Jeudi 2 juin 2016

- Présidence de Mme Chantal Jouanno, présidente -

Projet de loi Travail - Audition de Mme Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP)

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Mes chers collègues, dans la continuité de l'audition de Catherine Coutelle le 19 mai dernier, qui nous a présenté les travaux de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s, nous entendons ce matin Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP).

Je remercie Brigitte Grésy d'avoir accepté notre invitation.

Le CSEP a en effet rendu, début mars, un avis sur ce projet de loi. Nous aimerions savoir quelles étaient les principales remarques et préoccupations du conseil en matière d'égalité professionnelle au regard de ce texte. Nous aimerions aussi profiter de cette audition pour recueillir votre avis sur le texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale. Quels ont été les apports du texte voté à l'Assemblée nationale, au regard de l'avis rendu par le conseil ?

Enfin, nous souhaiterions que vous nous indiquiez les perspectives d'amélioration du texte en vue de son examen par le Sénat.

Vous avez la parole.

Mme Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP). - Je souhaite tout d'abord remercier les sénatrices et les sénateurs car c'est grâce à vous que la disposition nouvelle concernant l'agissement sexiste a été intégrée dans le code du travail à l'article L. 1142-2-1. Dans la lignée du rapport du CSEP sur le sexisme dans les relations de travail, il est très satisfaisant que soit enfin identifiée la notion de sexisme dans le code du travail pour couvrir tout ce qui n'était pas déjà visé par notre droit, comme le harcèlement sexuel et l'agression sexuelle.

Des amendements importants ont déjà été adoptés lors de la première lecture du texte à l'Assemblée nationale. La lutte contre les agissements sexistes est ainsi confortée puisque leur prise en compte est maintenant intégrée dans le règlement intérieur de l'entreprise, mais aussi dans le plan de prévention de l'employeur. De plus, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a désormais la possibilité de proposer des actions de prévention en matière d'agissements sexistes. L'enrichissement apporté par ces dispositions est central pour le CSEP. Toutefois, nous souhaitons approfondir encore cette notion car les conditions du débat à l'Assemblée nationale n'ont pas permis que soient retenues toutes les dispositions concernant l'égalité professionnelle. De plus, il reste à mon avis à rendre plus cohérente la procédure de négociation sur l'égalité professionnelle.

Parce que c'est un élément essentiel, je voudrais commencer par l'agissement sexiste. Le travail juridique sur cette notion, en effet, n'est pas terminé, notamment au regard d'une disposition centrale consistant à l'extension à l'agissement sexiste du régime de preuve applicable à tous les motifs de discrimination. Aujourd'hui, l'article 20 de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi1(*), dite loi Rebsamen, a intégré au code du travail la notion d'agissement sexiste, qui existait déjà à l'article 1er de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations2(*).

Il est important de mentionner cette dernière, car elle contient un certain nombre de dispositions qui, de facto, peuvent s'appliquer à l'agissement sexiste. Encore faudrait-il cependant bien en repréciser certains points. Dans le cadre actuel, la victime ne doit présenter que des éléments de fait et non pas faire la preuve qu'il y a eu atteinte à sa dignité. Le projet de loi Travail harmonise, dans son article 1er bis (nouveau), la rédaction du régime de l'aménagement de la preuve entre la discrimination, pour laquelle la victime doit « présenter des éléments de fait », et le harcèlement sexuel et moral, pour lequel la victime « doit établir des faits qui permettent de présumer ».

Nous souhaiterions très précisément que le code du travail, dans son article L. 1144-1, poursuive cette harmonisation en l'étendant à l'agissement sexiste, qui devrait lui aussi relever de la nécessité de « présenter des éléments de fait ».

Je propose aussi d'étendre la protection des salariés contre des mesures de représailles, qui existe dans le code du travail en matière de harcèlement moral et de harcèlement sexuel, qui prévoit des dispositions visant à protéger les personnes contre les mesures de rétorsion dont elles pourraient faire l'objet pour avoir subi, refusé de subir ou pour avoir témoigné ou relaté des faits de harcèlement sexuel, de discrimination ou de harcèlement moral. Il est souhaitable d'élargir cette protection à l'agissement sexiste pour que personne ne puisse être sanctionné pour avoir subi ou refusé de subir des agissements sexistes ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés, y compris lorsque l'agissement sexiste n'est pas répété. Il s'agirait de transposer à l'agissement sexiste ce qui existe déjà en matière de harcèlement.

Ma troisième proposition porte sur la nullité des actes contraires aux dispositions relatives à l'interdiction de tout agissement sexiste. Il faudrait par exemple qu'une action disciplinaire prise par un employeur à l'égard d'un salarié ayant témoigné d'agissements sexistes, si elle est contestée devant une juridiction et jugée discriminatoire, puisse être considérée comme n'ayant jamais existé.

À notre sens, il manque donc aujourd'hui dans le projet de loi trois dispositions concernant les agissements sexistes : l'une sur le régime de preuves, l'autre sur l'impossibilité d'organiser des représailles contre les personnes qui ont témoigné contre des agissements sexistes, et la dernière sur la nullité des actes contraires à l'interdiction de tout agissement sexiste.

Reste à étudier le régime de la sanction et de la réparation. En entreprise, la sanction peut être d'abord disciplinaire de la part de l'employeur à l'encontre de l'auteur des actes sexistes. La réparation, quant à elle, passe par la mise en cause de la responsabilité civile de l'employeur. Aucune sanction pénale n'est prévue puisque l'agissement sexiste n'existe pas dans le code pénal. De facto, s'appliquent le régime de la sanction disciplinaire qui peut aller jusqu'au licenciement de la personne qui commet des actes sexistes, et la réparation qui met en jeu la responsabilité civile de l'employeur.

L'employeur se doit de conduire une politique de prévention des faits qui peuvent être commis à l'encontre de ses salariés, et c'est à ce titre que sa responsabilité civile est engagée, sachant que l'affaire est alors portée devant les prud'hommes. Il existe donc aujourd'hui un régime de sanctions ad hoc, lié à la sanction des salariés et à la réparation due par l'employeur.

En matière de harcèlement sexuel, il faut savoir que très peu de condamnations sont prononcées au pénal. Il faut noter que le sexisme couvre un champ très large allant de l'agissement sexiste jusqu'au viol, sachant que 5 % des viols sont perpétrés dans l'entreprise elle-même. Très souvent, les faits de harcèlement sexuel sont requalifiés en faits de harcèlement moral ou sont plaidés comme tel par la victime, tant il est complexe pour elle, ensuite, de revenir sur son lieu de travail et de poursuivre son activité dans de bonnes conditions.

Toujours sur la question de l'agissement sexiste, je pense que le Sénat a vraiment ouvert une porte essentielle dans le cadre de l'examen de la loi relative au dialogue social et à l'emploi. Mais il faut poursuivre dans cette voie pour étendre la protection contre l'agissement sexiste aux fonctionnaires. Il faudrait donc compléter l'article 6 bis de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires dite loi Le Pors3(*), de façon à interdire tout agissement sexiste. Le chapitre 2 de cette loi pose un certain nombre de garanties visant à protéger les fonctionnaires contre les discriminations, le harcèlement moral et le harcèlement sexuel. L'idée est de faire figurer la notion de harcèlement sexiste dans ce texte puisque la loi du 27 mai 2008, qui transpose plusieurs dispositions communautaires, et dont est tirée la notion d'agissement sexiste, s'applique à toute personne publique, et donc de facto aux fonctionnaires. Par conséquent, l'agissement sexiste pourrait être inscrit dans la loi de 1983 en reprenant la même formulation que celle utilisée dans le code du travail, c'est-à-dire en ces termes : « Aucun fonctionnaire ne doit subir d'agissement sexiste défini comme tout agissement lié au sexe d'une personne ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Telles sont les propositions que nous faisons sur la question des agissements sexistes.

Je souhaiterais par ailleurs profiter de cette audition pour revenir brièvement sur des améliorations à apporter à des dispositions du code du travail issues de la loi Rebsamen. En effet, cette loi a profondément transformé tous les dispositifs relatifs à l'information des travailleurs, à la consultation et à la négociation et a donc eu des conséquences sur l'égalité professionnelle. Il faut savoir que la loi Rebsamen a retiré la notion de rapport de situation comparée (RSC) entre les hommes et les femmes et qu'un projet de décret relatif à l'information des instances représentatives du personnel (IRP) sera examiné au Conseil d'État très prochainement. Ce texte retient toute une série de dispositions issues de la loi Rebsamen et propose des avancées pour récupérer ce qui constituait la deuxième partie du rapport de situation comparée.

Ce dernier, tel qu'il existait, concernait les entreprises de plus de 300 salariés et se structurait autour de deux parties : d'une part, des données chiffrées, d'autre part, un plan d'action très important pour mettre en mouvement ces données chiffrées. Or la loi Rebsamen a supprimé le rapport de situation comparée. En soi, cette suppression n'est pas problématique puisqu'il y avait une forte confusion entre le plan d'action du rapport de situation comparée et le plan d'action unilatéral de l'employeur que ce dernier doit impérativement élaborer en cas d'échec de l'accord.

Je rappelle que la procédure de négociation sur l'égalité professionnelle s'articule autour de quatre phases : la construction des données chiffrées à faire figurer dans la base de données économiques et sociales (BDES) conformément à l'article L. 2323-8 du code du travail, la consultation du comité d'entreprise (CE), la négociation, et la sanction.

Cependant, le texte relatif à la phase de consultation est actuellement incompréhensible car il y est indiqué que la consultation doit s'opérer sur la base des données incluses dans la BDES mais également sur l'accord ou le plan d'action de la phase 3. Autrement dit, la consultation porte sur un document qui n'existe pas encore puisqu'il est issu de la négociation à venir.

Nous proposons donc de réintroduire la notion de stratégie d'action, plutôt que de plan d'action, à cet endroit du code du travail, tout en retirant la référence au plan d'action ou à l'accord, source de confusion. Il faudrait donc, pour que le dispositif prévu par le code du travail soit clair, que les quatre étapes, même l'étape de la sanction, fassent référence à la notion de stratégie d'action qui figurerait désormais à l'étape 2 de la consultation.

Il faudrait également que soit corrigée une référence erronée relative à la commission supérieure de l'égalité professionnelle, puisque le texte actuel fait référence à l'article L. 2323-57 qui correspond à l'ancien article relatif au rapport de situation comparée (RSC).

Ensuite, autre sujet très important : aujourd'hui, les PME ne négocient pas sur l'égalité professionnelle. En moyenne, 36 % des entreprises ayant déclaré un délégué syndical apte à négocier ont signé un accord. Ce taux atteint 85 % pour les entreprises de plus de 1 000  salariés et 63 % pour les entreprises employant entre 250 et 1 000 salariés. Il n'est que de 33 % pour les entreprises plus modestes. En outre, 80 % des mises en demeure et 80 % des pénalités visent les PME. Force est de reconnaître que ces entreprises n'arrivent pas aujourd'hui à négocier sur l'égalité professionnelle faute d'informations, et surtout en raison d'une complexité extrême des obligations qui leur sont demandées.

L'article L. 2325-38 du code du travail prévoit la possibilité, pour les entreprises d'au moins 300 salariés, de recourir à un expert en matière d'égalité professionnelle pour rédiger les données, les indicateurs, l'accord et le plan d'action en vue de préparer la négociation. Pour cela, il faut un accord entre l'employeur et la majorité des membres du comité d'entreprise. Le tribunal de grande instance est saisi en cas de désaccord. Nous souhaiterions que soit étendue aux PME la possibilité de recourir à un expert en matière d'égalité professionnelle, ce qui impliquerait de modifier l'article L. 2325-38 du code du travail pour que le seuil passe de trois cents salariés à cinquante salariés.

En outre, l'article 18 du projet de loi Travail ouvre de nouvelles possibilités de formation aux négociateurs. À ce même article, dans une logique d'approche intégrée de l'égalité professionnelle, il faudrait que soit ajoutée une disposition précisant que les formations communes dont sont susceptibles de bénéficier les salariés et les employeurs puissent comporter une formation spécifique à l'égalité professionnelle.

Cette modification me paraît vraiment très importante. Le CSEP mène actuellement un travail sur les formations à l'égalité. Or, on se rend compte que le marché de l'offre de formation est extrêmement éclaté, hétérogène et repose sur des fondements qui posent problème. En effet, certains organismes de formation véhiculent l'idée que femmes et hommes sont complémentaires, raison pour laquelle il convient de promouvoir la mixité. Il semble donc indispensable de travailler sur les valeurs essentielles et les principes clés sur lesquels fonder les formations à l'égalité professionnelle. De plus, il nous semble très important que non seulement les salariés, mais également les négociateurs eux-mêmes, soient formés aux enjeux de l'égalité professionnelle. C'est pourquoi je plaide pour que soit ajoutée cette précision de façon à ce qu'une formation spécifique à l'égalité professionnelle soit mentionnée, dans le cadre de la démarche intégrée de l'égalité.

Nous arrivons au chapitre relatif aux temps partiel, qui cristallise des oppositions fortes entre les organisations patronales et les organisations syndicales. Sur ce point, le CSEP n'a pas de mandat de ses membres. Dans leur ensemble, les organisations patronales - sauf la CGPME, qui estime que certaines dispositions sont trop complexes, notamment sur le compte personnel d'activité et la notion de référendum - sont plutôt favorables au projet de loi, après avoir regretté la présence du préambule et demandé son retrait, au motif qu'il pourrait induire une confusion des normes. Cela a été fait. Le MEDEF, de son côté, se prononce en faveur d'une flexi-sécurité à la française qui aménage à la fois la négociation et les accords au niveau de l'entreprise, tout en offrant des garanties de sécurité supplémentaires pour les salariés. La partie syndicale, de son côté, y est opposée. Leur objection tient à ce que les femmes sont certes entrées en masse sur le marché du travail (83 % des femmes âgées de 25 à 49 ans travaillent), mais que 80 % des salariés à temps partiel sont des femmes et que 30 % des femmes qui travaillent sont à temps partiel (contre 6 % des hommes). De plus, malgré le taux d'activité très important des femmes en France, il faut garder en mémoire que les deux tiers des salariés à bas salaires sont des femmes, et que ces dernières sont deux fois plus souvent au SMIC que les hommes.

Le marché du travail présente donc un paysage toujours plus contrasté, avec un essor des femmes cadres qui jouent le jeu de la mixité, mais un écart croissant entre les femmes cadres et les femmes non-cadres qui, elles, s'enfoncent dans la précarité. Je rappelle que la montée des femmes cadres est l'un des grands éléments de ce siècle. Ainsi, au cours des vingt dernières années, le nombre de femmes cadres a augmenté de 149 %, contre 49 % pour les hommes. Les avancées sont réelles concernant la prise de responsabilité des femmes.

Mais parallèlement à cette avancée indiscutable, la question qui se pose, au-delà de la question du chômage des femmes, est celle des travailleuses pauvres, puisque beaucoup d'entre elles se trouvent en situation de sous-emploi. Le temps partiel apparaît d'ailleurs comme le carrefour des inégalités entre hommes et femmes car il pose, d'une part, la question de l'articulation de la vie familiale avec la vie professionnelle, qui est encore loin d'être bien pensée, notamment dans les organisations de travail, mais aussi, d'autre part, la question de l'évolution du système productif, avec un changement profond de la structure des emplois et des formes d'emploi.

Ainsi, dans un certain nombre de branches, et notamment dans la restauration et dans le nettoyage, le temps partiel constitue un mode de gestion des emplois. « Faire des heures » devient la norme. J'insiste ici sur un message essentiel de l'avis du CSEP : le travail des femmes est très différent de celui des hommes, et on observe une absence de mixité sur le marché du travail. La mixité y est en fait un leurre. Aujourd'hui, seulement 12 % des emplois, qui représentent 17 % des salariés, sont mixtes, c'est-à-dire comprennent environ 40 % d'un sexe donné. On constate une stabilité très forte dans cette ségrégation des emplois. Concrètement, les femmes et les hommes n'occupent pas les mêmes emplois (fonctions « support » d'un côté, fonctions techniques de l'autre), avec des différences très fortes entre les métiers dits majoritairement féminins et ceux dits majoritairement masculins.

Fait très préoccupant, le seul secteur où l'on observe un glissement d'un secteur majoritairement féminin vers un secteur relativement mixte, est celui du numérique. Il y a encore vingt ans, il était majoritairement occupé par les femmes qui y exerçaient des postes d'opérateurs informatiques. À l'époque, faire du codage était considéré comme « faire de la dentelle » et assimilé à un métier féminin. Cela s'explique notamment par le fait que ce métier n'était pas lié aux mathématiques. 89 % des codeurs étaient alors des femmes. Avec l'avènement de la culture geek et l'essor de l'informatique comme domaine strictement masculin, nous avons assisté à l'éviction des femmes de ce secteur parallèlement à une évolution des modes d'organisation dans un sens défavorable aux femmes. Celles-ci représentent aujourd'hui moins de 50 % des opérateurs informatiques. C'est l'un des rares métiers qui a évolué dans ce sens alors qu'il s'agit d'une branche porteuse d'emploi pour l'avenir. Dans la population des ingénieurs informatiques, les femmes sont très minoritaires et occupent 20 à 25 % des emplois.

On parle souvent du « plafond de verre », mais il convient également de parler des « murs de verre ». Les écarts de rémunération entre les hommes et les femmes tiennent certes au temps partiel mais aussi aux différences de nature du statut (CDD versus CDI) et aux différences de secteurs. Je rappelle qu'il y a encore aujourd'hui une différence de salaire de 9 % qui reste inexpliquée. Il y a aussi la discrimination systémique, qui fait qu'un diplôme de femme vaut moins qu'un diplôme d'homme sur le marché du travail. C'est ce que l'on appelle le rendement différentiel des facteurs, suivant que l'on est un homme ou une femme.

Ces différences tiennent également à la classification des emplois. Force est de constater que les métiers majoritairement féminins sont moins valorisés que les métiers majoritairement occupés par des hommes. Les compétences portées majoritairement par des femmes valent moins que les compétences majoritairement exercées par des hommes. Le CSEP s'attelle aujourd'hui au chantier des classifications. Les organisations patronales ont récemment publié un document de méthodologie sur les classifications sur lequel nous nous appuyons pour essayer de dénicher les biais sexistes dans les grilles de classification actuelles, biais sexistes qui existent toujours au détriment des femmes. Vous connaissez cet exemple par coeur : porter une personne âgée dépendante n'est pas aussi fortement valorisé que porter un sac de ciment. Cela n'est pas considéré comme un signe de pénibilité. Pourtant, nous savons combien il est difficile et lourd de porter une personne qui ne peut pas se tenir, et nous connaissons l'impact sur la santé physique des travailleurs du secteur des services à la personne, qui sont à 90 % des femmes. Nous sommes ici face à un faisceau d'inégalités liées simplement à l'occupation du marché du travail. Donc, tout ce qui concerne le temps de travail affecte inégalement les femmes et les hommes.

Quatre amendements portés par l'Assemblée nationale concernent le temps partiel. Je rappelle à ce sujet qu'il existe une inégalité dans la mesure où les heures complémentaires ne sont pas payées dès la première heure au même niveau que les heures supplémentaires (taux de 10 % pour le dixième du temps de travail pour le temps partiel, contre un paiement dès la première heure pour le temps plein). À travers l'accord, le projet de loi risque d'induire une sorte d'étirement des possibilités de recourir à un moindre temps partiel que celui autrefois défini par la loi à raison de 24 heures. Donc, sur ce point, je suis très favorable à l'amendement de l'Assemblée nationale sur la question du taux de majoration des heures complémentaires. Je le dit néanmoins à titre personnel, n'ayant pas de mandat du CSEP pour le faire. Je fais la même remarque sur l'amendement relatif à la question de la limitation du nombre de crédit d'heures pour l'exercice du mandat d'un salarié à temps partiel. Enfin, concernant le délai de prévenance dans le cadre de la modification de la répartition de la durée du travail (trois jours au lieu de sept), il faut savoir que les femmes en feront les frais, car elles sont plus nombreuses à devoir jouer avec une organisation tendue de leur emploi du temps. Il faut donc en revenir à un délai de sept jours.

Ces dispositions doivent être soutenues d'un point de vue juridique, et pas seulement au regard de l'analyse économique qui consiste à dire que les femmes sont à 80 % à temps partiel. C'est aussi une analyse juridique, car il est clair que la notion de discrimination indirecte pourrait s'appliquer à l'ensemble d'entre elles. Le concept de discrimination indirecte vise des règles et des pratiques qui apparaissent neutres, mais qui produisent des effets plus défavorables sur un groupe que sur un autre. Globalement, les effets de ces mesures auront un impact plus fort sur les femmes que sur les hommes puisqu'elles sont plus nombreuses à travailler à temps partiel. Or, s'il est possible de recourir à un traitement différentiel si l'objectif recherché est légitime et s'il est mis en oeuvre de façon proportionnée, il n'est pas certain qu'il soit possible de faire la démonstration que les dispositions mentionnées sur le temps partiel sont effectivement légitimes et proportionnées.

La question de l'abondement du compte personnel de formation (CPF) pour les salariés à temps partiel, qui porte sur le volet sécurisation des salariés, nous semble aussi essentielle. En effet, l'article 21 du projet de loi prévoit la création du compte personnel d'activité (CPA) qui sera constitué du compte personnel de formation (CPF), du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) et du compte d'engagement citoyen. Aujourd'hui, la mesure qui prévoit l'alimentation du compte personnel de formation en fonction des heures travaillées pour les salariés à temps partiel à l'article L. 6323-11 du code du travail conduit à une proratisation des heures de formation. Là encore, il nous semble que cet article pourrait constituer une discrimination indirecte à l'égard des femmes en matière d'accès à la formation, d'autant plus que les formations éligibles au CPF sont des formations qualifiantes qui nécessitent un nombre d'heures important. Cette disposition semble exclure de manière disproportionnée les travailleurs à temps partiel du bénéfice du droit au CPF. Pour dire que cette mesure prorata temporis poursuit un motif légitime, il faudrait savoir si la limitation du bénéfice d'un avantage en fonction des heures travaillées pourrait être objectivement justifiée par un coût financier très fort pour l'employeur. En tout état de cause, cette pratique semble quelque peu disproportionnée par rapport à l'objectif recherché. Nous souhaitons en conséquence que deux possibilités soient laissées au choix pour corriger cette inégalité, en prévoyant que les salariés à temps partiel bénéficient : soit des mêmes droits que les personnes à temps complet (24 heures par an), soit d'une majoration de 30 % du crédit d'heures annuel pour le porter à 15,6 heures.

Une telle mesure paraît d'autant plus nécessaire que nous n'avons aucune assurance que les entreprises ne demanderont pas à leurs salariés d'accepter des temps partiels portant sur un faible nombre d'heures travaillées. Dans certains accords, le temps de travail est même fixé à deux heures. Certes, il était déjà possible de déroger à la règle du contrat de 24 heures à la condition de prévoir des contreparties, mais force est de reconnaître que ces contreparties ne sont pas toujours réelles. La ministre a d'ailleurs demandé à la Direction générale du travail (DGT) de dresser un bilan des dérogations aux 24 heures pour le temps partiel. Ce bilan sera restitué début juillet dans le cadre du bilan annuel sur les accords réalisé par la DGT dans le cadre de la Commission nationale de la négociation collective. Nous pourrons en tirer des enseignements, mais disposer de ces informations dès aujourd'hui aurait permis de posséder des éléments factuels en vue de démontrer comment le temps partiel est fragilisé par ces mesures.

Je souhaite terminer mon exposé par deux éléments.

Il y a deux mois, le CSEP a présenté, avec le Haut conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes (HCE|fh), un rapport d'évaluation de la loi Copé-Zimmermann4(*). Il y est établi que les entreprises du CAC 40 et du SBF 120 parviendront à atteindre un ratio de 40 % du sexe sous-représenté dans leurs instances de gouvernance en 2017. Rappelons que toutes les entreprises de plus de 500 salariés ou réalisant un chiffre d'affaires ou un total de bilan supérieur à 50 millions d'euros sont soumises à cette loi, que ces entreprises soient cotées ou non. Si l'on atteint plus de 34 % de femmes dans les instances de gouvernance des sociétés du CAC 40, le taux de représentation du sexe sous-représenté se situe seulement autour de 13 % dans les sociétés non cotées. Cependant, je rappelle que la loi prévoit que, dans les conseils d'administration de huit membres et moins, la règle est différente : l'écart ne doit pas être supérieur à deux, ce qui offre une latitude puisqu'un conseil d'administration de quatre membres peut ne compter qu'une femme. Cela facilite les choses, et c'est aussi pour cette raison que beaucoup d'entreprises ont pris la décision de réduire la composition de leur conseil.

Ainsi, il faudrait compléter l'article L. 2323-8 du code du travail portant sur l'égalité professionnelle de façon à ajouter une donnée chiffrée concernant le pourcentage des hommes et des femmes dans les conseils d'administration, dans la base de données économiques et sociales (BDES).

En effet, il est aujourd'hui impossible d'obtenir cette donnée nulle part, sauf à passer en revue tous les rapports annuels de l'ensemble des entreprises, travail titanesque. En conséquence, nous ne pouvons pas plus appliquer la loi Copé-Zimmermann que la loi Sauvadet qui concerne les établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) et les établissements publics administratifs (EPA). En l'état actuel, nous ne pouvons raisonner que sur la base d'un échantillonnage.

Je précise toutefois que cette nouvelle donnée ne serait pas soumise à la négociation puisque l'article L. 2242-8, qui en précise les domaines, ne vise pas celui de la gouvernance des entreprises au sens des conseils d'administration et de surveillance. Le décret d'application précisant les indicateurs retenus en fonction de la taille de l'entreprise ne devra pas non plus faire référence à cette donnée, d'autant que l'obligation imposée par la loi de janvier 2011 fait l'objet d'une sanction autonome qui a donc un statut juridique particulier. Mais la question de la gouvernance des entreprises dans les conseils fait partie des enjeux de l'égalité professionnelle et le lien avec les autres données est important à faire figurer dans la BDES.

Nous soutenons aussi un amendement très important de l'Assemblée nationale visant à faire relever le CSEP de la loi. Rappelons que notre conseil a été créé par la loi Roudy5(*) (article 17 de la loi du 13 juillet 1983). Cependant, en 2008, une ordonnance a déclassé le CSEP pour le placer au niveau du décret. Aussi, presque tous les ans, le Secrétariat général du Gouvernement pose la question de la pertinence du maintien du CSEP, comme d'ailleurs du maintien de toutes les instances dont l'existence relève d'un décret. Considérant qu'il est essentiel de maintenir une approche spécifique de l'égalité professionnelle, nous souhaiterions que le CSEP soit placé au niveau législatif, tout comme le sont, par exemple, la Commission nationale de la négociation collective (CNNC) et le Conseil national de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelles (CNEFOP). Pour cela, le CSEP devrait être cité dans le livre I de la première partie du code du travail, au titre IV relatif à l'égalité professionnelle, et dans le chapitre V dédié aux instances concourant à l'égalité professionnelle.

Voilà, madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, une série de propositions concernant le projet de loi qui nous réunit ce matin. La lutte contre le sexisme étant aujourd'hui essentielle, je vous informe que le CSEP va lancer ce mois-ci une grande étude en direction des PME et des grandes entreprises sur les ressentis du sexisme auprès de la population non-cadre. Il faut absolument renforcer notre connaissance de ce phénomène. C'est un travail essentiel pour que les juges puissent à bon escient travailler sur les cas qu'ils auront à examiner et constituer une jurisprudence, comme ils l'ont fait pour le harcèlement moral. Il est également essentiel que les PME s'emparent du sujet de l'égalité professionnelle et que la négociation soit comprise de tous. Sur l'enjeu du temps partiel, nous allons également lancer une réflexion sur le droit communautaire, la discrimination indirecte et le temps partiel, qui examinera les mesures du projet de loi que je vous ai présentées.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci infiniment. Je propose d'ouvrir le débat.

Mme Corinne Bouchoux. - Avez-vous été entendue par la commission des affaires sociales du Sénat sur le projet de loi Travail ?

Mme Brigitte Grésy. - Non. C'est la première fois que j'interviens au Sénat sur cette loi.

Mme Corinne Bouchoux. - Il serait utile que les informations que nous avons entendues ce matin puissent être relayées auprès de toutes les familles politiques. Il serait essentiel de reprendre ces informations comme un fil conducteur de nos travaux à venir car nous nous situons ici au coeur de la problématique de notre délégation. Si ce constat d'inégalité professionnelle et de non-mixité du travail était connu et mieux partagé, par exemple parmi les sénateurs, je suis convaincue que nous avancerions plus vite. Certains se cantonnent dans un refus idéologique mais la majorité ignore de bonne foi ces inégalités. Or ils seraient sans doute disposés à travailler sur ces questions s'ils étaient mieux éclairés.

Mme Marie-Pierre Monier. - Je vous remercie pour la qualité de votre intervention. Votre exposé a mis en lumière la mutation du secteur numérique mais ce sont en fait tous les métiers scientifiques qui sont touchés de plein fouet par la sous-représentation des femmes. Je voudrais ajouter un élément en tant qu'ancienne professeur de mathématiques. Dès le collège et le lycée, nous constatons un déficit de femmes dans les filières scientifiques. Il faudrait agir le plus tôt possible, dès la formation, afin que nous puissions attirer davantage de femmes vers ces métiers.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - En 2013, la délégation a présenté un rapport très complet sur l'égalité professionnelle, intitulé Femmes et travail : agir pour un nouvel âge de l'émancipation. Brigitte Gonthier-Maurin y avait soulevé notamment la question de la formation à l'égalité professionnelle, et la problématique des travailleuses pauvres. Il serait aussi intéressant d'étudier les différences de législations et réglementations entre les agents publics au sens large du terme, et les salariés du secteur privé. Nous partons du principe que les deux populations sont couvertes par les mêmes législations et réglementations mais je constate que ce n'est pas toujours le cas. Par exemple, en matière de harcèlement sexuel, le site du ministère donne des informations très précises et complètes pour ce qui concerne l'entreprise et les salariés de droit privé, mais ne dit rien sur le secteur public.

Mme Brigitte Grésy. - De même, alors que la loi Copé-Zimmermann fixe un taux de 40 % du sexe sous-représenté dans les instances privées, ce taux de 40 % ne s'applique qu'aux flux dans les entreprises publiques, c'est-à-dire qu'il ne s'applique qu'aux primo-administrateurs sans s'appliquer au stock. Il conviendrait sans doute que les entreprises publiques soient davantage encouragées et que la sanction possible suscite l'intérêt à agir.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Ayant dirigé un Établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), je ne suis pas certaine que cette question soit suivie et que la sanction soit appliquée...

Mme Brigitte Grésy. - De manière générale, nous constatons un réel déficit d'information concernant toutes les dispositions relatives à l'égalité professionnelle et à la protection des salariés, notamment dans les EPIC. De même, les PME sont en dehors des circuits d'information. Nous avons pourtant un site qui contient de nombreuses informations, mais elles ne le connaissent pas.

Concernant la mixité, ce qu'il faut présenter, ce sont des chiffres en synergie les uns avec les autres. C'est ce lien qui fait sens. Il faut démontrer les avancées réelles mais aussi les poches de résistance et les régressions dues à des causes bien identifiées. Ces situations tiennent à la structure même du marché du travail. Au niveau macroéconomique, la segmentation des secteurs et des emplois joue sur les inégalités. Au niveau microéconomique de l'entreprise, également, les conditions de travail, l'organisation du travail et la gestion du temps de travail portent totalement atteinte au principe d'égalité professionnelle, qu'elle rende impossible. Au-delà, il convient aussi de traiter le sujet de la porosité entre la sphère publique et la sphère privée. Pour traiter pleinement le sujet, il nous faut donc adopter une approche systémique. Lorsque l'on sait que, à la naissance d'un enfant, 40 % des femmes modifient leur trajectoire professionnelle contre 6 % des hommes, on a tout compris de la question des inégalités. Pour parvenir à interpeller les consciences - nous sommes tous sujets aux stéréotypes -, c'est d'abord par les chiffres que l'on pourra créer le choc, ensuite par les histoires vécues, et enfin par le droit et par l'économie.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Je vous remercie infiniment.

Rapport « Femmes et laïcité » - Audition de Mme Houria Abdelouaded, psychanalyste, maître de conférences à l'université Paris-Diderot

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Mes chers collègues, nous recevons maintenant Houria Abdelouahed, psychanalyste, maître de conférences à l'université Paris-Diderot et traductrice.

Houria Abdelouahed, vous avez publié en 2015 un livre d'entretiens avec le poète syrien Adonis, qui s'intitule Violence et islam. Vous êtes aussi l'auteure du livre Figures du féminin en islam, publié en 2012. Votre dernier ouvrage s'intitule Les Femmes du prophète. On note également dans votre bibliographie des titres sur le voile et la féminité. Il était important que nous vous entendions.

Votre audition s'inscrit dans le travail qu'effectue notre délégation depuis mars 2015 sur le thème « Femmes et laïcité ». Notre recherche portait initialement sur les effets émancipateurs de la laïcité, spécialement pour les femmes. Notre réflexion nous a progressivement poussés à nous interroger sur la place des femmes dans les religions et sur l'influence que ces représentations exercent sur la situation faite aux femmes dans les sociétés humaines.

C'est donc avec un grand intérêt que nous allons vous écouter. Après votre intervention, nous aurons ensemble un temps d'échanges.

Mme Houria Abdelouahed, psychanalyste, maître de conférences à l'université Paris-Diderot. - Je vous remercie de votre invitation qui me permettra de préciser certains sujets, notamment concernant le voile qui est une question épineuse sur le plan psychologique, sociologique, anthropologique, historique et politique.

Je suis psychanalyste : je vous propose donc de commencer par un cas clinique.

À peine âgée de quelques mois, Mme C. perdit son père. L'épouse du défunt était enceinte de son second enfant. Énorme fut l'enjeu de cette grossesse car, selon la tradition et les lois du partage et de l'héritage, seule la naissance d'un enfant posthume mâle pouvait préserver sa mère et les siens de l'errance hors la demeure familiale. La mère accoucha d'une fille et se vit donc dépossédée de ses biens par le clan du mari. Au fil des années, Mme C. petite, fut amenée à changer de domicile au gré de la volonté des membres de la famille maternelle, notamment de ses oncles. À l'âge de 13 ou 14 ans, elle se verra donnée en mariage à son cousin, le fils de l'oncle qui les avait délogées, sa mère et elle, du foyer paternel.

À les entendre, ces femmes expriment la même plainte. Le sujet s'évanouit au profit d'événements qui dépassent le cadre de la structure familiale pour se confondre avec le fait social. Cette histoire qui m'a bouleversée pose des questions épineuses. Si le travail de l'analyste consiste à permettre au patient de construire son histoire et de donner un sens à l'héritage de son passé, comment travailler lorsque l'individuel est si lié au collectif, lorsque le sacrifice n'est pas seulement l'histoire d'une famille, mais d'une généalogie historique ? Comment aider la patiente à se réconcilier avec son histoire lorsque le travail de remémoration et de construction se heurte à l'héritage collectif et aux assises culturelles ? Comment construire, alors, face à ce qui continue à constituer les assises culturelles et religieuses, voire identitaires ? Peut-on, et de quelle manière, dissocier le passé individuel du présent collectif, le présent psychique du présent historique qui est toujours actuel ? Comment dissocier le passé traumatique de ce qui ne cesse d'être traumatisant ? L'analyse ou le travail clinique butte sur le roc du culturel, sur le contexte anthropologique et sur les conditions historiques.

En fait, cette histoire de Mme C. rappelle celle de Fatima, la fille de Mohammad, qui n'aura pas l'héritage du père et qui sera battue par Omar - celui qui deviendra le deuxième calife - qui n'a fait qu'appliquer à la lettre le verset coranique.

Lorsque l'on parle de l'islam, il faut dissocier l'islam théologico-religieux des autres mouvements intellectuels qui ont fait la grandeur de la civilisation dite arabo-musulmane. Je parle ici de mystique, de poésie, de philosophie, de science, de traduction, etc. Par exemple, le mystique Ibn Arabi, qui vivait au XIIIème siècle en Andalousie, écrit : « Stérile est tout lieu qui n'accepte pas le féminin. » (littéralement : on ne peut pas compter sur lui). Il dit aussi : « L'humanité n'est pas la masculinité. » Une manière de déconstruire l'idée de la domination phallique.

Or lorsque nous nous penchons sur le texte religieux, celui qui nous gouverne, nous saisissons vite que la Fondation islamique, telle qu'elle a été écrite et transmise, c'est-à-dire telle qu'elle a été historisée, a été commandée davantage par des mouvements pulsionnels que par un véritable renoncement à la pulsion.

Que nous disent les textes6(*) ?

Citons le cas d'Hafsa, fille d'Omar, épousée après Aïcha qui fut elle-même épousée à l'âge de huit ans, alors qu'elle jouait encore à la balançoire. Un jour qu'Hafsa rentrait chez elle, elle découvrit enlacés, dans sa chambre, Mohammad et Maria, la concubine. Elle s'écria : « En mon jour, dans ma chambre et sur mon lit ? » Le Prophète jura alors qu'il renoncerait à Maria, mais l'ange Gabriel le réprimanda : « Ô Prophète, pourquoi t'interdis-tu ce que Dieu a rendu licite ? ».

Hafsa fit part à Aïcha de cet événement. Gabriel dit : « Lorsque le Prophète confia un secret à l'une de ses épouses et qu'elle le communiqua à sa compagne ...»7(*).

Celle-ci se pressa de le raconter aux autres co-épouses, et Gabriel, aux aguets, s'empressa de révéler au Prophète la traîtrise de ses épouses. Il dira également aux femmes ceci : « Si vous vous soutenez mutuellement contre le Prophète, sachez que Dieu est son maître [...]. S'il vous répudie, son Seigneur lui donnera en échange des épouses meilleures que vous, soumises à Dieu, croyantes, pieuses, repentantes. ».8(*)

La femme bafouée deviendra la gardienne et la dépositaire du Livre Saint. Elle apprendra par coeur et portera à la postérité les versets qui la condamnent. Et Aïcha, l'épouse-petite fille, deviendra alors la Mémoire des musulmans.

Oum Salam, une autre épouse, interrogea le Prophète un jour sur l'inégalité des sexes devant l'héritage. Pourquoi le Coran attribue-t-il deux parts au garçon lorsque la fille n'en a qu'une seule ? « Parce les hommes participent à la guerre », lui répondit Mohammad. Elle exprima alors le souhait d'avoir des droits similaires : « Nous souhaitons livrer bataille comme les hommes ! », mais l'ange Gabriel l'apostropha : « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles. »9(*)

Je souhaite également revenir sur l'histoire de Zaïnab, cinquième femme du Prophète et sixième épousée après Khadija, dont l'histoire sera accompagnée par le verset sur le voile et le statut de l'adoption en islam. Mohammad avait un fils adoptif, Zaïd, qui choisit de demeurer avec Mohammad, l'instituant ainsi comme père symbolique, ce qui arrachait la filiation aux lois de la consanguinité. Devant ce choix, Mohammad proclama devant toute la communauté : « Soyez témoin que Zaïd est mon fils. J'hérite de lui, il hérite de moi. » Comment pouvait-il en être autrement ? N'avait-il pas choisi le Prophète aux dépens de sa propre famille ? N'avait-il pas arraché la filiation aux liens de la chair pour l'instituer comme filiation symbolique ?

Mohammad choisit Zaïnab comme épouse pour son fils adoptif. On affirmait qu'elle était la plus belle femme de la Mecque. Mais cette dernière exprima sa réticence. Et Gabriel de la réprimander par ce verset : « Lorsque Dieu et son Prophète ont pris une décision, il ne convient ni à un croyant ni à une croyante de maintenir son choix sur cette affaire »10(*).

Elle se plia à l'injonction divine. Mais l'histoire ne s'achève pas là. En fait, elle se poursuit ainsi.

Un jour, Mohammad entra dans la maison de son fils adoptif Zaïd, qui était absent. Son regard tomba sur Zaïnab qui était en train de se laver les cheveux. Le Prophète fut foudroyé par cette beauté surnaturelle qu'il ne connaissait pas. Il recula alors en disant : « Seul Dieu détient la puissance. »

Mais comment épouser la femme de son fils adoptif ? Ne se nommait-il pas Zaïd ibn (fils de) Mohammad ? Comment lui ravir sa femme alors qu'il a été parmi les premiers à croire en lui ? Peut-il, lui, le Prophète, se défaire d'une parole donnée ? Et comment se défaire d'une parole lorsqu'on est le Messager de la parole divine, sans se délégitimer et sans discréditer la parole ?

En guise de réponse, Gabriel intervint : « Tu cachais en toi-même, par crainte des hommes, ce que Dieu allait rendre public ; mais Dieu est plus redoutable qu'eux. »11(*).

Ce verset fut révélé à Mohammad alors qu'il se trouvait dans la chambre d'Aïcha, l'épouse petite fille. Celle-ci dit : « Je vois que Dieu se hâte à satisfaire tes désirs. ». Mais lorsqu'elle questionna : « Peux-tu prendre la femme de ton fils ? », Gabriel fit cette réponse : « Quand Zaïd eut cessé tout commerce avec son épouse, nous te l'avons donnée pour femme [...]. Il n'y a pas de faute à reprocher au Prophète au sujet de ce que Dieu lui a imposé. »12(*).

Ce n'est donc pas ce que souhaite Muhammad mais l'injonction divine. Et lorsqu'elle dit que son époux n'avait pas le droit de dépasser le nombre autorisé pour les musulmans, l'Ange réapparut : « Vous, les femmes du Prophète ! Celle d'entre vous qui se rendra coupable d'une turpitude manifeste, recevra deux fois le double châtiment. Cela est facile pour Dieu. ».

Depuis, la filiation est celle du sang et l'adoption, jusqu'à aujourd'hui, est interdite dans les pays arabo-musulmans.

Jusque-là, les femmes n'étaient pas voilées. La scission entre espace privé et espace public ne faisait pas l'objet d'un texte de loi. Mais le désir de protéger Zaïnab fit dire à Gabriel : « Ô vous, les femmes du Prophète ! Vous n'êtes comparables à aucune autre femme. Restez dans vos maisons, ne vous montrez pas dans vos atours comme le faisaient les femmes au temps ancien de l'ignorance (jâhiliya oulâ) »13(*).

Les théologiens d'aujourd'hui relient directement ce verset - qui s'adresse aux épouses du Prophète - à un autre demandant aux croyantes de « rabattre leur voile sur leur poitrine, de ne montrer leurs atours qu'à leur époux ou à leur père... »14(*).

Cependant, ce qui a été traduit par « poitrine » est en fait la « fente ». Le verset coranique dit qu'il convient de rabattre le voile sur juyub (pluriel de jayb), c'est-à-dire la fente. On peut donc entendre qu'il s'agit de la fente sexuelle ou anale ou, effectivement, de l'espace entre les deux seins, mais il ne s'agit pas de couvrir les cheveux. Le terme « cheveu » ne figure pas dans le texte. Ce verset va confiner jusqu'au vertige le moi et la parole dans la littérature religieuse. Afin d'éviter la loi du Talion (qui frapperait celui qui mésuse de son oeil), il vaut mieux voiler la femme que perdre la vue.

Laissez-moi vous conter une autre histoire, celle d'Oum Habiba. Arrivant à Médine, Oum Habiba, la future mariée, s'écria : « Où est mon époux ? ». On lui apprit que le Prophète était parti avec son armée pour une expédition contre les juifs de Khaybar. Dans l'attente de son arrivée, son époux avait déjà pris Safiya bint Huyay, dont le père et le mari furent décapités. Le Prophète avait donc pris Safiya, ordonnant le mariage sur le champ, sans attendre le délai de viduité.

Je n'ai cité en exemples que les histoires les plus poignantes, mais les livres d'histoire et d'hagiographie s'avèrent une véritable fabrique de la servitude de la femme.

Non seulement la femme était asservie sur décret divin, mais on lui attribuait les paroles qui consignent cet asservissement pour la postérité. Par exemple, Aïcha, l'épouse petite fille, est devenue la Mémoire des musulmans et récitera pour la postérité : « Vos femmes sont pour vous un champ de labour, allez à votre champ, comme vous le voudrez. »15(*). C'est un verset appris par coeur sur les bancs de l'école. Je l'ai appris comme toutes les autres musulmanes sur les bancs de l'école, qui n'a jamais été laïque, à un âge où les enjeux identificatoires sont si importants. Je m'identifiais donc à la femme battue tandis que mon camarade garçon s'identifiait à l'homme qui battait...

Je cite un autre verset sur la polygamie : « Épousez comme il vous plaira deux, trois ou quatre femmes. »16(*). Ici, le terme arabe est « inkahû », qui signifie « prenez », au sens charnel du terme, voire « accouplez-vous », plutôt qu'« épousez ». L'accent n'est pas placé sur le mariage comme institution symbolique, mais sur la possession sexuelle.

Cet autre verset : « Si elles sont indociles, reléguez-les dans des chambres à part et battez-les. »17(*).

Notre grande référence, Tabarî, va, dans son grand commentaire du Coran, établir une échelle dans cette taxinomie de la punition des femmes : d'abord les réprimandes, ensuite l'abandon (« les reléguer dans leurs chambres ») puis les frapper si elles persistent dans la désobéissance. À quoi ? À Dieu et à leurs maris, répond-il.

L'homme, dans cette taxinomie du châtiment, adopte ce qu'il considère comme « la plus grande des humiliations » : posséder la femme charnellement dans un mutisme voulu et absolu.

Et Tabarî de continuer : « Persister à ne pas lui adresser la parole et la posséder, est très dur pour elle (wa dhâlika ashaddu `alayha). » Ou encore, l'homme la délaisse et refuse de partager sa couche jusqu'à ce qu'elle revienne vers lui, « soumise et fasse ce qu'il désire (hattâ tarji'a ilâ mâ yuhibb) », ou encore « jusqu'à ce qu'elle respecte l'impératif divin de se soumettre à vos droits » (il s'agit des droits des époux).

Le corps est ainsi pris dans les méandres d'un pouvoir qui s'exalte et se renforce de l'injonction divine. Le système punitif est à placer dans une certaine économie politique qui assujettit le corps féminin et opère sur lui une prise immédiate, autant physique que psychique. Le mari jugeant de l'âme de sa compagne a le droit de la punir, sur décret divin. À ce moment, châtier devient un droit souverain, transformant le pouvoir de l'homme en « surpouvoir ».

Le Texte fondateur aussi bien que les commentaires cultivent chez la femme le masochisme, ou la mélancolie, ou d'autres destins du traumatisme.

C'est dans la sourate des femmes que nous trouvons ce verset : « Nous rejetons dans le feu ceux qui ne croient pas à nos signes. Chaque fois que leur peau sera consumée, nous leur en donnerons une autre afin qu'ils goûtent le châtiment. »18(*). Attaque de l'enveloppe (la peau) : cruauté perpétuelle, éternelle...

Face à de cette cruauté se dresse le tableau d'un Janna (le Paradis), ou ce qui est permis aux hommes dans l'au-delà. Le Janna s'avère une surenchère de sensualité, levée de tous les interdits. Le sexuel devient une orgie interminable et une jouissance masculine illimitée. Suyûtî (né en 849/1445), l'un des plus grands théologiens du monde arabe, dépeint une verge qui ne se repose jamais, faisant de l'homme du Paradis le frère d'Ouranos. L'image paradisiaque d'une jouissance masculine à l'infini et d'une virilité absolue trouve son répondant dans une langue d'une richesse sémantique extraordinaire, mais qui demeure néanmoins prisonnière d'une société encore gérée par une conception tribale et archaïque de la vie et de la société.

Par exemple, le mot vierge (adhrâ) ne désigne que la jeune fille. Il ne se dit jamais au masculin, comme si l'homme était soustrait à tout devenir, à toute évolution et à toute historisation. On naît homme, on ne le devient pas. De même, nous ne disposons pas encore de mot en arabe pour désigner une attitude machiste, par exemple. Il serait très difficile de traduire Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. De même, la femme divorcée se dit toujours al-mutallaqa, « la répudiée », même si c'est elle qui demande le divorce ! La forme grammaticale de la langue est telle que la femme est l'objet d'une répudiation : sur elle s'abat l'action du mari.

Je souhaite également parler de la burqa, qui revient dans le discours sur le voile. Le terme burqa renvoie, dans la langue arabe, à la fois à la femme (bédouine) et à la bête de somme : la femme bédouine travaille comme une bête de somme.

Jusqu'à aujourd'hui, l'inégalité devant l'héritage (l'homme a le double de la part de la femme), devant le témoignage (la parole d'une femme vaut moins que celle d'un homme) et l'impossibilité de l'adoption sont en lien direct avec les premiers moments de la Fondation islamique et la transmission par écrit, en l'absence d'une vision laïque, de ces profondeurs effrayantes de la Fondation. En l'absence de laïcité, cette histoire est devenue sacrée. Elle échappe ainsi à un travail de pensée.

Nous devons donc réfléchir aux assises pulsionnelles de la religion musulmane. Ne s'agit-il pas, dans le désastre que nous connaissons aujourd'hui, d'un retour de ce qui n'a jamais été refoulé, d'un retour du clivé, c'est-à-dire cette violence qui, depuis le commencement de la Fondation, n'a pas été pensée et qui reste enkystée par la politisation de la religion et la sacralisation des premiers textes ?

De façon générale, qu'est-ce que la femme pour que l'homme fasse appel au ciel pour la vaincre ou la dompter ? S'agit-il seulement de l'angoisse de la castration ou des angoisses plus primitives ?

Si la religion a toujours été du côté de l''impensable qui fait penser, l'interdit qui, au nom de l'identité, pèse sur une autre écriture de l'histoire devient l'impensable qui reste enkysté. C'est cet enkysté, me semble-t-il qui revient aujourd'hui sous forme de symptôme nous interroger sur notre rapport au religieux, à la laïcité et à la construction de l'identité. Question qui nécessite une vision plurielle, une approche pluridisciplinaire.

Mme Chantal Jouanno, présidente, rapporteure. - Je vous remercie de nous avoir éclairés. À vous entendre, il semblerait qu'il soit quasiment impossible ou très difficile, en tout cas, de penser un féminisme ou de penser la laïcité dans une culture musulmane.

Mme Houria Abdelouahed. - Il faut résolument oeuvrer pour créer la laïcité et mener ce combat. Nous pouvons, à ce titre, citer le cas de la Tunisie. Bourguiba s'était en effet efforcé d'amorcer une rupture entre la religion et l'espace public, pour que la religion soit du domaine des croyances individuelles : c'était quelque chose d'inouï. Pendant le mois de Ramadan, par exemple, devant les médias, il avait bu un verre d'eau. Cependant, s'il a lancé un appel à la société civile, la Tunisie n'a jamais renoncé à la loi islamique. La loi sur l'héritage en est un exemple.

Qu'est-ce qui explique que rien n'ait changé en quinze siècles ? C'est que les textes ont été sacralisés, non seulement le texte fondateur, non seulement la parole du Prophète, mais aussi tous les textes des premiers théologiens qui ont commencé à émerger à partir du second siècle de l'Hégire, c'est-à-dire à partir du IXème siècle de l'ère chrétienne.

On peut avoir l'espoir qu'un combat politique puisse être mené pour faire entendre que la société a fortement évolué et que le contexte du passé ne correspond pas à celui d'aujourd'hui. Tous les textes sur l'héritage, l'adoption et le voile sont liés à la vie du Prophète.

De manière générale, la religion est fondée sur des assises symboliques (l'interdit de l'inceste, du meurtre, du vol, etc.). Dans le jargon des psychanalystes, c'est le renoncement à la pulsion, c'est-à-dire le renoncement à la satisfaction immédiate et brutale de la pulsion pour permettre à l'homme de devenir un homme de culture et de civilisation. Les Dix commandements reprennent d'ailleurs tous ces interdits qui font l'homme de culture.

En revanche, quand on lit les textes des hagiographes, qui sont constitutifs de notre mémoire collective, on peut s'interroger sur la place qu'y tient la spiritualité. On peut même être effrayé par l'ampleur de la victoire du pulsionnel dans ces textes. L'histoire de Zaïnab qui amène le voile et le renoncement à l'adoption est, à ce titre, extrêmement éloquente. L'islam apparaît ainsi en régression par rapport au droit romain qui autorisait la filiation symbolique.

J'aimerais revenir sur l'apparition du voile. Lorsque Mohammad prend Zaïnab, la femme de son fils adoptif, il convie ses amis à partager le repas nuptial, selon la tradition. Tabarî, la référence en matière de texte coranique, dit que les convives ne veulent pas quitter sa demeure et que le Prophète s'impatiente. Une fois le dernier convive parti, Mohammad descend un rideau : « C'est un voile entre vous et moi ».

Mais il y a des compléments à cette histoire. D'autres textes précisent que c'est Omar qui a demandé au prophète de voiler ses femmes : il estimait cela nécessaire parce que la maison du Prophète accueillait tous les musulmans désireux de poser des questions et de s'instruire. Mohammad a écouté Omar après ce mariage. Le Prophète était aussi un homme : la sacralisation des textes a conduit à ignorer cette dimension.

J'ai beaucoup travaillé sur la mystique et mes recherches m'ont conduite à travailler aussi sur la théologie. Il y a une grande différence, en ce qui concerne la femme, entre les textes mystiques et les textes sacrés. Ces derniers montrent la femme comme un objet que l'on promène d'un homme à l'autre...

Je m'interroge sur la possibilité de faire émerger un féminisme dans l'islam.

Tout d'abord, il faut dire que les musulmans ne connaissent pas leur corpus. Dans le monde arabo-musulman, des hommes de culture connaissent la philosophie occidentale, se réfèrent par exemple couramment à Kant, à Hegel, mais ils ne réussissent pas à s'immerger des textes fondateurs modestes, voire médiocres du point de vue du cheminement de la pensée.

De plus, les musulmans de France ne connaissent pas l'arabe. Or les textes fondateurs ne sont pas traduits, ou alors partiellement. Ce sont essentiellement les textes mystiques qui ont été traduits, grâce à des orientalistes réputés, comme par exemple Henry Corbin ou Louis Massignon. Les textes de la mystique ont été traduits par des érudits allemands, français, anglais et américains. Mais ce sont des textes subversifs...

Il existe, selon moi, une incompatibilité entre le texte musulman et la société civile. Les textes qui nous gouvernent sont des textes théologiques. Les règles qui s'imposent au moment de l'héritage en témoignent. Certains proposent de laisser ces versets de côté pour qu'ils ne s'imposent plus à la société civile.

La religion, qu'elle soit musulmane, juive ou chrétienne, est une histoire d'individus. Chaque individu doit pouvoir gérer son rapport à la foi ou à la croyance comme il l'entend. On ne peut se référer à ces textes vieux de quinze siècles pour régenter la vie publique et sociale d'aujourd'hui.

Prenons l'exemple du Ramadan. Jeûner du lever du jour au coucher du soleil est incompatible avec la vie moderne. Le pilote, le chirurgien ne peuvent respecter ce jeûne. Moi-même, en tant qu'enseignante, je ne me vois pas arrêter mon cours pour rompre le jeûne. L'évolution sociale rend certains versets caducs.

On observe aussi une présence importante de Gabriel - alors qu'il est peu cité dans les Évangiles - dès lors qu'il s'agit de réprimander les femmes. Il autorise d'ailleurs Mohammad à avoir neuf épouses, sans compter les concubines et les captives. Omar, qui lui succèdera, aura également neuf épouses, pour égaler le Prophète. Le Coran fixe pourtant un nombre maximum de quatre épouses...

Nos difficultés proviennent d'une sacralisation de l'histoire politique. Elles viennent aussi du fait que l'on n'a jamais fait la coupure entre la société civile et un système tribal extrêmement primitif.

Rappelons aussi qu'à l'époque préislamique, les femmes en Arabie étaient beaucoup plus libres. Il existait des femmes chefs, certaines femmes ont même fait la guerre, et la polyandrie existait. La polygamie a permis de dompter les femmes et d'effacer la polyandrie.

Je vous invite également à lire l'Introduction à la théologie musulmane - Essai de théologie comparée de Louis Gardet, qui est un excellent ouvrage. L'une des difficultés du travail du chercheur sur l'islam tient à l'absence de fouilles archéologiques en Arabie saoudite.

Il ne faut pas oublier non plus que La Mecque était un carrefour commercial qui embrassait juifs, chrétiens et païens. Aujourd'hui, quand on parle du voile, de la radicalisation, il y a une méconnaissance de l'islam, une méconnaissance de la langue et une méconnaissance de l'histoire. Si je peux émettre une proposition, c'est donc que l'on enseigne l'histoire et l'islam différemment. Combien d'enseignants connaissent vraiment Avicenne et Ibn Arabi ?

Lorsque je séjourne au Maroc, cela m'intéresse de discuter avec des jeunes femmes voilées pour comprendre les raisons de leur choix. Elles me répondent systématiquement que le voile est imposé par le Coran. Si je demande de me citer le verset qui l'impose, ces jeunes femmes en sont bien incapables ! Alors je prends le temps d'expliquer. Mais il faut reconnaitre que beaucoup d'imans répandent aussi un islam très obscurantiste.

Mme Corinne Bouchoux. - Je vous remercie pour votre exposé à la fois brillant, lumineux et très accessible. Lors des cérémonies que nous organisons à l'occasion de la remise de la nationalité française, on chante La Marseillaise mais on est en quelque sorte dans un modèle plaqué. Il est certes utile que les personnes que notre pays accueille aient une bonne connaissance de la société française, mais peut-être serait-il précieux aussi de transmettre des informations de qualité sur ce que n'est pas l'islam. Aujourd'hui, je vois des hommes qui prennent leur certificat de nationalité mais refusent, au cours de cette cérémonie, de serrer la main d'une parlementaire, parce que c'est une femme ! Vos analyses sont donc très précieuses et je souhaiterais que vous puissiez intervenir pour former aussi nos préfets, car le regard que vous portez est vraiment très important actuellement dans notre société.

Mme Houria Abdelouahed. - Je ne peux pas comprendre ceux qui refusent de serrer la main de celle qui représente le pays où ils vont vivre, alors qu'accepter la nationalité française signifie que vous épousez aussi les lois du pays. On ne peut pas prendre la nationalité française et imposer une loi archaïque à la société qui vous accueille. De tels agissements ne peuvent que nous laisser perplexes et doivent être condamnés. Refuser de serrer la main d'une femme n'est pas dans le Coran, mais dans les textes de l'hagiographie et ne concernait que les femmes du Prophète. Perpétuer cette tradition témoigne donc d'une méconnaissance totale de l'islam. Il faut redoubler d'efforts pour lutter contre ces attitudes qui pénalisent les filles et les femmes. Aujourd'hui, des petites filles refusent de faire du sport, d'aller à la piscine, de suivre des cours d'anatomie, ce qui ne peut que nous inquiéter.

Mais par ailleurs, je me souviens que quand j'ai demandé la nationalité française, on m'a demandé si je voulais changer de prénom. J'ai bien entendu refusé et décidé de garder mon prénom, Houria, qui est celui que mon père m'a donné. Mais j'ai vécu cela comme une sorte de violence.

Mme Marie-Pierre Monier. - J'ai été confrontée en tant qu'enseignante à des situations comme celles que vous nous décrivez, auprès de filles qui ne faisaient pas de sport soit parce qu'elles le refusaient, soit parce que leurs parents le leur interdisaient. J'ai appris qu'il s'agissait d'une interprétation des textes, mais ce que cette interdiction ne figurait pas dans le Coran.

Mme Houria Abdelouahed. - Le sport n'existait pas à l'époque. Il n'y avait pas non plus d'examens scolaires et universitaires. Il faudrait donc soit adapter les textes, soit les rendre caducs. On peut croire au message divin tout en respectant la société civile où l'on évolue.

M. Roland Courteau. - Vous affirmez que l'évolution sociale a rendu caducs certains versets. Selon vous, existe-t-il vraiment des possibilités de faire évoluer l'interprétation de ces textes ? Êtes-vous optimiste pour l'avenir ?

Mme Houria Abdelouahed. - Comme pour le judaïsme et le christianisme, il faut une séparation entre l'Église et l'État, entre le politique et le religieux pour l'islam.

M. Roland Courteau. - Pensez-vous que cette évolution pourrait intervenir rapidement ?

Mme Houria Abdelouahed. - Non, malheureusement. Dans le site arabe de Wikipédia, par exemple, tout renvoie au Coran. Si je souhaite consulter la page du Sénat et que je tape la lettre « S », apparaît aussitôt un verset coranique commençant par la lettre « S ». Il en est de même pour toutes les autres lettres et toutes les autres recherches. Ce que nous vivons aujourd'hui, je ne l'ai pas vécu dans ma jeunesse. Pourtant, je ne suis pas si vieille que cela ! Ma mère portait des jupes, et même des mini-jupes, ainsi que des pantalons ; c'est mon grand-père qui m'a appris à nager : il fallait donc bien que je porte un maillot de bain devant lui ! Depuis, la révolution iranienne - qui n'a rien de spirituel - a conduit à voiler les femmes.

Les versets coraniques ont des conséquences sur le fonctionnement de la société civile. Le contexte d'origine de ces versets - qui datent d'il y a quinze siècles - n'a rien à voir avec le moment que nous vivons. En Norvège, par exemple, compte tenu de la durée du jour, les versets relatifs au jeûne ne peuvent être appliqués. Il faudrait poursuivre le combat de Bourguiba en le poussant jusqu'à son extrême, par exemple en imposant un héritage égal entre les hommes et les femmes. À Carthage, en Tunisie, où je me suis rendue en début d'année pour un congrès sur les femmes et la Méditerranée, j'ai été effrayée de constater un basculement. Cependant, je garde espoir. Nous assistons à une prise de conscience progressive du fait que l'islam théologique n'est pas l'islam spirituel. Si l'on redouble d'efforts, cette prise de conscience peut s'élargir. À l'Université Paris VII, nous travaillons sur la radicalisation, le voile, le djihadisme. La psychanalyse n'a pas à se défaire de l'espace politique et public. Les psychanalystes doivent entendre qu'il n'existe pas que l'histoire individuelle, mais qu'il existe aussi l'histoire d'une culture et d'un contexte politique.

Mme Chantal Jouanno, présidente, rapporteure. - Je vous remercie infiniment pour cette audition.


* 1 Loi n° 2015-994.

* 2 Loi n° 2008-496.

* 3 Loi n° 83-634.

* 4 Loi n° 2011-103 du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle.

* 5 Loi n° 83-635 du 13 juillet 1983 portant modification du code du travail et du code pénal en ce qui concerne l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes.

* 6 Al-Bukhârî né en 810, mort en 870 ; Muslin né en 206 à Nishapour, Tabarî né en 224, mort en 310/839-923 ; Al-Nusâî né en 215/829-915 sont la Référence en matière de théologie et de jurisprudence.

* 7 Coran 66:1-5

* 8 Coran 66:1-5

* 9 Coran 4:34

* 10 Coran 33:36

* 11 Coran 33:37

* 12 Coran 33:36-37

* 13 Coran 7:31

* 14 Coran 24:31

* 15 Coran 2:223

* 16 Coran 4.3

* 17 Coran 4.34

* 18 Coran 4.56