Jeudi 29 septembre 2022

Audition de M. Jean Viard, sociologue, directeur de recherche associé au Cevipof – CNRS

M. René-Paul Savary, président. – Je vous prie d’excuser le président Mathieu Darnaud qui a dû rejoindre son département plus vite que prévu en raison des grèves de train.

À quelques jours de l’ouverture de la nouvelle session parlementaire, nous accueillons ce matin Jean Viard, dont je salue la présence à distance et que je remercie de s’être rendu disponible pour nous.

La journée mondiale du tourisme se tient chaque année le 27 septembre et constitue, depuis la première édition lancée en 1980 sous l’égide des Nations unies, l’occasion de faire le bilan de l’année écoulée et de réfléchir à la suite. Mais la journée d’avant-hier n’était pas comme les autres. En effet, s’il est un domaine qui s’est trouvé complètement bouleversé par la pandémie mondiale dont nous sortons à peine, c’est bien celui du tourisme.

D’ailleurs, lorsque nous nous sommes réunis, au début de l’été, pour réfléchir aux prochains sujets dont pourrait se saisir notre délégation, la question de l’avenir du tourisme avait immédiatement suscité l’enthousiasme – et j’en profite ici pour remercier Cécile Cukierman, à l’origine de cette proposition.

En un peu plus d’un demi-siècle, le tourisme, cet enfant des Trente Glorieuses, a façonné notre société, notre économie, notre rapport au monde, au temps, au voyage, aux loisirs, à la consommation, à la planète. Le nombre de touristes internationaux est passé de 60 millions à la fin des années 1960, à 1,5 milliard en 2019, et la France accueille davantage de touristes étrangers qu’elle ne compte d’habitants. Et puis, du jour au lendemain, tout s’est arrêté – les avions, les hôtels, les restaurants, les spectacles, la pollution aussi.

Et maintenant ? Et après ? Si l’on en croit les chiffres publiés cet été par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), la reprise est bien là, et elle est forte – l’Europe, par exemple, a déjà retrouvé 80 % de ses niveaux d’avant-crise. Mais parle-t-on vraiment de la même chose ? Le tourisme du monde d’après est-il, et surtout doit-il, peut-il, être celui du monde d’avant ? Une chose est sûre : nous sommes dans un moment charnière, une sorte d’année zéro du tourisme, un moment plein d’incertitudes mais déjà riche d’enseignements, un moment où s’ouvrent de nouvelles opportunités, un moment où il va falloir faire des choix.

L’an zéro du tourisme, c’est précisément le titre de l’ouvrage que vient de cosigner, aux côtés de David Medioni, le sociologue Jean Viard, directeur de recherche au CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po. Vous êtes, Monsieur Viard, un spécialiste du tourisme, des temps de loisirs, de la mobilité ou encore de l’aménagement du territoire, mais aussi, sur la méthode, un promoteur de longue date de la démarche prospective, ce qui n’est pas pour nous déplaire ici. C’est d’ailleurs pour cela que le thème de l’audition n’est pas « le futur du tourisme » – nous ne doutons pas qu’il en ait un – mais plutôt « le tourisme du futur », c’est-à-dire « lequel ? », en essayant d’apporter des réponses à la fois concrètes et de long terme.

Vous êtes, aussi, le cofondateur d’une maison d’édition installée en Provence, les éditions de l’Aube, ce qui explique la visioconférence de ce matin. La visioconférence : voilà un autre exemple de changement précipité par la crise sanitaire, qui d’ailleurs n’est pas sans donner quelques idées à ceux qui cherchent une réponse à la surfréquentation de certains lieux touristiques… Faudra-t-il, demain, passer par le métavers pour visiter la Tour de Pise, la Tour Eiffel sans faire la queue, le Japon sans prendre l’avion, Versailles en costume d’époque, et Pompéi en éruption/immersion ?

Peut-être vais-je un peu loin – quoique… Mais je vous laisse sans plus attendre la parole, et vous remercie à nouveau pour votre disponibilité.

M. Jean Viard, sociologue, directeur de recherche au Cevipof-CNRS. – J’étudie le tourisme depuis cinquante ans, j’ai donc effectivement une certaine distance propice à l’observation. La première chose à dire est que nos sociétés sont bousculées par la pandémie d’une façon extraordinaire et que cela ne fait que commencer : des millions de gens déménagent, des millions de gens utilisent leur résidence secondaire à mi-temps et ne viennent en ville qu’à mi-temps – à La Défense, 30 % des bureaux sont vides. Il se passe quelque chose dans le rapport à l’espace, le fait d’habiter en ville, de ne pas habiter en ville, etc.

Je rappelle que 70 % des Français habitent dans des maisons individuelles, dont la plupart ont un jardin. Il y a 16 millions de maisons individuelles pour 12 millions d’appartements, et dans les 12 millions d’appartements, à peu près la moitié sont des familles propriétaires de résidences secondaires : ça nous donne une France où environ 70 % des gens ont un jardin. Dans la ville, à Paris notamment, 50 % des logements sont occupés par des personnes seules. Le modèle de la ville de demain, c’est effectivement des personnes seules et des étudiants, pour beaucoup, mais pas seulement, et puis les touristes, soit les deux principaux groupes sociaux d’une métropole moderne. Enfin, il y a les gens qui viennent dans cette ville : 700 000 salariés parisiens habitent la ville, un million s’y rendent tous les matins, et deux millions d’autres personnes tous les jours. Ces mouvements sont en train de se transformer à cause du télétravail, qui concerne en ce moment entre 30 et 40 % des travailleurs mais qui pourrait encore se développer. Cela implique des gens qui se déplacent dans l’espace pour venir en ville une ou deux fois par semaine seulement. On est en train de construire des logements spécifiques pour ces gens-là, où ils passeront deux nuitées par semaine, au même endroit, avec leurs affaires, et où l’on changera d’occupant trois fois dans la semaine, en changeant le linge, etc.

Toutes ces évolutions dépassent le phénomène du tourisme, elles sont la toile de fond du mouvement de l’espace, mais tout est lié car les gens qui ont une maison avec jardin voyagent moins que ceux qui n’en ont pas. C’est ma première remarque : nous sommes au début de ce mouvement où les métropoles s’étalent dans l’espace, dans une « France des résidences secondaires » pour ainsi dire. Les métropoles s’étaient déjà étalées dans l’espace, dans la « France des gilets jaunes », pour aller vite, c’est-à-dire le périurbain, les lotissements et les petites villes « en perdition », où les habitants vont chercher leur emploi dans la grande ville parce qu’il n’y en a pas sur place : ce « modèle gilet jaune » touche essentiellement le monde de la logistique, de la santé, les petits boulots du service, et de manière générale tous ceux qui ont continué à travailler pendant la pandémie. Aujourd’hui se dessine donc une autre France, une France patrimoniale des résidences secondaires, qui se peuple d’habitants qui restent en même temps à la ville et continuent à vivre avec des salaires de la ville, avec des problèmes de concurrence territoriale qu’on voit très bien en ce moment.

Autre constat, il est probable que l’histoire retiendra qu’avec la pandémie, la civilisation des loisirs a gagné sur la civilisation du travail. C’est la grande peste de 1300 qui est à l’origine de l’invention du salariat : avec la mort de la peste de la moitié des serfs, il a fallu se mettre à payer des salariés. Les pandémies bouleversent les équilibres socio-culturels !

En France, l’espérance de vie est de 700 000 heures et la durée légale de travail pour avoir droit à la retraite est de 68 000 heures : le temps de travail légal représente à peu près 10 % de notre existence. Voilà l’élément structurant des sociétés modernes. La vie s’est allongée de vingt ans depuis la guerre, et plus la vie est longue, plus on la vit par séquences courtes, parce qu’on ne va pas faire vingt ans de plus la même chose. On change donc de partenaire – 63 % des bébés naissent hors mariage –, on déménage, on change de conviction, de métier, etc. Cette évolution était déjà à l’œuvre et la pandémie accélère ce processus, avec un million de couples qui ont explosé, trois millions de Français qui ont déménagé, etc. Ce qu’on a vu pendant la pandémie, c’est que lorsqu’on enlève le tourisme, la ville s’arrête, parce le tourisme, c’est le cœur du lien social de la société moderne. Nous ne vivons plus dans des sociétés où les gens habitent au même endroit tout le temps. À Paris, par exemple, le nombre de nuitées où les Parisiens ne dorment pas dans la ville est le même que le nombre de nuitées des touristes dans la ville, c’est-à-dire que les touristes viennent beaucoup à Paris, mais avec les absences, les vacances ou les week-ends des Parisiens, le total est égal à zéro – pas en chiffre d’affaires bien sûr, les touristes dépensant davantage que les habitants, mais en nombre de nuitées. Ces grandes masses sont considérables et significatives.

Face à ce mouvement de fond, nous devons nous interroger. D’abord, quel est notre objectif culturel et politique ? Pour ma part, je crois qu’il faut continuer à développer le voyage, développer le tourisme, développer la découverte de l’autre, car c’est ce qui peut nous permettre d’échapper à une mondialisation trop guerrière, pour ainsi dire. Il n’est pas nécessaire de remonter à Montaigne pour constater que le voyage est un élément central de paix sociale et politique. L’absence de voyage pendant deux ans n’a pas fait qu’accentuer les conflits dans les couples, elle a aussi aggravé les conflits militaires, les sociétés se sont repliées sur elles-mêmes, renforçant les nationalismes. Tous ces éléments sont liés et notre objectif, qu’il nous faut préciser, doit donc être de développer le tourisme. En termes de chiffres, j’en proposerai deux : d’une part, il faut que 80 % des Français partent en vacances d’ici 2050, d’autre part, il faut atteindre 2,5 milliards de touristes internationaux.

Au-delà des chiffres, je poserai d’abord un objectif d’ordre culturel et social, avec évidemment les retombées économiques, puis les questions liées aux destinations : où vont les touristes ? Quand partent-ils ? Comment éviter les situations de surtourisme comme à Barcelone ou à Venise ? Dans ces derniers cas, soit dit en passant, les défaillances de la régulation sont plutôt le fait des mairies, parce que la loi est très claire. J’ajoute, du reste, que le procès que l’on fait à Airbnb occulte le rôle décisif joué par la plateforme dans la diffusion du tourisme dans les zones rurales, un phénomène qui a complètement changé la sociologie des gens qui fréquentent les bars, les restaurants, etc. On ne voit Airbnb que dans les zones de surtourisme, mais Airbnb, c’est aussi le touriste qui ne va pas dans les hauts lieux.

Si l’on admet ces différents objectifs, se pose ensuite la question de la régulation. J’ai rencontré des élus de Barcelone pour écrire ce livre : ils ont été élus contre le tourisme, ou plutôt contre le surtourisme. Une fois aux affaires, ils ont réalisé qu’il n’y avait aucune politique simple en la matière. Les gens ne veulent pas tous aller au même endroit : certains viennent en voyages d’affaires tous les ans, avec une certaine idée de la ville, d’autres s’installent dans les campings sur la Costa Brava et veulent absolument passer une journée sur les Ramblas, d’autres font des circuits touristiques, etc. Comment fait-on pour qu’ils ne soient pas tous au même endroit, comment régule-t-on, c’est-à-dire, comment met-on de l’intelligence dans le tourisme ?

Le premier problème du tourisme, à cet égard, c’est qu’il n’y a pas de recherche, pas de connaissance, pas de R&D dans les entreprises du secteur. Quand le Gouvernement français annonce 100 millions de touristes en France, c’est une quantité, un chiffre d’affaires. Où ? Qui ? Quand ? On s’en moque ! On ne peut pourtant pas déplacer 100 millions de personnes sans avoir une vraie stratégie ! Quand créera-t-on une « Haute école des voyages » où l’on se mettra enfin à réfléchir à ces questions ?

À une époque, je représentais la France à Bruxelles auprès du commissaire chargé du tourisme. Autour de moi, tous les pays d’Europe étaient présents, mais il n’y avait que des techniciens, qui expliquaient comment ranger une table ou nettoyer un restaurant. Nous sommes en France les seuls à avoir esquissé les prémisses d’une réflexion sur ces sujets, mais on ne pourra pas déplacer 2,5 milliards d’individus sans en faire l’économie. Les lieux de surtension sont d’ailleurs souvent des lieux de non-observation et de non-intelligence des processus. Deuxième remarque, si on veut répartir les touristes dans le temps, ce qui constitue une question essentielle, je plaide pour ce que j’appelle la « semaine à l’italienne », c’est-à-dire pour que l’on donne à toutes les familles françaises le droit de partir une semaine avec leurs enfants quand elles le veulent. Un enfant grippé rate l’école une semaine, il ne rate pas sa vie. L’idée serait d’autoriser toutes les familles à partir une semaine à contre-saison, quand les prix sont beaucoup plus bas, et que les 7 % de Français qui font du ski partent en février sans que cela oblige tous les autres à faire de même. La plupart des familles françaises vivent sur plusieurs départements, souvent plusieurs régions, donc quand on étale les vacances de février, ça empêche de réunir les cousins. Je vous rappelle que 50 % des Français seulement vivent dans leur département de naissance : la vraie société française est une société de flux, avec une partie minoritaire de stock. J’ai aussi fait partie d’une commission régulant les temps de vacances, et je pense qu’il vaut mieux aujourd’hui donner une semaine de libre choix, et par conséquent regrouper les vacances familiales de Pâques, pour qu’à nouveau les familles se réunissent, pour qu’à nouveau les grands-parents puissent accueillir leurs petits-enfants, et qu’on mette un terme à ce découpage en zones A, B et C qui ne bénéficie qu’aux 7 % de Français qui font du ski – ce qui est presque injurieux pour les 93 % qui ne peuvent pas se le payer. Il faut faire de la formation, créer cette semaine de liberté du temps, qui serait sans doute une mesure très populaire et en plus très favorable, même pour le ski où la neige n’est jamais garantie.

Après cette première question de la diffusion dans le temps, il y a le problème de la diffusion dans l’espace. Environ 15 % de la planète est touristique, il y a donc énormément d’endroits qui ne le sont pas. Notre-Dame de Paris est très touristique, mais personne ne se rend à la basilique de Saint-Denis. Prenons notre objectif de 100 millions de touristes en France : la première fois, on visite les lieux qu’on connaît avant de venir : Paris, la Savoie et la Côte d’Azur, soit les trois lieux de l’imaginaire mondial de la France. Comment fait-on pour que le deuxième ou le troisième voyage ne soit pas à ces endroits ? Comment, durant leur séjour dans ces trois territoires, va-t-on informer les visiteurs sur la beauté de la Bretagne, le charme de Bordeaux ou l’attrait des Pyrénées ? Bref, comment construit-on le deuxième voyage pendant le premier, et ainsi de suite ? Il s’agit, en fait, de considérer le touriste comme un être intelligent, et de lui donner de la matière pour diffuser ses séjours dans l’espace. Pour le touriste international, c’est assez facile, mais on ne le fait pas pour le touriste français. La plupart des gens vont toujours au même endroit : 50 % des Français ne se baignent que sur une seule plage toute leur vie ! On est loin d’une foule qui s’éparpillerait dans tous les coins : un Marseillais ne va quasiment jamais en Bretagne, un Bordelais ne va quasiment jamais sur la Côte d’Azur. Le cas de Toulouse est intéressant, avec les « bourgeois » qui se rendent sur la côte Atlantique et les catégories populaires sur la Côte d’Azur. Je rappelle que Jaurès allait toujours sur la Méditerranée, parce qu’il voulait « faire populaire » ! Quant aux élites de Toulouse, elles vont beaucoup plus à Arcachon.

Le territoire du tourisme est donc extrêmement structuré, bien qu’on ne prenne pas la peine de l’observer. Ainsi, les gens de Metz et de Nancy ne vont pas en vacances au même endroit, parce qu’au moment où le tourisme est devenu à la mode, Metz n’était pas française, et du coup, sa population n’est pas partie en vacances. Aujourd’hui, elle part plutôt dans le Languedoc, les gens de Nancy allant davantage sur la Côte d’Azur. Ces flux sont très construits, on ne va pas les changer, on peut les faire bouger un peu.

En vérité, c’est le télétravail qui crée aujourd’hui un véritable bouleversement. On distingue trois modèles : d’abord, 2 à 3 millions de personnes auraient déménagé, mais il faut rester prudent dans les chiffres à ce stade ; ensuite, il y a beaucoup de résidences secondaires qui sont désormais occupées quatre jours par semaine, leurs propriétaires partent le jeudi et rentrent le mardi ; enfin, il y a les gens qui, autour de 50 ans, achètent massivement des maisons dans les grandes régions touristiques parce qu’ils anticipent leur retraite dix ans plus tard. Avec la pandémie, ils se disent que finalement, autant acheter la maison dès maintenant, quitte à faire les trajets pendant quelques années, à faire du télétravail, à ne garder qu’un boulot sur deux, etc. Dans le Luberon que je connais bien, tout est vendu hors de prix dans la journée, et c’est toujours le même schéma : un Parisien qui arrive avec un million d’euros alors que nous étions habitués à des prix autour de 400 à 500 000 euros ! Aujourd’hui, les maisons sont vendues sur Internet dans la journée, et les Parisiens surenchérissent volontiers sur le prix initial.

Le tourisme de proximité a aussi profité de la pandémie : il y a là un petit marché que les professionnels pourraient saisir, car l’essentiel du tourisme des résidences secondaires a lieu à moins de deux heures de la résidence principale. Le modèle de la résidence secondaire n’est pas Saint-Tropez, même si cela existe. La majorité des Parisiens ont des maisons en Bourgogne, dans les Pays de la Loire, en Normandie : l’intérêt de la résidence secondaire, c’est de pouvoir y aller assez souvent, et c’est ce « nuage » autour de chaque grande ville qu’il faut regarder. Ce qui est clair, c’est qu’il y a une montée de la demande de nature dans nos sociétés, les gens veulent voir du vert et entendre les oiseaux. Certes, cela pourra se faire en ville si celles-ci deviennent d’immenses forêts urbaines – mais va-t-on planter les millions d’arbres promis aux dernières élections municipales par les élus ? Pour l’instant, on ne voit rien. Toutefois, il est clair que la ville de demain sera une forêt parce qu’un arbre, c’est l’équivalent de la fraîcheur produite par quatre climatiseurs fraîcheur : en plantant un million d’arbres, l’économie d’énergie sera considérable. Or, plus la ville sera verte, plus les rues seront sans voiture, moins les gens en sortiront. Toutes ces choses sont inséparables les unes des autres et c’est pourquoi, plutôt que de tourisme, il vaut mieux parler de « transhumance d’été », c’est-à-dire d’un trajet rituel qui dure en moyenne quinze jours. Les milieux populaires régulent la durée en fonction de leurs moyens de l’année, une semaine, quinze jours entiers, dix jours ; les populations plus aisées, c’est-à-dire les 30 % de Français qui ont généralement aussi des résidences secondaires, partent généralement plusieurs fois, mais pas forcément pour des séjours plus longs. Prenez l’exemple du Club Med, dont j’ai conseillé le président : à sa création, le séjour minimum était d’un mois parce que le but était de construire du lien social ! Aujourd’hui, on accepte des gens pour trois jours, avec l’impact écologique d’un aller-retour en avion à Djerba. L’objectif a complètement changé ! Dans le tourisme de proximité, les gîtes ruraux qui marchent le mieux en France sont par exemple ceux de Dourdan et d’Île-de-France, ceux que l’on peut presque rejoindre en RER, et pas ceux de l’Aubrac.

Ce qu’il faut développer, maintenant, c’est le tourisme numérique. Au Louvre et à la Tour Eiffel, on réserve sur internet. Pour visiter la calanque de Sugiton aussi, il faut désormais s’inscrire : grâce à cette régulation, on est au plus 400 dans la calanque au lieu de 2 000 auparavant, et les visiteurs sont contents. Construire la France numérique du tourisme, cela signifie que si je veux aller dans l’Aubrac du 1er au 10 août, on puisse me dire : à cette période, les hôtels sont complets, mais on a une autre proposition à vous faire, un autre endroit tout aussi beau où il y aura beaucoup moins de monde. C’est absolument essentiel pour diffuser les populations, mais aussi parce que les gens ne sont pas forcément ravis d’arriver dans des destinations où il est impossible d’avoir une table au restaurant. Pour la plage, c’est différent, les gens aiment être ensemble, je ne crois pas trop au mythe de la plage en solitaire. Les 4 millions de piscines aussi créent du lien, en accueillant en moyenne dix personnes chaque année – la majorité des Français se baignent chaque année dans une piscine.

On ne pourra pas continuer à développer le tourisme et en faire une des principales ressources de l’économie française – il représente presque le poids économique de l’industrie, c’est dramatique pour l’industrie et j’espère qu’elle remontera, mais c’est un fait – sans mettre de l’intelligence, observer, et construire une offre numérique. Celle-ci doit permettre à chacun, dès qu’il arrive dans un endroit, de recevoir les bons conseils : vous ne pouvez pas aller à la calanque de Sugiton telle semaine, mais à partir du 15 août je peux vous réserver une place. Prenez le Louvre : est-ce que c’est très grave si on vous dit qu’en 2022 il n’y a plus de place, mais qu’on peut vous trouver une très bonne place en 2023 ? Cette diffusion du tourisme dans le temps pourrait s’appliquer à beaucoup de situations.

S’agissant du Louvre, cela fait vingt ans que je râle sur le sujet : pourquoi n’est-il pas ouvert 7 jours sur 7, pourquoi n’y a-t-il pas de nuits ? Des milliards d’euros investis dans l’art sont bloqués par des rigidités salariales et syndicales ! Pourquoi Disneyland est-il ouvert tous les jours et pas le Louvre ? Ouvrez le Louvre jusqu’à minuit, faites des nuits entières, et vous aurez un effet de diffusion et d’entraînement d’emplois touristiques considérable. Il faudrait que l’on considère le patrimoine culturel de la France comme une valeur, et la question de son usage est un enjeu absolument majeur, dont le Louvre est un excellent exemple. À chaque fois qu’il y a un nouveau ministre du tourisme, je lui demande s’il est capable d’ouvrir le Louvre tous les jours. Ils disent tous oui, mais aucun n’y arrive.

Si on ne réfléchit pas davantage, c’est un secteur qui ne va créer que des surtensions et des conflits. Chaque année, la France accueille 100 millions de touristes étrangers et des millions de touristes Français, mais ils sont un peu comme des automobilistes qui circuleraient sans code de la route. On ne peut pas se contenter de leur dire : « allez-y, et rapportez-nous de l’argent » ! Pour avoir 80 % de Français qui partent en vacances, et 2,5 milliards de touristes dans le monde, il va falloir réguler. Il va falloir créer des parkings à l’extérieur des grandes stations, il va falloir mettre à disposition des vélos électriques, etc. Nous sommes mauvais dans la logistique, alors que le tourisme est d’abord une question de logistique – d’ailleurs, nous n’avons même pas de ministère du tourisme de plein exercice, alors que le secteur représente 10 % de l’emploi en France. Si l’on veut lutter contre la pollution liée au tourisme, c’est à la problématique des déplacements qu’il faut s’attaquer – mais quelle politique a-t-on là-dessus ? Bien sûr, les gens n’iront pas en vacances en train avec trois enfants, des bagages, le chien et les ballons, mais pour autant, ils ne sont pas obligés de se servir de leur voiture une fois à destination ! Comment fait-on, dès lors, pour créer des parkings qui répondent au premier souci du touriste, c’est-à-dire des parkings surveillés ? J’ai été élu à Marseille, je ne suis pas arrivé à le faire ! Je ne parle même pas de l’arrivée à Roissy qui est une catastrophe, parce qu’entre la police aux frontières et les compagnies aériennes, les choses ne sont pas gérées de la même manière, et chacun a son propre projet. Cette sous-organisation nous coûte extrêmement cher et, à mon avis, gâche beaucoup la vie des gens. Si on veut progresser, ce sont toutes ces questions qu’il faut mettre sur la table.

M. René-Paul Savary, président. – Merci pour vos propos, qui ne manquent pas de nous interpeller. L’organisation du tourisme en France est très territorialisée, avec les comités régionaux de tourisme, les comités départementaux, et toutes les communes qui veulent leur office de tourisme. On comprend bien qu’il soit difficile, pour une commune, de faire en même temps la promotion de son territoire et de dire aux gens : « Ne venez pas tous en même temps, allez voir dans le territoire d’à côté qui est tout aussi beau que le nôtre ». D’où cette question : faudrait-il un découpage de la politique touristique différent du découpage territorial, en particulier communal ?

M. Jean Viard. – Il y a 20 ans, l’élu chargé du tourisme était en général un monsieur un peu âgé qui présentait bien dans les cocktails. Petit à petit, on s’est rendu compte que le tourisme était un véritable secteur économique, aux enjeux importants et spécifiques, mais il est vrai qu’il demeure un secteur de valorisation de l’image des élus, parce qu’il les projette dans les médias. Logiquement, il faudrait raisonner par destination touristique. Les touristes qui vont en Provence savent-ils qu’Arles, Aix-en-Provence et Marseille sont tout proches ? Aujourd’hui, ces destinations sont considérées comme différentes : quand va-t-on les « vendre » en même temps ?

Ce qui est compliqué, c’est que nos découpages administratifs historiques ne correspondent pas à la France du tourisme, qui est structurée par des destinations : la Côte d’Azur, la Provence, etc. Et tout dépend du marché auquel on s’adresse. Pour le marché local, les choses se passent d’ailleurs plutôt bien, avec des offices du tourisme qui cumulent efficacement deux fonctions, l’accueil des visiteurs mais aussi le fait de faire partir les locaux.

Le marché international travaille schématiquement sur trois destinations : Paris, la Savoie et la Côte d’Azur. Le touriste étranger a besoin de trouver des objets à la taille de sa vision du monde, de trouver un office « Savoie » parce qu’il sait ce que c’est. C’est pareil pour la Côte d’Azur : parler des Alpes-Maritimes ou du Var à un touriste étranger ne sert à rien. Fondamentalement, il faut dessiner une France des imaginaires touristiques pour s’adresser aux gens et aller les chercher.

Il y a donc trop de découpages locaux. Je comprends que les communes aient des offices, mais peut-être que les départements pourraient arrêter de s’occuper de tourisme. Cela ne serait pas dramatique, parce qu’on ne va pas dans un département, on va en Bretagne et on ne sait pas où est la limite entre le Morbihan et Finistère.

Mme Cécile Cukierman. – Vous pointez l’importance sociale du tourisme et l’altruisme qu’il permet de développer, et donc la nécessité de transformer et réinventer les politiques publiques pour mieux répondre à la demande du touriste, mais aussi pour bénéficier de ses retombées. Le tourisme représente un peu plus de 10 % du PIB de la France et pour autant, vous évoquez une absence totale de politique en la matière, y compris de ministère de plein exercice.

Vous souhaitez le développement de la France des imaginaires touristiques, mais comment ne pas tomber dans un modèle unique qui empêcherait la découverte d’autres lieux ? Comment ne pas être conditionné par cet imaginaire touristique ou ces grands flux historiques liés au milieu social ou au lieu d’habitation ? Comment les politiques publiques, sans casser cet imaginaire qui demeure un attrait, peuvent-elles agir en ce sens ? Vous citiez notamment la ville de Barcelone. Quelle politique publique locale serait efficace pour diversifier l’offre et les profils accueillis au sein d’une même destination ?

M. Jean Viard. – Chacun d’entre nous a des idées très précises sur ce que devrait être le tourisme, mais on n’organise pas le tourisme pour nous. Par exemple, j’adore aller sur l’Aubrac, mais je sais très bien que ce n’est pas là où veulent aller la majorité des Français. Ma première remarque est donc qu’il faut partir du désir des touristes et non pas de la représentation qu’on peut avoir en tant qu’élu.

Ma deuxième remarque, c’est qu’il faut différencier le voyage de ce que j’appelle la transhumance. Le voyage, c’est lorsque vous voulez par exemple découvrir une ville, New-York, Istanbul, Marseille ; vous le faites généralement avant les enfants et après les enfants. Dans ces deux périodes de la vie, vous n’avez pas les mêmes clientèles, les mêmes âges, et il faut en tenir compte. Entre ces deux périodes, il y a les familles et leur transhumance annuelle, familles dont la préoccupation majeure – il ne faut jamais l’oublier – est la sécurité des enfants. C’est ce qui fait le succès de VVF, du Club Med ou de Center Parcs, même si cela n’est jamais dit clairement, car ce sont des endroits clos. Le jour où un enfant s’est noyé dans une piscine du Club Med, cela a été terrible parce qu’au fond, ce que garantissait le Club Med, c’était une sécurité à 100 %. À cet égard, il est vrai que les Club Med du Maghreb, au Maroc, etc., n’étaient pas ouverts sur la société extérieure.

Par ailleurs, tout cela ne dit pas comment atteindre l’objectif de 80 % des Français qui partent en vacances. Aujourd’hui, qui sont ceux qui ne partent pas ? Il y a bien sûr une partie du milieu ouvrier, mais pas ceux de Paris, car on part beaucoup plus dans les grandes villes que dans les petites.

Un groupe social très défavorisé est celui des femmes seules, notamment avec enfants. Elles sont environ 1,7 million, avec à peu près 2 millions d’enfants, ce qui représente un groupe social très important. À l’époque où je conseillais Edmond Maire, lorsqu’il a pris la tête de VVF, puis du Club Med, on ne prenait pas les femmes seules, parce que – j’ajoute les guillemets par courtoisie – « ça fout le bordel ». Cela ne vient pas d’elles, mais des hommes qui se demandent « pourquoi elle est là, toute seule ? ». Cette pression masculine faisait qu’on ne les prenait pas, parce que cela mettait du désordre – et je vous parle des années 1980, pas du Moyen Âge. Depuis, les règles ont un peu évolué au Club Med ; il existe une surtaxe puisqu’elles occupent un grand lit pour deux. Mais le défi reste entier parce que c’est une population importante, c’est le groupe social qui part le moins en vacances, en partie indépendamment de son niveau de revenu.

Ceci étant dit, les vacances sont aussi bien souvent des vacances de bande, de famille, et très souvent, vous voyez des femmes seules qui partent avec des frères, des cousins, des amis, au sein d’un groupe. Au Club Med, les systèmes de réservation ont été modifiés, et vous pouvez désormais demander trois chambres à côté, parce qu’on a compris que les gens se déplacent en tribu.

Un autre enjeu est que le territoire à la mode change : prenez Marseille, grande destination touristique actuelle. J’ai été vice-président de la communauté urbaine à une époque où c’était beaucoup plus difficile, où l’on essayait péniblement de développer les croisières, mais où l’on n’avait pas pensé à équiper le port en prises électriques. Quand les croisières ont commencé à démarrer, elles ont pollué tout le centre-ville en brûlant du mazout. En ce moment, il y a des conflits, la mairie voudrait qu’il n’y ait plus de croisières alors qu’elles amènent tout de même 2 millions de passagers par an, et qu’on est en train d’équiper le port.

Marseille est à la mode, mais pendant longtemps quand on « vendait » la Provence, on vendait Aix et Arles et on excluait Marseille, qui faisait peur. Aujourd’hui, la ville est très attractive, pour les raisons mêmes qui suscitaient hier son rejet : elle échappe à la normalisation de nos sociétés actuelles, on se gare encore sur le trottoir, en un mot « c’est le bordel », et c’est cela que les gens viennent chercher. Des milliers de gens viennent aussi habiter à Marseille de Paris pour créer des start-up, et la ville est en train de venir un laboratoire extraordinaire des nouvelles technologies. Marseille est à la mode, oui, mais Cannes est en train de contre-attaquer parce qu’elle s’est rendu compte qu’elle s’était un peu endormie.

Bref, la carte n’est pas toujours la même, et il faut l’observer. Regardez le développement du tourisme sur la façade Atlantique dans les années 1980-1990 : ceux qui ont mené cette politique l’ont fait avec beaucoup d’intelligence, ils ont débauché des responsables du tourisme méditerranéen, notamment la directrice du tourisme de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui a amené son savoir-faire, et ils ont tout misé sur l’image d’une France authentique – sous-entendu, la Méditerranée est le « bronze-cul » de l’Europe. On casse le marché du voisin, il ne faut pas oublier qu’on est en concurrence les uns avec les autres. L’exemple du voyage à Nantes est fascinant d’intelligence : on a mis l’art dans l’espace public et on fait visiter la ville à travers l’art. L’art n’est plus enfermé dans des musées, sur le modèle du XIXe siècle, il occupe l’espace public, avec des œuvres d’art vivant, des spectacles, etc. Nantes est une ville qui s’est relookée grâce au tourisme, et qui aujourd’hui en est à se poser la question du surtourisme ! Même si je pense qu’ils ont encore de la marge.

Par ailleurs, il faut prendre en compte les flux de retraités, qui eux aussi ont changé de nature : après-guerre, l’espérance de vie après la retraite était de deux ou trois ans, aujourd’hui, une dame qui prend sa retraite a 29 ans de vie devant elle, de quoi bâtir un nouveau projet de vie. À une époque, les retraités aisés allaient à Cannes, aujourd’hui ils vont plutôt à Montpellier parce qu’il y a un excellent hôpital, une vie culturelle et un tramway qui mène à la mer. Là aussi, vous avez un déplacement des lieux attractifs.

Pour répondre à votre question, donc, il faut d’abord observer en permanence ces évolutions et être capable de déplacer les curseurs, soit pour ralentir, par exemple à Marseille ou à Nantes, soit pour développer les territoires où il y a beaucoup plus de place. Le Massif central est notamment en pleine croissance touristique, avec des particularités : fermes « retapées », cuisines locales, etc. Il faut voir la concentration de centaines et de centaines de camping-cars le jour du départ de la transhumance du massif de l’Aubrac !

Tous ces phénomènes sont vivants, et deux règles coexistent : la première est qu’on va toujours au même endroit, la deuxième est qu’il y a des choses qui changent. Ce sont celles-là qu’il convient d’observer.

M. Jean-Claude Anglars. – Monsieur Viard, je suis le sénateur de l’Aubrac, que vous avez cité cinq ou six fois !

Je m’interroge sur le tourisme durable et sur cette nouvelle conscience écologique que l’on voit dans de nouvelles pratiques et de nouvelles envies d’espace, qui font que certains sites et certaines destinations sont l’objet d’un engouement nouveau. Un exemple de l’Aubrac est celui des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, notamment la Voie du Puy-en-Velay qui traverse le nord de l’Aveyron, du Puy jusqu’à Conques, et qui connaît un succès extraordinaire : le GR65 accueille plus de 30 000 marcheurs par an, et durant les années Covid, le chemin a été pris d’assaut par de nouveaux profils de randonneurs, ignorant les règles des pratiques de la grande randonnée, inexpérimentés et sans connaissance réelle des contraintes des espaces. Or le tourisme vert dans un espace rural n’est durable que si l’on adapte ses pratiques aux sites dans lesquels on se trouve.

Comment accompagner les clientèles touristiques dans des pratiques durables et protéger les espaces sensibles et naturels de la surfréquentation ? En l’occurrence, les chemins de Saint-Jacques, inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco, peuvent-ils selon vous devenir un modèle de tourisme durable et en accord avec la valeur universelle exceptionnelle qui leur est propre ?

M. Jean Viard. – Vous avez raison, c’est une vraie question. Pendant la pandémie, on a eu affaire à des touristes un peu inadaptés à ce territoire, venus là dans une logique de proximité plutôt que par une véritable volonté de faire les chemins de Saint-Jacques – mais cela reste un épisode un peu particulier. On a vu aussi pendant cette période se modifier les pratiques des personnels du tourisme et des hôteliers, qui ménagent davantage leur vie privée. Chaque territoire a sa propre capacité d’absorption : à la calanque de Sugiton, les responsables du parc national ont décidé que ce serait 400 personnes, mais l’Aubrac peut évidemment en accueillir davantage !

Il faut se demander comment on utilise les parcs comme outils de régulation, parce que presque 30 % du territoire français est constitué de parcs ou de réserves. Les outils existent, mais nous avons trop pensé les parcs comme des objets de protection, or si ça ne se discute pas pour les parcs nationaux, les parcs régionaux sont plus complexes. J’ai grandi dans le Luberon et assisté à la création et l’évolution du parc : tout ceci a fini par segmenter les publics, et on n’y voit plus guère qu’un type de touriste, un marcheur ou un chasseur âgé de 16 à 50 ans, c’est-à-dire en âge de monter dans la montagne. Quand j’étais enfant, on emmenait la grand-mère avec les courses dans la 2 CV et les jeunes montaient à pied : ce n’est plus possible. On n’a pas mis en place de parking surveillé, ni de navette électrique vers le sommet du Mont Ventoux, etc. Tout ce travail de détail, qui créerait des emplois et augmenterait la satisfaction, n’a pas été fait. Pourquoi n’y-a-t-il pas au sommet des montagnes des restaurants éphémères comme sur les plages ?

Toute cette réflexion sur la densification, l’éphémère, l’utilisation des outils de régulation est effectivement devant nous. De même que la question de l’ambivalence des populations locales, qui sont contentes des retombées économiques mais n’aiment pas se sentir envahies. Or, parmi les touristes, certains vont rester : dans le vignoble, par exemple, 45 % des vignerons ne sont pas des paysans de longue lignée. Il reste toujours quelque chose de touristique dans la population permanente, dirais-je. Il faut donc inclure tout cela dans la réflexion, voir comment cela créé de l’emploi, s’il est qualifiant, etc. Bien sûr, on peut réguler les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je plaide pour une France numérique du tourisme : peut-être qu’un jour on s’inscrira sur Internet pour faire les chemins, qu’on vous dira de revenir l’année d’après ou quinze jours plus tard, et cela n’aura rien de dramatique.

Je dirai même une chose : si on ne règle pas les questions par le numérique, on les règlera par le prix, car ce sont les deux seuls modes de régulation efficaces. Regardez le Bhoutan : chaque nuitée est facturée 190 euros au touriste via une taxe. On peut se diriger vers un modèle de ce type, ou aller vers une régulation numérique des flux, mais en se posant à chaque fois les bonnes questions : comment densifier l’activité et l’emploi, comment les gens du pays peuvent y gagner quelque chose, etc. Sur l’Aubrac, des épiceries se sont ouvertes avec la pandémie, c’est frappant. J’ai en tête l’exemple d’une épicerie en face d’une église, récemment rouverte par une parisienne ravie de connaître tout le monde, chose évidemment impossible à Paris.

En ce moment, il y a aussi des endroits où l’on refuse les nouveaux arrivants : regardez ce qui s’est passé à Saint-Malo ou au Pays basque. Il faut faire attention à cette espèce de chauvinisme local, qui peut vite virer au nationalisme.

Voilà tous les processus qu’il faut maîtriser : ici réguler un flux, là favoriser la création d’emplois par une observation fine des évolutions. Il y a un véritable travail à faire. Bien sûr, il y a aussi des endroits où ce travail est fait, mais on ne le fait pas de manière systématique.

M. François Bonneau. – La France dispose d’un patrimoine bâti remarquable qui souffre, semble-t-il, d’un double handicap : d’une part, les visites « classiques » ne fonctionnent plus, d’autre part, le réchauffement climatique fait que les touristes sont moins attirés par certains sites, compte tenu des conditions de visite. Quelles sont vos préconisations pour ce sujet important, qui contribue grandement à l’image de notre pays ?

M. Jean Viard. – Je vous répondrai deux choses. La première est que la France est l’un des pays au monde où l’on a le plus investi dans le patrimoine historique. Depuis 50 ans, un travail considérable a été fait, en restaurant jusqu’au dernier lavoir du dernier village. Mieux encore : nous sommes sans doute l’un des rares pays au monde où il y a des touristes partout. Pourquoi ? Parce que si le tourisme s’est évidemment développé dans l’ensemble des pays après la révolution industrielle, l’originalité de la France est que les populations du sud, « montées » pour construire la France bureaucratique et industrielle du début du XXe siècle, sont « redescendues » dans la seconde moitié du XXe siècle, sur la Côte d’Azur, dans les Cévennes, etc. En d’autres termes, la France est l’un des rares pays où ce qui avait été vidé par la révolution industrielle a été réutilisé par le tourisme. Prenez l’Angleterre au nord de Londres, ou l’Italie au sud de Rome : il n’y a quasiment pas de tourisme. La France a une immense chance car elle a des pratiques sociales de tourisme partout, comme l’illustre bien la « toile » du TGV. C’est un immense atout pour le patrimoine.

Ma deuxième remarque sera familière au sénateur de la Charente que vous êtes. Je m’y rends tous les ans pendant trois jours pour visiter les petites églises charentaises dont je ne me lasse jamais, et à chaque fois, j’ai la même colère : lorsque je vais de l’autre côté des Pyrénées, en Espagne, j’achète un seul ticket qui me permet de visiter toutes les églises du nord du pays, et dans chacune, il y a quelqu’un qui peut me donner des explications sur le bâtiment, qui s’occupe de la sécurité, de garder le lieu, etc. A-t-on mis au point une telle économie de la gestion des églises en Charente ? Non. On les trouve ouvertes ou fermées, cela dépend un peu de l’humeur des gens et du fait qu’on leur a ou pas volé quelque chose, mais il n’y a pas de tourisme ! Or, il est clair que les églises de Charente sont une des merveilles du patrimoine français, mais elles le sont en tant que groupe, pas celle-ci plutôt que celle-là, et je me demande quand est-ce qu’on va en faire une « destination », où les gens viendraient pour admirer cette densité de petites églises de village très simples et absolument magnifiques. La destination n’est pas construite : il y a un patrimoine mais il n’y a pas de projet, donc effectivement, ça ne marche pas. D’ailleurs, bien souvent, quand on se pose ces questions, c’est parce qu’il n’y a pas de projet. Or le tourisme, c’est un projet pour le territoire, et la mise en tourisme d’un territoire, c’est sa mise en désir. Depuis la guerre, les territoires où il y a du tourisme sont ceux qui font rêver, parce qu’il y a une communication, un film, etc. Le tourisme est une machine à mettre en désir des lieux. Et le jour où Brigitte Bardot disparaîtra, sa tombe pourrait devenir un objet touristique, comme celle de Camus à Lourmarin, ou de Giono à Manosque.

Ainsi, le tourisme se construit, et à cet égard, on a énormément de choses à faire. Par exemple, je parlais tout à l’heure de monter en voiture électrique au sommet du Luberon, pour faire une place aux personnes âgées et aux familles, cela me semble essentiel. Les églises de Charente sont un autre exemple, parmi tant d’autres, où l’on n’a pas cherché à avoir une politique qui rende le pays plus désirable. Regardez Cognac et Saintes, qui sont des petites villes en difficulté – heureusement que le Cognac rapporte énormément en ce moment. Ces territoires-là pourraient se développer bien davantage si l’on se préoccupait de leur mise en désir touristique. Souvenez-vous que le sud de la France n’était pas aimé, relisez Victor Hugo qui évoquait des hôtels sales et du vent ! D’ailleurs, les premiers touristes n’allaient pas en Méditerranée, les grandes stations se trouvaient dans le nord de la Bretagne, sur la côte belge ou sur la façade Atlantique.

La mise en désir d’un territoire est un projet qui intègre le tourisme dans des activités locales traditionnelles, qui revalide les savoir-faire qu’on peut mettre en scène grâce au tourisme, mais qui innove aussi dans de nouveaux métiers et une nouvelle pensée du territoire. Ainsi, la France se restructure par ses métropoles et autour des métropoles : à deux heures des métropoles, il se passe plein de choses, et avec cela vous couvrez quasiment tout le territoire. C’est cette vision-là qu’il faut adopter, en étoile, en araignée.

Un autre exemple : avec les destructions de la guerre et son château non restauré, Nantes était tout sauf une ville attractive, mais elle a su développer une activité qui développe son économie, renforcer ses écoles d’ingénieurs, attirer les étudiants qui sont fiers d’avoir été formés dans une ville à l’image positive. Le tourisme n’est pas un segment à part de l’économie, sa fonction est la gestion désirante des territoires, et cette gestion désirante s’adresse non seulement aux touristes, mais aussi à l’habitant, qui se trouve revalorisé, aux nouveaux arrivants, aux retraités en particulier, qui s’installent dans des lieux désirables et qui sont au cœur d’une économie en plein développement.

Bref, le tourisme s’inscrit dans un ensemble de processus ; il n’est pas un secteur à part, mais il faut le voir comme un secteur moteur ! D’ailleurs, l’image mondiale de la France est extrêmement liée au désir du monde de venir visiter le pays. Pour 100 millions de touristes accueillis, combien y en a-t-il qui rêvent de venir mais qui ne peuvent pas ? Le désir que suscite notre pays peut se vendre – voilà pourquoi des entreprises comme L’Oréal, avec tous ces objets de soin du corps et pour la beauté des femmes, rencontrent un tel succès.

M. Bernard Fialaire. – Je m’interroge sur l’inadéquation entre l’afflux de touristes et le manque d’organisation pour gérer ces flux. Sans doute la promotion de certains territoires n’est-elle pas très bonne. À l’inverse, certaines destinations s’en sortent bien pour susciter le désir, puisque vous avez employé ce mot, grâce à la littérature par exemple.

De plus, il semble qu’on aura toujours un train de retard en termes d’authenticité : les guides de voyage vous expliquent de ne pas aller à tel ou tel endroit « trop touristique » et de préférer tel endroit plus « authentique ». Mais si l’on organise l’accueil dans cet endroit considéré comme plus authentique, il devient touristique et donc à éviter ! Comment analysez-vous ce phénomène ? Regardez les films de Woody Allen, qui semblent organisés comme une publicité pour certaines destinations – lesquelles financent parfois le film d’ailleurs. Les productions artistiques peuvent attirer brutalement vers certains sites de façon totalement imprévisible.

M. Jean Viard. – Bien sûr, et s’y ajoute la nécessité de rendre certaines destinations plus qualitatives. Prenez la Côte d’Azur : on pense a priori qu’il n’y a pas besoin de s’en occuper. Or, la Côte d’Azur, c’est aussi des lieux magnifiques non fléchés, la Côte d’Azur des réfugiés juifs allemands pendant la guerre, des créateurs, des romanciers, des poètes, à Marseille notamment. Aujourd’hui, il n’existe pas de parcours permettant de visiter cette Côte d’Azur. Il y a donc, au-delà des flux à gérer, un chantier qui consiste à rendre une destination plus « qualifiante ».

Par exemple, il y a 4 000 festivals l’été, qui accueillent 7 millions de Français : je pense que c’est trop, et qu’il faudrait mener une réflexion sur le sujet. Est-ce que les gros festivals sont logiques alors que d’un point de vue écologique, ils sont absurdes ? Avec des petits festivals de proximité, il y a moins de transport, ce qui plaide pour financer les festivals de taille moyenne plutôt que les très gros comme celui d’Avignon, qui est une catastrophe d’un point de vue écologique. Je ne donne pas ici un avis personnel, mais je pense qu’il faudrait en débattre.

Vous avez raison sur la quête de l’authenticité, c’est-à-dire qu’on veut toujours aller derrière le miroir, c’est le jeu normal du dévoilement, et on vous présente chaque fois les choses en vous disant « là, c’est plus authentique », jusqu’à ce que vous réalisiez que les « souvenirs » sont fabriqués en Chine. On essaie tous d’échapper à cette mise en scène du territoire. C’est une vieille histoire, celle de l’opposition entre le « voyageur » et le « touriste », ce dernier ayant toujours été méprisé. Au XIXe siècle et dans tous les regards, y compris la grande littérature, les voyageurs étaient des aristocrates, et les touristes étaient des nouveaux riches, et cette opposition perdure aujourd’hui avec le surtourisme qui provoque le même rejet. Quand je suis de mauvaise humeur, je résume parfois les choses ainsi : « il y en a qui n’aiment pas les immigrés arabes, et d’autres qui n’aiment pas les touristes ». Ce n’est pas du même ressort politique, bien sûr, mais il y a cette façon commune de refuser l’arrivée de l’autre. Il faut qu’on soit attentif à cela aussi.

Or, pour bien développer le tourisme dans un territoire, il faut se mettre dans l’œil de l’autre. C’est pourquoi celui qui va piloter la mise en tourisme du territoire ne doit pas être un « authentique ». Ceux qui ont une maison de famille s’en vantent bien souvent : « je suis d’ici, moi ». Peut-être, mais juste à côté, un Anglais a installé un gîte qui est plein en permanence, quand la maison de famille est vide ! Pourquoi ? Parce que l’Anglais, lui, a choisi. Il ne dit pas « je suis d’ici, donc je suis le meilleur », mais il saura expliquer pourquoi le lieu est beau, pourquoi il l’a choisi, bien mieux que son voisin qui n’a que son « authenticité » à la bouche.

Regardez les films, la littérature, les séries maintenant. La série Marseille avec Gérard Depardieu n’est clairement pas un chef-d’œuvre, mais elle a attiré du monde parce qu’on voyait la ville presque exclusivement depuis des hélicoptères, c’est-à-dire sous un prisme nouveau, donc attractif.

Les images, il faut en discuter aussi parce que les habitants n’ont pas forcément envie d’être vus dans l’œil de l’autre – tout en rappelant que 50 % des Français ne sont pas nés dans le département où ils vivent, et que seulement 10 % des Français meurent dans leur commune de naissance, ce qui relativise beaucoup ce discours sur les « locaux ». Les « locaux » ne sont pas là depuis toujours : c’est un flux, à un instant donné.

J’insiste donc sur ce point : prenez des gens de l’extérieur pour piloter vos politiques touristiques, c’est extrêmement important. Ils peuvent être associés à des gens du coin, évidemment, mais les deux regards sont essentiels.

Mme Sylvie Vermeillet. – Quel est selon vous le pays qui réussit le mieux aujourd’hui l’organisation de son tourisme ?

M. Jean Viard. – Tout dépend du point de vue d’où l’on regarde. Nous sommes le premier pays en termes de quantité, en nombre de touristes, mais en termes économiques, ce n’est pas la France qui rapporte le plus. Les États-Unis ont un chiffre d’affaires supérieur : ils accueillent beaucoup moins de touristes, mais font du business avant tout, le rapport est complètement différent.

Notre objectif est de rendre la France désirable dans la mondialisation pour qu’on vienne la visiter, mais aussi pour qu’on achète des produits français – et on ne peut pas dissocier les deux. Quand Renault faisait la publicité de ses « voitures à vivre » il y a déjà 25 ans, je trouvais cela génial parce que cela correspondait à l’imaginaire de la France : la qualité de vie, la beauté des Parisiennes, la cuisine, etc. C’est cet imaginaire qui fait qu’on a envie d’acheter un produit L’Occitane ou encore L’Oréal. Dans le monde entier, ces marques explosent parce qu’en fait, on « consomme » la France. Quand en Allemagne on achète un mouton du Ventoux, quelque part, on est en vacances et on a le soleil qui rentre dans la maison.

Mais pour l’objectif financier, nous ne sommes pas bons, parce qu’on n’observe pas passer les touristes. Allez en Italie : quand il pleut, il y a tout de suite quelqu’un qui vous propose un parapluie. La souplesse et la vitalité de tous ces petits métiers est inimaginable ! En France, quand il pleut... vous êtes mouillé.

Pour autant, je ne saurais dire quel pays réussit le mieux dans le tourisme. L’Italie a une histoire du tourisme urbain, c’est-à-dire que les Italiens adorent les villes italiennes et les visitent depuis très longtemps. L’Allemagne est dans une phase de réunification : les Allemands sont en train de découvrir les villes allemandes, et on assiste au développement d’un tourisme interurbain extrêmement important et tout à fait nouveau. Les modèles ne sont absolument pas les mêmes ! En Espagne, il y a des zones de surdensité touristique le long de la mer : à certains endroits, la situation est tout à fait catastrophique.

La France a été très dynamique quand elle a fait les plans neige et quand elle a fait celui des côtes, l’aménagement du Languedoc puis de Bordeaux notamment. Tout cela s’est fait sous De Gaulle mais a beaucoup vieilli. Depuis, on n’a pas réfléchi à l’avenir de ces stations, et pour l’instant, on ne fait rien. La mer est toujours là, mais ce qui manque le plus, c’est la culture. Certaines stations sont en train de s’intégrer à la ville, Palavas-les-Flots par exemple, grâce au tramway qui amène une population venue des quartiers urbains. Avec ces « vrais » habitants, de nouveaux usages se développent, et les vacanciers, quant à eux, peuvent aller au théâtre ou au spectacle, et aller boire une bière sur la place de Montpellier. À d’autres endroits, une telle intégration à la ville est impossible. J’avais un jour suggéré qu’on vende des stations à des pays étrangers, qu’il y ait par exemple une station anglaise où l’on roule à gauche. L’idée était de mettre du capital culturel sur une construction de béton.

Dans les Alpes, vous avez le double problème du réchauffement climatique et de l’étalement urbain. Avec le réchauffement climatique, les stations basses vont petit à petit être intégrées dans le tissu périurbain de Grenoble, Annecy, Chambéry et Gap. Les stations d’en haut seront réservées à une élite sociale, parce qu’elles auront toujours de la neige – on ira vers 3 ou 4 % de skieurs dans la population. Entre les deux, cela sera catastrophique parce qu’il n’y aura plus ni neige ni skieurs, et pour le moment, je ne vois pas de politique se mettre sérieusement en place pour répondre à cela.

Autre sujet d’importance : si l’on veut que 80 % des Français partent en vacances, il faut inclure les jeunes. Quand on est parti jeune, on part toute sa vie. On peut rencontrer des périodes difficiles, de chômage ou autre, mais on n’abandonnera pas le fait de partir, même à moindre coût. Or, les jeunes de nos quartiers ne partent pas l’été et on ne retrouve pas sur les plages la diversité de la population française et de ses 6 millions d’immigrés. D’ailleurs, dès qu’un jeune d’origine immigrée est assis sur une plage, toutes les 10 secondes, il y a un jeune d’origine européenne qui vient lui demander « t’as pas du hash ? ». Comme s’il portait un signal de pharmacie clignotant !

C’est en faisant partir les jeunes de banlieue qu’on les intégrera à la culture française. Ils se sentent tellement exclus l’été et être exclu du départ en vacances l’été, c’est être exclu de la vie érotique, de l’ensemble des pratiques d’initiation à l’amour.

Vous voyez, on peut avoir un objectif social, un objectif de chiffre d’affaires, un objectif de valorisation de nos cultures locales et de nos terroirs, en vue du développement économique. Voyez par exemple comment le rosé de Provence est devenu une marque de niveau mondial : cette année, la France a exporté davantage de rosé que de vin rouge. Les producteurs ont étudié la demande des touristes, ils ont compris que pour eux, le rosé est un vin presque blanc. Ils se sont mis à le ramasser à 6 heures du matin pour qu’il soit plus clair et aujourd’hui, ils collent parfaitement à la demande. Voilà ce qui m’intéresse ! Le tourisme qui consiste à « claquer du fric » une fois par an en mangeant des steaks-frites dégueulasses n’a aucun intérêt pour moi.

M. René-Paul Savary, président. – Je vous remercie de nous avoir dressé ce tableau très complet de la situation. C’était très instructif pour nous, et vous ouvrez des perspectives qui sont précisément ce que nous recherchons à la délégation à la prospective.

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