Mercredi 8 juin 2022

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

La réunion est ouverte à 10 h 10.

Examen du rapport d'information

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Dans le prolongement de notre échange de vues informel de la fin avril, notre réunion de ce jour marque la dernière étape juridique de notre mission.

Il s'agit, sur le fondement du projet de rapport qui a été mis à votre disposition hier, de procéder à l'adoption formelle du rapport de notre mission d'information.

Permettez-moi, à titre liminaire, de remercier très vivement notre collègue Vanina Paoli-Gagin de nous avoir donné l'occasion de nous pencher sur un sujet capital pour l'avenir de notre pays et que je résumerai de la manière suivante : pourquoi notre politique de soutien à l'innovation ne permet-elle pas l'essor de nouveaux champions industriels dans des secteurs innovants ? Notre pays dispose de nombreux atouts : une recherche de qualité, des dispositifs de valorisation qui financent la création de nombreuses jeunes pousses innovantes. Toutefois, et je reprendrai l'expression particulièrement pertinente de notre rapporteur, nous ne sommes pas capables de « transformer l'essai de l'innovation » et nos jeunes pousses, faute de financements suffisants, soit sont rachetées par des sociétés étrangères, soit dépendent de fonds d'investissements étrangers qui peuvent leur imposer de se délocaliser. Pour dire les choses de manière quelque peu caricaturale : nous fournissons de l'innovation bon marché à nos concurrents, payée par les contribuables français, que nous importons ensuite, aggravant ainsi notre déficit budgétaire et notre bilan carbone.

La mission d'information s'est donc attachée à analyser les « erreurs françaises » en matière de politique de soutien à l'innovation et à faire des recommandations opérationnelles pour mettre un terme à cette « fatalité » de notre pays.

Pour nous permettre d'avoir aujourd'hui un échange de vues complet sur le fondement du projet de rapport de notre collègue Vanina Paoli-Gagin, je vous propose d'organiser le débat en deux temps.

Tout d'abord, une sorte de discussion générale qui donnera l'occasion à chacun, après avoir entendu notre rapporteur, de s'exprimer sur la thématique d'ensemble des travaux de notre mission. Pour permettre une expression pluraliste, je donnerai d'abord la parole à un représentant par groupe, puis à tous ceux qui se seront inscrits.

Dans un deuxième temps, je vous demanderai de nous présenter, si vous en avez, vos éventuelles propositions de modification du projet de rapport, afin que nous puissions statuer dessus. Pour la parfaite fluidité de nos échanges, je vous demanderai de nous préciser la page et le paragraphe sur lequel porte votre intervention, de sorte que chacun ait un niveau d'information égal et parfaitement clair.

Enfin, nous nous prononcerons sur le titre que le rapporteur souhaite donner à son rapport et sur l'adoption de l'ensemble du rapport.

J'en termine en précisant qu'un petit-déjeuner de presse est organisé demain à 8 heures 45. Par conséquent, nous attendrons la fin de cette conférence de presse pour mettre en ligne le rapport. Je vous demanderai également de maintenir, d'ici à jeudi, la plus absolue confidentialité sur nos travaux.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le rapport que je vais vous présenter part du constat de la grande désindustrialisation de notre pays, fruit d'idéologies délétères et de l'impuissance publique à garder des unités productives dans notre pays. De « l'entreprise sans usine » à « la France sans usine », en passant par la « mondialisation heureuse », nous avons perdu, entre 1995 et 2015, la moitié de notre outil productif industriel et plus d'un tiers de nos emplois industriels. L'objectif de notre mission d'information était de trouver les voies du sursaut ; l'exécutif a d'ailleurs récemment pris conscience du problème...

Il s'agissait non pas de proposer un catalogue de mesures nombreuses, mais de cibler des prérequis systémiques afin de sauvegarder notre valeur ajoutée et d'identifier quelques mesures permettant de réindustrialiser nos territoires. Il nous faut en effet choisir : voulons-nous que la France soit un pays de sous-traitance ou un pays de production ? On a longtemps fait l'erreur de décorréler la production manufacturière des services ; or les produits et les services sont toujours imbriqués.

L'incapacité de notre pays à développer un vaccin contre la Covid-19 a rappelé brutalement que la France ne faisait plus partie des États leaders dans l'innovation. Est-elle donc condamnée à se cantonner au rôle de fournisseur d'innovations technologiques de qualité et bon marché, transformées par des entreprises étrangères en innovations industrielles qui lui reviendront sous forme d'importations, dégradant encore davantage son budget et sa balance commerciale ? Je remercie donc mon groupe, Les Indépendants - République et Territoires, d'avoir permis, dans le cadre de l'article 6 bis du règlement du Sénat, la création de cette mission d'information.

Depuis janvier 2022, nous avons entendu 125 intervenants au travers de 57 auditions plénières et de 10 auditions en format rapporteur, effectué 3 déplacements - Saclay, Limoges, Troyes - et reçu 25 contributions écrites.

De 2010 à 2030, 110 milliards d'euros auront été engagés par les pouvoirs publics en faveur du soutien à l'innovation. Pourtant, les performances industrielles sont mitigées. L'effort de l'État en la matière s'est accru et s'est accéléré à partir de 2010 avec le lancement des 4 programmes d'investissements d'avenir (PIA). Les trois premiers de ces programmes ont mobilisé 57 milliards d'euros, tandis que 54 milliards d'euros d'investissements supplémentaires seront engagés dans les prochaines années au travers du PIA 4 et du plan France 2030. Pourtant, les difficultés à faire émerger de nouveaux champions industriels sont persistantes. Nos champions industriels de classe mondiale - il en existe - sont anciens et sont souvent d'anciennes sociétés nationales.

Les dispositifs mis en place ont permis l'essor d'un écosystème dynamique de start-up. La French Tech en compte 20 000, contre 1 000 en 2013, et 11,6 milliards d'euros ont été levés en capital-risque en 2021. Notre pays transforme donc l'essai de l'innovation à cet égard. Néanmoins, les principaux bénéficiaires de ces dispositifs et investissements sont essentiellement des entreprises du numérique ainsi que des technologies de l'information et de la communication, et non pas des start-up industrielles. Je rappelle que, sur les 26 licornes françaises, une seule est une société industrielle.

Nos travaux nous ont permis d'identifier quatre prérequis indispensables à l'efficacité d'une politique d'innovation au service de notre avenir industriel.

En premier lieu, il nous faut investir plus massivement dans l'éducation et la recherche, matières premières indispensables si nous voulons de nouveau figurer parmi les puissances industrielles. Les investissements dans la recherche fondamentale sont essentiels pour déterminer notre capacité à anticiper les ruptures technologiques de demain. Une recherche fondamentale de haut niveau requiert d'investir en amont dans l'enseignement supérieur et la formation, en particulier dans les disciplines technologiques et scientifiques. Pourtant, depuis plus de vingt ans, les dépenses en recherche et développement (R&D) de la France stagnent aux alentours de 2 % du produit intérieur brut (PIB), bien loin de l'objectif de 3 % fixé par le conseil européen de Lisbonne, tandis que la dépense moyenne par étudiant baisse chaque année de 0,8 % depuis 2010, avec des conséquences désastreuses sur la qualité de la recherche et des apprentissages.

Une revalorisation massive des rémunérations des enseignants et des chercheurs ainsi qu'une loi de programmation de l'enseignement supérieur sont indispensables pour relever le niveau des enseignements, susciter des vocations d'ingénieurs et de scientifiques, attirer et conserver les talents sur notre territoire.

Rappelons-le, 70 % des dépenses privées de R&D sont portées par l'industrie manufacturière. La désindustrialisation massive de la France, encouragée par le mythe funeste des « entreprises sans usine », explique donc en grande partie la faiblesse de ces dépenses. Il nous faut donc - c'est le deuxième prérequis - réindustrialiser par l'innovation, notamment en favorisant les partenariats de recherche et de transfert de technologie avec des entreprises françaises et européennes, et en fixant des conditions de localisation sur le territoire lorsqu'une entreprise bénéficie d'investissements publics et de brevets français.

En 1967, le taux d'industrialisation de la France était de 28 % ; en 2018, il était de 10 %, contre 20 % en Allemagne et 15 % en Italie.

Troisième prérequis : il nous faut renforcer la culture de l'innovation et de l'entrepreneuriat, laquelle implique la prise de risques et l'acceptation sociale de l'erreur en tant que phénomène normal dans le processus d'apprentissage. Or notre système éducatif inculque la peur de l'échec. Alors que les capacités d'innovation technologique des entreprises reposent en grande partie sur leurs liens avec la recherche académique, la France se situe seulement au 31e rang mondial en matière de synergies entre recherche académique et entreprises, en dépit des progrès accomplis depuis vingt ans.

Il est donc nécessaire de modifier la perception française de l'échec dès le plus jeune âge, au travers d'une réforme des méthodes pédagogiques, d'élargir le vivier des innovateurs potentiels via des politiques ciblées en direction des filles et des jeunes issus des milieux défavorisés et de généraliser les formations à l'entrepreneuriat dans l'enseignement supérieur. Il faut aussi revoir les critères d'évaluation des chercheurs, revaloriser la recherche technologique, augmenter le nombre de doctorants en entreprise, multiplier les lieux de frottement entre le monde académique et le monde économique.

Quatrième prérequis, enfin : il convient de mettre en place une véritable stratégie de l'innovation, laquelle fait défaut. La France a une vision trop linéaire de l'innovation. Celle-ci est soutenue par les pouvoirs publics au travers d'appels à projets, qui ne permettent pas de construire des feuilles de route industrielles et technologiques. En outre, le nombre de dispositifs de soutien à l'innovation, qui sont passés de 30 à plus de 60 entre 2000 et 2015, nuit à la lisibilité desdits dispositifs et conduit à un saupoudrage des aides publiques, incompatible avec le développement rapide des secteurs technologiques innovants fortement capitalistiques. Enfin, le soutien public à l'innovation se caractérise par une culture de l'évaluation ex ante à la fois pesante, inadaptée et inefficace.

Afin d'adopter une stratégie de l'innovation globale et cohérente, il est nécessaire de s'appuyer sur les écosystèmes territoriaux pilotés par les régions, de privilégier une approche holistique combinant les dispositifs de soutien à des projets en amont avec une capacité à appuyer les phases aval d'industrialisation, de coordonner la stratégie nationale avec les dispositifs européens de soutien public à l'innovation et de mettre en place des gouvernances agiles et resserrées, capables d'exécuter des décisions en « circuit court » fondées sur une évaluation régulière de l'impact économique des projets soutenus et sur une veille stratégique et prospective permanente.

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, notre objectif est d'en finir avec une pratique consistant à financer très fortement l'amont et à rester ensuite au milieu du gué. En effet, en agissant ainsi, nous permettons à des sociétés étrangères de réaliser une forme de prédation, en captant à un coût relativement faible ce que nous avons développé sur les deniers publics.

Pour transformer l'essai de l'innovation et réindustrialiser notre pays, nous avons dégagé trois axes d'actions concernant trois acteurs différents, car chacun doit prendre sa part au développement des entreprises industrielles innovantes.

Premièrement, le Parlement, notamment le Sénat, chambre des territoires, doit jouer son rôle et soutenir l'innovation.

Le crédit d'impôt recherche (CIR), qui représente tout de même 6,6 milliards d'euros par an, soit les deux tiers des dépenses publiques de soutien à l'innovation, a démontré son efficacité - nous ne le remettons pas en cause -, mais celle-ci est inversement proportionnelle à la taille des entreprises concernées. En effet, si 91 % des bénéficiaires du CIR sont des PME, ces dernières ne représentent que 32 % de la créance fiscale. À l'inverse, les 10 % des bénéficiaires les plus importants perçoivent 77 % du montant total du crédit d'impôt recherche ; enfin, sur les 21 000 bénéficiaires, les 100 plus importants captent les deux tiers du CIR. Or 1 euro de CIR versé aux PME entraîne un accroissement de 1,4 euro des dépenses de R&D, alors que 1 euro de CIR versé aux grands groupes entraîne un accroissement de 0,4 % des mêmes dépenses. Ce delta dans l'effet de levier doit nous obliger à penser une nouvelle ventilation de l'enveloppe du CIR, à moyens constants.

Aussi, pour concilier stabilité fiscale et renforcement de l'efficacité du crédit d'impôt recherche, nous proposons d'apporter les modifications fiscales suivantes : supprimer le crédit d'impôt-recherche au-delà du plafond de 100 millions d'euros de dépenses de R&D, tout en augmentant à due concurrence le taux en deçà de ce plafond ; calculer le plafond du crédit d'impôt recherche au niveau de la holding de tête pour les groupes qui pratiquent l'intégration fiscale, tout en augmentant, là encore, à due concurrence le taux en deçà du plafond de 100 millions d'euros de dépenses de R&D ; doubler le plafond du crédit d'impôt innovation - en effet, certaines innovations, y compris de rupture, ne sont pas éligibles au crédit d'impôt recherche -, pour le porter à 800 000 euros, afin de mieux accompagner le passage à l'échelle des PME industrielles innovantes, en leur permettant de financer des démonstrateurs plus coûteux ; instituer un coupon recherche-innovation de 30 000 euros à destination des PME, dans la limite d'une enveloppe globale de 120 millions d'euros.

Enfin, une loi de programmation pluriannuelle de l'innovation, dont l'élaboration associerait pleinement le Parlement, nous semble indispensable pour répondre aux besoins de temps long des acteurs industriels et assurer une démarche globale et cohérente de planification budgétaire, dans un contexte de dispersion des crédits et de manque de lisibilité de la gouvernance de l'innovation.

Deuxièmement, le Gouvernement doit lui aussi assumer les tâches qui lui incombent pour transformer l'essai de l'innovation, en mobilisant la commande publique, en réformant son approche administrative et en élaborant une vision stratégique et de long terme.

Je le rappelle, la commande publique représente 111 milliards d'euros en 2020. Il s'agit d'un instrument majeur de soutien aux industries innovantes dans de nombreux pays, y compris dans ceux que l'on nous présente comme les plus libéraux. Or, en France, cet outil est très peu utilisé. Nous avons une approche extrêmement frileuse du droit de la commande publique et, dans la pratique, nous privilégions outrageusement les grands groupes, plutôt que les PME innovantes ; en outre, les résultats de l'expérimentation de l'achat innovant sur les achats publics sont assez décevants. Nous devons faire de la commande publique un levier essentiel de croissance des entreprises industrielles innovantes. Je le rappelle, dans un pays aussi libéral que les États-Unis, des entreprises comme SpaceX ou Blue Origin, qui ne dégageaient pas un euro de chiffre d'affaires, ont pu devenir des leaders du lancement de fusées grâce aux commandes de la NASA. Cette démarche industrielle audacieuse constitue d'ailleurs une menace pour l'Union européenne, car SpaceX a l'intention d'obtenir le déréférencement d'Ariane. Ce problème est proprement essentiel pour la sauvegarde de notre souveraineté européenne ; selon les réponses qui lui seront apportées, nous existerons ou non demain sur la scène internationale.

Pour cela, il faut utiliser toutes les souplesses du droit de la commande publique et intégrer le soutien à l'innovation parmi les principes généraux de ce dernier afin que d'autres objectifs de nature économique, écologique et sociale viennent contrebalancer le respect du légitime principe de libre concurrence, en appliquant une règle de proportionnalité. C'est d'ailleurs ce que font nombre de nos voisins au sein même de l'Union européenne.

La hausse du plafond de l'achat innovant permettrait de passer plus de marchés publics sans publicité ni mise en concurrence préalable. Nous proposons de le tripler, en le portant de 100 000 euros - un montant trop faible pour l'innovation industrielle - à 300 000 euros. Il faut former les acheteurs publics à l'achat innovant pour introduire une culture de l'innovation et du risque et les sensibiliser aux souplesses qui existent dans notre droit de la commande publique, mais qui sont souvent méconnues ou ignorées par les pouvoirs adjudicateurs. Pour parfaire ce dispositif, il faudra adopter un small business act européen, qui permettrait de réserver une partie de la commande publique aux acteurs européens de moindre taille.

Face au manque de culture économique et industrielle de l'administration, ainsi qu'à la lenteur des délais d'instruction et des procédures administratives, il est impératif de renforcer les initiatives de facilitation des démarches et de raccourcissement des délais. Nous devons en effet aligner le temps administratif et le temps économique et industriel, en fixant des objectifs chiffrés pour les procédures administratives - instructions des dossiers, autorisations de mise sur le marché, etc. -, en systématisant la pratique des procédures menées en parallèle et en garantissant que les administrations soient engagées par leurs réponses antérieures. Exemple particulièrement saisissant, en Suisse, un laboratoire en thérapie génétique peut entamer son activité dès la demande d'autorisation ; en France, le délai commence au moins neuf mois et demi après le dépôt de la demande. Idem pour les biotechs, domaine industriel s'il en est : un mois en Allemagne représente une année chez nous... Si nous voulons conserver des foyers de compétitivité dans l'industrie, il va falloir changer notre approche administrative dans ce secteur.

Il convient également d'augmenter le nombre de sites industriels clés en main - le Gouvernement a commencé à le faire dans les territoires, et cela fonctionne bien -, mais aussi à planifier leur utilisation. Il faut agir en collaboration étroite avec les collectivités territoriales et les services déconcentrés de l'État, en privilégiant le recyclage des friches industrielles. Nous avons tous de telles friches dans nos territoires ; voyons lesquelles peuvent être réservées à la transformation en sites clés en main pour de nouvelles activités industrielles.

Enfin, la propriété intellectuelle, notamment la propriété industrielle, constitue une source majeure de compétitivité pour les entreprises et l'économie. Hélas, en France, ce sujet est insuffisamment pris en compte, à la fois par les pouvoirs publics et par les PME. À l'instar de ce qui existe dans d'autres pays, je propose la création d'un Haut-Commissariat à la propriété industrielle, qui serait placé auprès du Premier ministre afin d'intégrer au plus haut niveau cet enjeu à la stratégie globale de soutien à l'innovation.

Troisièmement, le secteur privé est aussi un acteur majeur. Il faut que nous fassions émerger un écosystème de fonds d'investissement privés dédiés au financement des entreprises industrielles innovantes.

En outre, à l'instar de ce qui existe en Italie ou en Allemagne, nos grands groupes doivent avoir une attitude plus bienveillante à l'égard des start-up et des PME industrielles. Trop souvent, en effet, ils font preuve d'indifférence, voire cherchent à stériliser ou à s'approprier de façon contestable les innovations développées par des start-up.

Le secteur privé doit prendre le relais et soutenir toutes les étapes du développement des entreprises industrielles innovantes, de l'amorçage jusqu'à l'introduction en bourse. Pour cela, il convient d'étendre l'initiative Tibi, qui nous paraît extrêmement intéressante, au financement des entreprises industrielles innovantes, de rupture technologique, de Deep Tech et de biotechnologie, via la mobilisation, dès 2023, des investisseurs institutionnels. L'idée est de soutenir la création de fonds de fonds qui soient sensibles aux spécificités des projets à vocation industrielle ; ces derniers, je le rappelle, ont pour caractéristique de nécessiter du temps long, des investissements massifs et des taux de rendement internes (TRI) moindres. Il faut que les institutionnels - caisses de retraite, mutuelles, etc., qui bénéficient par ailleurs de régimes fiscaux favorables - s'engagent de façon citoyenne pour aider au financement de ces fonds dédiés à l'abondement en capitaux des champions de demain, dans les domaines de la biotech et de l'industrie.

Il convient également de sensibiliser les gestionnaires de patrimoine, notamment ceux qui gèrent les fortunes des familles industrielles, aux investissements dans les start-up industrielles. Au sein même de l'écosystème existant, qui est très performant, nous devons inciter le secteur privé à améliorer la formation des analystes financiers aux enjeux de l'industrie et aux spécificités du temps industriel. Quelque 80 % des financements des fonds d'investissement sont localisés à Paris ; or les deux tiers des jeunes pousses sont situés en dehors de l'Île-de-France. De nombreuses pépites se trouvent dans les territoires, que nous représentons. Les acteurs du capital-risque doivent donc regarder ailleurs qu'en Île-de-France.

Il faut accélérer la création d'un Nasdaq européen qui soit dédié dès maintenant aux licornes du numérique et qui permette, dès demain, d'accueillir des licornes industrielles.

Il faut aussi inciter les grands groupes à s'impliquer dans l'émergence et la croissance des entreprises innovantes, en intégrant au sein des critères de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) la collaboration des grands groupes avec des PME ou des start-up industrielles innovantes. Ainsi pourra-t-on aboutir à un code de bonne conduite plus musclé et à une attitude plus bienveillante que celle dont nous avons pu avoir vent au gré des auditions d'un certain nombre de jeunes pousses industrielles.

L'intitulé de la mission se voulait volontairement un poil à gratter, mais c'est parce que nous sommes optimistes : nous savons que nous avons les ressorts pour faire autrement et mieux. Simplement, dans ce basculement du siècle, le sursaut, c'est maintenant. L'innovation va extrêmement vite, en Asie comme aux États-Unis. Si nous ne voulons pas rater ce train, si nous souhaitons, comme Nicolas Dufourcq l'appelle de ses voeux, « écrire une belle page industrielle d'ici à 2030 » en France, il faut agir maintenant.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci de ces propos qui vont à l'essentiel, mais qui n'oublient rien de nos auditions, lesquelles ont été particulièrement riches et ont concerné des domaines d'excellence.

Mme Laure Darcos. - Je me joins aux félicitations du président. Ce coup de projecteur et le rappel des prérequis à tout développement de l'innovation sont les bienvenus. La loi de programmation de la recherche (LPR) apportera des réponses, mais une loi de programmation de l'enseignement supérieur (LPES) serait aussi nécessaire. Les décrets de la LPR ont été publiés tardivement : les mesures, dont les effets seront différés, notamment en matière de rémunération des enseignants-chercheurs, devraient porter leurs fruits.

Vous soulignez la nécessité d'un Nasdaq européen : Nicolas Bouzou l'a dit, c'est essentiel pour pouvoir coter en bourse nos futures licornes.

Les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT) sont des instruments essentiels pour favoriser le transfert entre les universités et établissements de recherche d'une part et la pré-industrialisation de l'autre. Vous préconisez à raison de mettre fin à leur objectif de rentabilité, afin qu'elles puissent exercer correctement leur mission.

Le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) doit aussi compter dans ses missions l'évaluation du transfert de l'innovation.

Le CIR a déjà subi une réforme, la fin du doublement du plafond pour les missions de R&D confiées à un laboratoire public de recherche. Madame le rapporteur, je suis d'accord avec votre proposition de réforme, car nous devons d'abord aider les PME.

Notre groupe votera en faveur de ce rapport.

Il y a cependant un bémol : je regrette que nous n'ayons disposé du rapport que vingt-quatre heures avant cette réunion, alors que seules les commissions d'enquête sont soumises à un embargo strict, comme j'ai pu le vérifier dans le règlement.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Compte tenu de la proximité avec les élections, nous avions souhaité conserver le plus longtemps possible le contenu du rapport entre nos mains, pour éviter que certains éléments ne soient repris au cours de la campagne.

Mme Laure Darcos. - Je comprends, mais les précédents existent ; nous le rappellerons au Bureau.

M. Jean-Pierre Moga. - Je partage l'analyse du rapporteur ; je pourrais même être plus sévère : dès 1995, nous avons commencé à délocaliser notre industrie, notamment notre industrie lourde. Nous avons perdu des savoir-faire et appauvri notre innovation et notre recherche en matière industrielle. Cependant, nous avons aussi su garder certains fleurons.

Je suis très attaché au CIR, mais je partage vos recommandations à son sujet, car nous savons que, dans les grands groupes, l'argent n'est pas toujours fléché vers l'innovation, au contraire de ce qui se passe dans les PME. Concernant les SATT, je suis aussi entièrement d'accord, de même que pour ce qui concerne la commande publique : le code permet d'être plus audacieux ; simplement, nous n'utilisons pas, lors de la rédaction des cahiers des charges, toutes les possibilités qu'il offre. Il faut donc mieux former les acheteurs.

La LPR apporte des améliorations, malgré ses insuffisances. Les Allemands consacrent 3 % de leur PIB, lequel est en outre bien plus important que le nôtre, à la recherche et à l'innovation. Nous ne jouons pas dans la même cour.

Nous voterons pour le rapport, et j'espère que l'optimisme prévaudra, car on démolit plus facilement que l'on ne construit...

Mme Gisèle Jourda. - Je salue également le rapporteur. Ce rapport a su offrir une synthèse efficace, et les préconisations sont particulièrement agiles et précises. Les propositions phares constituent un aiguillon utile pour les collectivités territoriales, les ministères et les entreprises. La création d'un Haut-Commissariat à la propriété industrielle permettra de remettre la question au coeur du jeu. Je ne reviens pas sur la commande publique et le rôle des collectivités territoriales, mais je suis d'accord avec le rapport sur ces questions.

Je salue surtout votre manière d'insérer ces sujets dans une prise de conscience à l'échelle européenne. Nasdaq européen et small business act seront des signes de confiance essentiels pour soutenir toutes les actions en amont.

Ce rapport, que le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain soutiendra, constitue le maillon qui faisait défaut. Les chercheurs se sentiront soutenus, et ils le méritent.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je me fais l'écho de notre collègue Marie-Noëlle Lienemann, qui approuve le rapport, en insistant sur deux points : premièrement, la nécessité d'une loi de programmation de l'innovation, adossée à une LPR plus ambitieuse ; deuxièmement, la prise en compte des enjeux humains, pour maintenir ou attirer les chercheurs français en France - à ce titre, la question des rémunérations est cruciale. Elle rappelle aussi que le levier des bourses Cifre (convention industrielle de formation par la recherche) est essentiel pour se rapprocher des PME et PMI.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous propose le titre suivant : Transformer l'essai de l'innovation : un impératif pour réindustrialiser la France. Ce titre sera plus positif et plus efficace auprès des médias.

Concernant le délai de mise à disposition du rapport, tout ce qui n'est pas interdit par le règlement est permis et le rapporteur a toute latitude pour organiser la publicité des travaux.

Mon département, l'Aube, est un territoire qui était très industrialisé et qui s'est dévitalisé peu à peu. Aujourd'hui, toutefois, des fleurons renaissent, comme Le Coq Sportif ou Petit Bateau, et relocalisent certaines de leurs activités. Tout est donc possible...

M. Serge Babary. - Madame le rapporteur, je vous félicite pour votre travail. Nous n'avons pas encore lu la totalité du rapport, mais je souhaite insister sur la situation des PME, qui constituent le tissu essentiel de nos territoires. En tant que président de la délégation aux entreprises, ce sujet m'est cher.

La formation à l'entrepreneuriat est en effet essentielle. Relancer l'esprit d'entreprise est crucial, dans un pays livré à la pente dangereuse de l'assistanat. La simplification des procédures administratives est tout aussi nécessaire, notamment en matière de dispositifs de soutien.

Beaucoup de vos recommandations concernant les PME trouveront notre assentiment, par exemple la nouvelle répartition du CIR ou le coupon innovation-recherche, pour 30 000 euros, en faveur des PME. Il en va de même de la commande publique : nous devons simplement copier les États-Unis, en adoptant un small business act européen. Les PME pourront enfin accéder à la commande publique, qui représente des montants astronomiques. Le triplement du plafond de l'achat innovant irait également dans le bon sens.

La posture de nos grandes entreprises vis-à-vis de nos start-up et PME doit évoluer, c'est vrai. Les grands groupes n'aident pas nos petites entreprises. L'inscription de ce critère dans la RSE serait une excellente chose, pour que ces grands groupes soient même plus que des « grands frères bienveillants ».

En ce qui concerne la propriété intellectuelle, nous avons besoin d'une autorité pour développer ce réflexe, mais en gardant une forme de simplicité. Espérons que le Haut-Commissariat puisse jouer ce rôle.

Je soutiendrai donc, comme le reste de mon groupe, ce rapport.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Y a-t-il des demandes de modification ?...

Tel n'est pas le cas.

Avant de nous prononcer sur l'ensemble du rapport, nous allons voter sur le titre : Transformer l'essai de l'innovation : un impératif pour réindustrialiser la France. Ce titre est plus positif que le précédent, d'autant plus que les fondamentaux de la recherche française sont bons. En rugby, quand on transforme l'essai, celui-ci est déjà marqué ! Il s'agit bien, ici, de transformer.

Le titre du rapport est adopté à l'unanimité.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je remercie l'ensemble des membres de la mission d'information pour leurs propos et les services du Sénat pour leur expertise. Nous avons su nous en tenir à la substantifique moelle en matière de recommandations. Il s'agit d'une épure opérationnelle, j'en suis ravie.

L'enjeu est vital pour notre pays. Il doit transcender nos divergences politiques, et je compte sur chacun d'entre vous pour que nos initiatives législatives futures en matière d'innovation et de recherche soient soutenues par vos groupes.

Les recommandations sont adoptées à l'unanimité.

La mission d'information autorise la publication du rapport.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Chaque groupe peut nous adresser d'ici à vendredi midi ses positions divergentes, qui seront annexées au rapport de notre mission d'information.

J'espère que les perspectives que nous dessinons pour l'innovation et la recherche serviront nos territoires et nos concitoyens.

La réunion est close à 11 h 30.