Mercredi 15 juin 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 32.

Perspectives de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine, en application de l'article 73 quater du Règlement, le rapport de MM. Jacques Gautier et Daniel Reiner et le texte proposé par la commission sur la proposition de résolution européenne n° 619 (2015-2016) au nom de la commission des affaires européennes, présentée par Mme Gisèle Jourda et M. Yves Pozzo di Borgo, sur les perspectives de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC).

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous examinons le rapport et le texte proposé par la commission sur la proposition de résolution sur les perspectives de la politique de sécurité et de défense commune qui a été présentée au nom de la commission des affaires européennes par nos collègues Gisèle Jourda et Yves Pozzo di Borgo. Ce dossier est inscrit à l'ordre du jour du Conseil européen, les 28 et 29 juin prochains. Nous aurons l'occasion de poursuivre notre réflexion en l'approfondissant dans les mois à venir. En effet, faute de connaître le vote britannique, le livre blanc des Allemands ou les conclusions du sommet de Varsovie de l'OTAN, nous ne pouvons guère nous livrer qu'à une réflexion d'étape.

Mme Gisèle Jourda, auteur de la proposition de résolution. - Un mot sur l'état d'esprit qui a présidé à l'élaboration de cette proposition de résolution européenne. Depuis 2003, aucun document sur les perspectives de la politique de sécurité et de défense n'a été publié au sein de l'Union européenne. Ce manque d'actualisation des textes a laissé l'Europe démunie face à l'évolution du monde depuis un an et demi, notamment face à l'arrivée massive des réfugiés à ses portes. La défense relève de la souveraineté des États et nous n'avons pas encore bâti l'Europe politique. La difficulté vient donc de la différence des regards portés sur la question. La politique de sécurité et de défense européenne ne peut s'appliquer qu'en dehors des frontières de l'Union européenne. Compte tenu des évolutions géostratégiques, il faut repenser les choses, en faisant preuve de mesure. Cette proposition de résolution européenne (PPRE) n'est qu'une base de réflexion ; elle se limite aux champs qui sont de notre ressort. Certains de vos amendements précisent notre texte, je m'en réjouis. Je souhaite que nos discussions continuent de s'inscrire dans cet esprit de conciliation et ce souci de mesure.

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Je salue le travail effectué en amont par Gisèle Jourda et Yves Pozzo Di Borgo, qui ont déjà intégré dans le texte un certain nombre de nos propositions.

Nous voici donc saisis de nouveau de ce thème, trois ans après notre rapport d'information « Pour en finir avec l'Europe de la défense - vers une défense européenne », mission dont nos collègues Xavier Pintat, et André Vallini étaient co-présidents, avec nos rapporteurs. Nous y soutenions l'ambition de relancer le projet politique européen et réconcilier l'Europe avec ses citoyens. Nous affirmions que l'Europe ne pouvait se résumer à un grand marché et qu'elle devait pouvoir compter sur une défense autonome si elle souhaitait devenir une puissance et rester dans l'histoire. Grande déception, le Conseil européen de décembre 2013 n'a pas permis l'évolution forte que nous appelions de nos voeux.

Toutefois, le contexte a beaucoup évolué. Les défis de sécurité auxquels l'Union est confrontée se sont accrus. La PPRE rappelle justement le continuum désormais évident entre sécurité intérieure et sécurité extérieure (alinéa 15). Elle souligne ainsi que les crises régionales qui perdurent à la périphérie de l'Union, tant sur son flanc Est que sur son flanc Sud (alinéa 14), ont des répercussions croissantes avec les actions terroristes commises à Paris en janvier et novembre 2015 et à Bruxelles le 22 mars 2016, et qu'elles font peser sur la sécurité intérieure des États membres des menaces multiformes (alinéa 13).

Le Conseil européen des 25 et 26 juin 2015 consacré à la défense s'est tenu dans un climat très différent de celui de 2013, après une première prise de conscience. Le principal résultat de ce sommet européen, mentionné aux alinéas 16 et 19, a été de donner mandat à la Haute représentante de l'Union européenne, Federica Mogherini, d'entamer une revue de la stratégie européenne de sécurité pour aboutir à la mise en place d'une nouvelle stratégie globale de l'Union européenne concernant les questions de politique étrangère et de sécurité.

Faut-il voir dans cette feuille de route un réel espoir alors que l'Union européenne ne s'est pas montrée capable de faire face à la crise économique et que son incapacité à dégager des solutions probantes à la crise des réfugiés nourrit les interrogations ?

Pour la première fois depuis la création de l'Union, la défense et la sécurité sont une priorité des Européens, presque au même rang que la création d'emplois et la demande de prospérité. Sept Européens sur dix se déclarent favorables à une politique de sécurité et de défense commune, même si dans leur esprit la sécurité prime sur la défense. Ils sont plus nombreux que ceux qui soutiennent la politique étrangère commune ou l'Union économique et monétaire. Cette demande de sécurité intérieure et extérieure traduit l'inquiétude de nos concitoyens, notamment après les attentats qui nous ont frappés. Elle montre aussi que les citoyens européens gardent suffisamment confiance en l'Union européenne pour lui adresser une demande cruciale : satisfaire leur espoir et leur désir de sécurité. Cette adhésion forte doit figurer dans le dispositif que nous vous proposons d'adopter et sera l'objet d'un amendement.

L'autre raison d'espérer que la défense européenne puisse enfin susciter la mobilisation de nos partenaires est l'ampleur de la réponse à la demande de la France au titre de l'article 42-7 le 16 novembre 2015. Cet article, que nous avons préféré à l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord, stipule qu'« au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir ». La proposition de résolution se félicite à juste titre des contributions militaires proposées à la France dans cette perspective (alinéa 17 et 18), même si elle souligne - soyons lucides - leur caractère pour le moins divers.

Au Levant, le Royaume-Uni et l'Allemagne ont participé aux frappes en Syrie. Les Pays-Bas, le Danemark, la Belgique et l'Italie ont également soutenu l'engagement français. Au Mali, de nombreux pays ont renforcé leurs contingents au sein de la MINUSMA, dont l'Allemagne, la Roumanie, la République tchèque, l'Autriche, la Finlande, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie et la Belgique. D'autres ont apporté leur appui tactique, comme la Suède, le Danemark et la Norvège. Certains ont annoncé leur participation à EUTM Mali, comme la Bulgarie, l'Estonie, le Luxembourg, le Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie. Enfin, l'opération Barkhane a bénéficié de moyens de transport tactique (C130) de l'Allemagne, la Belgique, la Norvège et l'Autriche. En République centrafricaine, une compagnie portugaise supplémentaire a été envoyée au sein de la MINUSCA au deuxième semestre 2016 et la participation de la Pologne, la Belgique et l'Espagne au sein d'EUTM RCA a été accrue.

La demande de sécurité et de défense adressée par les 500 millions de citoyens européens et la mobilisation de nos partenaires exige que nous aboutissions rapidement. L'enjeu est d'abord politique : il s'agit de redonner souffle à l'Union européenne et de répondre aux attentes de ses citoyens. La proposition de résolution souligne l'importance du couple franco-allemand (alinéa 29), et nous vous proposerons un amendement pour renforcer cette orientation.

L'enjeu stratégique est évident : les défis et les menaces qui caractérisent notre environnement rendent indispensable la définition d'une réponse européenne adaptée. La nouvelle stratégie globale de l'Union devra être examinée par le Conseil des 28 et 29 juin prochains, quel que soit le résultat du référendum britannique sur le Brexit. Cela fera l'objet d'un autre amendement. Le Royaume-Uni est un partenaire important de la défense européenne, au premier rang avec la France pour ce qui est des contributions militaires, pour la recherche comme pour l'opérationnel. Tout en souhaitant son maintien au sein de l'Union, nous estimons que la stratégie globale ne doit en aucun cas être repoussée. Elle a été écrite en tenant compte du contexte britannique et le résultat du référendum, quel qu'il soit, ne la rendra pas caduque. Notre coopération avec le Royaume-Uni dans le domaine de la défense perdurera grâce à des accords bilatéraux - nous nous félicitons régulièrement au sein de notre commission de la réussite des accords de Lancaster House.

Le prochain sommet de l'OTAN se tiendra à Varsovie les 8 et 9 juillet. La Commission européenne doit également présenter son plan d'action pour la défense à l'automne. La stratégie globale européenne devra être présentée avant ces échéances si nous ne voulons pas que l'Union européenne soit reléguée en deuxième rang dans cette réflexion.

Pour que ce document ne soit pas un coup d'épée dans l'eau, il est essentiel que cette stratégie ne soit pas un compromis au rabais des objectifs de politique étrangère acceptables par chaque État membre. Elle doit au contraire comporter une composante défense substantielle, comme le note l'alinéa 20. Elle doit également être déclinée dans les meilleurs délais, dans un document stratégique plus détaillé et précis de type « livre blanc », comme le recommandait Michel Barnier lors de son audition devant notre commission le 1er juin. C'est l'objet de l'un de nos amendements. Un vrai livre blanc impliquerait une adoption par les parlements nationaux, ce qui rallongerait le processus ; mais le document de déclinaison devrait néanmoins comporter une analyse partagée des menaces et mettre en face la typologie des moyens pour y répondre.

La future stratégie globale doit prendre en compte tant le continuum entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure (alinéa 21), que l'articulation entre l'Union européenne et l'OTAN. Elle doit actualiser les modalités de coopération et de partenariat entre l'Union et l'Alliance tout en respectant la spécificité et l'autonomie de chacune (alinéa 22). De même, il convient de veiller lors du sommet de Varsovie à la cohérence des stratégies respectives des deux organisations (alinéa 23).

Enfin, la proposition de résolution mentionne « l'établissement d'une relation approfondie avec la Russie ». Nous vous proposerons une rédaction plus large prévoyant que la future stratégie globale aborde la question des relations de l'Union européenne avec son voisinage, en particulier avec la Russie, dans le respect du droit international.

La cohésion est un autre enjeu de la réflexion sur la stratégie globale de l'Union. En l'absence de défense européenne, des initiatives se mettent en place sans que leur effet centrifuge ne soit forcément pris en compte. S'il s'agit de coopération bilatérale entre deux pays membres de l'Union européenne, il n'y a pas de raison que les intérêts de l'Union ne soient pas automatiquement pris en compte.

Les coopérations bilatérales ou multilatérales mises en oeuvre en dehors de la coopération structurée permanente doivent éviter certains écueils. Ainsi, il est important de favoriser la base industrielle de défense européenne plutôt que les intérêts d'un seul pays, aussi grande soit la tentation, en période de croissance ralentie, de privilégier les entreprises nationales. Si ces coopérations se développent dans le cadre de l'OTAN sur la base du concept de nation-cadre, ou framework nations concept (FNC), elles doivent rester compatibles avec les concepts et périmètres européens. Le concept de dissuasion de l'OTAN n'est pas exactement celui de notre pays. De même, six pays de l'Union n'appartiennent pas à l'OTAN : l'Autriche, Chypre, la Finlande, l'Irlande, Malte, et la Suède.

Ce concept de nation-cadre, apport politique de l'Allemagne au Sommet de Newport, propose une approche limitée et pragmatique de la planification de défense. Il s'agit de créer de plus petits groupes de nations, menés par un grand pays fournissant une infrastructure de défense dotée d'un éventail complet de capacités. L'OTAN a adopté ce concept en vue d'encourager les alliés à travailler « au niveau multinational au développement conjoint des forces et des capacités dont l'Alliance a besoin, travail facilité par une nation-cadre », et mettre ainsi à sa disposition « des ensembles cohérents de forces et de capacités, en particulier en Europe ». Les objectifs sont louables, mais ces coopérations ne doivent pas gêner le développement ultérieur et la cohésion de la défense européenne. C'est le sens d'un de nos amendements.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - La politique de sécurité et de défense commune a été théorisée par Javier Solana à une époque où le terrorisme ne nous avait pas encore frappé et où les questions de sécurité n'étaient pas aussi essentielles qu'elles le sont devenues. D'abord guidée par des nations surtout intéressées par les possibilités d'intervention extérieure au plan civil, cette politique mérite d'être actualisée. D'où la sollicitation du Conseil européen pour que nous lui fassions des propositions.

Ce texte pousse la réflexion sur la politique de sécurité et de défense commune pour la rendre plus opérante en renforçant sa dimension militaire et sécuritaire. Cette position, très française, n'est pas forcément partagée par les autres États membres de l'Union. Le pessimisme voudrait que l'on se rallie à ce que rappelait Hubert Védrine, à savoir que la majorité des pays considèrent que l'outil de défense européen, c'est l'OTAN. La France défend la position inverse depuis longtemps, et même depuis l'origine, puisqu'à la suite de la CECA et de l'Euratom, elle a proposé de créer une communauté européenne de la défense (CED), proposition qu'elle finira paradoxalement par faire échouer car l'opinion publique ne pouvait envisager, au lendemain de la guerre, que des soldats français soient placés sous commandement allemand. L'OTAN s'est repu de cet échec de la CED : on ne peut lui faire reproche de ne pas avoir favorisé une défense commune, même si l'Alliance apparaît désormais comme un obstacle. En revanche, si la France cesse de porter cette idée de défense des valeurs européennes au travers d'une politique de sécurité et de défense commune (PSDC), personne ne le fera et ce sera sans espoir. Tel est l'enjeu du présent exercice.

La PSDC a connu de réels succès même si elle se heurte à l'essoufflement de la volonté politique européenne : l'opération navale Atalante, la lutte contre les trafics en Méditerranée, la mission de stabilisation en RCA mais aussi les opérations de formation militaires au Mali et en Somalie ou encore la mission de maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine. Au titre des missions de gestion civile des crises, l'Union assure une dizaine de missions de police et de soutien aux forces de sécurité ou à la justice, au Kosovo, en Moldavie et en Ukraine ; dans les territoires palestiniens, au Moyen-Orient ; au Mali, au Niger ou au Soudan du Sud. Enfin, elle assure également des missions d'assistance au contrôle des frontières, en particulier autour de la bande de Gaza où elle a un rôle de médiation.

Toutefois, la PSDC reste absente de la gestion des principales crises régionales récentes, notamment en Libye, en 2011. Les interventions françaises au Mali et en République centrafricaine ont été interprétées comme une réponse au retrait de l'Union européenne, repliée sur des missions civiles, sanitaires ou humanitaires, dites de « Petersberg ».

L'un des obstacles auxquels se heurte la PSDC tient à la non-utilisation des instruments mis à sa disposition. Le mécanisme de financement européen d'urgence prévu par l'article 41-3 n'a jamais été activé. Lorsque les instruments financiers dédiés au financement de la sécurité et de la défense sont utilisés, ce n'est pas de façon optimale : ainsi en est-il de l'instrument contribuant à la stabilité et à la paix (IcSP) ou de l'initiative « Renforcer les capacités pour favoriser la sécurité et le développement ».

Les services juridiques de la Commission européenne ne doivent pas vider ces instruments de leur sens par une interprétation trop restrictive. Nous vous proposerons d'inciter la France à participer plus activement à la mise en place des normes et des dispositifs juridiques qui assoupliront leur mise en oeuvre. Ne laissons pas cela aux seuls Anglo-saxons.

De même, les dispositions innovantes du traité sur l'Union européenne ne sont pas mobilisées, qu'il s'agisse des coopérations renforcées ou des coopérations innovantes. Les formations militaires existantes ne sont pas non plus suffisamment sollicitées : les groupes tactiques de l'Union européenne restent inutilisés tout comme la brigade franco-allemande, réduite à quatorze hommes présents sur le terrain dans l'un de ses rares engagements opérationnels. Nous vous présenterons un amendement pour inciter le Conseil et les États membre à y remédier.

Le rapport de Jean-Marie Bockel à l'AP-OTAN indique que les budgets de défense européens, qui avaient tendance à baisser, connaissent un rebond dans nombre de pays. Les uns et les autres tentent de s'approcher de l'objectif des 2 % de PIB annoncé à Newport, dont 20 % seraient consacrés à l'investissement.

Le paquet défense a été mis en place pour nourrir la PSDC, avec deux directives européennes, dont une sur les marchés publics. Sur les 28 pays qui ont ratifié cette procédure d'ouverture des marchés à l'ensemble des pays européens, la France a été la seule à demander la préférence communautaire. C'est un vrai sujet : pas de base communautaire industrielle sans assurer la préférence communautaire en matière d'acquisition de matériel. Idem pour les transferts de licences. Michel Barnier était désolé de constater que chaque État continuait d'utiliser une clause de souveraineté en matière d'équipement militaire.

On a également exploré le partage et la mutualisation, ou « pooling and sharing », des dépenses de défense. Cette mutualisation via l'Union, avec le concours de l'Agence européenne de défense (AED), soulève des réticences liées à la souveraineté nationale, notamment de la part des Britanniques. Dotée d'un budget réduit, l'Agence peine à se développer alors qu'elle est un outil essentiel pour la mutualisation des équipements mais aussi pour la réflexion sur les normes européennes en matière de défense et d'interopérabilité. Mieux vaudrait lui donner du grain à moudre. Nous vous proposerons un amendement pour renforcer le rôle et les moyens de l'AED. Il serait également intéressant d'envisager un rapprochement avec l'organisme conjoint de coopération en matière d'armement (Occar). Il faudrait enfin consentir des efforts sur le financement des équipements, en utilisant par exemple les fonds d'investissement, avec pour modèle le fonds Juncker. Nous présenterons un amendement en ce sens.

L'opinion publique est prête à ce que l'Union européenne fasse un pas de plus en matière de défense. Il semble que Bruxelles n'envisage rien de très déterminant. La France doit pousser encore plus fort. La défense relève de la souveraineté nationale ; les États peuvent néanmoins coopérer sans perdre leur souveraineté nationale. Nous vous proposerons d'institutionnaliser un conseil des ministres de la défense qui se réunirait notamment une fois par an en prévision du Conseil européen. On s'assurera ainsi que la sécurité et la défense seront à l'ordre du jour quelles que soient les circonstances. Chacun sait en effet que le prochain Conseil européen, trop dicté par l'urgence de l'actualité, risque d'être placé sous le signe du Brexit ou non Brexit...

Certains fonds de soutien sont mal utilisés. Pour sortir de cette ambiguïté, nous vous proposerons d'inscrire dans les perspectives financières 2021-2027 la création d'un fonds structurel en matière de sécurité et de défense.

Enfin, la Commission prépare un plan d'action défense qui devrait être présenté à l'automne et met en place une action préparatoire sur la recherche en matière de sécurité et de défense. Sur le plan juridique, la tentation est grande de ne considérer que la sécurité. À nous de remettre l'ouvrage sur le métier pour que la défense soit également prise en compte. La Commission romprait un tabou en instaurant cet investissement. L'action préparatoire, qui atteindrait entre 70 et 100 millions d'euros, est en réalité le ballon d'essai d'un vaste programme qui serait intégré dans le futur programme cadre pour 2021-2027. Elle est essentielle pour construire une industrie de défense européenne capable de rivaliser avec celle des autres continents. Nous vous présenterons un amendement pour inciter le gouvernement français à s'investir pleinement dans cette action préparatoire et à faire des propositions pour bénéficier de ces crédits de financement.

Nous vous proposons d'adopter cette proposition de résolution européenne sous réserve des amendements que nous vous présenterons.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je passe la parole à André Trillard qui conduit la délégation du Sénat à la Conférence interparlementaire sur la PESD-PSDC.

M. André Trillard. - Je me suis rendu avec Josette Durrieu et Joël Guerriau à la Conférence interparlementaire des 28 sur la politique de sécurité et de défense commune à La Haye en avril. Nous avons obtenu une chose : que tous les pays indiquent unanimement souhaiter le vote du PNR européen (passenger name record). C'est déjà bien, si l'on considère que chaque délégation ne dispose en tout et pour tout que d'une minute de temps de parole ! Il faut être lapidaire et prêt à entendre des aberrations telles que : « les attentats en France et en Belgique ne sont rien à côté de ce que souffre l'Ukraine », ou bien, en 2014, « nous sommes prêts à engager 1 million d'euros pour résoudre la crise des migrants en Europe »... On est à mille lieues de la réalité. L'Ancienne République yougoslave de Macédoine ou Malte parlent aussi longtemps que la France ... Notre stratégie est d'accrocher un sujet à chaque fois ; forcément, il s'agira plus de sécurité que de défense car comment concevoir une défense commune avec des États qui ne veulent pas en entendre parler, qui attendent tout de l'OTAN ou qui, pour quatre d'entre eux, ne veulent se battre que contre les Russes ? Que pouvons-nous faire de plus ? N'aurait-il pas mieux valu que les délégués à cette conférence soient mieux associés à la réflexion initiale sur ces sujets ?

Il faut continuer à défendre la position de la France et la diffusion des idées françaises au niveau européen. C'est un travail d'influence. La PESD ne fait pas consensus. Quand j'entends certains rêver que l'Europe intervienne jusqu'en Asie, j'ai envie de rire... Ce n'est pas concevable dans le siècle qui vient. Cette proposition de résolution donne de la grandeur au projet. C'est un espoir pour les prochaines décennies. En tant que délégués à la Conférence interparlementaire, nous ne pouvons qu'avancer à petits pas.

Mme Josette Durrieu. - Personne n'a connaissance ici de cette Conférence interparlementaire dont André Trillard vient de nous parler. Elle s'est réunie pour la première fois, il y a quatre ans, à Chypre. Il s'agissait de recréer l'Assemblée parlementaire des pays de l'Union de l'Europe occidentale (UEO) dont notre collègue Jean-Pierre Masseret a été l'un des derniers présidents et qui offrait un lieu de rencontre exceptionnel pour parler de sécurité et de défense. On a malheureusement dissout cette assemblée avant d'en recréer un substitut au rabais sous la forme de la Conférence interparlementaire pour la sécurité qui se réunit tous les six mois. Notre commission n'y va qu'une fois par an, ce qui fragilise notre autorité dans la continuité. Pour préparer ces sessions, nous avons obtenu que l'ordre du jour de la troïka nous soit communiqué à l'avance. Cette institution garantit pourtant la contribution des parlements nationaux dans l'élaboration de la stratégie européenne. Ce n'est pas rien.

Enfin, la mission confiée à Mme Mogherini consiste à « poursuivre le processus de réflexion stratégique en vue de préparer une stratégie globale de l'Union en matière de politique étrangère et de sécurité en étroite coopération avec les États membres (...) pour le Conseil européen de juin 2016 ». Le mot « défense » ne figure pas !

M. Yves Pozzo di Borgo. - Nos collègues des commissions permanentes ont toujours du mal à comprendre le rôle de la commission des affaires européennes. Le Conseil constitutionnel indique depuis 2004 que le droit européen relève de cette commission et la réforme de 2008 lui a donné un statut constitutionnel - qu'elle est seule à avoir.

Je remercie MM. Reiner et Gautier d'avoir travaillé de manière positive et regrette de ne pas avoir associé André Trillard. Josette Durrieu était membre de l'UEO, cette assemblée parlementaire qui a disparu sous les coups de boutoir des Anglais. Je regrette que l'assemblée interparlementaire qui l'a remplacée ne soit pas davantage investie. Je regrette également que M. Trillard et son équipe ne bénéficient pas de moyens plus importants.

Cette résolution s'adresse au Gouvernement français. Les résolutions du Sénat français sont lues attentivement à Bruxelles. Ce texte sera examiné en priorité par Mme Mogherini. Faut-il indiquer que l'Allemagne et la France travaillent ensemble ? Des pays comme la Pologne pourraient se sentir vexés d'avoir été exclus.

M. Xavier Pintat. - Je félicite MM. Gautier et Reiner pour leur présentation exhaustive. Sans vouloir contrarier M. Pozzo di Borgo, cette inflation de résolutions franco-françaises n'est pas forcément judicieuse à la veille du Brexit. Je suis heureux que nos rapporteurs aient repris certaines propositions de notre rapport de 2013, notamment celle d'impliquer les chefs d'État une fois par an dans un Conseil consacré à la défense européenne.

La deuxième proposition phare de ce rapport était de créer un groupe pionnier sur la défense commune européenne. Ce qui est difficile sans le Royaume-Uni qui représente avec la France entre 50 % et 60 % des capacités de défense de l'Union ! Je comprends en revanche la proposition d'Yves Pozzo di Borgo qui souhaite rappeler à la veille du sommet européen la complémentarité entre l'Union européenne et l'OTAN. La Russie doit faire l'objet d'une stratégie particulière. Certains sujets sont très sensibles, comme la défense anti-missiles ou l'élargissement de l'OTAN.

Si vis pacem, para bellum : une décision importante a été prise au pays de Galles pour créer un plan de réactivité de l'OTAN, dont j'ai été rapporteur pour l'AP-OTAN. La question sera abordée à Varsovie. L'Europe doit pouvoir disposer d'une force d'action rapide, crédible et efficace, soutenue par une orientation politique ferme. C'est la seule manière de se faire respecter.

M. Jacques Legendre. - Je me retrouve tout à fait dans les propos de mes collègues. Il est nécessaire que la France continue à rappeler que l'Europe doit se comporter comme une puissance. Nous ne pouvons pas être réduits aux missions de Petersberg.

M. Gilbert Roger. - Ma famille politique est mobilisée par la loi Travail, je n'ai pas eu d'informations sur cette PPRE. Peut-être faudrait-il que la commission mette l'accent, dans l'information des commissaires, sur l'examen des PPRE que nous pouvons amender.

Je trouve profondément gênant que l'on puisse sembler écrire que le Brexit n'aura finalement pas d'importance. J'ai été de ceux qui ont appelé à voter « oui » lors du referendum français ; les citoyens ont voté « non » et la France a fait comme si de rien n'était. J'ai dit que si les Anglais choisissaient le Brexit, on pourrait offrir un aller pour Douvres aux pauvres gens qui attendent à Calais - mais on ne peut pas considérer que le Brexit n'aura aucune conséquence sur l'Europe. À continuer ainsi, les démocrates que nous sommes finiront par être balayés.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Une précision : la convocation de la commission précise bien le délai limite pour le dépôt d'amendements sur ce texte, fixé au 13 juin, à 12 heures. C'est la procédure habituelle. Nous veillerons naturellement à attirer au mieux votre attention quand il s'agit d'examiner un texte. Pour aujourd'hui, nos rapporteurs ont la possibilité de rectifier les amendements s'ils le souhaitent.

Mme Nathalie Goulet. - L'argent est le nerf de la guerre. On prépare le budget pour 2020-2030. N'est-ce pas l'occasion de reprendre les suggestions que Thierry Breton avait formulées lors de sa brillante audition pour abonder le fonds d'une manière différente ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Thierry Breton mène en effet des entretiens de très haut niveau sur ce sujet en ce moment même. Attendons de voir comment son initiative prospère.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

M. Daniel Reiner, rapporteur. - L'amendement n° COM-2 après l'alinéa 16 prend acte de la préoccupation des citoyens européens pour la défense et la sécurité. Il s'agit de dire que le moment est bien choisi pour relancer la défense européenne.

M. Gilbert Roger. - Historiquement, la première étape de la construction européenne a été la CECA. Par conséquent, au deuxième paragraphe de l'objet de cet amendement, je préfèrerais que l'on écrive : « Consciente de la nécessité de garantir à notre continent la paix » plutôt que « Née pour garantir à notre continent la paix ». Il faudrait aussi ajouter après « États membres », « sans pour autant tendre à une harmonisation sociale ».

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La commission se prononce sur le dispositif et non sur l'objet de l'amendement.

M. Gilbert Roger. - Il n'en faut pas moins rendre cet objet d'amendement historiquement précis.

M. Jean-Marie Bockel. - Votre rapport est remarquable. En matière de défense européenne, on a parfois l'impression de prêcher dans le désert. Pour autant, on a raison de le faire. Le paysage va se décanter. Quand les pays de l'Union européenne sauront affirmer leur voix à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, tout ira mieux.

M. Yves Pozzo di Borgo. - J'ai découvert cet amendement à mon retour de l'Assemblée interparlementaire de La Haye. J'ai eu la même impression qu'André Trillard, celui d'une étrange solitude, tant par rapport aux attentats dont quatre pays ont été victimes que par rapport à l'idée d'une défense commune. Cet amendement présuppose que les Européens sont très intéressés par une politique de défense commune, or ce n'est pas le cas. Cependant, sur le fond, je soutiens cet amendement.

L'amendement n° COM-2 est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - L'amendement n° COM-3 propose d'écrire, après l'alinéa 19 : « Rappelle que le Royaume-Uni est un partenaire important de la défense européenne, et tout en souhaitant son maintien au sein de l'Union, estime que, quel que soit le résultat du référendum britannique sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, cette nouvelle stratégie globale de l'Union européenne doit être examinée par le Conseil des 28 et 29 juin prochains, tant elle apparaît fondamentale et nécessaire pour répondre aux défis de sécurité intérieure et extérieure des États membres de l'Union européenne ». Cet alinéa ne porte aucun jugement sur le Brexit. Il affirme la nécessité d'inscrire la stratégie globale européenne à l'ordre du jour du Conseil européen.

M. Gilbert Roger. - Sans être en désaccord avec cet amendement, j'aimerais en préciser la rédaction. A la place de « quel que soit le résultat du référendum », mieux vaudrait écrire : « connu le résultat du référendum » ; et à la place de « doit être examinée », il faudrait écrire : « devra être examinée ». L'expression « quel que soit » donne le sentiment que le résultat n'importe pas.

Mme Josette Durrieu. - On souhaite le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne. Il ne s'agit pas de dire que le résultat nous importe peu.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - L'expression « connu le résultat » donne l'impression qu'on fait un pronostic. Le « quel que soit » est plus neutre. Mieux vaut le conserver. En revanche, l'emploi du futur « devra être » est judicieux. Nous écrirons donc, si les rapporteurs acceptent cette rectification : « cette nouvelle stratégie globale de l'Union européenne devra être examinée par le Conseil des 28 et 29 juin prochains ».

L'amendement n° COM-3-rect., ainsi modifié, est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - L'amendement n° COM-4 appelle à renforcer la coopération franco-allemande. Yves Pozzo di Borgo propose d'introduire après « une association par le gouvernement français du gouvernement allemand », « et de tous les autres gouvernements qui le souhaiteraient », afin de ménager notamment à la Pologne un rôle éventuel en la matière, ce qui est judicieux.

Mme Josette Durrieu. - En matière de défense, l'Allemagne est sur une position modérée.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Chacun a bien compris le sens de cet amendement. Il s'agit de rallumer le moteur franco-allemand, quelles que soient les politiques européennes. L'ajout de M. Pozzo di Borgo se conçoit pour des raisons de diplomatie.

M. Gilbert Roger. - Au lieu de « Estime que », je suggère : « Si nous estimons que », et je préciserai le terme « association » par « inclusive des autres pays membres de l'Union européenne ».

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Dans la mesure où, après l'alinéa 16, tous les alinéas commencent par un verbe conjugué, nous sommes enclins à conserver « Estime ».

M. Gilbert Roger. - Je tiens à ma seconde proposition : « une association inclusive des autres pays membres de l'Union européenne ». On peut être inclusifs ou ne pas l'être.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Nous le sommes. Dans notre rapport, nous avons écrit que rien ne pouvait se faire sans la France et sans l'Allemagne, sans exclure l'intervention d'autres pays. Nous avions utilisé la formule : « ceux qui le veulent et ceux qui le peuvent ». C'est une formule à conserver. Si l'on écrit que l'association est «inclusive des autres pays membres de l'Union européenne », tout le monde ira et personne ne fera rien.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous nous en tiendrons à la proposition de M. Pozzo di Borgo, en ajoutant « et tous les gouvernements qui le souhaiteraient ».

L'amendement n° COM-4-rect., ainsi modifié, est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Comme l'a dit Josette Durrieu, le risque existe que le mot « défense » ne figure pas dans le document stratégique présenté par la Haute représentante. Nous tenons à ce qu'il soit mentionné. Nous souhaitons également une réflexion partagée sur les menaces et les moyens d'y parer sous la forme d'un document « de type livre blanc ».

M. Jacques Gautier, rapporteur. - On introduit ainsi une incitation supplémentaire.

L'amendement n° COM-6 est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - L'amendement n° COM-7 supprime dans l'alinéa 22 « ainsi que l'établissement d'une relation approfondie avec la Russie ». En effet, l'alinéa 22 traite de la relation entre l'Union européenne et l'OTAN. Il semble souhaitable de traiter la relation avec la Russie dans un alinéa séparé, comme le propose l'amendement n° COM-8 qui crée un alinéa nouveau ainsi rédigé : « Souhaite que la future stratégie globale aborde la question des relations de l'Union européenne avec son voisinage, en particulier avec la Russie, dans le respect du droit international ; ». L'idée est de distinguer les relations avec l'OTAN de celles avec la Russie.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Cet amendement a, en outre, le mérite d'intégrer la politique de voisinage. Lorsque M. Gorbatchev a accepté l'éclatement des frontières de l'Union soviétique, un accord oral prévoyait que les frontières de l'OTAN s'arrêteraient aux pays de l'Est. Il n'a pas été respecté. D'où la stratégie de Poutine de créer des conflits gelés en Moldavie, en Ukraine et en Géorgie pour éviter que ces pays rejoignent l'OTAN. Avec Mme Jourda et M. Allizard, nous avons produit un rapport étoffé sur la politique de voisinage qui sera bientôt publié. C'est un sujet sensible pour la Russie. Il ne faut pas l'ignorer pour autant.

En revanche, plutôt que d'écrire « en particulier avec la Russie » à l'alinéa 23, je reprendrai « ainsi que l'établissement d'une relation approfondie avec la Russie ». C'est une phrase qui est tirée du rapport de 2013.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Il faut surtout conserver « dans le respect du droit international », qui est un point majeur.

M. Jacques Legendre. - Ces amendements me paraissent tout à fait équilibrés.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Il est plus logique de traiter d'une part les relations entre l'Union européenne et l'OTAN à l'alinéa 22, d'autre part la politique de voisinage et les relations avec la Russie dans un nouvel alinéa. On évite ainsi de mélanger la politique de l'Union européenne et celle de l'OTAN.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Tel qu'il est conçu, l'amendement n° COM-8 concerne plus l'OTAN que l'Union européenne. Cela dit, je m'incline.

L'amendement n° COM-7 est adopté, de même que l'amendement n° COM-8.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Après l'alinéa 24, l'amendement n° COM-9 rectifié « propose l'institutionnalisation du conseil des ministres de la défense, chargé, notamment, de préparer la réunion annuelle du Conseil européen consacré aux questions de sécurité et de défense ». Il nous semble en outre nécessaire que le conseil des ministres propose la création d'un « fonds d'urgence permettant, en cas de crise sécuritaire grave, d'accompagner un pays intervenant pour la résoudre ». Enfin, il conviendrait de prévoir dans les prochaines perspectives européennes la création d'un fonds structurel dédié aux dépenses de sécurité et défense. Ne rêvons pas : une telle proposition ne sera pas prise en compte immédiatement, mais nous apportons du levain pour faire lever la pâte !

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Nous préparons les perspectives financières européennes 2021-2027.

M. Gilbert Roger. - Je parlerais plutôt d'un conseil « permanent » des ministres de la défense. En outre, j'ajouterais, à la fin de l'alinéa : « c'est pourquoi il faudrait une coordination des ministres chargés de la sécurité intérieure et extérieure ». Il y a une vraie différence d'appréciation entre les pays du Nord, les pays baltes et la Pologne d'une part, et les pays du flanc méditerranéen d'autre part concernant l'importance de la lutte contre Daech et contre le terrorisme...

Mme Josette Durrieu. - D'accord pour mettre en place un conseil des ministres de la défense, qui appuie sur la nécessité d'une structure approfondie. Face aux superpouvoirs de l'exécutif, les propositions des parlementaires sont bien peu prises en compte. Il serait heureux que la Conférence interparlementaire puisse adresser ses propositions directement au conseil des ministres.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - L'association des parlementaires aux questions de défense est un vaste sujet... Au Parlement européen, sécurité et défense relèvent d'une simple sous-commission de la commission Affaires étrangères. Faut-il pour autant ajouter un alinéa demandant l'association des parlementaires nationaux ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est un vrai sujet, mais attention à ne pas déployer des ailes de géant qui nous empêcheraient de marcher et faire de cette résolution l'albatros de Baudelaire... La proposition de résolution est en elle-même une initiative parlementaire.

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Cet alinéa est déjà riche et appelle clairement à renforcer le budget européen de la défense.

M. Joël Guerriau. - La rédaction est assez lourde. Plutôt que « accompagner » un pays intervenant, je préférerais « soutenir » qui montre mieux qu'il s'agit d'un soutien financier et non d'une intervention militaire.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - D'accord, l'amendement est rectifié en ce sens.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est donc l'amendement n° COM-9 rectifié bis que je mets aux voix.

L'amendement n° COM- 9 rectifié bis, ainsi modifié, est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - À l'alinéa 27, l'amendement n° COM-10 recommande le recours au Corps européen, qui est fait pour cela.

L'amendement n° COM-10 est adopté.

L'amendement de coordination n° COM-5 est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - À l'alinéa 31, l'amendement n° COM-11 invite à mettre en place une « réflexion partagée » sur les budgets de défense, formule qui nous parait plus douce que celle de « planification concertée », très ambitieuse.

M. Jean-Paul Emorine. - Le point de comparaison, ce sont les budgets de défense des États-Unis, de la Chine, de la Russie. Si nous atteignions l'objectif de 2% du PIB, nous serions plus près de 42 milliards d'euros que de 32 milliards... Enfin, il me semble souhaitable de préciser, au début de l'alinéa 31, que l'on vise bien la ressource « financière » publique.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Les rapporteurs sont d'accord, je mets donc aux voix un amendement n° COM-15 nouveau qui insère « financière » entre « ressource » et « publique » à l'alinéa 31.

L'amendement n° COM-15 est adopté.

Mme Gisèle Jourda. - Sur l'amendement n° COM-11, je reste dubitative. Cette proposition de résolution européenne manifeste un grand volontarisme ; pourquoi refuser de parler de « planification » ?

M. Jacques Gautier, rapporteur. - C'est trop rigide, trop soviétique !

Mme Gisèle Jourda. - De nombreux pays nullement soviétiques ont eu un Plan, à commencer par la France ! Je suis réticente au remplacement de « planification » par « réflexion », qui ne me semble guère justifié.

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Nous insistons sur le caractère « partagé » de cette réflexion : l'analyse des menaces et des réponses à apporter doivent être partagées.

L'amendement n° COM-11 est adopté.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je laisse Mme Aïchi nous présenter son amendement n° COM-1, qui insère un alinéa après l'alinéa 31.

Mme Leila Aïchi. - Il « invite le Gouvernement français, alors que le dérèglement climatique est aujourd'hui reconnu comme un risque stratégique à part entière, à promouvoir un instrument de concertation et de coordination politique au niveau européen afin d'anticiper et de répondre efficacement aux crises qu'engendrent le dérèglement climatique et la montée des tensions autour de l'accès aux matières premières ».

Vous connaissez mon engagement et le travail que nous avons accompli au sein de notre commission sur les conséquences géopolitiques du dérèglement climatique. Le 14 octobre 215, à l'initiative du Sénat et du ministère de la défense, s'est tenu à Paris le sommet international des ministres de la défense sur le climat ; tous ont reconnu le risque climatique comme un risque stratégique à part entière et M. Le Drian a admis que le Livre blanc avait sous-estimé la problématique. Le lien entre dégradation socio-environnementale et conflit doit être réaffirmé. Longtemps considéré comme un simple effet multiplicateur, le changement climatique est un risque stratégique à part entière de par le caractère inédit, multidimensionnel et global de ses conséquences. C'est ce qui a été à nouveau réaffirmé lors de la réunion, présidée par Gérard Larcher, qui a fait suite de l'accord de Paris, en présence de Ségolène Royal et de la ministre marocaine de l'environnement, Mme El Haite.

La sécurité de chacun des membres de l'Union européenne ne saurait être assurée individuellement face aux risques climatiques et environnementaux ; seule l'Europe a la taille critique pour anticiper et répondre efficacement à ces crises.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Avis favorable.

M. Alain Néri. - Je proposerais d'ajouter, à la toute fin de l'alinéa, « et en particulier l'accès à l'eau ».

Mme Leila Aïchi. - Tout à fait d'accord.

M. Joël Guerriau. - D'accord sur le fond. Sur la forme, je proposerais de commencer par « Alors que le dérèglement climatique est reconnu comme un risque stratégique »...

M. Jacques Gautier, rapporteur. - Il faut commencer par un verbe.

M. Joël Guerriau. - Par ailleurs, je proposerai « crises climatiques » plutôt que « crises qu'engendrent le dérèglement climatique ».

Mme Leila Aïchi. - Je tiens à insister sur la force du dérèglement climatique.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Le climat peut engendrer des crises qui ne sont pas climatiques mais sociales, par exemple.

M. Jeanny Lorgeoux. - Romorantin ayant subi de plein fouet le dérèglement climatique, je souscris à 120 % à cet amendement !

Mme Éliane Giraud. - Dommage de ne pas faire référence à l'accord de Paris, ni à la feuille de route pour la ratification. Derrière, il y a aussi notre stratégie vis-à-vis de la Russie, je pense à l'Arctique par exemple... L'Europe travaille sur l'innovation, apporte le financement. Le chemin sera long, cette référence serait bienvenue.

Mme Leila Aïchi. - Je rectifie mon amendement en ce sens : « Invite le Gouvernement français, après l'accord de Paris, ... », le reste sans changement puis, à la fin, « autour de l'accès aux matières premières et en particulier l'accès à l'eau ».

L'amendement n° COM-1- rect. est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - Après l'alinéa 32, l'amendement n° COM-12 rectifié vise à conforter et renforcer le rôle de l'Agence européenne de défense (AED). Nous reprenons une proposition du rapport d'étude qui préconisait le rapprochement avec l'organisme conjoint de coopération en matière d'armement (Occar).

L'amendement n° COM-12 rectifié est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - À l'alinéa 34, l'amendement n° COM-14 vise à adapter au domaine de la sécurité et de la défense la notion de « semestre européen », chère à la commission des affaires européennes, mais que nous aurions volontiers supprimée. Mieux vaut donner l'initiative au Conseil dans ce domaine.

L'amendement n° COM-14 est adopté.

M. Daniel Reiner, rapporteur. - À l'alinéa 36, l'amendement n° COM-13 invite le Gouvernement français à soutenir pleinement le projet d'action préparatoire sur la recherche de défense, qui préfigure les perspectives financières de l'Union après 2020.

L'amendement n° COM-13 est adopté.

La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je me réjouis de cette unanimité.

TABLEAU DES SORTS

Texte de la résolution

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. J. GAUTIER, rapporteur

2

Prend acte de la préoccupation des citoyens européens pour la défense et la sécurité

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

3

Nécessité d'un examen de la stratégie globale par le Conseil européen des 28 et 29 juin quel que soit le résultat du référendum britannique

Adopté avec modification

M. J. GAUTIER, rapporteur

4

Appelle à renforcer la coopération franco-allemande.

Adopté avec modification

M. J. GAUTIER, rapporteur

6

Recommande la rédaction d'un "livre blanc" pour décliner la stratégie globale

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

7

Recentre l'alinéa sur les relations entre l'Union européenne et l'OTAN

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

8

Aborder les relations de voisinage de l'Union, notamment avec la Russie, dans le respect du droit international

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

9

Institutionnaliser le Conseil des ministres de la défense

Adopté avec modification

M. J. GAUTIER, rapporteur

10

Recommande le recours au Corps européen

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

5

Amendement de coordination avec l'amendement n°4

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

11

Mettre en place une réflexion partagée sur les budgets de défense

Adopté

Mme AÏCHI

1

Prendre en compte le dérèglement climatique comme risque stratégique

Adopté avec modification

M. REINER, rapporteur

15

Préciser que la concertation sur les budgets de défense s'effectue dans un contexte de rareté de la ressource publique

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

12

Conforter et renforcer le rôle de l'Agence européenne de défense (AED)

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

14

Adapter le "semestre européen" au secteur de la défense

Adopté

M. J. GAUTIER, rapporteur

13

Soutenir l'action préparatoire sur la recherche de défense

Adopté

Nomination d'un rapporteur

La commission nomme rapporteur :

M. Jeanny Lorgeoux sur le projet de loi n° 2607 (AN, 14e législature) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Guinée relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces.

Audition de M. Ahmet Insel, économiste et politologue, sur la Turquie

La commission auditionne M. Ahmet Insel, économiste et politologue, sur la Turquie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Monsieur Insel, soyez le bienvenu.

Le sujet dont vous venez nous parler aujourd'hui est pour nous très important, puisqu'il concerne la Turquie, dont vous êtes un spécialiste. Vous êtes économiste, politologue, vous avez dirigé le département d'économie de l'université francophone de Galatasaray et êtes vice-président de l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Vous êtes également l'un des animateurs d'une maison d'édition turque. Vous écrivez de nombreux articles sur la Turquie. Vous avez été promoteur d'une pétition d'intellectuels turcs demandant pardon pour le génocide arménien. Vous êtes très impliqué dans tous ces sujets et êtes donc un spectateur scientifique engagé.

Plusieurs sénateurs de notre commission préparant un rapport sur le sujet, nous voudrions connaître votre vision de l'évolution du régime turc et de ses relations avec l'Union européenne. Tout ceci est assez préoccupant dans un contexte de détérioration, parfois dépeint comme proche du chaos.

Je rappelle que cette audition est retransmise.

Vous avez la parole.

M. Ahmet Insel. - Merci, monsieur le président.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je vais tenter de vous indiquer quelques pistes de réflexion à partir de remarques très générales, afin de savoir pourquoi, d'une part, Tayyip Erdoðan gagne toujours alors que, dans d'autres pays, plus d'un chef d'État ou plus d'un Premier ministre serait tombé, d'autre part ce qui explique la dérive autoritaire du régime. Au-delà de l'analyse psycho-politique de la personnalité de Tayyip Erdoðan, je vais essayer de vous faire comprendre le fond sociologique et politique de cette dérive.

Tout d'abord, la dérive autoritaire que l'on constate en Turquie peut s'expliquer par des facteurs endogènes liés à la mouvance conservatrice, islamiste et nationaliste que l'on retrouve dans l'AKP. Il existe en outre des facteurs plus généraux qui dépassent le cadre de cette mouvance. Ce sont des facteurs exogènes, qui font partie de l'histoire de la société turque, que l'on retrouve également dans l'opposition.

Quels sont les facteurs propres à l'AKP ? Nous utilisons de plus en plus les termes d'autoritarisme démocratique, parfois même de « démocrature », c'est-à-dire un mélange d'autoritarisme exacerbé et de permanence des structures répondant à un minimum de démocratie. La participation électorale est très large, les élections sont libres, et aucune fraude significative ne dénature le résultat des élections, qui ont lieu régulièrement. 100 % des électeurs en âge de voter sont inscrits sur les listes électorales, et l'on enregistre 85 % à 87 % de participation, sans procuration ni vote par correspondance. C'est donc une mobilisation énorme de la population, qui tient beaucoup à ce vote.

Pourquoi les gens votent-ils massivement en faveur de l'AKP et de Tayyip Erdoðan ? Tout d'abord, Tayyip Erdoðan et son parti portent un projet de refondation civilisationnelle. Selon certains idéologues de l'AKP, la Turquie vit depuis un siècle une parenthèse de modernisation occidentaliste, et a perdu son identité et ses repères civilisationnels. Elle doit fermer la parenthèse et retrouver les fondements civilisationnels d'antan, avec des éléments d'un romantisme à la manière allemande remontant au XIXe siècle, idéologie qualifiée de « revivance » de l'ottomanisme, que soutenait l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoðlu.

Cette volonté de refondation civilisationnelle se manifeste d'abord par une réislamisation de la société turque, en grande majorité musulmane et pratiquante, qui vise à rendre les signes religieux plus visibles dans la vie publique.

Le grand projet que poursuit Tayyip Erdoðan depuis trois ou quatre ans consiste à former et à éduquer une jeunesse pieuse et croyante, afin de combattre la déchéance morale de l'Occident.

L'AKP, avant d'être un parti islamiste, est un parti nationaliste, qui considère que l'islam traduit la supériorité de l'identité turque ottomane sur le reste du monde musulman. Cet islamisme est un islamisme de leadership, qui prétend représenter le monde musulman face à l'Occident et qui recourt à des images comme celle des croisades ou à ce genre de rhétorique. Ce nationalisme turc ne met pas l'accent sur la dimension ethnique, mais davantage sur la dimension culturelle historique et sur le passé turc ottoman qui a régné durant six siècles sur le monde de l'époque, et qui en a constitué la puissance dominante.

L'encerclement de Vienne par les Ottomans, qui a eu lieu à deux reprises, a laissé des traces des deux côtés : les Turcs pensent toujours que Vienne aurait dû tomber et que la Turquie aurait dû devenir la première puissance européenne, et les Européens sont persuadés que si Vienne était tombée, on aurait totalement changé de civilisation. Cette « angoisse de Vienne » travaille les deux anciens protagonistes. Je pense qu'il faudrait que la Turquie et les Européens oublient Vienne pour pouvoir trouver la paix.

La sociologie de la Turquie contemporaine, avec le problème kurde, constitue une équation insoluble pour Tayyip Erdoðan. Il a essayé, il y a quelques années, de déclencher un processus de négociation avec le mouvement kurde pour pouvoir résoudre pacifiquement la question, ce qui était courageux de sa part, mais il s'est malheureusement rendu compte que la solution pacifique du problème kurde ne lui rapportait rien électoralement.

Les Kurdes, qui représentent à peu près 15 % de la population de Turquie, sont nombreux mais ne représentent que 20 millions de personnes. Ils ne pèsent donc pas d'un poids massif dans les décisions finales.

Les Kurdes conservateurs, qui votaient jusqu'à présent pour l'AKP, très heureux de la solution pacifique, se sont tournés vers le parti kurde qui siégeait à la table des négociations. Tayyip Erdoðan, en résolvant le problème kurde, perdait donc ses électeurs kurdes.

Côté Turc, les nationalistes, qui votaient en faveur de l'AKP, ont fortement réagi et se sont tournés vers le parti d'extrême droite nationaliste.

C'est en grande partie ce qui explique que Tayyip Erdoðan a perdu les élections de juin 2015.

Tayyip Erdoðan est quelqu'un qui, comme beaucoup d'hommes politiques je suppose, dirige le pays à l'aide des sondages d'opinion hebdomadaires. La perte de perspective électorale a immédiatement entraîné l'arrêt des négociations. Il s'est rendu compte que la reprise d'une confrontation sur la question kurde ne le desservait pas face à la majorité des Turcs. Ce n'est donc pas simplement un comportement lié à l'aspect sanguinaire de Tayyip Erdoðan, mais au fait que la majorité des Turcs, en Turquie, ont un problème vis-à-vis de la question kurde.

Tayyip Erdoðan a donc dû résoudre l'équation suivante : continuer à intervenir dans sur le problème kurde en recourant à un affrontement violent et poursuivre la politique de répression intense tout en gagnant des voix, ou résoudre le problème kurde par la paix, passer dans l'Histoire, mais perdre les élections. Il a préféré rester au pouvoir coûte que coûte et s'est engagé dans la voie de l'autoritarisme, où la chute peut être très brutale pour les anciens autocrates. Il est donc dans une fuite en avant permanente.

Enfin, Tayyip Erdoðan attise une confrontation confessionnelle au sein du monde musulman entre le sunnisme et l'alévisme, branche du chiisme anatolien. Son engagement sur la question syrienne n'était pas exempte de cette dimension confessionnelle, face à l'avancée des chiites en Syrie.

Tayyip Erdoðan pratique un développement tous azimuts. Les économistes le critiquent beaucoup en disant qu'il construit partout des routes, des ponts, des ports, des aéroports, etc. - et des palais. L'économie turque est effectivement portée par la construction. C'est là une méthode keynésienne. En France, on dit que lorsque le bâtiment va, tout va. C'est une façon un peu ancienne de relancer la demande intérieure. La Turquie est un immense chantier qui peut, il est vrai, se justifier par le rattrapage des infrastructures. C'est ce qui explique aussi la popularité de Tayyip Erdoðan, qui met en avant les services rendus à la population locale.

Enfin, Tayyip Erdoðan a mis en place un régime hyperprésidentiel et voudrait réunir la totalité des pouvoirs entre les mains d'un homme, élu pour le moment, même si l'élection peut être remise en cause à long terme.

Il existe une demande d'autoritarisme par le bas dans la société turque. Tayyip Erdoðan correspond à une tradition d'autoritarisme par le haut. Le kémalisme ancien se caractérisait déjà par un autoritarisme par le haut, qui ne correspondait pas tout à fait à la demande de la population.

La Turquie a vécu un autoritarisme par le haut, institutionnel - mode de vie occidentalisé, port de la cravate, changement d'alphabet, modernisation de la société. Aujourd'hui, on réislamise la société par le haut. L'autoritarisme par le haut continu donc à tout régir. Qu'il s'agisse de l'ancien régime ou de l'actuel, les modalités autoritaires sont restées les mêmes. Seule leur application a changé.

La modernité imposée autoritairement au pays par le haut a toujours rencontré une certaine résistance de la part de la partie majoritaire conservatrice et musulmane de la société. Aujourd'hui, la demande d'autoritarisme de la majorité des Turcs fait gagner des voix à Tayyip Erdoðan.

Trois failles sociales majeures expliquent le chaos que vous avez évoqué.

Premièrement, il existe un affrontement violent principalement entre le PKK et le pouvoir. On recense en Turquie, depuis l'été dernier, 450 à 500 victimes du côté des forces de l'ordre, 200 à 300 civils et environ un millier de combattants du PKK. Ce bilan est celui d'une mini-guerre. En France, on a instauré l'état d'urgence pour un nombre de victimes du terrorisme bien moins élevé ! En Turquie, l'autoritarisme se trouve facilité par la violence et la terreur. Tayyip Erdoðan, dans cet affrontement entre Kurdes et Turcs, est du côté des Turcs, qui représentent plus de 70 % de la population.

Le second affrontement est d'origine confessionnel et oppose les alévis aux sunnites. Les alévis demandent la reconnaissance de leur identité cultuelle et de leurs lieux de culte officiels.

Les sunnites le vivent comme l'ont vécu les chrétiens lors de la séparation de l'église entre catholiques et protestants. C'est pour eux un véritable schisme. Les alévis réagissent violemment et nous vivons donc une véritable guerre confessionnelle.

Enfin, il existe un affrontement majeur, qui dure depuis un siècle, entre deux modes de vie, deux organisations de la vie différentes. Le premier est le mode de vie occidental - égalité entre les hommes et les femmes, liberté vestimentaire, tolérance vis-à-vis de la consommation d'alcool, remise en cause du pouvoir religieux sur l'organisation de la vie sociale, promotion d'une éducation plus laïque, rationnelle et moderne. C'est ce que nous appelons le kémalisme historique, moderniste, qui est tourné vers l'Europe et l'Occident. Le second mode de vie est le mode de vie conservateur, musulman, nationaliste - même si l'autre tendance l'est également - qui a résisté au changement d'alphabet, à la libération sexuelle, à l'égalité entre les hommes et les femmes, au fait que les femmes puissent se libérer de plus en plus du joug des hommes, etc.

La confrontation oppose également le conservatisme que l'on retrouve dans les campagnes au modernisme de la ville. Tayyip Erdoðan est du côté du conservatisme. 60 % à 65 % de la population en Turquie se déclare conservatrice. Tayyip Erdoðan est donc à chaque fois du côté de la majorité et gagne régulièrement. Il n'a pas besoin de faire plus : mécaniquement, socialement, il représente la majorité dans les trois grandes confrontations sociales que vit la Turquie. En fait, ces trois confrontations génèrent une sorte de guerre civile et culturelle, à la manière du XIXe siècle en Allemagne. Cette « Kulturkampf », cette guerre culturelle fait que l'opposition est cantonnée à une minorité permanente.

Tout ceci explique le succès de Tayyip Erdoðan, qui est à présent prisonnier de son autoritarisme. Plusieurs facteurs d'instabilité s'additionnent pour créer le chaos. Tayyip Erdoðan essaye de se présenter comme un sauveur. Il a d'ailleurs dit, après les élections qu'il a perdues : « Vous avez choisi le chaos, vous l'aurez ! ». Le 1er novembre, une partie des électeurs a voté pour lui et pour sortir du chaos. Parmi les nombreux facteurs d'instabilité qui existent en Turquie, Tayyip Erdoðan lui-même est le premier.

En utilisant la menace du chaos et en n'hésitant pas à le mettre en scène, il continue à recueillir le soutien de la moitié des électeurs environ, parce qu'il incarne la conjonction de deux autoritarismes ancrés dans l'histoire turque, l'autoritarisme populaire d'en bas et l'autoritarisme bureaucratique d'en haut.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup.

La parole est aux commissaires.

M. Claude Malhuret. - J'aimerais vous remercier pour la qualité de votre exposé et vous dire à quel point j'admire votre courage.

Nous étions il y a quelques semaines, avec Leila Aïchi, en Turquie. Nous y avons rencontré un certain nombre d'universitaires qui ont signé la pétition en faveur du Kurdistan, qui sont aujourd'hui chassés de leur poste, poursuivis, menacés. Vous faites partie des signataires. Nous avons compris les méthodes utilisées par le pouvoir turc vis-à-vis des universitaires et des journalistes.

Vous utilisez souvent le mot de « démocrature », à mi-chemin entre démocratie et dictature. C'est un débat sémantique dans lequel je ne veux pas entrer. Je pense quant à moi qu'on est plutôt du côté de la dictature que de la démocratie.

Le plus important est la réversibilité. Or, le changement de Constitution, la levée de l'immunité des parlementaires du HDP, qui va permettre à l'AKP de trouver une majorité pour changer ce qu'il veut et le fait que ces parlementaires vont probablement se retrouver condamnés, emprisonnés ou, pour certains, assimilés aux terroristes, sont le fait d'une véritable dictature. Partagez-vous mon sentiment sur le risque d'irréversibilité que présente le processus ?

En second lieu, une refondation civilisationnelle signifie une refondation des relations avec l'Europe. Quel est votre sentiment par rapport aux très longues et très anciennes négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, à laquelle plus personne ne croit ? Faut-il continuer à discuter alors que tout le monde sait que cela ne mènera nulle part, d'autant qu'un référendum est prévu à la fin du processus et que l'on proposera aux Turcs, au prix d'une crise diplomatique, un partenariat privilégié ?

Côté turc, je me pose la même question. Vous avez parlé de réislamisation. Le néo-ottomanisme, c'est à la fois l'éloignement de l'Europe et le rapprochement avec le Proche-Orient et le monde musulman. Ces discussions continuent-elles du côté turc ? Y a-t-il une volonté - que l'on sent d'ailleurs assez mal dans les déclarations de Tayyip Erdoðan - de continuer à jouer sur les deux tableaux, en cherchant à se rapprocher de l'Europe et, en même temps, du Proche-Orient ? On a l'impression que c'est en train de basculer : est-ce votre sentiment ou se situe-t-on entre deux eaux ?

S'agissant du problème kurde, aujourd'hui, pour Tayyip Erdoðan, tout le monde est terroriste, jusqu'aux députés du HDP. Il existe en fait trois entités kurdes, le PKK, le HDP, et le PYD, en Syrie. Ceci nous amène à évoquer le problème syrien. La France et la Turquie sont dans l'OTAN. La plupart des alliés de l'OTAN soutiennent le PYD en Syrie, alors qu'il est l'ennemi juré de la Turquie. Quels sont les rapports entre le PKK, le HDP et le PYD ? Quelles sont les différences, qui sont difficiles à apprécier pour nous ? Comment voyez-vous évoluer la question kurde, à partir du moment où le PYD avance en Syrie et pourrait fort bien contrôler la partie Nord de ce pays d'ici quelque temps ?

M. Robert del Picchia. - L'ancien président de la république de Turquie, M. Gül, me laissait entendre que l'entrée de son pays dans l'Europe était une très bonne chose pour le peuple turc parce que cela fait avancer l'économie, mais que les Turcs eux-mêmes n'accepteront pas les conditions du contrat. Ce ne sont donc pas les Européens qui demanderont un accord particulier, mais les Turcs, et on le leur accordera bien entendu.

Cependant, la culture occidentale existe toujours en Turquie, où l'on compte des lycées comme Galatasaray ou des universités. J'ai visité une université privée gratuite, financée par des groupes bancaires. Cette université comptait, il y a deux ou trois ans, deux mille étudiants et était dotée d'un campus fantastique...

M. Ahmet Insel. - Elle en compte aujourd'hui trois mille !

M. Robert del Picchia. - L'occidentalisation du pays continue donc à être très présente.

Par ailleurs, vous n'avez pas parlé de l'armée, qui est très importante en Turquie. Elle a pris le pouvoir quand elle a estimé que les politiques n'étaient pas à la hauteur et l'a rendu à plusieurs reprises. L'armée a joué le rôle d'ascenseur social pendant longtemps en Turquie. Est-ce encore le cas ?

M. Jeanny Lorgeoux. - La faille sociale que vous avez identifiée - kémalistes, pro-occidentaux, laïques face au monde conservateur islamiste - recoupe-t-elle la faille entre la Turquie des villes et la Turquie rurale, ou cette distinction sociologique n'a-t-elle pas lieu d'être ?

Mme Josette Durrieu. - Je voudrais saluer votre courage ainsi que votre exposé remarquable.

Je crois bien connaître la Turquie, que j'ai labourée pendant cinq ans au titre du Conseil de l'Europe. Oui, on vote, en Turquie ! J'ai observé toutes les élections depuis 2006. Tout est toujours relatif, même dans nos pays. Oui, il y a un solide fondement de la pratique démocratique !

La Turquie, vous l'avez dit, est enfermée dans une dualité, entre la force du régime ottoman et sa culture kémaliste, qui est le ciment de ce pays qui conserve un grand sens de la démocratie. C'est pourquoi Tayyip Erdoðan aura du mal à imposer la réforme du régime, même si sa force est de toujours finir par s'en sortir en ayant le droit pour lui.

En ce qui concerne les Kurdes, Tayyip Erdoðan avait verrouillé la négociation. Tous les partis étaient représentés à parts égales afin de modifier la Constitution, et il fallait des réponses consensuelles impossibles à trouver. Je me suis demandé pourquoi il n'était pas allé jusqu'au bout, et je me suis fait la remarque que cela exploserait un jour sous ses pieds. C'est ce qui se passe à présent !

Quant à l'AKP, elle est bien plus diverse que vous ne l'avez dit. Vous n'avez pas insisté sur la faiblesse de l'opposition kémaliste, qui ne bouge pas. Vous avez raison de dire que les Kurdes ne sont même pas capables de s'emparer du problème. Toutefois, le parti kurde draine une partie de l'électorat de l'AKP. Qu'en est-il de tout cela ?

Enfin, s'agissant de l'hyper présidentialisation du régime, le peuple n'en veut pas !

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je vous remercie pour votre présentation et je m'associe à mes collègues pour saluer vos actes de résistance pour préserver quelques pans de démocratie dans la « démocrature » que vous avez décrite.

Un récent remaniement ministériel a écarté l'un des artisans de l'AKP, Ahmet Davutoðlu, et j'aimerais savoir si, pour vous, ceci constitue une accélération de la présidentialisation du régime. Quelles sont les ambitions réelles du président Tayyip Erdoðan ? Vous avez parlé de sondages et de quelqu'un qui adapte sa politique au gré des mouvements de population, mais a-t-il un but ou des objectifs clairs ?

Par ailleurs, je voudrais inverser les termes du débat et vous demander ce que la Turquie apporte à l'Europe. Nous avons en effet trop tendance à nous demander ce que l'Europe peut apporter à la Turquie et pourquoi la Turquie veut rejoindre l'Union européenne.

Mme Leila Aïchi. - Je m'associe à mes collègues pour saluer votre courage. En Turquie, avec Claude Malhuret, nous avons en effet rencontré beaucoup d'opposants qui vivent une situation extrêmement difficile.

Vous avez longuement parlé du chaos. Jusqu'où peut-il aller selon vous, et en quoi la guerre en Syrie peut-elle déstabiliser la Turquie ?

Concernant l'accord entre l'Union Européenne et la Turquie, dans l'hypothèse d'un échec, jusqu'où Tayyip Erdoðan serait-il selon vous capable d'aller ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je voudrais revenir sur les négociations avec les Kurdes que vous avez évoquées. Il se disait à l'époque que c'est au lendemain des élections législatives - qui se sont mal passées pour Tayyip Erdoðan - que les accords auraient pu se conclure.

Cela n'a pas été le cas pour les raisons évoquées, mais le risque politique était limité par le fait que la démarche, déjà très engagée, devait être finalisée au lendemain de l'échéance, permettant à Tayyip Erdoðan de rebondir et de percevoir les dividendes de la paix.

Cet aspect-là existe toujours. Des élections, il y en a régulièrement. Avez-vous le sentiment que, dans son esprit, et pour les raisons que vous avez dites, il a durablement abandonné la partie, ou l'idée d'entrer dans l'Histoire peut-elle resurgir - car il est assez mégalomane pour cela ?

M. Michel Billout. - Je suis rapporteur d'une mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie.

Cet arrangement conclu au mois de mars de façon caricaturale a eu pour principal effet, dans les jours qui ont suivi sa conclusion, de stopper la vague de migration, ce qui a bien démontré la capacité des forces de sécurité turque d'ouvrir ou de fermer le robinet de l'immigration et d'agir plus ou moins efficacement vis-à-vis des réseaux de passeurs.

Cet accord a en outre été concédé avec de très lourdes contreparties demandées à l'Union européenne, celle-ci se trouvant elle-même en difficulté, notamment au sujet de la problématique des visas, qui constitue aujourd'hui sans doute la contrepartie la plus importante pour Tayyip Erdoðan. Les fameuses soixante-douze conditions sont en grande partie remplies, mais les dernières sont essentielles, notamment en matière de loi sur le terrorisme.

Que pensez-vous du contenu de l'accord ? Croyez-vous que l'Union européenne a eu raison de s'engager dans ce type d'arrangement, au risque de voir se détériorer les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Avez-vous le sentiment, ainsi que vous l'a demandé Leila Aïchi, que cet accord a des chances de durer, sachant que nous avons relevé une différence d'appréciation entre Tayyip Erdoðan et son ex-Premier ministre Ahmet Davutoðlu à ce sujet ?

Mme Christiane Kammermann. - Comme mes collègues, je vous félicite aussi, car vous le méritez.

Comment le peuple turc ressent-il la présence de nombreux réfugiés syriens dans les camps et dans le pays ? Que vont-ils en faire avec le temps ? Quels sont les projets ?

Cela va durer : j'ai visité de nombreux camps et j'ai été très touchée par l'impression carcérale qui s'en dégage. J'ai été très impressionnée par les barbelés qui les entourent. J'ai demandé la raison de leur présence au préfet qui m'accompagnait avec l'ambassadeur de France en Turquie, arguant du fait qu'il s'agissait de réfugiés et non de prisonniers. Le préfet m'a répondu que si l'on ne pratiquait pas ainsi, la Turquie serait un second Liban !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous avez la parole.

M. Ahmet Insel. - M. Billout a fait remarquer qu'à partir du moment où l'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a été signé, le 18 mars, les vagues d'immigration clandestine en provenance des côtes turques vers les îles grecques se sont arrêtées brutalement.

Est-ce parce que les forces de l'ordre turques ont mis un certain holà à l'activité des passeurs clandestins ? Oui, en partie, mais la mesure la plus efficace réside dans le changement d'accueil en Grèce. Jusque-là, les migrants arrivés dans les différentes îles obtenaient immédiatement un laissez-passer et se dirigeaient ensuite directement vers le Pirée pour rejoindre les routes de Macédoine.

Dans la perspective d'un refoulement vers la Turquie, tous les migrants, à partir de cette date, ont déposé leur demande d'asile politique en Grèce. Cela signifiait pour eux qu'ils couraient le risque de rester des mois voire des années en Grèce, ce qui n'est pas leur objectif.

L'été dernier, j'ai traversé avec des migrants de Turquie vers Lesbos, pour voir comment les choses se passaient. Jusqu'à l'été dernier, les migrants arrivaient dans le cadre d'un accueil général et restaient trois ou quatre jours à Lesbos avant de prendre le bateau. Aujourd'hui, ils doivent être enregistrés dans les hotspots qui se trouvent dans quatre îles différentes. La plupart se rendent compte qu'ils sont condamnés à rester là des mois et des mois, le temps que leur dossier soit étudié.

Rester en Turquie dans l'attente d'une solution d'accès directe vers l'Europe devient plus intéressant. L'efficacité principale réside donc dans le changement de situation administrative de ces réfugiés en Grèce, notamment syriens.

Le contrôle par la police a donc des limites. Les côtes sont très larges - des centaines de kilomètres - et les îles très proches. La Turquie pourrait être évidemment plus efficace, d'autant que Tayyip Erdoðan assume ouvertement la responsabilité de ce laxisme, ce qui signifie bien qu'il en a le contrôle.

Je pense que l'accord a été efficace sur cet aspect, mais non globalement. On compte déjà un million de réfugiés syriens en Allemagne et en Suède. Tous les réfugiés syriens que j'ai vus en Turquie qui attendent de partir en Europe à plus ou moins long terme ont un ami, un voisin, un proche parent, déjà installé.

En sociologie de l'immigration, on appelle cela les facteurs d'attraction. Ces facteurs d'attraction sont très importants. Ils ne vont pas n'importe où : j'ai dit à l'immense majorité des réfugiés que j'ai rencontrés qu'il existait des accueils en France. Ils ne veulent pas y venir, pas plus qu'en Espagne ou en Italie. Ils sont obnubilés par l'endroit où ils sont sûrs d'être accueillis par des proches. C'est un phénomène de grappes. C'est un problème allemand, autrichien, suédois, mais pas principalement européen.

Finalement, Tayyip Erdoðan est gagnant sur tous les plans. Le rapport de la Commission européenne en date du 4 mai sur la réalisation des soixante-cinq conditions sur soixante-douze est quelque peu hypocrite, beaucoup étant seulement remplies sur le papier et non dans les faits.

Supposons que l'Union européenne donne son feu vert, que l'accord entre en application et que l'Union européenne accepte la suppression des visas à partir d'octobre. Beaucoup de pays résisteront, principalement la France et l'Autriche, et vont essayer de trouver des astuces pour demander des exceptions. Je vois difficilement la France accepter la suppression des visas six mois avant les élections présidentielles. Cela va servir Tayyip Erdoðan, qui va dénoncer l'hypocrisie des Européens, alors qu'il apparaîtra quant à lui fier et droit dans ses bottes.

Si l'accord n'a pas lieu, cela n'a pas tellement de conséquences, les visas ne concernant que 15 % de la population turque. Qui va être pénalisé ? La majorité des Turcs qui partent à l'étranger ne sont pas des électeurs de l'AKP, mais des modernistes laïques. Ce sont eux qui subissent la pression des visas.

Dans les deux cas, Tayyip Erdoðan est donc gagnant. C'est là le piège qu'il a installé : il a évincé Ahmet Davutoðlu et peut, en cas d'échec, le charger de toutes les responsabilités.

Il est vrai qu'Ahmet Davutoðlu résistait un peu à Tayyip Erdoðan, en particulier au sujet de l'accélération en matière de changement constitutionnel. Ahmet Davutoðlu n'est pas pour le régime présidentiel - pas plus d'ailleurs qu'Abdullah Gül. Il y a dans l'AKP une vraie résistance à l'hyper présidentialisation du régime, ce qui fait enrager de plus en plus Tayyip Erdoðan.

L'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a eu une troisième conséquence grave pour l'image de la démocratie, en particulier le fait que l'on puisse négocier un droit imprescriptible. On peut discuter de la qualité des autres ressortissants, mais je pense qu'il est impossible de remettre en cause la sincérité de la démarche des Syriens. Ils sont devenus l'objet d'un immense chantage entre la Turquie et l'Union européenne. Je travaille beaucoup avec des associations de droits de l'homme : l'image de l'Union européenne a été ébréchée par le discours général qui a été tenu. Nous sommes d'abord une zone basée sur les principes démocratiques imprescriptibles en matière de droits de l'homme. Il y a malheureusement eu à ce sujet une énorme perte de crédibilité.

On dénombre 2,5 millions de réfugiés en Turquie. C'est beaucoup. La Turquie, qui compte 78 millions d'habitants, a une capacité d'absorption bien plus grande que le Liban ou la Jordanie. Ces réfugiés se partagent en trois catégories : environ 300 000 d'entre eux se répartissent sont le long de la frontière syrienne, dans des camps qui sont tenus d'une manière militaire par une administration centrale.

Les conditions de séjour sont très correctes. Il est vrai que la Turquie a organisé des conditions que les gens du HCR trouvent remarquables sur le plan sanitaire, de l'organisation, de l'éducation, mais aussi très militaires, et ce pour deux raisons. On a reproché à la Turquie de laisser les combattants djihadistes utiliser ces camps comme bases arrières. Depuis, les sorties sont beaucoup plus contrôlées. Toutefois, l'immense majorité ne se trouve pas dans les camps : plus de 2 millions se débrouillent en effet par leurs propres moyens. Ils ont tous droit à l'accès aux soins primaires et à l'éducation, ainsi qu'aux aides municipales quand ils en ont vraiment besoin. C'est là un vrai problème.

Pour l'instant, la société a bien accueilli les réfugiés par rapport à ce choc démographique. Nous n'avons heureusement pas connu beaucoup de heurts racistes ou xénophobes - peut-être parce que les réfugiés sont en grande partie musulmans, comme la population. Je ne suis pas sûr que s'ils avaient tous été chrétiens, cela aurait été la même chose.

En revanche, une partie de ces réfugiés va définitivement rester en Turquie. On estime à environ 500 000, voire un million le nombre de réfugiés qui resteront en Turquie. Quoi que fasse l'Union européenne, même si elle installe des barrières en acier de cinq mètres de haut sur toute la frontière, ils creuseront ou apprendront à voler pour pouvoir arriver en Europe.

L'Allemagne a, de ce point de vue, une position hypocrite : elle n'est pas contre leur arrivée, mais pour une arrivée étalée dans le temps et organisée. Tout l'enjeu est de les maintenir quelques années en Turquie, même au prix d'une décrédibilisation politique.

La question kurde est évidemment la plus importante. Imaginez une société où l'on déplore plus de trois mille morts depuis six ou sept mois, et où les attentats ont tué des centaines de personnes depuis l'été dernier. Le Gouvernement réagit très violemment afin de réprimer une insurrection qui ne dit pas son nom, et rase certains quartiers en déplaçant 350 000 à 400 000 personnes. Il impose l'état de siège dans certains quartiers kurdes et un couvre-feu permanent durant des semaines.

Le problème vient du fait que le nationalisme turc n'est pas moins faible que le nationalisme kurde. Tayyip Erdoðan arrive donc à mobiliser la fibre nationaliste. C'est à ce niveau qu'est intervenue la décision honteuse du parti républicain du peuple, le CHP, social-démocrate, membre de l'opposition et de l'Internationale socialiste, de donner consigne de voter en faveur de la suspension des immunités parlementaires afin que l'AKP ne puisse l'accuser de soutenir les terroristes.

La base du CHP n'est donc pas très claire sur la question kurde, et demeure sensible à l'accusation de soutien au terrorisme.

La revendication d'égalité citoyenne des Kurdes n'est pas simple. En France, les Corses ont également réclamé d'être reconnus comme un peuple à part entière par rapport à la nation française. Les majorités n'acceptent pas facilement ce genre de choses.

Dans le cas de la Turquie, l'angoisse provient également de Syrie. Depuis que le facteur kurde a surgi en Syrie, alors qu'il n'existait pas jusqu'en 2011, les militaires, les bureaucrates, les nationalistes turcs, de droite comme de gauche, ont surtout peur - à mon avis à tort - de la création d'entités politiques autonomes territoriales kurdes reconnues internationalement, à l'image de ce qui s'est passé en Irak du Nord. Les frontières avec les entités turques au Sud représentent environ 1300 km. Or, la Turquie abrite la plus grande diaspora kurde. On compte environ 40 millions de Kurdes dans le monde. En Turquie, ils sont entre 15 et 20 millions, contre 5 millions en Irak et 2 millions en Syrie.

Le centre de gravité démographique des Kurdes est en Turquie. Si l'on crée une immense zone kurde plus ou moins reconnue politiquement et internationalement, les nationalistes craignent que les Kurdes de Turquie n'aient tendance à s'installer au Sud.

L'Union européenne, de ce point de vue, offrait une occasion extraordinaire d'entraîner les Turques et les Kurdes de Turquie dans une dynamique de démocratisation tournée vers l'Union européenne. Le tropisme des Kurdes se serait alors manifesté différemment - mais nous avons raté le coche !

Les Turcs n'ont pas totalement tort d'avoir peur, mais les solutions qu'ils préconisent pour conjurer cette peur ne font qu'aggraver la situation et accélérer les choses. Il s'agit là dans d'un véritable cercle vicieux.

J'ai évoqué la fermeture d'une parenthèse. Le mouvement islamiste de l'AKP refuse l'occidentalisation par le haut depuis toujours. J'ai parlé de « Kulturkampf », de guerre culturelle. Nous la vivons depuis un siècle. Jusque-là, le pouvoir était du côté des occidentalistes. Même s'ils étaient minoritaires dans la population, ils contrôlaient l'État, surtout grâce au soutien de l'armée. L'armée a perdu la partie du fait des moyens juridiques exécrables utilisés par le groupe güleniste, mais elle a aussi perdu la partie parce qu'elle s'est trop immiscée dans la vie politique et s'est décrédibilisée.

De l'autre côté, il existe une autre minorité en Turquie, qui représente 30 % à 35 % de la population et aspire à un mode de vie occidental et aux acquis du kémalisme. C'est en ce sens que je parle de guerre civile culturelle. En Turquie, on peut vivre à l'occidentale dans les grandes villes, mais aussi à l'orientale ailleurs. La Turquie fait coexister trois images très différentes. C'est pourquoi elle ne constitue pas tout à fait une société et que les citoyens turcs ne se font pas confiance mutuellement.

Un sondage du Pew Research Center démontre que 11 % des Turcs font confiance à leurs ressortissants. Cela ne représente pas une société très solide mais une société qui a peur d'elle-même et de la violence interne.

Ceci entraîne une certaine résistance. Ainsi, depuis deux semaines, trente-cinq à quarante lycées d'élite publient des manifestes contre le « réactionnarisme » culturel de Tayyip Erdoðan - même s'il s'agit là d'un barbarisme - et l'introduction de cours religieux à l'école, etc.

Une certaine résistance se met donc en place. C'est pourquoi je ne suis pas totalement pessimiste quant à l'avenir. Évidemment, Tayyip Erdoðan dispose désormais de tous les pouvoirs. Il contrôle la justice, va probablement changer le statut de la Cour de cassation et du Conseil d'État, réduire le nombre de juges et faire nommer des personnes très proches du pouvoir. Il contrôle déjà la justice, ayant écarté les juges gülenistes, dont les pratiques demeurent.

En outre, Tayyip Erdoðan a la haute main sur les administrations dans leur totalité. Quatorze ans de pouvoir ont suffi pour créer un État à la botte de l'AKP, dans un pays où les institutions sont autoritaires.

Tayyip Erdoðan contrôle aussi la plus grande partie des universités et des médias. Les journaux ne comptent guère. La majorité de la population s'informe grâce à la télévision, qui est l'enjeu principal. Il contrôle surtout les télévisions. Seule la presse écrite arrive encore à résister. C'est là que Tayyip Erdoðan est très fort.

La suppression de l'immunité parlementaire des députés, qui vise essentiellement les députés du parti démocratique du peuple, va aggraver les choses. Tayyip Erdoðan veut criminaliser ces derniers.

Enfin, le mouvement kurde, en général, comprend le PKK, le HDP et certaines associations. Il n'existe pas de liens organiques entre le HDP et le PKK. Il peut certes y avoir des influences. De l'autre côté, le PYD est une émanation du PKK qui s'autonomise. Quoi qu'il en soit, les Kurdes de Syrie ne peuvent réclamer une hégémonie démographique politique, comme en Irak, et sont obligés de faire avec les autres composantes de la population, quoi qu'il arrive.

Le PKK conserve beaucoup de séquelles des années 1970, du discours et de l'univers marxiste-léniniste qui prône la violence et la lutte armée. Ce ne sont pas non plus des démocrates, mais ils sont très à cheval, dans une société extrêmement patriarcale, sur le sujet de la libération des femmes. Si, en Turquie, on a réalisé une véritable avancée en matière d'égalité entre les hommes et les femmes dans l'espace politique, c'est bien au mouvement kurde qu'on le doit.

Je pense qu'il existe une résistance pacifique en Turquie. Le parti d'opposition principal, le CHP, s'est inscrit malgré lui dans une logique confessionnelle. La majorité des alévis votent pour le CHP, mais ne représentent que 15 % de la population. Les sunnites considèrent de fait le parti kémaliste comme le parti des alévis, et ne s'approchent pas trop de lui. Les Kurdes, quant à eux, refusent totalement de regarder du côté du CHP. Le principal parti d'opposition est donc quasiment exclu des deux grands affrontements sociaux que connaît la Turquie et demeure cantonné au suivisme.

Cela peut-il changer ? Le HDP était porteur de cette potentialité. Tayyip Erdoðan a bien vu le danger. Le projet de suppression de l'immunité parlementaire vise cinquante-six parlementaires de ce parti sur cinquante-neuf.

Pour Tayyip Erdoðan, le danger principal vient de la création de cette opposition qui ne se cantonne pas simplement à la question kurde ou à la question des alévis, qui est véritablement démocrate et qui s'affranchit du nationalisme. Au moment des élections du 7 juin 2015, Tayyip Erdoðan n'a pas pris la parole durant trois jours. Le HDP, en arrivant à 13 % des voix, avait raflé 80 sièges et lui avait fait perdre la majorité parlementaire. On a alors vu Tayyip Erdoðan disparaître trois jours, avant de réapparaître pour organiser de nouvelles élections.

Oui, il existe un risque d'irréversibilité après les élections. Les élections se passent correctement, mais la campagne électorale n'est pas égalitaire. L'instauration d'un seuil minimum de 10 % des suffrages crée énormément de problèmes dans la vie politique. Si l'AKP reste en un seul bloc, c'est aussi à cause de ce seuil : si une minorité quitte l'AKP, le parti n'est pas sûr d'atteindre 10 % des voix aux prochaines élections.

La date des dernières élections anticipées avait été fixée au 1er novembre, au moment d'un pont. En France, en cas d'élections anticipées, sans possibilité de vote par procuration ou par correspondance, on s'attend à ce que le taux de participation baisse significativement. En Turquie, le 1er novembre dernier, le taux de participation a augmenté de trois points par rapport au 1er juin. Les gens ont renoncé à leur week-end prolongé. La vie politique et les élections sont vécues comme la continuité de la guerre civile. Tout le monde veut participer et tout le monde est mobilisé. Il est difficile de tricher.

Cependant, une participation aussi importante n'est pas très saine, la vie politique étant hyperpolitisée et les positions plus passionnelles que rationnelles, où chacun défend son camp. C'est ce qui permet à Tayyip Erdoðan d'intervenir en brandissant la menace du chaos, du terrorisme et du retour au pouvoir des anciennes élites qui, selon lui, feront fermer les moquées, interdiront les écoles d'imams et de prédicateurs, le port du foulard à l'université, etc. Malheureusement, cette menace fonctionne.

Cette passionnalisation des élections est à la fois une faiblesse et une force, la victoire devant être sanctionnée par les urnes. On peut en effet toujours tenter de convaincre certains électeurs de l'AKP de changer d'avis ou de quitter le parti, certains étant peu satisfaits de la dimension psychopathologique du pouvoir exercé par Tayyip Erdoðan.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup de ce passionnant exposé qui nous a apporté un certain nombre d'informations, mais qui a aussi provoqué quelques inquiétudes. La stratégie politique consistant à se placer systématiquement dans des situations favorables est à méditer. C'est une belle leçon pour tous ceux qui ont des ambitions ! En France, on pourrait appeler cela l'art du « culbuto » !

Les trois communautés, les trois clivages que vous avez décrits, dans la laïcité turque, sont extraordinairement intéressants sur le plan du mécanisme politique, même si l'on peut douter de l'esprit démocratique de celui-ci.

On vous a félicité pour votre engagement, on peut aussi le faire pour la clarté de votre pensée.

La réunion est levée à 12 h 40.