Mardi 20 janvier 2015

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Gestion du domaine de l'État - Audition de Mme Odile Gauthier, directrice du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres (« Conservatoire du littoral »), accompagnée de M. Alain Brondeau, délégué outre-mer

M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd'hui pour poursuivre nos auditions sur la gestion du domaine de l'État dans le cadre de notre étude transversale sur les questions foncières outre-mer. Après avoir entendu l'Office national des forêts (ONF) la semaine dernière, nous recevons cet après-midi deux acteurs importants, le Conservatoire du littoral, puis France Domaine, le service du ministère des finances chargé de la gestion des propriétés de l'État. Nous terminerons par l'audition d'une universitaire, spécialiste du droit de la domanialité, en particulier dans sa dimension ultramarine.

Avant de céder la parole à Mme Odile Gauthier, directrice du Conservatoire du Littoral, accompagnée de M. Alain Brondeau, délégué outre-mer, je rappelle qu'en ma qualité de conseiller général de Guadeloupe puis de représentant de la collectivité de Saint-Barthélemy, j'ai été impliqué dans ce secteur pendant une douzaine d'années.

Mes chers collègues, le questionnaire qui a été communiqué aux personnes auditionnées est à votre disposition.

Mme Odile Gauthier, directrice du Conservatoire du littoral. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je souhaiterais tout d'abord resituer le rôle du Conservatoire dans son contexte historique et préciser les modalités pratiques d'exercice de sa mission.

Depuis la loi de 1975, le Conservatoire est chargé de mener une politique foncière de sauvegarde des espaces littoraux, en partenariat avec les collectivités. Les instances de gouvernance du Conservatoire que sont le conseil d'administration ou les conseils de rivage sont consultées sur toutes les grandes actions. Pour assurer la protection foncière des espaces naturels, le Conservatoire acquiert au fur et à mesure des terrains et crée des périmètres d'intervention, après avis des conseils municipaux. Ceux-ci sont donc consultés et associés. Il n'y a que deux ou trois cas dans l'histoire du Conservatoire où ces périmètres ont été définis sans l'accord des collectivités.

Ces zones d'intervention font systématiquement l'objet d'un avis du conseil de rivage concerné. Siègent dans les conseils de rivage des représentants des conseils régionaux et des conseils généraux. À tous niveaux, les collectivités sont associées à la définition des zones d'intervention du Conservatoire.

Le Conservatoire entretient également des relations de partenariat avec les collectivités pour ce qui a trait à la valorisation et à la gestion des sites. Quand un site, après un certain nombre d'acquisitions, a atteint une taille critique et est en mesure de remplir sa vocation première qui est d'accueillir du public, nous préparons et définissons un projet avec les collectivités. Ce projet peut être de réaliser des aménagements, de réinstaller des exploitations agricoles...

Le principe fixé par la loi est que la gestion pérenne, à long terme, est confiée par le Conservatoire aux collectivités. Celles-ci peuvent être de tous niveaux. 40 % des sites sont gérés par des conseils généraux ou des syndicats mixtes départementaux, 40 % le sont par des communes, des établissements publics intercommunaux ou des parcs naturels régionaux. Le reste est, de façon plus marginale, géré par des établissements publics de l'État - du type parcs nationaux - ou des associations, au titre, par exemple, de la gestion des réserves naturelles.

Depuis sa création, il y a quarante ans, ce dispositif fonctionne donc en étroite relation avec les collectivités.

Votre deuxième question concerne l'organisation interne du Conservatoire. Le Conservatoire est organisé autour d'un siège situé à Rochefort qui assure les fonctions de support, incluant les questions juridiques liées à l'action foncière, à la gestion des sites, aux relations avec la profession agricole et avec l'ONF.

Nous avons ensuite dix délégations de rivage, implantées sur les différentes façades littorales et lacustres, puisque notre compétence s'étend également aux lacs. Je citerai comme exemple le lac du barrage de Petit-Saut en Guyane.

En outre-mer, il y a un conseil de rivage atlantique et un conseil de rivage pour l'océan Indien. De manière spécifique, la délégation outre-mer est organisée autour de ces deux conseils. À l'inverse, en général, deux délégations ressortissent d'un même conseil de rivage. L'organisation de la délégation outre-mer est structurée en plusieurs antennes réparties sur l'ensemble du territoire. Elle comprend, selon les périodes, vingt à vingt-cinq personnes dont quinze ou seize permanents, les autres personnes étant des contractuels qui interviennent sur un projet ou des vacataires.

Une des caractéristiques importantes du Conservatoire est qu'il n'y a pas de déconcentration du budget. Nous avons une programmation à long terme et triennale pour le budget. Notre programmation interne consiste à faire une répartition qui ne constitue pas des dotations car, tant en ce qui concerne les aménagements que les acquisitions foncières, les aménagements de grande ampleur ou les opérations foncières lourdes s'appuient sur la solidarité nationale. Une année, nous aurons un gros projet sur un territoire, une autre année, un autre projet sur un autre territoire.

Très schématiquement, il n'y a pas de budget alloué à la délégation outre-mer. Pour autant, quelques chiffres peuvent être donnés : en moyenne, au cours des dernières années, un million d'euros pour les acquisitions et deux millions pour les travaux ont été mobilisés annuellement.

Pour financer les grosses opérations, le Conservatoire bénéficie depuis plusieurs années de nombreux concours extérieurs. Nous sommes financés par le droit de francisation des navires qui nous est affecté à hauteur de trente-sept millions d'euros, qui se transforment en cinquante-cinq millions pour le budget annuel grâce aux recettes issues principalement des cofinancements apportés soit par les crédits européens, soit par les crédits des agences de l'eau, des contrats de plan État-région et des crédits des collectivités régionales ou départementales. Celles-ci contribuent non seulement au travers de la gestion, mais aussi directement via des financements d'acquisitions ou de travaux, selon des modèles variables en fonction des partenariats conclus.

En résumé, pour un euro investi au titre du droit de francisation par le Conservatoire du littoral, au sens de la dotation, nous arrivons à mobiliser 1,6 euro.

En réponse à votre questionnaire, M. Brondeau va vous exposer notre stratégie en matière d'intervention foncière.

M. Alain Brondeau, délégué outre-mer. - Le Conservatoire a entamé l'année dernière la révision de sa stratégie d'intervention foncière. Elle devrait être approuvée par le conseil d'administration au milieu de cette année. Toutefois, elle est déjà suffisamment stabilisée pour me permettre de vous donner des ordres de grandeur.

En outre-mer, depuis sa création, le Conservatoire protège 42 000 hectares, composés pour 8 500 hectares de terrains acquis et pour 33 500 hectares de terrains de l'État. Pour ces derniers, 27 800 hectares appartiennent au domaine public maritime, 2 200 hectares relèvent de la zone dite des cinquante pas géométriques et 3 500 hectares correspondent au domaine privé de l'État en Guyane. Tel est le bilan de l'action du Conservatoire outre-mer au cours de ces vingt dernières années ; son action y est plus récente qu'en métropole. L'objectif à l'horizon 2050 serait d'arriver à environ 155 000 hectares protégés en outre-mer, ainsi répartis :

- 41 500 hectares d'acquisitions, soit 33 000 hectares de plus que ce qui a été acquis aujourd'hui ;

- 77 800 hectares de domaine public maritime, essentiellement de la mangrove en Guyane, un peu en Guadeloupe, en Martinique et à Mayotte. S'ajoute de manière très marginale du domaine privé maritime, au droit de certains sites du Conservatoire, pour pouvoir créer des sentiers marins ou travailler sur des accès aux sites lorsque l'accès principal se fait par la mer ;

- 2 400 hectares au titre de la zone des cinquante pas géométriques - quasiment la même chose qu'aujourd'hui -, le surplus pouvant essentiellement concerner Mayotte ;

- et 33 500 hectares de domaine privé de l'État qui ne concerne que la Guyane.

La difficulté majeure que nous rencontrons en outre-mer tient au prix du foncier qui est parfois très élevé sur certains territoires et notamment à Mayotte, à Saint-Martin sans même parler de Saint-Barthélemy. Ce prix n'est pas forcément corrélé au caractère constructible ou inconstructible du terrain. Il tient surtout à la spéculation foncière à plus ou moins long terme, ce qui réduit les capacités d'action du Conservatoire.

Notre politique d'espaces naturels sensibles est assez hétérogène, très développée à La Réunion, moins dans les autres territoires, et très peu en moyenne par rapport au territoire métropolitain. Or le Conservatoire essaie de s'appuyer, chaque fois que c'est possible, sur la politique des espaces naturels sensibles des conseils généraux. Ceci n'a pas encore été possible en outre-mer.

Je voudrais souligner une pratique plus fréquente en outre-mer qu'en métropole : le domaine public sert de réserve foncière pour les projets publics ou privés. Cette manière de percevoir la notion de domaine public peut entrer en contradiction avec les objectifs du Conservatoire.

En outre-mer, nous devons également tenir compte des situations foncières très complexes.

Plus spécifiquement, pour Mayotte, la mise en place très récente du cadastre n'a pas permis de remédier aux nombreuses imprécisions de certains découpages. La régularisation foncière par le conseil général est en cours. Toutefois, les choses évoluent très rapidement. L'absence d'actes de propriété à Mayotte rend plus difficiles les interventions du Conservatoire.

Il y a enfin les difficultés liées à la gestion des terrains par les collectivités. En outre-mer, la prise en compte de cette dimension est plus récente, pour des raisons financières ou pour des raisons de développement des compétences. Je relève toutefois quelques exceptions notables, notamment en Martinique avec le parc régional.

En ce qui concerne la répartition des surfaces par territoire, le département sur lequel le Conservatoire intervient le plus en matière foncière est, sans surprise, la Guyane, avec près de 27 000 hectares dont 20 000 hectares de domaine public maritime (constitués par la mangrove), 3 400 hectares d'acquisitions et 3 000 hectares de domaine privé de l'État qui ont été affectés au Conservatoire.

Vient ensuite la Guadeloupe, pour près de 8 000 hectares, avec là aussi une grosse proportion de domaine public maritime (plus de 5 700 hectares de mangrove), 1 200 hectares au titre de la zone des cinquante pas géométriques. En Guadeloupe, en application de la loi de 1996 et contrairement aux autres départements d'outre-mer, le Conservatoire est affectataire d'une grande partie de la zone des cinquante pas géométriques, à linéaire ou à surface égale avec celle de l'ONF.

À parts égales, viennent enfin La Réunion, Mayotte et la Martinique, avec 1 500 à 2 000 hectares pour chaque territoire, essentiellement constitués de terrains privés acquis, sauf à Mayotte où la répartition est équilibrée entre le domaine public maritime et les acquisitions.

Mme Odile Gauthier. - Votre question suivante portait sur les critères qui fondent l'intervention du Conservatoire pour gérer les éléments du domaine public de l'État. Qu'il s'agisse du domaine public ou privé de l'État, ou de terrains privés, la stratégie d'intervention du Conservatoire est identique. C'était déjà le cas en 2005, lors de la stratégie précédente.

En concertation avec ses partenaires et les collectivités, le Conservatoire s'intéresse en premier lieu à la question de savoir si les espaces sont menacés d'artificialisation ou d'urbanisation, même s'il ne s'agit pas de tout empêcher.

Le Conservatoire s'intéresse ensuite à la préservation des milieux naturels de qualité remarquable, dont il faut une gestion active pour maintenir les écosystèmes ou les paysages. Il s'agit finalement de faire de la gestion écologique.

Le Conservatoire est attentif à tout ce qui concerne l'ouverture au public, la création d'accès pouvant permettre notamment un appui au développement touristique par la mise en valeur d'espaces naturels de qualité accessibles au public.

Un quatrième critère d'intervention est le maintien ou la réhabilitation d'usages traditionnels qui participent à l'identité du site ou au maintien de celui-ci dans sa qualité existante. À titre d'exemple, je citerai la remise en service des salines de la Pointe aux Sels.

Ces critères d'intervention président à la définition des zones d'intervention.

La compétence du Conservatoire a été étendue plus récemment au domaine public maritime. Une première stratégie du domaine public maritime avait été définie en 2008. Dans la nouvelle stratégie que nous finalisons et qui sera publiée en 2015, le domaine public maritime sera pleinement intégré dans la mesure où ces quatre critères sont déterminants pour l'intervention du Conservatoire, quelle que soit la nature du terrain.

En effet, que celui-ci appartienne au domaine public de l'État ou corresponde à un terrain privé acheté à l'amiable, le processus est le même. Il faut créer un périmètre d'intervention, présenté en conseil de rivage et au conseil d'administration. La seule différence est que nous avons soit une acquisition, notamment par substitution du droit de préemption des conseils généraux lorsque ceux-ci ont mis en place les zones de préemption au titre des espaces naturels sensibles, soit un dispositif d'affectation ou d'attribution lorsque c'est l'État. Pour nous, l'essentiel est de respecter la mission fondamentale du Conservatoire de préserver, de façon inaliénable, l'ensemble des terrains achetés ou affectés par l'État. S'il y a eu, pour des raisons administratives un peu compliquées, des conventions d'attribution trentenaire, le principe que nous favorisons, dans le cadre de nos discussions avec les préfets, est une affectation définitive ou une remise spécifique pour les espaces naturels de la zone des cinquante pas géométriques.

C'est le même dispositif qui s'applique ensuite. Il faut trouver une collectivité locale gestionnaire. Même si cela peut sembler paradoxal, on part d'un terrain qui appartient à l'État, on passe par le Conservatoire pour arriver finalement à une gestion patrimoniale partagée du projet et de sa mise en oeuvre, au travers de financements communs au Conservatoire et à la collectivité.

C'est la même intervention dans l'esprit. J'en veux pour preuve la réflexion que nous avions eue en 2005 et que nous poursuivons en ce moment. Lorsque nous ne disposons que de la zone des cinquante pas géométriques, nous cherchons à faire l'acquisition de terrains privés situés en bordure pour constituer un site d'une taille suffisante.

M. Alain Brondeau. - Depuis la réforme du code du domaine de l'État de 2010, les procédures ont été unifiées. Nous sommes sur des conventions de gestion valant affectation. Que l'on soit sur le domaine public maritime ou sur la zone des cinquante pas géométriques, il n'y a plus qu'une seule procédure, un seul modèle, et sans durée limitée. Nous laisserons arriver à leur terme les échéances qui courent encore et nous les renouvellerons par des conventions à durée illimitée. Il n'y en a que deux ou trois outre-mer.

En ce qui concerne la gestion des terrains du Conservatoire, qu'ils relèvent du domaine public de l'État ou pas, nous nous appuyons en priorité sur les collectivités. En Guadeloupe, nous nous appuyons beaucoup sur les communes, en Martinique sur les communautés d'agglomération, le parc régional et certaines communes. Dans l'océan Indien, nous travaillons essentiellement avec les conseils généraux de La Réunion et de Mayotte, avec la réserve naturelle de Saint-Martin à Saint-Martin, avec l'agence territoriale de l'environnement à Saint-Barthélemy. À Saint-Pierre-et-Miquelon, nous nous appuyions sur une commune qui, malheureusement, a dû renoncer pour des raisons financières et nous sommes à la recherche d'un autre gestionnaire.

À ces gestionnaires de terrain, pour la zone des cinquante pas géométriques aux Antilles, en Guyane et à La Réunion, s'ajoute l'ONF qui exerce une mission d'intérêt général comprenant des missions de surveillance, de police, d'expertise et d'appui technique auprès des collectivités.

Nous avons également une convention avec le Parc national de Guadeloupe pour la partie des terrains appartenant à l'État et qui sont affectés au Conservatoire.

En Guyane, nous travaillons avec les communes. Nous n'avons pas, pour l'instant, de convention avec un autre échelon mais des discussions sont en cours avec le parc régional de Guyane pour mettre en place une convention de gestion sur un des sites du département.

Mme Odile Gauthier. - Nous vous enverrons la liste détaillée des projets d'aménagement.

M. Alain Brondeau. - Nous pouvons toutefois vous citer quelques exemples d'aménagement qui visent soit à l'accueil du public, soit à la restauration écologique des sites, les deux pouvant être liés. Nous avons réalisé toute une série d'observatoires en outre-mer : sur le marais de Port-Louis en Guadeloupe, sur l'étang des Salines en Martinique, sur le marais de Vieux-Fort à Marie-Galante et à Saint-Pierre-et-Miquelon, sur un terrain qui n'appartient pas à l'observatoire. Sur le Diamant, un site ne permettait pas le débarquement des personnes. Nous avons donc réalisé un aménagement un peu atypique, avec des caméras qui retransmettent des images en direct sur Internet et permettent ainsi une visite virtuelle.

Nous avons également réalisé une série de sentiers de découverte, nautiques ou terrestres - comme à Montabo - en Guyane, autour du marais du Vieux-Fort en Guadeloupe ou à la vasière des Badamiers qui est une zone de mangrove à Mayotte.

D'autres projets sont en cours, notamment sur le domaine public maritime ou la zone des cinquante pas géométriques. Je pense notamment au sentier du littoral du sud-ouest à La Réunion qui, sur une quinzaine de kilomètres de linéaire intégralement compris dans la zone des cinquante pas géométriques affectés au Conservatoire, va entrer en phase de réalisation cette année.

Nous réalisons des aires d'accueil comme à Bois Jolan en Guadeloupe ou à Saint-Sauveur à Miquelon ; des projets très importants sont envisagés pour la baie de l'embouchure dans l'île de Saint-Martin.

Nous réalisons des maisons de site, à Sinnamary en Guyane, aux Abymes en Guadeloupe, à La Réunion pour le musée du Sel qui a été complétement rénové par le Conservatoire, pour l'observatoire de l'Isthme de Miquelon.

Nous procédons à des aménagements pour améliorer le stationnement qui est un des points-clefs pour la gestion des sites. Ainsi, à Bois Jolan en Guadeloupe, nous réduisons l'impact sur la zone de plage et d'arrière plage sans nuire à la fréquentation. Un projet de même nature est en cours sur la plage des Salines de Saint-Anne en Martinique. Nous menons enfin des travaux de restauration écologique qui ne sont pas forcément sur le domaine public maritime. C'est le cas majoritairement à La Réunion, avec des projets de plusieurs millions d'euros financés par l'Europe.

Nous travaillons sur la restauration de forêts sèches, la restauration d'habitats pour des espèces en danger, la dératisation d'îlots comme cela s'est fait à Mayotte. Ces projets sont liés en général à une action d'aménagement pour l'accueil du public.

Ces travaux permettent d'augmenter l'attractivité touristique des territoires. Les sentiers sur les sites du Conservatoire du littoral sont de plus en plus connus et très fréquentés. Les guides Dakota ont publié il y a quelques années deux éditions spéciales consacrées aux balades sur le littoral pour la Guadeloupe et la Martinique qui ont connu un fort succès. Les sentiers nautiques sont aussi des produits touristiques assez intéressants. Ils permettent - comme cela se fait à Marie-Galante en Guadeloupe ou en Guyane - que se greffent des prestations complémentaires de location de matériel. Les maisons de site participent beaucoup à l'attractivité touristique puisqu'elles permettent de retenir les visiteurs sur une certaine durée.

Mme Odile Gauthier. - Vous nous avez interrogés sur l'articulation de l'action du Conservatoire avec d'autres acteurs publics.

Avec France Domaine, nous sommes en relation principalement pour tout ce qui concerne l'estimation de la valeur des terrains. En principe, le Conservatoire achète à la valeur fixée par France Domaine, à plus ou moins dix pour cent près. Sur les affectations des terrains de l'État, France Domaine donne son avis et instruit les procédures.

Nous avons peu de liens directs avec l'Agence des cinquante pas géométriques. Les territoires sur lesquels nous intervenons sont distincts. Ils ont été délimités par des arrêtés préfectoraux.

L'ONF est un partenaire de longue date et le partenariat fonctionne bien. Il est, la plupart du temps, et nous nous en félicitons tous collectivement, gestionnaire des terrains au titre de la surveillance, de la police qui, outre-mer, est très peu faite par les collectivités gestionnaires. Il est également, par des procédures d'appel d'offre de marchés publics, opérateur de travaux sur les sites, notamment quand il n'y a pas de gestionnaire.

Avec l'Établissement public d'aménagement en Guyane (EPAG), notre partenariat s'organise dans le cadre des rachats de terrains à vocation naturelle, identifiés dans le cadre de la stratégie du Conservatoire et dans les schémas d'aménagement régionaux (SAR). Nous travaillons avec l'EPAG dans les zones d'intervention qu'il maîtrise déjà mais qui n'ont pas vocation à être urbanisées.

À Mayotte, l'Agence de services et de paiement (ASP) fait office de société d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER). Nous travaillons avec elle sur les terrains du Conservatoire pour la définition et l'établissement des cahiers des charges agricoles. Nous travaillons également avec elle sur de la veille foncière. Globalement, nos relations sont identiques à celles que nous entretenons avec les SAFER dans les autres départements d'outre-mer. Elles portent sur la veille foncière, voire sur des missions d'appui à la demande du Conservatoire lorsque nous souhaitons intervenir dans une zone d'intervention sur des terrains agricoles pour lesquels nous n'avons pas vocation à supprimer l'activité agricole. Si les propriétaires sont intéressés au maintien d'une activité agricole qui convient au site, nous n'achetons pas. S'il n'y a pas de reprise, pour éviter une déprise ou si nous souhaitons maintenir un cahier des charges de qualité, nous intervenons pour racheter les terrains.

Les occupations et constructions illicites sur le domaine public remis en gestion au Conservatoire concernent essentiellement la zone des cinquante pas géométriques en Guadeloupe, soit une vingtaine de parcelles comprenant des habitations diffuses. Lorsque ces parcelles ont été transférées au Conservatoire, aucun travail précis n'avait pas pu être fait. Les arrêtés mentionnent que la délimitation nécessite une exclusion « au plus près des bâtiments existants ». Un état complet des lieux a été entrepris en 2010, repris en 2014 et se poursuivra jusqu'à fin 2015. Des propositions précises seront remises au préfet, avec des divisions parcellaires. Les parties de parcelles exclues retourneront à la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) qui aura à se prononcer sur leur destination finale, en sachant que certaines de ces parcelles n'ont déjà plus d'occupants.

M. Alain Brondeau. - Ces parcelles concernent une cinquantaine d'habitations. Leur destination finale ne sera pas uniforme. Pour certaines, notamment les parcelles isolées, sans accès ni réseau ou en zone à risques, et qui n'ont pas vocation à être urbanisées, il y aura des autorisations d'occupation temporaire du vivant de l'occupant actuel, sans transmission possible. Pour les parcelles situées en continuité avec un espace déjà urbanisé ou en cours d'urbanisation, une régularisation pourra être envisagée, sans que cela soit du ressort du Conservatoire. La parcelle sera d'abord « désaffectée » au Conservatoire puis traitée par l'État ou les agences des cinquante pas géométriques, si elles existent encore à ce moment-là.

Mme Odile Gauthier. - Nous devons parvenir à une vision commune avec les collectivités chargées de l'aménagement du territoire. En outre-mer, la stratégie d'intervention foncière du Conservatoire s'appuie beaucoup sur les SAR mais nous souhaitons également travailler de façon plus approfondie, notamment avec les communautés de communes, lorsqu'elles développent un projet de Schéma de cohérence territoriale (SCOT) intercommunal.

La maîtrise foncière par le Conservatoire doit être équilibrée. Il ne s'agit pas de tout mettre sous cloche dès lors que nous avons réalisé une acquisition, d'empêcher toute urbanisation. Il s'agit de faire en sorte que les volets de protection et de valorisation des espaces naturels qui existent dans les documents de planification soient pris en compte, permettant ainsi aux Français de les visiter. Une étude récente avance le chiffre de trente-huit millions de visiteurs sur les sites du Conservatoire. Depuis le début de cette année, un atelier du Conservatoire mène une réflexion collective sur la contribution à l'attractivité des sites naturels en général - il n'y a pas que le Conservatoire, mais également les forêts domaniales ou les réserves - et à l'attractivité économique en particulier. Vous remarquerez que de nombreuses communes disposant d'espaces naturels de qualité mettent ceux-ci en avant sur la première page de leur site Internet.

M. Michel Magras, président. - Madame la directrice, monsieur le délégué outre-mer, je voudrais tout d'abord vous remercier pour la qualité de vos exposés. Mes collègues ont un certain nombre de questions à vous poser et je cède la parole à Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, et rapporteur coordonnateur de notre étude.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Madame la directrice, vous avez évoqué la problématique de la régularisation foncière à Mayotte, la réforme en cours du cadastre, et souligné qu'il était difficile de s'appuyer sur les collectivités. Je voudrais rappeler qu'en une ou deux décennies Mayotte a absorbé de nombreuses réformes d'envergure : la réforme fiscale, la réforme de la départementalisation, celle de la décentralisation qui date de 2004 pour le conseil général et de 2008 pour les communes. Vous faites bien de souligner cette difficulté d'une manière générale mais, à Mayotte, elle est encore accentuée par le choc institutionnel de ces dernières années. Avant d'arriver à des stades aussi cruciaux que la départementalisation ou la réforme de la fiscalité, cette réforme aurait dû être réalisée.

Aujourd'hui, pour ne pas continuer à piétiner, quelles méthodes préconisez-vous pour clarifier les choses, définir ce qui est du ressort du domaine de l'État, du domaine privé, de votre domaine ?

Nous n'avons pas d'agence des cinquante pas géométriques alors que nous disposons de la zone correspondante, occupée par plusieurs villages. Comment parvenir à une solution, ne serait-ce que pour dégager des moyens fiscaux ou parvenir à une libération de ces zones ?

Mme Odile Gauthier. - Je ne connais pas personnellement Mayotte mais nous sommes très heureux d'y travailler. Le Conservatoire est à Mayotte depuis plusieurs années et les choses avancent très vite. Avec les élus, nous sommes arrivés à développer une véritable stratégie d'intervention. Nous sommes d'autant plus optimistes que, si le moment est complexe, avec notamment une démographie très dynamique, une véritable réflexion sur l'aménagement du territoire est engagée. C'est une excellente opportunité pour le département de Mayotte et ses habitants de mettre en place un modèle de développement durable.

M. Alain Brondeau. - Par rapport à l'ensemble des départements ou collectivités d'outre-mer sur lesquels le Conservatoire intervient, c'est certainement à Mayotte que les choses évoluent le plus rapidement. Depuis la départementalisation, on rentre dans le droit commun à très grande vitesse. En dix ans, on est en train de faire à Mayotte ce qui a été fait dans les autres départements en soixante ou soixante-dix années.

En réponse à votre question sur la zone des cinquante pas géométriques, je rappelle que, dans notre stratégie foncière, nous n'avons pas retenu les zones habitées. Nous estimons que ces zones n'ont pas vocation à nous être affectées. Nous avons gardé les zones naturelles et qui ont vocation à le rester, en croisant les deux documents de planification importants que sont le Projet d'aménagement et de développement durable (PADD) et le SAR, même si ce dernier n'est pas encore approuvé.

Dans les parties habitées, la difficulté est accrue par le fait que le droit était plutôt un droit oral ou coutumier. Les occupants de ces villages n'ont pas de titre de propriété. Un travail massif de régularisation et d'octroi de titres est donc à réaliser. Il ne relève pas du Conservatoire mais de l'État ou de structures spécifiques telles que les agences des cinquante pas géométriques. La priorité pourrait consister à établir, comme aux Antilles après la loi de 1996, une délimitation claire sur les vocations des zones afin de pouvoir travailler, pour la partie naturelle, sur l'affectation du Conservatoire et, pour les parties urbanisées ou à vocation urbaine, sur les régularisations de titres des occupants ou les cessions aux collectivités pour l'aménagement. Pour la régularisation, il pourrait être envisagé de s'inspirer de ce qui a été fait par le conseil général à l'intérieur de l'île et d'appliquer la même méthode sur la zone des cinquante pas géométriques, mais en zone urbaine.

M. Joël Guerriau, co-rapporteur. - Je vous remercie pour cette présentation intéressante.

Vous avez évoqué un budget de 54 millions d'euros dont 17 millions d'euros proviennent des régions, des départements ou de cofinanceurs comme l'Agence de l'eau ou les fonds européens. Ces partenaires vous apportent un complément substantiel, égal au tiers de vos recettes. Comment priorisez-vous vos interventions sur l'outre-mer ? Sont-elles dépendantes de ces cofinancements des régions ou des départements qui ont les moyens de vous suivre ? Sur quels critères établissez-vous vos interventions et comment peuvent-ils garantir une équité sur l'ensemble du territoire ?

J'ai compris que vous n'écrêtiez pas ce budget, ce qui veut dire que vous pouvez avoir une orientation spécifique sur un projet dans un département donné en mobilisant une masse financière importante. Comment établissez-vous cette planification et comment effectuez-vous des arbitrages budgétaires ?

Mme Odile Gauthier. - De façon globale, la programmation que l'on fait est en fonction notamment des prévisions de réalisations, tant dans le domaine foncier qu'en matière d'aménagements.

Il y a une différence essentielle dans le domaine foncier, c'est qu'il est extrêmement difficile de prévoir des opérations foncières, sauf si ce sont des déclarations d'utilité publique (DUP).

Par contre, pour tout ce qui concerne les zones de préemption, nous avons en moyenne tous les ans x centaines d'hectares qui vont s'inscrire dans tel ou tel département. Nous faisons en sorte d'avoir un financement qui différencie les opérations dites « courantes » des opérations plus stratégiques. Ces opérations pourront être, une année, un dossier qui se débloque en Aquitaine, une autre année, à Mayotte ou dans le Gard. Il n'y a pas de stratégie à court terme consistant à dire : « Je mets telle masse financière à tel endroit. »

Dans la stratégie en matière d'intervention foncière, le Conservatoire se donne un objectif en termes d'acquisitions qui, évidemment, dépend de la situation dans laquelle il se trouve. Un certain nombre de régions en France ont déjà fait l'objet de nombreuses acquisitions - je pense aux régions du Nord, de la Picardie ou de la Corse, où nous avons déjà 25 % du linéaire côtier - et pour celles-ci le nombre d'hectares restant à acquérir n'est pas très considérable. Par contre, il y a d'autres régions, en métropole ou en outre-mer, où un effort particulier devra être réalisé dans les dix ou vingt ans à venir. Elles se retrouveront dans une programmation à trois ou cinq ans. Pour l'outre-mer notamment, des surfaces significatives du domaine de l'État nous ont été affectées et nous devrons faire un effort particulier pour acquérir des terrains privés.

Pour ce qui concerne l'influence des cofinancements dans les décisions, en dehors des opérations vraiment exceptionnelles - c'est-à-dire de plus de cinq cent mille ou un million d'euros - le Conservatoire ne subordonne pas les acquisitions à l'existence de cofinancements. Ainsi, une très grosse opération à six millions d'euros a eu lieu en 2013 en Aquitaine. Nous aurions souhaité avoir un cofinancement à hauteur de 50 %. Nous ne l'avons pas obtenu mais nous avons malgré tout réalisé l'acquisition. Cela étant, dans quasiment toutes les régions de métropole, des conventions passées avec elles précisent qu'elles nous financent les grosses opérations.

M. Joël Guerriau, co-rapporteur. - Vous nous avez indiqué que le Conservatoire protège 42 000 hectares en outre-mer. Comment cette gestion se fait-elle ?

Mme Odile Gauthier. - Elle se fait avec les gestionnaires. C'est le principe de la loi de 1975. Les questions sont les mêmes, en métropole ou en outre-mer. Elles portent sur les moyens que les collectivités peuvent mettre en place pour la gestion des espaces du Conservatoire. Ce qui est important, c'est que pour tout ce qui concerne l'aménagement, la programmation se fait sur plusieurs années et tient compte des cofinancements. Le fait qu'il n'y ait pas forcément de financement des collectivités d'outre-mer est largement compensé par l'abondance des fonds européens. Le cofinancement des opérations d'aménagement fonctionne de façon plus régulière que sur les acquisitions car même les grandes collectivités peuvent avoir des difficultés à mobiliser les fonds nécessaires pour les grosses opérations.

M. Alain Brondeau. - Les aides extérieures que l'on peut obtenir sur les acquisitions foncières outre-mer proviennent essentiellement de l'office de l'eau de Martinique. Dans les autres collectivités, le Conservatoire achète sans cofinancements avec elles, alors que, par ailleurs, il est très aidé sur les aménagements. Aujourd'hui, le principal facteur limitant l'intervention du Conservatoire en matière d'acquisitions en outre-mer tient moins au manque de cofinancement qu'au manque de moyens humains pour réaliser la prospection et la négociation. Cela a été dit précédemment, le Conservatoire mobilise en outre-mer une vingtaine de personnes. Le tiers des effectifs est consacré au foncier, tandis que les autres personnes s'occupent de l'aménagement ou de la gestion. Cela fait peu de monde pour aller rencontrer les propriétaires, négocier ou mettre en place des zones de préemption, voire des expropriations.

Les priorités qui peuvent nous amener à intervenir à plus court terme que l'horizon 2050 sont établies selon deux critères : ce sont soit un risque bien identifié d'artificialisation, d'urbanisation ou de mitage qui peuvent nous inciter à intervenir assez vite, y compris en préemption voire en expropriation, soit un projet particulier d'aménagement, d'accueil du public qui nécessite une maîtrise foncière. C'est le cas de la baie de l'embouchure à Saint-Martin et des Salines en Martinique. Les enjeux en matière d'accueil du public étaient extrêmement forts et nous ont poussés à utiliser des procédures d'expropriation pour ne pas attendre une opportunité qui aurait pu prendre des dizaines d'années.

Mme Odile Gauthier. - Comme nous vous l'avons précisé précédemment, nous avons peu de zones de préemption en outre-mer. Il nous faudra donc accélérer sur ce point pour améliorer l'acquisition foncière.

M. Michel Magras, président. - Outre-mer, à une époque, l'arrivée du Conservatoire du littoral était un peu perçue comme celle d'un usurpateur venant s'approprier les biens que nous utilisions tous pour les redonner à l'État. Pour nous, ultramarins, tous les biens acquis doivent être restitués aux collectivités qui le souhaitent. Bien évidemment, je ne parle pas des biens de l'État. Il faut que les personnes sachent que les biens acquis et qui deviennent ceux du Conservatoire resteront accessibles au public, librement et de façon permanente, que les activités qu'ils mènent pourront être continuées s'il s'agit d'une activité agricole et que personne ne viendra, à terme, les priver de leurs biens.

Les départements ont un droit de préemption qui leur est propre sur les espaces naturels sensibles. Concrètement, est-ce qu'ils exercent leurs droits propres ou est-ce qu'ils vous les confient facilement par convention ? Si tel est le cas, pourriez-vous nous apporter des précisions ?

Vous avez évoqué les aides européennes. Pourriez-vous nous préciser si c'est le Conservatoire qui est éligible et récupère une part de fonds européens ou les aides sont-elles prélevées sur les enveloppes affectées à chacun des territoires ? Je me fais l'avocat du diable pour que nous puissions détenir une réponse officielle.

Mme Odile Gauthier. - Le législateur a prévu que la gestion par les collectivités était une condition sine qua non de l'acquisition. Pour autant, il est difficile de considérer que cette gestion est attribuée ad vitam æternam à la collectivité. La gestion n'est pas inaliénable au sens juridique du terme. Il arrive, très rarement - nous avons quelques cas -, que les objectifs définis en commun dans la convention de gestion ne soient pas respectés par la collectivité. En général, la convention est conclue pour une durée de six ans et reconductible. Si les choses se passent très mal, par exemple si une collectivité veut installer n'importe quoi sur le territoire, nous devons pouvoir réagir. La convention fixe les objectifs de gestion. C'est une convention de gestion que nous appliquons ensemble. S'il n'y a pas de difficulté, il n'y a aucune raison de changer de dispositif.

M. Michel Magras, président. - Comprenez notre sensibilité d'ultramarins. Si le Conservatoire intervient en précisant que, si les contrats sont respectés, les collectivités conserveront définitivement la gestion des territoires, il sera bien accueilli et j'adhère à cette politique. Par contre, s'il annonce qu'une convention peut être dénoncée à tout moment, il lui sera difficile d'acheter un centimètre carré de terrain dans les collectivités d'outre-mer.

Mme Odile Gauthier. - L'ONF est en général présent avant le Conservatoire. Il est composé de personnes compétentes qui assurent la police des lieux, ce qui n'est pas forcément la première appétence des collectivités. Quand l'ONF intervient, il y a un accord définissant ce qu'il fait et ce que fait la commune.

En ce qui concerne les financements européens, je précise que ce sont les opérations qui sont éligibles, ce n'est pas la structure. Les conditions d'éligibilité sont identiques qu'il s'agisse d'une opération sur un site du Conservatoire et portée par lui ou d'une opération réalisée dans le cadre de l'article L.322-10 du code de l'environnement qui prévoit une maîtrise d'ouvrage assurée par la collectivité gestionnaire en lieu et place du Conservatoire mais en accord avec lui. Le département récupère même dans ce cas la taxe sur la valeur ajoutée, ce qui n'est pas notre cas.

M. Michel Magras, président. - Sur quelle enveloppe est prélevée l'aide européenne ?

M. Alain Brondeau. - Il n'y a pas d'enveloppe européenne consacrée au Conservatoire pour réaliser des aménagements. Elle fait partie des programmes opérationnels de chaque collectivité. Nous sommes un des maîtres d'ouvrage possibles - pas le seul - pour mettre en oeuvre des programmes d'action.

La question des conventions de gestion est un point important. À ce jour, nous n'avons dénoncé qu'une seule convention de gestion, à Miquelon, à la demande du gestionnaire qui n'avait plus les moyens de maintenir les effectifs et la garde. Nous ne demandions qu'à poursuivre cette convention.

En ce qui concerne les zones de préemption outre-mer, le conseil général de La Réunion s'était engagé dans une politique d'espaces naturels sensibles. Il avait mis en place des zones de préemption, pas forcément sur le littoral. Depuis quelque temps, il a mis de côté cette politique foncière. Sur l'outre-mer, nous n'avons que deux zones de préemption : une en Guyane, sur le secteur de Remire-Montjoly, par le conseil général avec une délégation au Conservatoire du littoral, et une zone propre de préemption du Conservatoire - puisque la loi le permet -, mise en place en avril 2014 sur le site de La Caravelle en Martinique, sur la commune de La Trinité. Nous avons l'intention de mettre en place d'autres zones de préemption en accord avec les conseils généraux.

M. Michel Magras, président. - S'il s'agit d'un espace naturel sensible, le conseil général est-il prioritaire ?

M. Alain Brondeau. - Tout à fait. C'est lui qui peut décider de déléguer la préemption. Dans le cadre de la révision de notre stratégie foncière, nous nous sommes posé la question de ce que souhaitaient acquérir ou réaliser les collectivités en matière d'espaces naturels pour nous inscrire en complémentarité. Mais aujourd'hui, les conseils généraux en outre-mer n'ont pas - ou plus - de politique foncière en matière d'espaces naturels. Même La Réunion, qui avait mené cette politique pendant une quinzaine d'années, l'a mise de côté. Saint-Barthélemy est un peu à part. À Saint-Pierre-et-Miquelon, le foncier est très maîtrisé par la collectivité territoriale.

M. Michel Magras, président. - C'est un choix délibéré de notre collectivité.

Mme Odile Gauthier. - En métropole, dans le passé, les conseils généraux ont été nombreux à mettre en place des politiques d'espaces naturels sensibles. Dans ce cadre, deux cas de figures peuvent se présenter :

- nous nous organisons avec le conseil général et convenons ensemble qu'il assure la politique rétro-littorale et nous la politique littorale ;

- nous définissons ensemble les zones que le conseil général achète en faisant appel à son droit de préemption, et celles qu'il n'achète pas, voire nous rétrocède, en s'en remettant à nous. Globalement, nous souhaitons avoir une politique partagée avec les conseils généraux. Mais s'ils ne le souhaitent pas ou ne veulent pas avoir cette politique, nous réalisons nous-mêmes des zones de préemption.

M. Michel Magras, président. - C'est le message que nous avons toujours voulu faire passer en outre-mer. Lorsque le Conservatoire du littoral acquiert, son objectif est d'aménager. Lorsqu'il a aménagé, son objectif est de restituer. Son statut prévoit qu'il ne gère pas et c'est à ce moment-là que les collectivités ou les associations locales reprennent en main la gestion d'un bien dont elles n'ont pas la propriété mais qui a été aménagé et qui leur est confié pour longtemps.

M. Gilbert Roger. - Existe-t-il une politique de création d'agences de développement foncier régionales ou départementales ? Quel avantage y a-t-il à travailler avec elles sur ces espaces que l'on considère comme à préserver ou sensibles ? S'il n'y a pas d'agences, est-ce que c'est parce que les élus ne l'ont pas voulu ou n'y ont pas trouvé d'avantages ?

Mme Odile Gauthier. - Le Conservatoire entretient d'étroites relations avec les SAFER pour tout ce qui concerne la propriété foncière agricole. Comme les SAFER sont en général très étroitement associées aux zones de préemption, nous avons de nombreuses conventions avec elles. Nous faisons appel à elles pour, notamment, nous aider à mobiliser du foncier là où il y a de la déprise agricole. De facto, les établissements fonciers avec lesquels nous travaillons le plus sont les SAFER.

Il y a ensuite les nouveaux établissements publics fonciers (EPF) qui ont pour vocation principale de développer du logement social mais qui ont aussi, parfois, la mission de développer des actions portant sur l'environnement. Récemment, nous avons signé avec l'établissement public foncier de Bretagne une convention sur l'identification des biens sans maître.

Je crois toutefois qu'il y a certains endroits outre-mer où il serait utile de pouvoir s'appuyer un peu plus sur les établissements fonciers, mais il n'y en a pas toujours.

M. Alain Brondeau. - Naturellement nous sommes plutôt associés aux SAFER, présents sur les espaces naturels ou agricoles qu'avec les EPF plutôt actifs en zones urbaines, sur des zones à vocation d'aménagement, pour créer du logement ou d'autres activités. Ils interviennent sur le foncier, mais en dehors des objectifs d'intervention foncière du Conservatoire.

M. Joël Guerriau, co-rapporteur. - Grâce à vos interventions, nous avons mieux compris le fonctionnement du Conservatoire du littoral.

Quelles seraient les pistes de progrès que vous nous conseilleriez dans le domaine des interventions en outre-mer ?

M. Alain Brondeau. - Parmi les pistes de progrès, il y a le travail avec les collectivités, et en particulier les grandes collectivités, en matière d'aménagement.

Nous travaillons beaucoup avec les communes au moment de l'acquisition foncière puis pour la gestion, mais les conseils régionaux et généraux ou les collectivités territoriales ne sont pas encore assez associés aux choix que nous faisons en matière d'aménagement. Nous en parlons bien évidemment lors des conseils de rivages mais, au quotidien, il faudrait peut-être envisager une sorte de conventionnement sur les choix d'aménagement, les programmes d'actions, d'investissements, des sites du Conservatoire. Le foncier est notre coeur de métier mais, sur l'aménagement, la responsabilité devrait être plus partagée entre le Conservatoire et les collectivités d'outre-mer.

En matière de gestion, la situation est assez hétérogène. Elle va de l'échelle communale à l'échelle du conseil général. Nous croyons beaucoup à l'intercommunalité qui nous semble un échelon pertinent. Nous avons un exemple de réussite avec la communauté d'agglomérations de l'Espace Sud Martinique. Nous souhaiterions qu'elle fasse tache d'huile dans d'autres collectivités.

Mme Odile Gauthier. - Nous ne savons pas ce que sera l'avenir mais il me semble qu'il faudrait arriver à convaincre les conseils généraux de mobiliser la taxe d'aménagement, avec son ancienne part au titre de la taxe départementale des espaces naturels et sensibles (TDENS) pour aider les collectivités, et notamment les intercommunalités, à la gestion. Globalement, en métropole, les conseils généraux ou les syndicats mixtes gèrent en direct. En général, cela marche très bien mais, selon le territoire, cela peut ne pas être l'échelle adaptée. Lorsque les conseils généraux ne souhaitent pas s'impliquer dans ce genre de mission, il est important de pouvoir continuer à mobiliser ces moyens qui permettent d'aider une communauté de communes à financer, par exemple, un garde du littoral ou des dépenses récurrentes.

Globalement, le Conservatoire et les grandes collectivités, avec l'appui des crédits européens, font face aux dépenses courantes d'aménagement. Il nous faut veiller à maintenir une gestion pérenne, avec la mise en place d'agents dans les territoires, assurée grâce à la TDENS.

M. Michel Magras, président. - Vous avez évoqué les difficultés liées à la DUP. Il me semblait que, compte tenu de son savoir-faire, il était plus facile au Conservatoire du littoral qu'à une collectivité de faire aboutir cette procédure.

Pour nous, ultramarins, la donnée à ne jamais perdre du vue dans notre relation avec le Conservatoire du littoral est qu'elle commence toujours par une délibération de la collectivité concernée. Tant que politiquement la collectivité concernée n'a pas donné son aval pour aller dans une direction, nul ne peut s'y engager. Une collectivité délibère si elle a la certitude que le bien acquis aménagé reviendra dans le patrimoine public.

Mme Odile Gauthier. - Si vous le permettez, je dirais que la DUP est une arme lourde. Nous ne souhaitons pas, par principe, recourir à la DUP. Nous préférons passer par les zones de préemption qui permettent des acquisitions au fur et à mesure des mouvements fonciers. Nous n'obligeons pas les gens à vendre leurs parcelles. Parfois, pour réaliser certains aménagements ou ouvrir au public des espaces qui sont devenus privés, nous sommes obligés de passer par la DUP. Nous n'y avons recours qu'avec l'accord des collectivités. Je suis d'accord avec vous. C'est peut-être plus facile politiquement pour le Conservatoire que pour la collectivité.

Ce que vous dites sur la création des périmètres d'intervention est ressenti de la même façon en métropole qu'en outre-mer, avec peut-être une sensibilité accrue outre-mer. Si on ne convainc pas collectivement les élus - pas seulement le maire, mais aussi le conseil municipal et donc les habitants - qu'effectivement il y aura une plus-value, alors ça ne marche pas.

M. Michel Magras, président. - Madame la directrice, monsieur le délégué outre-mer, il me reste, au nom de tous mes collègues, à vous remercier pour la qualité de vos interventions. Tous les documents que vous voudrez bien nous transmettre seront les bienvenus. Nous serons peut-être amenés à nous revoir avant la fin du rapport pour avoir des compléments d'information.

Gestion du domaine de l'État - Audition de Mme Nathalie Morin, responsable du service France Domaine

M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions sur la situation du foncier en outre-mer avec France Domaine, qui va nous présenter la politique domaniale spécifique que l'État poursuit dans les collectivités ultramarines.

Mme Nathalie Morin, responsable du service France Domaine. - Je vous remercie de cette invitation à présenter les problématiques domaniales outre-mer. France Domaine, service de la direction générale des finances publiques, a été créé en 2006 au moment où s'est mise en place une nouvelle politique immobilière de l'État, plus dynamique. Il assure des missions très diversifiées. La représentation de l'État propriétaire et la mise en oeuvre de la politique immobilière de l'État ont monopolisé une grande partie de son activité, en particulier en métropole, d'autres problématiques étant prioritaires en outre-mer. France Domaine assure également la gestion domaniale qui comprend l'évaluation des biens de l'État ou des collectivités territoriales, le calcul des redevances pour occupation temporaire du domaine, le suivi des procédures et la rédaction des actes de cession et d'acquisition, ainsi que de prise à bail.

Le terme de gestion peut prêter à ambiguïté. La délivrance des titres d'occupation incombe au gestionnaire du bien, c'est-à-dire l'occupant, et non à France Domaine. Par exemple, en Guyane, la gestion, y compris administrative, de cette partie du domaine privé de l'État que sont les forêts incombe à l'ONF. De la même façon, la gestion de la zone des cinquante pas géométriques incombe, selon les cas, soit au Conservatoire du littoral, soit encore aux services déconcentrés compétents, de fait les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL).

Une autre activité importante de France Domaine réside dans l'élaboration de la législation domaniale et le suivi du contentieux. Le bureau de la réglementation domaniale est très occupé par l'outre-mer, qui représente jusqu'à 40 % de son activité. France Domaine assure également la tenue de l'inventaire physique et comptable des propriétés de l'État qui sert à alimenter le bilan de l'État. Sur nomination du juge judiciaire, il gère les successions vacantes. Enfin, il assure la cession des biens mobiliers dont l'État n'a plus l'utilité. Cette palette d'activités est, ainsi que vous pouvez le constater, très large et ne présente pas beaucoup de synergies entre elles.

Notre organisation suit un modèle classique pour une direction à réseau. Un service central, au sein de la direction générale des finances publiques, qui vient de se réorganiser, rassemble 75 personnes. Il existe des services locaux du domaine dans toutes les directions départementales des finances publiques, ainsi que des responsables de la politique immobilière de l'État aux niveaux départemental et régional. Nous avons également un service à compétence nationale, la direction nationale d'intervention domaniale, qui est spécialisée dans les évaluations complexes et atypiques, mais qui gère également un pôle de soutien au réseau en matière de gestion des patrimoines privés, c'est-à-dire des successions en déshérence. Cette direction est également compétente pour piloter la totalité de l'activité de vente de valeurs mobilières. Enfin, il existe un comptable spécialisé du domaine qui tient le compte d'affectation spéciale et le compte de commerce dédiés.

L'organisation outre-mer décalque celle de la métropole. 48 équivalents-temps-plein y sont consacrés. Dans un contexte de forte réduction des effectifs, la ressource humaine pour les outre-mer reste stable depuis trois ans et même connaît une légère augmentation. Cela répond à une logique de sanctuarisation de la gestion outre-mer. Il convient de souligner que ce sont les directions régionales des finances publiques qui ont la maîtrise de la répartition des effectifs. Ce sont donc eux qui, au vu des enjeux liés à la gestion du domaine outre-mer, ont le choix de ne pas faire porter les suppressions de postes sur les services qui y sont affectés.

Les outre-mer offrent un contexte radicalement différent de la métropole pour l'exercice des mêmes missions avec une organisation analogue. Premièrement, le foncier y est atypique par rapport à ce que l'on connaît en métropole. D'une part, il peut être très étendu. C'est le cas de la forêt du domaine privé en Guyane, par exemple. D'autre part, il présente des caractéristiques naturelles qui en compliquent la valorisation. En particulier, le foncier outre-mer est fortement exposé aux risques naturels, notamment les bandes littorales exposées à des risques de submersion et d'inondation. En Guyane, en particulier, il faut aussi tenir compte de la géotechnique et de la faible portance des sols. Le foncier présente outre-mer un fort besoin de viabilisation et d'aménagement. Deuxièmement, il ne peut être fait abstraction de l'histoire qui a produit un certain nombre de régimes juridiques très particuliers, comme celui de la zone des cinquante pas géométriques et celui des biens départemento-domaniaux. Troisièmement, le foncier outre-mer est mal identifié. La documentation cadastrale et foncière est récente et fragmentaire. Par conséquent, les titres sont fragiles et les fichiers immobiliers incomplets. Cela complique beaucoup l'action des services locaux du domaine.

Autour du foncier d'État gravitent des enjeux sociaux et politiques qu'on ne retrouve pas en métropole et qui peuvent placer les services outre-mer dans une relation inédite avec les collectivités territoriales et les particuliers. Ainsi, la problématique lancinante de régularisation des occupants sans titre dans la zone des cinquante pas géométriques se heurte-t-elle à de nombreuses difficultés. On ne peut ignorer la portée symbolique du problème, ni la situation économique des occupants qui ne sont pas forcément capables de racheter les biens, puis de s'acquitter des taxes foncières. À Mayotte, se posent également des problèmes d'état civil. Partout, les services constatent les difficultés qu'éprouvent les occupants à apporter les justificatifs nécessaires à l'appui de leurs dossiers. Enfin, dans les zones de risque naturel, les régularisations sont impossibles, ce qui exacerbe les tensions.

Par ailleurs, la pression démographique et les besoins croissants en logements et en développement d'activités économiques aiguisent les demandes de dévolution du foncier. Les services déconcentrés doivent donc répondre à des attentes fortes, tant des collectivités territoriales que des particuliers. Certains sujets ne contribuent pas forcément à la sérénité des relations. Je pense aux biens départemento-domaniaux qui font l'objet parfois de revendications de propriété ou de demandes de paiement par l'État d'indemnité d'occupation. En Guyane, s'expriment également des revendications d'acquittement par l'État de la taxe foncière. Il peut aussi y avoir des désaccords sur la valeur du foncier, lorsqu'on se place hors des dispositifs de cession à titre gracieux. Ainsi, à La Réunion, le déclassement de parties urbanisées de la zone des cinquante pas dans le domaine privé pose problème car les prix des terrains ne sont pas compatibles avec les capacités financières des collectivités. Cela crée des tensions.

Quant aux particuliers, en dehors des dispositifs spéciaux prévus par le code général de la propriété des personnes publiques, les services reçoivent une grande quantité de demandes spontanées d'acquisition onéreuse de foncier d'État. Peu d'entre elles aboutissent, pour des raisons qui ne sont objectivement pas imputables aux services locaux du domaine. L'une de ces raisons est que les services du domaine ne veulent pas consentir la cession, sans disposer, au préalable, d'un avis favorable de la collectivité territoriale sur laquelle se trouve le bien. Cette approche est tout à fait logique et indispensable, puisque ce sont les collectivités qui maîtrisent les documents d'urbanisme et qu'elles disposent d'un droit de préemption qu'il faut leur laisser le temps d'utiliser. Ce sont aussi les collectivités qui connaissent le mieux le terrain, qui savent s'il y a occupation illégale ou incompatibilité avec l'activité du demandeur en fonction de la topographie des lieux. Mais les collectivités sont dans le même temps en train de réfléchir à leur politique d'aménagement, de la traduire dans des documents d'urbanisme, qui ne sont pas toujours complètement prêts, et de constituer des réserves foncières. Les calendriers ne peuvent donc pas complètement correspondre, ce qui aboutit à un embouteillage dans le service local du domaine qui sert de guichet et, par conséquent, à des tensions. Les événements de l'année 2000 en Guyane ont très fortement marqués les esprits.

Les services locaux du domaine sont donc placés tant vis-à-vis des collectivités que des particuliers dans une relation inédite. Il faut en plus compter avec la volumétrie d'actes en cession et en occupation qui est beaucoup plus forte en outre-mer qu'en métropole. Toutes ces demandes sont difficiles à satisfaire pour des raisons exogènes à la compétence de France Domaine.

Une multiplicité d'acteurs intervient dans le traitement des dossiers fonciers, bien que France Domaine soit le plus visible parce que c'est lui qui délivre in fine les titres de cession ou d'occupation. Parmi ces acteurs de l'État, outre le préfet, il faut mentionner les DREAL et les directeurs régionaux de l'agriculture, de l'alimentation et de la forêt (DRAAF). Leur rôle est essentiel dans l'instruction des dossiers. Ce sont bien les services gestionnaires occupants qui procèdent au déclassement les parcelles du domaine public. Interviennent également des opérateurs fonciers locaux et nationaux. Toute coordination entre de nombreux acteurs apporte son lot de difficultés. La concertation avec les collectivités territoriales est indispensable par définition, mais elle est un peu plus compliquée à cause de l'importance des enjeux d'aménagement outre-mer. Les processus sont plus longs en raison de l'intervention de tous ces acteurs et du besoin de chacun d'entre eux de stabiliser sa position et ses projets.

Autre particularité, il existe de très nombreux dispositifs législatifs destinés à faciliter la cession du foncier du domaine. Certains visent les particuliers, d'autres les collectivités, d'autres encore des professionnels en fonction de leur activité. Il existe des dispositifs pour favoriser la mise en valeur agricole, le logement social ou les équipements publics. Il y a des dispositifs à titre gratuit, avec décote, ou à titre onéreux. Ces dispositifs sont évidemment nécessaires et servent des objectifs compréhensibles, mais comme souvent dans le monde de l'administration, le mieux est l'ennemi du bien. Le succès parfois un peu inégal de ces dispositifs peut s'expliquer par leur complexité. En recevant vos questions, j'ai pris conscience du très grand nombre de mesures existantes et j'avoue que je ne les maîtrise pas. Cette complexité se traduit par des difficultés d'appropriation, y compris par les services eux-mêmes. Nombre de bénéficiaires potentiels ne sont pas conscients de leur existence ou n'en comprennent pas toute la subtilité et toutes les conditions. Le directeur régional des finances publiques de la Guyane regrettait de ne pas même pouvoir parvenir à réorienter vers le dispositif adéquat les demandes de cession onéreuse qu'il recevait, faute de pouvoir bien cerner la situation des demandeurs qui présentent des dossiers souvent incomplets. Nous rencontrons de grandes difficultés à promouvoir ces dispositifs. La situation est à peine plus simple pour les dispositifs dont les collectivités territoriales sont bénéficiaires. Par exemple, coexistent deux dispositifs outre-mer en faveur du logement social, la décote outre-mer, d'une part, la loi « Duflot » du 18 janvier 2013, d'autre part. Les conditions d'éligibilité sont un peu différentes, de même que les modalités de calcul. Toute cette complexité pèse sur des équipes qui ne sont pas pléthoriques.

Les bénéficiaires rencontrent beaucoup de difficultés pratiques à rassembler les justificatifs et à constituer les dossiers. Le processus est long et composé de multiples étapes (constitution du dossier, passage devant différentes commissions, proposition, acceptation), ce qui peut être un facteur de découragement. L'empilement des dispositifs renvoie une image brouillée des priorités de l'État et complique l'action des services pour répondre à un dossier qui leur est déposé. Les services qui reçoivent une demande de cession onéreuse doivent, en effet, vérifier que cette demande ne se superpose pas à d'autres demandes émanant d'autres bénéficiaires, sur le fondement de tel ou tel dispositif spécifique, qu'il s'agisse de collectivités ou de personnes privées.

En conclusion, ces sujets mobilisent beaucoup les directions régionales et départementales, qui font souvent part de leur frustration, car elles ont le sentiment que leur mission excède les compétences qui leur sont dévolues. C'est pourquoi nous disposons d'une cellule en centrale pour répondre aux questions du réseau déconcentré. Nous organisons également une journée d'études le 4 février spécialement dédiée aux problématiques ultramarines. Enfin, dans l'expérimentation des nouveaux outils stratégiques de la politique immobilière de l'État, les schémas directeurs immobiliers régionaux, nous n'oublions pas l'outre-mer. Ainsi la circulaire du Premier ministre du 16 décembre 2014 a-t-elle lancée une expérimentation dans cinq régions, dont une outre-mer, La Réunion. Nous souhaitons ainsi montrer que l'intégralité des départements sont traités de la même façon, même si les problématiques sont plus complexes dans certains que dans d'autres.

M. Michel Magras, président. - Je vous remercie de vos propos qui nous aident à appréhender toute la complexité du système dans la perspective de rechercher les voies de son amélioration. Je cède la parole aux rapporteurs.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - En ma qualité de sénateur de Guyane, j'ai beaucoup à dire. La question foncière en Guyane repose sur une situation unique et inique : dans ce pays de 83 500 km², l'État, pour des raisons historiques, dispose de la quasi-totalité des terres, 90 %, alors que les collectivités n'en possèdent que 0,2 % et les personnes privées un peu moins de 10 %. Cette situation est consacrée par l'article D. 33 du code du domaine de l'État, qui dispose que « les terres vacantes et sans maître du département de la Guyane, ainsi que celles qui n'ont pas été reconnues comme étant propriétés privées individuelles ou collectives en vertu des dispositions du décret n° 46-80 du 16 janvier 1946 font partie du domaine de l'État. » Une disposition qui remonte à la période coloniale, un décret de 1898, qui rend l'État propriétaire de tous les biens domaniaux de la colonie.

Une disposition qui sera maintenue après la départementalisation. En effet, au lendemain de la départementalisation, la nouvelle collectivité départementale, successeur de la colonie, aurait dû hériter, en principe, des biens de cette dernière, mais le décret du 6 mars 1947 suspend son droit de propriété sur tous les biens qui sont alors affectés à l'État. Pour les communes, aucun patrimoine foncier ne leur est attribué lors de leur création. Même les terrains d'implantation de leurs bourgs ne leur appartiennent pas et relèvent de la propriété étatique.

Comment expliquer cette confiscation « coloniale » du sol guyanais par l'État en dépit de la départementalisation et des lois de décentralisation ?

En dépit de quelques modifications apportées au code du domaine, l'État reste toujours propriétaire de la quasi-totalité du foncier rural et de nombreux terrains dans ou en limite des agglomérations : le problème foncier demeure en tout cas un facteur de tensions graves entre l'État, les collectivités locales, le monde agricole et la population. Ne doit-il pas être traité de façon définitive au plus vite d'autant plus que ce dossier représenterait incontestablement, dans l'ordre symbolique et social, une avancée considérable aux yeux des Guyanais ?

Cette situation a une autre conséquence très négative sur les ressources fiscales des collectivités de Guyane en raison d'une disposition de l'article 333 J du code général des impôts qui précise : « Dans le département de la Guyane, les travaux d'évaluation ne sont pas effectués pour les propriétés domaniales qui ne sont ni concédées, ni exploitées. » Cet article a pour conséquence d'éviter toute évaluation foncière et, donc, toute fiscalisation des propriétés domaniales non concédées et non exploitées, c'est-à-dire la quasi-totalité du territoire guyanais. Ce choix a été motivé par le fait que le territoire guyanais est couvert de forêts domaniales improductives de revenus et qui, de ce fait, ne rentraient pas dans le champ de l'application de l'impôt. Non seulement on aboutit à une remise en cause « discriminatoire » par rapport à un principe fiscal appliqué sur tout le reste du territoire, mais cette propriété de l'État est en réalité exploitée par des orpailleurs, par des crédits carbone attribués à la France. Elle est également concédée à l'ONF qui tire des produits de son exploitation (coupes de forêts, redevances), en 2013, plus de trois millions d'euros, mais pourtant l'État n'acquitte pas la taxe sur le foncier bâti.

Quand l'État acceptera-t-il de payer aux collectivités de Guyane et à la chambre d'agriculture la taxe foncière non bâtie sur ce patrimoine qu'il tient à conserver malgré sa marque coloniale ?

Dernière question : les services de France Domaine, qui gèrent le domaine privé de l'État, doivent instaurer de nombreuses demandes de foncier et ne disposent pas des moyens adéquats pour y faire face. Actuellement, les services de France Domaine doivent, chaque jour, accueillir vingt personnes en moyenne et répondre à plus de trois cents appels téléphoniques. Pour cela, France Domaine ne dispose que d'un effectif de dix personnes... À ce jour, plus de cinq cents dossiers sont en attente de traitement...

Quelles mesures comptez-vous mettre en oeuvre pour permettre au service local de France Domaine de disposer des ressources indispensables à l'accomplissement de ses missions de service public attendues par les Guyanais ?

Mme Nathalie Morin. - J'aurais beaucoup de mal à répondre à ces questions politiques qui relèvent du législateur. En ma qualité de fonctionnaire, je ne saurais prendre position sur ces questions que je relayerai au cabinet du ministre. Je connais le constat et l'état de fait que vous décrivez, sans reprendre vos qualifications, mais je n'ai pas l'autorité pour vous répondre.

S'agissant des moyens des services locaux du domaine, il est certain que le directeur régional des finances publiques ne se plaindrait pas de disposer d'un peu plus d'effectifs. Toutefois, je pense que leur augmentation ne suffirait pas à résoudre l'engorgement que nous connaissons. Même en doublant les effectifs de France Domaine, nous ne parviendrions pas à résoudre cette question. Ce sont, en effet, les demandes de cession à titre onéreux qui bloquent. Ce n'est pas le manque d'effectifs qui est la cause essentielle de l'embouteillage, mais l'attente de l'avis formel des collectivités territoriales en la matière. Ma remarque ne doit pas s'entendre comme une stigmatisation de quiconque, ni comme un moyen de rejeter notre responsabilité sur un tiers. Il est compréhensible que les collectivités aient besoin de temps et de réflexion pour élaborer leurs documents d'urbanisme, préparer la constitution de réserves foncières et réaliser des aménagements. Néanmoins, c'est bien là un facteur substantiel de ralentissement du traitement des demandes. Les autres facteurs, comme je l'évoquais, sont les lacunes constatées dans la constitution des dossiers reçus et le mauvais état du cadastre. Les moyens ne sont pas au coeur du sujet.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - Je suis également maire d'une commune et, pour avoir adressé des demandes à France Domaine, je crois que les ralentissements viennent en grande partie d'un problème d'effectifs au niveau de la direction des finances publiques.

M. Michel Magras, président. - Notre collègue vous a posé des questions d'ordre certes politique, mais elles touchent directement aux raisons qui motivent notre travail. Je comprends bien évidemment les réserves qu'impose votre fonction.

Nous avons beaucoup évoqué les difficultés que vous rencontrez en Guyane. Qu'en est-il dans les autres collectivités ultramarines ? Pouvez-vous préciser davantage les relations que vous entretenez avec les collectivités territoriales ? Quelle est la proportion de satisfaction des demandes des particuliers ? Dans quels territoires ultramarins pensez-vous travailler à un niveau d'efficacité proche de celui de la métropole ? Si les moyens ne constituent pas le facteur déterminant, quelles seraient vos propositions d'amélioration ?

Mme Nathalie Morin. - La situation est à peu près comparable dans les cinq départements d'outre-mer, même s'il est vrai qu'elle est sans doute la plus difficile en Guyane et à Mayotte. Dans ce dernier territoire, se cumulent les difficultés de traçabilité des titres, d'identification des personnes et d'insuffisance du cadastre. La gestion de la zone des cinquante pas géométriques, en l'absence d'agence dédiée, y est rendue d'autant plus difficile. En Guadeloupe, le contexte me paraît moins tendu. L'agence des cinquante pas géométriques y a été plutôt efficace, même si le taux maximal de régularisations est loin d'avoir été atteint. Le processus fonctionne assez bien et un bon quart des régularisations potentielles ont été réalisées. C'est un peu plus compliqué en Martinique, où l'agence a été moins efficace. À La Réunion, la configuration particulière de la côte n'a pas conduit à l'installation de personnes. La problématique y est donc un peu différente. Les collectivités territoriales de La Réunion souhaitent acquérir des terrains dans la part urbanisée de la zone des cinquante pas géométriques pour y implanter des zones d'activité économique. Le désaccord avec l'État porte sur le prix de cession du foncier. L'exercice de la fonction domaniale outre-mer est globalement très compliqué et expose beaucoup les services locaux du domaine.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je vous remercie de vos observations qui rendent assez bien compte de la situation que nous connaissons. Néanmoins, à Mayotte, les difficultés ne sont pas essentiellement liées à l'état civil. Il y a d'autres facteurs de blocage. L'enjeu principal réside dans la clarification des limites entre les propriétés de l'État et les autres propriétés. La superposition de deux régimes de propriété, le régime coutumier et le régime de droit commun, exacerbe les difficultés. Tout cela contribue au blocage du mouvement de régularisation foncière. Ne serait-il pas temps de trouver un outil adéquat pour Mayotte sur le modèle des agences des cinquante pas géométriques aux Antilles ?

Mme Nathalie Morin. - Je ne sais pas ce qu'il faut penser des agences des cinquante pas géométriques. Leur devenir n'est pas encore tranché à ce stade. Faut-il encore prolonger leur existence au-delà du 31 décembre 2015 ? Faut-il trouver d'autres options ? La constitution d'une agence dédiée qui rassemble les compétences, qui sert de guichet unique pour recevoir et instruire les demandes et qui fait de la pédagogie auprès de la population me semble relever d'une bonne organisation administrative. Pour autant, cela ne règle pas toutes les questions. La régularisation se déroule jusqu'à présent sur la base du volontariat, mais il n'y a pas d'incitation à régulariser. D'une part, les occupants peuvent toujours se dire qu'ils ont le temps. D'autre part, régulariser présente un coût économique. Il faut d'abord racheter le bien. Il existe certes des dispositifs d'aide, plus importants d'ailleurs, je crois, à Mayotte. Mais ensuite, il reste encore à s'acquitter de la taxe foncière. Tout cela n'incite pas à déposer une demande de régularisation. Cette question est indépendante de celle de la qualité de l'organisation administrative qui traite la demande.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - Une de mes questions peut recevoir une réponse technique et non politique : celle de la non-fiscalisation du domaine privé de l'État, sous prétexte de ne pas pouvoir évaluer la valeur de la forêt primaire. L'État réalise pourtant des cessions sur ce domaine, y compris à des particuliers, ce qui implique bien de disposer d'une évaluation préalable. J'ai avec moi un acte de vente sur une parcelle cédée pour 14 000 euros. Comment expliquer que l'on ne puisse évaluer pour fiscaliser mais que l'on puisse évaluer lorsqu'il s'agit de vendre ?

M. Michel Magras, président. - Je complète cette question pour vous demander quelles sont les modalités d'évaluation des biens. Par ailleurs, vous avez évoqué la question de la gestion des risques naturels. L'État met-il les moyens nécessaires en oeuvre pour prévenir les risques susceptibles de frapper ses biens ?

Mme Nathalie Morin. - France Domaine n'est pas compétent pour parler de fiscalité. Mon homologue en charge de la fiscalité au sein de la direction générale des finances publiques pourra vous renseigner. Il faut distinguer deux catégories d'évaluation bien différentes : l'évaluation domaniale, qui vise à l'inscription comptable à l'actif du bilan de l'État ou sert à la préparation d'une cession ou à l'appréciation d'une redevance d'occupation, et l'évaluation fiscale, qui ne répond ni à la même finalité ni à la même logique. Le même terme recouvre deux concepts bien différents. L'évaluation domaniale à laquelle nous procédons ne diffère pas dans ses modalités de celles que réalise les acteurs privés du secteur. Une agence immobilière utilise les mêmes méthodes que nous. Quant à la prévention des risques, je ne peux que vous renvoyer au ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, ainsi qu'aux DREAL qui gèrent ce dossier.

Gestion du domaine de l'État - Audition de Mme Caroline Chamard-Heim, professeur des universités en droit public

M. Michel Magras, président. - Dans le cadre de nos auditions sur le foncier outre-mer, nous accueillons Mme Chamard-Heim, professeur de droit public à l'Université de Lyon III, spécialiste du droit de la propriété publique. Vous allez tenter, madame, d'enrichir nos connaissances pour nous aider à élaborer des solutions à des problèmes dont France Domaine vient de nous rappeler la complexité.

Mme Caroline Chamard-Heim, professeur des universités en droit public. - Je vous remercie de m'avoir invitée à m'exprimer sur une question qui, en effet, est très complexe et très technique. Vous avez raison de souligner que je suis une spécialiste de la propriété publique et je dois vous avouer qu'il n'y a pas à ma connaissance, en France, de juristes spécialisés qui disposent d'une vision globale à la fois du droit de l'outre-mer et du droit de la domanialité. La complexité est encore renforcée par l'hétérogénéité des situations entre les différents territoires ultramarins, ce qui rend périlleuse toute tentative de tirer des conclusions générales. Le défi est néanmoins intéressant et je vais essayer de le relever.

En quoi le régime de la domanialité outre-mer est-il spécifique ? Cette spécificité est indéniable sur le plan patrimonial. On peut distinguer plusieurs blocs de collectivités : les quatre départements d'outre-mer « historiques », qui forment un ensemble assez homogène ; Saint-Pierre-et-Miquelon qui forme une catégorie à lui tout seul ; Mayotte, qui est systématiquement distingué des autres départements ; la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, collectivités très autonomes ; enfin, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Wallis-et-Futuna, qui sont moins visés par ces dispositions patrimoniales.

Je recense quatre grandes catégories de spécificités de la domanialité ultramarine. Auparavant, permettez-moi de rappeler quelques éléments de base qui définissent les traits essentiels du régime de droit commun. Le domaine public est une propriété publique qui est affectée soit à un service public, soit à l'usage du public. Il comprend notamment les rivages, les routes, les palais de justice, les casernes de gendarmerie, les écoles... Les biens du domaine public sont censés incarner au plus haut point la poursuite de l'intérêt général et sont, à ce titre, protégés par un régime très exorbitant qui assure leur inaliénabilité, leur imprescriptibilité et la précarité des occupations privatives.

La première spécificité du régime de la domanialité publique ultramarine est normative ou textuelle. Il n'existe pas de texte unique ou de code unique qui s'appliquerait à l'ensemble des biens publics outre-mer. Les cinq départements d'outre-mer et Saint-Pierre-et-Miquelon sont assujettis au code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) et, marginalement, au code du domaine de l'État. Il convient de relever qu'il existe un code du domaine de l'État spécifique pour Mayotte. Dans les autres collectivités d'outre-mer, le CG3P ne s'applique pas et l'on recourt soit à des législations métropolitaines spécifiques, soit à des législations locales propres, des lois de pays typiquement. Par exemple, la Polynésie française a le projet de rédiger un code de la propriété publique spécifique. Si l'on considère non plus uniquement les propriétés de l'État outre-mer mais également les propriétés des communes, alors il faut soit marier les dispositions du code général de la propriété des personnes publiques et celles du code général des collectivités territoriales, soit recourir à une autre loi locale. Cet enchevêtrement de textes est très caractéristique de l'outre-mer et très compliqué à démêler. Il ne facilite pas du tout la lecture des règles de droit applicable.

La deuxième spécificité renvoie aux catégories de propriétaires. En métropole, les biens sont répartis selon des catégories définies de propriétaires sans chevauchement. Telle catégorie de route appartient à telle catégorie de personnes publiques. Outre-mer, on constate l'existence de chevauchements : les mêmes biens appartiennent, selon le cas, à des personnes publiques différentes. Autrement dit, il existe des biens qui, dans certaines collectivités ultramarines, appartiennent à l'État et, dans d'autres collectivités ultramarines, appartiennent au DOM ou à la COM. On peut prendre l'exemple du domaine public maritime naturel, qui forme la partie la plus protégée du domaine, parce qu'il est particulièrement fragile et constitue une cible potentielle d'appétits privés et économiques. En France métropolitaine, il est la propriété exclusive de l'État. Outre-mer, la même solution prévaut dans les départements d'outre-mer et à Saint-Pierre-et-Miquelon. En revanche, dans les collectivités d'outre-mer relevant de l'article 74 de la Constitution, ce sont les collectivités elles-mêmes qui possèdent le domaine public maritime. Il s'agit d'une véritable exception au droit commun de la propriété publique, puisque le domaine public maritime naturel incarne au plus haut point la souveraineté de l'État dans la mesure où il marque les limites extérieures du territoire national et où il présente des enjeux nationaux de protection de l'environnement et de sauvegarde des ressources marines. Ce n'est que dans les collectivités d'outre-mer à statut d'autonomie que l'État a accepté le transfert de ce bien très particulier et très sensible.

Pour d'autres biens, on retrouve une ventilation assez classique outre-mer. L'État reste ainsi propriétaire, même dans des collectivités autonomes comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, des ports autonomes, des bases militaires et des palais de justice, même s'il leur a transféré le domaine public maritime. Il conserve également en outre-mer des biens appartenant à son domaine privé. Celui-ci se définit par opposition au domaine public et rassemble des biens qui véhiculent un intérêt général moins important et à ce titre ne bénéficie pas des protections attachées au domaine public. En particulier, les biens du domaine privé ne sont pas inaliénables et par conséquent, entrent plus facilement dans le commerce juridique.

Troisième spécificité de l'outre-mer dans la matière qui nous occupe : au-delà des dépendances habituelles, comme les écoles et les hôtels de ville, le domaine public présente une composition particulière en outre-mer. Certains biens classiques ne se retrouvent pas dans le domaine public outre-mer car les circonstances géographiques font qu'ils n'existent tout simplement pas. C'est le cas du domaine public ferroviaire. Deux catégories de biens, à l'inverse, n'existent pas en France métropolitaine : la zone des cinquante pas géométriques et les eaux ultramarines.

La zone des cinquante pas géométriques est constituée par une bande large de 81,20 mètres comptés à partir de la limite haute du rivage de la mer. Elle fait partie du domaine public maritime. Elle trouve son origine dans l'époque coloniale où elle était destinée à assurer la défense et l'approvisionnement du territoire en garantissant un accès permanent de l'État au rivage. Depuis le XVIIe siècle, elle n'a pas été remise en cause, bien que son régime juridique ait beaucoup varié selon les périodes. Elle a historiquement connu deux aller-retour entre la domanialité publique et la domanialité privée. En 1955, la zone des cinquante pas géométriques fut classée dans le domaine privée de l'État afin d'en faciliter l'exploitation économique et de régulariser les occupations sans titre. L'inaliénabilité du domaine public y faisait obstacle. En 1986, elle a été rebasculée dans le domaine public maritime, régime qui persiste jusqu'à aujourd'hui. Il convient de souligner que ce n'est pas une loi domaniale mais une loi environnementale et urbanistique, à savoir la loi « Littoral » qui a opéré ce dernier changement de régime. La zone des cinquante pas géométriques existe dans les quatre départements initiaux, à Mayotte, à Saint-Martin, en Nouvelle-Calédonie et dans les Marquises, à l'exception du reste de la Polynésie française.

Le régime juridique retenu n'est pas exempt d'un certain paradoxe et ne cadre pas tout à fait avec l'état du droit public. L'intégration de la zone des cinquante pas géométriques dans le domaine public aurait dû se justifier en droit par une affectation à un service public ou à l'usage du public. Or, dans ce cas précis, on ne respecte aucun de ces critères d'affectation, même si la démarche n'est pas contestée du point de vue de l'intérêt général. C'est la préservation de l'environnement, l'aménagement du territoire et les régularisations qui justifient l'intégration dans le domaine public, sans qu'il y ait à proprement parler d'affectation domaniale. On s'est donc un peu arrangé avec les règles de la domanialité publique. Le législateur en a eu tellement conscience qu'il a prévu de réserver les titres de propriété existants dans la zone des cinquante pas géométriques. Les personnes publiques et privées en mesure de justifier de leur propriété sur une parcelle pouvaient ainsi faire obstacle à son intégration dans le domaine public. Il est apparu un contentieux très important et encore actuel sur la validité des titres de propriété invoqués. En outre, il a pu également être fait obstacle à l'intégration dans le domaine public maritime de parties de la zone des cinquante pas, dès lors qu'elles étaient affectées à un autre domaine public, non maritime. Enfin, il reste le cas des forêts littorales qui sont intégrées dans le domaine privé et gérées par l'ONF : elles n'appartiennent donc pas au domaine public.

Par ailleurs, le législateur a prévu des possibilités de déclassement de parcelles de la zone des cinquante pas géométriques pour être cédées aux communes pour la construction de logements sociaux ou la réalisation d'équipements publics. La gratuité de la cession est possible en Martinique et en Guadeloupe. D'autres possibilités de cession après déclassement sont ouvertes au bénéfice de personnes privées pour régulariser leur activité professionnelle ou pour un usage d'habitation. Le législateur a ainsi montré qu'il avait parfaitement conscience que la zone des cinquante pas n'était pas du tout inhabitée et qu'il fallait impérativement tenir compte des occupations, en dépit du régime très strict de la domanialité.

Le régime des eaux ultramarines concerne essentiellement les sources et les eaux souterraines qui sont des propriétés de l'État et font partie de son domaine public. Les motifs invoqués à l'appui de ce rattachement, dès la conquête, sont la rareté de la ressource, la sécheresse des sols et le caractère irrégulier des cours d'eau qui rendaient nécessaire de protéger particulièrement les eaux ultramarines. À Mayotte, exceptionnellement, la propriété en revient à la collectivité départementale et non à l'État. Il me semble que ce régime de domanialité publique des eaux ultramarines devrait être maintenu pour obliger ceux qui réalisent des prélèvements d'eau à demander une autorisation et à s'acquitter d'une redevance. Ce type de mécanisme devrait même être transposé en France métropolitaine, dès lors que l'eau y deviendra de plus en plus une ressource rare.

M. Gilbert Roger. - En Inde aussi, Coca Cola prélève de l'eau, ce qui pénalise l'agriculture.

Mme Caroline Chamard-Heim. - C'est bien pourquoi nous devons protéger les eaux souterraines et les sources pour contrôler les prélèvements. Dans ce cas, le régime strict de la domanialité publique cadre bien avec la rareté de la ressource. L'outre-mer peut ici faire office de précurseur.

J'en viens à la dernière spécificité du droit du domaine en outre-mer. Fondamentalement, le régime juridique de la domanialité outre-mer diverge sur certains points de celui qui est en vigueur en métropole. Je pourrais relever l'absence de règles classiques outre-mer, mais cela peut se justifier et je préfère me concentrer sur certains points plus importants. Dans la zone des cinquante pas géométriques, l'État peut céder, après déclassement, des terrains soit aux communes soit aux particuliers. En droit commun, il faudrait d'abord procéder à la désaffectation, avant tout déclassement. Par exemple, pour céder une route, il faut la fermer, puis prendre une délibération qui la fait rentrer dans le domaine privé et enfin la mettre en vente.

En outre, il existe beaucoup de mécanismes de concession et de cession de biens du domaine privé de l'État, le plus souvent à titre gratuit. En droit commun, jamais l'État ne peut céder à titre gratuit ses propriétés, qu'elles appartiennent au domaine public ou au domaine privé, même au bénéfice d'autres personnes publiques. Parmi les mécanismes prévus en outre-mer, il faut citer les quatre cas de concession ou de cession gratuite du domaine privé prévus spécifiquement pour la Guyane, en fonction de leur destination : pour la mise en valeur agricole, pour réaliser des logements sociaux, pour les communautés d'habitants tirant leur subsistance de la forêt et pour la construction d'habitations privées. On retrouve certains mécanismes analogues dans les autres départements d'outre-mer et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il existe ainsi un dispositif en faveur du logement social et des équipements collectifs dans ces territoires. Mayotte connaît, de plus, un dispositif de cession gratuite pour la mise en valeur agricole.

Cela varie selon les territoires mais on retrouve globalement les mêmes priorités, notamment en faveur du logement social. Je remarque cependant que Mayotte connaît un régime extrêmement dérogatoire qui détonne par rapport au reste de l'outre-mer. Les biens sans maître y reviennent à l'État et non aux communes comme le veut le code civil.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - C'est le cas en Guyane, également.

Mme Caroline Chamard-Heim. - Je vérifierai ce point. En France métropolitaine, l'affectation aux communes est elle-même récente. Sans doute pour Mayotte, dans la période incertaine qui a débouché sur la départementalisation, l'État a-t-il souhaité préservé le mécanisme antérieur à titre conservatoire.

De plus, le mécanisme des droits réels ne s'applique pas à Mayotte. En France métropolitaine, un occupant privatif peut construire un immeuble sur le domaine public de l'État, qui lui délivre alors un droit réel sur le terrain qu'il occupe. Ce droit le rend propriétaire de la construction réalisée. Ce mécanisme ouvre à l'occupant la capacité d'hypothéquer et d'obtenir des financements en offrant l'immeuble en garantie. Un tel dispositif est exclu à Mayotte. De même, ce territoire ne connaît pas de possibilité de superposition d'affectation dans le domaine public. En métropole, par exemple un pilier de pont construit sur la mer possède une double affectation au domaine public maritime en dessous et au domaine public routier au-dessus. Autre particularité mahoraise, l'occupation du domaine ne donne pas uniquement lieu au paiement d'une redevance domaniale : il faut encore acquitter un droit fixe au Département, qui correspond aux frais fixes exposés par la collectivité. Enfin, on n'y retrouve pas non plus le droit commun du domaine public fluvial. On ne retrouve pas à Mayotte les critères de classement dans ce domaine spécifique.

Tous ces éléments rendent globalement le régime de la propriété publique beaucoup plus strict à Mayotte qu'ailleurs. L'État y est très présent par ses propriétés publiques et laisse moins de marges de manoeuvre à la collectivité qu'ailleurs, comme s'il voulait tenir son patrimoine à Mayotte. Il me paraît possible d'identifier deux raisons à cela, sans vouloir trop m'avancer alors que je ne me suis jamais rendue sur place. D'une part, devant la contestation récurrente des Comores, l'État entend maintenir sa souveraineté sur l'île et utilise peut-être à cette fin la domanialité publique. D'autre part, l'histoire et la tradition mahoraise peuvent également jouer. Les règles d'urbanisme sont manifestement anciennes. Jusqu'en 2008, les transactions foncières étaient réalisées selon le droit coutumier ou par actes sous seing privé, sans toujours nécessiter d'ailleurs l'intervention d'un notaire. Le cadastre n'est pas fiable. Le déficit d'information sur le bâti peut expliquer la volonté de l'État de tenir les propriétés publiques dans cette collectivité.

Pour aborder le problème de façon synoptique et transversale, il me semble vraiment que l'État instrumentalise son patrimoine outre-mer. J'entends par là qu'en France métropolitaine, l'État est en principe propriétaire pour le public. Certes c'est aussi le cas outre-mer, mais le domaine y prend néanmoins une dimension supplémentaire : l'État se sert de ses propriétés outre-mer de manière complètement dérogatoire comme d'un relais de ses politiques nationales. Cette utilisation de son patrimoine comme d'un instrument d'impulsion politique s'inscrit de plus dans une relation entre l'État et les collectivités plutôt que dans une relation entre l'État et les usagers. La domanialité publique ne me semble donc pas du tout conçue de la même façon en France métropolitaine et en outre-mer.

Comment dans ce cadre envisager des évolutions du régime de la zone des cinquante pas géométriques ? On ne peut ignorer les contraintes structurelles qui rendent difficile la mobilisation du foncier ultramarin pour le logement : il faut tenir compte des espaces réglementés tels que les parcs naturels, des risques sismiques avérés, de la concurrence de l'usage agricole, de l'ampleur des zones marécageuses inconstructibles et de la forêt, notamment en Guyane. À cela s'ajoutent les contraintes foncières, comme l'insuffisance du cadastre. En Guyane, seuls 5 % des terres sont convenablement cadastrées. Les réserves foncières manquent, alors même qu'elles constituent la base de toute politique d'aménagement et de logement. Assez peu d'opérateurs publics fonciers fonctionnent bien outre-mer. En Guyane, manifestement, ce n'est pas tout à fait le cas. À Mayotte, il manque aussi un tel opérateur. En outre, le prix des terrains est très élevé, ce qui rend les opérations de construction très onéreuses. J'ai eu vent de prix en Guyane qui avoisinaient ceux de la côte d'Azur. Le manque d'outils de planification foncière et le défaut de zones d'aménagement différé sont le signe que les outils du droit de l'urbanisme demeurent sous-utilisés outre-mer.

En définitive, les zones constructibles sont limitées et très onéreuses. C'est ce qui rend l'enjeu de la zone des cinquante pas géométriques si lourd, puisqu'elle couvre des terrains plus facilement occupables, comme le démontrent d'ailleurs les nombreuses occupations sans titre. Le basculement de la zone dans le domaine public en 1986 n'a pas facilité les régularisations. C'est pourquoi une nouvelle loi est intervenue en 1996 pour permettre la régularisation en dépit de la domanialité publique.

Le manque impressionnant de logements outre-mer est un élément de constat unanimement partagé. En Guyane, 80 % de la population est éligible à un logement social. La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française présentent la densité la plus faible de parc social en France. À cela, s'ajoute le problème de l'habitat insalubre. De toute évidence, il faut régler la question de la zone des cinquante pas géométriques pour résoudre la question du logement. Comment résoudre la quadrature du cercle en régularisant des occupations précaires sur du foncier inaliénable ? Faut-il maintenir la domanialité publique sur la zone des cinquante pas ? Oui, à titre transitoire selon moi, jusqu'à l'achèvement des régularisations des occupations sans titre. Si l'on basculait la zone dans le domaine privé, on la rendrait prescriptible et aliénable selon le droit commun. Dès lors pourrait jouer la prescription acquisitive en faveur de tous les occupants sans titre, qui deviendraient potentiellement tous propriétaires. L'inconvénient est que l'on risque de régulariser plus que l'on ne voudrait. Un mécanisme de régularisation automatique et tacite ne me paraît pas souhaitable. Il y a des cas où l'on veut pouvoir ne pas faire jouer la prescription.

Le seul avantage de la domanialité publique n'est pas d'ordre environnemental sur cette zone-là, ni relatif à l'aménagement du territoire ou à l'urbanisme. Je fais une incise pour préciser qu'à mon avis, la domanialité publique n'est pas un bon outil de préservation de l'environnement, ni d'aménagement urbanistique. Ne nous trompons pas d'outils. Les solutions à ces questions doivent être plutôt trouvées dans le droit de l'environnement et le droit de l'urbanisme, et non en utilisant le droit du domaine public.

L'intérêt de la domanialité publique sur la zone des cinquante pas géométriques réside dans le maintien de l'imprescriptibilité. Cela permet de continuer à considérer les occupants comme des occupants précaires tant qu'ils n'ont pas été régularisés. Autrement dit, cela permet de suspendre la situation. Une fois achevée la régularisation, il sera possible d'abandonner la domanialité publique, qui n'est pas appropriée dans ce cas. Je verrais assez bien le transfert de la zone des cinquante pas géométriques dans le domaine privé. Une partie pourrait ensuite être remise par exemple au Conservatoire du littoral qui pourrait utilement l'entretenir et l'ouvrir au public. L'autre partie pourrait être utilisée pour développer une activité économique comme le tourisme.

Ma solution consisterait donc à raisonner en deux temps en commençant par une phase transitoire ou « suspendue » qui bloque la prescription acquisitive et garantit un contrôle de validité des titres.

M. Gilbert Roger. - Pourquoi ne pas recourir à la solution du bail emphytéotique ?

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Ou travailler à partir d'autorisations temporaires d'occupation (AOT) ?

M. Gilbert Roger. - On veut pouvoir assurer une occupation dans la longue durée, d'où l'idée du bail emphytéotique.

Mme Caroline Chamard-Heim. - Une AOT peut être de longue durée. Le terme « temporaire » renvoie moins à la durée qu'à la précarité de l'occupation, le bien pouvant être à tout moment repris par le propriétaire public. Le bail emphytéotique administratif (BEA) n'est en principe pas autorisé sur le domaine public maritime. En outre, ce régime n'existe pas dans certains territoires ultramarins. Il ne me semble donc pas que le BEA puisse constituer une réponse globale au problème.

M. Gilbert Roger. - Ne pourrions-nous pas le faire exister ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Ce n'est pas l'objet du BEA qui vise à permettre des réalisations sur le domaine public dans un but d'intérêt général. Par exemple, l'État consent un BEA à un opérateur qui veut construire une station d'épuration. En l'espèce, les occupations de la zone des cinquante pas sont purement privatives.

Nous sommes confrontés à une tension permanente entre la maîtrise de l'urbanisme et la protection de l'environnement, d'un côté, et la régularisation des occupations, voire le développement économique, qui milite pour la commercialité de la zone et sa bascule vers le domaine privé, de l'autre. C'est pourquoi il faut travailler à l'enchaînement des régimes juridiques pour pouvoir basculer dès que la régularisation est achevée. Le passage dans le domaine privé après la régularisation des occupants sans titre laisse tout à fait ouverte la faculté de remettre les espaces naturels qu'on veut préserver au Conservatoire du littoral.

Mme Gisèle Jourda. - La zone des cinquante pas a connu historiquement des régimes juridiques à géométrie variable. N'est-t-il pas temps de sortir des solutions provisoires ? Que faire quand la transition dure sans que les problèmes ne se règlent ? Il faut sortir de la perspective historique et adapter nos solutions en fonction des cas concrets dans chaque territoire. J'avoue être une néophyte sur cette question très complexe que je découvre mais il me semble que cela doit être du ressort des collectivités ultramarines elles-mêmes. Nous devons leur faire confiance et entendre ce qu'elles souhaitent faire des terrains de la zone des cinquante pas, qu'ils soient naturels ou urbanisés. Le législateur ne peut pas décider seul en la matière.

Mme Caroline Chamard-Heim. - Je serais assez encline à vous rejoindre.

M. Michel Magras, président. - Cette question touche, en effet, directement les relations entre les collectivités territoriales situées outre-mer et la République. Des lois organiques peuvent prévoir le transfert des propriétés de l'État nécessaires pour exercer les compétences confiées aux collectivités d'outre-mer dont le statut constitutionnel le permet. C'est ainsi que la collectivité de Saint-Barthélemy gère et exploite les ressources du sol, du sous-sol, des eaux intérieures et surjacentes, ainsi que le domaine public maritime, qui lui ont été dévolus par l'État. La seule contrainte est le respect des engagements déjà pris par l'État. Des possibilités existent donc mais il revient aux ultramarins pour les activer de faire le choix de demander de l'autonomie. Se pose en filigrane l'éternelle question du cadre constitutionnel : article 73 ou 74 ? Si l'on ne veut pas recourir à des procédures très lourdes d'habilitation, le cadre de l'article 74 reste, à mes yeux, le seul choix adapté pour permettre des évolutions.

Mme Caroline Chamard-Heim. - Il est bien évident que le problème se pose de façon différente dans les départements d'outre-mer et dans les collectivités d'outre-mer dans lesquelles l'autonomie est allée logiquement de pair avec le transfert de la zone des cinquante pas aux collectivités.

M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Je vous remercie de votre intervention. Venez à Mayotte et vous verrez combien vos analyses sont justes. Ne pensez-vous pas que l'entrée en vigueur du régime de la zone des cinquante pas géométriques aurait dû nécessiter un acte formel propre pour chaque collectivité ultramarine concernée ? Vous comprendrez mieux le sens exact de ma question si je précise que le régime de la zone des cinquante pas géométriques entre en conflit avec un texte fondamental qui marque l'entrée de Mayotte dans la France. Contrairement à d'autres colonies, Mayotte est en effet cédée à la France en 1841 par un sultan parti chercher sa protection à l'île Bourbon. Certains comportements mahorais, qui paraissent difficiles à comprendre de l'extérieur, s'expliquent par cette histoire particulière. Aux termes de l'article 5 du traité de cession, « toutes les propriétés des habitants sont inviolables » et en particulier « les terres cultivées par les autochtones continuent leur appartenir ». C'est sur cette base que certains occupants s'opposent à l'incorporation postérieure des terres dans le domaine de l'État. Qu'en pensez-vous ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Je ne peux vous répondre dans l'instant mais je vous propose de regarder à quelle date remonte la reconnaissance du domaine public maritime à Mayotte. Je ne suis pas sûr que cela soit très ancien. Il est possible que le traité garantissant l'inviolabilité des terres puisse être valablement opposé à l'application par l'État du régime de la zone des cinquante pas géométriques, mais un tel recours ne serait pas facile à mener.

Ce que vous évoquez me rappelle la question des terres coutumières en Nouvelle-Calédonie, ainsi que certaines revendications en Polynésie française. On retrouve dans ces territoires la volonté des habitants de s'opposer partiellement à la conception civiliste de la propriété promue par l'État depuis la colonisation. Selon cette conception, l'absence de titre entraîne une présomption d'absence de maître et par suite l'attribution de la propriété à l'État.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - Quel regard portez-vous sur la complexité des différents régimes applicables aux forêts et la multiplicité des dispositifs de cession ou concession, notamment en Guyane ? Que pensez-vous de la décision prise en 1946 au moment de la départementalisation de la Guyane de rétrocéder les biens de la colonie à l'État et non au nouveau département ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Il existe quatre différents types de forêts en Guyane. La forêt littorale est intégrée au domaine privé de l'État géré par l'ONF, bien qu'elle se situe géographiquement davantage dans le domaine public maritime. Le domaine forestier permanent est assujetti au régime forestier et exploité par l'ONF. En avançant plus profondément dans les terres, on trouve ensuite la forêt intermédiaire, qui n'est pas exploitée mais surveillée par l'ONF, et le parc amazonien de Guyane.

Il existe deux possibilités de cession gratuite de ces forêts. La première d'entre elles est destinée aux collectivités territoriales en raison du rôle social ou environnemental que ces forêts jouent. Il est considéré par ce biais que les collectivités sont plus proches des populations locales que l'État et plus à même que lui de prendre en compte leurs besoins. La seconde possibilité est offerte directement aux communautés d'habitant, c'est-à-dire aux populations amérindiennes, si celles-ci parviennent à apporter la preuve d'un droit d'usage préexistant.

Je crois qu'il serait difficile de simplifier ce schéma. La forêt littorale présente des caractéristiques très particulières, si bien qu'une fusion avec le domaine forestier permanent paraît malaisée.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - Ne pourrait-on pas faciliter les cessions aux collectivités territoriales dans la perspective de stimuler la construction de logement ou la réalisation d'aménagements ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Les régimes de cession de forêts me paraissent assez souples.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - Mais si l'on considère plutôt la bande littorale et les terrains situés à proximité des agglomérations ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Vous visez donc la cession de terrains du domaine privé de l'État et non pas les deux dispositifs de cession de forêt. Serait-il possible de simplifier ce régime à quatre hypothèses ? Il faut creuser davantage en fonction de leur évaluation sur le terrain.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - C'est bien ma question.

M. Michel Magras, président. - Je suis surpris qu'une collectivité territoriale qui en fait la demande ne puisse pas gérer un bien tel que la forêt, alors qu'elle peut représenter une source très rentable d'activité économique. Vous avez pris une position courageuse en affirmant que l'État veut garder son bien simplement parce que c'est le sien.

Mme Caroline Chamard-Heim. - Je pense que c'est en effet le cas.

M. Michel Magras, président. - Il faudra bien qu'un jour l'État comprenne qu'il doit céder ses forêts et ses biens aux collectivités qui le demandent pour développer leur économie et faire travailler leur population.

M. Georges Patient, co-rapporteur. - Pouvez-vous répondre à ma seconde question sur les effets de la départementalisation en 1946

Mme Caroline Chamard-Heim. - Malheureusement, je n'ai pas de réponse immédiate à vous apporter mais je me propose de faire une recherche et de vous apporter ensuite des éléments.

De manière générale, l'État est assez omnipotent en matière de propriété publique en métropole comme outre-mer. Jusqu'au début du XXe siècle, on considérait que les communes n'étaient pas propriétaires de leurs biens. Encore aujourd'hui, la propriété privée et la propriété des personnes publiques autres que l'État ne bénéficient pas des mêmes protections. Ainsi, l'État ne peut pas exproprier une personne privée sans suivre une procédure très lourde qui demande l'intervention du juge judiciaire, la démonstration de l'utilité publique de l'opération et le versement d'une indemnité juste et préalable. C'est parfaitement cadré par le juge constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme. Ce n'est absolument pas le cas pour les propriétés publiques. L'État peut à tout moment, par arrêté, prendre l'usage du bien de n'importe quelle commune, construire dessus, décider d'un transfert de propriété d'une commune à une personne physique, sans aucune indemnité. La patrimonialité publique est marquée du sceau de la toute-puissance de l'État, qui est placé au-dessus de toutes les personnes publiques. Le juge constitutionnel a validé ce régime qui ravale la propriété des collectivités à un rang inférieur à celui de la propriété privée. Je le regrette.

M. Félix Desplan. - Pourriez-vous préciser dans la catégorie des eaux ultramarines ce que recouvre la notion de « sources » ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Il s'agit de toutes les eaux stagnantes par opposition aux cours d'eau, qui sont traités à part. Je profite de votre question pour pointer une particularité du domaine public fluvial outre-mer : en France métropolitaine, l'État est propriétaire du lit des fleuves mais pas de l'eau, alors qu'il est propriétaire des deux en outre-mer. C'est cette propriété sur l'eau qui est très originale.

M. Félix Desplan. - Ma question vous a amenée à relever encore une spécificité du domaine public en outre-mer par rapport à l'Hexagone. Je ne suis pas sûr qu'elles soient toutes à notre avantage.

Mme Caroline Chamard-Heim. - Certaines spécificités se justifient. C'est le cas selon moi des eaux ultramarines. D'autres ne me paraissent pas justifiées comme le régime de la zone des cinquante pas : qu'il y ait propriété publique dessus pourquoi pas, mais pourquoi devrait-elle être celle de l'État ?

M. Félix Desplan. - Qu'allons-nous faire à la fin de l'année quand interviendra la disparition des agences des cinquante pas géométriques, si toutes les régularisations ne sont pas achevées ?

Mme Caroline Chamard-Heim. - Je ne m'avancerai pas beaucoup en pensant que les agences seront alors prorogées une fois encore. Chaque année, les lois de finances prorogent bien des dispositions temporaires qui n'ont pas réussi à produire tous leurs effets dans le délai initialement prévu.

M. Félix Desplan. - Peut-être qu'un établissement public foncier pourrait prendre le relais des agences.

Mme Caroline Chamard-Heim. - C'est envisageable si cet établissement est solide et dispose des outils nécessaires à la mission qui lui est confiée.

M. Michel Magras, président. - Nous vous remercions pour l'éclairage très utile que vous nous avez apporté. Il me semble que vous avez déjà fait un pas considérable vers la double spécialisation en droit de l'outre-mer et en droit du domaine, que vous appeliez de vos voeux au début de votre audition.