Mardi 8 mars 2022

- Présidence de MM. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Politique étrangère et de défense - Guerre en Ukraine et accueil des réfugiés - Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur le ministre, nous vous accueillons aujourd'hui, dans le cadre d'une audition commune avec la commission des affaires européennes, pour évoquer le conflit en Ukraine et plus particulièrement ses conséquences en matière de migrations et d'asile. Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct.

Près de deux semaines après l'entrée de l'armée russe sur le territoire ukrainien, le 24 février dernier, les combats se poursuivent et redoublent chaque jour de violence. Les villes de Marioupol et de Kharkiv sont en proie à d'intenses bombardements et la capitale, Kiev, est proche d'être encerclée. Les projets de corridors humanitaires ont fait long feu et la réalité des cessez-le-feu locaux annoncés hier reste à démontrer. Le bilan humain ne peut être établi avec précision, mais il est une certitude : il est lourd et va continuer à s'aggraver. Le Haut-commissariat aux droits de l'homme des Nations unies est en mesure de confirmer 474 victimes civiles et 861 blessés, chiffres sans nul doute très largement sous-estimés.

L'agression russe, agression d'un autre temps, menée au mépris de tous les principes du droit international, doit être fermement condamnée non seulement en ce qu'elle s'attaque à un État souverain, mais aussi parce qu'elle fait ressurgir des images que nous ne pensions pas revoir sur le sol européen : des files interminables de réfugiés fuyant un pays en guerre.

Le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies estime que plus de deux millions d'Ukrainiens ont déjà franchi la frontière des pays voisins ; ce chiffre pourrait atteindre 4 millions si le conflit venait à s'enliser. L'immense majorité de ces réfugiés rejoint la Pologne, qui a déjà accueilli 1,2 million de personnes selon les dernières données communiquées par le HCR. S'agissant de la France, le Premier ministre a précisé ce matin que 5 000 réfugiés ukrainiens étaient arrivés sur le territoire national, soit le double du nombre que vous aviez annoncé dimanche dernier. Peut-être pourrez-vous encore actualiser ce chiffre.

Monsieur le ministre, vous avez régulièrement réaffirmé la volonté de la France d'accueillir en Europe tous les réfugiés ukrainiens qui se présenteront. La France a porté ce sujet au niveau européen. C'est largement sur son initiative que, le 4 mars dernier, le Conseil de l'Union européenne a décidé, à l'unanimité, d'activer le mécanisme de protection temporaire prévu par la directive du 20 juillet 2001. Ce régime fournit, pour une durée de six mois à trois ans, une protection immédiate et collective aux personnes déplacées qui ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays d'origine. Il est plus souple que le régime de l'asile en ce qu'il ne nécessite pas d'examen individuel des situations, mais repose sur le seul critère de la nationalité. Cette protection s'accompagne de droits, notamment l'accès au logement, à l'aide sociale et au marché du travail.

Cette position d'humanité et d'ouverture emporte un rare consensus politique et nos concitoyens y adhèrent massivement ; je m'en félicite.

Face à un afflux important de réfugiés, qui mettra probablement notre dispositif d'accueil à rude épreuve, toute la question est désormais de savoir dans quelle mesure et par quels moyens cette volonté pourra être mise en application. En somme, comment mettrons-nous nos actes à la hauteur de nos mots ?

Monsieur le ministre, de quelles données disposez-vous sur le nombre de réfugiés ukrainiens d'ores et déjà présents sur le territoire national ? Selon vous, quel pourrait-il être dans les prochaines semaines ? Quelles ont été les routes migratoires empruntées ? Combien de demandes d'asile ou de protection ont déjà été déposées ?

En quoi le régime de la protection temporaire est-il plus adapté que celui de l'asile de droit commun pour les réfugiés ukrainiens ? Concrètement, quelle sera la différence pour les bénéficiaires ? Le Conseil a laissé aux États membres le choix entre l'application de ce régime de protection temporaire et celle de la législation nationale aux non-Ukrainiens détenteurs d'un visa de longue durée en Ukraine : qu'en sera-t-il pour la France ? Quid des détenteurs d'un titre de séjour de courte durée, tels que les étudiants, qui ne sont pas concernés par la protection temporaire et dont la situation aurait généré certaines crispations entre les partenaires européens ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le ministre, je sors d'un échange avec l'ambassadeur de Pologne en France, qui me confirmait qu'un peu plus de 1 million de réfugiés étaient arrivés dans son pays ; j'ai des échanges réguliers sur ce sujet avec mes homologues des États limitrophes de l'Ukraine, qui m'ont tous exprimé leur inquiétude quant à la situation. L'Union européenne a déclenché le dispositif intégré pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise (IPCR). Le Conseil s'est aussi mis d'accord pour accorder la protection temporaire à l'ensemble des ressortissants ukrainiens ayant trouvé refuge sur le territoire de l'Union européenne.

La question de l'aide sociale et des soins médicaux à apporter aux réfugiés va se poser. Mon homologue slovaque m'a informé que des camions de vêtements affluaient, alors qu'il y aurait plutôt besoin de nourriture et de matériel médical, ainsi que de médecins et d'infirmières.

Les ministres de l'intérieur ont accepté de laisser circuler librement ces personnes dans l'Union. Les Ukrainiens sont pour l'instant principalement accueillis dans les pays limitrophes, mais notre pays doit aussi se préparer.

Les États membres ont-ils les capacités requises pour accueillir dignement ces très nombreuses personnes ? Comment cette exigence peut-elle se concilier avec l'impératif de sécurité qui implique de ne pas renoncer aux contrôles prévus aux frontières de l'espace Schengen ? Mon homologue polonais m'informait la semaine dernière que les passeports n'étaient même plus contrôlés au vu des files d'attente considérables. Dans quelle mesure l'agence européenne Frontex est-elle mobilisée à cet effet, et sous quel mandat ? Ses missions pourraient-elles évoluer à cette occasion ?

Si tous les États membres se disent aujourd'hui prêts à accueillir les réfugiés ukrainiens, la question se posera bientôt de leur répartition entre les pays. La solidarité entre États membres sera mise à dure épreuve, faute d'avoir construit un système établi et admis par tous pour procéder à cette répartition. Vous avez estimé que la crise ukrainienne retardait, mais validait la pertinence de l'approche graduelle sur laquelle mise la présidence française pour avancer sur le nouveau pacte européen sur la migration et l'asile : Eurodac et filtrage aux frontières extérieures, solidarité intérieure en contrepartie et négociations avec les pays tiers.

Par ailleurs, l'Union européenne a décidé de mesures de rétorsion envers la Russie : la coopération judiciaire pénale a été suspendue, le rôle d'Eurojust dans les enquêtes internationales sur les crimes commis en Ukraine a été renforcé et des mesures ont été prises dans le domaine des visas. Certains de nos partenaires demandent à suspendre totalement la délivrance de visas à l'égard de la Russie : quelle est la position de la France à cet égard ? Par ailleurs, comment mettre définitivement fin au système des passeports dorés, par lequel certains États membres octroient la citoyenneté européenne à des investisseurs étrangers, notamment russes ?

Je terminerai en évoquant les difficultés que nous rencontrons avec le Royaume-Uni, qui touchent particulièrement le département dont je suis élu. Les Britanniques ont refoulé 150 réfugiés ukrainiens au motif qu'ils ne disposaient pas de visa d'entrée, les renvoyant vers Paris ou Bruxelles, mais aussi désormais vers Calais. Comment le consulat temporaire mis en place à Calais fonctionne-t-il ? Quels moyens ont été mis à sa disposition ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. - Je veux avant tout rendre hommage avec vous au peuple ukrainien et à son gouvernement, dont nous admirons le courage. Je suis régulièrement en contact avec mon homologue ukrainien. Je veux aussi avoir un mot pour les fonctionnaires français toujours présents en Ukraine : nos diplomates, mais aussi les gendarmes qui gardent l'ambassade et sécurisent les convois ; ces agents du ministère de l'intérieur accomplissent leur devoir valeureusement dans des conditions extrêmement difficiles.

Je me félicite, une fois n'est pas coutume, de l'extraordinaire mobilisation politique de l'Union européenne. Le Conseil des ministres de l'intérieur s'est réuni à deux reprises sur la demande du Président de la République, ce qui a permis de déclencher deux dispositifs très importants.

Il s'agit, en premier lieu, de la réponse humanitaire d'urgence permise par le dispositif IPCR ; la France y participe par le biais des avions de la sécurité civile, qui font des allers-retours quotidiens entre la France et la Pologne, la Roumanie ou la Moldavie. Ils ont acheminé plus de cent tonnes de matériel et de médicaments jusqu'à la frontière ukrainienne, puisque nous n'avons pas le droit de les livrer de l'autre côté de la frontière, directement pour la population ukrainienne. Nous attendons encore cependant l'organisation de convois humanitaires par l'Union elle-même, demandée par la France au commissaire chargé de la sécurité civile, sous la forme de ponts aériens qui seraient plus rapides et efficaces encore pour répondre aux demandes des populations concernées et canaliser la grande solidarité constatée.

Le second dispositif mis en oeuvre est celui de la protection temporaire. La directive du 20 juillet 2001 a été conçue à la suite des événements tragiques du Kosovo, mais elle n'a jamais été mise en oeuvre jusqu'à présent ; son objet est d'octroyer une protection aux personnes qui fuient un théâtre de guerre. Ce dispositif a été enclenché pour la première fois, à l'unanimité ; la proposition de la Commission en la matière a été largement modifiée par un compromis politique proposé par la présidence française et adopté, ce dont nous nous félicitons. Le texte a d'ores et déjà été publié au Journal officiel de l'Union européenne et la protection temporaire s'applique dans tous les États membres.

Cette protection temporaire, de six mois renouvelables jusqu'à trois ans, est meilleure que l'asile pour les pays d'accueil comme pour les bénéficiaires. Pour les pays d'accueil parce que les ukrainiens n'ont pas vocation à demeurer longtemps dans ces pays, sauf difficulté géopolitique majeure qui se prolongerait ; une solution politique à cette crise semble bien plus imaginable qu'en Syrie ou en Afghanistan. Il fallait donc un régime proche de l'asile, mais qui permette de prendre en compte le caractère soudain et imprévisible des évènements : c'est la protection temporaire, qui est beaucoup plus rapide à obtenir que l'asile. C'est également un régime plus favorable aux réfugiés eux-mêmes, qui vont pouvoir accéder en France à une prestation sociale, l'allocation pour demandeur d'asile (ADA), faire venir leur conjoint ou leurs enfants s'ils ne sont pas de nationalité ukrainienne, travailler - cette possibilité sera largement utilisée notamment dans les pays frontaliers qui connaissaient déjà une immigration de travail ukrainienne - et avoir accès aux soins. Ce dispositif est donc largement préférable à une demande d'asile, dont le traitement est long et peut conduire à un refus ; précisons toutefois que 321 demandes d'asile ont été déposées par des personnes venant d'Ukraine depuis le 25 février.

Nous avons constaté l'arrivée de 5 000 personnes sur le territoire national, mais ce chiffre est forcément partiel, au vu de la liberté de circulation au sein de l'espace Schengen pour les ressortissants ukrainiens détenteurs d'un passeport biométrique, qui sont dispensés de demande de visa auprès d'un consulat français. Un comptage est effectué par la police aux frontières dans les aéroports et les gares, mais ils ne voient pas tout le monde. En outre, beaucoup de personnes transitent par notre territoire pour rejoindre les importantes diasporas ukrainiennes présentes en Italie, en Espagne, au Portugal ou au Royaume-Uni. Les passages d'un pays à l'autre par les frontières terrestres sont difficiles à mesurer, même si on en relève beaucoup à certains points de passage, comme le péage de La Turbie. Les aéroports de Roissy et Beauvais voient aussi beaucoup d'Ukrainiens arriver depuis la Pologne ou la Roumanie. S'y ajoutent de nombreuses arrivées par train d'Autriche ou d'Allemagne et de plus en plus par car. En somme, chacun des réfugiés se débrouille comme il peut et il est difficile de retracer ces déplacements, même si leur caractère exponentiel ne fait pas de doute et qu'il y a peu de chances que cela s'arrête.

On dénombre aujourd'hui 10 798 possibles places d'accueil pour ces personnes : 6 000 particuliers ont offert d'accueillir une famille dans leur foyer ; les collectivités locales ont fait remonter 3 700 places d'accueil aux préfets. J'ai confié la coordination de cet accueil au préfet Joseph Zimet. La ministre déléguée Marlène Schiappa a été chargée de la mise en place d'une plateforme internet où les volontaires pour l'accueil de ces familles peuvent se faire connaître, mais aussi de la communication sur ce point avec les associations d'élus locaux.

Les capacités d'accueil sont encore loin d'être saturées, mais ce risque existe, notamment en région parisienne ou dans le Calaisis. Je conduis des réunions tous les deux jours pour améliorer notre capacité d'accueil ; des propositions seront aussi faites au Conseil de défense pour améliorer notre capacité d'accueil, tant pour la France que pour les pays limitrophes de l'Ukraine qui pourraient rapidement atteindre la saturation, notamment la Moldavie, qui fera face à un afflux massif de réfugiés si Odessa est attaqué. À l'avenir, il faudra peut-être des systèmes de relocalisation, même si ce mot est sans doute peu approprié en l'espèce.

Nous devons être généreux et solidaires, mais aussi garantir la sécurité des personnes sur le territoire européen et en France. Nous avons autorisé la suspension des contrôles de passeports à la frontière ukraino-polonaise, en réponse aux queues interminables affrontées par les réfugiés - jusqu'à 60 heures ! -, mais nous nous sommes engagés à effectuer des contrôles a posteriori, dans les lieux d'attente. La question se pose du maintien de l'exigence de visa pour les personnes n'ayant pas de passeport biométrique ; nous y travaillons à l'échelle européenne. Ces vérifications d'identité visent à prévenir l'entrée de personnes dangereuses indépendamment de la guerre, mais aussi de divers combattants étrangers ou d'agents d'une éventuelle attaque hybride comme la Biélorussie a pu en organiser. La question de la sécurité nationale est évoquée à chacune de nos réunions, avec le concours de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et des autres services de police et de gendarmerie. Je me rendrai cette semaine en Pologne et en Roumanie, en compagnie de mon homologue allemande, pour améliorer les conditions d'accueil des réfugiés ukrainiens en Europe et la coopération européenne en la matière, mais aussi pour évoquer ces questions de sécurité.

La suspension des visas avec la Russie n'est pas à l'ordre du jour : nous ne faisons pas la guerre au peuple russe, nous prenons seulement des sanctions sévères contre les responsables de cette guerre et leurs proches. Les visas sont une arme intéressante de ce point de vue, comme le gel ou la saisie d'avoirs sur le territoire national, mais ces armes doivent être utilisées de manière ciblée. Il ne s'agit pas de priver toute personne russe - un étudiant, par exemple - de la possibilité de séjourner en France. Nous nous montrerons en revanche plus regardants pour les personnes détenant des responsabilités politiques ou économiques, au-delà des personnes déjà visées par des sanctions, notamment les parlementaires de la Douma qui ont voté la déclaration de guerre mais également une partie des oligarques. Par ailleurs, dès le début du conflit, j'ai demandé à toutes les préfectures d'appliquer une prolongation générale de 90 jours de tous les titres de séjour actuels de citoyens ukrainiens en France ; ils sont 17 000, c'est une petite communauté, que nous entendons protéger.

Les passeports dorés sont une pratique inacceptable. Chypre ne vend plus de passeports ; Malte, à la demande de la présidence française, a annoncé mettre fin à cette pratique. Il nous reste à connaître ceux qui en ont bénéficié, de manière à leur interdire l'accès au territoire national s'ils font l'objet de sanctions.

Frontex est très mobilisé sur la question, à la demande de la Commission et de la présidence française. La France y participe : nous avons notamment déployé des policiers pour la protection des frontières roumaines. Je veux saluer le grand professionnalisme de la Pologne, de la Slovaquie, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Roumanie en la matière. Nous sommes prêts à répondre à toutes sollicitations : dès avant le début de cette guerre, le Président de la République avait évoqué le développement d'une plateforme de coopération intergouvernementale, déjà prévue dans le droit de l'Union, pour la surveillance des frontières en cas de crise, qui pourrait s'avérer utile au-delà même des frontières de l'Union européenne - je pense à la Moldavie. L'intérêt de ce projet se trouve malheureusement démontré aujourd'hui.

La situation rencontrée ces jours-ci avec le Royaume-Uni est, une nouvelle fois, peu compréhensible pour le gouvernement français. Certains Ukrainiens ont voulu rejoindre ces derniers jours leurs proches demeurant en Grande-Bretagne, comme les y invitait d'ailleurs le Premier ministre britannique dans ses discours. Environ 600 d'entre eux se sont présentés à la frontière à Calais ; 300 ont été refoulés, très largement des femmes et des enfants, car ils ne disposaient pas de visas britanniques ; en effet, le Royaume-Uni est sorti de l'espace Schengen et n'applique donc pas le dispositif de protection temporaire européen, ce qui impose aux réfugiés de formuler une demande de visa avant de se présenter à la frontière britannique. Ceux d'entre eux qui n'ont pas fait cette démarche administrative au milieu de leur fuite ont été renvoyés de manière extrêmement tatillonne. Mon homologue britannique, Mme Priti Patel, semble comprendre la situation ; elle s'est dite prête à envoyer à Calais des fonctionnaires britanniques capables de résoudre ces questions. Nous n'avons pour autant pas eu gain de cause : malgré les annonces faites, ces agents, plutôt que d'installer à Calais une sorte de consulat temporaire, n'ont fait que conseiller aux réfugiés de retourner à Paris ou à Bruxelles pour demander ces visas. Ce n'est pas tout à fait ce que nous voulons et je recontacterai dès ce soir le gouvernement britannique pour réitérer nos souhaits en la matière : nous sommes même prêts à leur prêter la sous-préfecture de Calais pour une telle antenne consulaire ! Une solution ne manquera pas d'être trouvée dans les prochaines heures ; personne ne comprendrait que l'on continue de soumettre ces familles à une telle bureaucratie.

Quant aux non-Ukrainiens résidant en Ukraine qui pourraient arriver sur le territoire national, plusieurs situations se présentent. L'Ukraine abritait des réfugiés d'autres pays, mais aussi de nombreux étudiants, 15 000 indiens par exemple. La Commission, sur demande française, organise en priorité le retour de ces personnes dans leur pays d'origine. Cela est fait avec beaucoup d'efficacité, vers le Maroc et l'Inde notamment. Les réfugiés qui bénéficiaient d'une protection en Ukraine rentrent quant à eux dans le cadre de la protection temporaire. Quant aux étrangers résidant régulièrement en Ukraine et ayant fui la guerre, le choix est laissé aux États membres : la France leur octroie la protection temporaire. Cela dit, sur les 5 000 arrivées dénombrées, on compte 4 500 citoyens ukrainiens.

M. Patrick Kanner. - L'accueil de ces milliers de réfugiés ne peut pas se faire sans la contribution des collectivités territoriales. Les mesures qu'elles prendront pour l'hébergement de ces personnes, ou encore certaines aides relevant des compétences communales, comme la cantine, représenteront un effort financier exceptionnel : le Gouvernement y contribuera-t-il, et sous quelle forme ?

Nos concitoyens nous interpellent sur les pastilles d'iode. Il y a une sorte de fantasme qui est en train de se développer dans le pays, même si chacun sait qu'elles ne peuvent pas être utilisées de manière préventive. Néanmoins, c'est une préoccupation et des pressions sont exercées sur les pharmacies. Pour être très clair, si un accident nucléaire devait survenir, disposons-nous d'un stock suffisant pour répondre aux préoccupations des Français ?

Mme Laurence Harribey. - Vous avez dénombré, parmi les places d'accueil proposées, 6 000 offres émanant de particuliers et 3 700 faites par les collectivités locales, mais qu'en est-il de l'État ?

Quelque chose est-il fait pour lutter contre les intox sur les réseaux sociaux ? Un travail de cybersécurité est-il mené pour lutter contre la propagation de fake news ?

M. Jean-Yves Leconte. - Beaucoup d'interrogations demeurent sur la protection temporaire. La France est l'un des rares pays continuant d'exiger des Ukrainiens sans passeport biométrique qu'ils demandent un visa. Ces personnes ne peuvent pas se rendre en France sans un détour préalable par Varsovie par exemple. Allons-nous supprimer cette exigence ? Ensuite, certains enfants ont pour seule preuve d'identité un acte de naissance. Un document d'identité européen pourrait-il être mis en place pour ne pas bloquer l'accès à la protection temporaire aux personnes ne disposant pas des papiers adéquats ?

Plus de 5 % des personnes qui arrivent n'ont pas la nationalité ukrainienne ; les informations dont elles disposent manquent encore de précision et certaines ont été retenues en Allemagne, les documents fournis par la Pologne n'y étant pas reconnus comme leur assurant une présence régulière ailleurs en Europe. Il faudrait rappeler les principes généraux de la protection temporaire et renforcer l'information des personnes, notamment en matière de droit au travail et à la circulation au sein de l'Union européenne.

Mme Nathalie Goulet. - Je m'interroge sur la coopération avec Interpol. Par ailleurs, qu'en est-il des risques de cyberattaques ? Certains logiciels de protection sont fragiles ; l'entreprise Kaspersky notamment est russe. Le Gouvernement a-t-il pris des mesures préventives pour protéger nos sites publics ou privés ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - La mise en place du dispositif d'hébergement n'en est qu'à ses débuts ; il devra évidemment être revu au fur et à mesure de l'évolution du conflit, des arrivées et de la saturation des capacités dans les pays limitrophes de l'Ukraine. La plupart des réfugiés préfèrent aujourd'hui y rester de manière à rentrer chez eux dès que possible. J'évoquais 3 700 places proposées par les collectivités : il s'agit largement de places payées par l'État. Ainsi, à Tourcoing, le préfet a répondu à l'appel de la maire pour payer l'hébergement dans un hôtel de réfugiés refoulés à Calais. On évite en tout cas d'entamer les capacités d'hébergement d'urgence des collectivités en l'absence de grandes difficultés. Les centres de vacances pourraient être utilisés. En tout cas, on n'impose que très rarement un hébergement à une commune ; la priorité est la coopération avec les maires et l'État participe financièrement sous bien des formes ; le ministère chargé des relations avec les collectivités territoriales sera mieux à même de vous les détailler dans les prochains jours. Dans les crises précédentes, les collectivités ont presque toujours présenté la facture à l'État ; je peux témoigner qu'il a souvent procédé au financement demandé.

Votre question sur les pastilles d'iode est légitime, même s'il est délicat d'y répondre ici. J'ai eu des échanges sur ce point avec les préfets. L'angoisse est forte au sein de la population, notamment chez les plus jeunes ; j'ai donc demandé un état des lieux, notamment de l'état d'opinion de la population. Pour l'instant, aucune difficulté particulière n'a été mise en lumière mais le sujet est bien traité.

Concernant les intox sur internet, le ministère de l'intérieur n'a pas le pouvoir de les corriger. La décision européenne de mettre fin à la diffusion de RT et de Sputnik est bienvenue, tout comme la mise en place du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, dit Viginum : il vise notamment à s'assurer de l'absence d'ingérence étrangère pendant l'élection présidentielle et les législatives. Cela n'empêche pas chacun de dire tout et n'importe quoi sur les réseaux sociaux, mais cela vaut mieux que d'apporter des restrictions à la liberté d'expression : la différence entre démocratie et dictature n'en est que plus évidente pour les Français.

Quant à la cybersécurité de nos installations, il convient de distinguer entre plusieurs types de cibles potentielles. Les opérateurs d'importance vitale (OIV) relèvent du Premier ministre et du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ; nos capacités de protection contre des attaques les visant ont énormément progressé et leur fonctionnement n'a jamais été affecté. Le déroulement de l'élection présidentielle fait l'objet d'une attention particulière des services de mon ministère. Enfin, les cyberattaques peuvent aussi cibler les entreprises françaises et la vie quotidienne de nos concitoyens ; la police et la gendarmerie nationales sont sur le pied de guerre pour y répondre, en lien avec l'autorité judiciaire. Cela requerra une vigilance toujours croissante, mais aucune aggravation de ces attaques n'a été constatée depuis le début de ce conflit.

La coopération avec Interpol et Europol se passe bien ; nous partageons des données et nous travaillons à l'échelle européenne sur les relations d'Interpol avec la Russie. Rappelons que tous les pays, sauf la Corée du Nord, participent à cette institution. Il faut peser les conséquences de toute décision, mais aussi éviter une manipulation par tel ou tel État des outils d'Interpol.

Concernant les visas, je veux d'abord répéter que la plupart des personnes arrivant sur notre territoire sont des citoyens ukrainiens. Aucune personne qui se présenterait aux autorités françaises en Pologne ou en Hongrie, ou qui viendrait en France et pourrait démontrer par tel ou tel document qu'il est Ukrainien ne sera refoulée. La consigne est claire : pas de tatillonnerie administrative ! Un laissez-passer est délivré pour permettre la présence régulière sur le territoire.

M. Jean-Yves Leconte. - Peu de consulats sont compétents pour en délivrer.

M. Gérald Darmanin, ministre. - Je vous assure que nous sommes compréhensifs : des personnes ont été acceptées à la frontière française avec pour seul document le certificat de naissance d'un enfant, les parents n'ayant pas de papiers !

M. Jean-Yves Leconte. - Vous pourrez constater à Varsovie que des difficultés demeurent...

M. Gérald Darmanin, ministre. - Certes, beaucoup de personnes demandent aujourd'hui des visas. Il faut une solution commune à l'ensemble du territoire européen. Mais les personnes arrivant en France par la route sans tous les papiers nécessaires ne sont pas refoulées. Je ne peux en revanche rien faire pour les cas de rétention que vous avez évoqués en Allemagne... Le problème des visas pour les personnes sans passeport biométrique a été mis à l'ordre du jour de la réunion de demain de l'IPCR : nous plaidons pour une solution européenne qui soit simple et compréhensible ; je suis optimiste.

Mme Nathalie Goulet. - Le président du conseil départemental de l'Orne tient à faire savoir qu'il compte accueillir le plus de personnes possible : tout est prêt !

M. Alain Richard. - Je salue le dispositif déployé et harmonisé à l'échelle de l'Union. Nous devons nous préparer aux conséquences d'un conflit de plus longue durée : un nombre croissant de personnes quittant le territoire ukrainien et une durée de séjour qui pourrait excéder le cadre de la protection temporaire. Le Gouvernement compte-t-il engager une discussion au sein du Conseil européen sur les potentielles étapes à préparer ?

M. Jean-Yves Leconte. - Pour simplifier les choses, il serait utile de conférer aux ressortissants ukrainiens des droits équivalents à ceux des citoyens européens en matière de circulation et d'installation tant que la protection temporaire s'applique. Beaucoup de choses sont encore laissées à l'appréciation des différents États membres, cela crée des blocages.

Mme Amel Gacquerre. - Il est impossible de prévoir la durée de ce conflit. La plupart des personnes accueillies sont des femmes, des enfants ou des aînés, avec des besoins en matière de soins, de scolarité et d'accompagnement administratif et social. Quels moyens supplémentaires seront-ils déployés pour une telle approche globale de leur accueil ?

M. Gérald Darmanin, ministre. - Monsieur Leconte, la protection temporaire est le mieux que nous puissions offrir à ces personnes compte tenu de la rapidité avec laquelle doivent travailler nos services. Ces personnes peuvent travailler, toucher des minima sociaux et avoir accès aux soins. C'est le mieux que nous puissions offrir dans l'urgence. La difficulté est qu'il n'y a pas que des Ukrainiens qui fuient l'Ukraine. On ne peut pas offrir aux ressortissants étrangers les mêmes droits que les citoyens européens, alors qu'ils ne bénéficiaient pas forcément de ces droits lorsqu'ils étaient en Ukraine. La protection temporaire est un dispositif extrêmement simple, même si des questions doivent encore être résolues, car c'est la première fois qu'il est mis en oeuvre. Félicitons-nous que l'Europe se soit mise d'accord en quatre jours ; c'est absolument inédit dans le domaine migratoire !

Notre volonté politique commune est tout de même d'affaiblir la position de guerre du président Poutine, par le biais des diverses sanctions. Nous constatons tous la force et la courageuse résistance du peuple ukrainien. Il est encore tôt pour savoir combien de millions de personnes vont quitter le territoire ukrainien. Ces réfugiés s'installeront-ils sur des territoires où il n'y a pas aujourd'hui de communauté ukrainienne ? Quand bien même nous voudrions des mécanismes de relocalisation, ces personnes bénéficient de la libre circulation, ce qui modifie sensiblement l'équation par rapport aux réfugiés syriens ou afghans. Beaucoup de questions restent sans réponse.

Notre souci premier est l'accueil des personnes qui quittent actuellement l'Ukraine pour les pays limitrophes : notre devoir est d'aider la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Roumanie et la Moldavie. Il faut ensuite accueillir dans les meilleures conditions les personnes qui voudraient venir en France. Les généreuses offres d'accueil faites aujourd'hui par des particuliers valent sans doute pour des semaines et non pour des années. Tout dépendra de l'évolution du conflit et du futur régime politique sur le territoire ukrainien, mais je ne veux pas faire de conjectures. Il faudra se préparer à tous ces scénarios, nous y travaillons, mais notre priorité est l'accueil des personnes qui se présentent sur notre territoire. Leur nombre est aujourd'hui limité du fait de la faible importance numérique de la communauté ukrainienne en France, mais nous prendrons activement notre part si les flux augmentent. Notre but est en tout cas d'aboutir à une conclusion rapide du conflit pour un retour de ces personnes dans leurs foyers et une reconstruction de l'Ukraine ; il faut prendre garde à ne pas adopter une posture plus défaitiste alors que ce pays se bat !

Si la situation doit s'empirer dans les prochaines semaines, je me tiendrai évidemment à la disposition de vos commissions pour une nouvelle audition.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Merci pour vos réponses, monsieur le ministre ; nous vous recevrons avec plaisir dans les prochaines semaines si cela s'avère nécessaire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Politique étrangère et de défense - Guerre en Ukraine et accueil des réfugiés - Audition de M. Julien Boucher, directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur le directeur général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour cette audition. Comme vient de l'indiquer le ministre de l'intérieur, la demande d'asile ukrainienne n'est pas encore très importante : 321 demandes ont été déposées officiellement. Mais nous voulons savoir comment l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) s'organise : quelles mesures sont-elles mises en place pour répondre à une augmentation éventuelle ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - L'office que vous dirigez a été longtemps sous pression et continue de l'être, comme vous nous l'aviez expliqué il y a quelques semaines. Comment vous organisez-vous pour absorber la masse de réfugiés qui risque de déferler ? Le règlement Dublin qui rend sauf exception les pays de première entrée responsables de l'examen d'une demande d'asile risque d'être inadapté à la situation ; ne faudrait-il pas profiter de cette occasion pour le réviser ?

M. Julien Boucher, directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides. - L'ampleur des déplacements de populations que nous constatons n'est pas, malheureusement, totalement inédite - je pense notamment aux près de 7 millions de Syriens ou aux 3 millions d'Afghans actuellement réfugiés en dehors de leur pays d'origine. Ce qui frappe, comme l'a souligné le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, c'est la rapidité de l'afflux de personnes aux frontières de l'Ukraine. Plus de 2 millions de personnes ont ainsi quitté le pays en une quinzaine de jours. Cela donne à penser que l'on pourrait atteindre rapidement des niveaux beaucoup plus élevés, qui toucheraient d'abord les pays de premier accueil, puis l'ensemble des pays européens. Je souligne également que la question des déplacements forcés durant les conflits ne se limite pas aux personnes qui ont franchi une frontière internationale pour trouver la sécurité : les déplacés internes sont souvent nombreux dans ce type de situations. En Ukraine, le conflit qui sévit au Donbass depuis 2014 avait causé des centaines de milliers - peut-être plus d'un million - de déplacés internes avant même le déclenchement de la crise actuelle.

Les personnes qui ont fui l'Ukraine ces derniers jours ont d'abord trouvé refuge dans les pays limitrophes, et il est vraisemblable qu'un grand nombre d'entre elles y demeureront. C'est ce qu'on observe généralement dans ce type de situations : ces personnes ont d'abord l'espoir - que nous ne pouvons que partager - de retourner rapidement dans leur pays. D'autres poursuivront leur route, comme on le constate déjà. L'ampleur et l'orientation de ces mouvements sont extrêmement difficiles à anticiper, même si l'existence d'une diaspora ukrainienne est un élément très fort dans le choix de la destination : les personnes cherchent légitimement à rejoindre des proches ou des connaissances. Néanmoins, dans une situation de déplacements massifs et rapides comme celle que nous connaissons, la répartition initiale des diasporas pourrait ne plus être un facteur déterminant.

Dans cette situation de grande incertitude, la responsabilité des administrations chargées de l'accueil des réfugiés comme l'Ofpra est évidemment de s'organiser pour faire face, quitte à ce que les moyens et l'organisation soient réévalués en permanence en fonction de l'évolution de la situation. J'avais eu l'occasion, il y a deux semaines, d'insister devant vous sur la nécessité d'avoir un système d'asile résilient : par définition, il est soumis à des crises imprévisibles comme celle que nous rencontrons.

Un facteur de résilience important est la mise en oeuvre de la protection temporaire par la décision du Conseil de l'Union européenne du 4 mars dernier. Ce système a été conçu en 2001 pour offrir rapidement une protection aux personnes déplacées au terme d'un examen minimal et sur la base d'une présomption de bien-fondé de leurs craintes en cas de retour, de façon à éviter de fragiliser le système d'asile au détriment des autres catégories de demandeurs d'asile - je pense notamment actuellement aux ressortissants afghans. La protection temporaire ne se substitue pas aux protections internationales de droit commun que sont le statut de réfugié et la protection subsidiaire : les personnes qui en bénéficient peuvent à tout moment introduire une demande d'asile ; mais ils n'ont pas le même besoin de le faire immédiatement.

La priorité aujourd'hui, c'est la mise en oeuvre concrète et rapide de ce dispositif de protection temporaire. Tel qu'il a été transposé dans notre droit national en 2003, il ne fait pas intervenir l'Ofpra ; ce sont les préfectures qui constateront que les personnes concernées entrent dans les catégories visées par la décision du Conseil, et qui leur délivreront en conséquence l'autorisation provisoire de séjour portant la mention « protection temporaire ». Si cela apparaît utile, l'Ofpra pourra, dans le respect des compétences de chacun, mettre son expertise à leur service, notamment par le biais de la formation des agents. L'Ofpra n'est donc pas en première ligne, à ce stade. Il y aura bien un impact sur l'asile, mais il devrait être bien plus progressif que si la protection temporaire n'avait pas été activée.

Pour revenir un peu en arrière, en 2021, l'Ofpra n'avait reçu qu'un peu plus de 2 100 demandes d'asile de ressortissants ukrainiens, chiffre modeste au regard des plus de 100 000 demandes au total, ou aux plus de 130 000 demandes de 2019. Ces dernières années, la situation dans le Donbass n'était invoquée que de façon très minoritaire dans les demandes d'asile ukrainiennes.

Il paraîtrait logique, dans un premier temps, que s'orientent vers la procédure d'asile des personnes qui, pour une raison pour une autre, n'entreraient pas dans le champ de la protection temporaire. Ce champ a été conçu de manière à englober la plupart des situations, mais les personnes - des ressortissants de pays tiers, par exemple - qui ne rentreraient pas clairement dans ce champ auraient ainsi la possibilité d'obtenir une protection contre le refoulement et les droits attachés à la qualité de demandeur d'asile.

Dans un second temps, on peut s'attendre à ce que certaines personnes ayant obtenu la protection temporaire demandent l'asile, mais nous ne pouvons pas prévoir dans quelle proportion ; cela dépendra essentiellement de la durée du conflit armé et de celle de la protection temporaire. Si une situation justifiant des craintes en cas de retour devait se prolonger en Ukraine, l'asile aurait vocation à prendre le relais de la protection temporaire. La directive de 2001 prévoit une durée de deux ans que le Conseil peut décider de prolonger d'un an si les conditions sont toujours remplies. Cela laisse donc le temps de voir venir ; cela laisse aussi aux personnes placées sous ce statut le temps de juger de l'orientation qu'elles souhaitent donner au cours de leur existence : ont-elles une perspective de retour ? Souhaitent-elles s'orienter vers une protection plus durable dans notre pays ?

Le droit d'asile est aujourd'hui pleinement adapté à la prise en compte de la situation des civils qui fuient une situation de conflit armé, comme en Ukraine. À l'époque où la protection temporaire a été instituée, en 2001, ce n'était pas le cas : il n'y avait alors dans notre droit que la Convention de Genève, et pas encore la protection subsidiaire, qui est aujourd'hui l'instrument nous permettant de protéger tout civil contre une menace sur sa vie ou sa personne en raison d'une violence aveugle résultant d'une situation de conflit armé interne ou international. C'est cet instrument que l'Ofpra a mobilisé dans les cas de l'Afghanistan ou de la Syrie.

Il y a une légère tendance à l'augmentation des demandes d'asile au guichet unique des préfectures, mais il est vraiment trop tôt pour savoir si cela traduit une tendance qui s'inscrira dans la durée, car le dispositif de protection temporaire n'est pas encore complètement opérationnel. Attendons, pour en juger, que ce soit le cas, ce qui viendra très rapidement.

L'Ofpra est-il préparé à faire face à ces demandes d'asile ? Comme je l'ai indiqué à votre commission il y a une quinzaine de jours, le renforcement récent de nos moyens nous a donné en 2021 une capacité de traitement nettement supérieure à la demande d'asile. C'est cela qui a permis la réduction drastique des stocks de demandes en instance. C'est une situation plutôt favorable pour faire face à un éventuel choc sur la demande d'asile, comme cela a été le cas avec l'Afghanistan sans impact négatif sur les stocks de demandes en instance et les délais de traitement. Près d'une cinquantaine d'officiers de protection sont d'ores et déjà formés sur le traitement de la demande ukrainienne et nous pouvons augmenter ce nombre rapidement par des formations, si nécessaire. Nous avons les capacités d'interprétariat qui nous permettent d'entendre les personnes rapidement. Nous sommes donc prêts.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous avons bien compris que la distinction entre l'asile et la protection temporaire portait en particulier sur l'accès au marché du travail - immédiat pour les personnes qui bénéficient de ce dernier statut.

D'aucuns se sont inquiétés d'une hiérarchisation des demandes de protection au détriment des réfugiés non ukrainiens. J'imagine que vous pouvez nous rassurer sur ce point.

M. Julien Boucher. - Le bénéficiaire de la protection temporaire a effectivement accès au marché du travail, tandis que le demandeur d'asile n'y a pas accès pendant les six premiers mois, en contrepartie de quoi il a droit à l'hébergement et à une allocation. Mais les personnes ayant obtenu l'asile ont tout à fait le droit de travailler.

La protection temporaire correspond à la procédure qu'adoptent les pays confrontés à un afflux massif : celle d'une reconnaissance prima facie, à première vue. L'accorder ne nécessite pas une instruction approfondie, mais la simple constatation que la personne appartient bien au groupe concerné. Cela permet un accès plus rapide à la protection.

Les personnes n'ayant pas la nationalité ukrainienne qui ont fui l'Ukraine sont très largement incluses dans la décision du Conseil du 4 mars dernier : elles pourront donc bénéficier de la protection temporaire. Celles qui n'y seraient pas incluses pourraient demander l'asile. Le mécanisme de la protection temporaire permet au système d'asile de ne pas être submergé, et donc de ne pas mettre en difficulté les demandeurs d'asile qui n'en bénéficieraient pas.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Pourriez-vous me répondre sur le règlement Dublin - même si j'imagine que la question est difficile ? Deuxième question en lien avec celle-ci : comment assurer la transition ? Si le conflit dure et que les gens s'intègrent, ils devront déposer une demande d'asile au terme de leur protection temporaire. Un dispositif est-il prévu ? Sinon, on reviendrait à l'application du règlement de Dublin, soit à l'obligation de déposer sa demande dans le pays de première entrée...

M. Guy Benarroche. - Je comprends votre prudence sur les prévisions. L'Ofpra a-t-il envisagé de déployer des équipes dans les pays frontaliers avec l'Ukraine ? A-t-il envisagé de déployer des missions foraines dans des endroits sensibles comme Dunkerque, Briançon ou à la frontière italienne des Alpes-Maritimes ?

M. Jean-Yves Leconte. - La protection temporaire ne nécessite pas de faire une demande d'asile, et ce n'est pas l'Ofpra qui l'examine. C'est un droit offert à tous, sauf exception. Vous nous avez indiqué que ce sont les préfectures qui le reconnaissent : y aura-t-il un délai, ou la reconnaissance sera-t-elle immédiate ?

Est-il prévu dans la directive de pouvoir faire une demande de protection temporaire dans deux pays membres ?

Je comprends de votre réponse qu'il n'est pas possible d'avoir à la fois l'allocation de demandeur d'asile et l'accès au marché du travail. Est-ce bien cela ?

Certaines personnes ayant fui l'Ukraine ont des passeports biométriques, d'autres n'en ont pas : comment se verront-ils délivrer des papiers d'identité ? Y a-t-il des échanges avec les autres pays de l'Union pour une mise en oeuvre la plus rapide possible ?

M. Julien Boucher. - Veuillez m'excuser : si j'ai omis de vous répondre, monsieur le président, c'est qu'il m'est difficile de dire quels pourraient être les effets de cette situation sur les négociations en cours sur le règlement de Dublin - lesquelles ne relèvent pas de l'Ofpra, mais du Gouvernement -, sinon que cette crise est effectivement de nature à rebattre les cartes et à faire progresser le débat.

Concernant la protection temporaire, il n'y a pas de dispositif équivalent au règlement de Dublin ; la personne peut déposer sa demande dans le pays de son choix. Si elle l'obtient, elle ne peut plus, a priori, la demander dans un autre pays.

Le fait de bénéficier de la protection temporaire ne fait pas obstacle à une demande d'asile et ne préjuge pas du résultat. De même, un refus d'asile n'a aucun effet sur la protection temporaire. Si la situation devait durer, les personnes qui auraient des craintes sur leur retour en Ukraine pourraient déposer une demande d'asile. Les mécanismes peuvent s'articuler les uns avec les autres.

L'Ofpra a une expérience importante de déploiement tant à l'étranger que sur le sol français. À l'étranger, il s'agit de missions de relocalisation, au cours desquelles nous entendons des personnes là où elles se trouvent pour les accueillir en France. La question ne se pose pas aujourd'hui avec la protection temporaire ; elle pourrait se poser à l'avenir si des engagements de relocalisation étaient pris.

Des missions foraines sur le territoire national auraient un intérêt si un nombre significatif de demandes d'asile étaient déposées à un même endroit par des personnes ayant fui l'Ukraine. L'an dernier, nous avons mené une cinquantaine de ces missions, soit une par semaine en moyenne.

L'esprit du dispositif de protection temporaire est d'être rapide. Dès que l'on constate que la personne entre bien dans la catégorie visée, notamment qu'elle n'est pas concernée par les réserves sécuritaires, l'intention du ministère de l'intérieur est que la procédure soit la plus rapide possible, et que les personnes aient vite accès aux droits associés à la protection temporaire.

Ces droits sont étendus, notamment l'accès au marché du travail et le droit de bénéficier de l'allocation de demandeur d'asile.

Je ne peux pas vous répondre sur la possibilité d'exercer ces deux droits en même temps, ces éléments seront précisés par la suite. Il paraît logique que les personnes qui ont des moyens de subsistance grâce à leur travail n'aient pas vocation à recevoir une allocation, d'autant plus qu'elles ont accès aux mêmes droits sociaux que tous les étrangers en situation régulière sur le sol français.

La protection temporaire est un instrument européen. Elle constitue un progrès notable par rapport à l'époque des conflits dans l'ex-Yougoslavie, où chaque État membre avait dû créer son propre instrument. La directive prévoit un dispositif de partage de l'information.

Les titres d'identité relèvent de la compétence du ministère de l'intérieur. Il n'y a pas de limitation a priori des documents permettant d'établir que les demandeurs entrent dans le champ de la protection temporaire. Il suffira à ces demandeurs de prouver qu'ils sont de nationalité ukrainienne.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 55.

Mercredi 9 mars 2022

Politique étrangère et de défense - Sommet Union européenne - Union africaine des 17 et 18 février 2022 - Communication

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

M. Jean-François Rapin, président. - Notre ordre du jour a été établi avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, mais il était déjà consacré aux relations extérieures de l'Union européenne. L'invasion russe de l'Ukraine change évidemment la donne géopolitique, mais elle n'invalide pas les analyses de fond que nos rapporteurs ont préparées sur les relations de l'Union européenne (UE) d'une part avec l'Afrique, et avec la Turquie d'autre part. Même si nous sommes naturellement focalisés sur la tragédie qui se déroule sur le sol de notre continent, celle-ci n'est pas sans incidence sur la place de l'UE dans le monde.

Nous allons d'abord entendre nos collègues Christophe-André Frassa et Gisèle Jourda nous rendre compte du sommet qui s'est tenu mi-février entre l'Union européenne et l'Union africaine. Mettre en place avec l'Afrique une alliance ambitieuse est au programme de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, qui a tenu à réunir ce sommet euro-africain, longtemps reporté en raison des circonstances sanitaires. L'objectif était d'impulser avec ce continent porteur d'avenir des projets structurants, appuyés sur un paquet d'investissements autour du triptyque prospérité, paix et sécurité, migrations et mobilité. Nos rapporteurs vont nous dire si ce résultat a été atteint.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - À l'heure où la plupart de nos regards, de nos pensées, de nos actions, se tournent, à juste titre, vers l'Ukraine, où la Russie mène une guerre particulièrement injuste et injustifiée sur le sol même de l'Europe, nous vous proposons de les porter, vers un autre continent, si proche de l'Europe : l'Afrique.

Au-delà du voisinage et de l'élargissement, nous sommes là dans le champ de la politique extérieure de l'Union européenne, délimité par l'article 21 du traité de l'Union européenne (TUE), mais aussi dans celui de « la coopération au développement », consacrée par l'article 208 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Le terme de référence désormais est celui de « partenariat », jugé plus ouvert, plus global, plus égal, et plus moderne que celui, plus traditionnel, de « développement ». Il exprime la volonté de bâtir avec l'Afrique des relations de long terme, fondées en parité sur des valeurs partagées, des intérêts communs et sur une même vision du multilatéralisme.

L'Afrique abrite plus d'un milliard de personnes, la population la plus jeune du monde, et sera le théâtre de plus de la moitié de la croissance démographique mondiale d'ici à 2050 ; près de 400 millions de personnes y vivent sous le seuil de pauvreté ; environ 600 millions de personnes n'ont pas accès à l'électricité ; chaque mois, près d'un million d'Africains entrent sur le marché du travail ; on estime à près de 100 millions le nombre d'enfants de moins de cinq ans qui n'ont jamais été déclarés à l'état civil en Afrique subsaharienne. C'est un formidable défi démographique, qui nous concerne directement. En découle un défi économique non moindre pour l'Afrique comme pour l'Europe : ainsi, les matières premières représentent près de 50 % des importations totales de l'Union européenne en provenance de l'Afrique.

Ajoutons, pour illustrer la dimension stratégique du partenariat de continent à continent qui campe le décor de ce sommet, que l'Union européenne et ses États membres constituent le premier partenaire de l'Afrique à tous points de vue, pour le commerce, les investissements, l'aide publique au développement (l'APD), l'aide humanitaire et la sécurité. Il est logique, dès lors, que l'Union européenne cherche à bâtir un véritable partenariat d'égale à égale avec l'Afrique, représentée par l'Union africaine et ses États membres. Ce fut l'objectif de ce sommet, qui s'est tenu les 17 et 18 février derniers, à Bruxelles, sous l'impulsion de la présidence française de l'Union européenne.

L'Union africaine (UA) est une organisation continentale à laquelle ont adhéré les cinquante-cinq États membres du continent africain. Elle a été officiellement fondée en 2002 pour prendre le relais de l'Organisation de l'unité africaine, créée en 1963. Quatre pays en ont été suspendus ces douze derniers mois : le Mali, la Guinée, le Soudan et le Burkina Faso. Mon département de l'Aude avait noué des relations importantes avec ce dernier pays et nous sommes tristes de ce qui s'y est passé.

Le Sénégal a accédé à la présidence de l'Union africaine une dizaine de jours avant le sommet, succédant à la République démocratique du Congo. Toutes les personnes auditionnées ont souligné la fluidité de ce tuilage qui avait été anticipé et préparé de part et d'autre.

Il n'y a pas une Afrique au singulier, mais des Afriques d'une grande diversité, que traduit l'existence d'une dizaine d'organisations régionales. D'où l'intérêt, dans les relations entre l'Union européenne et l'Union africaine, d'une articulation entre l'unité africaine et cette diversité régionale. C'est précisément l'un des points forts du sommet des 17 et 18 février : il a permis cette articulation, entre coopérations globale et régionale, grâce à une chorégraphie inédite. Celle-ci s'est appuyée, tout d'abord, sur une très forte implication des dirigeants : les vingt-sept étaient représentés au plus haut niveau, celui des chefs d'État ou de gouvernement ; tous les pays membres de l'UA étaient représentés, sauf les quatre pays suspendus, trente-huit d'entre eux au niveau des chefs d'État ou de gouvernement, les autres au niveau ministériel.

Ensuite, le format était sans précédent, tranchant avec la suite de longs monologues qui caractérisait les sommets précédents. Le sommet, qui aurait dû avoir lieu fin 2019, au moment où la Covid a frappé les deux continents, a été repoussé plusieurs fois ; l'Union européenne et l'Union africaine firent de ce revers un avantage, car ce laps de temps fut mis à profit non seulement pour faire croître les attentes, mais surtout pour changer radicalement de perspective. C'est ainsi que fut imaginée une chorégraphie tout à fait nouvelle pour ce type d'exercice : l'assemblée plénière des chefs d'État ou de gouvernement serait réduite à sa plus simple expression, au profit d'une organisation matricielle, décentralisée, créative, par tables rondes thématiques, réunissant peu de chefs d'État et d'interlocuteurs de premier rang, sans scénario établi à l'avance, afin de favoriser un dialogue direct et efficace.

Fixé à une date coïncidant heureusement avec le début de la période utile de la présidence française, le sommet fut maintenu en présentiel, dans un format inhabituellement réduit et innovant : plutôt qu'une grand-messe rappelant les éditions antérieures, il a donc été divisé en tables rondes thématiques, de manière à permettre de vrais échanges concrets et interactifs, sinon tout à fait spontanés. Tout le monde s'est concentré sur l'originalité de cette organisation qui a rencontré un vrai succès. Sept tables rondes thématiques furent retenues, réunissant les chefs d'État ou de gouvernement, qui les ont coprésidées de manière paritaire puis ont procédé à la restitution des échanges en séance plénière.

Nous le savons de première main, car parmi la dizaine d'auditions à laquelle nous avons procédé, nous avons eu la chance d'entendre quelques-uns des happy few ayant effectivement participé à ces tables rondes : ce format a permis des débats opérationnels sur des thèmes aussi essentiels que le financement de la croissance, les systèmes de santé et la production vaccinale, la transition énergétique et les projets d'infrastructures, l'agriculture et le développement durable, l'éducation, la mobilité et les migrations, l'appui au secteur privé et l'intégration économique, et la paix et la sécurité.

Les institutions européennes étaient représentées par le président du Conseil européen, Charles Michel, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell. Les dirigeants d'institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les banques régionales de développement, l'Organisation mondiale de la santé (OMS), l'organisation mondiale du commerce (OMC) étaient également présents. Une table ronde particulièrement attendue par les partenaires africains était consacrée à la production de vaccins et aux systèmes de santé en général. Le premier défi consiste à « assurer un accès juste et équitable aux vaccins », comme le rappelle la déclaration finale du sommet.

Nous avons auditionné Chrysoula Zacharoupoulou, députée européenne, médecin et coprésidente de Covax. L'Europe a été pionnière en proposant au G20 le mécanisme « ACT-A », initiative internationale, pilotée par l'OMS, visant à coordonner une réponse globale à la covid-19 qui soit juste et solidaire. Au total, les Européens ont partagé très vite 145 millions de leurs propres vaccins, l'objectif étant de tripler ce chiffre mi-2022 : grâce à Covax, près de 450 millions de doses ont déjà été fournies, en coordination avec la plateforme de l'équipe spéciale pour l'acquisition de vaccins en Afrique (Avatt). Ce sont plus de 3 milliards de dollars qui ont été consacrés à cette action.

En complément des dons de doses, l'Union européenne s'engage à présent, aux côtés des acteurs africains, pour accélérer le déploiement de ces vaccins, et a contribué au transfert de technologies et au développement de la production de vaccins sur le continent, une initiative dite « MAV+ ». Ce sont, aux termes de la déclaration finale du sommet, 425 millions d'euros qui seront ainsi mobilisés pour accélérer le rythme de la vaccination, en coordination avec le CDC Afrique, centre africain de contrôle et de prévention des maladies, agence de santé publique de l'Union africaine. Ces moyens soutiendront la distribution efficace de doses et la formation des équipes médicales, renforceront les capacités d'analyse et de séquençage, et contribueront à la lutte contre la désinformation sur les sujets de santé.

En effet, cette table ronde a permis, au-delà de la lutte contre la Covid-19, d'affirmer l'engagement de l'Union européenne sur la résilience sanitaire africaine et le renforcement des systèmes de santé africains.

Ce qu'attendent les Africains, c'est un soutien à la souveraineté de l'Afrique en matière de santé, d'une manière générale, et en préparation des pandémies qui ne manqueront pas de survenir. Or cette souveraineté va de pair avec celle de l'Europe. La déclaration finale est explicite à cet égard : « nous soutenons un programme commun pour la fabrication de vaccins, de médicaments, de dispositifs de diagnostic, de traitements et de produits de santé en Afrique, y compris des investissements dans les capacités de production, des transferts volontaires de technologies ainsi que le renforcement du cadre réglementaire pour permettre un accès équitable aux vaccins, aux diagnostics et aux traitements. »

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Au-delà de la lutte contre la pandémie et du soutien à la souveraineté sanitaire, c'est au renforcement des capacités financières permettant de soutenir et de relancer l'économie et les échanges après la crise que s'est attelée une table ronde importante, à laquelle a participé le Président de la République, coprésidée par la France, l'Italie, le Sénégal et la Côte d'Ivoire. Cette rencontre était très attendue par les partenaires africains.

En effet, après le sommet de Paris de mai 2021 consacré au financement des économies africaines, les attentes étaient grandes dans ce domaine. Il en allait de la relance des économies africaines après les effets récessifs de la crise de la Covid-19. Celle-ci a intensifié les vulnérabilités et exacerbé les déséquilibres préexistants. Il fallait tout faire pour faciliter cette reprise économique, motrice des échanges commerciaux.

Or dès l'été dernier, six pays africains étaient surendettés et quinze en risque élevé de surendettement. La crise a réduit des marges de manoeuvre déjà très faibles, quand celles-ci existaient, en accroissant les dépenses et en contractant les recettes et les réserves.

La situation fragile des dettes africaines a suscité des avancées majeures en matière de coopération multilatérale des créanciers bilatéraux. La France joue ici un rôle particulier, en tant que siège du Club de Paris, qui rassemble les créanciers européens et occidentaux.

L'initiative de suspension du service de la dette, prise à l'égard des pays les plus pauvres dès l'été 2020, a été étendue en 2021 et poursuivie dans le cadre du sommet. Sur les quarante-deux pays éligibles, vingt-huit se trouvent en Afrique subsaharienne.

Au-delà, c'est le cadre commun de traitement de la dette qui a été renforcé. En font partie non seulement les créanciers du club de Paris, mais aussi ceux du G20, dont la Chine. C'est important, car ce pays est devenu en vingt ans le principal bailleur de l'Afrique subsaharienne, détenant 62 % de sa dette externe bilatérale en 2020, contre 3 % en 2000. On constate néanmoins un affaissement relatif des prêts chinois ces trois dernières années - en raison des difficultés de remboursement de certains pays africains, qui ont limité la fausse générosité chinoise - en contrepartie d'une croissance des investissements directs et de la présence normative de la Chine. Dans ce contexte, l'un des acquis les plus significatifs du sommet est de s'appuyer sur deux instruments innovants, en plus de l'aide publique au développement et de l'initiative de suspension de la dette : le fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et la croissance et le nouveau fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité, afin de mieux financer les investissements africains et européens responsables et durables. La déclaration finale en affiche l'objectif sans en décliner les modalités, car celles-ci doivent être précisées dans les mois qui viennent, sous présidence française, pour une entrée en vigueur qui pourrait avoir lieu dès cet automne. Ne nous y trompons pas : c'est une avancée majeure.

Ce mécanisme sera facilité par la réallocation des droits de tirage spéciaux (DTS), qui répondait à une grande attente de nos partenaires africains et qui est mentionnée dans la déclaration finale, laquelle lance ainsi « un appel à des contributions volontaires et ambitieuses ». Cette tuyauterie, extrêmement complexe, vise à transférer les DTS, sortes de parts de capital du Fonds monétaire international (FMI), des pays les plus développés vers les pays qui en ont le plus besoin, dont la plupart sont en Afrique. Nous nous sommes fait expliquer cette usine à gaz par un spécialiste. Celle-ci comprend des subtilités étranges, telle la nécessité de reverser en crédits budgétaires au FMI un faible taux d'intérêt correspondant au coût de mise à disposition de fonds, lesquels sont pourtant censés être à taux zéro. Nous devrons donc prévoir en loi de finances des crédits pour financer ces prêts à taux zéro. Ces arcanes, qui avaient été explorés au Sommet de Paris de 2021, mériteraient sans doute une étude approfondie, d'autant que l'Allemagne n'y est pas favorable et préfère se cantonner à des prêts budgétaires. Là n'est toutefois pas notre propos.

Retenons, pour l'analyse politique des relations entre l'UE et l'Afrique, ce qu'en dit la déclaration finale du sommet de Bruxelles. Il s'agit de « réaliser l'ambition mondiale de réunir au total au moins 100 milliards de dollars d'aide en [...] liquidités pour les pays qui en ont le plus besoin, dont une grande partie devrait être destinée à l'Afrique ». Or « 55 milliards de dollars [...] ont déjà été promis au titre de la nouvelle allocation de DTS, dont 13 milliards de dollars ont jusqu'à présent été promis par plusieurs États membres de l'UE ». Et d'encourager « davantage d'États membres de l'UE à envisager de contribuer à cet effort mondial ». Il faut ici lire entre les lignes et comprendre que certaines réticences se sont sans doute exprimées, au niveau européen, sur la mise en oeuvre de cet engagement. Il reste donc du travail à faire. En revanche, un accord est intervenu sur l'essentiel : les institutions africaines, en concertation avec les autorités nationales, seront associées à l'utilisation de ces DTS pour soutenir la reprise du continent.

Ces initiatives macroéconomiques contribueront, par leurs effets, à encourager l'entrepreneuriat africain à prendre part à des économies fortes et dynamiques. Des institutions internationales et nationales de financement du développement, y compris la Banque européenne d'investissement (BEI) et la Banque africaine de développement, ainsi que des partenariats public-privé, seront mobilisés à cet effet.

Outre cet aspect financier, très important, le principal résultat de ce sommet est l'annonce d'un paquet global d'investissements d'au moins 150 milliards d'euros pour 2030. C'est le volet africain du programme Global Gateway, déjà abordé ici à l'occasion de l'évocation des relations entre l'Union européenne et la Chine, par Gisèle Jourda et Pascal Allizard. Ce programme global prend ici, pour la première fois, chair et consistance, puisqu'il est détaillé en trois axes, portant respectivement sur les investissements, essentiellement dans le domaine des infrastructures au sens large, ou, en langage bruxellois, de la « connectivité » ; le domaine de la santé ; et celui de l'éducation et de la formation.

Ce paquet d'investissement Global Gateway Afrique-Europe sera mis en oeuvre au moyen des initiatives de « l'équipe Europe », selon la terminologie bruxelloise - c'est-à-dire l'UE, ses États membres et les institutions financières européennes, telle la BEI - pour soutenir des projets de transformation concrets dans des domaines prioritaires recensés conjointement avec les institutions africaines partenaires, y compris les banques régionales africaines de développement. L'approche globale se conjugue donc avec une approche régionale partant des besoins des partenaires. Cette régionalisation est une autre innovation de ce sommet.

Dans le domaine du développement durable, le paquet d'investissements permettra d'accroître la capacité en énergies renouvelables et en hydrogène et la part de ces énergies dans le bouquet énergétique, d'améliorer l'accès à l'énergie abordable, sûre et durable et de soutenir l'intégration des marchés et les réformes sectorielles. L'ambition affichée à l'horizon 2030 est d'augmenter les capacités de production d'énergie renouvelable d'au moins 300 gigawatts.

Outre l'énergie, le paquet comporte un important volet environnemental et agricole, afin d'améliorer les moyens de subsistance de 65 millions de personnes, en captant le carbone, en stabilisant 3 millions de kilomètres carrés de terres et en assurant la sécurité de l'approvisionnement en eau.

Il s'agit aussi de renforcer la résilience et la capacité des pays partenaires à s'adapter au changement climatique et réduire sensiblement les risques induits par les catastrophes et les phénomènes naturels. Le soutien à la présidence de la COP par l'Égypte est exprimé dans la déclaration finale.

La lutte contre la fracture numérique et le renforcement des connexions numériques sécurisées non seulement entre l'Europe et l'Afrique, mais également sur tout le continent africain, constituent une autre priorité commune, clairement identifiée par le sommet et fléchée dans ce paquet global d'investissements. Quant aux infrastructures proprement dites, le paquet facilitera la mobilité et le commerce en Afrique et entre l'Afrique et l'Europe au moyen de « couloirs stratégiques », en développant les infrastructures de transport plurinationales, en soutenant les investissements dans une connectivité durable, efficace et sûre entre les deux continents et en actualisant et harmonisant les cadres réglementaires dans ce domaine. Des investissements seront également programmés pour renforcer l'intégration économique continentale et régionale et accélérer le développement industriel de l'Afrique. Il s'agit de créer des emplois durables, pour répondre aux énormes besoins du continent. Au Sénégal, par exemple, 300 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année, pour 30 000 emplois accessibles.

L'Union européenne s'engage, par le déploiement de ces capacités d'investissement, à accélérer la transition de l'Afrique vers des chaînes de valeur durables, axées sur la valorisation locale de ses matières premières, mais aussi sur l'innovation et la recherche. D'où l'accent mis sur la santé, mais aussi sur le développement de l'éducation et de la formation professionnelle, comme des compétences. C'est l'effet de levier entre fonds publics et fonds privés qui sera systématiquement recherché, ainsi que le déploiement d'un tissu de PME.

Bien sûr, les questions de paix et de sécurité ont été abordées, au lendemain de l'annonce du retrait de l'opération Barkhane et en pleine interrogation sur l'avenir de la force Takuba, et ont fait l'objet d'une table ronde, également dédiée à la gouvernance. Les chefs d'État ou de gouvernement africains qui y ont participé ont fait part de leurs attentes.

Bien entendu, les migrations, énorme défi pour l'Afrique et pour l'Europe, ont été au coeur d'une table ronde, mais sous l'angle plus général de la mobilité, englobant les questions d'éducation et de formation. Les chefs d'État ou de gouvernement européens qui y ont participé ont fait part de leurs exigences.

L'enjeu du sommet était pourtant ailleurs : il était d'envisager la relation euro-africaine à la fois globalement, de manière panoramique, et concrètement, au moyen d'instruments efficaces, de nouveaux outils et d'ambitions précises.

Un suivi important et soutenu doit être mis en oeuvre et nos interlocuteurs, en France, dans nos ambassades, mais aussi à la Commission, au Service européen d'action extérieure, s'y apprêtent ; des rendez-vous sont d'ores et déjà fixés, pour dérouler la mise en oeuvre des engagements pris. Sans doute, toutes les attentes n'ont pu être satisfaites, et elles étaient d'autant plus hautes que ce sommet normalement bisannuel s'est fait désirer pendant cinq ans. Le concept de « nouvelle alliance » voulu par la présidence française n'a pas recueilli l'assentiment de la partie africaine, qui a préféré s'en tenir à un « partenariat renouvelé ».

Quoi de plus précieux, dans le contexte international actuel, qu'un partenariat d'égal à égal ? La comparaison avec la grand-messe d'Abidjan ne laisse aucun doute : au-delà des mots, c'est sans doute une nouvelle page de la relation euro-africaine qui est en train de s'écrire, sous nos yeux. Peut-être serons-nous amenés, au-delà de cette communication, à poursuivre notre travail pour accompagner les progrès de cet immense chantier.

M. Jean-François Rapin, président. - L'alimentation en Afrique va rapidement souffrir de la crise des céréales qui se dessine, avec un risque de phénomènes migratoires complémentaires, au vu des événements qui se produisent en Ukraine. Est-ce que la relation entre l'Afrique et la Russie est à l'ordre du jour ?

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Oui et non. J'ai observé les différentes positions dans les votes aux Nations unies des Africains. Ceux-ci sont aujourd'hui attachés au fait que l'Europe est le premier partenaire de l'Afrique, à tous égards, mais la Chine et la Russie sont également présentes ; les abstentions ou les absences de certains pays africains doivent être lues comme des positions prudentes, visant à ne pas froisser certains partenaires dans la perspective d'aides à venir. Nous devons rester attentifs à ce sujet.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Je partage ce que dit M. Frassa, mais les dispositifs qui existaient auparavant étaient découplés de l'urgence actuelle. Il s'agissait de perspectives de financement pour la nutrition et le développement alimentaire. Nous avons collationné ce qui a été débattu durant le sommet. L'alimentation est un sujet récurrent sur lequel nous devons être vigilants. Nous subirons les effets du conflit ukrainien, notamment dans le domaine énergétique, les Africains en subiront aussi, mais le lien avec la Russie est ténu.

M. Pierre Cuypers. - Je suis très proche de ce qui se passe en Ukraine, car mon département a des relations avec des producteurs agricoles ukrainiens. Aujourd'hui règne là-bas la politique de la terre brûlée, car les producteurs ne veulent pas laisser leurs exploitations aux Russes et préfèrent les détruire. L'Europe est-elle en capacité d'alimenter les pays qui constituent le marché de ces deux producteurs exportateurs très importants à l'échelle mondiale ? Nous devons être attentifs, mais nous ne connaissons pas la réponse. Chacun défend sa patrie comme il le peut ; d'ailleurs, le ferions-nous avec la même ardeur ? Les Ukrainiens suppriment leurs capacités de production, alors même qu'ils devraient être en train de semer.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - L'autonomie stratégique est un sujet dans tous les domaines, y compris l'alimentation et l'énergie.

M. Jean-Yves Leconte. - Les questions de sécurité et les questions migratoires dominent nos relations avec l'Afrique au quotidien et polluent notre capacité d'agir à long terme, au-delà des réunions consacrées à la prospective. C'est malheureux, car cela impacte la manière dont notre modèle démocratique et pluraliste est perçu sur le continent. M. Kagame, au Rwanda, qui n'est pas le pays le plus démocratique, est aujourd'hui un des modèles de gouvernance en Afrique ; les coups d'État militaires sont salués par la population. Nous devons en être conscients, car c'est préoccupant.

M. Jean-François Rapin, président. - Lundi se déroule une conférence parlementaire européenne, présidée par Sophie Primas, qui sera consacrée à l'autonomie stratégique économique de notre continent. Je lui ai proposé que nous menions un travail en commun sur ces questions d'autonomie alimentaire à l'aune du Green Deal. Il va en effet être compliqué de concilier ces deux dimensions, et nous devons mener un travail de fond qui pourrait aboutir à une proposition de résolution européenne.

M. Pierre Cuypers. - Aujourd'hui, la volonté européenne est de geler 10 % des terres. C'est absurde, il faut que l'Europe revienne sur cette disposition et nous devons appuyer les demandes en ce sens.

M. Victorin Lurel. - S'agissant de la sécurité, qui est une condition du développement, on voit que les choses bougent, avec la présence de la Russie, de la Chine, du Brésil, et il semble que la France perde un peu de son influence. Il en va de même dans les domaines de la sécurité et du renseignement, où Israël, par exemple, est très actif. Nous devons y réfléchir.

Oui, en matière de démocratie, M. Kagame représente une forme de modèle. Il fait de la publicité pour un Harvard africain, il a combattu avec succès le virus, entre autres accomplissements.

Enfin, en ce qui concerne la monnaie, nous avons travaillé avec Mme Goulet sur le franc CFA, auquel nous avons consacré un rapport d'information en 2020. À ma connaissance, aucun pays africain n'a ratifié l'accord de coopération monétaire signé fin 2019 et mettant fin au franc CFA, accord que nous avons approuvé il y a un an au Sénat. La question monétaire a-t-elle été discutée en rapport, en particulier, avec les DTS ?

Pour que l'Afrique de l'Ouest se développe, il faut une meilleure bancarisation. La politique monétaire menée est austéritaire, rigide et les solutions appropriées n'ont pas été adoptées. Comment le Trésor public français contribue-t-il à mieux bancariser les activités ? Ce n'est pas une question de subventions, mais d'injection de liquidités produites par les Africains.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Sur la gouvernance, en effet, M. Kagame est un parangon de réussite démocratique, mais le plus étonnant est de constater l'état de l'opinion publique au Burkina Faso : celle-ci est totalement derrière les putschistes et cela pose question quant au sens de la gouvernance telle que nous l'envisageons. Nous devons regarder cela de près dans la bande sahélienne, car c'est un sujet de profonde interrogation.

La sécurité a été au coeur du sommet. Il nous faut d'abord nous poser des questions franco-françaises sur la gestion de Barkhane, de Takuba et sur la montée en puissance d'autres pays. Il n'y a pas qu'Israël et la Russie, sur le marché : les Turcs entrent par l'Est et gagnent du terrain et la diplomatie très intelligente du Maroc se fait également remarquer.

Enfin, la monnaie n'a pas été un enjeu particulier, sans doute parce que les grandes négociations avec le FMI ne se font qu'en dollars. C'est une question importante, parce que la sortie du CFA, dont on parle depuis des décennies, constitue un chiffon rouge pour certaines opinions publiques, même si cela ne se fera pas demain.

S'agissant de la bancarisation, nous pouvons plaider coupables en premier, car ce sont les réseaux de nos grandes banques qui ont été rachetés par un grand groupe marocain, qui propose maintenant des prêts aux PME, alors que nos grandes banques ferment des comptes dans ces pays. Nous devons agir sur cette dérive qui tient, entre autres dimensions, à la réglementation européenne sur la transparence, laquelle contraint ces banques à ne pas faire de détail. Il est difficile d'y avoir un compte si l'on habite dans le « mauvais pays ». Aujourd'hui, en Afrique, les grandes banques sont marocaines.

Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Le sommet avait l'ambition de dépasser les clivages, certaines questions n'ont donc pas été abordées frontalement pour privilégier les projets de développement économique. Nous avons ainsi mis l'accent sur les financements : ces tables rondes ont été préparées des mois à l'avance sur des thèmes contraints. Cette forme nous a privés de réponses à certaines questions, mais elle est riche de possibilités pour l'avenir.

Politique étrangère et de défense - Relations entre l'Union européenne et la Turquie - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose maintenant de faire un point sur les relations entre l'Union européenne et la Turquie. Ces relations semblaient entravées par différents contentieux qui s'accumulent. L'invasion russe en Ukraine pourrait changer la donne et fournir à la Turquie une occasion de se rapprocher des Occidentaux. Alors qu'elle s'était rapprochée de Moscou ces dernières années, la Turquie a semblé se ranger derrière l'OTAN et soutenir discrètement l'Ukraine, à laquelle elle aurait livré des drones de combat, sans pour autant vouloir sanctionner la Russie. Ce jeu d'équilibrisme lui permet de prétendre jouer un rôle de médiateur. Le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu, a annoncé que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba sont convenus de se rencontrer demain à Antalya.

Je laisse aux rapporteurs le soin de nous en dire plus. Je sais que Jean-Michel Arnaud n'a pas pu se joindre à notre réunion, mais les deux autres rapporteurs s'exprimeront en son nom.

M. André Reichardt, rapporteur. - Notre travail a été réalisé avant le déclenchement de la crise ukrainienne dont les conséquences sont toutefois considérables. Cet élément est tellement important qu'il est susceptible de faire évoluer à court terme la réalité dont il est question dans cette communication.

La situation est compliquée. Ainsi, un sondage réalisé il y a deux ans et qui nous a été présenté lors de l'une de nos auditions indique que 60 % des Turcs sont favorables à l'adhésion à l'Union européenne et que, dans le même temps, 77 % pensent qu'ils n'y arriveront jamais. Le pessimisme est de rigueur, bien que le président Erdogan ait récemment réaffirmé que l'adhésion restait un objectif stratégique pour la Turquie. Le processus d'adhésion, ouvert en 1999, est aujourd'hui à l'arrêt en raison des actions menées par la Turquie en Méditerranée orientale et de la dégradation de la situation en Turquie dans le domaine des droits fondamentaux.

Je voudrais pour ma part d'abord constater puis analyser l'état des relations euro-turques.

Depuis la réunion du Conseil européen de mars 2018, lors de laquelle les États membres ont condamné les forages entrepris par la Turquie en Méditerranée orientale et en mer Égée, la Commission européenne ne travaille plus sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Le 14 octobre 2019, le conseil « Affaires étrangères » a adopté des conclusions contenant des mesures restrictives ciblées sur les personnes physiques et morales responsables des activités de forage à l'intérieur des eaux territoriales de Chypre. Des sanctions ont été prises et sont régulièrement prorogées, visant notamment les dirigeants de la Turkish Petroleum Corporation. Il s'agit là d'une situation inédite pour un pays candidat à l'adhésion.

Réuni les 10 et 11 décembre 2020, le Conseil européen a rappelé que l'Union européenne restait déterminée à défendre ses intérêts et ceux de ses États membres dans la région. Il a réaffirmé que le développement d'une relation de coopération mutuellement avantageuse ne serait possible que si la Turquie cessait ses activités unilatérales et provocatrices en Méditerranée orientale. La visite du président du Conseil européen et de la présidente de la Commission en Turquie en avril 2021 a été l'occasion de réaffirmer ces positions, tout en proposant de mettre en place un agenda positif progressif, proportionné et réversible dans les relations avec la Turquie.

Par ailleurs, le montant alloué à la Turquie au titre de l'instrument d'aide de préadhésion a été diminué, sur proposition de la Commission. Pour la période 2014-2020, 600 millions d'euros par an avaient été budgétés. Depuis 2017, ce montant est de seulement 205 millions d'euros par an. Aujourd'hui, la Turquie continue de montrer un intérêt pour des programmes tels que « Erasmus + », « Horizon Europe » ou « Europe créative », visant à soutenir les secteurs de la culture et de l'audiovisuel. L'Union, quant à elle, cherche à favoriser les projets pouvant bénéficier à la société civile, en travaillant notamment avec les associations locales.

L'attitude de la Turquie vis-à-vis de Chypre est le principal point de blocage qui empêche toute avancée sur de nombreux dossiers. Concernant la libéralisation du régime des visas, la Turquie doit encore remplir six critères sur les 72 prévus par la feuille de route adoptée en 2013. Parmi ces critères figure la mise en place, avec tous les États membres de l'Union, d'une coopération judiciaire effective en matière pénale, ce que la Turquie refuse de faire avec Chypre ! De même, concernant l'union douanière, la Commission a présenté en décembre 2016 au Conseil un projet de directive de négociations sur un nouvel accord visant à moderniser l'union douanière. Toutefois, compte tenu de la dégradation des relations politiques entre l'Union européenne et la Turquie, le Conseil a formellement mis fin à ses travaux sur cette question. Si des réunions techniques se tiennent à nouveau, il sera difficile de poursuivre sur le plan politique sans l'accord de Chypre.

Toutefois, la coopération avec la Turquie reste maintenue en matière de lutte contre le terrorisme et de gestion des migrations. La Turquie continue d'accueillir plus de 4 millions de réfugiés, alors que sa situation économique se dégrade. On l'oublie trop souvent. L'accord de 2016, conclu entre les États membres et la Turquie, a été partiellement mis en oeuvre. Le système du « un pour un », qui prévoyait que, pour chaque Syrien renvoyé en Turquie depuis les îles grecques, un autre Syrien serait renvoyé de la Turquie vers l'Union, ne fonctionne pas. Dans ce cadre, la Turquie n'a accepté de reprendre que 3 000 personnes alors que 30 000 ont été réinstallées dans l'Union européenne. Si, de fait, la Turquie continue d'empêcher le passage des migrants vers l'Union, elle n'accepte plus, depuis 2020, de reprendre les migrants qui ont réussi à entrer sur le territoire de l'Union. Par ailleurs, on peut déplorer qu'elle continue d'utiliser les migrants pour faire pression sur Chypre et la Grèce.

Pour sa part, l'Union honore ses engagements financiers : les 6 milliards d'euros prévus par l'accord de 2016 ont été totalement engagés et 4,6 milliards ont déjà été déboursés. Je rappelle que ces sommes permettent notamment à plus de 1,8 million de réfugiés de bénéficier du filet de sécurité sociale d'urgence et à près de 670 000 enfants réfugiés de fréquenter l'école. En juin 2021, il a été décidé d'attribuer 3 milliards d'euros supplémentaires pour venir en aide aux réfugiés en Turquie pour la période 2021-2023. Toutefois, avec la dégradation de la situation économique en Turquie, l'accueil dont ceux-ci bénéficient aujourd'hui pourrait être remis en cause. Si ce n'est pas à l'heure actuelle un sujet de débat politique, l'opposition, et notamment le CHP, pourrait, en vue des élections de juin 2023, adopter une attitude beaucoup plus ferme. Une remise en cause de l'accord de 2016 ne serait alors pas à exclure. On le voit, les Turcs commencent à bouger sur ce point.

En matière de lutte contre le terrorisme, la coopération bilatérale entre la Turquie et les services de sécurité des États membres de l'Union fonctionne plutôt bien, alors même qu'Ankara reproche régulièrement à Bruxelles de ne pas la soutenir contre les organisations terroristes qu'elle juge menaçantes, à savoir le PKK et FETÖ - la qualification turque du mouvement de Fethullah Gülen. Par ailleurs, Ankara a fini par demander à Turkish Airlines de cesser le transfert de passagers en provenance du Moyen-Orient vers la Biélorussie.

Les récents développements de l'actualité donnent un éclairage nouveau à la relation euro-turque. À la suite de l'agression russe contre l'Ukraine, la diplomatie turque reste sur une ligne de crête et fait preuve de prudence pour préserver ses intérêts. Le président Erdogan a estimé que l'attaque russe contre l'Ukraine était inacceptable et a rappelé la nécessité de préserver l'intégrité territoriale de l'Ukraine, en y incluant la Crimée. Dans le même temps, il a précisé que la Turquie ne « renoncerait ni à la Russie ni à l'Ukraine ». Il a par ailleurs rappelé l'appartenance de la Turquie à l'OTAN, et déploré la passivité de cette dernière dans le conflit. La Turquie a ensuite reconnu, le 27 février dernier, l'état de guerre lui permettant d'appliquer l'article 19 de la convention de Montreux et de bloquer ainsi l'accès à la mer Noire aux navires de guerre. Elle a également maintenu les partenariats liant les industries de défense turque et ukrainienne, notamment pour la fourniture de drones. Toutefois, le président Erdogan refuse de prendre des sanctions contre la Russie, et a invité les présidents des deux pays belligérants à se rendre dans son pays pour négocier. Une rencontre entre ministre des affaires étrangères doit donc y avoir lieu demain.

Quand la présidente de la Commission européenne, Mme Von der Leyen, a soutenu la demande faite par l'Ukraine, le 27 février, d'intégrer sans délai l'Union européenne, le président Erdogan a demandé dans la foulée à l'Union européenne de soutenir l'adhésion de la Turquie, sans attendre que celle-ci soit « frappée par une guerre ».

Je vais maintenant aborder les tensions entre, d'une part, la Turquie et la République de Chypre et, d'autre part, la Turquie et la Grèce qui conditionnent aujourd'hui fortement les relations entre l'Union européenne et la Turquie. La découverte de gisements de gaz offshore en Méditerranée orientale a ravivé les tensions dans la région. Le droit de la mer est aujourd'hui régi par la convention de Genève de 1958 et la convention de Montego Bay de 1982. La Turquie, contrairement à la Grèce ou à Chypre, n'a pas signé ces conventions, lesquelles fixent un certain nombre de principes. Les eaux territoriales peuvent s'étendre jusqu'à 12 milles marins, soit 22 kilomètres : l'État riverain y exerce sa pleine souveraineté. La zone économique exclusive s'étend sur 188 milles marins au-delà des eaux territoriales, soit 348 kilomètres environ ; l'État riverain y exerce des droits souverains pour en exploiter les ressources, notamment du sous-sol. Dans le cas où les côtes des États se font face, les eaux territoriales de chacun sont délimitées en respectant le principe de l'équidistance et les zones économiques exclusives sont délimitées par voie d'accord. L'article 121 de la convention de Montego Bay prévoit que les eaux territoriales et la zone économique exclusive d'une île sont délimitées conformément aux dispositions de la convention applicables aux autres territoires terrestres. Ces dispositions sont contestées par la Turquie, ce qui explique son refus de signer les deux conventions.

Celle-ci souhaite imposer une obligation de consentement à tous les riverains des mers semi-fermées pour la délimitation des eaux territoriales, afin que la Grèce n'ait pas la possibilité d'étendre ses eaux territoriales au-delà de 6 milles marins sans son accord. De plus, la Turquie souhaite différencier les territoires insulaires des territoires continentaux. Pour elle, accorder aux territoires insulaires les mêmes droits qu'aux territoires continentaux reviendrait à faire de la mer Égée un lac grec. Or, le droit des territoires insulaires a été reconnu par la jurisprudence de la Cour internationale de justice et relèverait même du droit coutumier selon certains juristes. Dans ce contexte, la Turquie n'acceptera pas de se tourner vers la Cour internationale de justice. Dès lors, seule une solution négociée pourrait être envisagée. Encore faut-il que les deux parties l'acceptent, ce n'est pas le cas. Pour éviter tout conflit avec la Turquie, la Grèce a fait preuve d'un certain attentisme : elle n'avait pas délimité de zone économique exclusive et n'a pas étendu ses eaux territoriales au-delà de 6 milles marins.

En novembre 2019, pour tenter d'imposer ses vues, la Turquie a signé un accord avec le gouvernement d'entente nationale libyen, certes reconnu par la communauté internationale, mais qui ne contrôle qu'une partie du territoire. Cet accord prévoit une délimitation de zones économiques exclusives libyennes et turques alors que leurs côtes sont distantes de plus de 400 milles marins, mais surtout, il ignore totalement la Crète, laquelle compte tout de même 600 000 habitants. À la suite de cela, la Grèce a également décidé de délimiter une partie de sa zone économique exclusive en signant un accord avec l'Italie le 9 juin 2020 et avec l'Égypte le 6 août 2020, sans pour autant étendre sa mer territoriale à douze milles marins en Mer Égée.

Les récents commentaires du ministre turc des affaires étrangères, M. Mevlut Çavusoglu, contestant la souveraineté de la Grèce sur certaines de ses îles, illustrent bien la volonté de la Turquie de remettre en cause non seulement le droit de la mer, mais aussi le traité de Lausanne, signé en 1923 et qui fixe les frontières de la Turquie depuis la chute de l'Empire ottoman, pour s'imposer aujourd'hui comme une puissance maritime.

Sur ce sujet, on peut entendre les revendications de la Turquie et comprendre sa volonté d'aboutir à un accord équitable pour la répartition des espaces maritimes, avec des droits minorés pour certaines îles, compte tenu de la configuration de la mer Égée. Ce qui n'est, en revanche, pas acceptable, c'est de dénier aux îles grecques leurs droits maritimes ou de remettre en cause la souveraineté grecque sur ses îles. En effet, seule la Grèce peut accepter que les droits de certaines îles soient minorés dans le cadre d'un accord amiable de répartition des eaux.

Dans le cas de Chypre, la Turquie considère que les revenus tirés de toute exploitation du sous-sol de la zone économique exclusive de l'ensemble de l'île doivent être partagés entre le Nord et le Sud selon des principes qui doivent faire l'objet d'un accord. Dès lors, la Turquie refuse que la République de Chypre exerce une pleine souveraineté sur les espaces maritimes de l'ensemble de l'île, même sur les espaces situés au sud de celle-ci, considérant qu'en l'absence d'accord délimitant les zones économiques exclusives de chaque partie de l'île, celles-ci sont chacune libres de prospecter où elles le souhaitent. Pour sa part, la République de Chypre a délimité de manière unilatérale sa zone économique exclusive sans prendre en compte la République turque de Chypre du Nord et en choisissant de placer cette limite à équidistance des côtes turques, conformément à la convention de Montego Bay.

Les provocations du président Erdogan, avec notamment la réouverture unilatérale de la ville de Varosha, ne sont pas de nature à apaiser les tensions. Le président turc pousse désormais pour une solution à deux États, alors que l'Union européenne continue de plaider pour un règlement global de la question chypriote, fondé sur une fédération bizonale et bicommunautaire, avec égalité politique. La situation reste donc tendue. Là encore, le mode de règlement de la question chypriote peut se discuter, mais il n'est pas acceptable que la Turquie remette en cause la souveraineté de Chypre sur ses eaux territoriales.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Un point, d'abord, sur la situation économique en Turquie. Le taux d'inflation a atteint, en février 2022, 54 % sur un an, accompagné d'une importante dévaluation. Face à cette situation, le président Erdogan refuse de relever les taux d'intérêt en conséquence. À rebours des théories économiques classiques, il estime que les taux d'intérêt élevés favorisent l'inflation. S'ils expriment leur désaccord avec cette position, les fonctionnaires risquent de perdre leur poste. La Banque centrale turque a d'ailleurs connu quatre gouverneurs en trois ans et le directeur de l'agence nationale des statistiques a été démis de ses fonctions début janvier après avoir annoncé les chiffres de l'inflation, au plus haut depuis vingt ans.

Pour le parti au pouvoir, l'inflation est aujourd'hui un phénomène mondial lié à la hausse du coût de l'énergie et à la rareté des matières premières, il en nie ainsi le caractère structurel et intrinsèque. Pour faire face à cette situation, le taux de TVA sur les produits alimentaires a été diminué de 8 % à 1 % et le président Erdogan cherche à attirer des investisseurs émiratis, qui n'étaient pourtant pas ses alliés. La guerre en Ukraine risque de renforcer cette inflation, l'économie turque étant dépendante des importations en provenance de Russie et d'Ukraine pour couvrir ses besoins en énergie comme en blé. C'est avant tout pour éviter un choc économique que la Turquie a refusé d'imposer des sanctions à la Russie, lesquelles fragiliseraient les exportations turques vers la Russie et porteraient préjudice au secteur du tourisme.

Un autre sujet devrait rapidement préoccuper les autorités turques : la mise en place du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union, qui s'appliquera à la Turquie. Celle-ci a particulièrement bénéficié de l'union douanière, qui a favorisé son développement économique, mais la mise en place d'un tel mécanisme qui frapperait ses exportations vers l'Union de produits comme les métaux ferreux et non ferreux ou encore l'acier, à proportion de leur contenu en carbone, constituerait un nouveau défi. La Commission européenne dialogue actuellement avec la Turquie pour compenser la possible mise en place de ce mécanisme, et des fonds issus de l'instrument de préadhésion pourraient être attribués à l'économie turque pour l'aider à s'y conformer. Il est important d'entraîner nos partenaires dans ce processus et de ne pas seulement les sanctionner.

Sur le plan politique, la situation n'est guère meilleure. En avril 2021, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté un rapport sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie. Elle alerte notamment sur le manque d'indépendance du pouvoir judiciaire, les restrictions à la liberté d'expression et des médias et l'interprétation abusive de la législation antiterroriste. Ce rapport s'inscrit dans le cadre d'une dégradation continue du respect par la Turquie de ses engagements pris lors de son adhésion au Conseil de l'Europe. Ainsi, en mars 2021, le président Erdogan a décidé de retirer la Turquie des États partie à la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, dite « convention d'Istanbul ». En outre, malgré les arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme demandant leur libération, Selahattin Demirtas, coprésident du parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde, et Osman Kavala, homme d'affaires turc, restent maintenus en détention.

Concernant M. Kavala, le comité des ministres du Conseil de l'Europe a décidé de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme de la question de savoir si la Turquie avait manqué de se conformer aux obligations liées à son adhésion au Conseil de l'Europe. Ce n'est que la deuxième fois, depuis 1949, que le comité des ministres introduit une procédure en manquement. La Turquie, pour sa part, fait valoir que la décision de maintenir l'intéressé en détention est liée à une affaire autre que celle pour laquelle la Cour a demandé sa libération.

Le rapport préparé par la Commission européenne dans le cadre du processus d'adhésion pour évaluer les progrès réalisés par la Turquie en 2021 fait également état d'une détérioration de la situation en matière de droits de l'Homme et de droits fondamentaux. La Commission constate un nouveau recul en ce qui concerne la liberté d'expression comme la liberté de réunion et d'association. Des procédures pénales sont engagées contre des hommes politiques de l'opposition, des journalistes, des avocats ou encore des défenseurs des droits de l'Homme. Aucun progrès n'est intervenu dans des domaines clés comme l'indépendance de la justice et la lutte contre la corruption.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que, à l'approche des élections de 2023, les partis d'opposition craignent une répression accrue. C'est le cas notamment du HDP, parti de gauche et pro-kurde, qui représente 7 millions d'électeurs et qui pourrait faire la différence s'il venait à créer une alliance avec les autres partis d'opposition. La stratégie du président Erdogan est clairement de diviser l'opposition en diabolisant le HDP. Ainsi, la Grande Assemblée nationale de Turquie a voté la levée de l'immunité parlementaire de la députée du HDP Semra Güzel, au motif que des photos d'elle avec un ancien militant du PKK, qui serait son ancien compagnon et qui aurait été tué dans une opération de l'armée turque en 2017, avaient été publiées. D'autres députés du HDP pourraient voir leur immunité levée. Tous les partis représentés à l'Assemblée, à l'exception du parti concerné, ont voté en faveur de la levée de cette immunité.

En juin dernier, la cour constitutionnelle turque a accepté une mise en accusation exigeant la dissolution du HDP et la mise à l'index politique de 451 de ses dirigeants, dont les coprésidents du parti, ainsi qu'un gel de ses comptes bancaires. De nombreuses villes du sud-est de la Turquie majoritairement kurde restent administrées par un gouverneur, remettant ainsi en cause la démocratie locale dans la région. Les maires HDP élus ont été démis de leurs fonctions et nombre d'entre eux sont emprisonnés.

Aujourd'hui, le président Erdogan a plus que jamais besoin de ses alliés d'extrême droite du MHP qui, au-delà de son potentiel électoral très faible, conditionne sa présence à l'assemblée, et est particulièrement implanté dans de nombreuses institutions comme l'armée ou la police. M. Erdogan se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis de ce parti et n'a pas d'alliés de rechange à l'intérieur.

Dès lors, que doit-on en conclure pour l'avenir ? Les élections présidentielles et législatives sont aujourd'hui prévues pour 2023. Compte tenu du contexte économique actuel, il est peu probable que le président Erdogan décide d'élections anticipées. Dans les sondages, l'alliance AKP/MHP serait au coude à coude avec l'opposition et la victoire de celle-ci est désormais possible.

Naturellement, il importe de bien continuer à distinguer la République de Turquie du régime du président Erdogan. Toutefois, nous ne savons pas quelle attitude adoptera l'opposition si elle arrive au pouvoir. Comme le disait un de nos interlocuteurs, l'islamisme n'est pas le principal danger en Turquie, c'est plutôt le nationalisme. Si l'on peut espérer une évolution libérale sur la question de l'État de droit et des libertés fondamentales, il n'est pas sûr qu'un nouveau gouvernement contribue à limiter les tensions en Méditerranée orientale ou réponde à nos attentes sur les réfugiés. L'avenir des relations entre l'Union européenne et la Turquie reste donc très incertain. Toutefois, le dialogue est nécessaire et la candidature de la Turquie représente un outil inégalable pour favoriser nos convergences et défendre no points de vue, ce dont nous avons plus que jamais besoin. J'ajoute que, alors la Turquie a été un soutien indéfectible de l'Azerbaïdjan, le dialogue avec l'Arménie s'ébauche.

Mme Christine Lavarde. - Nous parlions aujourd'hui avec un haut fonctionnaire libanais, dans le cadre du groupe d'amitié France-Liban, de la présence de la Turquie dans chaque conflit régional dans la zone. Même si le pays n'est pas un acteur de la vie politique libanaise, il n'est pas exclu qu'à l'avenir son rôle soit renforcé.

Mme Gisèle Jourda. - S'agissant des flux migratoires, j'observe que l'accord conclu par l'UE a aussi servi de levier à la Turquie pour obtenir des subsides supplémentaires et contraindre certaines associations. Certes, on put toujours discuter de l'adhésion à l'Union européenne, mais la Turquie s'est aussi trouvée aux côtés des Russes en Syrie. Dès lors, on peut s'interroger sur les prises de positions turques, y compris l'épée de Damoclès qu'elle fait peser sur Chypre. Mon opinion n'est donc pas complètement arrêtée, mais cela pose question. Il est difficile de se faire une idée.

M. Pierre Cuypers. - Qu'en est-il de la Chine ?

M. André Reichardt, rapporteur. - Ce que dit Gisèle Jourda illustre la complexité de la relation avec la Turquie. Qui prétend voir clair dans la stratégie d'Erdogan devrait nous en tenir informés ! Le pouvoir est personnalisé et autoritaire avec un président tout-puissant et le nationalisme turc, structurel et structurant, perdurera même en cas d'alternance ; la volonté de faire passer partout les intérêts du pays avant tout est très prégnante. Le renouveau des relations avec l'Arménie nous semble étonnant, dans la mesure où l'Azerbaïdjan a gagné cette guerre essentiellement grâce aux Turcs, les Russes ayant laissé faire. Pourtant les relations avec la Russie n'ont pas toujours été faciles. Cette nouveauté pose question, mais elle est sans doute liée à la volonté du président Erdogan d'occuper différents fronts.

Nous devons toutefois reconnaître à la Turquie son rôle dans l'accueil des réfugiés syriens en masse. Malgré la tentation d'ouvrir les vannes pour en tirer avantage, elle a globalement joué le jeu. L'évaluation des relations avec la Turquie ne peut pas se limiter à un seul aspect de ces relations.

M. Victorin Lurel. - Quelle est la vision de la Turquie sur la Crimée ? S'accommode-t-elle de la présence russe ou reste-t-elle attachée à la vieille souveraineté ottomane dans la région ? Quelle est l'influence de la Turquie dans le Caucase et qu'en est-il également des relations avec la Chine ?

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - À Chypre, la partie grecque a refusé une adhésion globale de l'île à l'Union. Sur le Liban, oui, la Turquie est présente partout où elle le peut, au Moyen-Orient et en Afrique. Pour se rendre dans ce dernier continent, d'ailleurs, il est parfois plus facile de passer par Istanbul. La Turquie a ainsi récupéré les écoles africaines de FETÖ. Elle exerce là-bas un véritable soft power.

Je ne peux pas comparer le chantage mené par la Biélorussie avec les actes de la Turquie. Pour les Turcs, l'Union européenne, au mépris de ses valeurs, a sous-traité l'accueil des réfugiés à la Turquie, ce qui a entamé sa crédibilité lorsqu'elle promeut les droits de l'Homme. En outre, le comportement des gardes-côtes grecs, qui pratiquent le push back, pose question.

M. Jean-François Rapin, président. -J'ai pu néanmoins constater sur place qu'il n'y a plus de morts en mer dans cette zone, preuve que leur travail est tout de même efficace.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Les push back sont à la racine de la mauvaise image de Frontex.

M. Jean-François Rapin, président. - Je me suis récemment rendu dans cette zone avec le président Larcher et nous avons constaté des agressions turques. Il faut regarder l'ensemble du tableau.

M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - M. Erdogan cherche toujours à penser à l'alliance suivante, mais aujourd'hui, il n'a plus d'alliance de rechange à l'intérieur. La perspective d'une alliance avec les Kurdes n'est plus possible aujourd'hui.

Avec la Chine, il balance. Il n'ira jamais jusqu'au bout de la condamnation du sort des Ouïghours, il a même un accord de renvoi vers la Chine de personnalités ouïghoures recherchées. De même, il fait pression aux côtés de la Chine pour limiter la présence des troupes russes au Kazakhstan. C'est donc un partenaire important, y compris en Afrique.

En Crimée, il reste des Tatars, qui jouissaient d'une certaine autonomie lorsque la Crimée était encore libre. La Turquie est très attachée au statu quo ante.

M. Jean-François Rapin, président. -Merci pour cette séance très intéressante.

La réunion est close à 17 h 40.