Jeudi 7 avril 2016

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Audition de M. Geoffroy Filoche, de l'Institut de recherche et de développement (IRD) co-auteur du rapport sur les zones de droits d'usage collectifs, concessions et cessions en Guyane française

M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues, avant de saluer notre interlocuteur d'aujourd'hui, M. Geoffroy Filoche, et afin de faciliter la gestion des agendas de chacun, je vous informe que, pour l'instruction de notre étude sur les normes sanitaires et phytosanitaires applicables à l'agriculture dans les outre-mer, nous tiendrons des réunions d'audition les 28 avril, 12 et 26 mai et 2 juin prochains.

La journée du 12 mai sera particulièrement riche, avec deux visioconférences qui nous transporteront successivement, le matin, en Nouvelle-Calédonie, et l'après-midi en Guadeloupe, après la séance de questions au Gouvernement.

Qu'il s'agisse du volet numéro deux de notre étude sur le foncier dans les outre-mer, ou de nos travaux sur les normes, notre objectif est de conclure avant la suspension de nos travaux de cet été, fin juin ou début juillet, à des dates à définir avec les rapporteurs.

Notre cycle d'auditions sur les questions de titres de propriété et de combinaison des régimes juridiques coutumiers et du droit civil s'achève aujourd'hui avec l'audition de M. Geoffroy Filoche, chargé de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), qui se trouve à Montpellier.

Spécialiste du droit de la protection et de la valorisation de la biodiversité, Monsieur Filoche est co-auteur d'une étude parue il y tout juste deux ans, en avril 2014, sur les zones de droits d'usage collectifs, concessions et cessions en Guyane française. Il va nous la présenter.

Après les droits coutumiers des collectivités du Pacifique, nous allons ainsi explorer aujourd'hui les droits fonciers des communautés amérindiennes et bushinengue.

Monsieur Filoche, je vous présente M. Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, qui est co-rapporteur et coordonnateur sur les trois volets de la problématique foncière, ainsi que M. Robert Laufoaulu, sénateur de Wallis-et-Futuna, également co-rapporteur sur cette thématique. M. Mathieu Darnaud, sénateur de l'Ardèche, troisième co-rapporteur, devrait arriver d'un instant à l'autre.

À moins que les rapporteurs ne veuillent faire des observations liminaires, je cède la parole à Monsieur Filoche.

M. Geoffroy Filoche. - C'est à mon tour de vous remercier de me donner la possibilité de m'exprimer aujourd'hui, en espérant que la présentation de ce rapport pourra être utile à la réforme du droit foncier en Guyane.

L'étude que je vais vous présenter est extrêmement fouillée et précise. Il serait assez rébarbatif d'entrer dans les détails. Je vous présenterai donc le contexte de l'étude tout en vous expliquant les contours de ce travail et vous soumettrai ensuite une brève présentation de la problématique et les principaux points du rapport, avant de laisser la place au débat et aux questions.

Il nous est tout d'abord apparu qu'il manquait une étude exhaustive sur la question des droits fonciers au profit des communautés amérindiennes ou bushinengue en Guyane, même s'il existe quelques études sectorielles ou des études de cas bien précises. Il nous semblait donc important d'amorcer cette tâche, vingt-cinq ans après la création des zones de droits d'usage collectifs (ZDUC), dispositif qui date de 1987, notamment au regard des changements juridiques et institutionnels que la Guyane a connus ces dernières années.

Il nous a paru important de mener cette étude avec un regard double, à la fois anthropologique et juridique. Trop souvent, les travaux qui sont menés sont monodisciplinaires. Or, en particulier en ce qui concerne l'articulation entre droit coutumier et droit étatique, un regard anthropologique et un regard juridique sont absolument nécessaires. Il faut croiser ces regards et essayer de comprendre comment le droit est vécu et interprété par les populations locales, et comment il est concrètement mis en oeuvre.

Le contexte de l'étude est assez particulier. Pour avoir noué au cours des vingt dernières années des relations avec les Amérindiens et les Bushinengue, nous avons eu la chance d'avoir des contacts avec un grand nombre de chefs coutumiers et de populations locales, ce qui a permis de travailler sur le terrain en toute confiance et de récolter le maximum de données intéressantes et exploitables.

Cette tâche a duré environ un an et a mobilisé quatre personnes. Damien Davy, anthropologue au CNRS, et moi-même, juriste à l'IRD, avons coordonné cette étude. Pour l'occasion, nous avons embauché deux personnes, une juriste et une anthropologue, pour nous assister dans la rédaction, la collecte des données et l'analyse des textes juridiques.

Nous avons rencontré environ deux cents personnes, surtout des chefs coutumiers, des habitants des communautés et bien entendu tous les acteurs institutionnels de Guyane, notamment les responsables des autorités déconcentrées ou décentralisées.

Nous avons voulu débuter le rapport par une brève partie historique afin de retracer l'émergence de la prise en compte de ces droits fonciers par la République française. Nous avons ensuite élaboré une partie anthropologique, ce qui n'avait jamais été fait, avec la description des villages, des communautés et des ethnies concernées, et les activités menées par les personnes sur ces zones et concessions. À chaque fois, nous avons essayé de rendre compte des problèmes que connaissent les communautés dans la jouissance de leurs droits.

Une valeur ajoutée de ce rapport est d'avoir cartographié ces zones, d'avoir représenté leurs frontières, que finalement peu d'acteurs connaissent précisément sur le terrain, et surtout d'avoir superposé les différents zonages juridiques et institutionnels avec ces territoires coutumiers.

Nous avons également élaboré une analyse juridique relativement précise, sans doute parfois un peu absconse - je m'en excuse - mais fournissant des réponses à des questions susceptibles d'intéresser les praticiens du droit.

Une spécificité du territoire de la Guyane est qu'il relève en quasi-totalité du domaine privé de l'État et qu'il existe aujourd'hui une volonté politique des collectivités territoriales - communes et nouvelle collectivité de Guyane - de se réapproprier le foncier Cela concerne quinze zones de droits d'usage collectifs, neuf concessions et trois cessions, qui couvrent 8 % du territoire guyanais, ce qui n'est pas rien.

La problématique de ce rapport porte sur le contenu des droits fonciers aujourd'hui reconnus par l'État français en Guyane au profit des communautés, et leur incidence sur les droits fonciers et les logiques coutumières. Ceci pose la question de la pertinence des droits fonciers actuels par rapport au développement d'une société guyanaise en pleine mutation.

Pour finir, je présenterai les principaux constats dressés par le rapport.

Il faut se rendre compte que la situation des populations amérindiennes et bushinengue résulte de leur inclusion très tardive dans le paysage juridique guyanais. Même si quelques traités ont été signés au 17e siècle, relatifs aux populations autochtones, ce n'est qu'à partir des années 1960, avec la campagne de francisation, selon le terme de Jean Hurault, un des pionniers des études foncières sur la Guyane, que l'on a donné la nationalité française à ces populations amérindiennes et bushinengue mouvantes, qui allaient d'un territoire à l'autre et passaient les frontières. Un statut leur a été reconnu, des droits et des obligations leur ont été octroyés. Le caractère récent de cette évolution peut expliquer la relative sécheresse du paysage juridique, très peu de normes concernant ces populations.

Une autre raison de la rareté de ces dispositifs juridiques est la tentative de donner des droits spécifiques à ces populations différentes de la société française, tout en évitant des discriminations, positives ou négatives, contraires au droit français. C'est ce qui explique sans doute que ces droits soient assez vagues, et les pratiques variées sur le terrain.

Autre point important du rapport : la question foncière est politiquement extrêmement sensible en Guyane, et ce depuis les années 1980, quand l'Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF), devenue en 1992 la Fédération des associations amérindiennes de Guyane (FOAG), s'est positionnée publiquement pour revendiquer des droits fonciers collectifs s'inscrivant dans le mouvement international de la revendication des peuples autochtones. On peut souligner que tous les représentants des organisations amérindiennes et bushinengue de Guyane ont été fortement influencés par les mouvements autochtones du bassin amazonien, dont je suis personnellement spécialiste pour le Brésil.

Il faut également relever une importante différence entre le droit écrit en vigueur et son utilisation par les acteurs locaux. Les outils sont parfois détournés de leur finalité. Ainsi, aujourd'hui, dans les zones forestières de Guyane, les zones de droits d'usage collectifs (ZDUC), prévues initialement pour assurer des droits d'usage - chasse, pêche, agriculture sur brûlis - sont utilisées pour construire des villages. Les populations de l'intérieur n'utilisent pas les concessions ou les cessions prévues pour cela. Ceci pose de nombreux problèmes, qu'on a essayé de résoudre dans le rapport en donnant une interprétation large de ce qu'est la subsistance et de ce qu'il est possible de faire dans ces ZDUC.

Une explication de la préférence donnée aux ZDUC, de l'aveu même des acteurs locaux, est l'obligation pour la communauté de créer une association de type loi 1901 ou une société commerciale pour obtenir une concession ou une cession foncière. Or, les communautés ne savent pas toujours comment utiliser ces dispositifs juridiques, et ont peur d'une déconnexion entre la communauté et ces structures possédant la personnalité morale.

En effet, les communautés se créent, se dissolvent, et la permanence des structures juridiques est difficilement compatible avec la fluidité de l'organisation politique.

Les concessions et les cessions peuvent donner des droits de propriété collectifs mais, en cas de cession de la terre, il peut y avoir division et individualisation de la propriété.

Il existe des cas, comme dans le village de Balaté, près de Saint-Laurent-du-Maroni, où des membres de la communauté, en désaccord avec l'association gestionnaire du foncier, demandent une parcellisation et une individualisation de la propriété privée.

Enfin, les zones de droits d'usage collectifs, surtout au sud du territoire, dans la forêt, sont des zones beaucoup plus vastes qui permettent de reproduire la dynamique traditionnelle d'occupation du territoire et de création de villages au gré des conflits qui peuvent naître au sein des communautés, d'une part, et de la pratique agricole du brûlis, façon la plus durable d'utiliser les sols pauvres guyanais, d'autre part.

Cette pratique nécessite un espace suffisamment grand pour créer de nouveaux terroirs agricoles et laisser reposer les anciens. C'est sans doute pour cela que les droits d'usage collectifs ont été privilégiés par ces populations.

Les différences entre le littoral et l'intérieur du territoire constituent également un sujet important. La pression démographique est très importante sur le littoral, et les zones octroyées aux communautés y sont plus petites, avec la menace d'une prochaine indisponibilité de nouvelles terres agricoles. Dans les communes de l'intérieur, au contraire, l'espace se prête à la création de nouveaux villages et de nouveaux terroirs agricoles, mais l'orpaillage illégal pose de gros problèmes en matière de sécurité et en matière sanitaire.

Je précise que se pose également aujourd'hui le problème de la prise en compte des cessions et droits d'usage collectifs par les documents d'urbanisme, notamment les PLU.

Enfin, les contours de la notion de subsistance, à la base de ces droits d'usage collectifs, sont incertains : que signifie-t-elle aujourd'hui, alors que les besoins des communautés vont grandissants, qu'il existe de plus en plus de liens entre les communes de l'intérieur et du littoral, et que 2007 a vu la création du parc amazonien de Guyane ?

Je vous remercie de votre attention.

M. Michel Magras, président. - Il m'appartient de vous remercier pour la qualité de cet exposé et pour nous avoir présenté une approche très intéressante de votre rapport.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Je vous remercie pour votre éclairage.

La question de la prise en compte des droits spécifiques par les outils de planification nous intéresse. Ces ZDUC et les concessions sont-elles inscrites dans les différents documents de planification et d'aménagement - schémas d'aménagement régional, PLU, schémas miniers notamment ?

En second lieu, les communautés d'habitants peuvent-elles, en tant que telles, contracter et ester en justice ? Plus précisément, y aurait-il un intérêt à leur reconnaître la personnalité morale ? La possibilité dont vous avez parlé de se constituer en association ou en société est-elle suffisante ?

De façon plus précise encore - et je prends un exemple que nous avons récemment rencontré dans le Pacifique - pourrait-on transposer la notion de groupement de droit particulier local (GDPL) que l'on rencontre en Nouvelle-Calédonie ? Grâce à cette notion, les tribus kanak peuvent nouer des liens, notamment commerciaux, avec d'autres personnes régies par le droit civil classique, sans dispersion ou morcellement de la propriété coutumière. Cette notion pourrait-elle convenir au cas guyanais ?

Enfin, peut-on considérer que les différents régimes juridiques actuels tendent uniquement à la préservation d'un mode de vie ancestral ? Vous y avez plus ou moins répondu. Le droit ne transforme-t-il pas le rapport des communautés amérindiennes et bushinengue à la terre et à la forêt ? Le développement d'équipements et d'activités commerciales, dont l'exploitation de ressources naturelles, est-il freiné par l'état du droit, soit en raison de normes enchevêtrées et peu précises, soit parce que ce n'est pas l'objet poursuivi ?

M. Geoffroy Filoche. - La question des documents de planification est extrêmement complexe.

Comme nous avons voulu le montrer dans le rapport, cette question reste floue. Oui, ces documents de planification prennent en compte les ZDUC. Je pense notamment au schéma départemental d'orientation minière (SDOM), qui nomme ces zones et les place hors des zones exploitables.

Certains PLU situent notamment les ZDUC dans des zones naturelles, ce qui pose un problème d'exploitation par les communautés.

Cela me permet de rebondir sur votre question concernant l'utilisation des ressources naturelles. Celle-ci est-elle freinée par les dispositifs juridiques existants ? Tout dépend de la notion de subsistance et de son interprétation.

On a vu, notamment lors de nos entretiens avec les autorités déconcentrées de l'État, qu'une notion très restrictive de la subsistance domine aujourd'hui. Selon cette interprétation, la subsistance ne permet pas une exploitation économique des ressources, même en respectant certains seuils ou certains protocoles. Les ZDUC sont alors cantonnées à l'utilisation des ressources naturelles pour une consommation propre et ne permettent en aucun cas une vente de gibier ou de poisson à l'extérieur de la communauté.

La France pourrait cependant s'inspirer de l'exemple brésilien, où les deux sont possibles, mais selon des modalités différentes. Au Brésil, sur les terres indigènes, dès lors qu'il s'agit d'une consommation propre, la communauté s'organise comme elle l'entend. À l'inverse, dès lors que le but est de vendre à l'extérieur, il faut impérativement que la communauté élabore, en concertation avec un organisme étatique, un plan de gestion qui prenne en compte notamment l'état de la ressource et les méthodes de prélèvement. Nous avons essayé de démontrer dans notre rapport que cela permettrait de concilier un certain développement économique dont les communautés ont de plus en plus besoin, et une protection de l'environnement qui est extrêmement importante, à la fois pour l'humanité, mais aussi pour les communautés elles-mêmes.

S'agissant de la personnalité morale, on peut avoir là aussi différentes interprétations. Un de mes collègues du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), Philippe Karpe, pense que le dispositif de 1987, qui parle des « communautés d'habitants tirant traditionnellement leur subsistance de la forêt », leur donne des droits d'usage et leur confère une personnalité morale sui generis qui leur permettrait de passer des contrats, mais également d'ester en justice. À l'appui de cette interprétation, on peut citer la jurisprudence de la Cour de cassation, qui affirme que l'octroi de la personnalité civile n'est pas l'apanage de la loi mais qu'elle peut être reconnue en principe à tout groupement d'individus pourvu d'une expression collective pour la défense d'intérêts licites (arrêt Comité d'établissement de Saint-Chamond du 28 janvier 1954). D'autres décisions vont dans le même sens concernant des comités d'entreprise de groupes en 1990 ou des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail.

En tant que chercheur, je serais curieux de voir comment un juge guyanais recevrait une requête d'une communauté d'habitants tirant sa subsistance de la forêt. Estimerait-il qu'il s'agit d'une personnalité juridique sui generis ? Penserait-il qu'il faut que la loi borne cette dernière ? Il est vrai que, contrairement à un comité d'hygiène et de sécurité où les membres sont nommés, où il existe des règlements intérieurs écrits, une communauté amérindienne ou bushinengue relève de l'ordre coutumier. On ne sait pas a priori qui y participe, ni comment les décisions sont prises.

Concernant votre question sur le GDPL, j'avoue ne pas assez bien connaître l'exemple néocalédonien pour vous répondre. C'est peut-être une piste à explorer et il serait intéressant que Philippe Karpe ou moi-même amorcions un dialogue avec les spécialistes de la question en Nouvelle-Calédonie.

M. Robert Laufoaulu, co-rapporteur. - Merci pour votre intéressant exposé. Comment les villages sont-ils organisés ? Quelle est leur structure et comment les conflits sont-ils réglés à l'intérieur de ces communautés - surtout les conflits fonciers ?

M. Geoffroy Filoche. - Aucun village n'est organisé de la même façon, selon son histoire et la présence ou non d'une association qui gère le foncier. Cela dépend s'il s'agit de villages mono-ethniques ou pluriethniques.

J'ai réalisé un travail de terrain fouillé dans la commune d'Awala Yalimapo, une commune kali'na mono-ethnique située sur le littoral guyanais, à la frontière avec le Surinam. Le mélange des structures traditionnelles coutumières et municipales est une réussite. On trouve dans cette commune un chef coutumier et des structures municipales. Ceci est rendu possible par le fait que la communauté kali'na tient aussi les rênes de la municipalité. Le maire et tous les adjoints sont kali'na et ont créé un outil extrêmement original sous la forme d'une « commission mixte commune-communauté », qui règle les éventuels conflits à propos des questions relevant du foncier traditionnel. Le chef coutumier et les autorités municipales décident de concert qui a le droit de s'installer sur telle parcelle, de créer un abattis ou de construire une maison. C'est souvent le chef coutumier qui donne son aval et l'équipe municipale qui, en fonction des contraintes d'urbanisme, étudie si le souhait du demandeur est réalisable.

Dans les endroits où existe un foncier traditionnel, il appartient au chef de village, généralement le chef de famille qui a fondé le village, de donner l'autorisation de bâtir une maison ou un abattis. Demander au chef de ce village cette autorisation relève davantage de la courtoisie que de l'obligation juridique. Quand le village s'agrandit et que surviennent des nuisances sonores ou des conflits pour savoir qui va s'approprier temporairement tel ou tel lopin de terre pour créer un abattis, c'est souvent le chef de village qui est sollicité et qui rend un avis - que les gens ne voudront d'ailleurs pas forcément suivre. Si le conflit n'est pas résolu de cette façon, un autre village est créé plus loin par la personne qui n'a pas envie de se soumettre à l'autorité du chef coutumier, d'où l'importance de disposer de zones suffisamment vastes pour répondre à cette pratique.

Il existe d'autres cas où le pouvoir coutumier est supplanté par le président de l'association gestionnaire, souvent dans le cadre des concessions. Il peut y avoir aussi des conflits entre chef coutumier et association gestionnaire mais - au moins dans les cas que nous avons pu rencontrer - les choses se passent souvent plutôt bien.

M. Mathieu Darnaud, co-rapporteur. - Vous avez répondu par anticipation à une partie de la question que je souhaitais vous poser. Nous avons observé un point commun sur l'ensemble des territoires de Polynésie, de Nouvelle-Calédonie ou même de Wallis-et-Futuna, qui rejoint ce que vous avez décrit. On y aspire aujourd'hui de plus en plus à une gestion plus individualisée des terrains. Ceci répond à une logique de projet à vocation économique, mais plus particulièrement à une logique personnelle. Nous avons vu en Nouvelle-Calédonie, dans la province Nord, que malgré l'étendue des territoires, cela pouvait poser problème parce qu'on passe d'une gestion collective à des aspirations individuelles, qui nécessitent un morcellement et de facto, pour les collectivités, des réponses en termes d'aménagement par rapport à ces problématiques.

Avez-vous le sentiment que la Guyane aspire également à aller dans ce sens, qui constitue souvent une caractéristique des nouvelles générations ?

M. Geoffroy Filoche. - Oui, je pense que c'est en effet ce qui est en train de se passer en Guyane. Il y a à cela différentes explications.

De plus en plus, les jeunes générations vont étudier soit à Cayenne, soit dans les grandes villes comme Saint-Laurent-du-Maroni ou Saint-Georges-de-l'Oyapock. Il existe une certaine déconnexion avec la vie traditionnelle, même si cela n'empêche pas les jeunes de revenir dans leur communauté. Du brassage plus important naissent de nouvelles aspirations individuelles chez ces jeunes. L'apparition de projets comme la création de villages destinés à accueillir les touristes encourage également ce mouvement, notamment dans le parc amazonien de Guyane, même si ces villages ou ces petites parcelles peuvent également être gérés de façon collective.

Je ne connais pas très bien les autres territoires de l'outre-mer français, mais chez les Amérindiens et les Bushinengue le clivage n'est pas aussi net entre collectif et individuel. Il existe certes un sentiment de propriété collective, mais cela ne signifie pas que toute la terre est gérée collectivement. On trouve une déclinaison de droits familiaux et de droits individuels à l'intérieur de ce terroir collectif. Cependant, par le passé, l'appropriation familiale ou individuelle de la terre était souvent temporaire. Le village restait cinq ans ou dix ans au même endroit, puis, lorsque la terre ne produisait plus autant, ou que les rapports avec les voisins devenaient conflictuels, on s'établissait ailleurs. Aujourd'hui, la pénurie de terres conduit à une plus grande sédentarité.

M. Michel Magras, président. - L'outil juridique existe : au départ, il s'agit de concessions et de cessions. La possibilité d'en faire un usage individuel ou commercial existe juridiquement. C'est donc un choix des communautés de continuer à vivre selon leur droit coutumier et de manière collective. Est-ce bien ce que l'on doit comprendre ?

M. Geoffroy Filoche. - On peut le dire ainsi, même s'il existe des évolutions. Si les outils juridiques existent, les gens ne les connaissent pas forcément et poursuivent leurs pratiques antérieures. Même si l'on note des évolutions, elles n'impliquent pas nécessairement l'utilisation des outils juridiques mis à leur disposition.

Nous constatons un véritable décalage entre le droit civil, étatique, et le droit coutumier.

M. Georges Patient. - Je n'ai pas eu l'occasion de lire votre rapport. J'espère pourvoir le parcourir prochainement.

Je suis maire d'une commune de Guyane dans laquelle vivent des populations amérindiennes et bushinengue. Il s'agit de Mana, qui était également naguère constituée de la commune d'Awala Yalimapo, dont j'ai également été maire.

Les zones d'usage sont aujourd'hui la manifestation d'une revendication identitaire plutôt qu'une réalité qu'on peut constater sur le terrain. Toutes ces zones d'usage sont situées dans des territoires communaux. Il s'agit parfois de populations autochtones, avec des maires de la même origine ethnique, comme à Camopi, ou partiellement à Awala Yalimapo, et sur les communes du fleuve, dont les maires sont bushinengue mais les populations issues de plusieurs communautés. Mana compte des populations amérindiennes, bushinengue, mais également d'origine créole - guyanaise ou haïtienne - et métropolitaines.

Sur ces communes du littoral, où existe une pluriethnicité, il est difficile de faire accepter par toute la population le fait qu'on réserve des zones uniquement à une catégorie. Je suis souvent confronté à cette situation. J'ai deux demandes de zone d'usage, et j'hésite à donner satisfaction.

Par ailleurs, le décret parle de populations qui vivent de cueillette, de chasse et de pêche. Or, les choses ont beaucoup évolué en Guyane, tout d'abord avec le RMI, puis le RSA. Il est difficile de dire, même pour les populations amérindiennes et bushinengue de l'intérieur, qu'elles ne vivent que de cueillette, de chasse et de pêche. Lorsqu'elles ont un problème, il est rare qu'elles se tournent vers le chef coutumier, qui n'a plus comme rôle que celui d'intervenir dans les manifestations culturelles et rituelles. Pour tous les autres problèmes, ces populations des zones d'usage s'adressent en priorité aux maires, et leurs demandes portent sur des éléments de modernité - eau, téléphone, éducation.

La difficulté d'intégration de ces populations se pose avec une certaine acuité ; elles sont confrontées, surtout dans l'intérieur, à des problèmes de suicide, qui ont donné lieu à une mission de deux collègues parlementaires, l'une pour le Sénat, la seconde pour l'Assemblée nationale.

La reconnaissance de ces populations en tant que peuples autochtones est leur principale revendication. Le mot même d'« autochtone » ne figure pas dans la Constitution française. Vous avez évoqué le Brésil : la situation y est différente puisque ce pays reconnaît les peuples autochtones. La France, pour l'instant, ne reconnaît pas cette qualité, la République étant une et indivisible. C'est donc le principal problème qui se pose, avec toutes ses conséquences en termes de foncier et de participation à la vie politique de ces différentes populations.

Ce sont les éléments que je voulais ajouter à tout ce que vous avez dit. On ne peut se cantonner au problème des zones d'usage quand on parle des populations autochtones. On doit considérer ce sujet comme un problème plus général d'intégration à la vie guyanaise et française.

M. Geoffroy Filoche. - Tout à fait.

M. Michel Magras, président. - Merci, cher collègue, pour ces observations d'homme de terrain et d'élu du territoire guyanais.

M. Michel Magras, président. - Y a-t-il des questions complémentaires ? Je n'en vois pas.

Monsieur Filoche, il m'appartient de vous remercier pour cet échange fort intéressant. Vous étiez le dernier à intervenir dans le cadre de cette série d'auditions qui ont agrémenté nos semaines depuis le mois d'octobre, et qui nous ont aussi permis de voyager - même si ce n'est pas le cas de tout le monde, ce qu'on peut regretter.

Toutes les personnes ayant apporté leur contribution à notre étude seront destinataires du rapport, qui devrait être examiné en réunion plénière le 23 juin.