jean Bizet, président. - Je remercie nos deux rapporteures. L'enseignement supérieur est fondamental pour l'avenir de l'Union européenne, de sorte que l'on ne peut que saluer l'initiative des auteurs de cette proposition de résolution. Cependant, l'éducation n'est qu'une compétence d'appui de l'Union européenne. Et le pacte de stabilité a déjà fait l'objet d'un certain nombre de dérogations, alors même qu'il est fragilisé par la remontée attendue des taux d'intérêt. Est-il vraiment opportun de faire peser sur les générations suivantes le poids de cette dérive ?

M. Éric Bocquet. - Ce texte prend le contrepied du pacte de stabilité, c'est certain. S'il fallait attendre l'extinction de la dette pour engager des dépenses d'investissement, on en aurait pour deux siècles à tourner dans le cycle infernal de la rente perpétuelle pour les uns et des dettes perpétuelles pour les autres.

Ces dépenses d'investissement génèreront, demain, de la croissance et de la richesse. Certes, l'éducation n'est qu'une compétence d'appui de l'Union européenne, et il faut en tenir compte. Cependant, c'est également le cadre européen qui nous impose une réduction des dépenses publiques, et c'est cela que nous voulions pointer.

M. Michel Billout. - Je ne peux qu'être déçu par l'analyse des deux rapporteures. Notre proposition de résolution est un appel à renforcer les investissements dans l'éducation et l'enseignement supérieur. Il ne s'agit pas d'augmenter les fonds publics européens, mais d'inciter chaque État membre à faire preuve de vigilance. La démarche n'est guère différente de celle de nos collègues du groupe Les Républicains de la commission des affaires étrangères et de la défense qui n'hésitent pas à sortir du pacte de stabilité les dépenses de renouvellement de l'armement, par exemple. Loin d'être révolutionnaire, c'est un bon moyen d'incitation. Notre proposition de résolution s'appuie sur les objectifs fixés par le plan européen « Éducation 2020 », qui a été validé par le Conseil. Elle met en exergue les préconisations de l'OCDE, de France Stratégie ainsi que les positions du comité de la stratégie nationale pour l'enseignement supérieur (StraNES), validée et adoptée par le Gouvernement, en 2015 - un rapport que vous aviez vous-même salué, madame Mélot, lors de sa présentation devant la commission de la culture, le 7 octobre dernier. D'où ma déception, car vous n'êtes intervenue que sur le volet financier du texte.

Quant aux financements privés, ils viennent pour l'essentiel des étudiants, que ce soit en Europe ou outre-Atlantique. L'état d'endettement des étudiants américains est alarmant. Il faut absolument éviter de suivre ce modèle.

Je plaide pour un examen plus approfondi d'où sortiront des propositions plus offensives. C'est tout notre avenir qui est en jeu. En France, seuls 27 % des étudiants obtiennent une licence en trois ans. C'est dramatique.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Ce qui est dramatique, c'est qu'on pousse ces étudiants à s'engager dans l'enseignement supérieur, alors qu'ils n'en ont peut-être pas les capacités ou la motivation. Nous devrions revoir les principes de notre enseignement supérieur. Je partage la position des rapporteures et du président et je suis favorable à un rapport de fond.

Il faut aussi mentionner le Brexit, qui entraînera des changements considérables dans l'enseignement supérieur. Les universités et les grandes écoles britanniques, comme la London School of Economics, ont déjà enregistré 14 % d'inscriptions en moins, car les frais d'inscription risquent d'augmenter de manière exponentielle, une fois le Royaume-Uni sorti de l'Union européenne. Nos étudiants ne pourront plus suivre d'études en Grande-Bretagne.

Il est urgent que nous menions ce travail de fond. L'enseignement supérieur français n'a pas toujours une image positive, et pas seulement dans le classement de Shanghai. Nous gagnerions à nous inspirer du modèle d'autres pays européens. Nous devrions également nous battre pour la francophonie et l'enseignement du français. Saisissons le Brexit comme une opportunité de revaloriser notre enseignement supérieur.

M. Éric Bocquet. - On estime la dette des étudiants américains à 1 000 milliards de dollars. C'est phénoménal. Certaines banques n'hésitent pas à s'exposer à ce risque. Barack Obama, par exemple, a fini de rembourser son prêt étudiant en 2004, quatre ans avant d'entrer à la Maison Blanche. Scolariser deux enfants à l'école maternelle coûte 30 000 dollars par an, en Californie.

M. Jean Bizet, président. - Encore une fois, je salue l'esprit de cette proposition de résolution européenne, mais je mets en garde : attention à ne pas donner trop de coups de canif dans le pacte de stabilité. Je propose que nous validions le principe d'un rapport pour approfondir la question, dans le cadre de l'examen du programme Erasmus +.

J'étais, à l'origine, quelque peu réservé vis-à-vis du fonds Juncker ; mais j'ai été rapidement convaincu par la pertinence de la mobilisation de fonds privés avec une caution publique, et un coefficient multiplicateur de 15. Comme nos collègues Didier Marie et Jean-Paul Emorine l'ont montré, le plan Juncker est entré dans une phase d'aide au développement. Nous serons attentifs à sa mise en oeuvre en faveur de start-up qui naissent en France mais partent se développer ailleurs... Mettons l'accent sur l'accès aux financements communautaires, préférable au financement direct auprès des banques, très répandu aux États-Unis, qui est par trop explosif.

Approfondissons la question dans un rapport, dont la présentation sera l'occasion d'envoyer un avis politique à la Commission européenne en soulignant que la formation et l'enseignement sont l'avenir de l'Union. Je vous propose de suivre l'avis des rapporteurs.

À l'issue de ce débat, la commission des affaires européennes a conclu au rejet de la proposition de résolution européenne, MM. Michel Billout et Eric Bocquet se prononçant contre cette conclusion, Mme Gisèle Jourda s'abstenant.

Politique de coopération - Mission d'observation électorale en Géorgie : communication de M. Pascal Allizard

M. Jean Bizet, président. - Notre collègue Pascal Allizard s'est rendu en Géorgie dans le cadre d'une mission de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) à l'occasion des élections législatives des 8 et 30 octobre. Nous l'entendrons avec d'autant plus d'intérêt que notre commission suit avec attention la situation dans les pays de voisinage.

M. Pascal Allizard. - Indépendante depuis le 9 avril 1991, la Géorgie a d'abord connu une guerre civile qui a conduit au renversement du nationaliste Zviad Gamsakhourdia en 1992 et au retour d'Edouard Chevarnadze, ancien premier secrétaire du Parti communiste géorgien et ministre des affaires étrangères de l'URSS. Une fois la guerre terminée, ce pouvoir fort a déplu et la contestation a gagné du terrain jusqu'en novembre 2003, où la « Révolution des Roses » a conduit au pouvoir le pro-occidental Mikhaïl Saakachvili, élu chef de l'État en 2004 et réélu en 2008. Le conflit armé avec la Russie, en août 2008, a créé une véritable union nationale, pourtant de courte durée. Et en 2012, les élections législatives ont donné le pouvoir à l'opposition réunie dans la coalition dite du « Rêve géorgien ».

Rappelons que la révision constitutionnelle de 2011 a fait de la Géorgie un régime parlementaire monocaméral où le Premier ministre concentre l'essentiel du pouvoir exécutif.

La Géorgie indépendante a opté pour une transition volontariste vers une économie libérale, qui lui a valu des embargos russes à répétition avant et après la guerre de 2008. Dès 2003, avec la Révolution des Roses, la Géorgie a fait le choix du rapprochement avec l'Union européenne et l'Otan. À partir de la guerre de 2008, les relations avec la Russie se sont distendues sans pour autant se rompre, malgré l'occupation par la Russie d'une partie du territoire géorgien et malgré la rupture des relations diplomatiques. En effet, la coalition du Rêve géorgien, présentée comme pro-occidentale mais proche des Russes, mène une politique d'accommodement et d'apaisement à l'égard de ces derniers, tout en refusant d'accepter l'annexion de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud.

La Géorgie peut être considérée comme le bon élève du Partenariat oriental et un accord d'association avec l'Union européenne a été signé le 27 juin 2014.

Lors des élections législatives, en octobre dernier, vingt-cinq partis concouraient. Les principaux thèmes de la campagne étaient la taille du secteur public dans l'économie, la priorité donnée à l'État de droit et plus particulièrement à l'indépendance de la justice - un sujet particulièrement prégnant -, le degré d'intégration euro-atlantique à travers les questions de l'adhésion à l'Union européenne et à l'Otan, et les relations avec la Russie. Les vingt-cinq partis concourant à l'élection se départageraient en fonction de la réponse qu'ils apporteraient à ces quatre questions.

Les élections législatives se sont déroulées en deux tours de scrutin, les 8 et 30 octobre derniers. Dans le cadre de ma mission, j'ai participé au contrôle du premier tour des élections, le 8 octobre, dans seize bureaux de vote situés dans un arrondissement populaire de Tbilissi.

Les citoyens de plus de 18 ans ont pu voter dans 3 600 bureaux sur place et plus de 50 à l'étranger, mais aussi dans les hôpitaux ou les prisons : c'est un système très différent du nôtre. En revanche, aucun bureau de vote n'a été installé dans les régions sécessionnistes d'Ossétie et d'Abkhazie, dont les indépendances ne sont reconnues, je le rappelle, que par la Russie, le Venezuela ou le Nicaragua. Dans ces régions, les titulaires de passeports géorgiens ont eu néanmoins la possibilité de se déplacer pour venir voter en Géorgie, mais peu ont fait ce choix.

Les Géorgiens ont été appelés à désigner, pour un mandat de quatre ans, les 150 membres du Parlement selon un système double : 77 sont élus à la représentation proportionnelle, à l'échelle nationale, et 73 au scrutin majoritaire à deux tours avec un seul siège à pourvoir par circonscription.

Les électeurs ont pu porter leur choix sur 25 formations politiques et 6  alliances de partis, une offre qui peut sembler pléthorique dans un pays de moins de quatre millions d'habitants. Cependant, dès avant l'élection, beaucoup d'électeurs géorgiens se trouvaient devant un dilemme : déçus par le Rêve géorgien au pouvoir depuis quatre ans, ils ne souhaitaient pas pour autant le retour de l'ancien président Saakachvili. J'ai pu l'observer au cours de mes trois séjours là-bas, dont deux avant les élections.

Pourtant, la compétition a tourné autour des deux principaux partis. Créé en 2011 par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, le Rêve géorgien est arrivé au pouvoir lors des élections de 2012. Face à lui, le Mouvement national uni créé en 2001 par l'ancien Président Mikhaïl Saakachvili. Le leader de la Révolution des Roses, exilé depuis trois ans en Ukraine, où il a obtenu la nationalité, et désormais Gouverneur d'Odessa, rêve d'un retour triomphal en Géorgie, mais il fait toujours l'objet d'un mandat d'arrêt de la justice géorgienne pour abus de pouvoir...

Favorable à l'intégration de la Géorgie à l'Union européenne et à l'Otan, le Rêve géorgien a très nettement remporté les élections législatives de 2016, avec 115 sièges contre 27 au Mouvement national uni. De plus, l'Alliance des patriotes, ouvertement pro-russe, passe pour la première fois la barre des 5 % et obtient six sièges à l'Assemblée. C'est un résultat que personne n'attendait jusqu'à deux semaines avant le scrutin.

La bonne tenue de ces élections parlementaires de 2016 est un signe encourageant pour ce pays fragile, à l'environnement instable, dont l'État s'est trouvé affaibli après la crise de 2008 avec la Russie.

Les représentants de l'Otan ont considéré que la Géorgie avait, à l'occasion de cette élection, confirmé son statut de leader dans la transformation démocratique de la région, estimant que cette élection encourageait grandement ceux qui soutiennent l'intégration euro-atlantique du pays. Les avis de l'Otan et de l'OSCE sont convergents sur ce point.

Il convient de se féliciter du résultat très net des élections, même s'il a pour corollaire un écrasement de l'opposition dont les droits ne sont pas garantis à l'Assemblée comme ils le sont dans les vieux parlements occidentaux.

Le renforcement du bipartisme est aussi un facteur positif de stabilité pour une jeune démocratie qui aurait pu être tentée par l'éparpillement des votes entre vingt-cinq partis. Mais une majorité aussi écrasante ne risque-t-elle pas de faire perdre au pouvoir en place le sens de la mesure ?

Au-delà, le maintien au pouvoir du Rêve géorgien garantit la pérennité d'une politique pro-occidentale modérée. Le Rêve géorgien recherche une forme d'équilibre entre l'Est et l'Ouest qui, certes, ne favorise pas le règlement du conflit gelé en Abkhazie et en Ossétie, mais permet du moins de maintenir le statu quo. La marge de manoeuvre de la Géorgie face à la Russie est étroite, mais ce parti a su jusqu'ici l'exploiter habilement à son profit.

Enfin il faut considérer qu'une jeune démocratie a besoin de stabilité ; la progression qualitative dont témoigne ce scrutin y contribue.

La notion de bonne tenue des élections mérite une mise en perspective : nous ne tolérerions pas le dixième de ce qui s'y passe ! Un candidat a vu sa voiture détruite, un autre a été visé par des tirs, un pugilat a éclaté à l'Assemblée nationale deux semaines avant le scrutin... Cependant, depuis vingt ans, ce genre d'incidents se produit de plus en plus rarement. Les élections se pacifient.

Le principal danger de triche résidait dans la pratique de la « cavalerie électorale ». En Géorgie, l'électeur, en pénétrant dans le bureau de vote, passe par un contrôle d'identité avant de se voir remettre un bulletin comportant la liste des candidats. Il appose ensuite une croix en face du nom du candidat de son choix. Le bulletin est validé auparavant par un tampon et par la signature des assesseurs. La fraude est la suivante : un électeur se procure un bulletin portant un tampon et une signature falsifiés, et déjà rempli. Il reçoit, à l'entrée, le bulletin authentique ; il glisse dans l'urne le faux bulletin et conserve le vrai, qu'il remet à sa sortie à un mafieux local. Celui-ci appose la croix en face du nom du « bon » candidat et le remet à un autre, qui se fait remettre un autre bulletin, et ainsi de suite pendant toute la journée...

Notre rôle consistait par conséquent à surveiller à la fois les alentours des bureaux de vote et l'intérieur, où chacun des vingt-cinq partis postait un observateur. Globalement, aucun incident majeur n'a été constaté.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie. Le fort tropisme européen du Rêve géorgien est un résultat du Partenariat oriental qui consiste à faire émerger un cercle de pays amis de l'Union européenne. Alors que notre Europe se fatigue d'elle-même, il est réconfortant de constater que de nouveaux pays ont plutôt soif d'Europe...

La réunion est close à 10 h 20.

- Présidence de M. Jean Bizet, président, et de Mme Michèle André, présidente de la commission des finances -

Politique commerciale - Audition de Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence

La réunion est ouverte à 13 h 30.

La commission entend, lors d'une audition conjointe avec la commission des finances, Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence.

M. Jean Bizet, président. - Merci, madame la commissaire, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous connaissons vos contraintes d'agenda. Aussi, j'irai tout de suite à l'essentiel en vous posant trois questions pour introduire notre échange.

Quelle contribution la politique de concurrence peut-elle apporter pour une Europe plus compétitive, qui sache faire émerger de grands acteurs économiques dans un monde globalisé ?

La notion de marché pertinent ne doit-elle pas, dans cette perspective, être aménagée pour prendre davantage en compte les réalités économiques qui doivent souvent être appréhendées à l'échelle européenne, voire au-delà ? La commission des affaires européennes du Sénat a produit plusieurs rapports allant dans ce sens.

Enfin, la mise en oeuvre de la politique de concurrence est très largement décentralisée au niveau des autorités nationales. Quelle appréciation portez-vous sur le travail de ces autorités nationales ? Ne vont-elles pas, dans certains cas, au-delà de ce qu'exigent les règles européennes ? Cela, avec le principe de précaution, crée selon moi un climat qui n'est pas celui d'une Europe puissance.

Mme Michèle André, présidente. - Madame la commissaire, nous sommes ravis de vous accueillir au Sénat, vous qui avez été désignée Danoise de l'année par un grand quotidien de votre pays. En tant que femme élue, ayant lutté pour l'égalité entre femmes et hommes, je vous assure que vous incarnez réellement cette égalité en Europe.

À la commission des finances, nous sommes particulièrement intéressés par l'action que vous menez contre l'évasion fiscale, notamment à travers le lancement d'une série d'enquêtes sur les pratiques des États membres en matière de rulings fiscaux en faveur de grandes entreprises multinationales, parmi lesquelles Apple en Irlande.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture et de la communication. - Madame la commissaire, je tiens avant tout à vous exprimer toute mon admiration pour le courage avec lequel vous vous êtes emparée de la question des abus de position dominante, notamment par le contentieux engagé vis-à-vis de Google. La commission des affaires européennes du Sénat a beaucoup travaillé sur la structuration de l'écosystème numérique et sur la juste répartition de la valeur ajoutée.

Ma question s'inscrit dans ce thème. Elle porte sur les mesures provisoires, auxquelles correspondent, en France, les mesures conservatoires. Je rappelle que l'article 8 du règlement du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que la Commission européenne peut prononcer des mesures provisoires tendant à interrompre une pratique constitutive d'un abus de position dominante si un préjudice grave et irréparable risque d'être causé à la concurrence. Une telle exigence rend selon nous trop élevés les standards de mise en oeuvre des mesures provisoires, de telle sorte que cette procédure, pourtant nécessaire, est inapplicable. De fait, depuis 2003, elle n'a jamais été appliquée.

Nous ne pouvons selon moi laisser les entreprises européennes, dans ce monde très rapide du numérique, subir des pratiques d'éviction du marché. Le marché cesserait alors d'être loyal, et les victimes de ces pratiques n'auraient d'autre choix que d'attendre, des années, que les procédures contentieuses arrivent à leur terme.

Comment, selon vous, peut-on procéder au plus vite à une réforme des critères de mise en oeuvre de ces mesures, afin de les rendre applicables par la Commission européenne ?

Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence. - J'espère que la mise en oeuvre des règles de la concurrence pourra faire l'objet d'un consensus. Les défis auxquels l'Europe doit faire face sont de telle ampleur que tous les instruments nécessaires doivent pouvoir être utilisés. Notre motivation première est aussi la plus simple : il s'agit de répondre à tous les citoyens européens qui veulent avoir un emploi, afin de subvenir à leurs besoins et de fonder une famille en sachant que leurs enfants aussi pourront s'en sortir. Notre société est en danger si les citoyens perdent cette confiance fondamentale et ne croient plus qu'ils ont une chance véritablement équitable de réussir.

C'est pourquoi la mise en oeuvre des règles de la concurrence, si elle est faite de la bonne manière, garantit la solidité du tissu social. Tout citoyen, dans ce cas, peut constater que chacun a une chance et que personne n'est au-dessus de la loi. Nous appliquons les règles de manière identique à toutes les entreprises, quels que soient leur drapeau, leur propriétaire et leur taille ; l'état de droit sur lequel se fonde l'Union européenne l'impose.

Il est bien sûr important de s'assurer que nous le faisons d'une manière qui soutienne la croissance et la création d'emplois. Le fonctionnement correct et équitable de la concurrence soutient l'innovation et permet le développement de produits nouveaux de qualité à des prix abordables. Cela est particulièrement important pour les ménages aux revenus les plus bas : une baisse des prix pour la nourriture, le transport, les médicaments, bref toutes les dépenses quotidiennes, représente déjà pour eux une amélioration substantielle.

Aucun acteur économique ne devrait pouvoir bénéficier d'un avantage qui lui serait réservé. C'est pourquoi les politiques fiscales qui offrent des avantages sélectifs à des entreprises spécifiques font l'objet, en priorité, de notre attention : je peux citer en exemple l'affaire Starbucks aux Pays-Bas, l'affaire Fiat au Luxembourg, le régime fiscal belge dit des « profits excédentaires », ainsi que l'affaire Apple en Irlande. Les aspects techniques de ces affaires sont différents, mais le fond est le même : certaines entreprises ont bénéficié d'avantages qui ne sont pas proposés à tous.

Vous savez mieux que moi que l'épine dorsale des économies européennes, ce sont les petites et moyennes entreprises. Elles payent leurs impôts, créent des emplois et accueillent des apprentis ; or elles sont en concurrence avec des entreprises qui se sont vu octroyer des traitements spéciaux. C'est pourquoi il est extrêmement important à nos yeux d'exiger le remboursement de ces aides d'État illicites : c'est la seule façon de compenser le préjudice causé dans le passé et de restaurer une concurrence équitable. Pour l'avenir, il appartient aux législateurs nationaux de changer les législations fiscales en cause.

Vous m'avez demandé comment les entreprises européennes peuvent se développer sur le marché mondial. Nous disposons déjà d'un grand marché unique de 500 millions de clients, qui permet aux entreprises de se développer suffisamment pour être compétitives à l'échelle mondiale. Ce marché ne peut néanmoins fonctionner sans être encadré par des règles communes. Les pères fondateurs de l'Europe avaient perçu, dès les années cinquante, que la mise en oeuvre des règles de concurrence doit être commune, faute de quoi les entreprises des États membres les plus pauvres, les plus petits, ou les moins disposés à aider leurs entreprises n'auraient aucune chance. Ce cadre commun rend les entreprises européennes beaucoup plus compétitives. Il nous permet également de les protéger quand elles font face à une concurrence déloyale depuis l'extérieur. En effet, si ces règles représentent parfois un défi pour les entreprises européennes, elles s'appliquent également aux entreprises étrangères.

C'est pourquoi nous avons engagé trois procédures contre Google. Nous analysons si cette entreprise s'est à tel point développée qu'elle peut se permettre ce qui est impossible pour d'autres entreprises, si elle abuse de sa position dominante en matière de recherche sur internet et dans des marchés connexes à l'Union européenne, en fournissant à la fois de la publicité connectée aux résultats de recherche et des systèmes d'exploitation de téléphones mobiles. La nature mondiale de ces affaires est illustrée par le fait que bien des plaignants sont des entreprises américaines.

L'affaire Amazon est, elle aussi, très prioritaire à nos yeux. Nous analysons les contrats que cette entreprise conclut avec les éditeurs pour déterminer si elle les empêche d'aider d'autres acteurs à s'implanter sur le marché des livres électroniques, marché très important pour l'avenir.

Ces deux affaires doivent être menées à terme au plus vite. En effet, tant qu'elles durent, certaines de nos entreprises sont en souffrance ; cela est très douloureux pour nous. Par conséquent, nous faisons tout ce qui est possible pour rendre la procédure plus rapide. Nous ne faisons en revanche aucun compromis sur la qualité du traitement de l'affaire ni sur les droits de la défense. Nous n'avons en effet aucune légitimité en dehors de l'état de droit. Il nous faut donc préserver cet équilibre.

Cela dit, une fois que nous soulevons le voile des techniques développées par les juristes et les économistes, nous constatons que les motivations des acteurs sont vieilles comme le monde : c'est avant tout l'avidité et la peur, celle d'être exclu du marché. Oui, nous devons aiguiser nos outils et en développer de nouveaux, mais nous devons également rester proches de ces éléments fondamentaux, quel que soit le domaine de nos enquêtes.

Il nous faut également pouvoir prendre des décisions de manière indépendante. Cela s'impose aussi aux autorités nationales de la concurrence. J'apprécie travailler avec elles. Leur travail est très difficile. Elles disent parfois des choses que les gens ne veulent pas entendre, elles essuient des revers, mais elles mènent aussi de bonnes actions. Certaines ne sont pas suffisamment indépendantes mais la plupart le sont. Elles assurent 80 % de l'application de notre législation commune sur la concurrence. En effet, elles connaissent bien leurs marchés nationaux, qu'il s'agisse de l'alimentation ou des matériaux de construction ; c'est pourquoi nous restons toujours en lien étroit avec elles.

En revanche, lorsqu'il s'agit d'affaires transfrontalières, nous sommes là pour prendre le relais et nous assurer que les entreprises reçoivent toutes le même traitement, où qu'elles se trouvent en Europe. Pour renforcer les pouvoirs nationaux, nous devons offrir aux citoyens les mêmes protections par rapport aux abus de position dominante et aux cartels, partout en Europe.

Là est le fondement de notre travail. Nous sommes tous d'accord sur un point : un marché équitable mène à une société équitable. Or c'est cela dont nous avons vraiment besoin.

M. Michel Raison. - Ma question concerne le transport ferroviaire. La réforme ferroviaire de 2014 a inquiété la Commission et, notamment, vos services de la direction générale de la concurrence, qui ont réclamé des clarifications quant à la structure intégrée du groupe ferroviaire et rappelé la nécessité d'une stricte séparation comptable entre le gestionnaire d'infrastructures et l'opérateur. Des risques de subventions croisées persistent, en particulier par le financement de l'activité concurrentielle des autocars par l'entreprise publique ferroviaire ; cela pose des questions aux autorités régionales. L'État français, en lien avec la SNCF, transfère aujourd'hui la gestion de certaines lignes de trains d'équilibre du territoire au profit des régions. Celles-ci, afin de diminuer les frais de fonctionnement de ces lignes, réfléchissent à la mise en concurrence des opérateurs ; cela s'avère néanmoins compliqué sans séparation véritable entre la gestion de l'infrastructure et celle des trains. Êtes-vous favorable, madame la commissaire, à une séparation plus stricte, afin que le système garantisse un accès équitable aux opérateurs ?

M. Richard Yung. - Je voudrais tout d'abord vous interroger sur le crédit d'impôt recherche et les patent boxes. La France a été mise sur le devant de la scène pour son système de défense de ses droits de propriété industrielle. L'affaire est certes moins engagée que ce que l'on a pu croire ; la Commission semble se montrer plus ouverte que prévu. J'aimerais néanmoins connaître votre sentiment sur ce sujet : notre effort de recherche en dépend largement.

Par ailleurs, quelles seront à vos yeux les conséquences du « Brexit » en matière de concurrence, tant durant la période de transition qu'après la sortie effective du Royaume-Uni de l'UE ? Ce pays pourra-t-il se livrer à des pratiques remettant en cause la concurrence au sein de l'Union ?

Ma dernière question porte sur les concessions hydroélectriques, qui doivent bientôt être renouvelées. Le Gouvernement français vous a remis des propositions sur ce point. Nous aimerions connaître votre opinion là-dessus. Quelle part doit être donnée aux appels d'offres, quelle part au renouvellement direct ? Quel serait le calendrier en la matière ?

M. Daniel Raoul. - Je souhaite moi aussi connaître votre position sur le renouvellement des concessions hydroélectriques en France.

Mme Margrethe Vestager. - L'un des rayons de lumière dans cette année très sombre a été la conclusion de l'accord de Paris sur le climat. Il importe désormais de l'appliquer, ce qui mènera à une période de transition pour l'économie européenne. Notre système de fourniture d'énergie se fondera davantage sur les énergies renouvelables ; la technologie hydroélectrique, quoiqu'ancienne, est donc pleine de promesses, non seulement pour la production d'électricité, mais aussi pour le stockage de l'électricité produite par les technologies solaires et éoliennes.

Néanmoins, le développement de l'hydroélectricité nécessite des investissements. Or la concurrence, on le sait par expérience, stimule l'investissement. Il ne s'agit pas de remettre en cause l'organisation actuelle de la propriété de ces ressources, mais d'ouvrir ce secteur à plus de concurrence ; tel est l'objet de nos discussions avec le Gouvernement français.

La législation adoptée par la France en 2008 prévoit que ces concessions doivent faire l'objet d'appels d'offres. Tel n'a pourtant pas été le cas. Par conséquent, Électricité de France (EDF) détient une très large majorité de ces concessions, dont certaines courent pour de nombreuses années. Nous sommes en concertation très étroite avec le Gouvernement français pour avancer sur ce sujet, mais je ne peux pas vous donner aujourd'hui une idée du calendrier.

Notre objectif est évidemment l'organisation d'appels d'offres ouverts, afin que les investisseurs potentiels aient des garanties suffisamment certaines pour pouvoir décider de s'engager dans le développement de l'énergie hydroélectrique. J'ai tenu des réunions avec les opérateurs actuels mais aussi avec les syndicats. Je comprends très bien leurs préoccupations, qui dépassent la question de la concurrence et touchent à l'environnement social et à l'emploi. Ces questions doivent être toutes réglées en même temps par les autorités responsables. D'après mon expérience, le Gouvernement français est très concerné par cet aspect du problème, alors que nous ne préoccupons que de la question de la concurrence.

J'en viens aux patent boxes et aux crédits d'impôt pour la recherche. Pour simplifier les choses, on peut répartir ces dispositifs en deux catégories.

D'une part, nous avons les patent boxes liées aux brevets : un État organise un système d'imposition réduite pour les brevets enregistrés sur son territoire. Les brevets peuvent, de fait, avoir été développés n'importe où ; dès lors qu'ils sont enregistrés dans cet État, l'entreprise peut faire bénéficier tous les bénéfices dérivés de l'exploitation de ces brevets d'un abattement fiscal majeur.

D'autre part, nous avons les dispositifs fiscaux en faveur des activités de recherche et développement physiquement menées dans le pays en question. C'est bien ce type de patent box qui est recommandé par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le G20 et nous-mêmes, afin de promouvoir la recherche et le développement. Nous aimerions que les brevets soient rémunérés là où la recherche a vraiment eu lieu, et non là où le taux d'imposition est le plus bas.

Le projet de directive récemment présenté par mon collègue commissaire aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière, Pierre Moscovici, sur la taxation des entreprises porte une attention particulière aux investissements dans la recherche et le développement, et prévoit une super déduction d'impôt pour ces activités. Il est en effet très important pour l'Europe de promouvoir ces activités, afin de rester au sommet de l'échelle de la valeur ajoutée. De tels dispositifs fiscaux peuvent donc être, non seulement défendables, mais souhaitables.

Pour ce qui est du transport ferroviaire, la législation adoptée il y a longtemps déjà prévoit de séparer en différentes entreprises la gestion des rails et celle des trains, de manière à permettre la concurrence entre opérateurs ferroviaires sur les mêmes infrastructures. Cette réforme se met en place très lentement, mais nous commençons à en voir les résultats. Dans un pays, les opérateurs en place craignent tellement la concurrence qu'ils ont appliqué des prix « prédateurs », si bas que les nouveaux concurrents ont été exclus du marché, après quoi des tarifs plus élevés ont été remis en place. C'est évidemment une situation très regrettable, mais elle atteste de la force de la concurrence, qui encourage les opérateurs en place à fournir de meilleurs services et offre, en fin de compte, plus de choix aux usagers. Ma collègue commissaire aux transports, Violeta Bulc, a négocié avec les ministres des transports des États membres le quatrième « paquet ferroviaire », dont le but est de soutenir le développement du transport ferroviaire en Europe.

Quant au Brexit et à ses conséquences pour la concurrence, je ferai remarquer que le Royaume-Uni est doté d'un système de régulation de la concurrence très développé, qui sera en mesure de poursuivre ses activités. Si jamais le Royaume-Uni devient un pays tiers, nous coopérerons très étroitement avec ces autorités, comme avec celles d'autres pays tiers.

Selon moi, comme les entreprises et le commerce sont mondialisés, il faudrait un système mondial de mise en oeuvre des règles de concurrence. Néanmoins, une telle autorité n'existe pas ; nous avons simplement un réseau de coopération étroite entre les différentes autorités. L'été dernier, une fusion d'entreprises a dû être notifiée dans vingt-huit juridictions différentes. Dès lors, il est de l'intérêt des entreprises que ces autorités collaborent afin de réduire la bureaucratie et les délais. En conséquence, quel que soit le statut du Royaume-Uni, nous ferons de notre mieux pour les aider à prévenir les comportements anticoncurrentiels et à faire prévaloir une logique commerciale, par exemple dans le cas de fusions.

Mme Michèle André, présidente. - S'agissant des 13 milliards d'euros que la Commission européenne a demandé à Apple de rembourser à l'Irlande au titre des « aides d'État » illégales, pourriez-vous nous préciser sur quels fondements juridiques les différents États membres pourraient demander à récupérer une partie de cette somme au titre des bénéfices transférés ? Le Gouvernement français a fait savoir qu'il n'en avait pas l'intention. Quelle est, à votre connaissance, la position des autres États membres ? Pouvez-vous nous expliquer la nature du différend juridique avec le Trésor américain sur ce sujet ? Enfin, à quelle date la Cour de justice de l'Union européenne pourrait-elle se prononcer sur la procédure d'appel engagée par l'Irlande le 9 novembre dernier ?

Ma seconde question porte sur l'évolution du règlement général d'exemptions par catégories (RGEC) du 17 juin 2014, qui fixe le régime des aides à finalité régionale servant à compenser les surcoûts auxquels font face les territoires d'outre-mer. La Commission européenne a apporté divers assouplissements, matérialisés par des « lettres de confort », qui ont notamment permis un relèvement de la limite du montant annuel des aides de 15 % à 30 % de la valeur ajoutée brute créée chaque année par le bénéficiaire dans chaque région ultrapériphérique. Des doutes subsistent quant à la valeur juridique de ces lettres. Une modification du règlement afin d'inclure ces évolutions est-elle prévue ? Si oui, quand ? De manière plus générale, des évolutions du RGEC visant à faire en sorte de mieux prendre en compte l'intégralité des surcoûts auxquels sont exposés les territoires ultramarins sont-elles envisagées ?

Mme Fabienne Keller. - Je voudrais avant tout saluer votre engagement courageux au service de votre mission, qui fait de vous un contre-pouvoir face aux très grandes entreprises mondialisées. Comment, selon vous, peut-on aller encore plus loin dans le domaine du numérique, de manière à y permettre l'émergence d'acteurs européens ?

Pour en revenir au Brexit, quel est le risque de subir un réel dumping fiscal de la part d'un pays, certes devenu tiers, mais qui connaît parfaitement les rouages de l'Union européenne ?

Enfin, l'image de la politique de la concurrence n'est pas bonne en France. Beaucoup de Français en ont peur. Votre combat fait déjà beaucoup pour améliorer cette image, mais comment peut-on aller plus loin ?

Mme Pascale Gruny. - Les ententes entre entreprises européennes sont interdites. Néanmoins, face à la concurrence de certaines entreprises extra-européennes, notamment américaines, nos entreprises se sont parfois entendues sur certains marchés. En ont résulté contrôles et amendes considérables, qui les mettent parfois en péril et pénalisent plus largement l'économie européenne. Peut-on avancer sur cette question ?

Par ailleurs, que pensez-vous de l'expérimentation, menée en France à partie du 1er janvier prochain, de l'étiquetage de l'origine des viandes et du lait dans les plats cuisinés ? Quel impact cela peut-il avoir sur nos voisins européens ? Une harmonisation européenne de cet étiquetage peut-elle être envisagée ?

Mme Margrethe Vestager. - Concernant l'étiquetage de l'origine des aliments, il faut garder un équilibre. Certes, il est tout à fait compréhensible de vouloir connaître la provenance de ses aliments ; c'est donc un étiquetage qualitatif, qui promeut le choix du consommateur entre des goûts et des méthodes de production différents. Mais il en irait autrement s'il s'agissait de dissuader le consommateur d'acheter des produits d'autres pays : cela relèverait de pratiques anticoncurrentielles. La France s'apprête à expérimenter cet étiquetage. On verra ce qu'il adviendra. En tout cas, promouvoir la liberté de choix du consommateur est une bonne idée.

Concernant les entreprises américaines, je compte parmi les expériences positives que j'ai eues à mon poste la coopération très étroite menée avec les autorités américaines, notamment la Commission fédérale du commerce et le ministère de la justice. Les marchés sont différents, les procédures suivies aussi, mais cela n'empêche pas de travailler de concert. Les autorités américaines, tout comme nous, sont fières de l'État de droit auquel elles participent. Nous appliquons les réglementations européennes, quel que soit le drapeau de l'entreprise concernée ; je ne doute pas qu'ils en fassent de même.

Quant à l'image de la politique de la concurrence, il faut se souvenir que les bénéfices de cette politique profitent un peu à beaucoup de monde, tandis que les coûts en sont supportés très lourdement par peu d'acteurs. Par exemple, si une entreprise perd du terrain car d'autres sont plus performantes, alors, évidemment, c'est très compliqué pour les salariés et les actionnaires de cette entreprise. C'est pourquoi il importe de défendre les bénéfices de la concurrence au quotidien, et non pas seulement lors des moments les plus compliqués.

Nous exerçons ainsi un contrôle sur les fusions d'entreprises. Nous ne nous intéressons pas à la logique interne de ces fusions, notre seul intérêt est le maintien des avantages dont le consommateur bénéficiait. Par exemple, dans le pharmaceutique, on observe parfois une fusion entre deux entreprises produisant chacune un médicament différent pour une même maladie. Il existe alors un risque que l'un des médicaments soit retiré du marché. Cela peut conduire à une augmentation du prix du seul médicament restant ; par ailleurs, certains patients peuvent ne tolérer que celui qui a été retiré. Dès lors, nous intervenons pour demander à l'une des entreprises de céder l'un de ces deux produits afin de garantir sa production et sa disponibilité.

Il importe aussi de montrer que nous ne craignons pas d'appliquer les règles aux grandes entreprises si elles ne jouent pas le jeu. Les affaires Google et Amazon montrent ainsi l'importance de la concurrence dans le domaine numérique.

Un autre exemple concerne la mise en place de l'accord de Paris sur le climat. Nous souhaitons le développement des biocarburants, mais pas à n'importe quel prix. Nous menons actuellement une enquête sur trois producteurs de bioéthanol dont nous pensons qu'ils se sont mis d'accord pour renchérir les prix. Si de tels comportements persistent et que les gens doivent payer toujours plus, personne ne voudra plus de la transition vers les énergies renouvelables !

J'en viens au Brexit. Le Royaume-Uni, avant même le référendum, avait donné un signal fort, à la suite d'une enquête sur Google, en faveur d'une taxation réelle sur les bénéfices. Il soutient également notre démarche en faveur de la taxation des profits là où ils sont générés. Nous sommes en train de mettre en place une « communauté fiscale globale », afin de cibler les domaines dans lesquels l'imposition est, non pas simplement basse, mais inexistante ; le Royaume-Uni y jouera un rôle. Dès lors, un éventuel dumping fiscal britannique n'est pas ma préoccupation principale ; cela leur causerait trop de problèmes. En revanche, on assiste à une compétition globale quant au taux d'imposition des sociétés. Il serait bon, dans ce domaine, de parvenir à nous débarrasser des paradis fiscaux qui continuent d'exister dans le monde.

Quant à l'affaire Apple, nous ne mettons pas en cause le système fiscal irlandais ni l'organisation fiscale de cette entreprise. En revanche, deux rulings fiscaux irlandais ont permis à Apple de localiser une énorme majorité de ses bénéfices dans une société « boîte aux lettres ». Toutes les ventes en Europe, au Moyen-Orient, ainsi que dans certaines parties de l'Afrique et de l'Inde sont concernées, soit un volume considérable au total. Lorsque nous achetons un iPhone, le contrat situe la transaction à Cork, en Irlande, où les bénéfices devraient être localisés. Quand une grande majorité des bénéfices sont localisés dans un bureau sans employé, ni présence physique réelle, presque sans activité réelle et avec un statut fiscal avantageux, alors le montant des impôts acquittés devient très très faible. Nous affirmons dans la décision irlandaise que la situation présentée ne correspond pas à la situation réelle : on ne peut pas faire autant de bénéfices dans un lieu sans employé ni activité réelle.

Dès lors, puisqu'il s'agit d'une très grande entreprise et que ce mécanisme a été mis en oeuvre pendant de nombreuses années, le montant des taxes à récupérer est énorme. Nous travaillons à l'heure actuelle avec le Gouvernement irlandais pour l'aider à calculer précisément le montant des sommes devant être récupéré. Selon nos règles, la décision prend effet au jour où elle est prise, ce qui signifie que les sommes dues seront récupérées, qu'il y ait appel ou non. Dans les affaires Starbucks et Fiat, les impôts non payés ont été récupérés. Nous travaillons également avec les autorités fiscales irlandaises pour finaliser la version publique de la décision qui les concerne ; j'espère que cela interviendra rapidement, car notre point de vue est attendu par l'opinion publique. L'organisation fiscale d'Apple, mise en place il y a de nombreuses années, suscite également beaucoup d'intérêt de la part des autorités fiscales nationales des pays où les produits Apple sont, de fait, vendus. L'activité d'Apple dans ces États pourrait conduire les autorités concernées à procéder à un nouvel examen pour évaluer s'il existe des activités générant des profits sur leur territoire. Notre décision et les informations qu'elle contient seront peut-être utiles aux autorités nationales pour, le cas échéant, revoir leur position. Elles pourront se fonder sur notre décision définitive pour engager leurs propres procédures.

En ce qui concerne les territoires d'outre-mer, nous changeons les réglementations du bloc général, ce qui donne aux États membres le pouvoir de prendre des décisions eux-mêmes sans devoir en référer à la Commission à aucun moment. Nous en sommes maintenant au deuxième tour de la consultation publique. J'espère que nous pourrons finaliser ce nouveau système simplifié d'ici au mois de mars prochain. Nous entendons bien inclure tous les secteurs. Il importe seulement de s'assurer qu'aucune des entreprises recevant de l'aide n'atteigne le plafond fixé. Cela donnera à ces entreprises la visibilité nécessaire. Nous voulons à la fois reconnaître le caractère européen de ces territoires et permettre une compensation forte et réelle au titre de leur éloignement.

M. André Gattolin. - Nous connaissons, madame la commissaire, votre détermination dans le bras de fer que vous avez engagé avec certaines entreprises ; je tiens à vous en féliciter. En tant que fédéraliste européen, je suis néanmoins troublé par les scandales qui entourent cette Commission, ainsi que la précédente. Ne seriez-vous pas l'alibi d'une Commission qui manque de fermeté ? Le Gouvernement luxembourgeois, longtemps dirigé par Jean-Claude Juncker, n'a pas toujours été d'une grande clarté en matière de rescrits fiscaux et de patent boxes.

Concernant l'affaire Apple, je me demande si, dans une certaine mesure, on ne pensait pas que le Gouvernement irlandais ferait appel et que tout se finirait en négociations à long terme. Vous avez récemment rencontré le président-directeur général de Google : on a parlé de négociations. Les amendes importantes que vous avez infligées seront-elles vraiment suivies d'effet ?

Par ailleurs, j'ai quelques doutes quant aux préceptes et aux fondements de la politique de concurrence de l'Union européenne. Il est naïf de construire un marché unique dans une Union qui s'interdit les aides publiques et proscrit donc, généralement, les crédits d'impôt sectoriels. Or il nous faut rattraper notre retard dans certains domaines stratégiques où les États-Unis, le Canada ou des pays d'Asie investissent d'importants fonds publics.

M. François Marc. - Je salue moi aussi la détermination de la commissaire dans un champ d'action extrêmement important. Au sujet des aides publiques, la Cour des comptes européenne a constaté, dans un récent rapport, que les règles relatives aux aides d'État n'étaient souvent pas respectées dans le domaine de la politique de cohésion. Quelle suite entendez-vous donner à ce rapport et à ses recommandations, s'agissant, en particulier, de l'éventuelle suspension des paiements aux États membres concernés par ces insuffisances ?

Mme Margrethe Vestager. - Je ne dispose pas aujourd'hui d'informations suffisantes pour répondre en détail à la dernière question. Nous avons beaucoup de règles, qui diffèrent souvent. Il me semble que nous n'avons refusé qu'une fois un investissement au titre des fonds structurels et de cohésion pour infraction à la réglementation sur les aides d'État. Ces fonds servent souvent à financer des infrastructures essentielles dans des lieux où ne se pose pas de problème de concurrence transfrontalière. Les domaines concernés - tourisme ou environnement, par exemple - ne relèvent pas des aides d'État prohibées. Il s'agit de construire des infrastructures uniques qui représentent un progrès pour les citoyens.

Nous analyserons donc évidemment cette question. Il est en effet très important que les fonds structurels et de cohésion soient employés d'une manière efficace et qui offre le meilleur retour sur investissement. Ils proviennent en effet de la solidarité de tous les États membres et visent à créer des emplois et à assurer le rattrapage économique de certains territoires.

Est-il naïf d'avoir un marché unique dans une économie mondiale ? Pour ma part, l'équilibre important est le suivant. Prenons l'exemple de l'acier. Voici vingt ans, le Conseil de l'Union européenne a interdit les aides dans ce secteur où la concurrence faisait rage. Aujourd'hui, dix-sept États membres produisent toujours de l'acier, et des règles très strictes existent pour assurer une concurrence équitable en ce domaine. Il est néanmoins possible d'encourager la recherche et le développement, ou de protéger l'environnement, afin que l'acier produit en Europe soit de la meilleure qualité possible. Dès lors, il importe de protéger les producteurs d'acier européens contre leurs concurrents d'autres pays où les règles sont beaucoup moins strictes. C'est pourquoi nous avons mis en place des systèmes de défense contre le dumping - 37 actions ont été engagées.

On discute beaucoup du concept d'économie de marché et de la liste des pays qui auraient une telle économie. Pour notre part, nous avons proposé d'abandonner ce concept, car nous jugeons qu'il est devenu totalement artificiel. On ne peut mettre une étiquette sur un pays et en faire une économie de marché : par exemple, la Chine n'en est pas une. Dans le même temps, nous voulons moderniser nos systèmes de défense contre le dumping international pour le rendre plus rapide et pratique. La Commission doit être en mesure de mesurer l'impact de ces pratiques et de préparer rapidement des mesures défensives. La concurrence doit être équitable entre entreprises européennes, mais nous les protégerons contre le dumping provenant du marché mondial.

J'ai bien rencontré le PDG de Google. Pour autant, nous ne négocions pas avec eux. Nous analysons les réponses qu'ils ont fournies aux objections que nous leur avons envoyées. Nous avons reçu il y a deux semaines leur dernière réponse. Nous effectuons cette analyse dans un esprit très ouvert. Google a, bien entendu, le droit de se défendre. Nous étudions aussi les points sur lesquels nous pouvons renforcer notre position et fournir des arguments supplémentaires. Lorsque nous en aurons terminé avec cette analyse, qui s'avère très ardue au vu des données en cause, nous serons bien plus proches d'une résolution de cette affaire très importante.

M. Jean Bizet, président. - Nous attendons avec beaucoup d'impatience la mise en place d'un Buy European Act, en réponse au Buy American Act. L'Europe doit se défendre face à l'extraterritorialité des lois américaines. Je ne saurais trop vous féliciter, madame la commissaire, car je sens bien que, à la suite des travaux de la task force agroalimentaire, sous l'autorité de M. Phil Hogan, l'esprit du traité de Rome est revenu : on accorde beaucoup plus d'attention aux producteurs qu'aux consommateurs, afin de rééquilibrer les rapports de force. La France y est extrêmement sensible parce qu'il en va de l'avenir de la Politique agricole commune.

Mme Michèle André, présidente. - Merci encore, madame la commissaire, pour votre présence parmi nous. Vous avez su montrer qu'on peut dire des choses essentielles en peu de temps. Je suis aussi fière de vous en tant que femme !

La réunion est close à 14 h 30.