Mercredi 1er juin 2022

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 00.

Audition de M. Éric Béranger, président-directeur général de MBDA

M. Christian Cambon, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Éric Béranger, président-directeur général de MBDA.

Monsieur Béranger, nous souhaitons vous entendre sur la situation de l'industrie des missiles et des systèmes aéronautiques à la lumière de la guerre en Ukraine, mais aussi faire le point sur les coopérations européennes qui sont au coeur des activités de votre entreprise. Je rappelle que, après avoir entamé votre parcours dans le domaine spatial au sein d'Astrium puis d'Airbus Defense and Space, vous avez pris la direction de MBDA le 1er juin 2019.

Cette entreprise présente une double particularité. Elle est, d'abord, le leader européen de l'industrie des missiles, des munitions dites complexes et, plus largement, des systèmes d'armes aéronautiques dans toutes les dimensions : sol-sol, sol-air, air-sol et bien sûr air-air. MBDA est par ailleurs une co-entreprise, détenue à la fois par Airbus (37,5 %), à parité avec le britannique BAE Systems et l'italien Leonardo, à hauteur de 25 %. Vous êtes donc un acteur incontournable et avisé de la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne.

À l'heure de la guerre en Ukraine, l'entreprise MBDA se trouve au coeur des enjeux majeurs, mais aussi des contradictions qui apparaissent entre pays membres de l'Union européenne. Vous pourrez ainsi nous expliquer comment votre entreprise concilie les impératifs de souveraineté des États avec les contraintes de la coopération sur certains grands programmes - défense anti-aérienne avec le système Mamba franco-italien ou futur missile de croisière et antinavire franco-britannique (FMAN-FMC) par exemple. Votre organisation ne pourrait-elle servir d'exemple à la recherche d'une solution dans le difficile dossier du système de combat aérien du futur (SCAF) ?

Alors que de nombreux pays européens se sont rangés à la nécessité de renforcer leurs budgets militaires - l'Allemagne prévoit la dotation d'un budget annexe de 100 milliards d'euros -, quelle est votre vision des opportunités données à la BITD européenne pour que cette manne financière ne profite pas uniquement au complexe militaro-industriel américain ou à des concurrents extraeuropéens ? La fourniture de missiles Patriot américains ou du système « dôme de fer » israélien a été évoquée. Quelles réponses pouvez-vous apporter dans ce domaine ?

Enfin, la question des munitions nous intéresse tout particulièrement. Nous avons entendu, le 4 mai dernier, M. Joël Barre, délégué général pour l'armement. Il a convenu que la question des stocks de munitions constituait l'un des points de difficulté de la loi de programmation militaire (LPM) sur lesquels il faudra progresser à la lumière des conflits de haute intensité. Il a notamment mentionné les stocks en cours de constitution, s'agissant des missiles de croisière navals (MDCN) et des missiles moyenne portée (MMP). En matière de MMP, nous disposerons ainsi, à l'issue de la LPM, de l'équivalent en stock de ce qui est utilisé en Ukraine en une semaine...

Plus largement, nous nous posions déjà la question de l'équilibre entre la rareté de nos systèmes d'armes les plus coûteux et le constat établi en Ukraine de l'utilisation en grand nombre de munitions à faible coût. Vous avez vous-même déclaré dans la presse que « le choix n'est pas entre un armement high-tech et un armement moins sophistiqué, mais abondant. Les deux sont nécessaires ». Nous en sommes convaincus, mais quelles sont vos propositions pour y parvenir, compte tenu des contraintes budgétaires et, maintenant, des contraintes de production liées à la pénurie de composants électroniques et de métaux rares ?

Alors qu'un nouveau gouvernement se met en place, votre analyse nous sera utile pour l'actualisation de la LPM en cours et l'élaboration de la suivante.

M. Éric Béranger, président-directeur général de MBDA. - Le 24 février dernier, nous, Européens, avons basculé dans un autre monde. L'invasion de l'Ukraine par la Russie a provoqué une prise de conscience collective. Elle aura des conséquences - elle en a déjà -, en termes à la fois de souveraineté et d'appréciation des besoins capacitaires, auxquelles la BITD française doit pouvoir répondre.

MBDA affiche aujourd'hui un chiffre d'affaires d'un peu plus de 4 milliards d'euros et compte 14 000 collaborateurs, dont la moitié en France. L'entreprise fournit les trois armées, ce qui fait de nous le premier acteur européen en termes de munitions complexes et de systèmes de missiles.

Au-delà des chiffres, MBDA est avant tout un outil de souveraineté, dont la mission est parfaitement claire : fournir à nos armées les capacités en armement qui leur permettent d'obtenir la supériorité opérationnelle sur le terrain. Grâce à MBDA, nos trois armées ont aujourd'hui accès à toute la gamme de systèmes de missiles, qu'ils soient conventionnels, aériens, anti-aériens ou même de dissuasion. Aucun autre acteur occidental non américain ne fournit un tel spectre à ses armées, au meilleur niveau mondial.

Par ailleurs, MBDA présente la particularité d'associer cinq nations : la France, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Allemagne et l'Espagne. Cette caractéristique est fondamentale. Pour rester au meilleur niveau mondial et fournir à nos armées cette supériorité opérationnelle, nous devons maintenir une excellence technologique dans un très grand nombre de domaines. Or ces efforts de recherche et développement nécessitent beaucoup de ressources, humaines, financières, industrielles et technologiques, auxquelles aucune des nations parties prenantes ne saurait subvenir individuellement. C'est grâce à cette coopération, qui nous permet d'atteindre une masse critique, de mutualiser et d'amortir nos investissements que nous pouvons jouer dans la même cour que des Raytheon ou des Lockheed Martin.

Ainsi, le modèle de MBDA repose sur des programmes de coopération qui sont le ciment de la consolidation industrielle. Ils présentent l'avantage de donner accès à plusieurs plateformes, mais aussi de produire à plus grande échelle et donc, en définitive, de fournir à nos armées, à moindre coût, les solutions dont elles ont besoin.

MBDA est d'ailleurs né d'une coopération entre le Royaume-Uni et la France, pour l'élaboration du programme Scalp-EG/Storm Shadow (système de croisière conventionnel autonome à longue portée). Aussi nous réjouissons-nous de l'annonce, en février dernier par la Direction générale de l'armement (DGA), du lancement des travaux de préparation du futur missile de croisière et du futur missile antinavire qui confirme la pérennité de cette relation stratégique entre nos deux pays. En effet, ce programme FMAN/FMC (futur missile antinavire et de croisière) est absolument crucial, à la fois pour les forces françaises et britanniques. Il doit leur permettre de conserver leur aptitude souveraine à entrer en premier sur un théâtre d'opérations. D'autres coopérations européennes sont venues enrichir notre catalogue, si bien que, aujourd'hui, 40 % de nos commandes proviennent, sur les dix dernières années, de telles coopérations.

En résumé, MBDA a pour ADN la souveraineté et la coopération. Le groupe apporte la preuve qu'un pays comme la France peut garantir son autonomie stratégique, grâce à une politique industrielle et technologique de défense ambitieuse et accéder à des capacités au meilleur niveau mondial, y compris dans le cadre d'opérations européennes assumées.

Dans ce contexte, la première conséquence que nous pouvons tirer du conflit ukrainien est la prise de conscience collective - ou la redécouverte - de l'importance de la souveraineté pour garantir notre sécurité et, in fine, notre stabilité, notre façon de vivre et notre développement. Par souveraineté, j'entends la liberté d'appréciation d'une situation, la liberté de décision, y compris de choisir notre modèle de société, et la liberté d'action dans tous les domaines, y compris pour protéger notre modèle de société. En matière d'armements, la liberté d'action signifie, pour une nation, la liberté totale de les employer, de les emmener et de les céder sans contrainte à des nations amies ou partenaires.

Avec la diplomatie et les forces armées, la base industrielle et technologique de défense est un des trois piliers de cette souveraineté. À cet égard, nous devons absolument rester vigilants quant aux développements normatifs et réglementaires qui sont en cours, quand bien même ces derniers sont moins visibles en ce moment.

Depuis de nombreuses années, notre industrie fait en effet l'objet d'attaques de la part d'organisations non gouvernementales (ONG), qui tentent de stigmatiser nos activités comme étant non éthiques et, à ce titre, répréhensibles. Ces critiques ont recueilli un certain écho auprès d'organismes qui travaillent avec la Commission européenne, sur des textes de taxonomie ou de labellisation, mais aussi auprès des banques.

Au-delà de l'impact financier, dont on a beaucoup parlé, les conséquences en matière de ressources humaines ne doivent pas être négligées. Ce sont les ressources humaines qui font toute la valeur d'une industrie. Si l'on décourage les forces vives de la Nation de rejoindre notre industrie, nous finirons par rencontrer des problèmes.

Nous devons également veiller à protéger les capacités exportatrices de la Nation. Non seulement les exportations font partie de la politique étrangère de la France, mais elles sont également partie intégrante de notre modèle économique, puisqu'elles représentent 50 % de notre chiffre d'affaires.

Aujourd'hui, les organismes que j'évoquais n'ont pas été dissous. Ils continuent à travailler auprès de la Commission européenne, les ONG sont toujours présentes et le programme allemand de la coalition visant à donner un certain nombre de prérogatives à la Commission européenne en matière d'export est toujours à l'ordre du jour. Il convient donc de rester vigilant.

Concernant les enseignements à tirer de la guerre en Ukraine, il a été beaucoup question, sur le plan opérationnel, des moyens utilisés sur le champ de bataille - canons, missiles et munitions - et de la défense sol-air. J'observe qu'en la matière, la technologie et la masse ont joué un rôle important et, surtout, simultané. Je le répète, MBDA dispose des compétences nécessaires pour répondre à l'ensemble des besoins exprimés par les autorités françaises. Plus que sur les compétences, le véritable enjeu porte plutôt sur les objectifs et les moyens budgétaires qu'on leur consacre.

Face à une situation aussi inattendue que la crise ukrainienne, il est assez logique de vérifier si les hypothèses qui avaient été prises pour construire une LPM et, partant, ses conclusions, sont toujours valides. De ce point de vue, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017 constatait un affaiblissement du multilatéralisme, le retour des États-puissances, une augmentation des menaces contre l'ordre international et la généralisation de l'emploi des menaces hybrides.

À l'époque, pour se prémunir contre ces menaces et contre les surprises stratégiques potentielles, l'ambition était de maintenir un modèle d'armée complet. C'est pourquoi la loi de programmation militaire 2019-2025 prévoyait une augmentation du budget à hauteur de 2 % du PIB en 2025, qui devait permettre de régénérer le potentiel des armées, usées par des années d'opérations extérieures, et de combler certaines lacunes capacitaires. Après 2025, l'objectif était de poursuivre les efforts budgétaires pour atteindre, à l'horizon 2030, un « modèle d'armée complet, équilibré, apte à répondre à l'ensemble des menaces ». C'est donc au cours de cette deuxième période qu'était prévu le complètement des stocks d'armements visant à « être capable de répondre à l'ensemble des hypothèses d'emploi de nos armées, y compris l'hypothèse de la haute intensité ».

À l'occasion des travaux d'actualisation de la Revue stratégique, Mme Parly constatait, le 17 mars 2021, au Sénat, « un renforcement, voire une accélération des menaces ». Onze mois plus tard, l'invasion de l'Ukraine confirmait de façon éclatante, une fois de plus, que ce constat de la déstabilisation du monde, mais aussi et surtout de l'Europe, était fondé.

Ces bouleversements géopolitiques n'étaient pas prévus dans la Revue stratégique 2017 et, par conséquent, dans la LPM 2019-2025. Il ne me revient pas d'en tirer des conséquences budgétaires, mais en tant que PDG du groupe MBDA, mon devoir est de nous préparer au mieux aux conséquences qui pourraient en être tirées, par exemple l'accélération du complètement des stocks.

Pour nous y préparer, nous devons d'abord être capables d'accélérer la production de façon ponctuelle et limitée dans le temps. Il s'agit de construire des stocks de composants ou de sous-éléments qui permettent, le moment venu, de passer directement à l'étape de l'intégration. Nous avons testé cette situation avec succès lors de la période covid, pendant laquelle nous avons pu livrer nos clients en puisant dans des stocks que nous avions constitués au titre de certains contrats d'export.

L'augmentation de la cadence industrielle sur le long terme est une autre dimension, qui demande un travail approfondi sur l'ensemble de la chaîne de production : cela suppose que les fournisseurs soient capables de produire plus, plus vite, de façon à alimenter les intégrateurs que nous sommes. C'est aussi une affaire de choix, de planification et de ressources : sur quelles capacités souhaitons-nous des cadences supérieures et quels sont les moyens que nous y consacrons ? Ne faudrait-il pas, comme viennent de le faire les États-Unis, accorder la priorité à l'industrie de défense nationale pour la fourniture de certains composants ou matières premières ? Dans ce domaine, une concertation très intime avec la DGA et les armées est nécessaire. Nous prévoyons d'y travailler, pour bien qualifier les besoins et prioriser les ressources.

Soyons attentifs, à cet égard, à ne pas négliger l'évolution des menaces. On parle beaucoup d'hypersonique, de drones, de lutte antidrones ou d'essaims... Nous devons veiller, sous peine d'être vite déclassés, à ne pas concentrer tous nos efforts sur la production de systèmes bien connus. Il nous faut continuer de nous adapter au monde qui nous entoure.

J'en viens au dernier point : les coopérations européennes. La validation en mars dernier par le Conseil européen d'une « boussole stratégique » et la volonté, exprimée récemment, d'encourager les achats communs, sont des signaux positifs. Si MBDA a soutenu cette dynamique, il reste des points à travailler. Méfions-nous, d'abord, des effets « miroir aux alouettes » et « vases communicants » : les budgets annoncés doivent être de véritables budgets supplémentaires. Ensuite, il est très important de s'assurer que ces derniers - près de 200 milliards d'euros - ne serviront pas simplement à alimenter les industries américaine ou israélienne. Selon le rapport conjoint de la commission et de l'Agence européenne de défense (EDA), 60 % du budget européen consacré aux marchés publics de défense a ainsi été dépensé pour des importations de pays tiers entre 2007 et 2018. Il serait préférable que cet afflux de fonds vienne renforcer la BITD européenne...

Aujourd'hui, il est facile d'acheter des armements américains, soit directement aux Américains, au travers du dispositif de Foreign Military Sales (FMS), soit auprès de l'Agence de l'OTAN de soutien et d'acquisition (NSPA). Les Européens doivent se doter de mécanismes propres facilitant l'achat de matériel européen. Ces outils doivent par ailleurs être efficaces et facilement utilisables par l'industrie française. Ainsi, les règles de fonctionnement du Fonds européen de la défense (Fedef) demandent encore des clarifications pour être opérationnelles et adaptées à la conduite d'un programme d'armement. Je pense concrètement aux limites d'exportation, aux droits de propriété intellectuelle, aux questions de solidarité financière ou encore à la sécurité des informations.

Enfin, la recherche d'efficacité ne doit pas nous interdire d'utiliser des outils qui ont fait leurs preuves. C'est le cas par exemple de l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar), qui sait gérer des programmes de coopération à géométrie variable excluant ou incluant certains pays.

M. Christian Cambon, président. - En 2021, le Sénat a publié un rapport sur les enseignements du conflit au Haut-Karabakh, en particulier en matière de défense aérienne. À la vue des dégâts que font les missiles russes dans les villes ukrainiennes, nous ne pouvons que nous interroger sur la manière dont nous serions protégés si ce genre de drame devait survenir sur notre territoire.

M. Cédric Perrin. - Depuis 2017, le Sénat travaille beaucoup sur le sujet des drones. MBDA a été sélectionné par l'Union européenne, au sein d'un consortium de 42 sociétés européennes, pour développer une nouvelle architecture de lutte antidrones. Quelles sont vos préconisations ? Que pensez-vous de la politique française en la matière, alors que l'appel d'offres Parade vient d'être remporté par Thales et CS Group ?

Par ailleurs, la défense sol-air est un autre enjeu important de la prochaine LPM, tant pour l'armée de l'air que pour l'armée de terre. Un article récent paru dans le magazine Air et Cosmos évoque une solution qui pourrait être développée rapidement à partir des lanceurs VL-MICA. Pourriez-vous développer ce point ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Cilas (Compagnie industrielle des lasers), qui a été repris par MBDA et Safran, développe notamment une arme laser antidrones. Quel est selon vous le potentiel de développement de ces armes laser ?

Par ailleurs, l'invasion russe bouleverse les stratégies militaires des États européens et donne lieu à une augmentation des budgets de défense. Comment la BITD française se positionne-t-elle par rapport à l'annonce du 18 mai dernier de la Commission européenne sur les achats groupés ? Rien, dans cette annonce, ne garantit d'acheter européen. Or vous avez rappelé que les Européens achetaient beaucoup sur étagère à des fournisseurs étrangers...

Disposons-nous aujourd'hui des stocks nécessaires pour vendre ? Dans un contexte de retour en Europe des États-Unis, sous l'administration Biden, et de l'OTAN, dans le cadre de la guerre en Ukraine, pourrait-on imaginer une clause « made in UE » ? Est-ce une demande des industriels ?

M. Yannick Vaugrenard. - Mes interrogations, ainsi que celles de Pascal Allizard, s'inscrivent dans le prolongement de votre définition de notre souveraineté dans le domaine de la défense, à savoir la liberté d'appréciation, d'action et de décision. Dans le cadre du conflit ukrainien, la Russie et la Chine envoient des messages en direction de l'Occident, au travers notamment de l'usage potentiel des missiles hypersoniques.

Sur le plan défensif, disposons-nous des armes capables de nous prémunir de cette menace éventuelle ? Nos systèmes actuels de défense sont-ils en mesure d'intercepter le missile « Kinjal » russe ? Cela pose la question plus générale d'une défense aérienne à l'échelle du territoire national qui va bien au-delà de la simple protection de quelques points sensibles.

Développez-vous des projets en ce sens au niveau offensif ? La France a communiqué en mars sur l'essai réussi du missile stratégique air-sol moyenne portée amélioré (ASMP-A), dont l'utilisation est jusqu'à présent réservée à la dissuasion nucléaire. Quel est l'état d'avancement de notre recherche et développement dans ce domaine ? Les missiles hypersoniques sont-ils indispensables pour contrer les nouvelles menaces russes et chinoises ?

M. Pascal Allizard suit de près le financement de la base industrielle et technologique de défense européenne. Selon lui, en tant que co-entreprise implantée en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni, MBDA doit être particulièrement sensible à l'évolution des normes prudentielles et au projet de taxonomie européenne visant à exclure l'industrie de défense des labels de financement durable. À cet égard, les critères de financement de la Banque européenne d'investissement (BEI) se limitent aux technologies à double usage, en excluant les projets strictement militaires. Vous avez déclaré que nous devions être vigilants par rapport aux décisions européennes. Au-delà de cette vigilance, quel virage doit prendre l'Union européenne pour assurer à ses industries de défense un environnement normatif équitable par rapport à nos concurrents extra-européens, notamment les États-Unis et Israël ?

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Ma question va dans le même sens. Lors de son audition devant notre commission le 4 mai dernier, M. Joël Barre indiquait qu'un exercice d'identification des capacités de production industrielle avait été engagé pour préparer leur éventuelle montée en cadence. Je m'interroge sur ce délai de mobilisation, sachant que, pour ce faire, il convient de moderniser les équipements, accélérer les programmes, revoir les priorisations et anticiper. La question de cette concurrence entre les industriels européens et américains pose aussi question à l'heure où l'Europe de la défense est devenue un enjeu majeur. Pouvez-vous nous décrire les leviers nécessaires pour actionner et assurer l'autonomie stratégique de l'Europe ?

M. Philippe Folliot. - Monsieur le président-directeur général, je partage vos préoccupations au regard des actions d'un certain nombre d'ONG en Europe et en France, avec les conséquences qui en découlent. Je suis président de la commission de l'économie et de la sécurité au sein de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Dans ce cadre, je constate combien les entreprises nord-américaines essaient d'utiliser le levier politique de cette organisation pour favoriser les exportations d'armement américains en Europe. C'est ainsi que 60 % du budget européen de la défense a été consacré à des achats sur étagère auprès de pays extracommunautaires.

Une action est-elle menée par l'ensemble des industriels pour que la souveraineté européenne en matière d'industrie et de défense soit préservée ?

S'agissant des stocks de composants et d'équipements, quelle est, pour votre entreprise, la part qui provient de pays extérieurs à l'Union européenne, notamment des pays sensibles comme les États-Unis - pour des raisons commerciales - et la Chine - pour des raisons stratégiques ? Existe-t-il pour nous un risque de dépendance et de vulnérabilité ?

M. Bruno Sido. - Monsieur le président-directeur général, vous êtes à la tête d'une très belle entreprise fabriquant des bijoux technologiques pour la guerre « chirurgicale ». Ces munitions étant très onéreuses, elles se font rares. Or en Libye, nous en manquions tant que nous avons utilisé des bombes d'exercice et fait appel aux Américains. Ceux-ci ont d'ailleurs annoncé qu'ils avaient déjà livré à l'Ukraine le tiers de leur stock, et estiment qu'il leur faudra trois ans pour les reconstituer.

La guerre va-t-elle s'arrêter faute de munitions ? Celui qui aura le dernier missile gagnera-t-il la guerre ? En Ukraine, les Russes ont du matériel moins performant, mais leurs canons et leurs obus classiques sont suffisants pour écraser leurs adversaires, comme durant la Seconde Guerre mondiale. Je suppose que les leçons ont été tirées. Quelles sont-elles ? En France, en quelle proportion les stocks ont-ils été livrés ? Combien de temps faudra-t-il pour les reconstituer ?

M. Jacques Le Nay. - Monsieur le président-directeur général, MBDA est présent depuis longtemps en Arabie saoudite et dans tous les pays du Golfe. Son ambition affichée est de créer des co-entreprises dans la région pour répondre à la demande des partenaires locaux. Quelles en seraient les modalités ?

M. Christian Cambon, président. - Depuis le début de la guerre en Ukraine, les commandes non prévues avant le 24 février et visant à reconstituer les stocks ont-elles été effectivement passées ?

M. Éric Béranger. - Je commencerai par les leçons à tirer. Celles-ci le sont au niveau de l'« équipe France » : la DGA et les armées définissent les besoins. Nous, c'est-à-dire la BITD, devons leur signifier nos possibilités, notamment en termes de coûts et de délais, dans un dialogue nécessaire et voué à se renforcer.

S'agissant des chiffres, très honnêtement, ce n'est pas à moi de les communiquer. Ce choix relève du Gouvernement, et le Président de la République s'est exprimé sur ce point.

À la suite de Joël Barre, je vous confirme que des munitions, dont le missile moyenne portée (MMP) et le missile de croisière naval (MdCN), sont en cours de livraison.

M. Christian Cambon, président. - C'est un élément important !

M. Éric Béranger. - Pour ce qui est des fournitures extérieures, absolument rien ne nous vient de Chine ! Sur certains systèmes, nous utilisons des produits provenant des États-Unis, mais toujours dans un cadre très réfléchi. Dans les programmes lancés récemment, nous nous efforçons de nous affranchir de ce genre de dépendance. Il s'agit au demeurant d'une gradation en fonction des programmes : sur les plus sensibles, et à la demande de la DGA, nous sommes complètement affranchis.

Un sommet de l'OTAN aura lieu les 28 et 29 juin - après le Conseil européen des 30 et 31 mai -, durant lequel des décisions autour des achats en commun seront discutées. L'enjeu est très fort. Avec la mobilisation de l'« équipe France », nos capacités d'influence sont substantielles : le Commandant suprême allié Transformation (SACT), basé à Norfolk, est français, et 600 de nos concitoyens travaillent au sein de l'Organisation. Le poids des Américains devrait ainsi être rééquilibré. J'ai récemment invité le général Autellet au comité défense du Conseil des industries de défense françaises (Cidef), afin que son expertise de l'OTAN contribue à notre information. Notre conscience collective de nos intérêts dans cette organisation doit progresser. Si, outre la France, nous fédérions les participants européens, la réussite serait plus forte.

Il est vrai, monsieur Sido, que les capacités et le niveau de complexité varient. Mais ce qui compte, c'est l'effet que l'on veut obtenir et la façon d'utiliser ces moyens. Les volumes délivrés dans le délai imparti dépendent des arbitrages opérés.

Madame Raimond-Pavero, le travail en cours va augmenter pour accélérer et renforcer notre autonomie. Notre capacité à aboutir à une mobilisation commune - au-delà de la France - est un sujet important. La production d'armes hors des commandes passées est interdite par la loi. Nous ne pouvons donc en produire à l'avance s'il n'y a pas un contrat en face. Notre seule possibilité est de stocker des composants, qui devront ensuite être assemblés.

Monsieur Perrin, la lutte anti-drone, le sol-air basse couche (SABC) et l'hypersonique sont étroitement liés. Les menaces sont multiformes - cinétiques, électromagnétiques, combinées - et évoluent très rapidement. Pour y faire face, les éléments de la défense, dont les effecteurs, les détecteurs, les radars, les goniomètres, les lasers, les armes à énergie dirigée ou cinétique, les explosifs comme le missile « Mistral » doivent être très flexibles, agiles, et s'adapter en permanence. Selon la nature et l'endroit de la menace, des éléments différents de la gamme seront utilisés. A proximité d'une foule, par exemple, un procédé plus « chirurgical » sera préféré... Nombre de nos clients exports sont très intéressés par notre concept de Sky Warden.

Concernant le sol-air basse couche, notre système français repose sur le système « Crotale » et le « Mistral ». Le premier arrivera bientôt officiellement en fin de vie, mais le VL MICA pourrait jouer l'intérim, d'autant qu'il est déjà utilisé à l'export. À l'horizon 2030, il nous faudra renouveler notre capacité, en particulier pour prendre en compte les attaques saturantes. Nous y travaillons avec la DGA et Thalès.

Dans les couches supérieures, la France dispose, grâce à MBDA, de systèmes de défense anti-balistiques comme l'Aster ou le Mamba (déployé en Roumanie), fruit d'une coopération franco-italienne. Il faut se préparer à se défendre contre des attaques hypersoniques. Or, dans le cadre du Fonds européen de défense (FEDef) et de « Twister », nous avons proposé un programme Aquila, qui fédère plusieurs pays européens dont l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie et la France.

Saurait-on se défendre aujourd'hui contre des missiles hypersoniques ? La réponse précise appartient plus aux militaires qu'à moi. Je vous invite donc à leur poser directement cette question.

M. Christian Cambon, président. - Qu'en est-il d'un point de vue technique ?

M. Éric Béranger. - Je peux d'ores et déjà vous donner un élément factuel : lorsqu'il se rapproche de l'objectif, le missile hypersonique ralentit. Cela fait plus de vingt ans que MBDA travaille sur les technologies liées à l'hypersonique et au programme ASN 4G. Le seul sujet est de savoir ce que veut faire la France : comment entend-elle utiliser ses compétences et avec quels moyens ?

Quant à la question de M. Allizard sur les normes prudentielles, le fait que la BEI ne puisse pas soutenir le domaine militaire est un inconvénient auquel il faut remédier. En agissant ainsi, nous enverrions un signal fort ; mais cette perspective a malheureusement disparu des déclarations récentes.

Comme j'y ai fait allusion lors de mon propos liminaire, la base industrielle et technologique de défense est l'un des trois piliers de la souveraineté, à côté d'une diplomatie et d'une force militaire. Il serait assez logique, dans le contexte de cette redécouverte de l'importance de la souveraineté, que l'afflux d'argent destiné aux capacités opérationnelles des différents pays européens permette également de renforcer la BITD européenne. La préférence européenne se justifierait donc en la matière.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Une demande en ce sens a-t-elle été formulée au nom des industriels ?

M. Éric Béranger. - Les industriels sont au service de leurs nations respectives. Ils peuvent exprimer une opinion, comme je le fais aujourd'hui, mais c'est le politique qui dispose.

J'en viens à l'Arabie saoudite et aux modalités de développement de co-entreprises. La demande est forte, et nous sommes en train de collaborer avec la SAMI - Saudy Arabian Military Industries - en vue de la constitution d'une société commune. Il faut s'assurer, en termes de gouvernance, que nous conservions le contrôle du transfert de compétences, dans les limites autorisées par les autorités françaises.

M. Christian Cambon, président. - Merci de cette présentation et de vos réponses.

Nous devrons effectivement avoir une réflexion sur le rôle de la France au sein de l'OTAN, organisation qui était décriée il y a deux ans. Sur la base des nombreux contacts que nous avons en ce moment avec les dirigeants des pays d'Europe centrale, il apparaît clairement que les circonstances lui ont redonné de la vigueur. Les regrets de ceux qui n'en font pas partie, à l'image de la Finlande et de la Suède, illustrent bien ce désir de protection. Notre message sur l'autonomie stratégique européenne a parallèlement perdu un peu de son attrait aux yeux de nos partenaires. Il faudra réfléchir à tout cela. La France ne pourrait-elle pas, ainsi que vous l'avez suggéré, mieux exploiter son rôle au sein de l'OTAN, au sein duquel 70 postes français restent non pourvus ?

Sur la défense anti-aérienne, la commission partage votre sentiment. Je soumettrai d'ailleurs prochainement l'idée d'un rapport spécifique sur cette question, compte tenu des questions légitimes que nous sommes en droit de nous poser sur notre propre sécurité. Les missiles sont bien à l'origine des premiers dégâts en Ukraine, et nous devons nous préparer à toutes les formes d'attaques, de missiles tirés de sous-marins par exemple.

Par ailleurs, l'irruption des drones dans les deux derniers conflits, au Haut-Karabakh et en Ukraine, entraînera la recherche et l'activation de dispositifs de combat pour s'en protéger. Une mission sénatoriale, sous la houlette de Gérard Larcher, s'est d'ailleurs rendue l'an passé en Arménie, dont 7 000 de ses citoyens sont morts à l'issue de 44 jours de combat en 2020.

Ces réflexions se posent également pour la Marine.

Sur la taxonomie, nous partageons votre sentiment : le Président de la République, qui assure la présidence française du Conseil de l'Union européenne, pourrait se saisir lui-même de la question, d'autant que les ONG qui poussent en ce sens, quoique toujours actives, sont un peu moins vocales depuis le début de la guerre en Ukraine.

Concernant le partenariat avec le Royaume-Uni, nous entendons plusieurs voix divergentes en ces temps de jubilé royal. Le désir de reprendre la coopération n'est en effet pas unanime.

Pour conclure, je tiens à insister sur le rôle du Parlement pour le complètement des stocks et la préparation des nouvelles armes, qui s'inscrivent dans le temps long, à l'horizon 2030. À l'exception des auditions et de nos contacts personnels, la représentation nationale est tenue à l'écart. Je le déplore à l'heure où les efforts financiers que vous nous suggérez de consentir nécessitent le soutien de l'opinion, par essence assez changeante. Les choix des militaires, évidemment les mieux informés, et les décisions de l'Exécutif doivent passer par le tamis des élus.

Nous pourrions travailler avec vous sur ces questions. Quoi qu'il en soit, nous dirons notre sentiment au nouveau ministre des armées, comme nous en avions fait part à Mme Parly au sujet de l'actualisation de la loi de programmation militaire (LPM). Il eût fallu un vrai débat pour que nous puissions servir de relais au profit de nos concitoyens !

M. Éric Béranger. - Le soutien et la mobilisation de l'opinion publique sont essentiels. Les ONG sont des influenceuses, tandis que notre industrie est plutôt discrète. En vue d'une meilleure expression, nous avons engagé, au travers du Cidef, l'établissement d'un diagnostic. À cette fin, nous avons procédé l'année dernière à un sondage sur l'état de l'opinion, qui, à 65 %, se déclare favorable aux industries de défense. L'image qu'essaient de véhiculer les influenceurs est donc fausse.

M. Christian Cambon, président. - Lors de l'examen de la LPM précédente, des compressions de crédits ont été adoptées sous la pression de l'opinion. Nous les payons chèrement aujourd'hui !

M. Éric Béranger. - L'outil MBDA de souveraineté fonctionne, et le Brexit n'y a rien changé. À la suite des traités de Lancaster House, nous avons franchi une nouvelle étape. La France et le Royaume-Uni ont totalement assumé des dépendances mutuelles, au travers de centres d'excellence. Par exemple, tous les calculateurs des missiles, français ou britanniques, sont fabriqués en France. Au début de l'année, la DGA et son homologue britannique ont annoncé le lancement de la phase d'évaluation du futur missile de croisière et du futur missile anti-navire.

Ces avancées sont importantes, car elles représentent la colonne vertébrale de MBDA. Les budgets de recherche et de transfert de technologie (R&T) en Europe en sont issus à 80 %. La France seule ne pourra pas tout assumer et devra faire des choix. Par ailleurs, les Britanniques font partie de l'Association des industries aérospatiales et de défense de l'Europe-Normalisation (ASD-STAN) et participent aux efforts communs sur les aspects normatifs. Le volet politique est en dehors de mon champ de compétences, mais d'un point de vue concret, les choses avancent et l'outil MBDA fonctionne.

M. Christian Cambon, président. - Merci de toutes ces indications. Nous aurons l'occasion de vous revoir à Eurosatory le 15 juin.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 30.