Mardi 25 février 2014

- Présidence de Mme Jacqueline Gourault, Présidente. -

Audition de M. Daniel Béhar, géographe

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Mes chers collègues, je vous propose tout d'abord de régler en points divers quelques questions d'organisation de nos travaux. Le 5 novembre dernier, la délégation a organisé une table ronde sur « La sécurité sociale des élus locaux » avec les représentants des associations d'élus et des administrations concernées : DGCL et Direction de la sécurité sociale. Cette réunion a permis de mesurer la diversité des problèmes que suscite la mise en oeuvre de l'article 18 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2013 prévoyant l'affiliation de tous les élus locaux au régime général de sécurité sociale. À l'issue de la réunion, André Reichardt a évoqué l'opportunité de créer un groupe de travail sur ce dossier complexe et technique.

Sans attendre, une initiative a été prise en ce qui concerne la question particulière de la déduction de la part représentative des frais de mandat de la base de calcul des cotisations. Un amendement a été déposé, tout d'abord lors de l'examen du PLFSS pour 2014, puis à l'occasion de la deuxième lecture de la proposition de loi visant à faciliter l'exercice, par les élus locaux, de leur mandat. Ces deux démarches n'ont pas abouti.

Dès lors, nous pourrions constituer le groupe de travail envisagé en novembre, en réunissant des membres de la délégation, des représentants des associations d'élus et des représentants de l'administration, en particulier la DGCL. Ce groupe pourrait se réunir un nombre limité de fois pour examiner - en s'appuyant sur l'information recueillie lors de la table ronde - les différents aspects du dossier avant, le cas échéant, de présenter à la délégation des pistes d'évolution de la réglementation en vigueur.

Le succès de cette démarche dépend naturellement de la disposition des administrations et des associations d'élus à participer à ce groupe de travail. Il s'agit d'un dossier important et il y a des améliorations à apporter.

M. Michel Delebarre. - Sûrement.

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Je ne relève aucune opposition, le groupe de travail sera donc créé au sein de la délégation.

J'en viens à présent à la seconde question des « points divers » de notre ordre du jour : la préparation du rapport d'information d'Hervé Maurey sur « les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte », dont l'examen et la publication sont prévus pour le dernier trimestre 2014.

Avec l'accord du bureau de la délégation, il a été prévu qu'une enquête auprès d'un échantillon représentatif de maires des différentes catégories de communes sur l'ensemble du territoire national complète les analyses du rapport en fournissant une information aussi large et objective que possible sur les situations locales ainsi que sur le ressenti et les attentes des maires.

Je cède la parole à notre collègue, qui va nous expliquer le contenu de cette enquête dont la réalisation nécessite une délibération de la délégation.

M. Hervé Maurey. - Merci, Madame la présidente. Mes chers collègues, vous m'avez en effet chargé d'un rapport sur le financement des lieux de culte par les collectivités. Nous avons déjà effectué près d'une trentaine d'auditions et nous en ferons encore dans les mois à venir. Nous avons interrogé des représentants des cultes, des représentants des collectivités locales, des juristes. Nous avons voulu être le plus exhaustifs possible, c'est pourquoi, en nous inspirant, à une échelle beaucoup plus modeste, de l'initiative qui avait été lancée à l'occasion des états généraux de la démocratie territoriale d'octobre 2012, nous avons souhaité réaliser une enquête auprès des élus locaux. Il s'agit de recueillir leur sentiment sur la manière dont ils appréhendent dans les territoires l'articulation du principe de laïcité et le financement des lieux de culte. Concrètement, une vingtaine de questions seront posées. Elles porteront sur des sujets tels que l'ampleur et l'urgence des besoins en lieux de culte nouveaux, ainsi que des besoins de rénovation des lieux de culte existants propriétés des communes, l'ampleur et les modalités des demandes adressées aux communes par les fidèles ou les représentants des cultes, l'existence d'un intérêt public local justifiant une intervention communale, les pratiques locales et leurs incidences financières sur les finances communales, le caractère consensuel des décisions prises. Par ailleurs, une vingtaine d'entretiens seront réalisés avec des maires ayant participé au sondage afin d'illustrer de façon concrète et circonstanciée les résultats de celui-ci.

Voilà le sens de la proposition que nous avons formulée devant le bureau.

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Même si elle s'en inspire, cette consultation sera bien entendu plus restreinte que celle des états généraux de la démocratie territoriale. Dans le cadre du rapport sur les lieux de culte, il s'agit de sélectionner un échantillon représentatif de maires ou d'adjoints en charge de la question, et de leur transmettre un questionnaire élaboré par le rapporteur, que lui et moi leur adresserions. L'institut de sondage sera ensuite chargé de dépouiller et d'analyser les réponses, de manière à fournir à la délégation, sous forme d'un rapport de synthèse, les éléments d'information lui permettant de compléter et d'enrichir ses travaux. Comme l'a indiqué notre collègue, une vingtaine de questions seront ainsi posées et une vingtaine d'entretiens seront réalisés avec des maires ou adjoints ayant répondu au questionnaire.

Je vous propose de m'autoriser à demander à messieurs les questeurs d'autoriser le lancement de cette enquête. La délégation en est-elle d'accord ?

M. Michel Delebarre. - Très bien !

M. Edmond Hervé. - C'est une démarche intéressante.

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Le projet est adopté à l'unanimité des présents.

Nous allons maintenant procéder à l'audition de M. Daniel Béhar, géographe et professeur à l'Université de Paris XII Val-de-Marne. M. Béhar travaille sur l'organisation territoriale et sur la gouvernance des collectivités au travers de thèmes tels que la diversité des interdépendances et des flux intéressant l'ensemble des territoires, et les modalités de ce que l'on pourrait appeler le nécessaire concert des pouvoirs locaux. Je l'ai découvert en lisant un article qu'il avait rédigé dans la rubrique « Rebonds » de Libération, et j'avais trouvé son approche intéressante et nouvelle. Alors que l'on parle beaucoup de réorganisation territoriale, de décentralisation, d'intercommunalités, de « métropoles », j'ai pensé qu'il serait intéressant de l'entendre, c'est la raison pour laquelle je l'ai invité aujourd'hui.

M. Daniel Béhar. - Je vous remercie, Madame la présidente. Je ne pense pas que mes propos soient originaux par rapport à ceux de mes collègues. Mais en effet, en tant que géographe, je constate un décalage entre les constats des géographes et le débat public, politique, qui aborde aujourd'hui la question territoriale. J'ai également écrit un autre argumentaire sur le site internet du Monde, sur la décentralisation, sur la compréhension que l'on a des enjeux territoriaux, qui impliquent des modèles d'action publique territoriale. Sur la question des dynamiques territoriales et des mutations des territoires, je suis surpris que le débat public tende à s'organiser autour de catégories géographiques. Depuis deux ou trois ans, on assiste à une « géographisation » du débat public. Paradoxalement, étant géographe, je trouve dangereuse cette « géographisation » du débat public. J'entends par « géographisation » le fait que le débat est en train de se cristalliser sur deux figures, deux objets géographiques qui seraient d'un côté les métropoles et, de l'autre côté, ce que l'un de mes confrères appelle les territoires oubliés, la France périphérique. Si cette thèse ne fait pas du tout référence dans le milieu scientifique aujourd'hui, elle est toutefois reprise dans le débat politique Ainsi, on aurait les métropoles versus la France périphérique.

Cependant, et je ne suis pas le seul à le dire, il ne semble pas que cela corresponde à la réalité contemporaine. Depuis longtemps, les géographes n'ont cessé de chercher à définir les « bons bassins de vie ». Mais on en est revenu aujourd'hui, et la réalité territoriale contemporaine, c'est précisément la fin des catégories de territoires. Les travaux entrepris depuis 2010-2012, en particulier ceux de la DATAR intitulés « Territoires 2040 », ont été riches d'enseignements à cet égard. La recherche française met l'accent sur les processus de flux, plus cruciaux que les lieux eux-mêmes. Le processus fondamental est celui de la mise en système, de l'interdépendance entre territoires. Cela ne permet plus de « périmètrer » des territoires et de cataloguer des situations territoriales.

Il est également paradoxal de voir que si l'on est conscient que la mondialisation « percute » le modèle national, on ne prend pas le phénomène en compte au niveau local. Or l'impact de la globalisation est autrement plus fort au niveau local qu'au niveau national. Par construction, les territoires plus petits sont davantage soumis à la mobilité, aux déplacements, aux interdépendances, au dépassement des frontières, quelles que soient les échelles, tant communales, que départementales, et régionales.

Il est donc inquiétant de voir la façon dont le débat se cristallise, avec des élus ou des acteurs locaux tenant des métropoles et mettant en avant leurs poids grandissant, alors que 60 % des Français vivraient hors métropole, dans des « territoires oubliés ». Il n'est cependant pas pertinent de regrouper dans une même catégorie les villes moyennes, le périurbain et le rural. J'irai plus loin, en soulignant que la notion de ville moyenne est une catégorie essentiellement politique : elle rassemble les villes chefs-lieux de département. Or il n'y a pas une ville moyenne comparable à une autre, toutes les études de la DATAR depuis quinze ans le montrent. On ne peut comparer une ville moyenne de Picardie avec une petite ville moyenne de Provence-Alpes-Côte-d'Azur, cela va de soi, car la ville moyenne reflète son territoire. Considérer que toutes les villes moyennes sont dans un état de relégation est une pure absurdité. Je crains qu'en termes de politique publique au niveau national, on fabrique des politiques territoriales sous forme de « voiture-balai » en incluant les territoires dits « oubliés » dans une méta-catégorie. C'est dans ce sens que j'ai compris la récente circulaire sur le volet territorial des contrats État-région, qui présente une sorte d'inventaire à la Prévert, des métropoles jusqu'au rural, et qui nous dit que le volet territorial va concerner toutes les entités citées.

Une autre problématique concerne la politique de la ville, redéfinie selon cette nouvelle géographie mais qui n'est pas pertinente. Le fait de choisir comme indicateur unique la pauvreté monétaire a pour unique objet de rassembler dans une même politique des territoires dissemblables. La pauvreté monétaire ne se vit pas de la même manière selon la situation territoriale. Là encore, il faut prendre la géographie comme un rapport de systèmes, et non comme un rapport de catégories.

Je plaiderais pour un retour à un débat public organisé autour de questions plus complexes à traiter mais plus simples à énoncer : le rapport entre performance et cohésion. Il faut revenir sur le terme de métropole et raisonner plutôt sur la question de la « métropolisation ». Aujourd'hui, les frontières sont plus floues et un très grand nombre de territoires sont pris dans un processus de métropolisation. Ce qui fait aujourd'hui la performance des territoires métropolitains c'est leur capacité à intégrer des systèmes territoriaux élargis. Saskia Sassen, la sociologue américaine qui a créé il y a quinze ans la notion de ville globale, développe maintenant la notion de « méga région ». Les performances des grandes métropoles dans le monde dépendent de leur capacité à intégrer des systèmes logistiques, ce que Laurent Davezies appelle les systèmes producto-résidentiels. Le Nord-Pas-de-Calais en est un exemple-type : il n'y a pas de métropole mais un processus de métropolisation. L'Ile-de-France suit le même schéma, tout comme la plupart des régions métropolitaines françaises. En termes de dynamique territoriale, où sont les limites de la métropolisation en Rhône-Alpes ? S'il existe évidemment un débat d'ordre institutionnel entre la métropole et la région, dans les faits la région Rhône-Alpes dans son ensemble est un territoire métropolitain, à part peut-être deux ou trois vallées de l'Ardèche.

Raisonner en termes de métropolisation permet d'ouvrir de nouveaux enjeux à l'égard de ce que l'on catalogue « territoires oubliés ». La métropolisation permet de prendre acte que ces territoires ne s'inscrivent plus dans un rapport centre-périphérie exclusif, mais dans un système interdépendant. On a besoin du résidentiel pour être productif, de la logistique pour être efficace dans le high-tech, etc. C'est donc une vraie chance pour ces territoires dits « oubliés », car ils ne sont plus exclusivement dans un rapport hiérarchique.

Ce passage de la notion de métropole à celle de métropolisation, qui me paraît pertinent, renvoie à la notion d'égalité des territoires.

Dans les années 2000, la notion dominante était celle de la concurrence entre les territoires, et les politiques publiques étaient centrées sur l'égalité des chances. C'est ce qu'exprimait Dominique Voynet, lorsque, ministre de l'Aménagement du Territoire, elle évoquait le triptyque : « un territoire, un projet, un contrat ».

Les travaux de Christophe Guilluy, qui mettent en exergue la notion de « territoires oubliés » se réfèrent à un modèle désormais périmé, qui eut son heure de gloire au cours des Trente Glorieuses. La grille de lecture opposant les territoires urbains privilégiés aux territoires ruraux défavorisés n'est plus pertinente aujourd'hui. En effet, les territoires urbains et ruraux ont chacun des atouts : le réseau de santé est plus performant dans les premiers, alors que le système éducatif est mieux pourvu dans les seconds, où le ratio des enseignants par rapport aux habitants est plus favorable que dans les quartiers urbains défavorisés. Il ne s'agit donc pas de réduire les inégalités entre des territoires interdépendants du fait des flux multiples qui les relient, mais de promouvoir une égalité des capacités.

De même, la notion de ville moyenne ne constitue plus une catégorie pertinente. Tout l'enjeu, pour les villes moyennes, est de réfléchir au moyen de négocier leur place en s'appuyant sur trois éléments : une fonction historique de ville-centre d'un bassin de vie, comme c'est le cas de Rodez, une valorisation du patrimoine par l'ouverture aux flux touristiques, comme le pratique Rodez avec le musée Soulages, mais également Albi, qui valorise le musée Toulouse-Lautrec en partenariat avec Toulouse. Le troisième élément est dans l'interdépendance avec les métropoles, marquée par des flux domicile/travail qui, depuis les années 1990, ont été multipliés par quatre, dans les deux sens, entre le centre et la périphérie. Les politiques étatiques d'égalité des territoires doivent intégrer ces nouveaux schémas et remettre en cause un « taylorisme territorial » qui tend à spécialiser chaque niveau de collectivité. Alors que ce modèle taylorien a été abandonné de longue date par l'industrie, l'État le promeut de façon persistante au nom de la réduction des dépenses publiques. Ce modèle de répartition des compétences, dominant dans les années 1990, a largement inspiré les répartitions entre États au sein de l'Union européenne. Il continue de fonder les textes de loi élaborés par l'actuel gouvernement en matière de décentralisation et mise sur des spécialisations fonctionnelles : l'économie pour les régions, le social pour les départements. Ceci n'est plus adapté à la réalité actuelle, laquelle est marquée par la différenciation des responsabilités politiques entre les communes, les intercommunalités, et les conférences territoriales. Chacun de ces niveaux se distingue par des responsabilités spécifiques, mais le futur projet de loi de décentralisation semble contradictoire avec cette réalité. Vous-mêmes devez être sensibles au décalage existant entre votre travail de législateur et vos fonctions locales...

M. Charles Guené. - Je suis élu de longue date du département de la Haute-Marne, et je déplore son peu d'évolution depuis trente ans. Ceci s'explique par le fait que les deux plus grandes villes ne dépassent pas 24 000 habitants, ne constituant pas une masse critique nécessaire pour évoluer. J'ai suivi avec intérêt les travaux de la DATAR, en particulier ceux sur les flux et le « polymorphisme centré » ; je partage votre analyse mais pas vos conclusions : il faut promouvoir non l'égalité, mais l'équité entre les territoires.

Nous savons tous que la territorialisation de l'impôt n'a plus aucun sens du fait de l'importance croissante de la péréquation. J'observe que la réforme de la taxe professionnelle n'était pas initialement fondée sur une base territoriale, mais que le Parlement l'a faite évoluer dans ce sens. Les motifs de cette modification sont faciles à comprendre, mais cette structure fiscale ne pourra durer car certains territoires ne disposent pas de ressources, ce qui rend indispensable une péréquation.

J'estime que la spécialisation des territoires est indispensable car c'est la mondialisation qui nous l'impose. C'est ainsi, par exemple, que mon département va accueillir un parc naturel national afin d'y promouvoir le tourisme. Il me semblerait judicieux que les territoires développent des sortes d'écosystèmes spécifiques à chacun d'entre eux, seul moyen à mon sens de répondre aux fortes contraintes économiques engendrées par la mondialisation.

M. Michel Delebarre. - Il ne faut pas oublier que la notion de métropole a été en partie inventée, en tout cas utilisée dans les débats récents, non pas uniquement dans une préoccupation « franco-française » mais pour replacer nos principales organisations territoriales et urbaines dans le concert européen où, sincèrement, en dehors de Lyon, aucune ville ne peut jouer un rôle de métropole. Nous avons voulu faire grandir la France dans l'Europe en ayant un niveau d'armature urbaine qui puisse se référencer aux métropoles. On a donc essayé de les structurer, mais à la française, c'est-à-dire en faisant une loi et en constatant les fonctions. C'est ainsi que le débat a été posé.

Je ne sais pas si cette notion de métropole me satisfait ou non. Il me semble que nous avons manqué un élément dans cette loi, même si cela peut toujours être rectifié. Nous avons dissocié l'agrégation urbaine du territoire qui en dépend. Je crois qu'à cet égard, nous avons manqué quelque chose en n'associant pas, par exemple, de façon plus étroite les schémas de cohérence territoriale (SCOT) autour de la métropole dans une structure qui aurait permis d'avoir une vision plus globale en termes de développement. Ainsi, les territoires situés à plusieurs kilomètres de la métropole n'auraient pas été laissés pour compte. Il me semble donc que nous aurions pu voir les choses différemment.

Pour autant, le processus est engagé. Va-t-il handicaper la réflexion et l'évolution des métropoles ? Je n'en sais rien pour le moment, mais nous avons identifié un niveau d'armature urbaine susceptible d'être crédible dans le concert européen, puisque telle est l'idée sous-jacente. D'ailleurs, nous n'avons n'a pas vraiment regardé ce qu'étaient les fonctions des métropoles européennes auxquelles on essaie de se comparer. Car alors on s'apercevrait vite qu'une métropole dite européenne possède un certain nombre de fonctions nationales et internationales que les métropoles françaises référencées n'ont pas. J'ai toujours regretté que nous n'ayons pu avoir de débat sur le seul point qui, à mes yeux, aurait été un enjeu à la fois valorisant et très difficile : quels types de fonctions le niveau national accepte-t-il de donner aux métropoles (sans que ces fonctions soient d'ailleurs toujours les mêmes) pour les porter au niveau métropolitain ? Pour le moment, cette question ne fait pas partie du débat. Nous allons nous apercevoir à terme qu'il y a à cet égard un certain déficit.

Pour le reste, je ne suis pas un partisan absolu de l'égalité des territoires. Je suis d'ailleurs dans un territoire qui n'est pas tellement égal aux autres. En effet, nous n'avons pas défini les critères d'égalité. Je me demande plutôt si les territoires disposent des conditions objectivement positives au développement. Cela ne signifie pas le même développement pour tous, mais implique de rechercher si des éléments positifs sont présents pour le développement. Quels peuvent être ces éléments ? Peut-être faudrait-il des études un peu plus fines pour les identifier. Sur ce point, nous n'avons pas avancé et les projets de loi ne donneront pas de raison d'avancer. Nous avancerons peut-être si nous recherchons non pas justement l'égalité des territoires, mais la qualité des différents territoires. À cet égard, il faudra trouver des éléments les différenciant. Cela n'est pas tout à fait acquis dans notre démarche.

Si le débat sur les métropoles se poursuit, il va peut-être obliger à appréhender différemment la question. Cela étant, je pense que ce n'est qu'un outil à l'heure actuelle. Je ne crois pas que la réponse apportée soit définitive.

M. Edmond Hervé. - Je voudrais dire à Daniel Béhar que nous sommes ici un certain nombre, et depuis très longtemps, à être opposés au principe du taylorisme comme critère de référence pour la distribution des compétences. En effet, l'analyse de toutes les politiques publiques démontre qu'elles sont toutes partenariales, y compris les plus régaliennes. En termes de finances publiques, je pense que le temps est fini où l'on pouvait distinguer les finances publiques de l'État, des collectivités territoriales et des organismes sociaux. Cela étant, vous avez raison de partir en guerre contre le duo centre et périphérie. Sans être historien ni géographe, je constate que ce duo a des racines très anciennes. Lorsque vous lisez certains textes du XVIIIe siècle, y compris dans les cahiers de doléances, sur l'opposition entre la ville et la campagne nourrissant la ville, il y a une permanence que l'on retrouve aujourd'hui dans certains discours très instrumentalisés contre la métropole et la métropolisation.

S'agissant de la métropolisation, j'observe qu'en France nous sommes restés très cartésiens et nous avons nos « cahiers Vidal de La Blache ». Lorsqu'il s'est agi de définir les métropoles, certains collègues ont avancé des dimensions démographiques. Je me suis toujours opposé à ce genre de définition démographique. En effet, ce qui fait la qualité d'une métropole, ce sont des activités, des comportements, un rapport à l'État, à l'autre et à l'avenir. Concernant le rapport à l'autre en tant que citoyen, le Sénat est bien placé pour en connaître la difficulté. Il m'a été donné de revoir un certain nombre de débats du Sénat, et j'ai été très frappé de l'hostilité de certains sénateurs à la notion de démocratie participative et consultative, supposée aller à l'encontre de la démocratie représentative. Je considère que ces trois types de rapports, à l'État, à l'autre et à l'avenir, ainsi que la définition d'une métropole par des activités, des phénomènes et des qualités, sont des choses essentielles.

Je suis heureux que vous ayez parlé de la métropolisation. Je vais faire un parallèle entre la métropolisation et les technopôles. Lorsque nous avons créé les technopôles, à l'époque du Premier ministre Pierre Mauroy, ceux-ci n'ont jamais été définis géographiquement. On disait, à juste titre, que le technopôle n'est pas une zone industrielle ni une zone artisanale, mais est un réseau, un flux. Ces flux que vous évoquez sont donc une évidence. D'autre part, on ne peut enfermer les compétences d'une collectivité ou d'un établissement public dans un seul et même territoire. Suivant que vous vous intéressez aux compétences de recherche, de transport, de sécurité, les territoires concernés sont différents. Je pense donc que l'élément essentiel, aujourd'hui, n'est plus dans une certaine verticalité, mais dans l'organisation de la transversalité. Pour que celle-ci fonctionne, il faut une autorité, une légitimité, un projet et une volonté.

Ces éléments me semblent en parfaite cohérence avec le propos de Daniel Béhar. Chacun s'exprime en fonction d'une expérience, et je m'exprime en fonction d'une expérience qui est particulière. La France, qui est un pays d'État, est pourtant essentiellement diverse. Mona Ozouf a employé une très belle expression à ce sujet : la composition française. C'est là qu'est notre génie.

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Souhaitez-vous intervenir maintenant pour alimenter le débat ?

M. Daniel Béhar. - Je pense que, comme toujours en France, on a abordé la question des métropoles et des dynamiques territoriales sous l'angle institutionnel. De ce point de vue, et cela renvoie au sujet sur la décentralisation, il me semble que la loi de décembre 2013 a ouvert une brèche assez novatrice. Elle reconnaît en effet le fait urbain sur le plan politique. Mais elle s'inscrit aussi dans la logique historique de la décentralisation, et elle assimile la décentralisation à la régionalisation. Or, cela me semble être une fausse évidence. Jean-Paul Huchon avait parfaitement raison lorsqu'il écrivait récemment dans le journal Les Échos que le Président de la République invitait à aller vers un État fédéral. Mais il avait raison pour démontrer que cela n'est pas possible et que là n'est pas l'enjeu. On voit bien, par exemple avec la métropole du Grand Paris, que la question du rapport à l'État dans la décentralisation est fondatrice du modèle français. Ce qui se passe avec les métropoles est donc très intéressant car je pense que c'est l'alternative à la régionalisation. La modernisation du système des pouvoirs locaux en France se fera par le fait urbain, car avec le fait urbain nous ne sommes ni dans l'exhaustivité ni dans le systématisme territorial. Il y a des métropoles et des situations diverses, il n'y a pas de standardisation.

La loi de 2013 a engagé un processus de modernisation très nouveau, car non systématique. Je m'interroge donc sur ce qui va se passer avec la deuxième loi. Une fois traité l'aspect institutionnel, la question de fond porte sur le contenu du projet pour les métropoles. Quel projet au niveau national, et quels projets métropolitains pour chacune des métropoles ? Cela renvoie à la question des fonctions et donc à celle des systèmes territoriaux. Dès que l'on aborde la question des projets métropolitains, on constate qu'ils ne s'enferment pas dans les frontières des métropoles. Il me semble que si l'on avance le plus vite possible sur les projets métropolitains, on va se rendre compte que la catégorisation des 60 % de Français oubliés est une fiction. L'État et les milieux politiques sont très influencés par les thèses de Christophe Guilly car la catégorisation géographique est une façon d'incarner les choses et de mettre en évidence des phénomènes qui nous échappent. En effet, si on dit que 60 % des Français sont dans des territoires relégués, on identifie un endroit précis où il faut agir. On identifie à la fois le problème et la solution mais, en réalité, on ne décrit pas le problème et on ne donne pas la solution.

La question qui se pose est alors la suivante : comment fait-on pour aborder la question métropolitaine comme un processus d'innovation et de modernisation de l'action publique territoriale sans tomber dans cette catégorisation ? Il me semble qu'il y a là un enjeu essentiel.

M. Michel Delebarre. - Je rejoins tout à fait le constat selon lequel on a voulu pour la première fois traiter de la France urbaine. Il ne s'agit pas de dire que 60 % des Français sont en dehors, mais que 60 % à 70 % d'entre eux sont concernés par la France urbaine. Pour la première fois, nous avons abordé le problème de cette manière. Et parce qu'on est Français, il a fallu faire une compensation de vocabulaire, d'où la notion d'égalité des territoires. Cette égalité des territoires est la mauvaise conscience de ceux qui se sont aperçus qu'ils faisaient la France urbaine.

M. Christian Favier. - Je voudrais d'abord exprimer le regret de ne pas avoir eu ces échanges durant la période qui a précédé notre réflexion parlementaire sur l'élaboration de la loi. Pour l'instant, les métropoles mises en place ne sont pas de nouvelles collectivités, à l'exception de Lyon, mais restent des établissements publics de coopération intercommunale. Ainsi, les choses ne sont pas définitivement figées.

L'approche de Daniel Béhar est très intéressante. Il me semble que nous sommes tous d'accord pour reconnaître le fait métropolitain et la métropolisation, mais néanmoins les réponses apportées figent malheureusement les choses de manière problématique. On voit bien, en effet, que l'institutionnalisation a prédominé, plus que la réflexion sur le contenu, le projet et les missions de ces métropoles. De ce point de vue, on aboutit à des résultats un peu surprenants. La métropole de Paris a ainsi été définie géographiquement sur la base des frontières des départements de la petite couronne, frontières fixées il y a cinquante ans. Or ce territoire a beaucoup évolué depuis. L'aéroport de Roissy ou le plateau de Saclay, par exemple, n'existaient pas à l'époque. Finalement, le périmètre métropolitain ne va inclure ni Roissy, ni Saclay, ni une partie de l'aéroport d'Orly qui est à cheval sur les départements de l'Essonne et du Val-de-Marne. Le dispositif ne peut donc pas être considéré aujourd'hui comme satisfaisant.

Je regrette d'ailleurs qu'on ne se soit pas plus demandé avec qui on construisait cette réflexion, ce projet métropolitain. Je reconnais au moins un mérite au Gouvernement précédent et à Nicolas Sarkozy : lorsqu'il avait lancé le débat sur le Grand Paris, il avait par exemple fait appel à la réflexion des architectes. Il faut bien reconnaître que ce travail n'a pas été ensuite exploité. Au-delà des élus, il aurait été intéressant d'associer à notre réflexion d'autres acteurs sociaux, par exemple les grands syndicats de salariés ou des acteurs économiques. Tout cela a été un peu mis de côté, et le débat s'est réduit à l'intervention des élus pour définir le projet auquel on a abouti aujourd'hui et qui n'est pas totalement satisfaisant.

Je partage également l'approche sur le danger de vouloir spécialiser à outrance les fonctions par niveau de collectivités. Parler d'économie sans parler de social m'apparaît très compliqué ; penser qu'un niveau de collectivité doive s'occuper du social sans avoir de capacité d'intervention dans d'autres domaines est illusoire.

Je suis en tout cas vraiment intéressé par cette réflexion. Malgré le temps passé sur cette loi, on constate que le décalage avec un certain nombre de réalités et de mouvements contemporains n'est pas réellement pris en compte dans la réponse que nous apportons, même si la reconnaissance du fait métropolitain constitue un progrès.

M. Jean-Pierre Vial. - Je regrette, comme Christian Favier, que cette conversation n'ait pas eu lieu avant le vote de ce texte, mais je me félicite en tout cas qu'elle ait lieu avant les prochaines discussions législatives.

Je suis très intéressé par les propos de Daniel Béhar, et je pense qu'on ne peut qu'y adhérer globalement. Cela dit, je suis étonné de l'accélération que nous vivons sur le terrain par l'effet de la mise en place des métropoles. J'ai été frappé, lors des débats qui remontent à quelques semaines, par le fait que nos collègues élus de régions non concernées par les métropoles exprimaient déjà l'inquiétude suivante : nous sommes des territoires déclassés, nous « implorons » l'État de mettre à notre disposition des fonctionnaires de haut niveau pour disposer des compétences dont nous avons besoin. Le déclassement ressenti était donc fort.

Ensuite, l'élu se replace dans sa région. Je suis élu en Rhône-Alpes, région concernée, je ne sais d'ailleurs si c'est une chance, par trois métropoles : deux de droit, les métropoles de Lyon et de Grenoble, et une de fait : la « métropole frontalière » genevoise. Nous avons ici trois métropoles qui n'ont rien à voir entre elles. La métropole de Lyon se revendique pratiquement sur le modèle « État-nation » au sens où on l'entendait hier des régions, que l'on voulait plus puissantes. Je me demande aujourd'hui si la région Rhône-Alpes va jouer le rôle de région inspiré du modèle « État-nation », ou si ce sera la métropole de Lyon, qui le revendique et est bien placée pour en assumer les fonctions. En outre, le maire de Lyon avance un argument financier en sous-entendant que la métropole de Lyon, de ce point de vue, pèse bien plus que la région Rhône-Alpes. La métropole de Grenoble est une métropole car le curseur a été abaissé. Il s'agit plutôt d'une grande ville dans le paysage local.

Je constate avec étonnement, à l'occasion des programmes SRISI des Contrats de projet Etat-région (CPER), que les départements sont complètement marginalisés. C'est la région qui, avec ce qu'elle a le sentiment de défendre, essaie d'organiser les rôles entre elle-même, les métropoles et les agglomérations.

Le texte à venir va concerner les questions non traitées par la loi de décembre, c'est-à-dire un peu tout. Comment va-t-on trouver un équilibre ? Car autant les métropoles sont évidemment structurantes en soi, autant lorsqu'on les voit aujourd'hui s'organiser et revendiquer ce qu'elles considèrent comme faisant partie de leur statut, on constate des perspectives conséquentes de changement.

M. Georges Labazée. - J'ai une question directe à poser à Daniel Béhar. Voilà quelques années, on disait que la France ne pourrait s'en sortir économiquement que par la mise en place de métropoles afin d'être l'égale de ses pays voisins, ayant des métropoles d'équilibre facteurs de développement économique. Étant élu des Pyrénées-Atlantiques, je suis éloigné de Paris. Mon département est frontalier avec l'Espagne et nous avons autour de nous trois métropoles : Bilbao, Saragosse et Barcelone. Au cours de nos réflexions, nous nous demandons comment rééquilibrer tout cela en reliant Bordeaux, Toulouse, Montpellier, puis un réseau de villes à l'intérieur. Je ne pense pas que cette dimension ait beaucoup pesé dans le débat sur les métropoles au niveau national. Les métropoles que l'on entend mettre en place ne sont-elles pas indispensables à un développement équilibré lorsqu'on raisonne à l'échelon européen ?

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Lors de l'examen du projet de loi sur les métropoles, tout le monde a pris conscience du rôle fondamental du fait urbain. Cela a été quelque chose de très important.

Je souhaite toutefois exprimer les réactions des territoires « les plus périphériques » par rapport à ce fait urbain, c'est-à-dire celles des départements tellement ruraux qu'il y est très difficile d'expliquer l'intérêt de la métropole, même en faisant de la pédagogie. Il faut que le Gouvernement, dans la prochaine loi, fasse oeuvre de pédagogie à l'égard de tous les territoires, pour expliquer que ce fait urbain est générateur de richesse et d'équilibre pour la société. Je suis effrayée quand je vois que l'on oppose l'urbain au rural. Je vis dans un département où certains jouent là-dessus en permanence. Le redécoupage des cantons est venu alimenter ces polémiques. Certes, le découpage de certains cantons peut être discuté, mais il ne faut pas pour autant caricaturer et tout transformer en une lutte de « l'urbain contre le rural ». De très fortes crispations politiques se développent ainsi à un moment où l'on prépare la nouvelle loi. Je crains des oppositions entre les territoires. Dans un département comme le mien, le Loir-et-Cher, même dans la ville de Blois on peut dire que l'on est en ruralité. On ne peut donc pas opposer les territoires ruraux, qui commenceraient aux limites de la communauté d'agglomération, et l'urbain. Il faut faire preuve de pédagogie et disposer d'outils suffisamment souples pour mettre les territoires en solidarité, afin d'éviter que ne se développe cette idée d'opposition entre les territoires oubliés et les autres.

M. Daniel Béhar. - Pour répondre à M. Labazée, nous avons besoin des métropoles pour avoir une visibilité européenne. Mais ce n'est pas qu'une question de strate. Les derniers travaux de Laurent Davezies montrent certes que ce sont les territoires métropolitains, les quinze premières agglomérations françaises, qui ont été les plus résilients face à la crise, mais il y a aussi les villes de Pau, Bayonne et Annecy... Ceci s'explique par divers facteurs liés à la base résidentielle ou productive.

Mais le principal enseignement est que la métropole n'a pas l'exclusivité du dynamisme, et que celui-ci ne dépend pas du rang hiérarchique. Ce qui est important, c'est la capacité à agréger des fonctions. Deuxièmement, cette vision des « territoires oubliés » fonctionne en cascade. On est en train de réactiver la peur de la métropole du Grand Paris, mais également celle du Grand Lyon, avec ce qui a été dit sur la région Rhône-Alpes. Je travaille beaucoup sur l'Auvergne, où l'on retrouve cette peur d'être prochainement un territoire oublié du fait de la création de la métropole lyonnaise. Mais en même temps, en Auvergne, ils ont eux-mêmes développé un pôle métropolitain allant de Vichy à Brioude, avec au centre Clermont-Ferrand. Ce dernier contient 60% de de la population de la région Auvergne. Or, ce sont les autres territoires de la région Auvergne qui se considèrent alors comme territoires oubliés par rapport au pôle auvergnat... En outre, en ce qui concerne le grand Lyon, ce n'est pas parce qu'on a institué juridiquement une métropole que le projet prend toute son importance sur le terrain. Le périmètre métropolitain du Grand Lyon n'inclut pas Saint-Etienne, ni l'aéroport, ni la zone Saint-Exupéry qui contient également la gare TGV et un territoire d'extension urbaine. Aujourd'hui, le maire de Lyon a une politique d'agglomération, et non une politique métropolitaine. Or la constitution d'un grand pôle métropolitain va être tout aussi importante du point de vue du développement territorial que la métropole au sens institutionnel. En outre, si certains médias et le Président de la République ont présenté la création du grand Lyon comme une simplification administrative, il en est tout autrement. En effet, le département subsiste dans la zone du Beaujolais, avec ses 400 000 habitants, ce qui va coûter cher en termes de frais de gestion. Il n'y a donc pas de simplification. La question principale qui doit être posée est celle des agencements et des coopérations.

Un autre point important concerne la fonction régionale, et c'est ce qui fait la transition entre la dernière loi de décentralisation et la prochaine. La question qui se pose est de savoir si la région va être vue comme un empilement de poupées russes et de schémas prescriptifs.

Pendant trente ans, la région a essayé de se constituer comme une « nation », c'est-à-dire comme l'adhésion de forces libres, sur le modèle breton.

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Cela ne fonctionne pas en région Centre.

M. Daniel Béhar. - C'est la discussion que nous avons avec mon collègue politiste Romain Pasquier, qui généralise ce qui se passe en Bretagne. Peut-être ce modèle est-il transposable en Nord-Pas-de-Calais mais pas en Rhône-Alpes. Dès lors, on est en train de basculer vers une « région-État ». Elle cherche à fonctionner selon le modèle d'un petit État, avec des capacités réglementaires, des schémas prescriptifs. Nous avons vu, par exemple, comment s'est déroulée la mise en place du schéma prescriptif francilien. On a anticipé la prescriptivité, et incorporé la négociation dans le document prescriptif. Or, l'enjeu de la région est de se comporter non comme une nation ni comme un État, mais d'inventer une figure nouvelle : celle de l'inter-territorialité. J'en ai discuté avec le président de la région Rhône-Alpes, Jean-Jack Queyranne. Il a été tenté de prendre la posture d'un président du syndicat des territoires oubliés mais cela n'est pas possible en Rhône-Alpes, où tout est métropolisé. L'enjeu est de composer avec les territoires, de les agencer les uns avec les autres, et de travailler sur les relations entre les métropoles. Il y a là une réelle position pour la région.

M. Jean-Pierre Vial. - Notre organisation est toujours marquée par un Etat centralisateur, ce qui présente une rigidité, notamment en matière économique. Je donnerai comme exemple la transposition des directives européennes en France et dans les autres pays européens. Nos voisins font des transpositions a minima au niveau étatique et laissent le reste à leurs régions ou Länder, qui suivent le même principe. Du coup, à l'échelon local, la transposition est minimale. En France, nous empilons, en ajoutant à chaque étape des règles normatives. Je suis convaincu que si nous poursuivons cette démarche, nous allons nous pénaliser durablement.

J'avais grand espoir que la région, sans remettre en cause nos institutions, puisse avoir un pouvoir réglementaire, dans des conditions à définir, naturellement. Or aujourd'hui, je m'interroge sur la place que doit occuper la région.

M. Georges Labazée. - Pensez-vous que les régions doivent pouvoir légiférer, bien sûr pas dans les domaines régaliens, mais dans les autres cas ?

M. Daniel Béhar. - Je ne pense pas qu'elles doivent pouvoir légiférer, mais on pourrait imaginer un pouvoir réglementaire. Si l'on prend le développement économique, on dit qu'il s'agit d'une compétence de la région - c'est d'ailleurs ce qui ressort des premières négociations sur le futur projet de loi. Mais les agglomérations interviennent également ; concrètement, tout le monde intervient.

Pour revenir à la question des inégalités territoriales, elle est englobée dans une question beaucoup plus complexe : celle des contradictions territoriales. Aujourd'hui, lorsqu'une collectivité fait du développement, elle ne fait pas de la cohésion ou du développement durable. Ce qu'il faut traiter, ce sont les interfaces entre les politiques sectorielles. Chaque niveau doit être capable de travailler sur ces interfaces. Il ne faut donc pas de spécialisation des compétences. En revanche, ce qui est nécessaire, c'est d'avoir une différenciation des rôles politiques. En matière de développement économique, il est évident que la région a un rôle en ce qui concerne les pôles de compétitivité, par exemple, mais les agglomérations agissent sur la maîtrise d'ouvrage des projets... Plutôt que de réfléchir compétence par compétence, il serait plus opportun de penser à une distinction des fonctions politiques par niveau. Ce que j'appelle l'inter-territorialité, la composition, est l'identification d'une fonction politique régionale qui distingue cette collectivité de l'agglomération.

Je pense que globalement nous avons fait notre décentralisation sous forme de « des centralisations », consistant idéalement à reproduire le modèle étatique au niveau local. Or, après trente ans de ce modèle, il est nécessaire de repenser l'architecture des pouvoirs locaux en sortant du modèle étatique. Nous avons en France un modèle « étatico-communal ». La commune est l'Etat en modèle réduit, un modèle politique globale, holiste. Et, entre les deux, tous les niveaux intermédiaires cherchent à reproduire ce modèle. Pour tenter de trouver un modus vivendi, on a mis en place un taylorisme territorial : l'un s'occupe des collèges, l'autre des lycées. Il faut essayer de penser autrement. Cela se fait sans se dire entre la commune et l'intercommunalité.

En 1982, la décentralisation a également transposé le modèle étatique dans la construction des politiques publiques, en s'appuyant sur le modèle de la redistribution. Tout le monde a le même mandat politique : prélever sur les plus riches pour redistribuer aux plus pauvres via l'impôt. Mais le modèle de la redistribution ne fonctionne qu'à très grande échelle et dans des territoires fermés, en circuit fermé. Or, le niveau local est beaucoup plus globalisé que le niveau national. Ainsi, si le modèle dunkerquois a fonctionné pendant un temps, c'est qu'il était en circuit fermé : il attirait de la richesse en permettant l'implantation d'usines « Seveso », ce qui permettait une fiscalité élevée et, ainsi, le financement de beaucoup de politiques sociales. Ce modèle fuit aujourd'hui de toute part. Ainsi, lorsque vous développez de la richesse sur Dunkerque, ce sont aussi des salariés venant de Lille qui en profitent. En outre, la population vieillit et peut quitter Dunkerque une fois à la retraite. La redistribution publique au niveau local court après ces flux et interdépendances. Nous devons changer de paradigme. La redistribution est l'affaire de l'État, et l'action publique territoriale a une autre vocation politique qui est ce que j'appelle la régulation, la régulation des flux. Ainsi, en Ile-de-France, on souhaite faire des politiques de l'habitat en partant des besoins locaux. Mais quelle est la signification de la notion de besoins locaux en matière d'habitat dans une métropole ? Ce lieu ne représente, pour beaucoup de gens, qu'une étape dans leur trajectoire éducative ou professionnelle.

Sur le plan des politiques publiques comme sur le plan institutionnel, il faut sortir de ces « des centralisations » et penser l'action publique territoriale comme un modèle spécifique qui n'est pas un décalque de l'action publique d'État.

M. Michel Delebarre. - L'enjeu dans mon département est la création d'un territoire qui comprend Dunkerque, Calais, Boulogne et Saint-Omer. On est là sur une perspective différente, où il y a beaucoup plus de fonctions qui se mêlent et de possibilités.

M. Edmond Hervé. - J'ai été très intéressé par les propos de M. Béhar mais je ne partage pas son analyse lorsqu'il dit que le niveau local n'a pas de fonction redistributive. Il n'y a en effet pas de gestion unique au niveau local. Lorsque vous faites une politique de logement, je vous garantis que l'on peut avoir une fonction de redistribution. La maîtrise du foncier est fondamentale. Vous impactez l'agriculture et l'économie. On peut multiplier les exemples. En outre, pour moi, nous ne sommes plus dans une politique de « des centralisations ». Il y a d'authentiques politiques territoriales, bien qu'il y ait encore des efforts à faire en matière de décentralisation.

Par ailleurs, ce que je regrette dans l'évolution de la fonction préfectorale, c'est que les préfets ne jouent plus un rôle de transversalité. Dans certains départements ou régions, vous avez des préfets qui restent en place moins d'un an. Ce n'est pas possible ! Les présidents de région, de département ou d'intercommunalité peuvent jouer ce rôle de transversalité, à condition qu'ils se l'approprient. Certes, il ne faut pas singer l'Etat, mais un schéma prescriptif implique un pouvoir réglementaire. Enfin, nous ne devons pas oublier que nous ne sommes pas dans un État fédéral. Je reste très attaché à la décentralisation, car c'est aussi une forme de démocratisation du pouvoir décisionnel, qui est d'autant plus forte qu'il a été mis fin au cumul des mandats.

Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Monsieur Béhar, je vous remercie infiniment pour votre présence. Cela a été une approche nouvelle, intéressante et a suscité un débat très intéressant.