Mercredi 29 juin 2022

- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -

La réunion est ouverte à 11 h 00.

Audition de Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) sur les grands enjeux démographiques de la France

M. Mathieu Darnaud, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir ce matin Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), pour évoquer les grands enjeux démographiques de notre pays, d'ici à vingt, trente, voire cinquante ans.

Avec cette audition, nous achevons en quelque sorte notre cycle de « mise en prospective » de la France, commencé avec Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l'Institut français d'opinion publique (Ifop), et poursuivi avec Sébastien Soriano, directeur général de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN). Après les volets sociologie et géographie, nous abordons maintenant le volet démographie : l'ensemble peut donc se voir comme un triptyque.

Nous nous concentrerons aujourd'hui sur l'évolution de la population en France. Quelques tendances semblent d'ores et déjà se dessiner. Ainsi, en 2070, la population française devrait être à peu près la même qu'aujourd'hui - autour de 68 millions d'habitants d'après les dernières projections de l'Insee. Certes, nous serons sans doute à peu près aussi nombreux qu'aujourd'hui, mais nous serons beaucoup plus vieux, avec presque 30 % de plus de 65 ans, contre 20 % actuellement ; le nombre des décès dépassera celui des naissances dès 2035. Derrière ce vieillissement général, il y a bien sûr de multiples facteurs - taux de fécondité, immigration, etc. -, mais aussi de nombreuses hypothèses, de solides incertitudes et d'immenses conséquences. C'est de tout cela que nous allons parler ce matin.

Nous le ferons avec un souci du temps long, mais aussi avec un souci des territoires : le Sénat est ici doublement dans son rôle. Au-delà des grandes tendances qui se dessinent à l'échelon national, c'est aussi leur déclinaison à l'échelon local qui nous intéresse - dans nos régions, dans nos départements, en ville comme à la campagne, en métropole comme en outre-mer. Pour le dire autrement, les projections de l'Insee sont un travail précieux pour chacun d'entre nous ici, en tant que législateur, mais aussi bien souvent en tant qu'élu local, et tout simplement en tant que citoyen.

Le spectre est large, mais le temps est compté : je laisse donc sans plus attendre la parole à Christel Colin.

Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). - Je vous remercie de votre invitation. Vous avez souhaité interroger l'Insee sur les grands enjeux démographiques de la France pour les prochaines décennies. Je détaillerai les tendances que vous avez déjà pointées, Monsieur le Président, ainsi que la manière dont nous avons élaboré les dernières projections démographiques à l'horizon 2070, qui ont été diffusées au mois de novembre dernier. J'illustrerai mon propos par plusieurs graphiques.

Puisque les projections démographiques que nous avons réalisées s'appuient sur la situation actuelle et les tendances récentes, je commencerai par rappeler ces dernières. D'après le dernier bilan démographique établi en début d'année par l'Insee, on comptait 67,8 millions d'habitants au 1er janvier 2022 en France métropolitaine et dans les cinq départements d'outre-mer. Si, en 2021, la population a augmenté de 0,3 %, le rythme ralentit, puisqu'il était autour de 0,5 % les années précédentes.

La croissance de la population s'explique par deux facteurs : d'une part, le solde naturel, c'est-à-dire l'excédent des naissances sur les décès, qui s'établit à 81 000 en 2021, d'autre part, le solde migratoire, c'est-à-dire la différence entre le nombre d'entrées sur le territoire français et le nombre de sorties, provisoirement estimé à 140 000 pour l'année 2021.

On note deux constantes en termes de bilan démographique au cours des années récentes.

En premier lieu, le solde naturel baisse : l'écart entre la courbe des naissances et celle des décès, qui était très élevé pendant la période du baby-boom du fait de naissances nombreuses, a décru. Si, en 2006, le solde naturel a connu un pic un peu inédit en raison d'un excès de naissances sur les décès, on constate une tendance à la baisse qui s'explique à la fois par le recul des naissances et par l'augmentation des décès. Ce solde a atteint un point très bas en 2020, du fait de la très forte hausse du nombre de décès en lien avec l'épidémie de Covid-19, et est un peu remonté en 2021.

En second lieu, on observe depuis une trentaine d'années un phénomène de vieillissement de la population. Ainsi, au 1er janvier 2022, 21 % des habitants sont âgés de 65 ans et plus. Ce phénomène, qui a commencé avec l'allongement de l'espérance de vie, s'accélère depuis les années 2010 du fait des premières générations nombreuses nées après-guerre. Les 75 ans ou plus représentent aujourd'hui 10 % de la population, car ces mêmes premières générations du baby-boom commencent à entrer dans cette classe d'âge. Cette dernière classe d'âge va donc mécaniquement augmenter et connaître une croissance accélérée dans les prochaines années.

Le nombre de naissances dépend à la fois du nombre de femmes en âge d'avoir des enfants et de leur fécondité, c'est-à-dire du nombre d'enfants qu'a chaque femme. Le nombre de femmes de 20 à 40 ans a globalement diminué depuis le début des années 90 ; depuis une petite dizaine d'années, il marque un palier et n'évolue quasiment plus. Par conséquent, les évolutions récentes des naissances s'expliquent uniquement par les modifications de la fécondité, laquelle est en baisse depuis une dizaine d'années. Après avoir oscillé autour de 2 enfants par femme entre 2006 et 2014, l'indicateur conjoncturel de fécondité atteint 1,83 enfant par femme en 2021. Cette diminution concerne toutes les tranches d'âge et tous les niveaux de vie ; il s'agit donc d'un phénomène général. La France reste toutefois le pays le plus fécond d'Europe.

Cette baisse de la fécondité, qui constitue la première tendance importante pour la période récente, se double d'une augmentation du nombre de décès depuis une dizaine d'années et d'une accélération nette à partir du milieu des années 2010, à quoi s'ajoute l'effet particulier des années de pandémie. Le nombre de décès dépend non seulement de la structure par âge - mécaniquement, plus il y a de personnes âgées, plus il y a de décès -, mais aussi des risques de décéder à chaque âge, ce que l'on nomme l'indicateur d'espérance de vie à la naissance. Si l'espérance de vie à la naissance continue d'augmenter - 85,4 ans pour les femmes et 79,3 ans pour les hommes -, on note un ralentissement des gains d'espérance de vie pour la décennie 2010-2019 par rapport à la décennie précédente. La hausse des décès liés notamment au vieillissement de la population et au ralentissement des gains d'espérance de vie au cours de la dernière décennie constitue donc la deuxième tendance démographique importante.

Le solde migratoire, c'est-à-dire la différence entre les entrées et les sorties sur le territoire français, forme la dernière composante de l'évolution de la population. Ajouté au solde naturel, il donne la croissance de la population.

Le solde migratoire est un indicateur qui fluctue beaucoup selon les années. Sur les dix dernières années, il était en moyenne de +72 000, en légère baisse par rapport aux dix années antérieures. Il aurait tendance à remonter depuis 2017 plutôt du fait d'un ralentissement des sorties que d'une hausse des entrées, mais il ne s'agit que de résultats provisoires.

Sur la base de ces tendances récentes et d'hypothèses sur leur prolongation ou non, à partir de consultations d'experts en démographie français et internationaux, l'Insee a établi l'an dernier de nouvelles projections de population à l'horizon 2070.

Quelles hypothèses ont été retenues pour ces projections ? Nous établissons un scénario central ainsi qu'un certain nombre de variantes, à savoir des hypothèses hautes, basses, etc. sur les différents indicateurs afin de couvrir au mieux le spectre des possibles.

En termes de fécondité, l'hypothèse centrale retenue est celle d'une stabilisation de l'indicateur conjoncturel de fécondité à 1,8 enfant par femme, avec une hypothèse de poursuite de la hausse de l'âge moyen à la maternité pendant encore plusieurs dizaines d'années. Les précédentes projections retenaient un indicateur conjoncturel de fécondité nettement plus haut, mais, compte tenu des tendances récentes, cela ne semblait pas logique. Nous encadrons ce scénario avec une hypothèse basse à 1,6 enfant par femme, une hypothèse haute à 2 enfants par femme et ce que l'on appelle une hypothèse de travail à 1,5 enfant par femme, qui correspond à la moyenne actuelle de la fécondité dans l'Union Européenne.

En termes de mortalité, l'hypothèse centrale retenue est que les risques de décès à chaque âge continueraient de diminuer au même rythme que durant la dernière décennie. Ainsi, l'espérance de vie à la naissance continuerait à augmenter, mais à un rythme moindre qu'il y a vingt ans. En 2070, elle serait de 90 ans pour les femmes et de 87,5 ans pour les hommes ; la réduction de l'écart d'espérance de vie entre hommes et femmes, qui est une tendance engagée depuis plusieurs dizaines d'années, se poursuivrait donc.

Dans la mesure où le solde migratoire est très fluctuant selon les années, l'hypothèse concernant son évolution est la plus délicate. C'est pourquoi nous élaborons des hypothèses relativement conventionnelles. L'hypothèse retenue dans le scénario central est celle d'un solde migratoire de +70 000 par an, qui correspond à peu près à la moyenne observée sur les dix dernières années. Comme ce scénario central est entouré d'une forte incertitude, on a des hypothèses hautes et basses assez contrastées, à +20 000 par an et +120 000 par an.

Dans le scénario central des projections démographiques, un excédent des naissances sur les décès permet de conserver un solde naturel positif jusqu'en 2035, à quoi s'ajoute un solde migratoire positif. Par conséquent, la population continue d'augmenter, même si c'est à un rythme plus lent. À partir de 2035, le nombre de décès deviendrait supérieur à celui des naissances, ce qui aboutirait à un déficit naturel : la croissance de la population serait assurée par le solde migratoire positif. À partir de 2044, le solde migratoire ne permettrait plus de compenser le déficit naturel et la population diminuerait alors très légèrement. Ce déficit naturel est lié à la fois à la hausse des décès et à la baisse des naissances, cette dernière étant due non pas à la baisse de la fécondité, mais à la baisse du nombre de femmes en âge d'avoir des enfants.

Si, au cours des cinquante dernières années, on avait une croissance assez régulière d'environ 0,5 % par an de la population, de 2021 à 2035, celle-ci ralentirait pour s'établir autour de 0,2 % par an. De 2035 à 2044, c'est le solde migratoire qui assurerait la croissance de la population. Ensuite, on aboutirait à une stabilisation, puis à une très légère décrue jusqu'à 2070. Tels sont les résultats du scénario central.

En faisant varier les hypothèses de fécondité, d'espérance de vie et de solde migratoire, on obtient des résultats un peu différents. Ce sont les hypothèses sur le solde migratoire et la fécondité qui ont le plus fort impact sur l'évolution de la population et son nombre en 2070. Ainsi, si l'indicateur conjoncturel de fécondité remontait à 2 enfants par femme, le solde naturel resterait positif plus longtemps, la population augmenterait sur l'ensemble de la période et notre pays compterait 4 millions d'habitants de plus que dans le scénario central. Avec un solde migratoire élevé, on aurait également une hausse de la population. De la même façon, avec une fécondité plus basse et un solde migratoire plus bas que dans le scénario central, la décroissance de la population serait plus précoce et plus marquée à l'horizon 2070.

Pour résumer, le premier grand enjeu de ces projections démographiques est de déterminer si la population va ou non continuer de croître. D'après les hypothèses que nous avons privilégiées, la population commencerait à diminuer autour de 2044. Il s'agit également de savoir par quels apports du solde naturel et du solde migratoire.

L'autre grand résultat de ces projections démographiques, c'est la poursuite du vieillissement de la population. Dans le scénario central, le nombre d'habitants en 2070 serait assez proche du nombre actuel ; en revanche, la composition de la population et sa structure par âge seraient vraiment très différentes, avec 5,7 millions de personnes de 75 ans ou plus supplémentaires et une baisse de 5 millions des personnes de 60 ans ou moins. La pyramide des âges serait donc modifiée.

La part des 65 ans, qui avait déjà augmenté au cours des vingt dernières années, passant de 16 % à 21 %, gagnerait encore 5 points à l'horizon 2040 et potentiellement 3 points à l'horizon 2070. La part des 80 ans ou plus passerait de 6 % à 10 % au cours des vingt prochaines années, contre 4 % à 6 % au cours des vingt dernières, et devrait encore augmenter jusqu'à 13 % en 2070. Ces évolutions tout à fait significatives ont notamment une incidence sur les politiques sociales à mettre en oeuvre : retraite, dépendance, prise en charge des personnes âgées de manière générale.

Il faut bien avoir à l'esprit que le vieillissement de la population d'ici à 2040 est inéluctable, au sens où il ne dépend pas des hypothèses, mais s'observe quels que soient les scénarios et variantes retenus. Après 2040, en fonction des hypothèses, il peut se poursuivre ou ralentir. Ainsi, entre 2021 et 2040, le ratio de dépendance démographique, c'est-à-dire le nombre de personnes de 65 ans ou plus pour 100 personnes de 20 à 64 ans, passerait de 37 à 51 dans le scénario central, mais à 48 ou à 53 selon les variantes. La marge d'incertitude est donc très faible. En revanche, après 2040, le ratio de dépendance démographique pourrait continuer à augmenter ou se réduire un peu suivant les hypothèses, passant à 57 dans le scénario central, mais atteignant 46 ou montant à 70 suivant les hypothèses. La structure par âge de la population et son vieillissement constituent donc bien le deuxième grand enjeu démographique pour l'avenir, avec des implications en matière de politiques sociales.

L'Insee publiera demain les nouvelles projections de population active dans un ouvrage intitulé Emploi, chômage et revenus du travail. En effet, à partir des projections de population, nous faisons également des projections de population active, qui combinent à la fois les évolutions de la population et des hypothèses sur les taux d'activité à chaque âge.

J'en viens aux territoires. L'Insee établit également des projections régionales et départementales de population. Comme celles-ci seront diffusées à l'automne prochain, je ne peux pas en faire état. Je vous livre malgré tout les tendances récentes à l'échelle des territoires, lesquelles donnent déjà des indications sur les écarts par rapport à la situation nationale et la spécificité des différents territoires. En plus du solde migratoire national, il faut bien entendu tenir compte des mobilités entre régions et entre départements, lesquelles forment donc un facteur de plus à modéliser pour établir les populations à l'échelle des territoires.

La structure par âge de la population varie d'un département à l'autre. Les départements pour lesquels la part des personnes de 65 ans ou plus dépasse 26 % sont en majorité des départements du sud-ouest, à l'exception des départements ayant une capitale régionale, ainsi que quelques départements en Normandie, en Bretagne, et dans le Sud-Est. À l'inverse, les départements dont la part des moins de 20 ans est supérieure à 26 % se trouvent essentiellement au nord de la France, notamment dans la grande couronne de l'Île-de-France, ainsi qu'en outre-mer, avec le cas particulier de la Guyane et de Mayotte - à Mayotte, plus de la moitié de la population a moins de 20 ans.

Outre cette diversité de structure par âges, les territoires connaissent un vieillissement plus ou moins marqué. Certes, le vieillissement est un phénomène général, mais il touche différemment les territoires. C'est dans la moitié nord que la part des 65 ans ou plus a le plus augmenté sur les dix dernières années, en dehors de l'Île-de-France et du Centre-Val-de-Loire, ainsi que dans certains départements d'outre-mer, notamment ceux des Antilles.

Les territoires connaissent aussi des évolutions de population contrastées. Au cours de la période 2013-2019, les départements situés dans le quart nord-est, dans le centre de la France et dans le Massif central, ainsi que le département de Paris qui est un cas particulier, ont connu une baisse de leur population. Ce phénomène est souvent associé à un solde naturel négatif. À l'inverse, les fortes croissances démographiques s'observent pour l'essentiel le long de la façade Atlantique et de la Méditerranée, ainsi que dans le couloir rhodanien.

Nous verrons si ces tendances récentes sont confirmées ou non dans les projections régionales et départementales à venir. En tout cas, on voit que les situations sont fortement contrastées, ce qui impliquera des dynamiques différentes dans les territoires.

Par ailleurs, et c'est une autre incertitude pour établir ces nouvelles projections, on ne mesure pas encore complètement les conséquences de la crise sanitaire sur le développement du télétravail et les mobilités résidentielles, conséquences qui peuvent conduire à des ruptures de tendance.

Je conclurai en évoquant la question des structures familiales et des types de ménages, qui peut avoir des incidences en termes de contexte et d'enjeu démographique. On observe depuis plusieurs décennies une baisse de la taille moyenne des ménages - c'est en partie lié au vieillissement de la population - et une transformation de la structure familiale, notamment avec une hausse de la part des familles monoparentales.

M. Mathieu Darnaud, président. - Je formulerai deux remarques, sur des sujets que vous avez abordés.

La première remarque porte sur la répartition spatiale de la population. Vous avez indiqué que les chiffres seraient publiés à l'automne prochain. Pour autant, connaissez-vous d'ores et déjà les premières tendances sur les éventuelles évolutions au sein des territoires, ruraux ou périurbains, qui seraient la conséquence de la crise sanitaire ? Plusieurs théories s'opposent en effet. Une première hypothèse laissait entrevoir une augmentation de population dans ces territoires, mais le phénomène semble finalement ne pas être aussi marqué qu'on pouvait l'imaginer.

La seconde remarque concerne le phénomène de desserrement des ménages. Observe-t-on des tendances territoriales en la matière ? Dans certains territoires urbains de l'Ardèche, département dont je suis élu, des communes qui connaissent une croissance en matière de logements constatent pourtant une stabilité de population, en raison du très fort desserrement des ménages justement. Ce phénomène s'observe un peu moins dans les territoires plus ruraux.

M. Alain Richard. - J'ai deux questions de compréhension et de méthode sur les chiffres d'aujourd'hui.

Tout d'abord, que mesure l'espérance de vie à la naissance ? Je crois comprendre que cette donnée s'applique à la moyenne de la population vivante au moment où nous sommes, et non à la catégorie démographique des enfants nés en 2022.

Par ailleurs, quels sont les outils de mesure du mouvement migratoire de sortie du territoire ? Pour la mesure d'entrée, on dispose de toute une série d'outils administratifs. Pour la population résidente, c'est le travail entre l'Insee et les communes. En revanche, les sorties me semble nécessairement faire l'objet d'une estimation plus hasardeuse...

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Vous montrez que l'espérance de vie continue d'augmenter, mais de manière moins rapide qu'il y a quelques années. A-t-on des outils de mesure pour savoir pourquoi ?

M. Bernard Fialaire. - Les données de l'Insee sont toujours très intéressantes, mais je regrette qu'elles soient insuffisamment appréhendées par les services de l'État. On a l'impression qu'ils les négligent, et même parfois qu'ils les méprisent.

Ainsi, quand on a imposé des fusions d'intercommunalités, on disposait de cartes très parlantes de l'Insee sur les bassins de vie, mais les préfectures n'en ont absolument pas tenu compte, se contentant de procéder à des montages politiques. Pourtant, les intercommunalités qui fonctionnent efficacement sont précisément celles qui présentent une cohérence au regard des données de l'Insee. À l'inverse, celles qui sont incohérentes rencontrent souvent des difficultés.

Il faut vraiment réhabiliter ces données, et c'est aussi le travail des élus. Il est inutile d'engager une réforme territoriale si c'est pour garder des limites qui existent depuis des siècles et ne tirer aucune leçon du passé. Le dynamisme territorial, qu'il soit démographique ou économique, dépend aussi de la cohérence des données de départ.

Enfin, si l'on prend un peu de recul, on voit qu'en l'espace de quarante ans, l'âge de la retraite est passé de 65 à 60 ans, mais l'espérance de vie a augmenté de dix ans, à raison d'un an tous les quatre ans. Il faut donc financer quinze ans de plus, et l'on peut aisément comprendre, même sans avoir fait Polytechnique, que le problème est économiquement difficile à résoudre...

Mme Cécile Cukierman. - L'Insee publie régulièrement des données brutes territorialisées, mais l'Institut a-t-il aussi une mission d'explication et de mise en perspective de celles-ci afin d'accompagner et d'aider les élus locaux et les acteurs d'un territoire à prendre des décisions ?

Au-delà des données quantitatives, l'Insee est-il également en mesure de transmettre des données plus qualitatives, adaptées aux réalités géographiques, culturelles ou historiques des territoires ?

Mathieu Darnaud a évoqué la problématique du logement, mais l'on pourrait citer aussi les infrastructures de transports, l'installation d'établissements d'accueil des personnes âgées dépendantes ou de la petite enfance.

Mme Christel Colin. - Je commencerai par répondre aux questions techniques.

L'espérance de vie à la naissance, c'est le nombre d'années que peut espérer vivre une personne qui naît aujourd'hui si, toute sa vie durant, elle connaît les conditions de mortalité d'aujourd'hui. Il s'agit donc d'un indicateur totalement fictif, puisque, par définition, personne ne connaîtra de telles conditions tout au long de sa vie.

Le solde migratoire est établi par déduction. Le recensement nous permet de dénombrer la population. Nous connaissons également les naissances et les décès, et donc le solde naturel à partir de l'exploitation des bulletins d'état civil. Nous pouvons donc en déduire par différence le solde migratoire. Mais, en effet, nous ne disposons pas aujourd'hui d'outils précis pour mesurer directement les sorties du territoire.

Nous n'avons pas encore beaucoup d'éléments très étayés sur les conséquences de la crise sanitaire en termes de répartition spatiale de la population. Les données des transactions immobilières et la comparaison des adresses de résidence et de travail des salariés semblent montrer qu'il se passe quelque chose, sans pour autant qu'il s'agisse d'un phénomène massif. Je ne peux pas être plus précise à ce stade, mais nous avons un programme de travail qui nous permettra de produire une analyse plus fine et plus solide à l'avenir.

La question de la composition des ménages est très importante. Entre le recensement de 1968 et aujourd'hui, la taille moyenne des ménages a baissé de façon constante, passant de 3 à 2,2 environ. Cette tendance est en partie liée au vieillissement de la population, mais aussi, entre autres, à la multiplication des séparations et à la diminution des familles nombreuses.

Territorialement, la taille des ménages est en moyenne plus faible dans les départements du centre de la France et plus élevée dans les régions Hauts-de-France et Île-de-France. Ce mouvement emporte évidemment des conséquences très importantes, notamment en termes de parc de logements à construire.

M. Alain Richard. - En revanche, la taille des ménages est très faible à Paris, me semble-t-il.

Mme Christel Colin. - Paris présente de nombreuses particularités démographiques : un solde naturel très élevé, mais une perte de population, car de nombreuses familles quittent la capitale faute de place pour se loger ; une sur-représentation des jeunes actifs âgés de vingt à trente ans, etc.

Pourquoi la progression de l'espérance de vie ralentit-elle ? Si je ne suis sans doute pas l'experte la plus qualifiée pour répondre à cette question, je peux toutefois avancer quelques facteurs d'explication.

Entre 1950 et 1970, on a enregistré de forts gains d'espérance de vie, notamment grâce au développement de traitements contre certaines maladies, y compris infectieuses. Ces gains ont depuis lors été acquis.

On peut citer aussi le développement des maladies cardio-vasculaires et de certains cancers, en particulier chez les femmes qui ont progressivement adopté des comportements proches de ceux des hommes en matière de tabagisme et de consommation d'alcool.

Pour autant, l'espérance de vie continue d'augmenter, de même que l'espérance de vie sans incapacité.

L'Insee comprend une direction générale à Montrouge ainsi que des directions régionales implantées dans les différents territoires. Ces dernières produisent des statistiques, mènent des enquêtes auprès des ménages et recensent la population, mais travaillent aussi de concert avec les acteurs publics locaux - régions, départements, agences d'urbanisme, préfets et autres services de l'État à l'échelon des territoires. L'aide à la compréhension des phénomènes et l'accompagnement des décideurs locaux est vraiment portée par les directions régionales et leurs services d'études, qui conduisent régulièrement des travaux en partenariat.

Nous produisons en effet plutôt des données objectives, quantitatives, que l'on essaye ensuite d'analyser, de comprendre et de mettre en perspective. Nous ne nous limitons toutefois pas à des données nationales, certaines de nos productions visant les échelons régional, départemental, voire les communes ou certains quartiers.

Monsieur Fialaire, vous avez évoqué les bassins de vie. Récemment, nous avons mis en place un nouveau zonage dénommé « aires d'attraction des villes » pour mieux appréhender l'attractivité des pôles urbains.

Nous avons également travaillé, au cours des deux dernières années, en concertation avec des associations de maires ruraux, sur une nouvelle définition de la ruralité qui s'appuie exclusivement sur la notion de densité, les communes rurales étant identifiées comme les communes les moins densément peuplées.

Mme Catherine Belrhiti. - L'État prend-il en compte vos données pour élaborer ou faire évoluer ses politiques publiques, notamment en matière de logements ou d'accompagnement des personnes âgées ?

Mme Christel Colin. - Sur cette dernière question, je l'avoue, j'atteins la limite de mon rôle...

Nos données et nos projections sont abondamment utilisées par le Conseil d'orientation des retraites et par les régimes de retraite pour réaliser leurs projections. Les hauts conseils, notamment celui de la famille, de l'enfance et de l'âge, utilisent également nos travaux.

Ces derniers visent à éclairer la décision publique, mais la décision publique elle-même ne relève pas de nous.

M. Alain Richard. - Je suis intéressé par un autre sujet qui porte sur la population active, et qui a d'autant plus d'importance que l'Insee demeure l'un des navires amiraux de la statistique mondiale. Comment classe-t-on le nombre croissant de stagiaires de différents statuts, notamment universitaires et scolaires, et d'alternants ? À partir de quand sont-ils classés comme actifs ? Car un bon nombre d'entreprises du secteur des services fonctionnent avec une part de stagiaires permanents...

Mme Christine Lavarde. - On ne connaît pas précisément l'ampleur des mouvements de migration post-Covid, ni s'ils seront durables. En revanche, on sait que les informations mises à la disposition des communes sont trop anciennes. Les données de recensement ont toujours deux ans de retard.

Avec le développement de l'intelligence artificielle et de la collecte numérique, pourquoi l'Insee n'arrive-t-il toujours pas à délivrer des informations plus rapidement ?

On pourrait très bien imaginer que vous délivriez de premiers chiffres six mois après les observations, quitte à identifier un taux d'erreur moyen qui permettrait ensuite de corriger ces premières données transmises.

Mme Christel Colin. - Les situations d'emploi, et donc d'activité, sont appréciées par l'Insee via son Enquête emploi en continu et par le traitement de données administratives, principalement les déclarations sociales nominatives.

On parle de personne active dès lors que celle-ci effectue un certain nombre d'heures pour un montant minimum de rémunération répondant à la définition du Bureau international du travail. De fait, les apprentis sont inclus dans l'emploi, mais pas les stagiaires non rémunérés.

Le recensement est utilisé pour établir les populations légales de toutes les communes et de toutes les circonscriptions administratives, avec des conséquences très importantes, notamment en matière de financement. Pour cela, nous avons besoin de la plus grande fiabilité possible.

Nous pouvons toutefois utiliser des données plus récentes pour décrire certaines tendances. Lors de la crise sanitaire, nous avons ainsi mobilisé beaucoup de données dites de « haute fréquence ». Nous avons par exemple publié des données, y compris à un niveau départemental, sur le nombre de décès enregistrés onze jours après la date d'observation.

De nombreux travaux ont également été menés pour suivre l'activité économique en temps réel ou presque, à partir des données de cartes bancaires, ainsi que l'évolution mensuelle des arrêts maladie ou de l'activité partielle.

Certaines sources nous permettent d'éclairer assez vite un phénomène. En revanche, le recensement de la population impose d'être très précis, même si cela n'exclut pas l'identification précoce de certaines tendances.

Par ailleurs, certains règlements européens nous imposent de transmettre des données de façon plus précoce qu'aujourd'hui. Il s'agirait toutefois de données statistiques que l'on différencierait des populations légales utilisées pour les dotations.

Nous avons pleinement conscience de ces difficultés et nous essayons de mobiliser des sources selon une fréquence plus rapide pour répondre à certaines problématiques. Ce n'est toutefois pas possible dans tous les domaines.

M. Mathieu Darnaud, président. - Nous vous remercions, Madame la directrice, pour tous ces éléments qui nous éclairent et participent très utilement à nos travaux.

La réunion est close à 12 h 05.