Jeudi 21 novembre 2013

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Violences à l'égard des femmes dans les zones de conflit - Table ronde sur l'état des lieux des violences

La délégation auditionne, dans le cadre d'une table ronde sur l'état des lieux des violences à l'égard des femmes dans les zones de conflit, Mme Fanny Benedetti, directrice exécutive du Comité ONU Femmes France, Mme Anne Castagnos-Sen, responsable « Plaidoyer » d'Amnesty International France, accompagnée de M. Régis Bar, coordinateur Colombie, et de Mme Martine Royo, coordinatrice Bosnie, M. Yves Tomic, historien, vice-président de l'Association française d'étude sur les Balkans, Mme Nanou Rousseau, fondatrice et ancienne présidente de la Fédération Mères pour la Paix, M. Louis Guinamard, journaliste, auteur de « Survivantes : Femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo », Mme Monique Halpern, ancienne présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes (CLEF) et responsable du déploiement international de Fédération Pionnières, ainsi que Mme Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on Gender in Crisis.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - La délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat a décidé de travailler sur le sujet très grave des violences faites aux femmes dans les territoires en conflit.

Nous inaugurons donc aujourd'hui un cycle de quatre réunions qui se poursuivra jusqu'au 12 décembre 2013 et qui nous permettra d'entendre des intervenants venus d'horizons différents : membres d'organisations non gouvernementales (ONG) et d'associations, témoins, experts et représentants officiels français.

Ce n'est pas un hasard si nous avons choisi de commencer ce travail à une date proche du 25 novembre, c'est-à-dire de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. Ce n'est pas non plus un hasard si nous avons choisi de rendre public le rapport qui présentera la synthèse de ces réunions le mercredi 18 décembre 2013, deux jours avant le vingtième anniversaire de la déclaration de l'Organisation des Nations-Unies (ONU) sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 20 décembre 1993.

Notre délégation a décidé à l'unanimité, le 3 octobre 2013, du thème de travail qui nous réunit aujourd'hui pour la première fois. Par cette unanimité, nous avons souhaité donner un signal fort de notre implication à toutes les associations qui travaillent à améliorer la situation des femmes dans ces territoires, et de notre détermination à faire cesser les violences dont les femmes sont victimes lors des confits et des guerres.

La vidéo de cette réunion sera retransmise sur le site du Sénat lorsque le rapport de la délégation sera rendu public, le 18 décembre 2013. Je donne maintenant la parole à nos invités.

Mme Fanny Benedetti, Comité ONU Femmes France - En mon nom personnel et au nom du comité ONU Femmes France, je me félicite que ce sujet très important figure à l'ordre du jour de vos travaux. Je commencerai par la présentation des résolutions « femmes, paix et sécurité » adoptées dans le cadre du Conseil de sécurité des Nations-Unies.

La plus connue est la résolution 1325, adoptée en 2000. Ce texte a constitué une véritable révolution car jusqu'alors ce sujet n'avait pas vocation à être traité par les instances en charge de la paix et de la sécurité internationale. Cette résolution bien connue affirme dans son premier volet que les femmes peuvent jouer un rôle très important dans la phase de reconstruction et de rétablissement de la paix, dans la situation dite de « post-crise ». Elle insiste aussi, dans son second volet, sur la protection des femmes lors des conflits. Cette résolution reconnaît que les femmes sont la cible de violences spécifiques lors des conflits en raison de leur genre. Ces deux volets - même si notre réunion traite plutôt du second volet - sont intrinsèquement liés puisque le fait que les femmes soient victimes dans les conflits conduit à les impliquer après le conflit dans la reconstruction et pour assurer la garantie de leurs droits.

Cette résolution extrêmement complète prévoit, notamment, l'amélioration de la représentation des femmes dans le cadre des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies. Elle appelle également les parties aux conflits à respecter le droit international et, à ce titre, à protéger en particulier les femmes et les filles des violences sexuelles. Pendant de nombreuses années, ce texte a été activement utilisé par les associations des pays en conflit comme instrument de plaidoyer auprès de leurs gouvernements. En revanche, la résolution n'a pas suscité le même engouement de la part des gouvernements qui la trouvaient difficile à mettre en oeuvre.

En 2008, à l'approche du dixième anniversaire de ce texte, le Conseil de sécurité a préparé l'adoption d'une nouvelle résolution portant plus spécifiquement sur le thème des violences sexuelles dans les conflits armés. La célébration des dix ans de la résolution 1325 s'annonçait en effet difficile. En République démocratique du Congo (RDC) se trouvait la force de maintien de la paix la plus importante du système des Nations-Unies, avec plus de 20 000 casques bleus déployés dans cette région. Les violences sexuelles y connaissaient, si l'on peut dire, un point culminant : dans l'Est de la RDC où le conflit avait atteint des proportions intolérables, le viol était érigé en arme de guerre systématique et dans le Kivu, plus de 30 000 femmes avaient été violées au cours de la seule année 2008. La situation exigeait une très forte mobilisation de la communauté internationale.

C'est dans ce contexte que la résolution 1820 fut adoptée, appelant à une lutte accrue contre l'impunité et prévoyant pour la première fois la possibilité de sanctions contre les belligérants auteurs de tels crimes. Il s'agissait d'une véritable prise de conscience de la communauté internationale.

Puis en 2009 fut adoptée la résolution 1888, dans le prolongement direct de la résolution 1820. Compte tenu de la difficulté des négociations, cette dernière n'avait en effet pas pu aller aussi loin qu'on aurait pu le souhaiter dans la mise en oeuvre. Or l'objet de la résolution 1888, adoptée à l'unanimité du Conseil de sécurité le 30 septembre 2009 grâce à l'engagement personnel de la secrétaire d'État américaine Hillary Clinton, fut précisément de prévoir un ensemble de mesures concrètes. Le résultat obtenu est impressionnant : outre qu'il appelle à l'engagement des parties prenantes, le texte comprend quatre innovations importantes : la nomination d'un représentant spécial du secrétaire général des Nations-Unies (SGNU) pour les femmes dans les conflits armés, poste de très haut niveau et dont le titulaire dispose d'un pouvoir et de mandats étendus, l'obligation de publier un rapport annuel comprenant des données chiffrées précises sur les groupes et les individus auteurs de viols, la mise en place d'un groupe d'experts déployables sur le terrain, et la désignation de conseillers chargés de la protection des femmes au sein des unités de maintien de la paix. La résolution prévoit aussi pour la première fois - c'est une avancée importante - un mécanisme de « naming and shaming », c'est à dire la possibilité de lister nominativement les responsables des crimes commis. Tout cela n'est pas sans effet car même au sein des groupes rebelles, l'on craint de voir son nom figurer sur ces listes susceptibles d'être reprises par la Cour pénale internationale.

Le sujet des violences faites aux femmes dans les territoires en conflit a pris de l'ampleur puisque le Conseil de sécurité lui consacre chaque année un débat public qui donne lieu à une mobilisation des acteurs de la société civile en son sein. Le dernier en date a eu lieu le 30 novembre 2012. Depuis 2010, les gouvernements et les parties prenantes sont de plus en plus mobilisés en faveur du respect des résolutions et l'on observe d'ores et déjà que les forces de maintien de la paix sont davantage sensibilisées à ces questions, notamment grâce à la présence de conseillers et de conseillères spécialistes des questions de genres, par l'augmentation du nombre de femmes dans les unités et par l'existence, dans certains pays, de bataillons de maintien de la paix entièrement féminisés affectés à des missions spécifiques.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Mme Anne Castagnos-Sen, vous avez la parole.

Mme Anne Castagnos-Sen, responsable « Plaidoyer » d'Amnesty International France. - Merci d'avoir convié à cette table ronde Amnesty international, qui se mobilise depuis de nombreuses années tant pour la prévention des violences sexuelles que contre l'impunité de ces crimes. L'impunité est en effet pour nous une question cruciale ; nous considérons que des crimes aussi graves ne sont jamais prescrits et que toute impunité alimente le cycle de la violence, causant à son tour de nouvelles violations des droits humains. C'est donc un axe très important de notre travail.

Je me concentrerai sur l'évolution des normes de droit international, qu'elles soient ou non contraignantes. Cela peut sembler loin des réalités du terrain, mais il ne faut pas sous-estimer l'importance des avancées obtenues par la communauté internationale, elles-mêmes préalables à l'évolution des mentalités et à la prise de conscience de la gravité des violences sexuelles. Depuis une quinzaine d'années, nous assistons à de réels progrès et à l'affirmation de la volonté de mettre fin à ces agissements. Nous connaissons cependant les limites des instruments internationaux, et notamment le fait qu'ils n'engagent que les États. Toutefois, certaines conventions, comme celles du Comité sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (Committee on the Elimination of Discrimination against Women, CEDAW) imposent aux États une fonction de régulation des actions des groupes auteurs de violences sur leurs territoires. En outre, les États ont par principe un devoir de protection des populations civiles qui justifie leur intervention, même si les auteurs des infractions ne sont pas tous étatiques.

C'est là tout le sens de la responsabilité incombant aux États de protéger leur population. Ce principe a été consacré depuis 2005 ; s'il n'est pas juridiquement contraignant, c'est une idée qui fait son chemin. Nous ne désespérons pas de voir des normes un peu plus contraignantes adoptées en ce sens... La CEDAW a réaffirmé tout récemment la force de son engagement contre les violences sexuelles dans sa recommandation générale du 18 octobre 2013 intitulée « Prévention, situation de conflits et post-conflits - Les femmes dans les conflits ». C'est un texte extrêmement intéressant dont je vous invite à prendre connaissance.

Nous savons bien que la fuite du pays où ont été commis ces crimes ne met pas toujours les femmes à l'abri des violences. On le voit bien en Syrie : Amnesty International a ainsi fait état dans un récent rapport sur les réfugiés syriens en Jordanie, de la situation des femmes et des fillettes dans le camp de Zaatari qui accueille plus de 120 000 réfugiés et où, malgré la présence du Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR), elles sont encore victimes de persécutions, de harcèlement, de mariages forcés et de viols. Le besoin de protection des femmes ne s'arrête donc pas une fois franchies les frontières du pays où les exactions sont commises.

Pour en revenir au cadre normatif, je parlerai aussi du traité sur le commerce des armes (TCA) qui n'est pas si loin de notre sujet. Beaucoup d'ONG se sont battues de manière acharnée pendant dix ans pour l'adoption de ce traité, obtenue le 4 avril 2013 et ouvert à la signature le 3 juin 2013. La France, cette fois exemplaire, a signé le traité dès l'ouverture. Le projet de loi de ratification a été voté au Sénat il y a deux jours et la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale devrait rendre son rapport début décembre pour une ratification prévue mi-décembre.

L'un des articles du TCA fait directement référence aux violences sexuelles à l'encontre des femmes. Amnesty a beaucoup lutté pour que le TCA intègre la « règle d'or » consistant à imposer aux États d'évaluer, avant toute vente d'armes, les risques de les voir utilisées contre les populations civiles, en violation de toutes les règles relatives aux droits humains et au droit international humanitaire.

L'article 7 § 4 du TCA concernant les femmes stipule ainsi que « lors de son évaluation, l'État Partie exportateur tient compte du risque que des armes classiques puissent servir à commettre des actes graves de violence fondée sur le sexe ou des actes graves de violence contre les femmes et les enfants, ou à en faciliter la commission ». C'est donc très important pour notre sujet.

Notre recommandation à l'égard des parlementaires français est d'oeuvrer à la ratification universelle du TCA par la sensibilisation des autres parlements. Cette recommandation s'adresse aussi au gouvernement français,

Par leur jurisprudence, les juridictions internationales - Tribunal pénal international (TPI) et Tribunal pénal sur le Rwanda - ont permis des évolutions importantes. C'est le Tribunal pénal international sur le Rwanda qui a pour la première fois, en 1998, qualifié explicitement les violences sexuelles de crimes contre l'humanité. Cela n'avait jamais été fait. En 2001, le TPI lui emboitait le pas et prononçait des condamnations pour crimes sexuels et contre l'humanité.

Ensuite, le statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) adopté le 17 juillet 1998 prévoit dans son article 7 que « le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle aggravée » constituent des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité dès lors qu'ils « sont perpétrés dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile ». C'était la première fois qu'un texte international juridiquement contraignant qualifiait les violences sexuelles de crime contre l'humanité.

Nous ne reviendrons pas sur notre regret que la France n'ait ratifié qu'en 2010 ce texte, pourtant signé en 2000, et encore d'une façon qui ne semble satisfaisante ni à Amnesty ni à la Coordination française pour la CPI. La loi de ratification pose en effet quatre verrous : la condition de résidence habituelle en France, la double incrimination, le monopole du parquet et l'inversion du principe de complémentarité.

Nous sommes reconnaissants à M. Jean-Pierre Sueur d'avoir déposé une proposition de loi qui vise à lever ces conditions en révisant la loi de 2010 ; un amendement au Sénat est pourtant venu rétablir le principe du monopole du parquet. Ces obstacles mettent la loi française en non-conformité avec le statut de Rome et créent une contradiction avec la convention sur la torture aux termes de laquelle des parties civiles peuvent aussi saisir directement la justice française. En l'état actuel de notre droit, les victimes de tortures peuvent saisir la justice française, mais pas les victimes de crime contre l'humanité ou de génocide ! Nous intervenons actuellement auprès de l'Assemblée nationale pour qu'elle supprime le principe du monopole du parquet ainsi qu'auprès du Quai d'Orsay, où semble se trouver le principal obstacle à la levée de ce verrou.

Je ne reviens pas sur la résolution 1325 et sur les résolutions suivantes, qui ont déjà été évoquées. Je voudrais préciser que la France a mis dix ans à adopter, le 26 octobre 2010, le plan d'action national prévu pour chaque pays par la résolution 1325. Si nous nous étions félicités du contenu de ce plan à l'époque où il a été rendu public, nous sommes aujourd'hui déçus par sa mise en oeuvre.

Tout d'abord, comme nous l'avions indiqué en 2010, aucun budget spécifique n'est prévu, sauf par le ministère de la Défense qui a effectivement élaboré un guide de bonnes pratiques et un programme de formation de ses personnels, les autres ministères se contentant d'inscrire des actions déjà prévues et financées.

Ensuite, comme nous l'avions annoncé, nous avons été particulièrement attentifs à deux dispositions du plan : la participation de la société civile à sa mise en oeuvre et le contrôle parlementaire. Or sur le premier point, alors qu'étaient prévues deux réunions par an avec la société civile en collaboration avec la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), une seule s'est tenue, en février 2013. Quant au contrôle parlementaire, aucune des présentations annuelles du plan d'action, pourtant prévues par le plan d'action national, n'a eu lieu devant les assemblées. Mesdames et Messieurs les parlementaires, vous êtes directement concernés... Enfin, le plan étant prévu pour trois ans, la question se pose de savoir comment le plan 2010-2013 sera évalué et si un second plan sera adopté. Vous avez là aussi un vrai rôle à jouer.

Nous nous adressons aussi à vous dans la perspective du Sommet de l'Élysée des 6 et 7 décembre 2013, qui sera consacré cette année au thème de la Paix et de la sécurité. Nous vous demandons d'intervenir pour que les autorités françaises rappellent l'importance de ces sujets aux chefs d'État africains présents.

Par ailleurs, le 11 avril 2013, le G 8 a adopté pour la première fois une déclaration sur la « prévention des violences sexuelles lors des conflits » grâce à la présidence britannique qui en avait fait l'une de ses priorités. Cette déclaration, très longue et totalement inédite au G 8, prévoit notamment un engagement financier pour soutenir les associations de défense des femmes qui portent assistance (sociale, médicale et juridique) aux victimes et pour lutter contre l'impunité (y compris par les réformes de la justice). C'est un texte dont il faut souligner l'importance.

Enfin, Amnesty International souhaite saisir l'occasion de cette réunion pour donner une nouvelle impulsion à la campagne qu'elle mène depuis 2005 pour la reconnaissance de ce que l'on appelle d'un mot épouvantable les « femmes de réconfort » qui, des années trente jusqu'à la fin de la Seconde guerre mondiale, furent réduites en esclavage sexuel par l'armée impériale japonaise. Nous avons reçu en septembre 2013 l'une des dernières survivantes ; elle avait été enlevée à l'âge de 14 ans et avait servi d'esclave sexuelle pendant huit ans à des soldats japonais. Elle ne s'est évidemment jamais mariée et n'a jamais pu avoir d'enfants. Nous nous adressons aux parlementaires français pour qu'à l'instar de leurs homologues des États-Unis, du Canada, des Pays-Bas et du Parlement européen, qui ont adopté des résolutions en ce sens, ils demandent au gouvernement japonais de reconnaître sa responsabilité juridique dans cette horreur et d'accorder aux victimes une réparation, non pas matérielle, mais au sens où les Nations-Unies l'entendent.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Vos interventions confirment la nécessité d'unir nos efforts pour améliorer les choses. M. Régis Bar, vous avez la parole.

M. Régis Bar, coordinateur Colombie d'Amnesty International France. - Bien que l'on en parle assez peu en France, la Colombie vit depuis un demi-siècle un conflit interne qui oppose les forces de sécurité et des groupes paramilitaires ainsi que de multiples guérillas. Ces groupes armés sont responsables de violations massives des droits humains. La particularité de ce conflit est que les civils en sont les principales victimes. Plus de cinq millions de civils ont ainsi été victimes de déplacements forcés, la Colombie partageant sur ce point le premier rang mondial avec le Soudan. Les femmes et les jeunes filles sont particulièrement exposées à cette violence, qui inclut les violences sexuelles. Ces dernières ont été caractérisées par une décision de 2008 de la Cour constitutionnelle de Colombie comme « des pratiques habituelles, généralisées, systématiques et invisibles du conflit colombien », répondant ainsi à la définition des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. Ce constat est partagé par le bureau du procureur de la Cour pénale internationale qui dans son rapport intérimaire de novembre 2012 sur l'examen de la situation de la Colombie - puisque la Colombie fait partie des pays sous examen de la CPI - pointait à la fois l'ampleur du phénomène et le faible nombre d'enquêtes et de condamnations. Ce document annonçait également que les violences sexuelles feraient l'objet d'une attention prioritaire dans les rapports suivants.

Ces violences sont utilisées en Colombie par les acteurs du conflit armé pour terroriser les communautés et faciliter ainsi les déplacements forcés, pour se venger de groupes ennemis, pour disposer d'esclaves sexuelles ou pour punir et intimider les femmes qui luttent pour la défense des droits humains.

On peut identifier plusieurs obstacles à l'exercice de la justice dans le cas de violences sexuelles.

Tout d'abord ces violences font l'objet d'une quasi impunité : le nombre de dénonciations est limité, à la fois par manque de confiance dans le système judiciaire, par peur de représailles de la part des agresseurs et par crainte pour la victime d'être stigmatisée par la société. D'autres obstacles résident dans le manque de sécurité pour les victimes et pour ceux qui les défendent (avocats et organisations de défense des droits humains) et dans un faible accès aux programmes de protection, de surcroît inadaptés et incomplets. De plus, les fonctionnaires qui reçoivent les plaintes ont tendance à aggraver encore la détresse des victimes en mettant en doute leurs témoignages, tandis que le manque d'assistance médicale, sociale, psychologique et financière est criant. Par ailleurs, les moyens ne permettent pas de procéder aux enquêtes au niveau local. Enfin, les groupes armés se caractérisent par une forte présence et sont en mesure de menacer les victimes, les avocats et les juges, voire parfois d'infiltrer les institutions.

Face à cette situation, les autorités manquent quelque peu de volonté. Un projet de loi présenté par deux députés en juin 2012 permettrait d'assimiler les violences sexuelles liées au conflit à des crimes de guerre ou contre l'humanité. Or il est peu soutenu et se trouve toujours en cours d'examen. Un arrêt de 2008 (arrêt n° 092) de la Cour constitutionnelle a été suivi de peu d'effets : sur les 183 cas pour lesquels elle appelait à un examen prioritaire, seuls trois ont donné lieu à des condamnations.

En outre, le gouvernement a récemment fait adopter une révision constitutionnelle qui étend les compétences aux tribunaux militaires pour juger les militaires responsables de violations des droits humains, ce qui semble de nature à renforcer cette impunité. Certes, cette réforme a été annulée pour vice de forme mais son retour n'est pas impossible. Une autre modification de la constitution, dénommée « Cadre juridique pour la paix », a été votée. Elle confère au Congrès la compétence pour accorder des amnisties de fait aux acteurs du conflit armé.

Il faut être particulièrement vigilant car derrière l'image d'un pays en transition que la Colombie tente de donner, elle demeure, en dépit des négociations menées avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), en proie aux conflits armés. Les groupes paramilitaires demeurent alors que le gouvernement affirme qu'ils ont été démobilisés depuis la loi de 2005 et des violences, y compris sexuelles, sont toujours commises.

Nos recommandations portent donc sur le soutien aux associations de défense des droits des femmes et des droits humains en Colombie et au projet de loi dont j'ai parlé. Nous recommandons aussi de bien suivre l'évolution du processus de paix et des révisions constitutionnelles afin que ces mesures ne se traduisent pas par une impunité généralisée.

Mme Martine Royo, coordinatrice Bosnie d'Amnesty International France. - C'est en 1993 - soit un an après le début du conflit - qu'Amnesty International a poussé son premier cri d'alarme sur le viol systématique des femmes, partie intégrante de l'épuration ethnique pratiquée par les Serbes dans ce pays. Puis nos chercheurs sont retournés sur place fin 2008 et au printemps 2009 pour se rendre compte que la situation des femmes n'avait pas changé. Vingt ans après le conflit, que constate-t-on ? Que ces femmes ne sont toujours pas indemnisées, qu'elles sont toujours stigmatisées par la société de Bosnie-Herzégovine et que l'on n'ose pas dire qu'on a été violée dans un pays où, pour beaucoup, une femme violée est une traînée. Elles se cachent donc, sans oser même demander aide ou indemnisation.

Pis encore, nombre d'entre elles souffrent du syndrome de stress post-traumatique et sont donc pour la plupart dans l'incapacité de travailler alors qu'elles se sont très souvent retrouvées soutien de famille au sortir de la guerre. Le mari a été tué pendant le conflit, de même que le frère, le fils aîné quand elles en avaient. À la fin du conflit, il n'y avait plus que les femmes et les vieux... Le résultat est la paupérisation de cette population. Ces femmes vivent presque toutes dans la misère. Elles n'ont naturellement pas accès à des soins médicaux ou psychologiques gratuits. Pourtant, elles sont physiologiquement détruites et rencontrent des problèmes gynécologiques très graves du fait des sévices qu'elles ont subis dans les camps de l'armée serbe où elles ont été enfermées. Les films « La Révélation » de Hans-Christian Schmid ou « As if I was not there » de Juanita Wilson en rendent compte, de même que le film d'Angelina Jolie, quant à lui plus fantaisiste mais qui montre bien également le phénomène. Compte tenu de leur état de santé, elles sont parfois contraintes de consulter en catastrophe un médecin qui leur délivre une ordonnance pour des traitements qu'elles ne suivent pas, faute de pouvoir les payer.

Grâce à l'action de parlementaires suisses, la Bosnie reconnaît désormais le statut de victimes civiles de guerre mais la plupart de ces femmes n'y ont pas accès. En revanche, les anciens combattants sont tous indemnisés et perçoivent une pension !

Que reste-t-il alors à ces femmes ? Le recours à la justice ? C'est en fait extrêmement difficile de faire punir les responsables des viols. En jugeant quelques cas de viols en 1998, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) avait suscité l'espoir que toutes les femmes victimes pourraient en bénéficier. Or, le TPIY a, par la suite, donné la priorité à d'autres dossiers concernant des personnalités considérées comme plus importantes, et a délégué ces affaires à la Cour d'État de Bosnie Herzégovine, où il y a une chambre des crimes de guerre. Mais la plupart des cas qui lui ont été soumis ont été repoussés. En vingt ans, neuf condamnations seulement ont été prononcées alors que, malgré l'absence de chiffrage des victimes qui caractérise la Bosnie, on estime que le nombre de survivantes de ces horreurs est compris entre 20 000 et 50 000 ou 60 000. Comme le montre le film « La Révélation », quand ces femmes refusaient de se soumettre ou quand elles étaient malades, c'était une balle dans la tête. Donc beaucoup ne sont plus là pour réclamer leur dû...

Lorsque nous avions, il y a quelques années, rencontré le procureur de la Cour d'État de Bosnie-Herzégovine, il nous avait indiqué que cette juridiction avait trop de travail et que la meilleure solution était de faire juger ces affaires par les tribunaux locaux. Or ces derniers ne sont pas équipés et la protection des témoins n'y est pas assurée. Plutôt que de devoir faire face à leurs agresseurs, la plupart des femmes préfèrent fuir cette justice-là.

Dans la Fédération de Bosnie, des efforts ont été faits même si des erreurs graves ont été commises sur un plan psychologique : l'obligation pour les femmes de parler devant un groupe de personnes et non en tête-à-tête, l'implication d'une seule ONG, sans voie de recours pour ces femmes si les personnes qui les ont écoutées n'acceptent pas leur version, et l'absence de psychologues. Environ mille femmes - même si ces chiffres sont incertains - y ont obtenu le statut de victime civile de guerre et perçoivent donc 280 euros par mois. Précisons toutefois que leur seul traitement coûte déjà chaque mois entre 80 et 100 euros : il leur reste donc bien peu pour vivre et faire vivre leur famille... Contrairement au TPI et à la Cour d'État de Sarajevo, ces tribunaux ne permettent pas une protection suffisante des témoins, par exemple ils ne disposent malheureusement que d'une seule entrée, obligeant ainsi les victimes à côtoyer leurs bourreaux. Si l'on y ajoute les pressions psychologiques, on comprend que la plupart des femmes se terrent dans leurs villages et n'osent absolument rien dire.

Que fait le gouvernement de Bosnie ? Pas grand-chose malheureusement. Amnesty était parvenu à convaincre le ministre en charge des droits de l'homme et des réfugiés en 2009. Il nous avait fait des promesses mais elles sont restées sans suite, la Bosnie ayant été privée de gouvernement pendant un an. Après la fin de ce « black-out », nous sommes revenus, le ministre actuel nous semblant lui aussi convaincu. Le fonds de l'ONU pour les populations a même versé 90 millions au ministère compétent pour aider ces femmes même si nous n'avons pour l'heure pas de retour sur l'utilisation de ces fonds ; mais c'est à l'ONU de s'exprimer sur ce point... Un projet de loi préparé par le ministère devait être soumis au conseil des ministres au mois de mai 2013, mais ce dernier a tout simplement refusé de l'examiner. Depuis, il n'a pas été représenté au conseil des ministres et le ministère refuse de nous dire ce qu'il en est. Ne nous voilons pas la face, les Serbes de Bosnie - principaux agresseurs pendant le conflit - sont très influents au sein de la Fédération et les décisions en matière de droits de l'Homme sont bloquées. C'est la beauté des accords de Dayton...

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je donne la parole à M. Yves Tomic.

M. Yves Tomic, historien, vice-président de l'Association française d'étude sur les Balkans. - L'Association française d'études sur les Balkans n'est pas une ONG de défense des droits de l'Homme, mais une association de type académique qui réunit des chercheurs travaillant sur l'Europe du Sud-Est. Certains d'entre nous ont été amenés, à titre individuel, à travailler avec des instances juridiques internationales, parfois dans des domaines relevant des droits de l'Homme, et pour certains à témoigner auprès du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. J'ai pour ma part réalisé il y a quelques années une étude de cas pour la Commission européenne sur les violences contre les femmes pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine. Comme je l'ai constaté dans le cadre de cette étude pour laquelle je me suis rendu en Bosnie-Herzégovine, il est difficile à un homme de rencontrer des femmes victimes et de recueillir leurs témoignages, car elles se confient plus volontiers à une femme.

Je parlerai dans un premier temps de la difficulté qu'il y a eu à constater les violences sexuelles contre les femmes, puis j'aborderai les aspects juridiques de la reconnaissance de ces femmes comme victimes de guerre et l'action du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.

Dès le début du conflit en Bosnie-Herzégovine, en avril 1992, des expulsions massives de populations non serbes ont été perpétrées dans le but de constituer une entité serbe en Bosnie-Herzégovine. Ce n'est qu'à la fin de 1992 que le constat de très nombreuses violences sexuelles apparaît. Il a fallu un certain temps pour que ces crimes de nature sexuelle soient constatés et évoqués dans les rapports de divers organismes internationaux. Cette dimension des violences sexuelles comme élément du processus de nettoyage ethnique n'a pas été pris en compte dans le premier rapport d'août 1992 de Tadeusz Mazowiecki. Ce n'est qu'à partir de l'hiver 1992-1993 que les premiers récits commencent à être pris en considération.

Dans son troisième rapport remis à l'Assemblée générale et au Conseil de sécurité des Nations-Unies daté du 17 novembre 1992, Tadeusz Mazowiecki évoque le viol comme « une autre pratique révoltante du nettoyage ethnique ». Il fait état d'accusations réciproques de viol systématique de milliers de femmes de la part des Serbes et des Musulmans. Toutefois, il reconnaît que tous les témoignages n'ont pas été vérifiés car il n'avait pas été possible d'accéder à tous les territoires où avaient eu lieu ces drames. Le 18 décembre 1992, le Conseil de sécurité des Nations-Unies adopte la résolution 798 dans laquelle il se déclare « horrifié par les informations sur la détention et les viols massifs, organisés et systématiques des femmes, notamment les femmes musulmanes en Bosnie-Herzégovine ». Une mission de la Commission européenne qui s'est rendue en ex-Yougoslavie du 18 au 24 décembre 1992 a fait le constat de pratiques de viols largement répandues en Bosnie-Herzégovine tout en évoquant l'insuffisance de preuves documentaires.

Au cours des premiers mois du conflit, on constate donc une certaine difficulté de la part des acteurs internationaux à appréhender le phénomène des viols de masse. Bien que disposant d'éléments d'information à ce propos, la Croix Rouge et les autres organisations humanitaires ne les ont pas portés à l'attention du public. Les récits sur les viols se sont heurtés à l'incrédulité des acteurs politiques internationaux, composés davantage d'hommes que de femmes. Les viols en temps de guerre sont difficiles à appréhender car la guerre apparaît avant tout comme une affaire d'hommes. Les viols commis à la fin de la Seconde guerre mondiale n'ont fait l'objet d'aucune étude pendant plusieurs décennies. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a estimé en 1992 qu'il était nécessaire de prendre des mesures visant à assurer une représentation équitable des hommes et des femmes dans toutes les organisations ou structures chargées de veiller à l'application du droit humanitaire international. C'est un fait que j'ai relevé dans l'étude de cas que j'ai réalisée pour la Commission européenne. C'est très difficile pour les hommes de recueillir le témoignage de femmes victimes de violences sexuelles pour établir la vérité sur le phénomène des viols en temps de guerre.

À partir des années 1993 et 1994 donc, le phénomène des violences contre les femmes est clairement perçu et il en est fait mention dans les différentes résolutions qui ont ensuite été élaborées et votées aux Nation-Unies.

C'est particulièrement difficile, dans un conflit dont la finalité est l'expulsion massive de populations, de faire émerger les récits de ces violences et d'évaluer le nombre de victimes. Ces femmes ne souhaitaient tout simplement pas en parler. Nous étions confrontés à un phénomène de masse, et les victimes se retrouvaient seules face à leurs souffrances.

Pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine, le nombre total de morts a tout d'abord été surévalué, le nombre de 200 000, voire 300 000 victimes ayant été cité. Or, à l'issue du conflit, une étude réalisée par le Centre de recherche et de documentation de Sarajevo, en procédant à un recoupement systématique des listes de victimes et des registres d'état-civil, a conclu que ce nombre était plus proche de 100 000. Plus précisément, le centre a recensé 97 202 victimes du conflit qui s'est déroulé entre 1992 et 1995, les soldats représentant 59,18 % du total et les civils 40,82 %.

Quant au nombre de femmes victimes de violences sexuelles, aucun recensement n'a pu être conduit afin de produire des chiffres fiables et nous devons nous contenter d'estimations, même s'il convient de souligner que l'examen de ce type de violence ne se prête guère à une étude quantitative, car la plupart des victimes souhaitent conserver l'anonymat et se murent dans le silence.

Il est donc très difficile de déterminer le nombre de victimes de viols. Pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine, les estimations avancées variaient entre 20 000 et 50 000 femmes. La commission chargée de rassembler les faits sur les crimes de guerre à la fin du conflit a conclu au nombre de 20 000 femmes victimes de viols entre le printemps 1992 et la fin de la guerre, en décembre 1995.

Si l'on considère le conflit en Bosnie-Herzégovine, il est frappant de constater que si le gouvernement central des autorités bosniaques avait estimé pendant la guerre le nombre de femmes violées à 50 000, il n'a pas été très actif pour prendre ensuite en considération les difficultés que pouvaient rencontrer ces victimes : la première loi portant sur les victimes de guerre votée par la Fédération croato-bosniaque, une des deux entités de la Bosnie avec la République serbe, ne date que de 1999. De surcroît, elle n'aborde pas la question des femmes victimes de violences sexuelles. Il a fallu attendre 2006, soit onze ans après la fin du conflit, pour que cette première loi soit complétée et que ce type de crime soit reconnu.

La Bosnie-Herzégovine est un état complexe au pouvoir central faible, la compétence juridique relevant non pas du pouvoir central mais de chacune des deux entités qui composent cet État, la Fédération croato-bosniaque et la République serbe. Aussi, il existe des lois différentes en fonction de l'endroit où l'on réside en Bosnie-Herzégovine. La République serbe est la première entité à s'être dotée d'une loi sur les victimes civiles de guerre, et ce dès l'année 1993 (donc pendant le conflit) ; la Fédération croato-bosniaque a adopté sa première loi le 6 septembre 1999 et l'a complétée, comme je le disais, en septembre 2006.

Certaines des femmes victimes de viols avaient pu se reconstruire depuis la fin du conflit : le simple fait de devoir se déclarer victime longtemps après pour obtenir des aides pouvait se révéler douloureux en les obligeant à revivre des évènements terribles qui les ont marquées dans leur chair.

Dans le même ordre d'idée, le travail de la justice a impliqué d'importants délais. Une cour spéciale a été instituée au sein du Tribunal de Bosnie-Herzégovine en 2005, donc dix ans après la guerre, pour juger tous les crimes que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) n'avait pu prendre en considération. En effet, le TPIY s'est attaché à juger en priorité des officiers ou des dirigeants ayant joué un rôle important dans la chaîne de commandement. C'est donc le tribunal créé en 2005 qui a jugé les cas de crimes commis contre les femmes.

Cependant, les moyens alloués à cette cour spéciale ne permettent de traiter qu'une dizaine de cas par an, alors que des milliers de plaintes ont déjà été déposées : on estime que plus d'une décennie sera nécessaire pour que toutes les affaires en instance soient jugées.

Si des ONG locales ont apporté des aides à des femmes victimes de guerre, aucune action n'a été entreprise au niveau national et je ne crois pas que cela résulte seulement d'une opposition d'acteurs politiques serbes. Il semble que les autorités ne semblent pas se soucier du sort de ces femmes, sans que cela ait nécessairement un lien avec des questions de nationalité.

Le cas bosniaque conduit à souligner l'importance, d'une part d'une constitution paritaire des délégations des missions envoyées sur le terrain et, d'autre part, de la présence de femmes dans des structures comme le TPIY, tant au bureau du procureur qu'au sein de la cour elle-même.

Par ailleurs, il faut veiller à ce que la justice soit rendue le plus rapidement possible. Une décennie, c'est trop. Il faut donc veiller à accompagner les structures étatiques et administratives qui émergent à la fin d'un conflit pour qu'un travail de justice soit conduit très tôt.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je donne la parole à Mme Nanou Rousseau.

Mme Nanou Rousseau, fondatrice et ancienne présidente de la Fédération Mères pour la Paix. - Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui.

Il y a 20 ans, de nombreux témoignages de faits barbares commis en Bosnie nous sont parvenus, récits tant de destructions et de meurtres que de viols, dont le nombre était déjà estimé à l'époque à 30 000 selon des sources journalistiques. C'est ce constat qui a fait naître le désir d'une plus forte implication parmi nos membres fondateurs et qui a conduit à la création de l'association Mères pour la Paix en juin 1994. Les deux axes d'actions de cette association se déclinent d'une part en une aide matérielle et morale aux femmes et aux enfants victimes de conflits, d'autre part dans la défense de leurs droits.

L'association est maintenant structurée en une Fédération composée de dix comités répartis sur toute la France.

Depuis 1994, Mères pour la Paix a conduit une soixantaine de missions humanitaires d'urgence notamment en Croatie, en Bosnie, au Kosovo, en Albanie, en Algérie, en Bolivie, au Mozambique et en Irak ; nous avons mené au Rwanda de petits projets de réinsertion de femmes.

Ces actions ont été suivies de programmes de plus grande envergure à destination principalement de femmes pour contribuer à leur reconstruction physique et psychologique. Nous voulions par ces programmes permettre aux femmes de retrouver leurs droits les plus élémentaires dont celui, fondamental : le droit à la dignité.

Nos programmes majeurs se situent en Bosnie, en Tchétchénie et en Afghanistan.

En Bosnie, nous avons mis en place un programme de réhabilitation de la vallée de Kamenica à 40 kilomètres de Srebrenica en direction des femmes rescapées du massacre. Ce programme d'aide au retour des femmes dans leur village a concerné une centaine de personnes et relancé la culture de la framboise tout en apportant un soutien scolaire aux enfants de la vallée.

En Tchétchénie, nous sommes intervenus par des actions de parrainage et de soutien de l'orphelinat et de l'école 54 de Grozny et nous avons fait rénover une blanchisserie pour permettre à des femmes veuves handicapées de travailler.

Notre programme « phare » a été mis en place en Afghanistan pour essayer de rendre leurs droits fondamentaux à ces femmes afghanes, qui sont parmi les plus humiliées au monde. Nous avons ainsi créé une Maison des femmes à Istalif, à 50 kilomètres au nord de Kaboul. Elle comprend un centre social et médical et un centre d'alphabétisation et de formation qualifiante, un programme de soins mobiles ainsi que la rénovation de la clinique de Mahala. Ce programme a déjà permis de soigner plus de 2 000 familles, d'alphabétiser 500 femmes et d'attribuer un revenu d'appoint à une centaine de familles grâce à des programmes d'agriculture, d'élevage de poulets et d'exploitation de ruches. Une centaine de femmes ont aussi reçu une formation en couture et broderie. Nos programmes actuels s'attachent à mettre en place des consultations médicales dans plusieurs hameaux du district de Kalakan, conjointement au développement d'un service de protection médicale et infantile et de suivi des femmes enceintes : en Afghanistan, qui occupe sur ce point la peu enviable dernière position, le taux de femmes mourant en couches s'élève à 16 pour mille, et la mortalité infantile est encore supérieure.

Ce programme de la Maison des femmes a reçu en 2005 le prix des Lectrices pour l'action humanitaire de « Madame Figaro » et le prix des Droits de l'Homme de la République Française en 2006.

D'autres programmes, principalement destinés aux femmes mais aussi aux enfants, ont été élaborés et mis en place par nos comités au Vietnam, en Thaïlande, en Indonésie et au Burkina-Faso.

Parallèlement à ces actions, nous cherchons à faire bouger les lignes et avons organisé des conférences et des congrès sur la Bosnie, l'Afghanistan et la Tchétchénie, mais aussi sur le Rwanda et de la République démocratique du Congo, pays où se sont déroulés des drames que l'on peut comparer à ce qui s'est passé en Bosnie. Plusieurs conférences ont traité du viol de masse utilisé comme arme et stratégie de guerre et ont appelé au respect et à la promotion des textes internationaux en faveur des femmes, dont la résolution 1325 du Conseil de sécurité.

La plus grande conférence que nous ayons organisée sur ce sujet est celle de Sarajevo, à l'occasion de la commémoration du vingtième anniversaire du déclenchement du conflit. Cette conférence a été pour nous l'occasion d'accueillir trois cents visiteurs, parmi lesquels de nombreux témoins. Y ont participé des experts - anthropologues, sociologues -, des avocats, des responsables d'associations des droits des femmes et d'associations de victimes, des professeurs de droit international ainsi que des journalistes. Plusieurs victimes ont osé s'y exprimer pour la première fois pour témoigner de ce qui leur était arrivé.

En ce qui concerne la Bosnie, il est vrai que l'on ignore le nombre exact de femmes violées, aucune statistique fiable n'ayant été établie. On estime pourtant que ce nombre se situe entre 20 000 et 50 000 victimes : la fourchette est très large. Beaucoup de femmes ont eu trop peur ou trop honte pour témoigner. Le silence de ces femmes fait d'ailleurs écho au silence de la communauté internationale. C'est un passé qui ne passe pas, ni pour les victimes ni pour les défenseurs des droits des femmes.

Le viol de masse utilisé comme arme de guerre a été une découverte de la guerre en ex-Yougoslavie. Il a démontré que la pratique des violences sexuelles était bien un instrument majeur de l'épuration ethnique.

Le processus est simple : destruction du patrimoine, incendie des lieux de cultes - églises et mosquées -, dévastation des cimetières, déplacement des populations, assassinat des hommes, viols des femmes, qui se sont conjugués avec une nouvelle donne : la procréation forcée. Les femmes enceintes devaient accoucher d'enfants issus de l'autre ethnie, ce qui contribuait à « clore la lignée » et à « mélanger les sangs », humiliation majeure. Je me rappelle la parole de Véronique Nahoum, anthropologue, lors de la conférence que nous avons organisée à Sarajevo : « Le viol est le meurtre de genre, le meurtre qui s'adresse à l'identité féminine ».

Nous en connaissons bien les conséquences. Elles sont durables et désastreuses. Aux stigmates du viol s'ajoutent les problèmes physiques et psychologiques, la misère, les enfants nés du viol, la stigmatisation sociale qu'accompagnent l'indifférence et l'oubli. Des victimes de ces crimes ont été tuées. On a encore récemment exhumé un nouveau charnier il y a quelques semaines, du côté de Prijedor. C'est l'un des plus importants déjà mis au jour. Certaines victimes se sont suicidées, d'autres ont sombré dans la folie. Peu de personnes connaissent cet aspect de l'histoire de la guerre en ex-Yougoslavie. De plus, vingt ans après, les faits sont certes reconnus, mais peu de réparations ont encore été apportées pour venir en aide aux victimes, comme l'a souligné tout à l'heure Martine Royo.

Cette guerre a aussi marqué le début de la mise en oeuvre de campagnes de viols systématiques, notamment dans des camps dédiés où ont été perpétrés ces sévices, les plus connus étant Foca, Treblinje et Visegrad ainsi que Trnopolje et Omarska, à proximité de Prijedor.

Je signale que la branche belge de Mères pour la Paix a pu témoigner devant l'ONU en 1996 avec pour objectif de faire reconnaître le viol comme crime de guerre. Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a évoqué pour la première fois à ce propos les notions de tortures et de crimes contre l'humanité. Plusieurs condamnations ont eu lieu, mais le nombre en est très faible, ce qui a été souligné par le secrétaire général des Nations-Unies dans son rapport de janvier 2012.

Le colloque dont je parlais tout à l'heure portait aussi sur la situation en République démocratique du Congo, notamment dans le Kivu, où la situation des femmes est très préoccupante. On parle de 400 000 viols perpétrés entre 2003 et 2008. On cite aussi le nombre de 40 viols par jour et on évoque un total de 500 000 depuis la fin de la guerre au Rwanda. Selon plusieurs rapports, ces agressions touchent toutes les femmes et fillettes, de 3 à 80 ans. Le nombre de civils impliqués dans ces tortures a été multiplié par 17 entre 2004 et 2008.

Mais le processus en République démocratique du Congo n'est pas à mettre sur le même plan que la Bosnie ou le Rwanda. Les criminels, au Congo, ne sont bien souvent que les intermédiaires. Les crimes trouvent leur origine dans des enjeux de pouvoir et d'appropriation des richesses. Le sous-sol congolais renferme en effet d'immenses richesses en or, diamants et en métaux (zinc, cobalt, uranium mais surtout coltan, nécessaire à la fabrication de nos téléphones portables). Ces richesses font l'objet de nombreuses convoitises. C'est une guerre d'agression et de pillage au profit de multinationales occidentales.

Les conséquences de ces viols sont dévastatrices tant pour les survivantes que pour la société : destruction des organes génitaux, fistules obstétricales, ostracisme et rejet par les familles, grossesses non désirées, Sida, maladies sexuellement transmissibles, maladies mentales, malnutrition et désintégration de la structure sociale.

Là encore, peu de criminels ont été jugés, à l'exception par exemple d'un colonel arrêté avec ses troupes pour le viol de plus 200 femmes et d'un autre coupable condamné à une peine de vingt ans de prison pour avoir attaqué un village où trente-cinq femmes avaient été violées.

L'impunité est la règle : longtemps après les faits, que ce soit en Bosnie ou en République démocratique du Congo, les criminels sont parfois reçus avec honneur. La principale revendication des victimes congolaises, qui me semble légitime, est la création d'un tribunal ad hoc, comme le Tribunal pénal international pour l'ex Yougoslavie ou le Tribunal pénal pour le Rwanda.

Une pétition a été lancée dans ce sens il y a quelques mois, à l'initiative de l'avocat Hamuli Rety et avec le soutien d'intellectuelles (Susan George, Andrée Michel et Françoise Héritier). Cette pétition doit être soutenue pour qu'elle aboutisse.

Nous ne pouvions aborder ici toutes les situations dont nous avons eu connaissance mais dans ce domaine, les cas de la Bosnie et de la République démocratique du Congo sont des exemples majeurs.

Bien sûr, il y a eu des avancées, notamment à la suite des travaux des différentes cours pénales internationales qui ont conclu à la reconnaissance de la violence sexuelle comme arme de guerre et ont conduit à l'arrestation et condamnation de quelques criminels. La production de textes comme la résolution 1325 et celles qui l'ont suivie (les résolutions 1820 et 1880) va dans le bon sens. Nous demandons l'application stricte de ces textes ainsi que de la Convention de l'ONU sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Nous devons informer et sensibiliser l'opinion internationale en formant des réseaux.

Il faut aussi inviter les structures nationales et internationales à apporter toutes les réparations dues aux victimes, tant au niveau matériel qu'au niveau psychologique - c'est le moins qu'on puisse faire ! Il importe aussi d'accroître les efforts de prévention et de promouvoir le respect de l'égalité des genres dans tous les domaines. Nous devons avancer, nous ne pouvons plus en rester aux constats. Par ailleurs, les actions d'information et de sensibilisation telles que cette réunion me semblent essentielles pour nous aider dans notre action.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie. Nous allons poursuivre sur la République démocratique du Congo puisque nous allons entendre M. Louis Guinamard, auteur d'un ouvrage intitulé « Survivantes : femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo ». Je vous donne la parole.

M. Louis Guinamard, journaliste, auteur de « Survivantes : Femmes violées dans la guerre en République démocratique du Congo ». - Je vais vous parler de la mission de trois mois que j'ai effectuée, en 2010, pour le Secours catholique et pour l'Observatoire international de l'usage du viol comme tactique de guerre, qui est depuis 2011 dénommé Observatoire international des violences sexuelles dans les conflits armés.

Cette mission sur le terrain a donné lieu à la rédaction de ce livre sur les femmes violées au Congo ainsi qu'à la tenue d'un colloque à l'Unesco en novembre 2010. Il a été assez transversal car on ne voulait pas se concentrer uniquement sur le Congo, et des témoins venant notamment de Birmanie et de Bosnie ont été accueillis.

Il me semble que l'analyse des viols en situation de guerre au Congo permet d'aller beaucoup plus loin dans la réflexion sur cette thématique. C'est à cette période-là que l'on a pu, après avoir entendu le récit de tous ces drames, arriver à une analyse pour essayer de comprendre et surtout de trouver des solutions. Cela me semble essentiel sur un sujet comme celui-ci.

J'aimerai, à ce propos, vous parler des différentes typologies de viols que j'ai constatées au Congo pendant ces trois mois, à partir de la centaine de témoignages que j'ai entendus par le biais d'une dizaine d'associations. Sur la base de ces profils très différents, j'ai essayé d'extraire six « catégories » récurrentes de viols.

La première situation est le « viol opportuniste solitaire » : l'homme se promène avec sa kalachnikov le long d'un lac par exemple, une jeune fille passe et il se permet de la violer car son arme lui donne un sentiment de force. Nous sommes là dans un cas soumis à la seule pulsion personnelle.

Deuxième cas : c'est un peu la même situation de « viol opportuniste », mais en groupe, avec plusieurs hommes armés de mitraillettes, et qui violent une ou deux femmes sur le bord de la route. On est passé là à quelque chose de totalement différent. Normalement, dans un groupe, l'une des personnes doit réagir pour que les autres s'arrêtent. Là, le groupe n'a pas cette dimension. C'est important, à mon avis, de signaler cette transition qui est extrêmement forte.

Troisième type de viol : les violences collatérales de la guerre. C'est un groupe armé, installé dans la forêt, qui descend faire une razzia sur un village pour se procurer de la nourriture ou de l'argent et qui, « au passage », viole les femmes du village.

Quatrième type de viol : l'esclavage sexuel. Ce même groupe descend de la forêt, pénètre dans le village, emmène avec lui des femmes qui vont devenir des objets sexuels dans des conditions absolument dramatiques. Ce sont sans doute les pires témoignages que j'ai entendus : les femmes restent des mois entiers dans des sortes de campements au milieu des forêts et se trouvent maintenues dans un esclavage absolu.

Dans ces quatre premières catégories - il est important de le noter - on se trouve dans l'assouvissement de la pulsion sexuelle, qui me semble être la raison dominante des viols. C'est le contexte qui permet de passer de la pulsion à l'action. Il est important toutefois de dire que tout part de cette pulsion.

Cinquième type de viol : on se trouve là dans une tactique de guerre ; on peut parler de viol comme arme de guerre. C'est extrêmement difficile à démontrer évidemment, surtout dans un pays comme le Congo. M. Tomic parlait de la chaîne de commandement afférente à ce type de pratiques. Pour ma part, en trois mois, sur place, je n'ai pas su remonter cette chaîne de commandement. Je ne pense pas qu'une autorité, un commanditaire ait donné un ordre global de viol dans une logique, par exemple d'épuration, comme l'évoquait Mme Rousseau tout à l'heure.

Il me semble qu'effectivement en Bosnie, cette dimension était clairement présente, il y avait des commanditaires. Cela ne s'applique pas au Congo. Je dirai même que, si c'était le cas, ce serait presque positif parce qu'il suffirait d'arrêter les commanditaires pour mettre fin au drame. Or, au Congo, la situation est beaucoup plus diffuse et confuse.

J'en arrive à la sixième catégorie de viols, qui vraiment inquiète les acteurs sur place : c'est la contagion aux civils. Tout ce processus fait tomber un tabou, celui du viol que les hommes s'autorisent, notamment du fait de l'impunité. Ceci rejaillit sur les civils. En effet, si les militaires ne sont pas poursuivis, pourquoi les civils le seraient-ils ?

Aujourd'hui, au Congo, l'inquiétude des associations est grande parce que l'impunité est telle que les civils se permettent des violences sexuelles sur les femmes surtout, mais aussi sur les enfants.

Je voudrais aussi préciser que maintenant, sur place, on recense beaucoup plus de situations de civils impliqués que de militaires, ce qui, auparavant, n'existait pas.

Cette levée du tabou est un vrai problème. On le sait, pour pouvoir limiter ces violences sexuelles, il faut absolument conduire les femmes à en parler, à se faire soigner, à être suivies. Il faut en parler pour que s'arrêtent ces exactions. Mais, à l'inverse, plus on en parle, plus on banalise ces situations. Beaucoup d'organisations humanitaires le constatent. Cela rend leur travail très difficile.

Je voudrais insister sur le fait qu'au Congo règne un immense chaos et que s'opère, de la part des associations, un certain glissement : je pense que celles-ci ne souhaitent plus tellement qu'on se concentre sur cette question des violences sexuelles, mais plutôt qu'on ait une vision plus globale de la situation, à partir d'une analyse du contexte qui autorise les hommes à violer. Telle est la question à se poser aujourd'hui.

Cela ne veut pas dire qu'on doive mettre un terme à toutes les actions effectuées au cours des dix-quinze dernières années pour dénoncer les violences commises sur les femmes. Loin de moi la pensée qu'on en a trop fait.

Je voudrais évoquer maintenant une autre catégorisation de viol : celle des victimes directes et des victimes indirectes. Les victimes directes, ce sont les femmes dans leur corps, dans leur tête, dans leur âme ; les victimes indirectes, c'est l'entourage, les témoins, la famille, les villages, les communautés qui sont extrêmement éprouvées, surtout quand les viols sont perpétrés en masse, au cours de « descentes » sur les villages. Autre victime indirecte : la société entière, du fait de cette chute du tabou qu'il faudrait réussir à travailler.

Je voudrais également très rapidement évoquer quelques points sur lesquels, à mon avis, il faut travailler aujourd'hui, et sur lesquels je voudrais insister.

Tout d'abord, le soutien à la justice locale est indispensable pour lutter contre l'impunité. Cela concerne la justice civile et la justice militaire. Mais il faut mentionner cette immense difficulté : lorsqu'on se trouve au Congo, à Goma par exemple, on peut avoir des forêts entières à traverser pour mettre en place une procédure. Des sommes très importantes sont dépensées pour essayer de condamner une personne, sans que l'on soit sûr d'avoir les moyens ensuite de mettre celle-ci en prison. Et quand bien même le coupable serait condamné, il n'y a pas toujours de prison pour l'incarcérer. La rénovation de la justice locale est nécessaire et cela suppose d'importants soutiens financiers.

Je voudrais ajouter qu'en ce qui concerne la justice militaire, les choses évoluent au Congo. Des textes ont été adoptés, des condamnations sont prononcées. On constate, aujourd'hui, un nombre beaucoup plus élevé de condamnations militaires que de condamnations civiles. Il y a donc eu un effort réel. Traduit-il une volonté des gouvernants ? Je ne sais pas. Mais ceux-ci doivent être aussi un peu inquiets des conséquences éventuelles de responsabilités « en cascade » qui mettraient en cause, le cas échéant, des responsables hiérarchiques.

En ce qui concerne la justice internationale, je ne sais pas si la création d'un tribunal pénal international spécialisé sur le Congo est nécessaire. Je n'ai pas de réponse sur ce point. Il me semble que la difficulté, c'est le temps. Les victimes n'ont pas tout le temps devant elles. Certaines de celles que j'ai interviewées sont, peu de temps après, décédées, du Sida notamment, qu'elles avaient effectivement contracté lors d'un viol. Ce temps des victimes, c'est celui de l'urgence, tout simplement. Le temps des institutions internationales s'étend sur plusieurs années. Il faut trouver les moyens de réduire cet écart, ce qui est évidemment extrêmement difficile.

Je voudrais évoquer aussi des femmes que j'ai trouvées particulièrement impressionnantes : celles qui collectent des témoignages pour la Cour pénale internationale auprès des victimes pour faire remonter l'information. Ce passage du terrain à l'international est assez saisissant, d'autant que ces femmes savent très bien qu'elles entendent des victimes qui seront probablement mortes dans des situations dramatiques avant que la moindre décision ne soit prise. Mais elles ont le courage de continuer cet engagement, ce que je trouve extrêmement fort.

Dernier point sur lequel je voudrais revenir, c'est la chute du tabou. C'est une vraie préoccupation pour la plupart des organisations qui sont impliquées dans la région. Lorsque la paix sera revenue, il faudra y réfléchir.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie pour ce témoignage très éclairant. Je passe la parole à Mme Monique Halpern qui va intervenir pour la Coordination française pour le lobby européen des femmes (CLEF).

Mme Monique Halpern, ancienne présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes (CLEF), responsable du déploiement international de Fédération Pionnières. - Je vous remercie. Beaucoup de choses ont déjà été dites ici. Je vais essayer d'être assez brève parce qu'on est au bout de ces interventions.

Il me semble très important que vous ayez invité également à cette réunion la Coordination française pour le lobby européen des femmes. Je vais vous présenter la CLEF en faisant la liaison avec les précédentes interventions. La CLEF est un lieu de femmes, un lieu différent de celui qu'a présenté Mme Rousseau en ce sens qu'il s'occupe de tous les aspects qui concernent les femmes, et en particulier le travail ; il ne cible donc pas la problématique des violences.

Il est important que la CLEF soit parmi vous aujourd'hui en tant qu'organisme impliqué dans la défense des droits des femmes. Je voudrais souligner avant tout que les deux premières interventions montrent bien qu'il y a eu une prise de conscience que les questions de femmes sont en fait des questions de société et qu'elles interpellent la responsabilité internationale. Mme Benedetti a commencé par le Conseil de sécurité et la résolution 1325. J'ai été très sensible à cela.

Le lobby européen des femmes, ce sont 2 500 associations de femmes dans tous les pays membres de l'Union européenne et dans quelques pays candidats. La CLEF, c'est le membre français de cette grande coordination européenne.

En France, cette coordination regroupe soixante-dix associations et réseaux associatifs.

Rapidement, je préciserai que la CLEF participe à la Conférence permanente des coordinations associatives, à la Commission nationale consultative des droits de l'Homme évoquée tout à l'heure ; elle est membre du Bureau exécutif de la Conférence des organisations non gouvernementales ayant des relations consultatives avec les Nations-Unies. Elle travaille donc beaucoup avec la Commission du statut des femmes des Nations-Unies. La CLEF, enfin, c'est surtout une veille permanente dans le monde qui permet de réagir, de mobiliser ses réseaux et d'adopter des prises de position.

Parmi ces prises de position, il y en a une qui a été adoptée par le Lobby européen des femmes et la CLEF, en 2009, concernant précisément la résolution 1325 des Nations-Unies. C'est un document assez important : ce qu'il faut souligner, ici, c'est qu'un lieu comme le Lobby européen des femmes s'est emparé de cette résolution 1325 pour dénoncer le bilan un peu mitigé et très insuffisant des plans nationaux. Dans la logique de tout ce qui a été dit précédemment, on demande plus d'actions concrètes, plus de moyens et des indicateurs. On suggère que les plans nationaux d'action précisent des calendriers d'intervention. Je n'en dirai pas plus aujourd'hui.

Il y a une information que je souhaite rappeler ici. Elle figure dans un des rapports des Nations-Unies : avant la Deuxième guerre mondiale, 90 % des victimes des conflits étaient des combattants ; aujourd'hui, 90 % des victimes sont des civils. Vous connaissez peut-être ce chiffre mais je pensais que c'était important qu'on le rappelle. Parmi ces civils, évidemment, la majorité est constituée de femmes et d'enfants.

La CLEF a un pouvoir de diffusion du fait des 2 500 associations qui constituent son réseau européen. L'Europe est d'ailleurs l'espace régional dans lequel il y a le plus de plans nationaux d'action pour la mise en oeuvre de la résolution 1325. Il faut donc que les associations dont on a beaucoup parlé ici continuent - et notamment la CLEF - à leur façon, à diffuser ces informations et à faire pression. Je n'en dirai pas plus maintenant. Je vous remercie encore de cette invitation.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je donne maintenant la parole à Mme Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis.

Mme Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis- Je vous remercie de m'avoir associée à cette réunion, d'autant que je remarque que la Libye est absente des analyses que nous avons entendues jusqu'à présent. Pour ma part, j'ai trouvé dans les témoignages concernant la Bosnie des échos des drames vécus par les femmes libyennes : il s'agit de souffrances cachées, dont on ne peut parler. Dans mon pays toutefois, il y a une originalité déterminante qui renforce la gravité de la situation : l'ordre de viol venait directement du chef de l'État lui-même, c'est-à-dire de l'autorité qui aurait dû protéger les victimes.

Aujourd'hui en Libye, les femmes qui ont été violées veulent être considérées comme des victimes de guerre, d'autant qu'elles ont joué un rôle très actif dans la révolution. Moi-même je suis retournée dans mon pays au moment de la révolution, alors que je vivais en France, pour participer à la lutte. En quelque sorte, je me sentais coupable d'être loin de la Libye. Au départ, on n'imaginait pas qu'il y aurait tant de violence. On pensait que les forces de l'ordre enverraient des gaz lacrymogènes. Mais elles ont utilisé des lance-roquettes contre les manifestants.

Les premiers témoignages que j'ai entendus venaient de camps de réfugiés. Je m'y étais rendue parce qu'aucune commande destinées aux besoins des femmes n'avait été passée, ce qui paraissait étonnant. J'ai compris pourquoi sur place : c'était les hommes qui passaient ces commandes. Les femmes n'osaient pas exprimer leurs besoins. C'est dans le premier camp où je suis allée que j'ai rencontré pour la première fois une victime de viol, âgée de 15 ans seulement. Elle m'a demandé de l'aider à lire un test de grossesse. Elle était atteinte d'une très forte fièvre ; j'ai finalement réussi à la faire sortir du camp pour la faire soigner à l'hôpital. C'est vraiment difficile, dans certaines régions, de dire qu'on a subi un viol. Ce qui bouleversait le plus cette jeune fille était d'avoir été filmée pendant qu'on la violait : ces images avaient été largement diffusées par téléphones portables. Quand j'en ai parlé à des camarades, ils n'en ont pas été autrement surpris.

Ils m'ont montré un de ces films. Je ne sais pas quel âge avait la victime. Elle m'a paru très jeune, une fillette encore. On ne peut même pas parler d'acte sexuel à propos de ce qu'elle a subi. Son bourreau était un malade mental et un monstre. Encore aujourd'hui, l'émotion me submerge. Pour ma part, ce film a changé toute ma vie. Depuis que je l'ai vu, je milite pour la cause des victimes. Ce qui m'a vraiment émue, c'est que sans relâche, pendant son agression, cette jeune fille supplie son père de tourner la tête et de ne pas regarder. Il avait été obligé d'assister à son calvaire, le but était aussi de l'humilier à travers elle. Dans une société traditionnelle comme la société libyenne, c'est le pire qui puisse arriver à un être humain.

Le viol a été utilisé en Libye pour détruire toute résistance contre le pouvoir. Je parle de la période de la révolution.

La situation en Libye présente deux spécificités à mon avis : d'une part, les viols y ont été utilisés comme une réelle arme de guerre puisque, comme je le disais, l'ordre venait du chef de l'État lui-même, qui fournissait d'ailleurs ses milices en viagra ; d'autre part, leur caractère massif et collectif. Il n'y a pas de victimes qui n'aient été violées par une brigade - une trentaine d'hommes. Le drame est d'autant plus immense que le nombre d'habitants en Libye est faible - 6 millions seulement.

Il faut ajouter que le viol a été utilisé comme arme de guerre contre les hommes également, et dans les prisons de manière systématique. Là encore, les scènes ont été très fréquemment filmées. Aujourd'hui, les victimes craignent plus que tout que ces films soient diffusés sur des sites pornographiques. Ces films sont d'ailleurs devenus l'enjeu d'un chantage : de l'argent contre leur non-diffusion.

Une autre spécificité du cas libyen : dans les villes qui ont été dans un premier temps libérées du pouvoir puis reconquises, les représailles ont été atroces. Des viols systématiques et massifs ont eu lieu dans chaque maison. Personne ne pouvait y échapper : les victimes étaient des femmes, des jeunes filles, des enfants et des vieillards.

Il faut lire le livre d'Annick Cojean, « Les proies dans le harem de Kadhafi », pour comprendre qu'en Libye, nous avons à traiter cet héritage épouvantable de femmes violées en si grand nombre par le chef de l'État lui-même et utilisées par lui comme esclaves sexuelles.

Mme Christiane Kammermann. - Je voudrais vous dire mon émotion devant les témoignages que nous avons entendus. Je félicite tous les intervenants du travail considérable qu'ils font sur cette question si importante. Je parle tout particulièrement de l'association Mères pour la paix et de son action merveilleuse. Je vous encourage tous à continuer. Pouvez-vous préciser les conséquences physiques de ces violences pour les femmes qui en sont victimes ?

Mme Nanou Rousseau, fondatrice et ancienne présidente de Mères pour la Paix. - Les conséquences pour les victimes sont principalement le Sida, les maladies sexuellement transmissibles et les bébés nés des viols.

Mme Christiane Kammermann. - Il y a deux ans, j'ai assisté à une conférence organisée par Rama Yade à laquelle participaient des femmes originaires du Kivu. Nous avons entendu des récits de viol par des victimes ou par des témoins de ces drames. Allons jusqu'au bout de l'horreur, car il faut la connaître pour mieux la combattre : j'ai entendu le récit de viols de femmes commis devant le mari et les enfants - dès lors que ceux-ci étaient assez grands pour tenir debout - puis on ouvrait le ventre de la victime pour y remettre un de ses enfants. Je félicite notre présidente Brigitte Gonthier-Maurin d'avoir choisi ce thème de travail pour la délégation aux droits des femmes du Sénat. Nous devions nous saisir de ce sujet.

Mme Monique Halpern, ancienne présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes (CLEF). - Ce serait intéressant d'avoir le point de vue de l'historien sur cette question. Sommes-nous face à une nouvelle forme de violence ou ces pratiques barbares sont-elles ancrées dans l'histoire ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous allons entendre des historiens spécialistes des violences faites aux femmes en temps de guerre lors d'une prochaine réunion, le 5 décembre 2013.

Mme Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis. - Le fait que la situation en Libye soit quasiment ignorée à l'étranger est pour moi particulièrement grave. C'est comme si Kadhafi avait gagné deux fois. Les femmes sont doublement victimes : par le viol qu'elles ont subi et ensuite parce que leur vie est menacée par leur famille elle-même. Nous, les militantes, essayons de protéger les victimes, qui risquent d'être tuées pour « laver la honte ». Je pense que le viol en temps de guerre n'a rien à voir avec les autres formes de violence. Une part de ces femmes est morte, même si elles sont apparemment vivantes. Il faut voir le regard de ces femmes : c'est un regard mort. On ne peut pas imaginer par quoi elles sont passées. Elles restent marquées à tout jamais. C'est pourquoi la reconnaissance comme victimes de guerre est essentielle pour elles.

Mme Fanny Benedetti, directrice exécutive du Comité ONU Femmes France. - Les faits que vous avez décrits ont eu lieu pendant la crise libyenne. Qu'en est-il aujourd'hui ? Avez-vous connaissance d'initiatives qui permettraient la reconnaissance des victimes ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Sur ce point, pouvez-vous nous parler du processus législatif en cours ?

Mme Souad Wheidi, présidente de l'ONG libyenne Observatory on gender in crisis. - Merci de poser cette question, très importante en effet. Je voudrais parler du combat mené actuellement par le ministre de la justice libyen. C'est lui - un homme donc - qui a pris l'initiative d'un texte de loi destinée à reconnaître les victimes de viol comme victimes de guerre. Cela paraît juste : ce sont les femmes qui ont déclenché la révolution en Libye. Il est donc normal qu'elles soient considérées comme victimes de guerre du fait des agressions dont elles ont souffert. Ce texte a été déposé après avoir reçu l'aval de la commission juridique du Parlement libyen. Il semblerait toutefois que son examen par les députés ne soit pas une priorité. La cause des femmes violées n'est pas une priorité en Libye aujourd'hui. Or il faut que cette loi soit adoptée avant deux mois, faute de quoi le projet de loi ne pourra plus être examiné. L'article de la journaliste Annick Cojean publié il y a quelques jours dans « Le Monde », « Libye - viols de guerre », montre bien l'importance de ce texte et des soutiens que nous attendons de l'extérieur. Or ces soutiens tardent à se concrétiser. Cela me trouble. Il y a eu un certain nombre d'envoyés d'instances internationales qui sont venus en Libye rencontrer les victimes. Ces visites ne sont pas suivies d'effets. Or chacune de ces réunions met en danger les victimes. J'ai le sentiment que nous sommes seuls au monde, rien n'avance depuis trois ans.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Votre présence aujourd'hui, Madame, nous permettra de mieux saisir la réalité de votre pays, du combat que vous menez et de l'ampleur des crimes commis en Libye.

Je vous remercie tous et toutes d'être venus témoigner devant nous aujourd'hui. J'espère que nous vous reverrons le 18 décembre 2013 à l'occasion de la sortie du rapport qui sera publié à l'issue de nos quatre réunions de travail sur le thème des violences faites aux femmes dans les territoires en conflit.