Mardi 22 février 2022

- Présidence de MM. Stéphane Le Rudulier, vice-président de la mission d'information sur la judiciarisation de la vie publique, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 14 h 50.

Audition de M. Jean-Claude Bonichot, conseiller d'État, juge français à la Cour de justice de l'Union européenne

M. Stéphane Le Rudulier, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi M. Jean-Claude Bonichot, conseiller d'État, juge à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) depuis 2006.

Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à venir vous exprimer devant la mission d'information sur la judiciarisation de la vie publique et devant la commission des affaires européennes.

Je vous prie d'excuser l'absence de la présidente de notre mission d'information, notre collègue Cécile Cukierman, qui est retenue en ce début d'après-midi. Elle prendra, bien sûr, connaissance de nos échanges, qui font l'objet d'une captation vidéo et qui seront consultables sur le site internet du Sénat.

Notre mission d'information s'intéresse à la place, qui lui semble grandissante, prise par les juridictions, nationales et européennes, dans la production de la norme et dans la prise de décision publique et à ses conséquences sur le fonctionnement de notre démocratie. Nous réfléchissons aux nouveaux mécanismes de dialogue et de régulation qui pourraient éventuellement être mis en place pour surmonter les tensions ou les incompréhensions qui naissent parfois entre les juges et les politiques, dans le respect de l'indépendance des magistrats.

Il s'agit d'enjeux importants en matière d'équilibre des pouvoirs, de droits fondamentaux et de libertés publiques. Il nous faut trouver un équilibre entre responsabilité des politiques et responsabilité des juges, pour consolider notre État de droit. Les juges doivent pouvoir travailler en toute indépendance et de manière efficace.

La Cour de justice de l'Union européenne a notamment pour mission d'interpréter le droit de l'Union européenne, afin de garantir son application uniforme dans les 27 États membres. Peu de domaines échappent aujourd'hui au champ d'activité de l'Union, ce qui donne à votre institution une place considérable et peut occasionner, de temps à autre, des frictions avec les États membres - nous aurons l'occasion d'y revenir.

Avant de vous céder la parole, je la laisse à notre collègue Jean-François Rapin, qui va vous apporter quelques précisions concernant les thèmes de réflexion qui intéressent plus particulièrement la commission des affaires européennes.

M. Jean-François Rapin, président. - Je sais gré à la présidente de la mission d'information sur la judiciarisation de la vie publique d'avoir accepté que cette audition soit commune à nos deux structures.

Monsieur le juge, la commission des affaires européennes vous remercie de vous être rendu disponible pour cet échange, qui nous intéresse particulièrement, au vu des développements récents de l'actualité européenne.

Mercredi dernier, la CJUE a validé le nouveau dispositif, introduit fin 2020, qui lie le versement des fonds européens au respect de l'État de droit. Cette décision conforte donc ce nouveau « régime de conditionnalité » que contestent la Hongrie et la Pologne. Ces deux États membres y ont vu, l'un, une décision politique, l'autre, une attaque contre sa souveraineté.

Même si ces réactions peinent à cacher les atteintes avérées que ces pays portent de fait à l'État de droit, elles raniment une tension entre les États membres et le droit européen, dont votre institution est la gardienne. Cette tension n'est pas nouvelle. Elle est en fait inhérente à la construction européenne, qui procède d'un double mouvement, les États membres acceptant de partager leur souveraineté dans l'exercice de certaines compétences, mais dans le respect de leur identité constitutionnelle.

Cette tension connaît toutefois un regain évident ces dernières années, surtout depuis qu'en mai 2020, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a pris un arrêt contestant la décision de la CJUE qui avait validé le programme de rachat de dette publique de la Banque centrale européenne (BCE). Depuis, d'autres frictions ont surgi avec la France, la Hongrie, la Pologne ou la Roumanie.

C'est pourquoi notre commission a consacré une table ronde, en juin dernier, au sujet de l'articulation entre droit national et droit européen. Au titre du respect de l'État de droit dans l'Union, la présidente von der Leyen a depuis affirmé - c'était en octobre dernier - que la législation européenne primait sur la législation nationale, y compris sur les dispositions constitutionnelles. Le commissaire Reynders, que notre commission a auditionné en décembre, nous l'a encore confirmé sans ambages.

Aussi, je suis tenté de vous poser d'emblée cette question centrale : souscrivez-vous à une telle affirmation, qui semble oublier que l'Union européenne n'existe que par la volonté du pouvoir constituant dans les États membres?? La primauté du droit européen est un principe essentiel pour permettre son application uniforme, mais une lecture rigoriste de ce principe ne risque-t-elle pas de cabrer les États membres, qui peuvent y voir la négation de leur identité constitutionnelle et, finalement, ne risque-t-elle pas, paradoxalement, de fragiliser l'édifice européen ?

Sans doute le dialogue des juges fait-il partie de la solution ; une approche par la subsidiarité pourrait aussi être éclairante, afin de distinguer, au sein du droit européen, entre une part qui mérite une application strictement uniforme à l'échelle européenne et une autre qui pourrait s'accommoder d'une interprétation par les juges constitutionnels nationaux, afin de respecter l'histoire, la culture, les choix de société, bref, l'identité de chaque État membre.

Comment envisagez-vous cette idée d'une forme de subsidiarité dans l'application du droit européen, et non plus seulement au stade de son élaboration ?

Dans cette perspective, voyez-vous une place pour les Parlements nationaux, dans une forme de symétrie par rapport à la mission qu'ils ont reçue d'assurer le respect du principe de subsidiarité dans les initiatives législatives que prend la Commission européenne ?

M. Jean-Claude Bonichot, conseiller d'État, juge français à la Cour de justice de l'Union européenne. - Je réponds tout de suite à votre question sur la primauté. Rien de neuf sous le soleil, même si l'on en parle beaucoup aujourd'hui, puisque les cours constitutionnelles émettent certaines critiques.

En 1964, la Cour a expliqué que la Communauté a bénéficié de transferts de compétences, et que ces compétences sont donc exercées en commun. En 1978, la Cour a aussi rappelé que, dans les domaines en question, les États ne peuvent pas aller à l'encontre de ce qui a été décidé en commun. Ce principe est consubstantiel à l'Union européenne ; décidé il y a presque cinquante ans, il était alors parfaitement admis.

Comme le montre sa jurisprudence, la Cour fait preuve de beaucoup d'attention et de souplesse dans l'application de ce principe.

La Cour a par exemple rendu deux arrêts successifs qui concernaient l'Italie. Elle avait été saisie pour savoir si les règles limitant la durée d'un procès pénal dans ce pays, fixant entre autres une durée maximale du délai raisonnable de jugement, ne risquaient pas de porter atteinte à la bonne gestion financière de l'Union européenne : en cas de fraude à la TVA, cela risquait d'aboutir à une prescription des poursuites, voire du procès et des procédures. Dans un premier temps, la CJUE a estimé que les règles italiennes allaient trop loin, mais la Cour constitutionnelle italienne a alors rappelé que ces règles de prescription faisaient partie du principe même de la légalité des délits et des peines, du moins en Italie. La Cour de justice a alors constaté que la sécurité juridique des poursuites pénales en Italie pouvait être remise en cause, et qu'il appartenait à la Cour italienne d'approfondir le sujet. La CJUE a donc su faire un pas en arrière, faisant preuve de beaucoup de prudence et de modération dans l'application du principe de primauté.

Dans son arrêt du 5 mai 2020, la Cour de Karlsruhe critique non le principe de primauté, mais le fait que la CJUE n'aille pas assez loin dans le contrôle des pouvoirs de la BCE.

J'en viens à mon propos liminaire. Vous excuserez mon ton parfois direct ; il est le fruit de l'expérience.

Il faut faire attention à bien distinguer la Cour de Luxembourg de celle de Strasbourg. La CJUE n'est pas une cour des droits de l'homme. Son rôle est bien plus comparable à celui des juridictions suprêmes nationales, comme le Conseil d'État ou la Cour de cassation.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) applique les dispositions de fond de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et des différents protocoles, ce qui représente une trentaine de dispositions générales.

La CJUE, elle, applique une énorme masse de dispositions, une législation européenne très importante, formée de centaines de règlements, directives et actes administratifs, à l'image de la Cour de cassation française face au code civil, au code de la consommation ou au code pénal.

La fonction de la CJUE est triple.

Premièrement, contrôler la légalité des actes pris par l'Union européenne, via le recours en annulation. Cette compétence est partagée avec le Tribunal de l'Union européenne. La CJUE est alors un peu dans la position du Conseil d'État vis-à-vis des actes administratifs.

Deuxièmement, nous veillons à ce que les États respectent leurs obligations, via les recours en manquement, qui ont fortement diminué en raison du contexte sanitaire. La Cour, dans ce domaine, a un pouvoir considérable, car elle peut infliger astreintes et amendes aux États, comme, dernièrement, à la Pologne, avec une décision en référé de fermeture de la mine de Turow.

Troisièmement, la Cour préserve l'unicité du droit européen, via la question préjudicielle, mécanisme qui fonctionne très bien. La procédure est très simple, et nous permet de répondre efficacement aux demandes des juges nationaux.

J'en viens à la substance des traités. Les traités ont un sens : ils visent à fabriquer un espace commun, économique, de sécurité, de liberté et de justice - voyez le cas du mandat d'arrêt européen, qui permet, en dehors de tout mécanisme d'extradition, de récupérer un malfaiteur qui est passé en Allemagne ou en Italie, simplement par un dialogue d'autorité judiciaire à autorité judiciaire. « Les juges sont les gardiens des promesses du projet communautaire », dit M. Didier Reynders, commissaire européen à la justice.

Les traités sont souvent très clairs et univoques. La Cour applique donc des dispositions claires, validées par les gouvernements nationaux à la suite de ratifications. Ainsi, le juge applique la loi comme il le fait dans les juridictions nationales. Loin du cliché de la complexité, la législation de l'Union européenne est bien pensée. Elle n'a pas toujours grand-chose à envier à la législation française ! Les textes commencent par un préambule, les notions principales sont définies, la structure est claire. Des dispositions de compromis, parfois moins bonnes, existent, mais c'est un fait commun à toutes les normes.

La Cour a dégagé les principes généraux du droit européen mais cela n'est pas nouveau. Le règlement a un caractère général obligatoire et est directement applicable dans tous les pays de l'Union européenne. Depuis 1950, les actes européens fonctionnent comme des actes nationaux. Aux États-Unis, dans le premier tiers du XIXe siècle, Daniel Webster a dit que, si une seule fois un État se prenait à invalider une législation fédérale, il en serait fini de la construction fédérale.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur de la mission d'information sur la judiciarisation de la vie publique. - Ma première série de questions concerne le rôle de la CJUE. La seconde portera sur le rôle des Parlements nationaux.

Quel est le rôle de la CJUE ? Quelle place occupez-vous dans le panorama juridique européen, et quelle liberté vous accordez-vous ? La CJUE n'est-elle qu'un pur interprète des traités ? Crée-t-elle des normes ? Êtes-vous la « bouche des traités », pour paraphraser Montesquieu, ou assumez-vous un rôle plus large, celui d'un « gardien des promesses » ?

J'en viens à l'identité constitutionnelle nationale : l'information n'était peut-être pas parvenue au niveau national aussi nettement que vous le pensiez quant au fait que la Constitution n'était plus forcément la norme juridique supérieure. Selon vous, qui est le décideur de cette identité ? Le pouvoir constituant, le Conseil constitutionnel, la CJUE ? La CJUE pourrait-elle vouloir définir ce qu'est l'identité constitutionnelle de la France ou de l'Allemagne??

M. Jean-Claude Bonichot. - Je vous donnerai un point de vue très personnel. Nous avons souvent entendu dire que la CJUE était un moteur de l'Union européenne. Or je pense que le juge n'a pas à être moteur : il doit seulement appliquer les traités de bonne foi, dans la lettre et dans l'esprit - construire un espace commun -, sans vouloir ajouter à ce que les États ont voulu. Au fil des traités, les États sont plutôt allés de l'avant - voyez la citoyenneté européenne, dont la CJUE a tiré toutes les conséquences, par exemple en matière de circulation des personnes. Je n'ai jamais eu l'impression d'une Cour qui voulait forcer les étapes.

J'en viens à la question de la définition de l'identité constitutionnelle nationale. Je risque de vous décevoir : je ne suis pas moi-même au bout de la réflexion sur la question. La formulation exacte du traité sur l'Union européenne renvoie à « l'identité nationale des États, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ».

L'identité constitutionnelle nationale est une réalité. Par exemple, dans son arrêt Ilonka Sayn-Wittgenstein, la Cour a reconnu comme faisant partie de l'identité de l'Autriche la suppression absolue de tous les titres nobiliaires.

Il arrive qu'un pays invoque l'identité nationale, mais la Cour a presque toujours considéré qu'il n'y avait pas d'atteinte à celle-ci, sans aller plus loin. Prenons le cas d'un Belge qui épouse un Roumain de même sexe, et souhaite s'installer en Roumanie avec lui. La Roumanie refuse de les considérer comme mariés, au nom de son identité constitutionnelle. La Cour se contente de constater que, au titre de la liberté de circulation, des personnes valablement mariées dans leur pays ont le droit de circuler en Roumanie ou de s'y installer - rien de plus.

Il y a ensuite la question de la définition de l'identité nationale et celle, qui lui est connexe, du respect de celle-ci. Dans deux décisions, le Conseil constitutionnel a considéré que, si ce qui fait partie de l'identité nationale pouvait bénéficier d'une protection équivalente au nom des principes de l'Union européenne, l'identité nationale n'était pas opposable. C'est une manière de voir, mais je ne suis pas sûr de sa portée ou des conséquences à en tirer.

À ce stade de ma réflexion, en matière d'identité nationale, j'estime que la compétence est partagée. Il appartient aux États de dire ce qui fait partie de leur identité nationale - la laïcité, en France, en est un bon exemple. Lorsque ce point est contesté devant la Cour, je ne crois pas qu'il appartienne à celle-ci de trancher ; en revanche, elle doit exercer un contrôle, souple, sur la question de l'inclusion d'un principe donné dans l'identité nationale d'un État membre. Il n'est pas possible de laisser des États décider purement et simplement de ce qui fait partie de leur identité nationale et en étendre indéfiniment le domaine.

Dire que le droit de l'Union européenne l'emporte sur la Constitution, c'est, en apparence, aller très loin : les juridictions françaises, Conseil d'État et Conseil constitutionnel, ont répété que la Constitution est le sommet de l'ordre juridique français.

Cependant, il arrive que la Cour se heurte à des jurisprudences constitutionnelles d'États membres. Elle peut alors s'opposer à ce qu'une cour constitutionnelle nationale étende indéfiniment le domaine de sa Constitution, réduisant d'autant celui de la compétence européenne.

Je ne vous cache pas que la question est redoutable... Je n'ai pas trouvé, en doctrine, de réponse parfaitement satisfaisante à la question. La Cour fait preuve, en ce domaine, d'une extrême prudence.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Vous aviez bien compris la question sous-jacente : qui a le dernier mot ?

Après le dialogue entre les juges, je souhaite évoquer le dialogue entre les juges et la société - en particulier les juges et le Parlement. Quelle pourrait être, à votre sens, l'action d'un Parlement national à cet égard ? Des dispositions constitutionnelles nous confient le contrôle de subsidiarité et de proportionnalité. Considérez-vous que ce contrôle de subsidiarité comprend le contrôle des compétences, qui consiste à vérifier si la Commission est intervenue dans un domaine qui relève des compétences de l'Union ?

Dans une décision d'une infinie subtilité, à la suite de l'arrêt Quadrature du Net de la CJUE, le Conseil d'État ne s'était pas donné la compétence de contrôler si le niveau européen agissait, ou non, ultra vires. Dans ce cas, qui, au niveau national, peut exercer ce contrôle ? Si c'est, au contraire, une prérogative exclusive de la CJUE, lui est-il arrivé d'estimer que l'Union européenne agissait ultra vires, ou a-t-elle toujours considéré, dans la logique des promesses de la construction européenne, que la Commission était restée dans le cadre des traités ?

L'article 88-6 de la Constitution donne au Parlement la faculté, jamais utilisée à ce jour, d'agir devant la Cour en annulation d'un acte législatif européen qu'il juge contraire au principe de subsidiarité ou pris ultra vires. Aux termes de l'article 88-6, le recours doit être transmis par le Gouvernement à la Cour. En revanche, rien n'est dit sur la nature de ce recours. Sur le plan des principes, comment un Parlement ou une chambre peut-il agir en annulation devant la CJUE ? Comment pourrait fonctionner ce recours ?

Dès lors que la CJUE tranche des questions essentielles, comme le temps de travail des militaires ou la collecte de données de connexion dans le cadre de l'antiterrorisme, ce qui a provoqué de vives interrogations, pourquoi le Parlement n'exprimerait-il pas le point de vue de la société civile ? Peut-on imaginer, devant la Cour, une contribution extérieure d'un Parlement, à la manière des contributions extérieures - les « portes étroites » - du Conseil constitutionnel ? Votre technique procédurale le permettrait-elle ? Le cas échéant, sous quelle forme ?

Ces trois questions sont articulées autour du dialogue entre la Cour et les Parlements. Sans porter atteinte à votre indépendance, accepteriez-vous, vous et vos collègues, des invitations à des conférences, colloques académiques ou parlementaires pour partager votre expérience et prendre le pouls des Parlements et sociétés nationaux ?

M. Jean-Claude Bonichot. - Je souhaite revenir un instant aux relations entre le droit de l'Union européenne et la Constitution. La CJUE a rendu ce matin même un arrêt à propos d'une mise en cause par la Roumanie de la validité d'un acte de l'Union européenne. Les juridictions roumaines voulaient l'appliquer en écartant la loi nationale, qui était incompatible avec cet acte. La Cour constitutionnelle de Roumanie a estimé que, dès lors que la règle nationale était jugée constitutionnelle, un tribunal roumain ne pouvait l'écarter au motif qu'elle serait contraire au droit communautaire. La CJUE a jugé que cela était contraire à sa position : tout juge national doit pouvoir la saisir à propos de la validité d'une règle européenne, et éventuellement écarter la loi nationale si elle lui est contraire.

La Cour a estimé que, si jamais la règle selon laquelle on ne peut écarter la loi nationale était considérée comme faisant partie de l'identité nationale du pays concerné, il faudrait la saisir à nouveau pour qu'elle statue sur ce point. En effet, la CJUE est la seule à pouvoir statuer sur la validité d'une règle communautaire - si on laisse les juridictions nationales statuer sur ce point, il n'y a plus de droit communautaire. Ce principe remonte à 1987.

J'ai consacré à la question de la subsidiarité un article dans l'ouvrage offert à mon collègue italien, le professeur Tizzano, à l'occasion de son départ de la Cour. J'y explique que la subsidiarité est un principe constitutionnel de l'Union européenne parce qu'il touche à la répartition des compétences, et, dans une construction juridique comme celle-ci, qui est une sorte de pré-fédération, cette question est au sommet de l'ordre juridique.

Devant la Cour, la subsidiarité est assez peu souvent invoquée. Elle l'a été dans le cadre d'un recours contre la législation sur le tabac ; il n'est pas difficile de montrer que, dans un marché unique, une législation européenne réalise mieux les objectifs de libre circulation et de protection de la santé qu'une législation prise par chaque État individuellement.

Il convient de distinguer subsidiarité et proportionnalité. La subsidiarité consiste à déterminer si, raisonnablement, une action donnée sera mieux conduite au niveau européen qu'au niveau national. La proportionnalité consiste à déterminer si cette action est excessive.

Les questions de la conservation des données et du temps de travail dans les armées ont donné lieu à des arrêts très importants de la Cour et du Conseil d'État. La conservation des données a fait l'objet de directives en 2002 et 2006. La question doit être examinée au regard de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. L'Union européenne est certainement l'espace où l'on accorde le plus d'importance au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles. Le règlement général de protection des données (RGPD) est un texte phare dans le monde.

Cet exemple montre comment la jurisprudence de la Cour peut évoluer à partir du dialogue entre juge national et juge communautaire. Dans l'arrêt Digital Rights Ireland Ltd de 2014, la Cour a estimé, de manière tranchée, qu'une rétention générale des données était impossible, même avec des conditions d'accès extrêmement strictes - sur autorisation juridictionnelle ou sous la surveillance d'un organisme indépendant, par exemple.

En France, on admettrait aisément une rétention générale de données pendant un an, puis un accès limité sur autorisation, du tribunal judiciaire par exemple. Mais ces garanties seraient-elles assurées partout dans l'Union européenne ? Rien n'est moins sûr.

En 2016, un deuxième arrêt est rendu, Tele2 Sverige, sur renvoi d'une juridiction suédoise. Une grande partie des États membres ont exprimé, à cette occasion, leur désaccord avec l'arrêt de 2014, jugé trop restrictif et susceptible d'entraver les enquêtes pénales. Or la Cour a fait évoluer sa position, admettant, par exemple, des rétentions ciblées, territorialisées, dans certains espaces menacés.

Enfin, en 2020 est arrivé l'arrêt Quadrature du Net, qui apporte de nouveaux assouplissements. Il permet une rétention générale de données liées à la sécurité nationale pour une durée raisonnable, notamment pour lutter contre la criminalité grave. Le Conseil d'État a pu s'inscrire dans cette évolution, se démarquant notamment de la Cour de Karlsruhe, en affirmant qu'il exercerait non pas un contrôle ultra vires, mais un contrôle sur les garanties apportées à l'exigence constitutionnelle de sécurité. Cette décision du Conseil d'État permet de ne pas s'inscrire en faux vis-à-vis des principes généraux du droit de l'Union européenne, tout en avertissant la Cour de ce qui ne fonctionne pas.

Les États ont deux mois pour intervenir sur une question préjudicielle. Une vingtaine l'ont fait pour l'arrêt relatif à la conservation des données. Dans le cas de l'arrêt sur le temps de travail des militaires - à la suite d'une question préjudicielle posée par la Cour suprême de Slovénie -, seuls quatre États sont intervenus : la Slovénie, l'Espagne, la France et l'Allemagne. Cette dernière a déclaré que l'application de la directive ne lui posait pas de problème. L'Espagne est réticente, et la France s'y refuse. Ainsi, un problème qui peut paraître très important pour un État membre n'a pas le même retentissement ailleurs.

L'arrêt aurait-il pu être différent ? Je le crois. En l'état, est-il aberrant ? Non. En effet, la directive a un champ d'application extrêmement large : elle s'applique à toutes les activités publiques et privées, et il n'y a de restrictions que pour certaines activités spécifiques.

Sur la base de ce texte de 1989, la Cour a bâti une jurisprudence sur laquelle elle n'a pas souhaité revenir. Consciente des difficultés que cela pouvait poser, elle s'est montrée très nuancée. Le Conseil d'État en a tiré les conséquences de manière très raisonnable.

Cet exemple nous montre à quel point il importe de circonscrire, dès le départ, le champ d'application d'un texte. Au moment de la négociation de la directive, la France aurait peut-être pu obtenir que l'armée en soit exclue.

Les possibilités d'intervention des États auprès de la Cour sont larges. Les questions préjudicielles leur sont communiquées. Les États peuvent également intervenir dans le cadre des recours en manquement, à l'appui ou en défense aux côtés d'un État poursuivi.

Quant aux Parlements, le droit de l'Union européenne ne leur réserve un sort particulier que dans le cadre des protocoles sur la subsidiarité et la proportionnalité. Un Parlement ne peut intervenir en tant que tel devant la Cour : cela appartient aux États, représentés par leurs agents. En admettant que tous les Parlements puissent intervenir, qui le ferait, de l'Assemblée nationale ou du Sénat ? Le Parlement français est considéré - à juste titre ! - comme respectueux de l'État de droit ; d'autres auraient-ils la même attitude vis-à-vis de la Cour ?

En France, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, l'action gouvernementale, en particulier l'action extérieure dont fait partie la représentation de l'État dans les juridictions internationales, revient au Gouvernement. Si un État veut prendre l'avis de la commission des affaires européennes de son Parlement sur une question donnée, c'est une question interne.

L'article 88-6 reprend la formulation du Protocole : le recours est « transmis à la Cour de justice de l'Union européenne par le Gouvernement ». En France, nous n'avons pas de règles plus précises, et je ne sais si d'autres États s'en sont dotés. Ce point mériterait une étude comparative.

Si soixante députés ou sénateurs décidaient de saisir la Cour, le recours serait transmis au Gouvernement, qui plaiderait l'affaire. La France est remarquablement défendue devant la Cour par la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Celle-ci intervient dans 130 ou 140 affaires par an, des questions préjudicielles pour la plupart.

M. Jean-Yves Leconte. - En matière de conservation de données, considérez-vous que, si les compétences de l'Union européenne avaient été élargies, notamment à certains domaines de la sécurité nationale, le jugement de la CJUE aurait autant tenu compte de cette exigence que de la Charte des droits fondamentaux ou du RGPD ? Paradoxalement, à force de refuser la compétence de l'Union européenne sur la sécurité nationale, on finit par ne juger que par rapport aux compétences de l'Union, qui sont aujourd'hui très larges.

En matière fiscale, l'Union européenne, s'appuyant sur les directives, considère la cotisation sociale généralisée (CSG) et la contribution à la réduction de la dette sociale (CRDS) comme des prélèvements sociaux, puisqu'elles financent des actions de protection sociale. Le Conseil constitutionnel les considère comme des impositions de toute nature.

Nous arrivons ainsi à des différences de traitement entre des personnes qui vivent en Europe, qui bénéficient de la protection de la Cour, et des personnes hors de l'Europe, qui se retrouvent dans des situations instables. Faut-il des évolutions sur le sujet ?

M. Jean-Claude Bonichot. - La différence de traitement entre les personnes qui vivent dans le cadre communautaire et celles qui n'y vivent pas est inévitable.

Si l'on considère que la jurisprudence de la Cour en matière de rétention des données ne donne pas assez de marge aux États, il faudrait modifier le droit primaire, c'est-à-dire les traités eux-mêmes. On est toujours réticent sur ce chapitre, mais, lorsqu'il faut le faire, on le fait !

Pour ma part, je ne crois pas à l'intangibilité du droit de l'Union européenne. C'est un ordre juridique comme un autre, même s'il est intégré. En cas de consensus entre les États, il est possible de modifier les traités : n'excluons pas cette idée. Cette question n'est pas technique ; elle est politique.

Dans ce domaine de la conservation des données, les préoccupations ne sont pas les mêmes dans tous les États membres : certaines populations ont gardé un vif souvenir de la surveillance étroite dont elles ont été l'objet pendant des décennies. La question est sensible.

Faut-il donner plus de compétences à l'Union européenne en matière de sécurité nationale ? Il est difficile de gérer ces questions à un autre niveau que celui de l'État. En revanche, une règle fixée en commun n'est pas à exclure.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quelle forme pourrait prendre le dialogue entre la CJUE et les Parlements nationaux ? Le dialogue des juges fonctionne très bien, grâce au mécanisme de la question préjudicielle. En revanche, nous ne voyons pas de dialogue entre les Parlements nationaux et la Cour.

M. Jean-Claude Bonichot. - La réponse est très simple : il faut venir à la Cour ! Nous avons déjà reçu des délégations parlementaires, et nous nous apprêtons à recevoir la commission des affaires juridiques du Parlement européen.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Il y a le dialogue, et il y a les excursions !

M. Jean-Claude Bonichot. - Le Conseil d'État s'est rendu auprès de la Cour à la fin de l'année dernière pour une journée de travail, avec un ordre du jour fourni. Nous pouvons procéder de même avec les délégations parlementaires.

Vous dialogueriez ainsi avec mes collègues italienne, finlandais, etc. Tous parlent très bien le français, puisque c'est la langue de travail de la Cour. Ils vous donneront d'autres réponses que moi aux questions que vous m'avez posées. Je vous invite donc à venir, et à assister à une audience de grande chambre. Cela n'aurait rien d'une excursion !

M. Stéphane Le Rudulier, président. - Je vous remercie, monsieur le juge, pour vos réflexions sur le sujet très sensible de la judiciarisation de la vie publique. Nous prenons bonne note de votre invitation à un dialogue constructif entre le Sénat et votre juridiction !

M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup pour cet échange, qu'il serait effectivement intéressant pour la commission des affaires européennes de prolonger à Luxembourg.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 05.