Mardi 4 octobre 2022

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de Singapour - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Nous commençons nos travaux par l'examen du projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Singapour, sur le rapport de notre collègue Michelle Gréaume.

Mme Michelle Gréaume, rapporteure. - Singapour est un point d'appui pour la stratégie française en Indopacifique compte tenu, d'une part, de son engagement en faveur du multilatéralisme et, d'autre part, de son statut de plaque tournante économique et commerciale en Asie du Sud-Est. À ce titre, notre partenariat se décline dans plusieurs domaines importants, tels que la défense et la sécurité, l'innovation numérique ou encore la cybersécurité. En revanche, aucune convention d'entraide judiciaire pénale ne lie aujourd'hui nos deux pays ; l'entraide s'effectue donc au cas par cas, au titre de la courtoisie internationale et selon le principe de réciprocité.

Les flux de demandes sont très déséquilibrés et largement à l'initiative de la France. En effet, depuis 2010, Singapour n'a délivré que 3 demandes aux autorités françaises, alors que la France en a délivré 103, dont la plupart sont toujours en cours d'exécution. Les demandes françaises ont notamment concerné des dossiers économiques et financiers très sensibles. À titre d'exemple, une information judiciaire a été ouverte en France sur l'activité d'un réseau organisé spécialisé dans l'escroquerie aux quotas carbone ; les investigations conduites par les autorités singapouriennes, à la suite d'une demande d'entraide pénale internationale, ont permis de saisir plus de 10 millions de dollars. Ces fonds ont fait l'objet d'une décision de confiscation par le tribunal correctionnel de Paris, rendue en février 2019.

D'après les services de la Chancellerie et du Quai d'Orsay que j'ai auditionnés, les autorités de Singapour sont très coopératives, mais les demandes françaises se heurtent aux exigences procédurales et au formalisme très strict de la partie singapourienne. Chaque demande doit être précisément motivée et faire l'objet d'un exposé des faits très complet ; dès lors, une perquisition, qui est un acte d'enquête coercitif, est difficile à obtenir, dans la mesure où elle nécessite un contrôle strict de nécessité et de proportionnalité.

La coopération judiciaire bilatérale pâtit des différences de nos systèmes juridiques. En effet, la France est un pays de tradition de droit civil, tandis que Singapour est un pays de common law, tradition héritée de son passé colonial britannique.

Eu égard aux difficultés rencontrées par la justice française et à la sensibilité des affaires concernées, la France a proposé à la cité-État d'entamer des négociations sur deux conventions : l'une en matière d'entraide - elle constitue la toute première convention signée par Singapour avec un pays de tradition de droit civil -, et l'autre en matière d'extradition - l'ambassadrice de Singapour et le ministère singapourien de la justice m'ont informée tout à l'heure que des négociations officielles devraient démarrer sur le sujet d'ici à la fin de l'année et qu'aucun obstacle n'avait été identifié lors des discussions préliminaires.

Le principal objectif du texte soumis à notre examen est d'établir une coopération plus efficace entre la France et Singapour dans la lutte contre la délinquance transnationale, en particulier dans le domaine économique et financier. En conséquence, les deux parties s'engagent à s'accorder mutuellement l'entraide judiciaire la plus large possible, y compris en matière d'infractions fiscales et de communication d'informations bancaires. Je précise, à cet égard, que Singapour ne figure pas sur la liste de l'Union européenne des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales ; en revanche, elle est considérée par le réseau Tax Justice Network (TJN) comme l'un des principaux paradis fiscaux pour les entreprises.

L'entraide inclut la localisation ou l'identification de personnes, la perquisition ou encore la saisie. Afin de permettre une exécution rapide des demandes françaises, la convention détaille leur contenu de manière à satisfaire aux exigences de recueil de la preuve en droit singapourien ; elle autorise même des modalités de communication simplifiées en cas d'urgence.

Le texte prévoit, en outre, des formes modernes de coopération, telles que l'audition de témoins ou d'experts par visioconférence, mais exclut le recours aux techniques spéciales d'enquête comme les infiltrations et les livraisons surveillées, le droit singapourien s'opposant à leur mise en oeuvre dans le cadre de l'entraide judiciaire. Enfin, la convention énonce des règles en matière de saisie, de confiscation, de partage et de restitution des avoirs criminels.

Pour conclure, cette convention permettra de resserrer les liens franco-singapouriens dans un nouveau domaine : celui de l'entraide judiciaire pénale. Cet instrument répond à une attente forte des juridictions françaises, qui aspirent à plus de fluidité dans le traitement de leurs demandes adressées aux autorités de Singapour. La création, au 1er septembre dernier, d'un poste de magistrat de liaison régional permettra également d'assurer une meilleure exécution de ces demandes.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale le 17 février dernier. Son examen en séance publique au Sénat est prévu le 17 novembre prochain, selon la procédure d'examen simplifié.

Pour information, j'ai auditionné l'ambassadrice de Singapour, le ministère singapourien de la justice, le bureau de la négociation pénale européenne et internationale du ministère de la justice, ainsi que le service des conventions, des affaires civiles et de l'entraide judiciaire et la sous-direction de l'Asie du Sud-Est du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Nous avons abordé tous les sujets, y compris les paradis fiscaux et la peine de mort.

Suivant l'avis de la rapporteure, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la ratification de la convention portant création de l'Organisation internationale pour les aides à la navigation maritime - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Nous examinons maintenant le projet de loi autorisant la ratification de la convention portant création de l'Organisation internationale pour les aides à la navigation maritime, sur le rapport de notre collègue Philippe Folliot.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - Cette convention, qui a été signée à Paris le 27 janvier 2021, consiste à transformer un organisme de droit français à vocation internationale, l'Association internationale de signalisation maritime (AISM), en une organisation de droit international.

C'est le naufrage du Titanic en 1912 qui a provoqué l'émergence d'une première réglementation pour la sauvegarde de la vie humaine en mer : la première convention Solas (« sauvegarde de la vie humaine en mer ») en1914. Puis, en 1948, est créée l'Organisation maritime consultative internationale, qui deviendra, en 1982, l'actuelle Organisation maritime internationale (OMI), dont le siège est à Londres.

Rapidement, l'importance d'une coopération en matière de signalisation maritime - phares, balises, etc. - s'est fait ressentir, afin d'uniformiser les différents codes - il y en avait quasiment un par pays. Le chef du service des phares et balises français, André Gervais de Rouville a été à l'initiative de la mobilisation dans les années 1950 d'une vingtaine d'administrations maritimes nationales dans une association de droit privé, qui allait prendre son nom actuel en 1998.

L'AISM comprend aujourd'hui 305 membres, se divisant en trois catégories : 87 administrations maritimes - agences gouvernementales et autorités nationales -, 66 membres associés - autres agences gouvernementales et organisations - et 152 membres industriels - fabricants d'équipements et sociétés de services ; 89 États y sont représentés. La représentation des industriels au sein de l'AISM, même s'ils ne participent qu'aux travaux des comités techniques, constitue l'une de ses principales spécificités.

Depuis sa création, l'AISM a largement démontré son utilité. Elle est ainsi à l'origine du système de balisage maritime, dit « MBS », utilisé à l'échelle mondiale depuis le début des années 1980. Ce système a rationalisé les trente systèmes de balisage différents qui préexistaient en un ensemble unique de règles divisé en deux régions : A et B.

Elle est à l'origine d'autres avancées, telles que l'intégration de la nouvelle « marque d'urgence de nouvelle épave » ou le « système d'identification automatique », qui permet d'identifier les navires en l'absence de reconnaissance visuelle ou radar.

L'AISM a progressivement étendu son action à l'ensemble des aides à la navigation, y compris l'e-navigation. Elle publie, à cette fin, des normes, recommandations, guides et manuels, qui, s'ils n'ont pas de valeur contraignante, permettent de renforcer les échanges de bonnes pratiques au sein de la communauté maritime mondiale.

L'AISM est ainsi l'interlocuteur privilégié des deux organisations internationales compétentes en matière maritime : l'Organisation maritime internationale et l'Organisation hydrographique internationale (OHI), qui a son siège à Monaco. En parallèle, l'AISM a créé en son sein l' « Académie mondiale », dédiée à l'audit des administrations maritimes et à la formation des agents depuis 2012.

L'AISM dispose d'un budget de 2,7 millions d'euros pour mener à bien ses missions. Ce budget repose essentiellement sur les cotisations des membres, celles-ci étant fixées selon la catégorie de membres. L'Académie est, quant à elle, financée par des donateurs et des sponsors, à hauteur de 1 million d'euros.

L'AISM a depuis son origine son siège en France, à Saint-Germain-en-Laye. Elle emploie 12 personnes de 7 nationalités différentes, recrutées sur la base de contrats de droit privé. Ce statut de droit privé la pénalise dans l'exercice de ses missions. En effet, certains États n'autorisent pas le financement d'organisations non gouvernementales (ONG) et ne peuvent y adhérer. L'offre d'audit technique et opérationnel en souffre également. L'absence de privilège diplomatique handicape les déplacements de ses personnels et la venue d'experts.

Dès 2012, en lien avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et la direction du ministère chargé de la mer, l'AISM a engagé une procédure de changement de ses statuts afin de les mettre en cohérence avec la réalité de son activité. Après trois conférences diplomatiques préparatoires, la conférence de Kuala Lumpur de février 2020 a permis d'aboutir à l'adoption du projet de convention visant à la transformer en organisation internationale.

La France, désignée comme État dépositaire de la convention, a été chargée de finaliser le texte et d'organiser la cérémonie de signature, qui s'est tenue le 27 janvier 2021 à Paris. C'est Mme Annick Girardin, ministre de la mer, qui l'a signée au nom de l'État français. La convention a été ouverte à la signature de tous les États membres des Nations unies pour une période d'une année, sachant que, à l'issue de cette période, elle reste ouverte à l'adhésion des États qui ne l'auraient pas signée. À ce jour, 50 États l'ont signée - il faut y ajouter l'adhésion du Royaume-Uni le 5 mai 2022 - et 10 d'entre eux l'ont ratifiée.

La nouvelle organisation conservera les missions dévolues à l'AISM, mais ses nouveaux statuts devraient lui permettre de renforcer la coopération internationale, de faciliter ses relations avec les autres organisations internationales et d'institutionnaliser son expertise.

L'utilité de la présence des industriels aux comités techniques ayant été largement démontrée, les trois catégories de membres sont maintenues, à la réserve près que la première catégorie ne pourra être constituée que d'États. Les cotisations des membres resteront fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent. Il est prévu qu'elles augmentent raisonnablement dans les années à venir, afin de tenir compte de la montée en puissance des compétences techniques et juridiques de l'organisation.

Sur le plan de la gouvernance, les organes prévus sont assez classiques : une assemblée générale et un conseil, composés exclusivement des États membres, et des comités et organes subsidiaires, ayant pour mission de préparer et de passer en revue les normes et recommandations en matière d'aide à la navigation maritime.

Enfin, la convention prévoit que la nouvelle organisation aura son siège en France, ce qui constitue pour notre pays un gain en termes de rayonnement international et d'attractivité.

Toutes les personnes que j'ai pu auditionner - ambassadrice représentant la France au sein de l'OMI, groupement des industries de construction et activités navales (Gican), le Cluster maritime français - ont salué l'excellent travail de l'AISM et se sont dites favorables à cette transformation, qui mettra la future organisation sur un pied d'égalité avec les deux autres organisations internationales à vocation maritime : l'OMI et l'OHI. C'est également mon avis.

Toutefois, je tiens à souligner trois points qui me semblent importants.

D'abord, il faut noter que la France ne bénéficiera plus d'un siège de droit au sein du conseil d'administration, contrairement à la situation actuelle. Il s'agit là d'une conséquence logique du nouveau statut d'organisation internationale. Cependant, M. Francis Zachariae, le secrétaire général de l'AISM, m'a écrit que, si « tous les membres éligibles au Conseil participeront en effet au vote pour élire les 24 membres du Conseil, il semble très peu probable, compte tenu du rôle de la France au sein de l'organisation et de son statut d'État hôte, qu'elle ne soit pas réélue ».

Ensuite, concernant les langues de travail, je me suis inquiété de l'adoption d'une résolution adoptée à l'unanimité lors de la conférence de Kuala Lumpur visant à ne retenir que l'anglais comme langue de travail. Certes, la convention prévoit que les langues officielles de l'Organisation sont l'anglais, l'arabe, le chinois, l'espagnol, le français et le russe, mais est-ce normal qu'une organisation dont le siège est en France ne prévoie pas la traduction systématique de l'ensemble de ses travaux en français ?

Je donne pour exemple le cas de l'Assemblée parlementaire de l'Otan, dont les effectifs, avec moins d'une vingtaine de personnels salariés, sont comparables à ceux de l'AISM et dont l'ensemble des documents de travail sont disponibles en anglais et en français. L'argument financier peut-il à lui seul justifier que comités et organes subsidiaires ne travaillent qu'en anglais ? En tout état de cause, la décision finale reviendra à la future Assemblée générale, qui adoptera le règlement de la nouvelle entité. Je veillerai à ce que la France défende l'usage du français comme deuxième langue de travail.

Le dernier point que je tenais à souligner concerne le siège de la nouvelle organisation. À ce stade, il est prévu que celui-ci reste à Saint-Germain-en-Laye. Ne serait-il pas opportun qu'il soit plutôt installé au sein d'un territoire à forte tradition maritime, comme en outre-mer, dans le cadre de notre stratégie indo-pacifique, à La Réunion ou en Nouvelle-Calédonie ? Ou encore au Havre, à Marseille, Nice ou Dunkerque ? Notre pays est en capacité de proposer d'autres solutions. Ce point devra être étudié à l'occasion de la conclusion du futur accord de siège.

L'entrée en vigueur de la convention est prévue le quatre-vingt-dixième jour après la date du dépôt du trentième instrument de ratification. À ce jour, elle a été ratifiée par dix États. On peut penser que le seuil de trente ratifications pourrait être atteint d'ici un an.

Des dispositions transitoires sont prévues et annexées à la présente convention afin de faciliter la transition de l'AISM à partir de l'entrée en vigueur de la convention et jusqu'à la tenue de la première Assemblée générale de l'Organisation.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi après l'Assemblée nationale. Son examen en séance publique est prévu le jeudi 27 octobre 2022, selon la procédure d'examen simplifiée - je souscris à cette décision prise par la Conférence des présidents.

M. Bruno Sido. - Ma question portera sur la sécurité maritime, notamment le balisage, qui relève de la compétence de la future organisation internationale. Les entrées de port et les dangers sont balisés par deux systèmes différents : le système cardinal et le système latéral.

Des balises rouges cylindriques indiquent le bâbord, tandis que des balises vertes coniques indiquent le tribord...

M. Christian Cambon, président. - Comme le disent les marins, lorsque l'on entre au port, on met un tricot vert !

M. Bruno Sido. - En effet !

Toutefois, au niveau international, et même en Guyane, le système s'inverse : le vert est à gauche et le rouge à droite ! La création de cette organisation permettra-t-elle d'unifier le système ? C'est un enjeu de sécurité maritime.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - Une unification n'est pas prévue à ce stade. Le nombre de systèmes a déjà été ramené de trente à deux. Une première zone couvre l'océan Atlantique, l'Afrique, l'Europe, l'Asie, le Moyen-Orient et l'Australie. Une autre regroupe l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur - Examen du rapport pour avis

M. Christian Cambon, président. - Nous en venons au projet de loi d'organisation et de programmation du ministère de l'intérieur (LOPMI).

M. Philippe Paul, rapporteur pour avis. - Comme vous le savez, ce projet de loi constitue une version raccourcie du texte déposé en mars dernier, puisque le nombre d'articles est passé de 32 à 16. C'est un texte que nous attendions depuis longtemps. Il devait être à la sécurité intérieure ce que la loi de programmation militaire (LPM) est à la défense : un effort de planification permettant de garantir que la police nationale et la gendarmerie nationale disposent de tous les moyens nécessaires pour assurer la sécurité de nos concitoyens.

De nombreux rapports parlementaires ont en effet souligné que ces moyens avaient souvent été insuffisants, avec des effets négatifs non seulement sur l'efficacité des forces de sécurité, mais aussi sur le moral des agents. Ainsi, une commission d'enquête du Sénat sur l'état des forces de sécurité avait identifié, il y a déjà quatre ans, une série de dysfonctionnements, dont beaucoup résultaient de cette insuffisance de moyens.

Il existe plusieurs précédents à cette loi de programmation : la loi d'orientation et de programmation du 21 janvier 1995, celle de 2002 et, dans une moindre mesure, celle de 2011 s'efforçaient de planifier les moyens nécessaires aux forces de sécurité sur plusieurs années. Plus récemment, plusieurs plans ponctuels ont apporté des améliorations souvent significatives, avec, notamment, une augmentation importante des effectifs. Toutefois, aucun de ces textes n'a constitué une véritable programmation financière similaire à la LPM, reflétant les choix stratégiques en matière de sécurité et prévoyant les moyens de fonctionnement et d'investissement correspondant.

Le ministère de l'intérieur a donc entrepris en mai 2019 un travail de « revue stratégique » qui s'est traduit par la publication d'un Livre blanc de la sécurité intérieure en novembre 2020. Puis a eu lieu le Beauvau de la sécurité de février à septembre 2021, à l'issue duquel le Président de la République avait annoncé cette loi de programmation pour l'été 2022. Le calendrier électoral en a décidé autrement, d'autant qu'il aurait été étrange de voter une loi de programmation à la toute fin d'une mandature. En revanche, deux protocoles comportant d'importantes revalorisations indiciaires et des augmentations de primes pour les gendarmes et les policiers ont déjà été adoptés en mars dernier.

Nous examinons donc aujourd'hui un projet de loi d'orientation et de programmation « allégée ». Ce texte constitue-t-il l'avancée tant attendue ?

On observe indéniablement des aspects très positifs. En ce qui concerne la programmation, l'article 2 prévoit ainsi une hausse des moyens du ministère de l'intérieur, qui passeront de 21 milliards d'euros environ en 2022 à 25 milliards d'euros en 2027. Le rapport annexé annonce aussi la création de 200 brigades et de 7 escadrons de gendarmerie mobile, nous y reviendrons. Parallèlement à la présentation de la Lopmi, le ministre de l'intérieur a promis la création de 8 500 emplois sur les cinq années de programmation, ainsi qu'un doublement de la présence des forces de sécurité sur la voie publique. Le rapport annexé prévoit aussi une grande transformation numérique pour s'adapter aux nouvelles formes de délinquance.

Par ailleurs, le texte comporte diverses dispositions de procédure pénale comme une extension des amendes forfaitaires délictuelles, la possibilité de saisir des actifs numériques ou encore la création d'assistants d'enquête appelés à seconder les officiers de police judiciaire dans l'exercice de leurs missions.

Voilà pour les aspects positifs, qui marquent une volonté de poursuivre l'effort en faveur des moyens en personnel et en matériel de la gendarmerie et de la police nationales.

En revanche, le principal reproche que nous faisons à ce texte est qu'il ne s'agit finalement pas vraiment d'une loi de programmation.

D'abord, les seuls crédits présentés au sein de l'article 2 concernent tout le périmètre du ministère de l'intérieur. Le Conseil d'État s'est d'ailleurs étonné de cette présentation. Elle semble en effet ignorer le principe de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) selon lequel le budget de l'État est géré non pas à l'échelle du ministère, mais à celle de la politique publique, c'est-à-dire des missions et des programmes. Impossible donc de distinguer dans les nouveaux crédits ce qui relève de la sécurité, de l'administration générale et territoriale de l'État ou encore de la politique de l'immigration et de l'intégration. Encore moins, au sein de la sécurité, ce qui relève de la police nationale et de la gendarmerie nationale.

On veut nous rassurer, en disant que cela figurera dans la loi de finances et dans la loi de programmation des finances publiques. Mais lors, à quoi bon une loi de programmation ? Celle-ci devait justement servir à donner une visibilité au-delà de l'annualité budgétaire, pour résoudre enfin les problèmes structurels des deux forces. Ce n'est pas le cas ici.

Ainsi, nous sommes un peu dans le flou sur beaucoup de points qui concernent les gendarmes. Nous nous ne savons pas comment seront répartis les effectifs supplémentaires entre police et gendarmerie. Il y a certes quelques précisions sur les moyens mobiles, avec l'annonce de nouveaux hélicoptères et du renouvellement d'environ 10 % par an de la flotte de véhicules, police et gendarmerie confondus. En revanche, nous ne savons rien ou presque sur l'immobilier, alors même que les casernes sont un point noir pour la qualité de vie des gendarmes et de leurs familles. Nous vous présenterons par conséquent un amendement sur ce sujet essentiel.

Par ailleurs, nous n'avons aucune précision sur la création des fameuses 200 brigades de gendarmerie, et surtout sur le financement de leur implantation. On devine que les collectivités territoriales seront mises à contribution, mais avec quels moyens ? Investir dans de l'immobilier de la gendarmerie, c'est loin d'être une « opération blanche » pour une commune, contrairement à ce que disent certains responsables que nous avons entendus ! Dès lors, on risque de voir les critères objectifs d'implantation devenir moins importants que la capacité de la collectivité à payer pour avoir ses gendarmes : ce n'est pas satisfaisant ! Nous proposerons donc également un amendement sur ce sujet, en attendant un second que nous allons déposer pour la séance avec les rapporteurs de la commission des lois, qui ont la même analyse que nous sur cette question.

Enfin, la même imprécision règne sur la réserve opérationnelle : nous n'avons pas la garantie que l'augmentation des effectifs de 30 000 à 50 000 personnes soit accompagnée des crédits nécessaires. Nous vous présenterons également un amendement sur ce point.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - Comme mon collègue Philippe Paul, je ne peux d'abord que me féliciter de la sanctuarisation de 15 milliards d'euros sur les cinq prochaines années, au bénéfice de l'ensemble des missions du ministère de l'intérieur.

Au-delà des gendarmes et des policiers, ces moyens supplémentaires bénéficieront également à la sécurité civile et à l'administration territoriale. Au total, cet effort financier important ne constitue certes pas la garantie que l'État se rapprochera davantage de nos territoires et de nos concitoyens, mais c'est assurément une condition nécessaire de ce rapprochement.

S'agissant plus particulièrement de la gendarmerie nationale, on note aussi quelques aspects positifs, dont certains ont été évoqués par Philippe Paul.

Au-delà des moyens mobiles déjà mentionnés, je pense que la création d'une nouvelle agence du numérique va dans le bon sens. Je rappelle à ce sujet que nous avions alerté en 2019 sur la création d'une direction du numérique rattachée au secrétariat général du ministère. Nous craignions alors que ce nouveau service ne dévitalise le service des technologies et des systèmes d'information de la sécurité intérieure (ST(SI)2) de la gendarmerie, à qui nous devons de nombreuses innovations comme NEO, qui ont d'ailleurs ensuite été étendues à la police.

Or, selon nos informations, la nouvelle agence du numérique sera précisément une extension du ST(SI)2 ; la qualité de son travail et de ses résultats, que nous avions soulignée, est ainsi récompensée. C'est là, me semble-t-il, un bon exemple de ce qu'il faut faire en matière de mutualisation : non pas supprimer la spécificité des deux forces de sécurité, mais prendre le meilleur dans chacune d'entre elles et construire sur cette base.

La problématique est un peu la même s'agissant de la compétence territoriale respective de la police et de la gendarmerie. Mais sur ce point, le texte qui nous est présenté est moins satisfaisant. J'avais alerté à plusieurs reprises sur ce sujet. Nous sommes nombreux à avoir en tête des situations où la répartition territoriale des deux forces n'est pas satisfaisante, au détriment de la sécurité du quotidien. Cela peut d'ailleurs concerner aussi bien les zones périurbaines que les zones rurales.

Sur ce sujet, la position du ministre de l'intérieur a évolué. En novembre 2020, le Livre blanc sur la sécurité intérieure consacrait de longs développements à cette question, en essayant de clarifier les critères de répartition territoriale. Mais finalement, le ministre a récemment déclaré que la police et la gendarmerie étaient capables de s'organiser efficacement, quel que soit le type de territoire.

Nous ne partageons pas cette analyse. Dans un rapport publié l'année dernière, intitulé Le bilan du rattachement de la gendarmerie nationale au ministère de l'intérieur, la Cour des comptes indique que « le rattachement de la gendarmerie au ministère de l'intérieur n'a pas été l'occasion d'une révision affirmée des limites géographiques des deux forces, ce qu'on peut regretter. La question doit être relancée et accompagnée d'une redéfinition des critères de délimitation des zones de compétence ».

Nous estimons que la position actuelle du ministère de l'intérieur tend ainsi à gommer la spécificité des deux forces, avec le risque d'aboutir à une situation où l'on ne voit même plus la nécessité de cette dualité entre la police et la gendarmerie. C'est pourquoi nous vous présenterons un amendement visant à réaffirmer l'utilité de ces ajustements territoriaux et à indiquer que ceux-ci doivent être précédés d'une large consultation locale. Rappelons à ce propos que, dans un rapport rendu public en janvier 2021 sur l'ancrage territorial de la sécurité intérieure, la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat avait recommandé d'« associer très étroitement les élus locaux à la conception et à la mise en oeuvre de la nouvelle répartition entre la police et la gendarmerie et [de] raisonner de manière pragmatique selon des bassins de délinquance ».

Je voulais également insister sur la nécessaire coordination des deux forces sur un même territoire lorsque cela est justifié par des situations urgentes et exceptionnelles, ou par des phénomènes de délinquance communs. Une circulaire de 2011 a en effet mis en place ce que l'on appelle la coordination opérationnelle renforcée dans les agglomérations et les territoires (Corat), qui permet aux deux forces de s'affranchir de leur zone de compétence en cas de besoin. C'est un instrument potentiellement très utile, mais ces dispositions sont peu et mal mises en oeuvre, comme la Cour des comptes l'a également souligné. Il s'agit donc de mettre en oeuvre plus systématiquement cette possibilité de coordination en généralisant les protocoles départementaux entre la police et la gendarmerie qui doivent les organiser, après consultation des élus. Nous vous proposerons un amendement en ce sens.

Sur la question de la création des 200 brigades, j'ai été un peu surprise d'apprendre que le choix des implantations semble en réalité déjà largement fait, y compris la mise en place de brigades « volantes » qui nous laissent quelque peu dubitatifs. Les consultations, notamment des élus, viendront peut-être ensuite, mais il est dommage que tout soit déjà engagé alors même que la loi qui prévoit cette création n'est pas encore votée ! Nos amendements nous permettront d'interpeller le ministre sur cette question.

Sur les autres points, j'aurai une appréciation plus nuancée. Comme l'a souligné mon collège, ce texte n'est pas véritablement un projet de loi de programmation : il manque beaucoup trop de détails et de précisions puisque nous en restons au niveau ministériel.

Ainsi sur le sujet de l'immobilier, comme sur d'autres, il est seulement prévu de mettre en place un nouveau service chargé de « déterminer et présenter un tendanciel de dépenses d'investissement sur les projets immobiliers structurants du ministère de l'intérieur ». Après les multiples alertes que nous avons lancées au fil des années, après le Livre blanc et le Beauvau de la sécurité, cela nous paraît un peu décevant. C'est précisément sur un tel tendanciel de dépenses que nous aurions aimé pouvoir nous prononcer à l'occasion de cette Lopmi ! D'où l'amendement que nous vous présenterons sur ce point.

Enfin, les quelques dispositions de procédure pénale contenues dans le texte, comme la création des assistants d'enquête, sont sans doute utiles pour certaines d'entre elles, mais elles constituent plus des remises à jour ponctuelles qu'une réforme de grande ampleur. Dans ce domaine, il est nécessaire de poursuivre les efforts et, notamment, d'assurer une meilleure coordination avec les services de la justice, qui sont eux aussi en pleine transformation numérique.

M. Olivier Cigolotti. - Je souscris aux remarques de nos rapporteurs.

Avant de créer 200 brigades, il conviendrait déjà d'atteindre l'effectif théorique de gendarmes prévu, notamment dans les départements ruraux : en Haute-Loire, l'effectif théorique est de 350 gendarmes, mais dans la réalité, 10 % des postes ne sont pas pourvus ! Sur 257 communes, 6 sont couvertes par la police, les autres par la gendarmerie. Il faut de la cohérence !

Créer des brigades a un coût. Or bon nombre de communes ont déjà des frais de fonctionnement élevés et sont endettées. Si on ne les aide pas, je ne vois pas comment elles pourront assurer cette nouvelle charge.

L'essentiel est de recruter des gendarmes et de faire en sorte que leur périmètre d'intervention soit cohérent.

M. Jean-Pierre Grand. - Les communes sont inquiètes, car elles craignent de devoir assumer le financement des nouvelles brigades. Mais la Caisse des dépôts et consignations, au travers de CDC Habitat, achète le terrain, ce qui constitue une recette pour la commune, et construit la gendarmerie et les logements pour les gendarmes. Il importe donc d'avoir l'assurance que CDC Habitat prendra bien en charge le financement et la construction des nouvelles gendarmeries. Les maires ne doivent pas avoir à donner le terrain, tout en devant solliciter le département, la région, l'État, etc., pour obtenir des financements.

Nous devons aussi être très vigilants sur la cohérence de l'articulation entre la police et la gendarmerie. Chacun sait que la police n'apporte pas, et ne peut pas apporter, les mêmes services dans les zones rurales ou périurbaines que la gendarmerie. La création des nouvelles brigades entraînera des déplacements des zones de compétence entre la police et la gendarmerie. Il convient que les élus soient associés en amont pour savoir dans quelle zone ils préfèrent être. Attention à ne pas rétrécir les zones de la gendarmerie au profit de celles de la police. Nos amendements doivent être calibrés pour répondre à ces réalités de terrain.

M. Joël Guerriau. - Quelle est l'importance de la réserve opérationnelle de la gendarmerie ?

Nous devons veiller à la proximité et ne pas négliger l'attention à toutes les personnes vulnérables et aux personnes âgées.

M. François Patriat. - Je suis déçu que le doute l'emporte sur le satisfecit. Peu de gouvernements, en effet, ont autant augmenté les crédits consacrés à la sécurité ! Leur hausse était de 10 milliards d'euros au cours du quinquennat précédent, elle sera de 15 milliards au cours de ce quinquennat : qui fait mieux ?

La présence de la gendarmerie dans les zones rurales s'est accrue. Il faut savoir ce que l'on veut : on ne peut pas en même temps réclamer plus de gendarmes et se plaindre de la création de nouvelles brigades à cause de leur coût.

En Côte-d'Or, les gendarmeries sont construites par le département, les communes n'ont qu'à fournir le terrain. De nouvelles brigades ont été créées dans des cantons où elles avaient disparu depuis 20 ans ! L'engagement de créer 10 000 postes dans la police et la gendarmerie a bien été tenu au cours du précédent quinquennat. Pourquoi dès lors mettre en doute les engagements annoncés concernant les nouvelles brigades ? M. Darmanin va interroger les élus pour qu'ils lui fassent remonter les besoins des territoires.

Ce texte n'est peut-être pas une vraie loi de programmation, mais il représente un effort important. Nous voterons trois des amendements de nos rapporteurs, mais nous nous opposerons aux deux autres.

M. Jean-Marc Todeschini. - Je serai plus sceptique que M. Patriat. J'ai été administrateur d'un office d'HLM qui avait transféré à la charge des locataires plusieurs millions pour financer les gendarmeries qu'il avait à sa charge. On ne peut pas dire que tout va bien dans le meilleur des mondes ! On doit se méfier des effets de communication de ce ministre et de ce gouvernement. Le financement des gendarmeries doit relever du pouvoir régalien, donc de l'État.

Je pourrais aussi citer l'exemple d'une caserne prévue en Moselle : CDC Habitat s'est retiré du plan de financement et c'est l'office d'HLM qui est sollicité, tandis que la commune et l'intercommunalité doivent garantir les emprunts pour que le projet voie le jour. C'est un chantage inacceptable !

En ce qui concerne les 200 nouvelles brigades, certaines annonces ont déjà été faites, alors que la loi n'est pas votée. C'est de la communication et les communes sont en porte-à-faux. Nous devons aussi faire en sorte dans nos amendements que la garantie d'emprunt ne pèse pas sur les communes.

M. Cédric Perrin. - Pour construire 200 casernes, il faudra mettre de l'huile dans les rouages administratifs, car les procédures administratives sont bien longues ! Il m'a fallu sept ans pour construire une caserne dans ma commune, entre le moment de la délibération et celui de la construction : CDC Habitat ne finance que les logements, les bâtiments administratifs sont à la charge des collectivités. Avec les lois d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, il était possible de conclure des baux emphytéotiques administratifs avec l'État. Mais le loyer versé par ce dernier à la commune ne couvre pas le montant de l'investissement qu'elle a réalisé.

Il faut simplifier les cahiers des charges, car les contraintes sont trop nombreuses. Au sein de la gendarmerie, seule une personne est chargée de l'instruction de tous les dossiers de construction de casernes dans toute la France... C'est bien peu !

M. Christian Cambon, président. - Pensez aussi à ceux qui n'ont plus de caserne de gendarmerie, notamment en banlieue... Bien des problèmes que l'on connaît actuellement dans ces territoires n'auraient sans doute pas lieu si l'on avait conservé la gendarmerie !

Mme Sylvie Goy-Chavent. - J'ajoute que même si une commune participe au financement d'une gendarmerie, cela ne garantit pas que cette dernière restera sur son territoire. À Nantua par exemple, ville où la délinquance est forte, la gendarmerie a pourtant été déplacée, en raison de pressions politiques, dans la commune voisine, où pourtant tout va bien.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er (Rapport annexé)

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - L'amendement COM-57 prévoit que l'on puisse réajuster la répartition territoriale entre la police et la gendarmerie - je pense à certains hameaux qui dépendent d'une ville, mais qui sont plus proches des gendarmeries voisines. Certes, le Gouvernement prévoit de créer de nouvelles brigades, ce qui est bienvenu après les suppressions des dernières années, mais il ne faudrait pas manquer une occasion de réfléchir sur la répartition entre les deux forces de sécurité.

M. Bruno Sido. - Je propose de compléter l'amendement par les mots « et les conseils départementaux ». Les brigades ne sont plus depuis longtemps situées dans les chefs-lieux de canton, lesquels ne correspondent plus aux territoires de gendarmerie. Le seul dénominateur commun est donc le département.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - Avis favorable.

M. Philippe Folliot. - Pourquoi ne pas inclure aussi les parlementaires ? Il n'y a pas de meilleurs connaisseurs du territoire que les sénateurs, par exemple. Je partage en tout cas les propos de Mme la rapporteure : il faut sortir de la logique communale dans la répartition entre police et gendarmerie. En zone de montagne, par exemple, une partie de la commune peut se trouver à quelques kilomètres d'une brigade dont elle ne dépend pas, car elle est située sur une autre commune. Ce n'est sans doute pas dans un amendement que l'on peut préciser ce genre de choses, mais il est certain qu'il faut une répartition plus fine et plus pratique.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - Cet amendement vise également à atténuer le seuil de 20 000 habitants. Nous sommes d'accord pour ajouter une mention des conseils départementaux. Nous avions parlé des « représentants des acteurs de chaque territoire », pour n'oublier personne, mais soit !

M. François Patriat. - J'ai participé il y a quinze jours à l'installation d'une nouvelle promotion de gendarmes à Dijon, regroupant 1 000 gendarmes ! Nous n'en avons jamais formé autant. Le Gouvernement consacre 50 millions d'euros à des travaux dans les locaux. Il a déjà dit qu'il ne reviendrait pas sur la répartition entre la police et la gendarmerie ; nous voterons donc contre cet amendement.

L'amendement COM-57 rectifié est adopté.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - Comme son texte l'indique, l'amendement COM-58 insiste pour que l'outil de la Corat soit pleinement utilisé.

L'amendement COM-58 est adopté.

M. Philippe Paul, rapporteur pour avis. - L'implantation de 200 brigades a été annoncée. L'amendement COM-59 sécurise le texte concernant les critères de sélection de leurs implantations. Nous sommes en effet inquiets : lors de son audition, le directeur général de la gendarmerie nous a confié qu'il n'avait aucune latitude pour choisir.

Vous avez été élus locaux, comme moi ; en tant que maire, j'ai été sollicité pour construire des logements pour les gendarmes. L'opération est au mieux blanche, les loyers remboursant les annuités de dette. Mais il y a déjà eu de très importants retards dans le paiement des premiers. L'Association des maires de France (AMF) n'y est pas du tout favorable. Soyons vigilants.

Nous sommes en discussion avec les rapporteurs de la commission des lois pour rédiger un amendement commun en ce sens avant lundi prochain.

M. Olivier Cigolotti. - Le problème des baux a été réglé le 1er mai 2022 : les baux proposés ne permettent une révision qu'au bout de vingt-sept ans, contre neuf auparavant.

M. Joël Guerriau. - Quel est le rapport avec l'amendement ?

M. Jean-Pierre Grand. - Ce n'est pas aux collectivités locales de financer les gendarmeries. Je sais de quoi je parle : des logements pour 200 gendarmes ont été construits dans ma commune. L'État s'entend avec des investisseurs tels que les sociétés d'économie mixte municipales ou CDC Habitat. Il y a quelques jours, il y a eu des problèmes de vie commune dans une gendarmerie de mon département : ils ont été réglés comme sont réglés les problèmes dans un immeuble normal entre le locataire et le propriétaire. J'ai vendu un terrain 600 000 euros à CDC Habitat et la construction de la gendarmerie ne m'a pas coûté un centime. La création de 200 gendarmeries, c'est peu de choses, pour un acteur comme CDC Habitat.

M. Bruno Sido. - Je suis gêné par l'idée que l'on consulte les maires. J'ai vu des autoroutes faire des zigzags pour passer près de la ville d'un maire important au lieu de passer là où elles devaient passer. Il ne faudrait pas que cela se passe ainsi pour les gendarmeries.

M. Jean-Pierre Grand. - Tout à fait !

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis. - Nous avons cherché un équilibre dans cet amendement. La création de 200 brigades créées ne signifie pas forcément la construction de 200 gendarmeries, car il y aura parmi elles des brigades mobiles. Les préfets doivent lancer une consultation ; nous espérons simplement qu'elle ne sera pas pipée, et qu'elle se fera à partir de critères clairs de délinquance et de population. L'idée des brigades mobiles est justement d'offrir plus de souplesse pour apporter de la sécurité dans les territoires où il y a des manques.

L'amendement COM 59 est adopté.

M. Philippe Paul, rapporteur pour avis. - Le directeur général souhaiterait faire passer le nombre de réservistes de 30 000 à 50 000 par an. Il dit ne pas manquer de crédits, mais, dans mon département, les réservistes ne veulent pas faire de périodes à partir d'octobre, car elles ne leur sont payées que l'année suivante ; dans un autre département, on nous a rapporté que les crédits manquaient dès juillet... L'amendement COM-56 sécurise le texte : il ne faudrait pas que l'on recrute plus de réservistes sans que cela augmente le nombre d'heures travaillées au total.

L'amendement COM-56 est adopté.

M. Philippe Paul, rapporteur pour avis. - L'amendement COM-55, quant à lui, apporte des précisions au texte pour que les retards qui ont affecté les travaux dans les gendarmeries ne se reproduisent plus.

L'amendement COM-55 est adopté.

La commission émet un avis favorable à l'adoption du projet de loi, sous réserve de l'adoption de ses amendements.

Questions diverses - remplacement d'un membre du groupe de suivi sur les négociations commerciales

M. Christian Cambon, président. - Je vous informe que notre collègue André Gattolin représentera notre commission au sein du groupe de suivi sur les négociations commerciales, en remplacement d'Abdallah Hassani, désormais membre de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication.

La réunion est close à 18 h 15.

Mercredi 5 octobre 2022

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Projet de loi de finances pour 2023 - Audition de MM. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et de Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi)

M. Christian Cambon, président. - Dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2023, et plus particulièrement des crédits du programme 129 « Coordination du travail gouvernemental », nous accueillons aujourd'hui MM. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi).

Il faut d'abord rappeler que l'Anssi n'est pas une autorité administrative indépendante, mais qu'elle est l'un des services en charge de la cybersécurité des services publics et du tissu économique et social français - elle est placée sous la direction du SGDSN. Cette audition est l'occasion de compléter le point annuel sur l'activité de gestion de crise et de coordination des conseils de défense dont le SGDSN a la charge par un focus plus particulier sur les attaques informatiques auquel notre pays, notamment les collectivités territoriales et les hôpitaux, doit faire face. Je pense à l'hôpital de Corbeil-Essonnes et à la ville de Caen, qui font l'actualité de la cybercriminalité.

Le PLF pour 2023 prévoit une augmentation des moyens du SGDSN, principalement destinée, comme les années précédentes, à renforcer nos moyens de lutte contre les cybermenaces. Pourrez-vous nous préciser dans le détail à quoi seront consacrés ces crédits supplémentaires ?

Par ailleurs, je rappelle que pour compléter notre arsenal cyberdéfensif dans le champ de la désinformation et des influences extérieures, un service à compétence nationale, dénommé Viginum, a été créé par voie réglementaire en juillet 2021. L'occasion vous est ici donnée de nous en présenter un premier bilan.

Enfin, dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la multiplication des menaces étatiques, mais aussi criminelles, les deux pouvant d'ailleurs être liées, il nous apparaît tout à fait primordial que vous puissiez éclairer la représentation nationale sur les priorités qui seront données à vos services pour 2023 et les années suivantes. J'ai noté que le budget du SGDSN progresserait en 2023 de 20 millions d'euros pour atteindre un total de près de 325 millions d'euros. Vers quels dispositifs ces crédits supplémentaires sont-ils fléchés ?

Par ailleurs, vous disposiez également de crédits du plan de relance pour 2022 pour mettre en place un dispositif spécifique de protection des systèmes d'information des collectivités territoriales et établissements publics. Comment et avec quels moyens allez-vous pérenniser ce programme en 2023 et les années suivantes ?

Je rappelle à tous que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. - Durant les douze derniers mois, le SGDSN a dû s'occuper d'événements de nature très différente.

Les élections présidentielle et législatives nous ont amenés à travailler très étroitement avec les autorités chargées du contrôle de la campagne et du bon déroulement du processus électoral, notamment le Conseil constitutionnel, la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle ou encore l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), pour tenter de déceler les attaques informatiques contre les institutions ou les candidats, ainsi que les tentatives de manipulation de l'information.

Nous avons aussi suivi les effets de la reprise économique à la suite de la phase aiguë de la pandémie de covid-19 : inflation, tensions sur les microprocesseurs ou sur certains produits alimentaires, etc. Cela pèse naturellement sur la construction du budget de l'État.

C'est bien sûr la guerre en Ukraine qui nous occupe beaucoup. Elle fait vaciller les cadres conceptuels, remet en cause notre travail sur la non-prolifération, interroge sur la mise en oeuvre du droit international. L'ensemble des équilibres géostratégiques sont remis en cause du fait de la désinhibition totale du chef d'un pays doté de l'arme nucléaire. De surcroît, ce pays utilise à grande échelle ce que l'on appelle les « menaces hybrides », c'est-à-dire des actions menées sous le seuil de conflictualité, sans que l'on puisse les attribuer, et ayant pour objectif de déstabiliser l'adversaire, voire de le neutraliser sans avoir à combattre directement. Je fais référence aux attaques cyber et aux manipulations de l'information, mais on peut aussi s'interroger sur les conditions dans lesquelles les gazoducs Nord Stream ont été coupés ces jours derniers. Une bonne part du travail du SGDSN a été consacrée au suivi de cette guerre.

Nous avons également travaillé sur la question de l'Indo-Pacifique. La montée en puissance de la Chine se traduit notamment par une activité cyber extrêmement importante, peut-être plus importante ces derniers mois que celle de la Russie. La Chine a ainsi essayé de pénétrer des réseaux pour faire de l'espionnage industriel à grande échelle.

Enfin, au Sahel, la pression de compétiteurs voulant attaquer la politique de la France et s'installer en Afrique a beaucoup occupé les différents services concernés.

Toutes ces questions ont évidemment été abordées au sein du Conseil de défense et de sécurité nationale. Je rappelle que l'organisation de ce Conseil est prévue par les textes et qu'il permet aux directeurs d'administration et aux chefs de service de donner la vision administrative des dossiers pour que le Président de la République puisse prendre les décisions qui relèvent de son pouvoir exécutif.

En 2023, notre action restera concentrée sur l'ensemble de ces enjeux majeurs.

Nous avons commencé à travailler sur la prochaine loi de programmation militaire (LPM) ; elle vous sera soumise au premier semestre 2023 et vous aurez un rôle éminent à jouer en la matière, y compris en amont de la présentation du texte. Nous devrons prendre en compte le nouveau cadre d'action, dont j'ai évoqué certains éléments - c'est ce que certains appellent « la fin des dividendes de la paix ». Le Président de la République nous a fixé deux orientations : il souhaite articuler notre stratégie nationale autour de priorités simples, lisibles et adaptées à nos théâtres d'intérêts et à nos alliances ; il souhaite ensuite comprendre la déclinaison physico-financière des choix qui seront arrêtés.

Nous serons donc amenés à discuter des choix stratégiques avant d'aborder les questions de programmation, mais aussi à travailler sur ce que le Président de la République a appelé « l'économie de guerre ». Il s'agira notamment de regarder dans quelles conditions l'industrie de défense et toutes les entreprises qui travaillent pour ce secteur peuvent modifier leur façon de travailler afin d'être plus rapides et capables de reconstituer les stocks. Un exemple : les séries devront peut-être être un peu moins sophistiquées, mais plus régulières afin de répondre rapidement à nos besoins.

Nous sommes dans un processus de réflexion et de maturation et nous aurons besoin de votre appréciation et de votre avis dans cette phase.

Le PLF pour 2023 subit les conséquences de cette nouvelle donne.

Depuis plusieurs années, le SGDSN est de plus en plus sollicité et a pris en charge de nouvelles missions. Des services à compétence nationale ont été créés pour assurer le portage juridique de ces missions. Je ne citerai que quelques exemples : l'Anssi ; le groupement interministériel de contrôle (GIC), qui s'occupe des interceptions de sécurité, sur lequel je n'ai pas autorité, mais que nous gérons ; un opérateur de services informatiques destiné à regrouper l'ensemble des moyens de façon à répondre aux attentes techniques de l'État ; le nouveau service Viginum, service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères.

Le budget opérationnel de programme (BOP) du SGDSN représente plus de 50 % des crédits totaux du programme 129 « Coordination du travail gouvernemental » : 37 % de ses crédits du titre 2 et 58 % des crédits hors titre 2. Le PLF pour 2023 prévoit de doter le SGDSN de 346,8 millions d'euros en autorisations d'engagement (AE) et de 324,5 millions en crédits de paiement (CP), soit une augmentation de 15,8 % en AE et de 6,5 % en CP par rapport à 2022. Près du tiers de ce budget est porté par des dépenses de masse salariale - 101,6 millions en CP -, les deux tiers restants constituant pour l'essentiel des dépenses de fonctionnement et d'investissement, à hauteur de 222,9 millions en CP.

La trajectoire financière pour 2023-2027 est déterminée par plusieurs éléments.

Elle est d'abord déterminée par les missions répondant à une demande particulière du Président de la République ou du Premier ministre.

Je pense notamment au plan « cyber » pour la France, à l'animation et au pilotage de la stratégie nationale de résilience - ce sont des sujets qui ont été inscrits dans le programme présidentiel - et au développement des dispositifs de communication sécurisée au profit des hautes autorités et des services territoriaux de l'État, en particulier le téléphone Osiris. Nous devrons ainsi travailler, en lien avec l'affaire Pegasus, sur la question des téléphones sécurisés : ce seront des téléphones plus sécurisés, mais moins ergonomiques - ils ne permettront pas de naviguer sur internet, mais nous serons sûrs qu'il n'y aura pas d'oreilles indiscrètes...

Parmi ces missions, je citerai également la prise en compte des enjeux spatiaux tant sur le plan industriel qu'au niveau européen : nous devons nous adapter aux évolutions géostratégiques - dans ce secteur, beaucoup d'équipements étaient produits en Ukraine, parfois en connexion avec la Russie. Nous avons ainsi créé un bureau en charge des affaires spatiales au sein du SGDSN. Je citerai enfin la lutte contre les agences numériques étrangères et la mise en oeuvre de la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement - le GIC disposera d'un nouveau bâtiment à Montrouge, que nous devrons protéger.

Ensuite, la trajectoire financière est déterminée par la consolidation de la montée en puissance organique du SGDSN. Nous avons un important programme d'opérations immobilières, par exemple pour l'Anssi, qui disposera d'un nouveau bâtiment à Rennes - 25 millions d'euros sont consacrés à ce projet.

À la suite de la réforme de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), nous avons obtenu une hausse de 750 000 euros de la subvention qui lui est versée. L'Institut réduira ses frais de fonctionnement, mais accueillera davantage de stagiaires et augmentera son rayonnement.

Par ailleurs, un certain nombre de postes de dépenses du SGDSN se rigidifient, en particulier les crédits de transfert au bénéfice de capacités techniques interministérielles (CTIM). Et il faut prendre en compte des dépenses nouvelles comme Viginum ou le campus cyber, inauguré l'an passé et pour lequel 14,2 millions d'euros sont prévus sur six ans. Je veux aussi évoquer dans ce cadre l'importance du volume des restes à payer - 104,3 millions d'euros au début de 2022 - induits par les indispensables opérations d'investissement et immobilières conduites ces dernières années.

Ce phénomène de rigidification sera accentué en 2023 sous l'effet de la hausse significative des coûts de l'énergie, plus particulièrement ceux de l'électricité, hausse qui se traduira par une multiplication par 3,5 de ce poste de dépenses - 5 millions d'euros contre 1,5 million.

Pour en revenir à nos missions, je veux dire que l'évolution chaotique du cadre géopolitique, le retour de la violence à grande échelle et haute intensité en Europe ou encore la multiplication des crises donnent une acuité particulière aux travaux que nous avons engagés au printemps sur la question de la résilience. Jean Castex, alors Premier ministre, avait confié au SGDSN une mission de réflexion et de rédaction d'une stratégie nationale de résilience. Un projet, issu d'un travail mené avec les ministères, lui a été remis au mois de mai. L'idée générale est de mieux identifier nos faiblesses et de mettre en oeuvre des actions correctives, faisant l'objet d'indicateurs de suivi. L'idée est de réformer la planification et les outils de gestion de la crise dans le sens d'une plus grande polyvalence des plans et d'une simplification des outils de réponse à la crise, en nous attachant notamment à la question des stocks - nous avons appris que nous devions compter sur nos propres efforts en la matière.

Encore plus loin, l'objectif final est d'« embarquer » la population, grâce au concours de ceux que nous n'avons pas assez associés jusque-là : collectivités territoriales, associations ou encore comités communaux - ces comités sont, par exemple, essentiels pour prévenir et gérer les feux de forêts et leurs conséquences. Le but ultime est de parvenir à préparer l'ensemble de la population à faire face à une situation de crise. Il s'agit de faire de nos concitoyens des « consom' acteurs », pour reprendre l'expression d'une parlementaire.

La guerre en Ukraine donne une nouvelle perspective à nos réflexions. La destruction d'éléments des gazoducs Nord Stream I et II démontre que les infrastructures civiles - satellites, câbles... - sont des cibles pour des États sans scrupules. Parallèlement, le prix des hydrocarbures et les risques de pénurie d'énergie sont des moyens de pression utilisés par la Russie sur les populations européennes. Nous travaillons donc à organiser les choses de façon que, par exemple, d'éventuels délestages, que nous faisons tout pour éviter, n'aient pas d'effets mal maîtrisés.

Les ministères dialoguent avec les opérateurs, y compris dans le domaine des télécoms. En complément, nous avons organisé et nous continuerons à organiser plusieurs exercices de gestion de crise afin de mettre à jour d'éventuelles faiblesses, de corriger nos plans et de veiller à ce que l'ensemble de nos concitoyens puissent faire face à la situation.

Nous devons faire face à une menace forte d'États comme la Chine ou les États-Unis, qui peuvent être tentés d'imposer leur mainmise et dominer les autres États sur un plan technique, réglementaire ou judiciaire. Il nous faut donc nous organiser aux niveaux national et européen.

Viginum a été créé en 2021 pour lutter contre les attaques informationnelles de l'étranger. La lutte informationnelle est devenue l'un des principaux enjeux de notre temps et la principale mission de Viginum. Il y a actuellement 42 agents dédiés, et ils seront 65 à terme pour détecter les attaques informationnelles venant de l'étranger. Le service a été mis à l'épreuve lors des élections et lors du référendum en Nouvelle-Calédonie. Nous avons rendu compte au Conseil constitutionnel de tout ce que nous avons pu observer.

Dans le cadre de cette mission, je préside également deux comités interministériels pour coordonner l'action de tous les services de l'État. Nous avons vocation à être des boucliers. Notre rôle n'est pas de dire ce qu'est la vérité, mais de mettre au jour des phénomènes potentiellement « inauthentiques » ayant cours sur des plateformes en ligne et susceptibles de révéler une ingérence numérique étrangère. Pour ce faire, Viginum recherche des marqueurs d'inauthenticité dans le débat public numérique : comptes atypiques, contenus susceptibles d'être inexacts ou trompeurs, comportements aberrants, anormaux ou coordonnés. Viginum s'appuie notamment sur des indicateurs mathématiques ou des outils informatiques conçus par ses spécialistes en analyse de la donnée.

À partir de là, on observe la menace et on essaie de la caractériser pour vérifier si les phénomènes répondent ou non aux critères établis dans le décret pour définir une ingérence numérique étrangère et, partant, s'ils sont susceptibles d'entraîner une réponse des autorités, qui peut être politique, par un contre-discours, diplomatique ou judiciaire, au moyen de la loi de 2018 sur les manipulations de l'information ou de la loi de 1884 sur la liberté de la presse.

Sur une année d'existence, le service a identifié 84 phénomènes qualifiés d'inauthentiques. Le principal enseignement de cette année d'existence est donc l'omniprésence de tels phénomènes, même s'ils ne sont pas tous massifs ni dangereux. Néanmoins, ils ont tendance à augmenter, notamment lors des échéances électorales. Il s'agit principalement d'essayer de discréditer nos institutions démocratiques. Pour contrer ce phénomène, nous travaillons en étroite collaboration avec nos partenaires étrangers, comme le Royaume-Uni ou les États-Unis.

Je termine par la cybermenace, sur laquelle Guillaume Poupard sera évidemment beaucoup plus complet que moi. Je peux simplement dire que celle-ci augmente d'année en année. Nous avons, l'année dernière, mis au point avec le Premier ministre toute une série d'actions pour vérifier que nos administrations, nos ministères, nos établissements publics n'étaient pas susceptibles d'être attaqués, ou en tout cas que nous pouvions être en capacité de répondre à ces événements. L'Anssi a donc beaucoup travaillé et continue à travailler avec toutes ces administrations pour renforcer la résistance de leurs systèmes informatiques aux attaques qui pourraient se produire, et elle fait évidemment de même, à travers le plan de relance, avec les établissements publics. Nous essayons de décentraliser cette action. Ainsi des centres de réponse aux alertes et aux attaques ont été créés dans toutes les régions, à l'exception d'une, pour faire face aux attaques.

M. Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information. - La menace n'évolue clairement pas dans le bon sens. Il n'y a pas de bonne nouvelle, mais nous pouvons être optimistes sur notre capacité à y répondre.

En 2020, nous avons reçu 786 signalements d'attaque. Il y en a eu certainement plus, mais seules 786 étaient du niveau de l'Anssi. En 2021, il y en a eu 1082, soit une hausse de 37 %. La croissance peut donc être qualifiée d'exponentielle au sens mathématique du terme.

Trois grandes menaces nous préoccupent : secteur criminel, activité d'espionnage, action militaire, c'est-à-dire destructive. Ce sont trois menaces différentes, qu'il ne faut pas mélanger.

La menace criminelle, comme à l'hôpital de Corbeil-Essonnes, est en voie de stabilisation sur un palier très haut, puisque l'Anssi est impliquée sur à peu près 200 opérations. Le mode opératoire est peu ou prou toujours le même : il s'agit d'entrer dans un système d'informations pour en bloquer et en voler les données, puis se livrer à un chantage. Dans le cas d'un hôpital, il y a alors un vrai risque pour la sécurité médicale des personnes et la crainte de voir des données intimes diffusées, ce qui rend les arnaques financières plus aisées. Les cibles sont le plus souvent des entreprises de taille intermédiaire (ETI).

Nous essayons d'anticiper en diffusant des messages de prudence pour que les systèmes d'information des victimes potentielles soient les plus robustes possible. Quand on en est à se poser la question de payer ou non la rançon, il est déjà trop tard.

Nous avons mené 17 opérations en 2021. Une opération, c'est quelque chose de très grave, car cela implique une intervention massive de moyens de la part de l'agence, de nos partenaires et de prestataires privés. Sur ces 17 opérations, 14 concernaient des affaires d'espionnage, dont 9 semblaient correspondre à des modes opératoires d'origine chinoise. Ce sont des opérations très complexes faisant intervenir tout un écosystème obscur mêlant acteurs publics et privés. En résumé, l'espionnage, c'est 80 % de l'activité de l'Anssi.

La menace militaire, c'est celle qui vise non pas à espionner ou à faire chanter, mais à détruire des systèmes d'information. C'est notre priorité, car cela pourrait avoir des conséquences dramatiques en matière de sécurité nationale. Le premier constat à faire, c'est qu'une telle attaque ne s'est pas encore réalisée, même depuis le début de la crise ukrainienne. Il ne faut pas pour autant sous-estimer la Russie en la matière. On l'a vu avec SolarWinds en 2020.

La clé réside dans la construction d'un véritable écosystème. Un travail étroit est mené avec un certain nombre de partenaires afin d'aboutir à une compréhension fine des modes opératoires et de proposer des stratégies efficaces. Aujourd'hui, je peux dire que nous sommes arrivés à un système de cyberdéfense performant.

À ce stade, permettez-moi de faire la publicité de notre plateforme d'information cybermalveillance.gouv.fr, qui peut permettre à tout un chacun de réviser les règles élémentaires en matière de cybersécurité.

Enfin, je veux revenir sur le Campus Cyber, qui est une initiative public-privé remarquable. Sur 26 000 mètres carrés à La Défense, il associe l'Anssi, des chercheurs, des représentants de grands groupes dans une alchimie très précieuse pour diffuser l'information et proposer des formations en matière de cybersécurité.

Pour conclure, je rappelle que notre action doit nécessairement s'inscrire dans un cadre européen. La cybersécurité a d'ailleurs été l'un des marqueurs de la présidence française de l'Union européenne. L'entraide européenne est absolument fondamentale.

M. Olivier Cadic, rapporteur pour avis des crédits du programme "Coordination du travail gouvernemental". - Messieurs, vous avez évoqué devant nous le nombre d'attaques en 2020 et 2021, mais pouvez-vous faire un point plus détaillé, à date, de la situation en 2022 ? Quelles sont vos prévisions pour 2023, et vous estimez-vous suffisamment dotés en effectifs pour y faire face ?

Par ailleurs, vous avez souligné que les attaques par rançongiciel et blocage des systèmes d'information de collectivités, comme la ville de Caen, et d'hôpitaux, comme celui de Corbeil-Essonnes, se multipliaient. Quelle a été l'action de l'Anssi dans les cas cités ? Où se situent les responsabilités ? Si les recommandations de l'Anssi ne sont pas appliquées, n'est-ce pas la responsabilité des hôpitaux ou des collectivités qui risque d'être engagée ? Pour ma part, je pense qu'il serait totalement contreproductif, voire dangereux de banaliser un quelconque paiement des rançons.

Vous avez évoqué les questions d'espionnage, notamment de la Chine, de manière très diplomatique. Quelles sont les nouvelles menaces ? La pression se faisant toujours plus forte, faut-il s'inquiéter ?

Les câbles sous-marins peuvent-ils constituer un point de danger pour nos systèmes informatiques ?

J'aimerais également évoquer la dissuasion. Que pouvez-vous nous dire sur les pirates ? Sommes-nous en mesure de les bloquer ? Combien d'entre eux ont été arrêtés ces dernières années ? La stratégie américaine est très offensive : le FBI recherche les auteurs des faits, bloque les serveurs, délivre des mandats d'arrêt internationaux - un de nos jeunes compatriotes a récemment été arrêté au Maroc en lien présumé avec une attaque cyber aux États-Unis. Pouvons-nous procéder de la sorte pour envoyer un message de fermeté aux États et organisations hostiles ?

Nous avons observé les narratifs, dont celui de la Chine, repris par la Russie. J'ai consulté un site d'histoire, par exemple, qui reprenait très exactement le narratif de la Chine sur Taïwan. Il suffit de suivre un discours du Président de la République pour observer l'action des robots installés en Russie qui cherchent à décrédibiliser la parole du Président sur Facebook ou Twitter au moment même où elle est prononcée. Le week-end dernier, au Burkina Faso, certains sites étaient animés depuis la Russie pour inciter la population à mettre le feu à l'ambassade de France. On pouvait même voir des drapeaux russes au sein des manifestations. Envisagez-vous de contre-attaquer et, si oui, comment ?

M. Mickaël Vallet, rapporteur pour avis des crédits du programme "Coordination du travail gouvernemental". - Le plan de relance allouait 136 millions d'euros au financement de prestations et à la création de centres régionaux de réponses cyber de proximité. Quel est le taux de participation des conseils régionaux ? Disposez-vous encore de marges de manoeuvre ?

Un urgentiste expliquait hier, sur La Chaîne parlementaire, que l'attaque contre l'hôpital de Corbeil-Essonnes avait eu des conséquences très concrètes, notamment un « délestage » sur les hôpitaux voisins. Que se passerait-il si une attaque de cette ampleur frappait un hôpital où les possibilités de délestage sont moindres, comme dans certains territoires d'outre-mer ?

Vous avez évoqué la plateforme cybermalveillance.gouv.fr : quel en est le bilan chiffré ? Il s'agit d'un dispositif extrêmement concret pour nos concitoyens. Avez-vous constaté une augmentation des plaintes ?

Certains esprits plus ou moins chagrins se sont émus de la concomitance entre un accord de fourniture d'énergie par les Américains et un autre accord sur les systèmes numériques, qui aurait été trouvé après plusieurs annulations par la justice européenne. Ferions-nous preuve de naïveté dans la façon dont nous partageons nos données avec un partenaire dont l'action serait, selon certains, « à géométrie variable » en fonction des sujets ?

Allez-vous mettre en place une organisation particulière pour les jeux Olympiques de Paris de 2024 ?

Un article du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur précise qu'il faut porter plainte après avoir payé une rançon. Le problème est non pas tant de porter plainte que d'inscrire dans le marbre de la loi la possibilité de payer une rançon. Quel signal envoie une telle disposition ?

M. Stéphane Bouillon. - En raison du principe de libre administration des collectivités locales et des établissements publics, il revient au directeur général d'un hôpital et à son conseil d'administration de bien prendre en compte les menaces existantes et la manière dont il faut y répondre. Il en va de même des mairies - la mairie de Caen a pu s'appuyer sur un solide service informatique, qui a su prendre les mesures de précaution immédiates nécessaires. Une attaque récente contre l'hôpital de Cahors a également pu être déjouée assez facilement, car les investissements nécessaires avaient été réalisés.

De mémoire, 25 millions d'euros de crédits étaient inscrits au budget l'année dernière pour soutenir les hôpitaux ; le Gouvernement vient de décider de rajouter 20 millions cette année. Des crédits similaires sont alloués aux collectivités locales. Il appartient ensuite à chacune de ces structures de prendre les solutions nécessaires.

Nous sommes extrêmement sensibilisés à la question de la protection des câbles sous-marins. Il est plus complexe d'interrompre internet qu'un gazoduc, la redondance du système permettant au circuit de passer d'un câble à un autre. Nous réfléchissons, dans le cadre de la prochaine loi de programmation militaire, à la question des grands fonds marins et à la prévention des attaques. Nos sociétés étant de plus en plus numérisées, une interruption d'internet aurait des conséquences extrêmement dramatiques.

Lorsqu'il est possible de poursuivre les auteurs d'attaques sur le plan juridique, nous essayons de le faire. Toutefois, il est extrêmement difficile d'attribuer une cyberattaque à un pays. Il en va de même en matière d'ingérence numérique étrangère. Cela pose également un problème en termes d'assurance : la Lloyd's a décidé de ne plus réassurer les sinistres commis par des États à partir de 2023. La difficulté va résider dans notre capacité à attribuer une attaque à un État. Il s'agit d'un acte à la fois technique, juridique et politique.

La plus célèbre attribution est celle de l'aveuglement du satellite ViaSat, le matin de l'offensive russe en Ukraine. Il s'agissait d'aveugler les communications sur le champ de bataille, ce qui a également neutralisé les modems de ce satellite sur une bonne partie de l'Europe.

Il est sans doute possible de contre-attaquer, mais il faudra que vous interrogiez d'autres que moi sur cette question. Nous avons tous noté que les chemins de fer biélorusses, au début de l'attaque, ont connu des désagréments sans doute dus à la vétusté de certains appareils. C'est simplement arrivé au mauvais moment pour eux, et au bon moment pour les Ukrainiens...

Il s'agit également d'une guerre dissymétrique : en cas de coupure d'un service public en France, les médias en parleront et on nous demandera des comptes ; dans un certain nombre d'autres pays, personne n'osera protester...

On peut essayer d'identifier les hackers, de les rechercher et de mener des enquêtes efficaces. Ce fut le cas l'année dernière, les polices européennes réussissant à neutraliser plusieurs hackers agissant comme des relais russes. Un certain nombre de poursuites ont aussi pu être engagées, toujours contre des hackers russes, grâce aux renseignements fournis par leurs anciens associés pro-ukrainiens.

Lors du comité Olympique de juillet dernier, le chef de l'État et la Première ministre ont décidé que l'Anssi serait en charge du pilotage de la sécurité des Jeux Olympiques 2024. L'Agence est en train de mettre en place une série de dispositifs. Les opérateurs les plus sensibles feront l'objet d'une surveillance constante.

Nos relations avec les États-Unis sont à la fois indispensables et de qualité. La semaine prochaine, je me rendrai à Washington pour rencontrer mes homologues et discuter de ces questions. En général, ils nous ouvrent assez largement leurs portes. Bien évidemment, la formule selon laquelle un État n'a pas d'ami, mais seulement des intérêts, est toujours de mise. Il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont pour nous un allié majeur, essentiel, de longue date, avec lequel nous avons pu avoir des différends, mais avec qui nous travaillons en confiance à la fois pour nous développer et pour assurer notre propre sécurité. Les services américains nous ont beaucoup aidés sur le sujet des menaces hybrides. Nous poursuivons cette collaboration, que nous souhaitons confiante et efficace.

M. Guillaume Poupard. - Les chiffres de 2021 montrent une stabilisation, sur un palier haut, des attaques par rançongiciel et une pression toujours plus forte de l'espionnage. Il existe une vraie crainte autour des attaques pouvant engendrer des dégâts physiques. Les choses vont probablement continuer selon ce schéma en 2023 et 2024.

La question de la responsabilité se pose et se posera de plus en plus. Aujourd'hui, les responsables des hôpitaux sont davantage des victimes que des coupables. Nous les aidons et les incitons fortement à développer leurs défenses. En concertation avec le ministère de la santé, nous avons désigné plus d'une centaine d'hôpitaux « opérateurs de services essentiels ». Ce statut les oblige à se protéger, à mettre en oeuvre les règles de sécurité que nous imposons et à financer ces dispositifs. S'ils ne le faisaient pas, ce serait une forme de négligence que nous pourrions leur opposer dans une dizaine d'années, mais pas aujourd'hui.

En parallèle, le plan de relance est arrivé au bon moment pour aider les hôpitaux à faire un bilan. Nous avons financé des prestataires pour les aider à élaborer un plan d'action. Ces crédits, à hauteur d'une centaine de milliers d'euros par structure aidée, ont permis de débloquer les choses. Charge aux hôpitaux d'effectuer ce travail de rattrapage.

Dès lors que l'on s'interroge sur le paiement d'une rançon, il est déjà trop tard. Il n'y a plus alors de bonne solution. Il ne faut pas se tromper de message et dissuader fortement le paiement des rançons, qui va alimenter le crime organisé. Cet argent sera réutilisé pour attaquer encore plus de victimes. Toute disposition, quand bien même elle semblerait de bon sens, qui pourrait laisser croire que le paiement d'une rançon est quelque chose d'anodin enverrait un terrible message.

Bien évidemment, quand on n'a pas eu le choix, il faut systématiquement déposer plainte après paiement - le rappeler n'est pas forcément inutile. De même, cela permet de rassurer les assureurs qui peuvent ainsi intégrer le paiement dans une stratégie d'accompagnement de leurs clients. Pour autant, laisser penser qu'il suffit de payer pour tout régler serait totalement contreproductif.

La dissuasion est essentielle. Il nous faut durcir le ton. La voie judiciaire commence à donner des fruits grâce à l'entraide internationale. Nous avons rencontré de très beaux succès, qui nous encouragent dans cette voie. Mais nous savons que les attaquants et experts des services de renseignement de certains grands pays adverses resteront toujours hors d'atteinte. La voie judiciaire ne peut tout régler.

Je veux tout d'abord rappeler que la meilleure défense, c'est la défense, et que la prévention est absolument essentielle. À côté, il nous faut également disposer de capacités offensives mobilisables pour mettre une pression sur nos adversaires. Nous y réfléchissons avec nos partenaires américains. Il s'agit d'élever le coût des attaques pour nos adversaires.

Nous avons lancé des centres opérationnels en lien avec les conseils régionaux et les préfectures de région. Les choses se mettent en place dans douze de nos régions. Ce dispositif permet d'impliquer tout le tissu intermédiaire économique, ce que l'Anssi ne saurait faire seule. Disposer d'un centre opérationnel capable de répondre soit en amont, soit en cas de véritable attaque est essentiel.

Nous avons également mis en place les parcours de sécurité des collectivités locales et de quelques opérateurs publics, ce qui représente beaucoup d'argent, mais a permis d'élever véritablement le niveau de sécurité. Je dois vous avouer avoir utilisé une partie des crédits du plan de relance pour équiper l'Anssi à des fins de détection. Ces crédits, qui ne figurent pas techniquement au programme 129, me manqueront en 2023, ce qui risque d'entraîner une tension sur le budget de l'Anssi.

Une attaque systémique sur les hôpitaux serait catastrophique, mais difficilement réalisable en raison de l'hétérogénéité des systèmes numériques des établissements. Par contre, il ne serait pas possible de réaliser de délestage dans certains territoires ultramarins. Nous portons une attention particulière à ces questions et le plan de relance a également permis de développer des centres de ressources mutualisés dans les territoires d'outre-mer. Ces initiatives vont permettre de disposer de personnes compétentes sur place, ce qui est souvent la principale carence dont souffrent ces territoires.

Je ne dispose pas encore des chiffres de la plateforme cybermalveillance.gouv.fr, mais nous pourrons vous les faire parvenir. La plateforme permet d'aider de plus en plus de personnes à mesure qu'elle gagne en notoriété, comme le montrent les études. Elle devient même une sorte de capteur, qui nous permet d'anticiper certains phénomènes de cybercriminalité.

En ce qui concerne les accords entre l'Union européenne et les États-Unis sur le traitement des données, c'est une histoire qui se répète : l'accord Safe Harbor a été cassé par la justice européenne ; un deuxième accord, Privacy Shield, a également été cassé ; un troisième accord, que je ne connais pas, est en cours de négociation, mais je ne doute pas qu'il sera aussi cassé dans quatre ans. Plutôt que de nous lamenter, nous développons un référentiel, dénommé « SecNumCloud », pour détailler ce que nous attendons d'un système d'informatique nuagique à un haut niveau de sécurité. Le référentiel indique clairement que le contrôle des sociétés opérant ces services ne doit pas être extra-européen, afin de nous prémunir contre les arrêts de la justice européenne.

Les Jeux Olympiques vont beaucoup nous occuper. Le travail est en cours. Il est mené en lien étroit avec le ministère de l'intérieur. Nous allons devoir protéger deux types d'acteurs : ceux que l'on connaît déjà, avec lesquels les liens sont déjà établis, et ceux, beaucoup plus éphémères, qui sont liés à l'événement. À nous de nouer des liens rapidement pour que tout fonctionne le jour J. Nous savons déjà qu'il y aura des attaques. Il s'agit d'un moment idéal pour nos adversaires, alors que toutes les caméras du monde seront braquées sur nous.

M. Olivier Cigolotti. - La question de cyberattaques d'ampleur sur les systèmes informatiques est souvent soulevée, mais il existe aussi une menace sur les câbles sous-marins, alors même qu'ils permettent de faire transiter plus de 99 % des données. Avons-nous les moyens d'assurer la surveillance et la sécurité de ces infrastructures ? Existe-t-il une stratégie européenne coordonnée en la matière ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Constatez-vous des difficultés pour recruter et conserver dans les armées des spécialistes de la cybersécurité ? La concurrence du secteur privé est très forte, et on nous a indiqué que la moitié des effectifs partait dans les cinq ans suivant leur recrutement.

M. Hugues Saury. - Les prix du gaz, de l'électricité et des biens de consommation courante ont augmenté de façon importante, mettant nos concitoyens dans des situations critiques. Certaines voix appellent à ne pas minimiser le risque d'un mouvement citoyen de masse et invitent à écouter les signaux faibles. Les menaces terroristes et numériques font l'objet d'une grande et salutaire attention, mais de quels moyens est doté le SGDSN pour analyser les risques de fractures et d'émergence de mouvements sociaux qui pourraient basculer demain dans la violence ?

M. François Bonneau. - Des champions français, comme OVH, Atos ou Thales, sont présents dans le secteur du cloud, dans lequel les enjeux de souveraineté et de confiance deviennent prégnants, mais ces champions sont tous adossés à des Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Comment pouvez-vous garantir que des données sensibles ne puissent pas être lues par des puissances étrangères au travers du cloud ?

M. Guillaume Gontard. - Nous connaissons un certain nombre de crises : le covid-19, la guerre en Ukraine, la canicule et, plus globalement, le dérèglement climatique. Les aléas climatiques notamment font peser une menace très forte sur la stabilité mondiale, la santé, l'alimentation, l'approvisionnement en énergie ; ils entraînent des déplacements de population. Menez-vous une réflexion sur l'adaptation de nos sociétés et sur la résilience ? Êtes-vous en contact avec des centres de recherche sur ces sujets ?

En ce qui concerne les cyberattaques sur les petites et moyennes entreprises (PME), on nous dit parfois que les rançons, souvent petites, sont payées, en particulier parce que cela coûte moins cher que de faire venir des spécialistes. Comment faire évoluer les choses ?

M. André Gattolin. - L'Anssi a publié en mars dernier un excellent rapport sur les menaces informatiques, lequel fait état d'une augmentation des intrusions avérées de 37 %. Les attaques par rançongiciel augmentent particulièrement à l'encontre des très petites entreprises (TPE), des PME et des ETI. Cette augmentation provient-elle d'une meilleure déclaration de la part des entreprises - on nous a souvent dit qu'elles avaient peur quant à leur réputation en cas d'attaque -, donc d'une plus grande confiance de leur part ? Je sais que la question de la confiance se pose aussi dans le secteur universitaire.

M. Joël Guerriau. - Disposez-vous d'éléments d'évaluation au niveau national pour apprécier le niveau global de préjudice en cas de rançongiciel ? Quel est le coût de l'ensemble des moyens mis en oeuvre pour lutter contre les cybermenaces ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le ministère des armées dépend beaucoup de Microsoft, alors que la gendarmerie et d'autres ministères européens de la défense utilisent des logiciels libres. La dépendance vis-à-vis de Microsoft ne constitue-t-elle pas une forme de fragilité ?

Vous avez évoqué des coopérations avec l'Union européenne, mais vous n'avez pas mentionné l'Otan. Or cette organisation réfléchit à l'idée d'intégrer les cyberattaques dans le champ de l'article 5 du traité.

M. Stéphane Bouillon. - Monsieur Cigolotti, nous discutons avec l'Union européenne de la question des câbles sous-marins, mais il n'y a pas de stratégie commune. Nous regardons ensemble comment monter des structures de résilience, mais chaque État est indépendant en la matière et travaille avec les opérateurs pour parer la menace et trouver des moyens de contournement en cas de problème.

Madame Carlotti, l'Anssi comme Viginum réussissent à attirer des talents, notamment grâce à leur image de marque - il est valorisant d'avoir travaillé à l'Anssi - et au sens du service public de nombreuses personnes, qui apprécient de contribuer à la protection de leurs concitoyens, quitte à être moins bien payées que dans le privé.

Monsieur Saury, le SGDSN n'est pas un service de renseignement, Viginum non plus. Nous travaillons sur les agences numériques étrangères et nous nous sommes interdit de surveiller le théâtre politique français - cela relève notamment du renseignement territorial en ce qui concerne le ministère de l'intérieur.

Monsieur Gontard, pour ce qui concerne les crises climatiques, nous travaillons effectivement avec un certain nombre de laboratoires. Je suis en train de passer un accord avec Climat 21 pour faire en sorte que nous puissions mieux anticiper et évaluer ce genre de menaces.

Madame Garriaud-Maylam, nous travaillons aussi avec l'Otan, mais nous restons prudents, car il s'agit d'une alliance militaire, et il convient de résister aux tentatives hégémoniques de certains membres qui ne sont pas membres de l'Union européenne.

M. Guillaume Poupard. - Le taux de départ des cybercombattants s'établit entre 15 % et 20 %, ce qui, pour des contractuels, est plutôt raisonnable. Qu'ils partent dans le privé n'est pas une catastrophe. C'est même plutôt une chance selon moi, car cela renforce l'écosystème dont je parlais précédemment.

Monsieur Bonneau, on n'est pas capable de faire du cloud de haut niveau en France aujourd'hui avec des technologies exclusivement françaises et développées en France. Il faut travailler avec des fournisseurs de technologie, notamment américains, ce qui nuit à notre souveraineté. Néanmoins, nous sommes en mesure de conserver un certain contrôle.

Avec les Gafam, le niveau de sécurité est très important. Il y a des risques résiduels, notamment juridiques, et il est important de travailler sur des solutions qui permettent d'éliminer le plus possible ces risques, raison pour laquelle on voit apparaître des associations qualifiées d'hybrides.

Monsieur Gattolin, sur la sécurité des PME, la tendance est à l'augmentation des attaques. Il faut savoir que les rançons sont bien proportionnées à la taille des entreprises, ce qui explique la tentation très forte des victimes ou des assureurs de payer, la reconstruction pouvant coûter beaucoup plus cher. Cependant, c'est la garantie de se faire de nouveau attaquer dans la foulée par d'autres.

Sur l'espionnage, il y a de l'inquiétude. Il faut aussi avoir de la chance pour détecter certaines attaques masquées derrière une activité criminelle.

Monsieur Guerriau, sur les préjudices financiers, je n'ai pas de chiffres fiables, mais cela peut aller jusqu'au dépôt de bilan.

Je termine sur les logiciels américains. Dire que le logiciel libre est plus sûr que les logiciels américains est une légende. Tout est une question de maîtrise des outils. Vous avez cité la gendarmerie nationale, qui a cette culture, mais cela a un coût important en matière d'expertise.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi de finances pour 2023 - Audition de M. Emmanuel Moulin, directeur général du Trésor

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le directeur général, mes chers collègues, nous accueillons ce matin Emmanuel Moulin, directeur général du Trésor. Monsieur le directeur général, vous occupez cette fonction depuis novembre 2020 et c'est donc la deuxième fois que nous vous entendons à propos du budget de l'aide publique au développement, dont un volet essentiel dépend de votre direction générale.

Je rappelle en effet qu'au sein de la Mission budgétaire « Aide publique au développement », la direction générale du Trésor est responsable du programme 110 « Aide économique et financière au développement », tandis que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères gère le programme 209 « solidarité avec les pays en développement ».

Je rappelle également que la direction générale du Trésor est chargée du programme 851, qui porte le résidu de l'aide publique au développement dite « liée », ainsi que du programme 852, qui permet de refinancer les dettes de certains pays envers la France.

S'agissant du programme 110, il concentre d'abord les crédits destinés à des institutions multilatérales de développement ainsi qu'au financement des annulations de dette. Il comprend également des crédits d'aide bilatérale, notamment les crédits de bonifications visant à abaisser le coût des prêts de l'Agence française de développement (AFD) pour les pays emprunteurs. Pour 2023, les crédits de ce programme vont à nouveau connaître une hausse très substantielle, avec 3,8 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) et 2,3 milliards en crédits de paiement (CP).

Monsieur le Directeur général, pourriez-vous nous expliquer cette hausse et nous présenter les principales contributions de la France aux grands fonds multilatéraux ? Qu'en est-il en particulier des financements climatiques ? Après les catastrophes récentes - je pense en particulier au Pakistan qui a été ravagé par les inondations - les pays en développement se font de plus en plus pressants pour demander ce qu'ils considèrent comme un dédommagement de la part des pays développés : que leur répondez-vous ?

Le programme 110 intervient également pour soulager la dette des pays les plus pauvres. Après l'initiative de l'allègement de la dette des pays africains pendant la pandémie, où en sommes-nous actuellement ?

Nous aimerions que vous fassiez le bilan de la mise en oeuvre de la loi d'orientation et de programmation du 4 août 2021. Est-ce que les ratios prêts/dons et bilatéral/multilatéral fixés par cette loi seront respectés ? Est-ce que la part de l'aide programmable bénéficiant aux pays prioritaires augmente comme prévu ? C'est une attention toute particulière du Sénat.

Enfin, je rappelle que c'est votre direction qui représente le ministère de l'économie et des finances à la CIEEMG (commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériel de guerre). Il s'agit d'une activité très spécifique, mais il me semblerait utile que vous nous rappeliez le rôle de votre direction au sein de la CIEEMG et les principes qui guident ses prises de position. Nous devrions entendre prochainement ensemble les trois ministres concernés : affaires étrangères, économie et armées.

Je rappelle que cette audition est captée. Je vous laisse la parole pour un exposé liminaire. Je donnerai ensuite la parole aux membres de la commission, en commençant par les rapporteurs de l'Aide publique au développement, Hugues Saury et Rachid Temal.

M. Emmanuel Moulin, directeur général du Trésor. - Nous sommes heureux de vous présenter aujourd'hui l'action de la direction générale du Trésor (DGT) en matière d'aide publique au développement. Je suis accompagné de Christophe Bories, sous-directeur des affaires financières multilatérales et du développement.

Comme vous l'avez rappelé, le ministère de l'économie et des finances participe à l'élaboration de la stratégie d'aide publique au développement, avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Les deux ministères assurent le co-secrétariat du comité interministériel de la coopération internationale et au développement (CICID), qui fixe les orientations relatives aux objectifs et aux modalités de la politique de coopération et d'aide publique au développement. Nous assurons également la cotutelle du groupe AFD et cette organisation a été confirmée par le Sénat lors de la loi de programmation du 4 août 2021.

La direction générale du Trésor a la charge du volet économique et financier de l'aide publique au développement. Cela regroupe les grands fonds multilatéraux, les prêts et les annulations de dette ainsi que les interventions en matière d'environnement et de climat. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères pilote pour sa part principalement les actions sectorielles hors climat, en particulier les questions de santé, ainsi que les interventions en dons.

Le programme 110 « aide économique et financière au développement » et le programme 209 « solidarité avec les pays en développement » composent la mission aide publique au développement. Elle comprend également les programmes 851 et 852, le programme 365 « renforcement des fonds propres de l'Agence française de développement », qui avait été introduit en PLF 2021 pour recapitaliser l'agence ainsi que le programme 370 « Restitution des biens mal acquis », un programme du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, créé suite à la loi de programmation du 4 août 2021.

Nous gérons aussi avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et la direction du budget le fonds de solidarité pour le développement, dont les crédits extrabudgétaires (notamment les taxes sur les billets d'avion) contribuent au financement de fonds multilatéraux sur la santé et le climat.

Je voudrais aborder quelques sujets d'actualité avant de répondre à vos questions. Je commencerai par l'action de la DGT sur les principales crises que nous traversons. S'agissant de l'annulation de dettes, la DGT y joue un rôle tout particulier puisque je suis président du Club de Paris, chargé de négocier les dettes des pays en voie de développement et émergents qui font face à des difficultés dans le cadre de programmes avec le Fonds monétaire international (FMI). Dans les années 2000, nous avions mis en place des initiatives très importantes de réduction de dettes, notamment l'initiative Pays pauvres très endettés. Depuis, le stock de dettes des pays d'Afrique subsaharienne a fortement augmenté, atteignant le triple du point bas consécutif aux annulations en 2006. Il y a eu un ré-endettement de ces pays, notamment par l'accès aux marchés mais aussi du fait de l'apparition de nouveaux créanciers, en particulier de la Chine qui est devenu un créancier très important des pays africains.

La crise du Covid-19 a révélé des vulnérabilités de ces pays. En réponse à cette crise, nous avons mis en place une initiative dite Suspension du service de la dette, qui a permis à ces pays de dégager de l'espace budgétaire pour faire face aux besoins générés par la crise, en particulier les dépenses de santé et les mesures de soutien à leurs économies. Sur la période de mise en oeuvre, achevée en décembre 2021, les créanciers du Club de Paris ont signé des accords de suspension portant sur 4,6 milliards de dollars sur 42 pays, dont 1,8 milliard de dollars en faveur des pays d'Afrique subsaharienne. La France a signé des accords de suspension pour un montant de 1,4 milliard de dollars en faveur de 37 pays, dont 17 des 19 pays prioritaires de l'aide et 1 milliard de dollars en faveur des pays africains.

Outre ces initiatives d'urgence pour faire face à la crise pandémique, nous avons également mis en place des mesures plus structurelles.

Avec le G20, nous avons mis en place le cadre commun, qui est une instance de concertation et de coopération entre les pays du Club de Paris et ceux du G20, donc y compris la Chine, l'Inde et l'Arabie Saoudite, pour traiter du problème du surendettement de certains pays. Trois pays ont sollicité une aide dans ce cadre : l'Éthiopie, le Tchad et la Zambie.

Les négociations avec le Tchad sont bien avancées et devraient aboutir à un accord dans les prochaines semaines. Avec l'augmentation du prix du pétrole, le besoin de financement du Tchad s'est beaucoup réduit ; il n'y a pas de besoin pour un traitement de dette immédiat. En revanche, le service de la dette sera très élevé en 2024 et il conviendra de prendre en compte cet élément. Les créanciers du cadre commun ont aussi voulu donner un signal aux créanciers privés (notamment le groupe de matières premières Glencore) afin de les inciter à faire un effort en faveur du Tchad, qui est un des pays les plus pauvres du monde.

Nous sommes également très actifs sur la Zambie, qui a sollicité un traitement de dette et signé un accord avec le FMI. Nous sommes en négociation avec la Chine pour avoir une restructuration de la dette de la Zambie.

Enfin, sur l'Éthiopie, nous avons des travaux techniques en cours mais la situation sur le terrain rend difficile la conclusion d'un accord avec le FMI.

Par ailleurs, nous travaillons aussi sur d'autres pays qui ne font pas partie du cadre commun. Nous avons traité le cas du Surinam, pays frontalier avec la France. Nous travaillons aussi beaucoup sur le Sri Lanka. Un accord avec les équipes du FMI a été conclu. Nous travaillons avec ce pays pour constituer un groupe de créanciers. Les pays du Club de Paris sont prêts à agir et nous avons sollicité l'Inde et la Chine pour qu'ils puissent également participer.

Le deuxième élément d'actualité concerne les droits de tirage spécial (DTS). Pendant la crise, nous avons décidé une allocation exceptionnelle de 650 milliards de dollars de DTS, qui a bénéficié à hauteur de 34 milliards au continent africain, dont près de 24 milliards pour l'Afrique subsaharienne. 5% seulement bénéficie donc au continent africain. Les actionnaires majeurs du FMI que sont les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne ont bénéficié aussi des allocations de DTS alors qu'ils n'ont pas nécessairement besoin de renforcer leurs réserves de change.

C'est la raison pour laquelle le Président de la République a souhaité en mai 2021, lors du sommet sur le financement des économies africaines à Paris, que les grands pays actionnaires du FMI s'engagent à recycler une partie de leurs DTS en faveur des pays africains. Nous avons obtenu un engagement des pays du G20 de recycler 100 milliards de dollars de DTS en faveur des pays les plus pauvres.

Deux voies sont utilisées. Nous renforçons d'abord le fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et la croissance (FRPC), qui permet d'octroyer des prêts à taux 0 et à long terme aux 69 économies les plus pauvres membres du FMI, la majorité étant des États africains. Nous finançons à hauteur de 4 milliards de DTS cette facilité et nous nous sommes engagés à augmenter de 1 milliard notre financement en sa faveur. Cela n'est pas gratuit ; nous reprêtons nos DTS au FMI qui les utilise ensuite pour en faire des prêts à 0% aux pays les plus pauvres. Il faut que nous alimentions un compte de bonification pour réduire le taux d'intérêt du DTS, puisque celui-ci est aligné sur la moyenne des taux d'intérêt qui composent le panier du DTS (5 grandes monnaies, y compris le Renmimbi). Il est aujourd'hui aux environs de 1,50%. Pour faire des prêts à taux 0, il faut bien compenser ce montant, d'où le compte de bonification, que nous alimentons avec des crédits budgétaires (130 millions d'euros dans le PLF 2023, avec un premier décaissement à hauteur de 40 millions d'euros).

Sera également opérationnel d'ici la fin de l'année un fonds fiduciaire pour la résilience et la soutenabilité, aussi alimenté par des DTS, visant à financer les transformations structurelles de 143 pays éligibles (dont tous les pays africains), notamment la résilience au changement climatique et la préparation aux pandémies. Ce fonds, doté de 70 milliards de dollars, permettra également de faire des prêts aux pays les plus pauvres, sur une durée plus longue que pour le FRPC. Dans le cadre du PLF 2023, l'État devrait donner sa garantie pour un prêt de 3 milliards de DTS de la Banque de France au FMI pour ce fonds de résilience. Comme pour le FRPC, des crédits budgétaires sont nécessaires pour bonifier les intérêts. Nous avons donc prévu à cette fin 80 millions d'euros en AE et en CP dans le PLF 2023.

Le programme 110 finance les contributions de la France aux grands fonds multilatéraux. Le principal d'entre eux est l'association internationale de développement (AID), qui est le bras concessionnel de la Banque mondiale. Les négociations de reconstitution de l'AID 20, organisées sur un cycle de trois ans, ont été conclues du fait de l'urgence de la pandémie en décembre 2021, un an avant la date prévue. Nous avons mobilisé 93 milliards de dollars sur trois ans contre 82 milliards pour l'AID 19. La contribution de la France est majeure puisqu'elle s'élève à 1,457 milliard d'euros, entièrement composé de dons, s'inscrivant en hausse de 6% par rapport à l'AID 19. La France conserve son rang de 5ème donateur de l'AID. Cela représente environ 40% du programme 110.

Le programme 110 porte également des engagements en matière de finance pour le climat. Les pays avancés se sont engagés à financer à hauteur de 100 milliards de dollars par an l'atténuation et l'adaptation au changement climatique des pays en voie de développement, engagement pris à Copenhague en 2009 et renouvelé lors des accords de Paris de 2015. Le Président de la République a décidé d'augmenter la contribution de la France en la portant à 6 milliards de dollars par an sur la période 2021-2025. Cet engagement se traduit par des contributions à des fonds pour le climat, en particulier via le doublement de la contribution de la France au fonds vert pour le climat (1,548 milliard sur 2020-2023). Nous sommes 3ème contributeur du fonds vert. Par ailleurs, la France a assuré en 2021 la coprésidence du conseil d'administration du fonds vert. Les pays actionnaires du fonds ont demandé à la France de reconduire cette coprésidence.

Nous participons également à la reconstitution du fonds multilatéral de mise en oeuvre du protocole de Montréal. Cette négociation a été finalisée en juillet 2022, avec une contribution qui s'élève à 540 millions de dollars entre 2021 et 2022. Ce fonds est destiné à la lutte contre les gaz CFC (chlorofluorocarboné) et HCFC (hydrochlorofluorocarbonés), responsables des trous de la couche d'ozone.

La France participe aussi à la reconstitution du fonds pour l'environnement mondial, logé à la Banque mondiale, seul fonds à développer des activités en faveur de la biodiversité.

Enfin, le programme 110 finance également le fonds français pour l'environnement mondial, reconstitué en 2019.

Au-delà de ces contributions, la DGT, dans son rôle d'actionnaire des banques multilatérales de développement, s'assure que ces banques se conforment d'ici 2023 aux accords de Paris et que soit renforcée la prise en compte des problématiques climatiques. Les propos récents du président de la Banque mondiale ont fait polémique mais celui-ci a heureusement rectifié son discours.

Je terminerai sur l'AFD, qui a été mobilisé pour faire face à la crise pandémique. L'État a apporté, en 2021, 1,42 milliard d'euros de fonds propres supplémentaires à l'AFD pour qu'elle puisse mettre en oeuvre son plan d'affaires, avec un montant d'engagement de 12 milliards par an. Nous avons demandé à l'AFD de mettre en place, pour le compte de l'État, un prêt concessionnel de soutien à l'Ukraine de 300 millions d'euros, qui a été décaissé en avril, peu de temps après le début du conflit. Nous travaillons également avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères sur le futur contrat d'objectifs et de moyens (COM) de l'AFD, pour qu'il puisse décliner les objectifs et les principes de la loi du 4 août 2021.

S'agissant de la trajectoire de l'aide publique au développement (APD), nous avons respecté les engagements pris. En 2021, l'APD française s'est établie à 13,1 milliards d'euros, en augmentation de 6%, pour atteindre 0,51% du PIB. En 2022, le volume de l'APD française devrait continuer à croitre pour atteindre 14,8 milliards d'euros à la fin de l'année, soit 0,55% du PIB. En 2022, l'APD augmente de 4,6 milliards d'euros par rapport à 2018.

Au total, les crédits du programme 110 s'élèvent à 3 milliards 886,9 millions d'euros en AE et 2 milliards 337,9 millions en CP. La concentration se fait sur les crédits destinés aux institutions multilatérales, ainsi qu'au financement des annulations de dettes bilatérales et multilatérales, des engagements remontant parfois à plusieurs années. Le programme 110 comprend aussi des crédits d'aides bilatérales, en particulier des crédits de bonification visant à abaisser pour les pays emprunteurs le coût des prêts de l'AFD ainsi que, pour des montants beaucoup plus faibles, des aides budgétaires globales en faveur de l'Afrique subsaharienne de l'ordre de 60 millions d'euros en AE et en CP.

M. Hugues Saury, rapporteur. - Merci pour cet exposé précis.

La DGT siégeant au conseil d'administration de l'AFD, quelle est votre appréciation de l'engagement de l'agence en Afrique, notamment en ce qui concerne les prêts ? La situation difficile que traversent de nombreux pays africains, ainsi que certains pays émergents, permettra-t-elle de maintenir les engagements de l'agence à hauteur de 12 milliards d'euros, comme prévus par le Gouvernement ?

Par ailleurs, un total de 150 millions d'euros sont prévus au sein du programme 365 du PLF 2023 pour renforcer les fonds propres de l'AFD. S'agit-il d'une opération neutre pour le budget de l'État, compensé par un remboursement de ressources à condition spéciale de la part de l'agence ou bien d'un nouvel apport net à l'AFD ?

Le Gouvernement a nommé une secrétaire d'État chargé du développement, voeu formulé à plusieurs reprises par la commission des affaires étrangères. D'après le décret du 8 juin 2022 relatif à ses attributions, Chrysoula Zacharopoulou dispose des services du ministère des affaires étrangères chargés de la politique de développement, comme la direction de la mondialisation. Il est également précisé que « les autres départements ministériels lui assurent, en tant que de besoin, le concours de leur services, notamment de la direction générale du Trésor ». De quelle manière concourez-vous actuellement à l'action de la secrétaire d'État en matière de politique de solidarité internationale et comment ce concours est-il formalisé ?

M. Rachid Temal. - Merci monsieur le directeur général pour votre présentation. J'aurai trois questions.

La première concerne la taxe sur les transactions financières. Comme vous le savez, une part minoritaire de cette taxe est attribuée à l'aide publique au développement, le reste étant affecté au budget général. Lors du débat sur la loi du 4 août 2021, nous avions demandé à Jean-Yves Le Drian un rapport sur ce sujet, qui nous a été communiqué il y a quelques jours, avec près de huit mois de retard. Il reste très timide sur le contenu et sur les préconisations, même s'il est indiqué que la taxe devait donner à la France les moyens d'investir dans la protection des biens mondiaux. Êtes-vous favorable à une évolution de cette taxe pour disposer de davantage de moyens pour l'aide publique au développement ? Quelle est plus généralement la lecture que vous faites de ce rapport ?

Ma deuxième question porte sur les biens mal acquis. Vous l'avez dit, la ligne existe désormais dans le budget de l'État. Nous nous en félicitons, c'était une demande forte du Sénat. Avez-vous une visibilité sur les prochaines décisions de justice afin que cette ligne puisse être abondée ?

Ma troisième question concerne les contributions sur le programme 110 et les contributions à l'association internationale pour le développement. Le président de la Banque mondiale, en réponse à Al Gore, a eu récemment des propos climatosceptiques. Quel est votre analyse de ces propos, alors même que l'intervention de l'AID est capitale ?

M. Emmanuel Moulin. - S'agissant des engagements de l'AFD en Afrique, et en particulier de l'utilisation des prêts, il s'agit d'un sujet que nous suivons avec beaucoup d'attention. Tout en gardant cet instrument qui nous parait utile, la France ne veut pas contribuer à augmenter le surendettement de certains pays africains. Les bonifications d'intérêt sont en forte augmentation dans le PLF 2023, compte tenu de l'augmentation actuelle des taux d'intérêt. Les AE du programme 110 dédiés aux bonifications de prêts atteignent ainsi 1,4 milliard d'euros, soit une augmentation de 40%. Nous sommes en ligne avec le plan d'affaires qui prévoit 12 milliards d'euros d'activités de l'AFD. Il s'agit d'un bon volume.

S'agissant de l'utilisation des prêts à l'égard des pays africains, nous suivons la doctrine dite Lagarde de 2009, qui prévoit un examen au cas par cas des prêts accordés aux pays en situation de surendettement selon le FMI. Nous utilisons cette doctrine de façon pragmatique et flexible. Elle est essentielle pour prémunir l'État et l'AFD des risques de défauts souverains et pour ne pas contribuer à un surendettement des pays pauvres.

Il peut exister des dérogations à cette doctrine. En 2021, nous avons accordé 10 dérogations pour un total de 496 millions d'euros sur environ 10 milliards de prêts de l'AFD dans les États étrangers. Une dizaine de dérogations devrait également être accordée en 2022.

Cette doctrine n'est pas un obstacle mais une garantie et une précaution. Mais dès que nous avons des éléments justifiant de passer outre ou d'accorder une dérogation, le ministre, sur recommandation de la DGT, le fait.

L'augmentation des fonds propres de l'AFD est bien neutre budgétairement. Nous rendons d'une main à l'AFD ce qu'elle nous donne de l'autre : l'AFD rembourse l'État par anticipation ces prêts de très long terme et l'État le rend sous forme de fonds propres à l'AFD.

Avant même la nomination de la secrétaire d'État au développement, nous travaillions en permanence avec la direction générale de la mondialisation et le ministère des affaires étrangères. Nous travaillons ensemble dans la préparation du CICID ainsi que dans la préparation des positions communes au sein du conseil d'administration de l'AFD. À notre sens, cette coopération fonctionne très bien. Nous voyons la secrétaire d'État de façon très régulière, mes services la rencontrent une fois par mois. Nous avons une réunion commune avec la secrétaire d'État pour faire le point sur les sujets de développement, qui réunit la direction générale de la mondialisation, la direction générale du Trésor et le directeur général de l'AFD. Cela permet de disposer d'un lieu de concertation informel, qui ne se substitue pas au conseil d'administration de l'AFD. Nous nous rendrons par ailleurs aux assemblées annuelles de la Banque mondiale et du FMI la semaine prochaine avec la secrétaire d'État.

S'agissant de la taxe sur les transactions financières (TTF), je vous prie de bien vouloir excuser le retard dans la production du rapport conjoint avec le ministère des affaires étrangères. Venant de Bercy, il me sera difficile de plaider en faveur de la débudgétisation, qui constitue un des principes cardinaux du droit budgétaire. La situation actuelle paraît satisfaisante. Il revient au ministre de décider du devenir de la TTF. Il a cependant déjà indiqué son souhait de ne pas augmenter les impôts.

Concernant les biens mal acquis, je ne peux pas commenter les procédures en cours. La loi de programmation du 4 août 2021 a apporté une définition juridique de la notion de biens mal acquis et a prévu un mécanisme de restitution des produits de cession de ces biens au plus proche des populations victimes. Les ventes sont effectuées par l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis ou confisqués.

Un premier exemple de restitution devrait concerner la Guinée équatoriale. À la suite d'une décision de la Cour de cassation du 21 juillet 2021, certains biens confisqués, notamment des voitures, ont été vendus, et un immeuble reste à céder. Les premiers produits de cession seront ouverts en AE sur le nouveau programme budgétaire en vue de financer des dons projets en Guinée équatoriale. Cette restitution risque malheureusement de prendre encore du temps, compte tenu de la faible présence des bailleurs dans ces pays. Par ailleurs, ces cessions sont estimées à 200 millions d'euros alors que l'APD mondiale à destination de la Guinée équatoriale est inférieure à 5 millions d'euros, posant ainsi un problème d'absorption de ces montants.

S'agissant de la CIEMMG, la DGT participe à l'instruction des demandes de licence d'exportation de matériels de guerre. Notre objectif est d'analyser la capacité financière du client à acquérir l'équipement de défense faisant l'objet de la licence d'exportation et l'enjeu de l'exportation pour l'industriel. Notre vision économico-financière complète celle du ministère des armées sur les enjeux de sécurité. Nous apportons un soutien financier aux exportateurs, notamment par les mécanismes de garantie publique aux exportations par le biais de BPI France Assurance export.

Au-delà des déclarations polémiques de David Malpass, président de la Banque mondiale - qui ont été rectifiées depuis -, 30% des activités de la Banque mondiale ont aujourd'hui une dimension climatique. Toutes les équipes sont convaincues des enjeux et des risques climatiques. Le conseil d'administration est très actif pour inciter la Banque mondiale, comme l'ensemble des banques de développement, à s'inscrire dans le cadre des accords de Paris.

M. Pascal Allizard- Je suis rapporteur du programme 144 sur l'innovation, la prospective et le renseignement. Dans le cadre de nos auditions, nous sommes régulièrement confrontés à des questions sur les règles de compliance voire de surcompliance des banques. Pour certains opérateurs, ces banques seraient influencées par des ONG dont l'indépendance politique ou économique pourrait poser question.

M. Jacques Le Nay. - Je voudrais avoir votre éclairage sur des points liés à l'actualité. Quels outils à l'échelle nationale comme européenne vont permettre de limiter les conséquences commerciales du découplage entre les États-Unis et la Chine ? Quelles difficultés imprévues avez-vous rencontrées dans l'application des sanctions contre la Russie ? Quel mécanisme avez-vous mis en place pour répondre aux questions des entreprises françaises impactées ? Enfin, quelles seront les conséquences à long terme de la guerre en Ukraine sur les économies émergentes non exportatrices d'hydrocarbures ? Quels leviers internationaux pourraient permettre de les atténuer ?

M. Olivier Cadic. - Pékin a entrainé de nombreux pays du monde dans le piège de la dette pour les rendre dépendants. On en voit les effets géopolitiques dans les institutions multilatérales. En déplacement en Afrique, j'ai observé des prêts récents de la Chine qui sont plutôt concessionnels et commerciaux.

J'en ai un exemple avec la construction d'une autoroute financée avec le contrat de concession pour l'exploitation. Incapable d'avoir le trafic sur l'autoroute, le pays doit dédommager la Chine pour le manque à gagner sur l'exploitation, en plus de rembourser le financement de l'infrastructure. Pékin présente ce dispositif comme du win win. Pour la Chine, ce win win signifie en réalité qu'elle gagne deux fois. Comment suivez-vous ces endettements dérivés qui viennent accroitre les engagements des pays concernés ?

M. Joël Guerriau. - J'ai du mal à faire le lien entre ce qui touche à l'élimination de la dette et les projets de développement. Par exemple pour le Sri Lanka, on renonce au remboursement de dette mais dans le même temps l'AFD bloque les dossiers sur lesquels elle était engagée, eu égard à la situation du pays. J'ai du mal à comprendre ces décisions parallèles.

Pourquoi continuer à prêter à des pays qui ne rembourseront pas ? Ne faudrait-il pas plutôt recourir dans ce cas à des dons ? Les prêts sont-ils systématiquement associés à des projets bien identifiés ? Si ce n'est pas le cas, dispose-t-on d'outils pour s'assurer que cela ne nourrit pas la corruption ?  

M. Pierre Laurent. - J'aurai deux questions.

Je suis très intéressé par ce que vous avez indiqué sur la réforme de l'allocation des DTS, question sur laquelle j'avais déposé une proposition de résolution. Malgré les annulations, le stock des dettes des pays les pauvres se reconstitue. Il faut donc trouver d'autres mécanismes qui leur permettent d'accéder à des financements. Je pense que la réallocation des DTS est une piste intéressante. Quelle est la contribution de la France à ces 100 milliards ? Le Secrétaire général de l'ONU a invité récemment à la conclusion au plus vite d'une réforme de l'allocation des DTS. Les 100 milliards évoqués valent-ils réforme globale des DTS ou existe-t-il une discussion plus générale sur une nouvelle répartition de l'allocation des DTS ?

Concernant le contrôle et l'autorisation de l'exportation des armes, ma question déborde probablement les compétences de la DGT. Je pense qu'il est nécessaire de changer les règles d'association et de contrôle du Parlement sur les exportations d'armes, qui sont moins que jamais seulement un problème commercial et financier mais de plus en plus un problème de nature stratégique. Cette association du Parlement est très insuffisante. Je verrai ce que donnera l'audition des trois ministères. Je déplorerais qu'elle soit à huis clos alors que ce sujet demanderait peut être plus de transparence.

M. André Guiol. - La France a subi des attaques informationnelles de tout bord. On en a vu les effets au Mali et au Burkina Faso. Comment communique-t-on auprès des populations afin de les informer de l'effort de la France dans ce domaine ? Quelle est la part du budget qui y est consacrée ?

M. Philippe Folliot. - Je voudrais vous interroger sur la conditionnalité des aides. Je citerai le cas du Surinam. Nous savons tous les problèmes que pose l'immigration clandestine de Surinamais vers la Guyane. Nous connaissons aussi le laisser-aller des autorités surinamaises. Existe-t-il une approche globale pour qu'en contrepartie de l'aide apportée, des efforts soient faits par le Surinam pour maitriser ces flux migratoires ? Ce qui est vrai pour le Surinam à l'égard de la Guyane vaut aussi pour les Comores vis-à-vis de Mayotte.

Ma deuxième question a trait à des amendements que j'avais portés dans le cadre de la loi de programmation du 4 août 2021 sur les enjeux liés à la francophonie, sujet majeur pour notre pays. La francophonie figure-t-elle parmi les critères retenus pour l'octroi des aides bilatérales et multilatérales ?

M. Emmanuel Moulin. - La potentielle réticence des banques à financer les industries de défense est un sujet qui nous a beaucoup préoccupés. Nous avons demandé au conseil général de l'économie une analyse de la situation. La conclusion en est qu'il n'y a pas aujourd'hui de difficultés majeures de financement des grandes entreprises de l'armement. Il peut y avoir quelques réticences dans le cadre d'investisseurs sur les marchés d'actions mais pas véritablement s'agissant du financement.

C'est en revanche plus controversé sur les petites et moyennes entreprises (PME), pour lesquelles il est difficile de savoir si cela est lié à la situation des PME elles-mêmes ou au secteur d'activité. Un dispositif d'alerte et de suivi du financement de ces entreprises du secteur de la défense a été mis en place auprès de la Fédération bancaire française. J'ai le sentiment que les banques françaises restent tout de même des partenaires importants de notre base industrielle et technologique de la défense.

S'agissant de la guerre en Ukraine, nous participons avec le ministère des affaires étrangères et les autres États membres à la définition des sanctions. La DGT est l'autorité de mise en oeuvre des sanctions décidées au niveau européen. Nous travaillons régulièrement avec la Commission européenne pour être certain que les sanctions sont bien interprétées.

Nous faisons aussi remonter à la Commission des problèmes d'application différenciée selon les États membres, pour s'assurer que chacun mette en oeuvre les sanctions de manière uniforme et ainsi ne pas créer de distorsions de concurrence. Nous avons en outre mis en place au sein de la DGT un dispositif de soutien aux entreprises pour les assister quand elles sont confrontées à une difficulté de mise en oeuvre.

Nous avons par ailleurs veillé, lors des négociations sur les sanctions, à préserver la sécurité alimentaire. Les problèmes de sécurité alimentaire auxquelles nous avons pu être confrontés ne sont pas dues aux sanctions mais bien à la guerre et au blocage par la Russie des exportations de céréales, notamment depuis le port d'Odessa. Le Président de la République a lancé l'initiative FARM en faveur de la sécurité alimentaire.

Nous plaidons aussi pour que les institutions multilatérales mettent en place des financements particuliers en faveur de la sécurité alimentaire (c'est le cas à la Banque mondiale). Une nouvelle facilité du FMI sera créée, dont l'Ukraine sera la première bénéficiaire, pour préserver la sécurité alimentaire dans les pays les plus affectés par la guerre en Ukraine.

L'impact de la guerre sur les économies émergentes se manifeste d'abord par la baisse de la croissance mondiale, par l'augmentation de l'inflation et des taux d'intérêt ainsi que, plus généralement, par le renforcement de la contrainte financière. Certains de ces États émergents sont également confrontés au risque pouvant naitre de l'appréciation du dollar, notamment sur leurs taux de change. C'est le cas particulièrement pour plusieurs monnaies asiatiques.

Le découplage en matière de commerce extérieur entre les États-Unis et la Chine ne se vérifie pas dans les chiffres. Les exportations chinoises vers les États-Unis restent extrêmement dynamiques, et les investissements américains en Chine demeurent importants. Des mesures tarifaires ont pourtant bien été prises mais cela ne se traduit pas encore dans les données.

Au niveau européen, notre attitude vis-à-vis de la Chine est celle d'un partenaire commercial mais aussi d'un rival systémique. Sous présidence française du conseil de l'Union européenne ont été mis en place des mécanismes anti-subventions en matière de commerce international pour faire face aux distorsions de concurrence qui pourraient être appliqués par la Chine. 

M. Pascal Allizard. - Comment analysez-vous la détention de stocks de dettes américaines par la Chine ?

M. Emmanuel Moulin. - La Chine a beaucoup de réserves. Or le marché le plus liquide et le plus sûr est celui de la dette américaine. Le pourcentage de détention chinoise a cependant plutôt baissé ces derniers temps, bien que je n'aie pas les chiffres les plus récents. Il s'agit d'un sujet moins systémique que dans le passé ; on assiste à une diversification de la Chine dans l'investissement de ses réserves. De plus en plus d'investissements se font vers des actifs réels, d'autant que les taux d'intérêts sur les Treasury Bills ont été négatifs pendant toute une période. 

Concernant les prêts de la Chine, vous avez raison de souligner l'originalité de cette politique. De nombreuses ONG et des centres de recherches dénoncent ces prêts chinois, souvent garantis par des actifs réels. C'est le cas au Sri Lanka, où un port a été pris en garantie.

La France oeuvre en deux directions.

Tout d'abord, nous fixons des exigences de transparence en matière d'endettement, avec la Banque mondiale et le FMI. C'est un sujet qui concerne la Chine mais aussi les pays emprunteurs, qui ne sont pas toujours très transparents quant à la publication des prêts contractés. Cela a été le cas avec la Zambie, qui a sollicité un prêt auprès de la China Development Bank, qui n'était pas présenté comme un emprunt souverain alors qu'il l'était de facto.

Notre deuxième voie d'action passe par le cadre commun. La Chine a été inclue dans le cadre de négociation des dettes des pays les plus pauvres. Cela nous permet de confronter nos informations avec celles des Chinois, et ainsi d'avoir une vision assez claire de l'endettement de ces pays (comme pour la Zambie ou le Tchad). Cela nous permet aussi de pousser la Chine à entrer dans un processus multilatéral d'allégement de dettes. Cela prendra du temps. Il faudra tout particulièrement suivre le dossier zambien, qui permettra de mesurer si la Chine peut effectivement s'engager à un processus multilatéral de réduction de la dette.

Je partage vos préoccupations sur les pratiques chinoises d'endettement. On constate cependant sur les années récentes une très forte baisse des engagements chinois à l'égard du reste du monde, la Chine prenant probablement conscience des risques de cette politique.

Nous avons arrêté nos prêts au Sri Lanka car nous ne prêtons pas aux pays en défaut. La reprise de nos activités dans ce pays passe soit par des dons (le Sri Lanka - pays intermédiaire et non pas pays en développement - n'y était cependant jusqu'ici pas éligible), soir par la restructuration de sa dette, qui ne pourra se faire qu'avec les créanciers du Club de Paris ainsi qu'avec la Chine et l'Inde, qui sont deux créanciers majeurs.

Les prêts de l'AFD sont la plupart du temps identifiés sur des projets précis. Cependant, il peut y avoir des soutiens budgétaires à des États pour la mise en oeuvre d'une politique en général. Nous disposons d'outils de due diligence et de compliance pour s'assurer que les fonds sont bien employés pour leur destination prévue. Mais l'argent reste fongible. Nous voulons cependant limiter le montant des prêts programmes et privilégier plutôt les prêts projets dans l'action de l'AFD. Cela fera partie des discussions que nous aurons dans le cadre du contrat d'objectifs et de moyens (COM).

S'agissant des allocations DTS, une note vous sera communiquée. Notre allocation DTS s'établit à une vingtaine de milliards de dollars. Le Président de la République a souhaité qu'il y ait une réallocation de 20%, soit 4 milliards (1 milliard au FRPC et 3 milliards au RST - Fonds pour la résilience et la soutenabilité). Après l'assemblée générale de l'ONU, le Président de la République a demandé de rehausser cette réallocation à 30%, ce qui emporte des conséquences budgétaires qu'il faudra prendre en compte.

S'agissant de l'association du Parlement aux exportations d'armes, un rapport a été établi et vous avez prévu une audition sur ce sujet. Le travail est donc en cours.

Sur les crédits consacrés à la communication, l'AFD pourrait davantage vous répondre. Au sein du programme 110, nous n'avons pour notre part aucun crédit dédié à la communication.

Vous avez soulevé un véritable sujet s'agissant du Surinam. À l'égard de ce pays, la France agit dans le cadre de l'organisation multilatérale du club de Paris. Chaque État ne peut donc pas inclure ses propres conditionnalités. Nous n'avons donc pas de conditionnalités particulières sur les politiques de migration. Au sein des programmes FMI, il en existe, qui sont néanmoins davantage d'ordre macroéconomique. On peut espérer que la stabilisation de la situation économique du Surinam contribuera aussi à limiter les flux d'immigration en destination de la Guyane.

La francophonie est de facto un critère dans l'attribution des aides puisque notre zone de développement prioritaire comprend énormément de pays francophones. Notre action bilatérale se dirige plutôt en priorité vers des pays francophones. Les institutions multilatérales n'ont pas les mêmes préoccupations que nous. Nous nous assurons néanmoins que la place du français est bien défendue dans ces organisations, que ce soit à Washington ou à Bruxelles. J'étais hier au Conseil « Affaires économiques et financières » (Ecofin) de l'UE, où nous parlons français !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.