Jeudi 17 février 2022

- Présidence de M. Cédric Villani, député, président de l'Office -

La réunion est ouverte à 10 h 10.

Réunion avec le conseil scientifique, sur le thème : « La culture scientifique et l'éducation à la science »

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Chers collègues, chers membres du conseil scientifique, je vous souhaite la bienvenue. Certains d'entre vous sont présents dans la salle, d'autres sont connectés en visioconférence.

Il nous a paru important de réunir le conseil scientifique juste avant la fin de la législature. Je remercie ses membres pour leur disponibilité et pour le soutien qu'ils apportent aux travaux de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

La réunion pourrait être organisée autour de deux temps forts. D'une part, nous souhaitons échanger sur un sujet très présent récemment dans les débats politiques et scientifiques, qui a aussi été au coeur de la dernière réunion commune entre l'Office, l'Académie des sciences et l'Académie nationale de médecine : l'enseignement des sciences, la culture scientifique, les moyens d'acculturer et de former nos jeunes pour qu'ils soient préparés à affronter les défis du monde, aussi bien en tant que citoyens qu'en tant qu'acteurs de ces évolutions à travers leur activité professionnelle.

D'autre part, nous souhaitons faire le point avec vous sur les travaux de l'Office, ceux que nous avons bien menés, ceux que nous avons moins bien menés, ceux que nous aurions dû mener. Nous souhaitons donc entendre vos conseils et vos recommandations. À l'occasion d'un tour de table, nous pourrons parler de la composition du conseil scientifique et de vos compétences variées. Ceux qui le souhaitent peuvent bien sûr présenter leurs réflexions sur le mode de fonctionnement du conseil scientifique. Celui-ci consiste à vous réunir de temps à autre pour faire le point, pour évoquer des sujets et pour faire des évaluations, et à vous impliquer individuellement dans les rapports et travaux en cours quand vos spécialités s'y prêtent. Préconisez-vous un mode de fonctionnement différent, renforcé ou allégé ? Nous serons heureux de vous entendre.

Un bilan des travaux menés par l'Office depuis la dernière réunion du conseil scientifique, le 10 septembre 2020, vous a été communiqué. Depuis cette date, nous avons connu une crise sanitaire, mais nous aurions probablement dû vous réunir au moins une fois dans l'intervalle.

La liste des travaux réalisés comporte quatre études longues : un rapport de Philippe Bolo et Angèle Préville sur la pollution plastique, un rapport de Pierre Henriet et Pierre Ouzoulias sur l'intégrité scientifique, un rapport de Stéphane Piednoir et Thomas Gassilloud sur l'énergie nucléaire du futur - qui analysait l'abandon du projet de réacteur nucléaire de quatrième génération « Astrid » - et un rapport de Jean-Luc Fugit et Angèle Préville sur les relations entre la Covid-19 et la pollution de l'air.

L'Office a aussi adopté deux rapports en lien avec la pandémie de Covid-19 : un rapport sur la stratégie vaccinale qui a été mis à jour à deux reprises déjà et un rapport sur les aspects scientifiques et techniques de la lutte contre la pandémie de Covid-19. Nous venons par ailleurs d'être saisis par le Sénat d'une étude sur les effets secondaires de la vaccination contre la Covid-19, en réponse à une pétition citoyenne adressée au Sénat. Cette étude sera conduite dans les semaines qui viennent ; nous sommes en train de nous organiser à cet effet.

Depuis la dernière réunion du conseil scientifique, nous avons aussi adopté onze notes scientifiques. Ce sont des notes de quatre pages assorties d'une bibliographie. Elles portent sur l'exposome, sur la phagothérapie - les phages et les virus des bactéries -, sur les enjeux sanitaires et environnementaux de la viande rouge, sur les modes de production de l'hydrogène, sur le biomimétisme, sur les outils de visioconférence - leurs risques et opportunités -, sur le stockage d'informations numériques sous forme d'ADN, sur le déclin des insectes, sur les équilibres psychosociaux à l'épreuve de la Covid-19, sur les neurotechnologies et leurs défis scientifiques et éthiques, sur le microbiote intestinal. Cette dernière note a été présentée la semaine dernière par Philippe Bolo.

L'Office a organisé quatre auditions publiques, suivies de conclusions. L'une a porté sur l'impact des champs électromagnétiques sur la santé des animaux d'élevage, sous la direction de Philippe Bolo. Une autre sur la recherche française en milieu polaire - avec le sous-titre « Revenir dans la cour des grands » a été présentée par Huguette Tiegna et Angèle Préville. Une troisième audition a été organisée par Loïc Prud'homme et Catherine Procaccia sur les nouvelles techniques de sélection végétale en 2021, leurs avantages, leurs limites et leur acceptabilité. La quatrième audition s'est intéressée au financement et à l'organisation de la recherche en biologie santé, organisée par votre serviteur et par le premier vice-président, Gérard Longuet.

Quelques travaux sont en cours d'achèvement : une étude menée par Pierre Henriet, Laure Darcos et Pierre Ouzoulias porte sur la science ouverte. Un rapport est préparé par Émilie Cariou et Bruno Sido sur l'évaluation du fameux Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) dont le retard sans cesse prolongé finit par être une running joke au Parlement. Les conclusions d'une audition publique organisée par Huguette Tiegna sur les avancées technologiques en matière de prise en charge du handicap sont en cours de rédaction, ainsi que celles d'une audition publique sur les aspects scientifiques et technologiques de la gestion quantitative de l'eau, organisée par Philippe Bolo et Gérard Longuet conjointement avec la Délégation sénatoriale à la prospective. Enfin, une nouvelle étude prolonge celles précédemment réalisées sur les aspects scientifiques et techniques de la lutte contre l'épidémie de Covid-19.

Voici, chers collègues et chers invités, l'état des lieux des travaux menés au cours des dix-huit mois qui se sont écoulés depuis notre dernière réunion.

M. Robert Barouki. - Je suis professeur à la faculté de médecine de l'université de Paris et je dirige une unité de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Je m'intéresse aux liens entre environnement et santé. Je retrouve assez bien les thématiques de mes travaux dans un certain nombre de notes de l'Office.

M. Patrick Netter. - Je suis professeur à la faculté de médecine de l'université de Lorraine. J'ai été doyen de cette faculté et directeur de l'Institut des sciences biologiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Actuellement, je suis conseiller expert à la Cour des comptes.

Mme Virginie Courtier-Orgogozo. - Je suis directrice de recherche au CNRS. Mon équipe de recherche est à l'Institut Jacques Monod dans le 13e arrondissement. Nous nous intéressons à la génétique de l'évolution en utilisant les mouches drosophiles. En plus de ce travail de paillasse et dans la nature, nous réfléchissons aussi aux risques associés à la nouvelle biotechnologie de forçage génétique (gene drive). Depuis quelque temps, je m'intéresse aussi à l'origine de l'épidémie de Covid-19.

M. Frédérick Bordry. - J'ai été directeur des accélérateurs et de la technologie au Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN), dont je suis désormais membre honoraire. Je suis actuellement chercheur invité à l'université de Stanford. Je réside donc en Californie avec neuf heures de décalage horaire.

Mme Catherine Cesarsky. - Je suis astrophysicienne et conseiller scientifique au CEA. J'ai participé à des travaux théoriques, puis à la construction d'instruments opérant dans l'espace et au sol. J'ai travaillé ces dernières années, entre autres, sur l'évolution des galaxies. Aujourd'hui, je préside le grand projet international de construction du plus grand réseau de radiotélescopes au monde, nommé SKA (Square kilometer array).

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Félicitations ! Tous nos voeux accompagnent ce projet.

M. Raja Chatila. - Je suis professeur émérite à la faculté des sciences et d'ingénierie de Sorbonne Université. Je suis spécialiste en intelligence artificielle, robotique, informatique. J'ai dirigé l'Institut des systèmes intelligents et de robotique à Sorbonne Université, un laboratoire d'excellence sur les interactions humain-machine. Je participe également à un certain nombre de comités, par exemple au comité d'éthique de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ainsi qu'au conseil scientifique d'Orange et à son conseil d'éthique sur la data et l'intelligence artificielle (IA). Je suis aussi membre du comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) qui a déjà produit un certain nombre de documents, d'avis et de rapports sur divers aspects de l'éthique du numérique. Je pense que nous aurons l'occasion d'y revenir.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Ce comité a été établi dans sa forme « pilote » juste à côté du comité consultatif national d'éthique (CCNE).

Mme Claudie Haignere. - Ayant été astronaute dans une première vie puis ayant exercé d'autres fonctions aussi bien au niveau de la recherche, de l'Europe et de la culture scientifique et technique qu'au sein d'Universcience, je suis aujourd'hui en retraite active, membre de l'Académie des technologies. J'y participe notamment à une mission qui travaille sur le problème du genre et de l'attractivité des carrières scientifiques pour les femmes et les jeunes filles. Je suis très présente sur les sujets concernant l'espace et l'exploration. Un grand sommet spatial, en présence du Président de la République, a rappelé hier à quel point l'incarnation et les visions d'exploration peuvent être inspirantes pour la jeunesse et l'épanouissement de ses talents.

M. Jean-luc Imler. - Je suis professeur en biologie cellulaire à l'université de Strasbourg. Je dirige un institut du CNRS qui travaille sur la biologie moléculaire et cellulaire des infections au sens large. Ma spécialité, à titre personnel, est l'immunité des insectes.

Mme Hélène Lucas. - À l'origine, je suis biologiste végétale et je suis actuellement présidente du centre Bretagne-Normandie de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

Mme Hélène Olivier-bourbigou. - Je suis chimiste de formation. Mon domaine d'expertise concerne la catalyse pour l'énergie et la chimie, la transformation des ressources fossiles et des ressources renouvelables. Je travaille actuellement à IFP Énergies nouvelles (IFPEN, anciennement Institut français du pétrole) et je coordonne l'ensemble de la recherche fondamentale dans le domaine de la transition énergétique, écologique et environnementale. Je suis également membre de l'Académie des technologies et du conseil scientifique du CNRS.

M. Didier Roux. - Je suis physicochimiste. Ma carrière de chercheur s'est faite autour des matériaux et de la physique statistique. J'ai créé une start-up dans les années 1990 et j'ai été pendant douze ans le directeur de la recherche et de l'innovation du groupe Saint-Gobain. Je suis membre de l'Académie des technologies et aujourd'hui je m'occupe de divers sujets, dont les start-up mais aussi l'enseignement des sciences à l'école primaire et au collège. Je suis vice-président de la fondation La main à la pâte.

M. François-joseph Ruggiu. - Je suis professeur d'histoire à la faculté des lettres de Sorbonne Université. Je suis un spécialiste de sciences sociales et j'ai dirigé jusqu'en 2021, sous la présidence d'Antoine Petit, l'Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Je suis intéressé par les thématiques sociétales en général et j'aurais peut-être une suggestion à faire en ce qui concerne le fonctionnement du conseil scientifique. J'ai été très intéressé par la liste des actions que vous avez rappelées, monsieur le président, mais ne pourrions-nous pas être sollicités systématiquement, quel que soit le sujet à traiter, à charge pour nous de vous indiquer rapidement si nous avons ou non les compétences requises pour participer par une contribution au rapport ou à la note en préparation ? Cela permettrait peut-être une association plus systématique et plus régulière de notre conseil aux travaux extrêmement intéressants conduits par l'Office.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je prends le point, qui pourra lancer la discussion sur le fonctionnement du conseil.

Mme Virginie Tournay. - Je suis directrice de recherche au CNRS, basée au centre de recherches politiques de Sciences Po, le CEVIPOF. Je m'intéresse aux rapports entre sciences et société, entre sciences et décision publique, avec une prédilection pour tout ce qui a trait à la matière vivante. J'ai par ailleurs rejoint le comité scientifique de La main à la pâte et je suis également membre de la Red Team Defense, une initiative lancée par l'Agence Innovation Défense qui consiste à réfléchir, avec des experts et des auteurs de science-fiction, aux formes que pourraient prendre les conflits en 2030 ou 2060.

Mme Sophie Ugolini. - Je suis immunologiste, directrice de recherche à l'Inserm. Je dirige une équipe au centre d'immunologie de Marseille-Luminy, qui s'intéresse au rôle du système nerveux dans la régulation de l'immunité, en particulier des pathologies inflammatoires. J'ai été membre du conseil scientifique de l'Inserm et je suis actuellement membre du conseil scientifique de la Fondation pour la recherche médicale.

M. Guy Vallancien. - Je suis professeur de chirurgie honoraire et membre de l'Académie nationale de médecine. J'ai fondé et je préside la Convention on health analysis and management (CHAM) qui regroupe la totalité des décideurs en santé, qu'ils soient publics ou privés. L'an dernier, nous avons reçu le Président de la République, le président du Sénat, trois ministres de la santé, de l'agriculture et de l'environnement, deux commissaires européens et Esther Duflo. Le thème était One Health et j'ai pu constater combien le monde de la santé en France était ignare sur le sujet. Il reste un sacré travail à faire ! J'aimerais aussi intervenir sur le rôle et le fonctionnement du conseil parce que, pendant un an et demi, je n'ai été tenu au courant de rien, dans un moment capital. Sur les vingt-six travaux que tu as cités, mon cher Cédric, trois concernent la Covid. Que fait le conseil ? C'est ma vraie question.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je te remercie, cher Guy, d'avoir relancé la discussion avec l'énergie qui te caractérise. Je propose donc de lancer le débat sur le fonctionnement du conseil.

Ce fonctionnement mobilise trois catégories de personnes : les experts que vous êtes, les parlementaires qui endossent la responsabilité des rapports et le secrétariat scientifique, composé d'administrateurs du Parlement et de quelques scientifiques qui travaillent à temps plein pour l'Office et qui instruisent les sujets. Nous devons réfléchir aux interactions entre ces trois catégories. N'hésitez pas à adopter un ton un peu rugueux et à mettre les pieds dans le plat, en particulier si vous estimez que nous ne vous avons pas utilisés autant qu'il aurait fallu. Les parlementaires sont habitués à recevoir des critiques et les prennent d'autant mieux qu'elles sont justifiées.

M. Didier Roux. - Je crois que les membres du conseil partagent une certaine frustration et le sentiment de ne servir à rien. C'est peut-être habituel d'avoir des conseils qui ne servent à rien mais, dans le cas présent, je pense que tout le monde a eu l'impression d'être un peu inutile. Certains d'entre nous ont été consultés à titre individuel, dans certaines occasions, mais le conseil en tant que tel n'a pas été mobilisé.

J'ai deux suggestions. La première est que tous les rapports nous soient envoyés suffisamment tôt avant leur publication pour que les membres du conseil compétents sur le sujet puissent y réagir. Cela permet à la fois de nous informer mais aussi de tirer parti de notre rôle de conseillers. La deuxième suggestion est que, plutôt que des réunions plénières - sauf peut-être pour les thèmes transversaux -, il faudrait nous réunir dans un format de sous-commissions, constituées notamment autour des sujets traités par l'Office. Elles pourraient participer au travail d'élaboration du rapport sous forme de conseils.

Je pense que nous y trouverons notre utilité et que vous y trouverez un appui et une aide qui devraient être notables.

M. Raja Chatila. - Je croyais être le seul à ne pas avoir été sollicité mais je vois que la parole se libère. J'ajoute ma voix à celles qui se sont déjà exprimées sur l'intérêt de nous solliciter plus souvent. Je me demande aussi si nous ne pourrions pas proposer des sujets. Nous en avions proposé lors de la réunion de septembre 2020, mais depuis, beaucoup d'autres sujets intéressants sont apparus et il ne semble pas exister de canal pour proposer des sujets nouveaux.

Enfin, je vais prêcher pour ma paroisse, le numérique et l'informatique. Je salue le travail de l'Office, que montre tous les documents qui ont été publiés, et je vois que son activité a été intense ; cependant, je n'ai pas vu grand-chose sur le numérique, à part le sujet du stockage sur l'ADN. Or, ce sujet est extrêmement important et évolue très rapidement. Il a de multiples facettes. Pour le dire de façon relativement anodine, je suggère que l'Office a peut-être une marge de progrès quant à son intérêt pour les sujets concernant le numérique.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci beaucoup pour cette remarque qui me fait découvrir que j'ai oublié de mentionner l'audition publique qui portait sur la stratégie quantique de la France. Elle couvrait à la fois les sujets d'algorithmique quantique, d'ordinateur quantique, de cryptographique quantique et postquantique et également de capteurs quantiques pour lesquels notre collègue Alain Aspect a été fortement impliqué. Elle aurait dû figurer dans l'énumération que je vous ai donnée tout à l'heure. J'espère ainsi tempérer la critique, justifiée par ailleurs.

Mme Hélène Lucas. - J'ai été également un témoin frustré. Je suis donc du même avis que certains autres membres du conseil scientifique.

En dehors de la participation active aux travaux déjà suggérée, je pense que ce ne serait déjà pas mal de nous informer en temps réel. Il est exact que beaucoup de choses ont été faites ; nous pourrions regarder l'agenda de l'Office mais nous ne le faisons pas parce que nous sommes pris par d'autres occupations. Des notifications seraient aussi utiles pour nous permettre de suivre les auditions quand elles sont publiques.

Mme Catherine Cesarsky. - J'appuie complètement ce que Didier Roux a dit sur un mode de fonctionnement qui pourrait être organisé plutôt par petits groupes autour de sujets identifiés. Une réunion plénière annuelle serait suffisante. Nous pourrions ainsi apporter une véritable contribution aux travaux de l'Office.

J'ai entendu que des discussions importantes ont eu lieu hier sur le spatial. Cela m'aurait intéressée de le savoir à l'avance afin de pouvoir échanger. En effet, le monde scientifique du spatial est très inquiet actuellement parce qu'il semble que la tendance soit à créer des start-up et à essayer des projets semblables à ce qui se pratique dans d'autres pays, au détriment de la science spatiale qui est quand même l'un des grands succès de la France et de l'Europe depuis plusieurs années. Cela m'aurait donc beaucoup intéressée de participer à une discussion préalable à cette réunion d'hier.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je précise que la réunion qu'évoquait Claudie Haigneré n'était pas organisée par l'Office. Si cela avait été le cas et que nous ayons structuré une sorte de « communauté Office-Conseil scientifique » pour la diffusion des informations, elle aurait pu être mentionnée.

Ceci dit, il est vrai que, voici un peu plus de deux ans, une audition publique a été organisée par Jean-Luc Fugit et que le sujet du new space, comme on dit, c'est-à-dire l'implication des start-up et des entreprises dans le champ de l'activité proprement spatiale, a été abordé au cours d'un petit déjeuner. L'espace s'est également invité au Parlement lorsque le nouveau directeur général du Centre national d'études spatiales (CNES), Philippe Baptiste, a été auditionné. Nous aurions pu être plus proactifs pour faire circuler ce type d'information.

M. Guy Vallancien. - J'ai été très déçu - je le dis en toute franchise - par l'absence du conseil scientifique dans la discussion nationale et internationale sur l'épidémie de Covid-19. Le Président de la République a créé son conseil à lui, trop médicalisé au départ et qu'il a modifié. Il a eu raison de l'élargir à d'autres responsables et acteurs connaissant leur métier mais qu'avons-nous fait de notre côté pendant près de deux ans ? Rien ! Nous aurions dû éclairer les sénateurs et les députés.

Je regarde la « vieille » académie de médecine dont je fais partie. Elle a été active. Elle a créé un groupe d'urgence qui, régulièrement, produisait des petits textes qui ont été très repris dans le débat public. Nous n'avons servi à rien, à rien, et j'en suis extrêmement déçu. Je suis tout prêt à travailler, à prendre beaucoup de temps pour travailler à une refondation du conseil, de son rôle, de son mode d'action et de son organisation globale. Nous ne pouvons pas continuer ainsi.

Pour moi, la participation au conseil scientifique de l'Office n'est pas un titre. Je vois vraiment celui-ci comme un lieu d'action pour éclairer la représentation nationale, de façon à ce qu'elle soit de plus en plus en phase avec la population.

Mme Virginie Tournay. - Je souscris à tout ce qui vient d'être dit. Je pense de plus que montrer la nécessité démocratique de l'Office est vraiment essentiel, même si les travaux de l'Office n'ont pas vocation à contribuer au débat public et sont directement destinés aux parlementaires. L'image publique de cette instance devrait être davantage popularisée. Cela pourrait passer par exemple par des formes de médiation en ligne.

Il serait très intéressant et important d'écrire collectivement, de façon prospective, à la fois l'évolution organisationnelle et politique de l'Opecst et les problématiques d'intégration des données de la science dans la décision publique.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je suis complètement d'accord et nous y reviendrons.

Participer au débat public fait aussi partie des missions de l'Office. Certaines auditions sont publiques et interactives, et les internautes ont la possibilité de poser des questions. Lorsque nous avons auditionné des personnalités comme Jean-François Delfraissy ou Valérie Masson-Delmotte, nous avons eu de nombreuses questions de la part des citoyens.

D'autre part, le fait que ce soit nous qui instruisions la pétition publique envoyée au Sénat sur les effets secondaires du vaccin montre bien que notre rôle d'acteur du débat public se renforce. C'est la première fois que nous avons à instruire une pétition.

Mme Claudie Haignere. - Je ne reprends pas tout ce qui vient d'être dit car je le partage. À qui sont diffusés tous les travaux dans lesquels nous aurions souhaité être davantage impliqués ? Pouvez-vous, monsieur le président, préciser l'impact de ces travaux ?

Pour répondre brièvement à Catherine Cesarsky, l'importance de la recherche fondamentale et de l'exploration du système solaire - et au-delà - est, je crois, un message qui est bien passé jusqu'au Président de la République. Dans son discours d'hier, il a consacré beaucoup d'énergie et de conviction à ce sujet, à côté des sujets géopolitiques et économiques que nous connaissons tous. La façon dont il a insisté sur ce que vous aviez porté dans cette tribune, intéressante pour interpeller sur un point important, a été remarquée.

Mme Hélène Olivier-bourbigou. - Je souscris à tout ce qui a été dit quant à la nécessité de renforcer les sollicitations, l'information et le partage avec le conseil scientifique.

Je m'interroge sur l'interaction entre ce que nous faisons et ce qui est fait dans les milieux académiques, par exemple au conseil scientifique du CNRS. J'y participe personnellement mais nous participons aussi à beaucoup d'autres missions de conseil scientifique. Je me demande comment favoriser le partage et la cohérence de tout ce que nous faisons et de toutes les recommandations que nous formulons.

M. Robert Barouki. - J'ai personnellement été sollicité comme expert pour certaines études que le président Villani a mentionnées. Sollicité ponctuellement comme expert ou en petit comité, chacun peut effectivement jouer un rôle mais pour des problématiques très transversales, le conseil scientifique, en formation plénière, peut faire un effort de prospective, de vision et de conseil, sur le moyen et long terme.

Par exemple, le numérique a été cité. Le numérique intéresse évidemment toutes les spécialités et je pense que nous y sommes tous impliqués. C'est aussi le cas de l'impact de l'environnement sur la santé ou des écosystèmes de santé humaine. Ce sujet est assez transversal. Nous parlerons aussi de la culture scientifique.

Je pense donc que nous pouvons distinguer deux types de sujets : d'une part des sujets très transversaux intéressant l'ensemble du conseil avec une vision prospective et de conseil à moyen et long terme, d'autre part des questions plus ponctuelles à aborder par petit groupe ou par expert.

Mme Virginie Courtier-Orgogozo. - Je rejoins tous les membres du conseil scientifique qui se sont exprimés. Je trouve que nous n'avons pas assez participé aux activités de l'Office et nous aimerions tous participer plus.

Je suggère que nous ayons la liste des auditions auxquelles nous pourrions assister. Pour nous, c'est intéressant et cela peut nous servir dans notre travail en général. Si, en plus, nous pouvons aider au moment de l'audition ou après elle, en contactant les rapporteurs, cela peut aussi être pour nous une occasion de participer.

M. Patrick Netter. - Étant ici l'un des représentants de l'Académie nationale de médecine, je ne reviens pas sur tout ce qui a été dit. L'Académie a beaucoup travaillé sur le financement et l'organisation de la recherche en biologie-santé et publié deux rapports, actuellement très repris par toutes les instances concernées. Dans cet exemple, l'Office nous a auditionnés et nous avons présenté nos propositions sur l'évolution de scénarios futurs en fonction des organismes. Le travail réalisé avec l'Office est lui aussi repris par les différentes instances. Ce n'est pas parfait mais c'est quand même un exemple de ce qui pourrait être fait dans les autres domaines. Nous avons été très contents que tout ce travail réalisé à l'Académie de médecine ait un tel impact.

Pour mettre une note positive, un autre point me paraît intéressant : il s'agit des questions de formation. Les petits déjeuners qui ont été organisés avec les parlementaires de l'Office et l'Académie des sciences sur la formation et l'enseignement des sciences dans le secondaire, vraiment très faible, ont été extrêmement intéressants et je crois que ce sont des acquis importants de nos réflexions communes.

Dans une démarche positive, nous pourrions peut-être proposer un certain nombre de thèmes interdisciplinaires. En effet, l'une des caractéristiques les plus intéressantes du conseil scientifique est de réunir des partenaires intervenant dans des champs disciplinaires différents. C'est d'ailleurs ce que nous essayons de faire à l'Académie de médecine, en associant des physiciens, des biologistes, des chimistes. Nous pourrions ainsi définir des thèmes interdisciplinaires à aborder dans le conseil.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - J'ai écouté avec une attention extrême les observations, remarques et propositions des membres du conseil scientifique.

Je crois que le premier problème auquel j'ai été confronté lorsque j'exerçais les fonctions de président de l'Office est que l'on parle d'un conseil scientifique alors que cette terminologie n'est pas judicieuse : il s'agit plutôt d'un ensemble de conseillers scientifiques. C'est un choix, nous pouvons en parler maintenant et il est très important d'essayer de définir une orientation pour les années à venir.

J'ai vécu mes relations avec les conseillers scientifiques avec beaucoup de facilité, soit parce que nous nous connaissions directement, soit parce que nos collaborateurs de l'Office les connaissaient. Nous avons, en tant que de besoin, mobilisé des conseillers pour obtenir des informations sur des sujets que l'Office devait étudier.

Je confesse ne pas avoir réfléchi suffisamment à la synergie d'un conseil dans son acception plénière tant la recherche est transversale, comme dans l'exemple du numérique évoqué par M. Chatila. Je conçois que vous puissiez ressentir une grande frustration à ne pas participer à un travail auquel vous auriez pu amener une expertise puisqu'en général, au sein du conseil, une « tête de pont » est sollicitée pour une étude et que la convergence que vous souhaitez ne se fait pas.

Je plaide donc coupable, avec la circonstance atténuante que nous vivons dans un univers politique, c'est-à-dire un univers où nos travaux résultent d'une commande. Une part relève de notre initiative mais une part bien plus importante relève des demandes des instances de l'Assemblée nationale et du Sénat, essentiellement les commissions permanentes et les groupes politiques. Ce sont d'ailleurs des commandes ambiguës ; je veux dire par là que les commissions nous demandent de travailler sur un sujet ou que les groupes politiques nous font comprendre qu'il faudrait travailler sur tel ou tel sujet, mais qu'aucun n'a pour autant envie de s'en dessaisir. Nous étudions donc un sujet mais nous ne pouvons pas garantir au conseil scientifique une fonction collective parce que nous répondons à une demande qui nous encadre.

J'ai vécu cette situation comme rédacteur d'une note courte sur la production de l'hydrogène. Au départ, la demande émanait de la commission des affaires économiques du Sénat, qui voulait savoir ce que le parlementaire de base doit retenir des modes de production d'hydrogène. Nous avons donc réalisé un travail de vulgarisation et non un travail de recherche. Nous avons rassemblé dans une note courte ce qu'il fallait savoir et comprendre, en mettant en évidence le fait que l'hydrogène n'est pas une source d'énergie à proprement parler - sauf l'hydrogène naturel qui est marginal - mais un vecteur.

Nous aurions pu mobiliser le conseil ; nous avons sollicité un ou deux conseillers pour savoir qui entendre et avec qui parler de ce sujet mais, je le confesse, nous n'avons pas fait un travail collectif mobilisant par exemple ce qu'on aurait pu appeler un sous-groupe « énergie » du conseil scientifique. Nous ne l'avons pas fait parce que nous avions une commande et un délai court.

Nous avons toujours un scrupule à mobiliser des gens d'une très grande qualité. Je veux d'ailleurs à cette occasion vous remercier d'avoir accepté cette mission, qui ne vous rapporte rien d'autre que le bonheur de participer à l'action collective française. Cela prend du temps et le temps est le seul bien rare. Soyez donc remerciés de nous consacrer un peu de temps mais nous avons aussi une approche assez utilitaire du temps.

Je ne sais pas comment notre président vit aujourd'hui cette situation. Il est vrai que je n'ai pas ressenti le besoin de faire vivre le conseil en tant que groupe mais simplement en tant que réservoir de compétences et sans doute en oubliant d'ailleurs des compétences mobilisables.

Il existe en France beaucoup de comités sur tous les sujets et des institutions remarquables. Nos relations avec l'Académie nationale de médecine, l'Académie des technologies et l'Académie des sciences sont des relations assez suivies, assez fortes. Pour le coup, nous travaillons dans un cadre très collectif, c'est-à-dire que l'académie entière nous dit « nous vous recevons et voilà le sujet que nous avons envie d'évoquer ». Nous n'avons pas ces mêmes relations avec le conseil scientifique de notre propre organisme. C'est un peu paradoxal mais cela s'explique par le fait que, jusqu'à présent, il était vu comme un vivier de compétences que nous utilisions au cas par cas plus que comme un forum de travail collectif.

Je bats ma coulpe. Par exemple, Guy Vallancien a évoqué le concept One Health. C'est un sujet qui apparaît dans certaines de nos études et que j'ai découvert d'ailleurs à l'occasion de celles-ci. Nous n'avons pas réuni le conseil sur ce concept alors que nous aurions sans doute pu le faire. J'en prends bonne note.

Ma dernière remarque est que vous êtes formidables de vouloir vous impliquer ainsi. J'ai un peu mauvaise conscience et j'éprouve une petite gêne à vous dire que, sur les trente-six membres de l'Office, le noyau dur représente entre 30 et 40 %. J'en profite d'ailleurs pour remercier les parlementaires qui participent activement aux travaux de l'Office et qui assistent à ses réunions, et m'attrister de ceux qui sont des candidats actifs mais qui oublient ensuite d'honorer leur engagement alors que l'Office est l'un des lieux de rencontre les plus passionnants du Parlement. Toutefois, électoralement, cela ne rapporte pas grand-chose à Cricqueboeuf-le-Petit ou à Cricqueboeuf-le-Grand.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je remercie le premier vice-président pour son franc-parler.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Je voudrais mettre en perspective ce que peut donner un rapport. Certes, vous l'avez dit, un rapport parlementaire permet d'éclairer les autres parlementaires. Cela a été le cas du rapport que j'ai réalisé avec Philippe Bolo sur la pollution plastique. Mais le rapport a ensuite une deuxième vie. J'étais très impliquée sur le sujet de la pollution plastique et j'avais très à coeur que notre rapport soit davantage diffusé. J'ai d'abord publié des articles dans la presse locale. Ensuite, j'ai été beaucoup invitée à divers colloques et cela m'a étonnée.

Par exemple, j'ai été invitée très récemment par des étudiants de l'université de Lyon qui organisaient un travail sur la pollution plastique. J'ai donc rencontré des étudiants des facultés de droit et de sciences et des étudiants ingénieurs. Je suis venue avec plusieurs rapports que je leur ai remis. J'ai aussi été invitée à un colloque dans mon département, le Lot, pour parler du rapport et c'était très intéressant, cela a eu beaucoup de succès.

Comme je suis allée au One Ocean Summit la semaine dernière, j'en ai profité pour offrir mon rapport au maire de Brest, au président du conseil départemental du Finistère et à l'un des directeurs de l'Océanopolis de Brest, tout en prenant un peu de temps pour en parler avec eux. J'ai également offert plusieurs exemplaires du rapport à des associations qui font du ramassage des déchets plastiques ; elles étaient très contentes, m'ont remerciée et m'ont demandé si elles pouvaient acheter mon « livre » - entre guillemets. J'ai bien sûr indiqué que c'est un document téléchargeable sur les sites du Sénat et de l'Assemblée nationale.

J'ai donc vu beaucoup d'enthousiasme. Les rapports de l'Office ont en fait une seconde vie parce que nous sommes évidemment très impliqués sur ces sujets. Nous avons à coeur d'en parler de maintes façons. Par exemple, en tant que sénatrice, je suis membre du comité de bassin Adour-Garonne. J'interviendrai dans un colloque sur les micropolluants que le comité organise prochainement. De multiples canaux existent pour diffuser encore plus largement nos rapports.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - Je partage beaucoup de ce qui a été dit, y compris par nos « conseillers experts » - je ne sais pas comment vous appeler et, pour moi, cette expression n'est pas du tout péjorative. Avant d'être député, j'étais un modeste enseignant-chercheur de chimie, donc je comprends la frustration que certains parmi vous peuvent ressentir.

Je vous livre ce qu'est ma vision au terme de ce mandat. Je me suis très bien retrouvé dans les propos de Gérard Longuet, à savoir que nous voyons peut-être trop le conseil scientifique comme une sorte d'ensemble d'experts. Ceci ne permet pas d'explorer toutes les façons de fonctionner. Par exemple, l'un d'entre vous a parlé des liens entre l'environnement et la santé. Or le dernier rapport auquel j'ai contribué avec Angèle Préville, qui porte sur la pollution de l'air et le Covid - je préside par ailleurs de manière bénévole le Conseil national de l'air - aborde effectivement certains de ces liens et je confesse bien volontiers que je n'ai pas pensé à solliciter le conseil. Je le dis avec la franchise que chacun me connaît : nous n'avons pas pensé à vous consulter.

Ceci m'amène à m'interroger sur notre pratique et je me dis que, même si ce n'est peut-être pas facile, nous pourrions réfléchir à ce que, dès que l'Office lance une étude, les rapporteurs organisent systématiquement un échange avec les membres du conseil scientifique compétents sur le thème abordé, en tout cas suffisamment proches, pour que nous puissions d'entrée de jeu les associer à l'élaboration du programme des auditions et des rencontres. Il faut peut-être nous inscrire dans la co-construction avec vous, plutôt que dans l'action. Après tout, il faut apprendre de ses erreurs et de ce qui a mal fonctionné.

Par ailleurs, je voulais dire que les rapports sont un peu comme un mandat politique : d'une certaine manière, on en fait ce qu'on a envie d'en faire. Comme tous les collègues, j'ai essayé de les diffuser au maximum, avec parfois de bonnes surprises.

Par exemple, le sénateur Roland Courteau et moi-même avons présenté en juillet 2020 un rapport sur l'agriculture face au défi de la production de l'énergie. On m'a demandé cette semaine si j'acceptais d'animer un plateau de télévision sur le sujet lors du prochain Salon international de l'agriculture parce que, entre-temps, grâce au rapport, j'ai rencontré pas mal de personnes. Ce plateau réunira des représentants du secteur agricole et de l'Inrae, donc je pense que ce sera intéressant. J'ai évidemment accepté, car c'est aussi une manière de faire vivre les rapports, de montrer que le Parlement se saisit de ce type de sujet. Le Parlement est parfois le lieu de débats vigoureux portant sur des sujets surprenants ; ce type de débat a un impact médiatique que n'ont pas les travaux de l'Office et je le regrette.

Je sollicite aussi vos idées sur la façon de mieux faire connaître l'Office. Celui-ci est composé de trente-six parlementaires, chacun s'y investissant à des degrés divers. En fait, la communication de l'Office n'est pas toujours évidente au sein même de nos assemblées respectives, sa production n'est pas toujours visible. Je la diffuse systématiquement, y compris les travaux des autres membres, à nombre de mes collègues députés, en espérant qu'ils les lisent. Par exemple, j'ai diffusé largement la note récemment élaborée par notre collègue sénateur Ronan Le Gleut sur l'impact des outils de visioconférence parce que je suis convaincu qu'il faudrait que tout le monde la lise.

Voici quelle est ma vision. Je suis d'accord avec l'idée qu'il faut sûrement travailler différemment. J'y suis prêt... si j'ai la chance de revenir en saison 2 bien entendu !

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Jean-Luc Fugit et Gérard Longuet ont dit l'essentiel de ce que je voulais dire. Je crois que nous devons changer nos méthodes pour mettre en place un système qui nous permette de davantage collaborer et, systématiquement, vous informer des travaux que nous lançons pour que vous puissiez réagir.

Je fais partie de l'Office depuis bientôt seize ans. Les remarques que vous formulez aujourd'hui en tant que conseil scientifique sont, hélas, des remarques que j'ai entendues avec plus ou moins d'acuité chaque fois que nous avons fait ce genre de bilan. Comme le disait le président, nous devons nous interroger sur ce que nous voulons faire du conseil scientifique et sur la façon de mieux travailler avec vous.

Le président a voulu intégrer au sein du conseil scientifique des spécialités qui n'y étaient pas représentées, mais c'est aussi une difficulté parce que, plus vous êtes nombreux, plus il est difficile d'associer le conseil en tant que tel. En tout cas, sur le plan des principes, il faut que le secrétariat de l'Office vous envoie systématiquement notre programme de travail, à charge pour vous de réagir et à charge pour nous de modifier nos façons de travailler avec vous.

Personnellement, je commence une nouvelle étude sur la chlordécone. J'auditionnerai des scientifiques connus pour travailler sur la chlordécone. N'hésitez pas à revenir vers moi si certains d'entre vous sont concernés par ce sujet.

Tout ce que vous avez dit est un peu dur pour nous mais je pense que vous avez raison de le dire. Lorsque l'Office sera renouvelé, après les élections législatives, il faut que nous revoyions notre façon de travailler avec vous.

Mme Huguette Tiegna, députée. - Je m'associe à beaucoup de remarques de mes collègues et je comprends aussi le bien-fondé de ce que vous nous avez dit.

La question des sciences est abordée, du point de vue des parlementaires, un peu comme dans l'opinion publique. Les rapports de l'Office sont diffusés. Les rapports pour lesquels les commissions nous ont sollicités, qui font suite à des saisines, sont globalement bien exploités puisque des auditions sont organisées par ces commissions pour que les rapporteurs puissent présenter leur travail devant elles. De plus, les rapports sont utilisés dans les territoires. Cependant, l'Office n'est pas une commission permanente et ceci l'empêche peut-être de communiquer de la même façon que celles-ci.

Je trouve que nos travaux sont très utiles, très sérieux, mais que leur visibilité dans la presse nationale n'est pas forcément suffisante. Souvent, ce ne sont pas des thèmes qui font la une de l'actualité et, de ce point de vue, il faut peut-être inventer une autre façon de les faire connaître.

Les rapporteurs de l'Office sont régulièrement invités à des tables rondes. J'ai ainsi participé avec mon collègue sénateur Stéphane Piednoir à une table ronde sur l'arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques. Nous avons été plusieurs fois invités sur des plateaux pour parler des mobilités du futur.

Les notes scientifiques sont très intéressantes. Elles sont diffusées à nos collègues mais bien souvent, quand elles ne traitent pas d'un sujet d'actualité, ça traîne un peu. Elles reviennent dans le débat lorsque leur thème revient dans l'actualité du Parlement. Par exemple, pour la note que j'ai réalisée sur le biomimétisme - un sujet très intéressant puisqu'il relève aussi de la souveraineté française et du développement durable -, la diffusion a été un peu compliquée car nos collègues députés n'étaient pas forcément sensibilisés à cette thématique. Je continue à porter ce thème aujourd'hui et j'espère que les membres du conseil scientifique concernés pourront continuer avec nous à l'approfondir.

Quant à l'objectif d'une meilleure collaboration entre l'Office et le conseil scientifique, il est exact que vous travaillez avec nous sur les thématiques que nous devons ou souhaitons traiter et qui sont approfondies par vous, les experts. Peut-être faut-il regarder comment l'on pourrait vous solliciter plus régulièrement. Toutefois, j'ai aussi envie de dire que vous faites du bénévolat et que vous avez besoin de garder du temps pour la recherche, qui est le coeur de votre activité. Il faut trouver un juste milieu mais il sera de toute façon difficile de vous utiliser à plein temps.

Pour l'avenir, peut-être pourrions-nous inviter les experts qui ont participé à une étude à prendre la parole le jour où celle-ci est présentée devant l'Office. Votre participation pourra ainsi être valorisée, même si vous êtes cités dans le rapport ; la présence de l'expert permettra peut-être de mieux faire émerger le travail dans l'espace public.

J'ai un petit regret : en début de législature, nous devions travailler sur le sujet de la féminisation de la science. Quelques travaux ont été réalisés mais nous n'avons pas approfondi le sujet et j'espère que l'Office l'abordera à nouveau, car il est devenu très important. La présence des femmes scientifiques commence à s'affirmer ; nous étions optimistes mais, avec les décrochages observés dans le domaine des mathématiques, c'est un sujet qu'il faudra continuer à porter.

Pour finir, je tiens à remercier le conseil scientifique pour sa présence à nos côtés, qui conforte nos travaux. Nous devons aller de l'avant et peut-être nous réinventer un peu pour faire émerger les solutions scientifiques aux problèmes d'aujourd'hui et surtout les intégrer dans l'action publique.

M. Guy Vallancien. - Je remercie Gérard Longuet parce qu'il a insisté sur des points tout à fait importants. Au-delà du travail de fond qui peut être fait par le conseil, nous devrions pouvoir répondre beaucoup plus rapidement aux sujets d'actualité, en termes clairs, en français, aux députés et aux sénateurs, qui pourraient relayer ces informations vers les populations. Je considère que c'est peut-être le meilleur moyen de parer aux fake news.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Ce premier tour de table a été très riche et il convient d'abord que le Parlement batte sa coulpe, pour reprendre l'expression de Gérard Longuet, et que nous reconnaissions collectivement que nous ne vous avons pas assez sollicités. En tant que président, j'endosse la responsabilité de ce fait.

Évidemment, nous avons cherché des excuses en mettant en avant le fait que nous avons consulté le conseil lorsque le thème de notre travail correspondait exactement à la spécialité de tel ou tel. Je me souviens d'avoir vu dans les références de certaines notes scientifiques : « membres du conseil scientifique consultés ». Toutefois, nous avons été loin de généraliser ceci à toutes les thématiques dont nous étions saisis, surtout au regard du caractère interdisciplinaire de certaines d'entre elles et du fait que le conseil est plus représentatif de la diversité des thématiques scientifiques, ce qui avait été délibérément recherché lors du dernier renouvellement. Nous aurions donc pu anticiper.

Comme le disait très bien Gérard Longuet, le conseil scientifique n'est pas seulement un ensemble de conseillers qui peuvent être consultés sur tel ou tel sujet. Il s'agit d'un organe qui doit pouvoir vivre, dans lequel les discussions doivent pouvoir s'établir. Il est de notre devoir d'élargir la dimension du conseil à cet horizon et de remédier à ce que Catherine Procaccia décrivait comme une difficulté récurrente.

De façon générale, la mise en place d'une communauté et l'établissement de relations suivies sont un travail de longue haleine ; nous devons progresser pour ce qui est du conseil scientifique de l'Office. Vous êtes un certain nombre à vous rappeler que nous avons oeuvré les uns et les autres pour renforcer les liens avec les Académies de médecine et des sciences par l'organisation de rencontres régulières.

Au passage, je me permets de rappeler que nous étions convenus avec le bureau de l'Académie des sciences que, régulièrement, celle-ci inviterait le président Longuet et moi-même, voire des membres du bureau de l'Office, à participer à ses déjeuners de bureau qui ont lieu régulièrement. C'était en octobre. Je ne crois pas que ceci a été suivi d'effet. Cela fait aussi partie de ces habitudes qu'il faut ancrer pour que les liens entre institutions soient renforcés et actifs.

Concrètement, je propose d'abord de créer une boucle d'information qui nous regroupe tous et sur laquelle nous pourrons échanger régulièrement des informations et nouer des discussions. Il faut notamment que, sur cette boucle, le secrétariat de l'Office envoie le programme de travail à tous les membres du conseil scientifique, quelle que soit leur spécialité. Il est important de rappeler que l'Office n'a pas la maîtrise des études longues et que, pour celles-ci, il fonctionne uniquement sur saisine du Parlement, c'est-à-dire du bureau de l'Assemblée nationale ou du Sénat, ou bien sur demande d'une commission permanente ou d'un président de groupe politique. En tout cas, envoyer le programme du travail complet, donc avec les études longues ainsi que les notes courtes et les auditions publiques - pour lesquelles nous avons plus de marge de manoeuvre - permettra au conseil de s'en emparer. Plutôt que nous déterminions qui est le spécialiste qui sera peut-être sollicité, chacun pourra dire « ceci est un sujet que je suis prêt à suivre » ou « je souhaite recommander des experts » ou « je suis intéressé à m'associer à la construction et à la présentation de la note ».

Pour ce qui est de l'étape finale, une fois la note élaborée, l'audition préparée ou le projet de rapport rédigé, il me semble difficile d'introduire une étape formelle de soumission préalable au conseil avant la présentation devant l'Office, du fait des délais contraints dans lesquels nous sommes amenés à travailler. En revanche, un projet de rapport est toujours soumis aux parlementaires un peu avant son examen en séance plénière et c'est au cours de celle-ci que le rapport est adopté, éventuellement sous réserve de corrections. On peut donc envisager que, en même temps que le projet de rapport est diffusé aux parlementaires, il le soit aussi à l'ensemble du conseil scientifique, permettant à celui-ci d'y porter un regard et de suggérer des modifications.

Je propose donc trois actions partagées sur cette boucle de travail avec le conseil scientifique :

- en amont, partager le programme de travail pour une visibilité sur les sujets qui viennent ou qui sont envisagés ;

- ensuite, pour celles et ceux qui le souhaitent, un travail plus poussé au cours de l'étude elle-même, en particulier pour renvoyer vers des experts du sujet ou pour demander que tel ou tel thème soit bien abordé ;

- enfin, la possibilité de disposer du projet de rapport afin de faire remonter des remarques et des suggestions de modification.

Vous avez évoqué les réunions de l'Office et du conseil, qui sont utiles mais ne sont pas le plus important. Une réunion plénière par an suffirait et le plus important est de faire vivre au fur et à mesure, au fil de l'eau si je puis dire, les relations entre le conseil scientifique et l'Office.

Reste-t-il des critiques qui ne sont pas prises en compte et sur lesquelles il faut encore revenir ? Il me semble que nous approchons d'une résolution.

M. Guy Vallancien. - Tout a été dit. C'est exactement ce qu'il faut faire et je suis prêt à m'y donner, comme beaucoup d'autres ici présents.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Voici donc quelque chose d'acquis. Continuons l'ordre du jour avec un échange sur le fond des sujets abordés par l'Office et les manques éventuels.

Vous avez déjà évoqué la place insuffisante du numérique, appréciation qu'il faut tempérer par le fait que j'avais oublié de mentionner l'audition publique, assez longue, sur la stratégie quantique de la France. Le principe de cette audition avait été demandé par le coordinateur national de la stratégie quantique lui-même, ce qui montre qu'un regard critique exigeant des instances parlementaires est toujours utile pour guider l'exécutif.

Suggérez-vous d'autres thèmes ? Pensez-vous qu'il manque un sujet, qu'il faut traiter un point de toute urgence ou qu'il existe un biais dans les traitements de l'Office ?

M. Didier Roux. - Avec le risque d'être hors sujet, je commence à être préoccupé par le financement des start-up. L'un des grands enjeux est le financement du « deuxième tour », le moment où la start-up a fait sa preuve de concept et où il faut augmenter les capitaux investis. Il est désormais possible de mobiliser en France des montants assez impressionnants par rapport à ce qu'il se passait voici dix ou quinze ans, même si cela reste faible en comparaison des pays anglo-saxons.

Le problème un peu technique que je souhaite soulever concerne les pactes d'actionnaires, notamment la façon dont les sociétés de capital risque interviennent dans le capital de ces start-up. Ils me semblent inclure bien souvent des clauses dites « de ratchet » léonines, quelquefois extrêmement inquiétantes ; le risque est d'épuiser les actionnaires du premier tour, souvent des business centers ou des fonds que l'on peut dire bienveillants. Pour présenter la situation de façon un peu caricaturale, les clauses de ratchet qu'exigent les sociétés de capital risque consistent en quelque sorte à « rincer » les premiers investisseurs si le développement de la start-up ne se passe pas comme il faut.

Je suis désolé que ce sujet soit si technique. Toutefois, il devrait préoccuper nos législateurs en raison du risque de voir le financement de l'innovation bloqué par des conditions léonines. J'insiste sur le fait que, très souvent, ces investisseurs bénéficient de fonds publics ou de dispositifs de défiscalisation, ce qui, de mon point de vue de citoyen, rend les choses encore plus critiques.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Le Sénat vient de lancer une mission d'information sur le sujet dont Vanina Paoli-Gagin, sénatrice de l'Aube, est la rapporteure. Elle s'intéressera à cette question des start-up et de la traversée de la « vallée de la mort », qui est la préoccupation essentielle des nouveaux entrepreneurs. Je ferai en sorte, cher Didier Roux, que vous soyez entendu par la mission d'information.

M. Didier Roux. - J'ai été auditionné par une mission d'information du Sénat sur l'innovation et sur les raisons pour lesquelles la France innove moins que d'autres pays. Je ne sais pas si c'est celle à laquelle vous faites allusion. Je m'y suis exprimé très brièvement sur ce thème parce que ce n'était pas le centre de mon intervention. En tout cas, je suis tout à fait prêt à intervenir sur ce sujet.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je signale aussi, du côté de l'Assemblée nationale, une mission d'information menée par Maud Gatel et Didier Quentin sur l'autonomie stratégique de l'Union européenne, qui a été amenée à aborder le sujet du financement de l'innovation et l'a identifié comme l'un des points de tension ou de manque par rapport à cet objectif d'autonomie stratégique.

Ce thème n'est pas dans le coeur de métier de l'Office puisqu'il s'agit d'analyser l'innovation moins sous l'angle des progrès des sciences et des technologies que sous celui de l'économie, mais ce n'est pas une raison pour ne pas y être associés. Nous serons donc attentifs à suivre ce sujet comme le préconisait Gérard Longuet et à mettre Didier Roux dans la boucle du travail en cours au Sénat.

M. Raja Chatila. - Je remercie les membres de l'Office pour leurs réactions à notre cahier de doléances. J'ai bien compris que c'est le Parlement qui saisit l'Office et que celui-ci ne peut pas s'autosaisir de certains sujets. C'est peut-être insuffisamment réactif pour avoir une vision d'ensemble un peu plus cohérente. C'est bien dommage.

Le sujet qui me vient à l'esprit, peut-être marginal pour l'Office, est celui de l'utilisation de l'intelligence artificielle dans les services publics, par exemple celui de la justice. L'IA peut avoir des impacts importants, voire fondamentaux sur la manière dont les services publics fonctionnent et la manière dont les citoyens y ont accès.

Dans le cas de la justice, des questions très sensibles se posent sur la façon dont une machine, un logiciel ou un système d'IA pourrait être utilisé pour aider à prendre des décisions de justice, voire plus comme cela se passe dans certains autres pays. Ce sujet à la fois technique et sociétal me semble important pour l'avenir des services publics.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Pour préciser ce que je disais sur l'autosaisine, l'Office n'a pas le pouvoir de s'autosaisir d'une étude longue : ce sont des prérogatives dont les présidences de commission ou de groupe politique n'entendent pas se dessaisir à notre profit. C'est très clair.

Nous pouvons cependant nous saisir de travaux plus légers que les rapports. C'est le cas pour les notes scientifiques ; elles ont beau être courtes, elles peuvent pourtant avoir un impact important si nous faisons ce qu'il faut pour. C'est également le cas pour les auditions publiques ou les auditions d'actualité ; il s'agit alors d'entendre simultanément, en général sur une demi-journée, un certain nombre d'acteurs.

Pour ce qui est de l'intelligence artificielle dans les services publics, une mission a été confiée à Yannick Scalzotto, sous-préfet à la relance pour les départements du Finistère et des Côtes d'Armor. Celui-ci est donc chargé d'instruire le sujet, de mener des auditions et de réfléchir à l'organisation qu'il faudrait mettre en place. Je serais ravi de mettre Raja Chatila en contact avec lui. Il serait d'ailleurs naturel que l'Office travaille sur ce thème dont les aspects sont divers et qui est très délicat, pas seulement dans sa dimension technique, mais aussi dans sa dimension humaine, dans la façon dont les expérimentations se mettent en place.

M. Raja Chatila. - Merci beaucoup pour cette réaction ; j'aimerais bien être mis en contact avec Monsieur Scalzotto.

Un autre sujet, tout à fait différent, porte sur les liens entre le numérique et le changement climatique. L'impact du numérique sur le changement climatique est à la fois positif et négatif. Le numérique peut aider, notamment grâce à l'IA, à optimiser et à réduire les émissions. Il a aussi un impact négatif parce qu'il consomme de l'énergie, donc contribue à ces mêmes émissions. Il existe de nombreuses études sur ce sujet, mais elles ne sont pas toujours très claires car nous manquons de métriques pour évaluer ce phénomène de façon pertinente. Je pense que ce peut être un sujet transversal sur un plan scientifique puisque cela implique le climat et, bien sûr, le numérique ainsi que plusieurs aspects de la vie quotidienne.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - C'est tout à fait exact. Un demi-chapitre y était consacré dans mon rapport sur l'intelligence artificielle de 2018. Le chapitre consacré à l'environnement abordait les effets positifs potentiels, les effets négatifs avérés, ainsi que les questions de gestion des ressources puisque nous n'avons que quelques décennies de réserves de cuivre prouvées, une quinzaine d'années de réserves d'indium - qui est l'élément le plus en tension pour ce qui est des terres rares - et bien d'autres secteurs pour lesquels la question de la pénurie se posera à brève échéance.

En 2018, ce point était encore peu traité ; il n'existait guère à l'époque que les estimations du Chief project de Carbon Cart que nous avions pu mettre à contribution. Je suis complètement d'accord sur le fait que, dans certains cas, les modes de calcul ne sont pas complètement clairs et des polémiques régulières s'en font l'écho, y compris publiquement avec Gilles Babinet. Il serait bon d'approfondir le sujet.

M. Robert Barouki. - Pour aller dans le même sens, un nouveau concept assez proche de One Health apparait, celui de la « santé planétaire ». Par rapport à One Health, il insiste plus sur les limites de la planète, mais en s'intéressant à l'impact de ces limites sur la santé humaine, la santé des animaux et la santé des écosystèmes. Cela fait écho à ce qu'a dit Guy Vallancien tout à l'heure et je pense que c'est un sujet extrêmement transversal, qui fait le lien entre les problématiques de limites et les problématiques de santé humaine et de bien-être. Il peut être intéressant d'explorer ce thème.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - L'Office a élaboré une note sur l'exposome en appui à une commission d'enquête sur la santé environnementale.

M. Robert Barouki. - La santé planétaire est un thème un peu différent, car il fait le lien avec ce que ce qui vient d'être dit sur les limites. Évidemment, les pollutions participent des limites parce que la présence de plastiques dans l'océan, la mauvaise qualité de l'eau ou de l'air ont un impact évident sur la santé des êtres humains, des animaux et des écosystèmes.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je suis complètement d'accord. Je note également les hochements de tête appuyés de Jean-Luc Fugit, qui a beaucoup travaillé sur la pollution de l'air, et d'Angèle Préville, qui a fourni un travail extraordinaire sur la pollution plastique avec Philippe Bolo. Nous prenons donc cette suggestion avec enthousiasme.

M. Robert Barouki. - J'ai coordonné un programme européen pour proposer à la Commission un programme de recherche sur l'environnement, le climat et la santé dans les années à venir. Cela peut-il être partagé avec le conseil scientifique ? C'est assez général, ce n'est pas très spécialisé mais cela peut faire partie de petits rapports, des liens que nous pouvons partager entre nous pour faire avancer la réflexion.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je n'y manquerai pas, dès que nous créerons cette boucle. Il faut simplement récupérer les contacts des uns et des autres ; nous mettrons ce sujet au nombre de ceux qui pourront susciter des discussions impliquant les membres du conseil qui le voudront bien.

Mme Claudie Haignere. - Deux sujets me viennent à l'esprit. L'un a déjà été évoqué : il s'agit de la place des femmes et des jeunes filles dans les carrières scientifiques et techniques. La société civile s'en empare, bien évidemment, les entreprises également, mais je pense que le monde politique lui aussi doit s'en emparer et ceci pourrait donc être un sujet intéressant pour l'Office. Je viens de participer à la Journée internationale des femmes et des filles de science, le 11 février. Je sais à quel point il reste des problèmes. Nous commençons tout juste à soulever un peu le voile.

Le deuxième sujet est la géoénergie, dont je n'entends parler dans aucune des discussions actuelles sur le mix énergétique. J'ai eu l'occasion de rencontrer une start-up issue de Schlumberger, Celsius Energy, qui fait de la géoénergie en forage très peu profond pour les nouveaux bâtiments et même pour les bâtiments anciens. Nous ne voyons jamais apparaître cette composante de la géoénergie alors que nous avons des pépites en ce domaine. Je me demandais si nous ne pourrions pas donner de la visibilité à ce sujet.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - C'est un thème que ma collègue Delphine Batho aime à rappeler sans cesse et je sais que cela ferait plaisir à certains de nos collègues que l'Office approfondisse cette question. La géoénergie, il est vrai, est assez peu présente dans le débat technique public, si je puis dire.

M. Patrick Netter. - Parmi les sujets intéressants, je mentionne la science ouverte, qui fait l'objet d'un rapport de l'Office mais mériterait certainement une discussion dans le conseil scientifique. Les outils disponibles pour analyser la science sont essentiels, et ils sont en train de changer : les études bibliographiques étaient classiques alors que se développent maintenant tous ces travaux en science ouverte. Ce sujet pourrait être abordé, peut-être à l'occasion du rapport sur lequel vous travaillez. C'est un sujet majeur qui change complètement la donne scientifique dans tous les domaines.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Le rapport sur la science ouverte sur lequel travaillent actuellement Laure Darcos, Pierre Ouzoulias et Pierre Henriet s'inscrit dans le prolongement du rapport sur l'intégrité scientifique de Pierre Ouzoulias et Pierre Henriet. Il a vocation à saisir une évolution importante au confluent de plusieurs problématiques : les données ouvertes, les sciences participatives et citoyennes et l'évolution des pratiques scientifiques. Il fait partie de ce genre de travail pour lequel l'Office doit veiller à associer le conseil - mais dans le cas d'espèce, les rapporteurs sont sur le point d'achever leurs travaux.

J'aimerais qu'en cette fin de réunion, nous abordions la question de l'enseignement des sciences, aussi bien la culture scientifique que l'enseignement des sciences en tant que telles. Au-delà des débats houleux qui ont eu lieu ces dernières semaines sur la réforme du baccalauréat et ses conséquences en matière d'enseignement des mathématiques, débat sur lequel j'ai été sollicité à maintes reprises, nous souhaitons recueillir votre sentiment et vos recommandations. C'était le thème du petit déjeuner virtuel que nous avons eu récemment avec l'Académie des sciences et l'Académie de médecine et auquel participait notre collègue Didier Roux.

M. Didier Roux. - J'ai participé en tant qu'académicien à cette réunion avec l'Office et je réitère la remarque que j'ai faite à cette occasion, qui est très générale. De multiples rapports convergents - les rapports internationaux PISA et TIMMS, des rapports nationaux de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) et de multiples rapports dont ceux auxquels Cédric Villani a contribué comme le rapport sur les mathématiques avec Charles Torossian - montrent une réelle inquiétude sur la capacité de la France à disposer d'un système éducatif à la hauteur des ambitions d'un grand pays, en tout cas d'un grand pays européen, bien que le pays y consacre des sommes non négligeables.

Il y a un vrai problème dans la mise en oeuvre des réformes. Chacun peut faire le constat, sur le terrain, de l'incapacité historique du système de l'éducation nationale à se réformer. Ceci dure depuis plusieurs dizaines d'années, pour des raisons que je considère être fortement politiques. C'est un système qui, de mon point de vue, est autobloquant, c'est-à-dire que, dès que l'on essaie de changer quelque chose, tout le système se met en route pour bloquer. C'est extrêmement dangereux sur un plan politique. C'est parce que les réformes sont difficiles à appliquer que les ministres successifs se trouvent toujours dans des positions difficiles.

On peut accuser le ministre, le ministère, les enseignants, les syndicats ou qui on veut. Ce que je constate c'est la très grande difficulté à réformer le système. Il y a quelquefois des maladresses évidentes de la part des uns ou des autres mais la réalité montre que, quelles que soient les bonnes volontés et les réflexions sur la façon dont le système pourrait être réformé, il ne se réforme en fait pas ou les réformes conduisent à des catastrophes comme la mise en place des troncs communs en première et en terminale. Une telle réforme aurait pu être une bonne chose mais sa mise en en oeuvre a été catastrophique et elle n'a pas atteint les objectifs au départ louables qui lui étaient assignés.

Ma réflexion ne vise pas à répondre à la question « que faut-il faire pour améliorer l'enseignement des sciences dans l'éducation nationale ? » - cela ne conduirait qu'à un rapport de plus... - mais à une question plus générale : « que faut-il faire pour qu'une réforme de l'éducation nationale aboutisse ? ».

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Gérard Longuet était je crois rapporteur pour la commission des finances du Sénat sur la mise en oeuvre des recommandations de mon rapport sur l'enseignement des mathématiques et il avait bien insisté sur cette dimension de l'effectivité des réformes.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Malgré mon grand âge et mon expérience interminable de la vie publique, je reste optimiste et confiant. Le problème consiste justement à identifier les difficultés.

À la demande de la commission des finances du Sénat, j'ai travaillé sur l'enseignement des mathématiques. Pourquoi le système a-t-il peu de productivité ? Nous avons identifié deux difficultés incontestables et une troisième plus incertaine.

La première difficulté incontestable est que 80 % des professeurs des écoles ont une formation littéraire au sens large et ne sont pas à l'aise dans les enseignements scientifiques en général et les enseignements mathématiques en particulier. Or, les professeurs des écoles interviennent en primaire ce qui crée, dès le départ, un premier décrochage. Il faut donc se demander pourquoi diable 80 % des candidats au concours de professeur des écoles sont des littéraires, des sociologues ou éventuellement des historiens mais jamais des scientifiques.

Pourtant, de nombreuses actions sont menées et, le rapport de Charles Torossian et Cédric Villani formulait des propositions très concrètes. Certaines ont été mises en oeuvre mais avec une grande inertie du fait de la loi des très grands nombres puisque nous parlons de dizaines de milliers d'emplois. 850 000 ou 900 000 enseignants travaillent dans l'enseignement public ; c'est énorme et déplacer la moindre virgule est d'une complexité effrayante. C'est la raison pour laquelle j'ai une certaine admiration pour l'administration de l'éducation nationale car arriver à gérer un « truc » aussi massif est une performance.

La deuxième difficulté incontestable touche à la rémunération des professeurs de mathématiques - et sans doute de sciences, mais je connais moins les sciences - dans le secondaire. Ces emplois sont en compétition avec des débouchés rémunérateurs. Je ne parle pas uniquement des traders mais tout simplement des informaticiens. Quand on est confronté à des perspectives salariales dans ce genre de métier qui sont de 50 % à 100 % supérieures à celles de l'enseignement, il est évidemment difficile de recruter.

Or, la rémunération dans la fonction publique est structurée sur une grille unique. Que vous soyez capésien en gymnastique, en mathématiques ou en histoire, vous avez le même traitement en fonction de la même ancienneté. C'est contrebattu par la loi de l'offre et de la demande puisque l'offre de professeurs de gymnastique est plus élevée que l'offre de professeurs de mathématiques.

La troisième difficulté, heureusement incertaine aujourd'hui, est que les mathématiques ont trop été une condition d'accès aux bons enseignements depuis la grande démocratisation de l'enseignement secondaire, c'est-à-dire depuis les années 1960. Les mathématiques ont toujours été le critère privilégié de classement.

Ceci n'a certes pas que des inconvénients, mais dans les professions médicales, par exemple, la question s'est toujours posée de savoir si les mathématiques n'étaient pas « surpondérées » dans l'appréciation de ce que doit être un bon médecin, les dimensions humaines étant moins considérées. Je suis incapable de trancher. Je relève simplement qu'estimer des dimensions humaines est assez compliqué alors que noter un exercice mathématique est relativement plus facile.

La situation s'inverse actuellement : la sélection des élèves doit tenir compte de toute une série de critères, dont les performances scolaires, mais celles-ci comptent de moins en moins. En un mot, je n'entrerais pas aujourd'hui au lycée Henri IV alors que, en 1962, je n'ai eu aucun problème. J'habitais le quartier, j'avais fait des études dans une école secondaire assez moyenne et assez modeste mais ça passait.

Nous voyons un mouvement de balancier entre l'hypersélection et, par réaction, l'ouverture sur des critères variés. Je pense que c'est un « petit problème » parce que de plus en plus d'élèves auront des stratégies d'évitement et des stratégies d'accès à l'enseignement supérieur en fonction des règles de sélection appliquées, ce qui n'est pas intellectuellement satisfaisant.

Il faut néanmoins se concentrer sur les deux premiers aspects : comment faire en sorte que les scientifiques soient candidats au concours des professeurs des écoles et comment mieux rémunérer les enseignants de mathématiques ? Le vivier est déjà étroit mais, si, en plus, ils vont tous vers la banque ou l'informatique, il n'y aura plus de bons professeurs de mathématiques.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Et les difficultés seront encore plus sérieuses que maintenant.

J'ai été fasciné par l'expression « système autobloquant » employée par Didier Roux. J'imagine qu'elle vise l'éducation nationale en tant que système administratif mais aussi tout ce qui va avec, c'est-à-dire la communauté qui comprend les enseignants, les établissements, les collectivités locales, les syndicats et la société en général avec son regard sur l'éducation. Est-ce bien cela ?

M. Didier Roux. - Je le confirme. Il faut comprendre que j'étais plutôt un mauvais élève, qui - disons - s'en est sorti. Ensuite, j'ai eu une carrière de scientifique et d'industriel et j'ai redécouvert le monde de l'éducation nationale sur le tard, en m'investissant dans la fondation La main à la pâte. J'ai trouvé un système d'une extrême complexité, bien sûr, mais qui, globalement, a toujours eu des tas de raisons pour ne rien changer. D'une façon ou d'une autre, tout changement est perçu comme une agression par une partie de la communauté éducative. Je ne parle pas que des enseignants, cela concerne aussi le ministère et d'autres intervenants.

Le système a toujours tendance à rejeter les réformes. Je décris souvent de façon très sévère la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) comme un système à broyer les réformes. On entre les réformes par le haut et il en sort des tableaux Excel qui donnent l'impression d'avoir agi mais, sur le terrain, rien n'a changé. De plus, la réaction des enseignants, de tout temps, est de dire que les ministres arrivent et font passer des réformes, qu'il suffit d'attendre le prochain ministre pour que ces réformes soient défaites, et donc qu'en ne faisant rien on arrivera au même résultat. Je suis volontairement caricatural et négatif mais il me semble que le système lui-même est un système bloqué et bloquant.

La seule façon de débloquer un système énorme, très centralisé, est de donner le plus possible d'autonomie au niveau local. Cela a été inscrit dans le programme de plusieurs candidats, y compris l'actuel Président de la République dont le programme contenait l'autonomie des établissements. Pour moi, c'était très bien mais cela n'a absolument pas été mis en oeuvre, tout au contraire, à part la récente expérience de Marseille qui a suscité des résistances, des levées de boucliers. Je donne cet exemple pour montrer que l'autonomie des établissements, qui est un élément clé, très important, est extrêmement difficile à mettre en oeuvre.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec la situation de l'enseignement supérieur, où l'évolution vers l'autonomie était indispensable. Pourtant, quinze ans après la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), nous ne sommes toujours pas sortis des débats, nous ne sommes toujours pas réellement dans une situation d'autonomie complète et le sujet est resté extrêmement sensible au plan politique ainsi que du côté des universitaires.

M. Didier Roux. - C'est exact mais je crois que c'est encore pire pour l'éducation nationale.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Peut-être qu'en un demi-siècle, nous arriverons à quelque chose...

M. Raja Chatila. - L'enseignement est marqué depuis assez longtemps par l'absence de culture épistémologique sur la formation des savoirs scientifiques et leur histoire. Quand les élèves vont en classe, ils ont un cours de mathématiques, un cours de physique mais on leur assène en quelque sorte des vérités qui semblent absolues ; on ne les fait pas étudier comment ces vérités ont été acceptées et admises. Ceci favorise la remise en question de la science, avec des mouvements variés qui nient un certain nombre de vérités scientifiques - je ne vais pas revenir sur les problèmes de la vaccination, mais il y en a d'autres et il faudrait beaucoup trop de temps pour les énumérer.

Je me demande s'il ne faut pas faire une place à l'épistémologie, à l'histoire des sciences et ne pas se limiter à un enseignement des sciences en elles-mêmes, organisé comme un savoir déjà distillé, tout prêt, qu'il faut juste ingurgiter voire apprendre par coeur. Cela permettrait de mieux comprendre les incertitudes et les raisons pour lesquelles les scientifiques ne sont pas toujours d'accord entre eux. Ce sujet n'est pas assez, voire pas du tout, traité dans les lycées et les collèges alors qu'il me semble important.

Par ailleurs, il y a en France un manque flagrant de communication du savoir scientifique en direction du grand public. Organiser une fois par an une fête de la science n'est pas suffisant, même si à cette occasion nos laboratoires sont bondés, ce qui montre l'intérêt du public. La communication doit avoir lieu au quotidien. Il faut trouver un moyen de le réaliser, même si je n'ai pas de proposition concrète. Nous pouvons engager un effort collectif pour chercher un moyen d'amener la science vers les citoyens de manière à ce que, en permanence, quelque chose se passe à proximité de chez eux. De nombreux événements sont organisés ; j'ai participé par exemple à des projections de films de science-fiction suivies d'un commentaire, notamment celles organisées par l'Institut Henri Poincaré. Je pense cependant qu'il faut agir à un niveau plus large, peut-être avec des « maisons des sciences » ouvertes au grand public, où des événements pourraient être organisés localement.

Le vivier d'enseignants en activité ou jeunes retraités qui pourraient contribuer à ces échanges avec le grand public et organiser de tels événements est énorme. Nous avons grand besoin que nos concitoyens soient mieux sensibilisés à ce qu'est la science et sachent comment elle fonctionne.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Excellent ! Après vos prises de parole, nous ferons le tour des réponses et réactions des parlementaires à vos très pertinentes suggestions.

Mme Virginie Tournay. - Pour identifier les difficultés à développer la culture scientifique, je considère qu'il faut tenir compte de certains enjeux fondamentaux en termes de pédagogie formelle et des conditions de sa mise en oeuvre. Je partage ce qui vient d'être dit sur les blocages institutionnels de l'éducation nationale. Il est également important de ne pas réduire le problème de la culture scientifique aux seules questions d'inégalité d'accès à la connaissance ou de vulgarisation, même si ces aspects ne doivent pas être négligés.

Nous sommes en effet confrontés à un problème de fond, celui de la confiance sociale. Les sondages montrent clairement que les Français restent attachés à la culture scientifique mais cela ne signifie pas que l'autorité sociale, l'autorité institutionnelle de la culture scientifique est forte aujourd'hui dans notre société. La crise sanitaire a montré que l'abondance de rhétorique scientifique n'a pas donné une légitimité accrue à la science. Par exemple, la vaccination n'apparaît pas plus qu'avant comme un principe civique d'immunité collective. Je rappelle que seule la moitié des Français adhéraient pleinement à la vaccination en avril dernier. Les études du baromètre de confiance politique du CEVIPOF montrent que les réfractaires à la vaccination ont un très faible niveau de confiance dans les institutions politiques et que plus de 70 % d'entre eux n'ont plus le sentiment d'appartenir à l'État-nation. À travers les problématiques de culture scientifique, c'est en fait notre rapport au politique et aux institutions qui est directement interrogé.

Le problème de la culture scientifique - et tous les problèmes rencontrés en matière de vulgarisation - est que celle-ci n'est plus aujourd'hui associée à une conception républicaine de l'intérêt général. Elle n'apparaît plus comme un élément qui pourrait réunir les citoyens autour d'un patrimoine culturel partagé. Notre société semble n'avoir plus du tout la conscience du caractère cumulatif des connaissances. Il faut donc trouver le moyen de redonner une sorte de cohérence institutionnelle et des repères matériels, institutionnels, aux citoyens.

Un autre point est propre à la communication politique de la science et la pandémie nous a donné à cet égard une leçon exemplaire. Comment peut-on communiquer sur les situations d'incertitude liées à un état de connaissance ? La pandémie est un phénomène qui n'est absolument pas prévisible, elle relève de l'aléa naturel. Or, vous le savez bien, le politique ne peut donner à la population les moyens de se protéger qu'au regard des connaissances qu'il a à sa disposition. C'est toute la difficulté du passage de l'expertise scientifique à la prescription politique. Dans la problématique du renforcement de la culture scientifique, le politique a une énorme responsabilité, qui consiste à mettre en avant l'idée de doute raisonnable.

Par exemple, je pense que la suspension au niveau européen du vaccin AstraZeneca a été une catastrophe en termes de confiance des citoyens dans la science. On a toujours tendance à focaliser son attention sur les risques très improbables de l'action en matière d'innovation, sans prêter suffisamment d'attention au risque certain de l'inaction. C'est vraiment un problème et je ne sais pas du tout comment inverser cette tendance, qui est devenue structurelle.

Mon troisième point est que toutes les disciplines scientifiques n'ont pas le même risque de politisation ou le même risque de susciter des controverses sociales. Je pense à tout ce qui a trait au domaine du nucléaire, de l'alimentation, des biotechnologies ou des préoccupations écologiques. Ces champs scientifiques ne sont pas du tout comme les autres. Aujourd'hui, l'astrophysicien qui travaille sur le boson de X est beaucoup plus tranquille que le chercheur qui travaille dans le domaine du génie génétique. C'est lié au fait que la perception sociale de la cumulativité des connaissances n'est pas du tout la même selon les champs disciplinaires. Il faut comprendre mieux la façon de réfléchir et appréhender la culture scientifique en fonction des disciplines et de leurs particularités épistémologiques.

Enfin, j'ai le sentiment que la culture scientifique doit à tout prix s'accompagner d'une prospective scientifique éclairée. Nous vivons une rupture brutale, une rupture de fond dans notre société. Des pans entiers de professions et de pratiques technologiques modifieront la société dans les dix ans qui viennent. Je pense au télétravail, à la télémédecine, etc. S'il est un message important à transmettre en matière de culture scientifique, c'est que les citoyens doivent avoir conscience des changements brutaux en cours aujourd'hui et qu'ils doivent être en mesure de les inscrire dans l'histoire longue de nos sociétés. Le moment est vraiment très particulier et il faut que les jeunes aient conscience de ces bouleversements numériques, de toutes ces innovations, du fait que nous sommes entrés dans un basculement radical de nos manières de vivre.

Mme Catherine Cesarsky. - Je suis très impressionnée par ce que je viens d'entendre mais je reviendrai à quelque chose de plus simple, la formation des enfants. Didier Roux a dit quelque chose de bien senti mais il n'a pas tellement parlé du rapport sur l'enseignement des sciences de l'Académie des sciences, paru en novembre 2020 et dont il était co-auteur.

Il est bon de rappeler que la France dispose d'un conseil supérieur des programmes (CSP), dont j'ai fait partie. À ce conseil, nous faisons la liste de ce qu'il faudrait faire et nous pouvons élaborer de très bons textes. C'est le cas du texte actuel. Il faut ensuite s'assurer que c'est bien ce qui est enseigné dans les écoles. En ce qui concerne les sciences, comme le dit le rapport de l'Académie, ce n'est absolument pas le cas : les sciences ne sont pas abordées dans les écoles de la façon préconisée par le CSP. C'est comme deux lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais - et je crois que c'était pareil dans le passé.

Tout ceci vient au premier chef de la formation des enseignants : dans leur grande majorité, ils n'ont pas de bonnes bases scientifiques, d'où l'importance d'actions comme La main à la pâte ou les Savanturiers de la recherche... Il faut à la fois leur donner des bases scientifiques - ce que fait par exemple le CERN - et leur apprendre à enseigner les sciences. En effet, il ne s'agit pas d'apprendre une série de faits mais plutôt d'apprendre à réfléchir et à comprendre la méthode scientifique. C'est de loin le plus important.

Je vais donner un exemple rapide. En 2006, je suis devenue présidente de l'Union astronomique internationale au beau milieu du débat sur Pluton : Pluton est-il ou non une planète ? Peut-être vous souvenez-vous de la raison pour laquelle nous avons décidé que Pluton n'est plus une planète. Nous savions déjà que Pluton est très différent des autres planètes et d'autres objets similaires à Pluton ont été découverts. Soit l'on continuait à augmenter sensiblement le nombre de planètes dans le système solaire, soit l'on disait que Pluton est le prototype d'un autre type d'objets, dits transneptuniens. Cela a fait grand bruit et nous avons alors invité les écoles du monde entier à en discuter.

De nombreux professeurs nous ont suivis et ont expliqué le sujet aux enfants. Nous avons évidemment donné les arguments sur lesquels ce changement se fondait. Ceux qui étaient contre nous disaient : « mais la tradition, ce qu'on nous a enseigné, est beaucoup plus importante que les faits », les faits étant la découverte d'objets similaires à Pluton, qui montre bien que l'on ne peut plus mettre Pluton dans la même catégorie que les autres planètes.

Cette discussion a eu lieu dans de très nombreuses écoles dans le monde. La démarche appelait à faire voter les élèves et, dans 75 % des cas, les élèves ont voté pour que Pluton ne soit plus une planète. Géographiquement, les votes sont distribués de façon très inhomogène, c'est très intéressant.

Un grand nombre de professeurs nous ont écrit pour dire à quel point cette discussion était utile pour que les enfants comprennent comment une découverte scientifique peut amener un changement. Nous ne disposons pas d'un champ établi de choses connues mais la science avance à travers des découvertes. J'espère que cette génération d'enfants a compris cela et je me demande combien de gens en France le savent.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Cette anecdote est fascinante pour quiconque a grandi avec la liste des planètes telles qu'on les voyait encore quand j'étais à l'école primaire !

M. Frédérick Bordry. - J'en profite pour rebondir sur ce que vient de dire Catherine Cesarsky et pour parler du CERN. Un grand nombre de députés et de sénateurs ont visité le CERN ; je leur ai dit à ces multiples occasions que nous avons un programme pour les professeurs de physique du secondaire, mais que la nation la moins représentée dans ce programme est la France. C'est quand même assez troublant alors que le CERN se situe à la frontière franco-suisse... Nous n'arrivons pas à faire venir des professeurs du secondaire français, ou très peu, bien moins en tout cas que de Pologne, du Portugal ou d'autres pays. Ils ne viennent pas parce que ce programme se déroule en juillet-août, ou pour diverses raisons, mais les faits sont là.

Je souhaite aussi rebondir sur ce qu'a dit Catherine Cesarsky à propos de Pluton. Je pense que c'est le rôle des instituts de recherche et surtout des industries et de l'entreprise que d'expliquer comment les découvertes scientifiques peuvent changer l'état de la science. J'ai eu des enfants et j'ai maintenant des petits-enfants. Quand je vais voir leurs enseignants, la façon dont ils décrivent la science, en particulier la science privée, dans l'industrie, dans les entreprises, me fait frémir. La notion de ce qu'est la recherche industrielle, et même de ce qu'est la recherche dans les grands instituts, pose problème.

Je n'ai pas de recette mais je pense que les grands instituts de recherche et les acteurs de la recherche industrielle devraient aider à l'enseignement. 85 % des enseignants du primaire ont une formation non scientifique, ceci a été dit et je l'ai lu par ailleurs. Quelle aide pourraient apporter les grands instituts et l'industrie ? Il est important d'intéresser les jeunes à l'industrie et de leur montrer que l'on n'est plus dans le monde d'Émile Zola, que l'industrie n'est pas seulement quelque chose qui pollue et qui fabrique des chômeurs comme je l'ai entendu dire par un professeur de physique de ma fille.

Je réside actuellement à Palo Alto ; j'ai bien sûr été invité à l'université pour parler de mon métier et parler de la science, mais je l'ai été aussi dans des écoles secondaires, ce qui n'avait jamais été le cas en trente-cinq ans de carrière au CERN. Il me semble absolument nécessaire de réfléchir aux relations entre les industries, entreprises ou instituts, et l'enseignement, y compris l'enseignement primaire.

M. Robert Barouki. - Ce qui manque beaucoup dans l'éducation, au début en tout cas, est d'apprendre aux enfants à observer. Des initiatives existent mais je ne suis pas sûr que l'on apprenne suffisamment l'observation en science - il peut s'agir d'observer des plantes, des étoiles, etc. L'idée serait d'apprendre à observer et de tenter ensuite de conceptualiser et de formaliser l'observation. Dans la démarche scientifique telle qu'on l'enseigne, l'étape de l'observation reste en retrait ; on a plus tendance à apprendre aux enfants à faire des choses précises, à calculer, à lire, etc.

Le deuxième manque, visible surtout par référence à une tradition anglo-saxonne, concerne l'apprentissage de l'expression : oser exprimer une opinion, quelle qu'elle soit, sur ce que l'on voit et savoir comment l'exprimer. Dans mon expérience, au fur et à mesure que les jeunes grandissent, ils ont de plus en plus de difficulté à exprimer une opinion. Observation et expression manquent un peu dans notre système.

Mme Hélène Lucas. - Il faudrait aussi apprendre aux scientifiques à expliquer leur démarche, ce qui n'est pas évident pour un certain nombre d'entre eux, et ne pas laisser la médiation scientifique devenir un marché où vont s'exprimer des écoles de pensée dans un espace concurrentiel. Ceci nécessite un travail important auprès de la communauté scientifique, notamment dans les organismes nationaux de recherche.

M. Jean-luc Imler. - Je rebondis sur ce que disaient Robert Barouki et Didier Roux. Des changements se produisent tout de même à l'éducation nationale, mais parfois pas dans le bon sens...

Je suis moi aussi convaincu que l'observation est très importante et, surtout, qu'il faut « faire », c'est-à-dire faire des expériences. Les élèves doivent voir par eux-mêmes les résultats des expériences. Le niveau baisse dans ce domaine. On doit acter l'existence d'un problème du côté des enseignants et donc leur apporter un soutien. Je suis optimiste, comme Gérard Longuet, mais cela nécessite des moyens ; je pense en particulier aux préparateurs, pas seulement au lycée mais aussi au collège, pour aider à mettre en place les expériences. C'est important.

Pour revenir sur la question de la communication, il est clair que, même à l'université, arriver à ce que les gens s'expriment est compliqué. Ceci renvoie à l'une des réformes récentes, la mise en place du grand oral, qui s'est faite au détriment du travail personnel encadré (TPE). Le TPE avait pour moi une grande valeur parce qu'il mettait en avant des points essentiels pour comprendre ce qu'est la science : la pluridisciplinarité puisqu'il comportait au moins deux thèmes, le travail d'équipe et les échanges. Il a été remplacé par une présentation de cinq minutes où, très clairement, la forme est privilégiée par rapport au fond.

Mme Virginie Courtier-Orgogozo. - Nous avons beaucoup parlé de différents aspects de la culture scientifique. Pour moi, les changements doivent aussi concerner les scientifiques eux-mêmes. Dans le grand public, la confiance envers les scientifiques, envers les institutions et les instances scientifiques est aujourd'hui faible. Je pense que, par contre, le public n'a pas perdu confiance en l'approche scientifique. Ce sont plutôt les personnes ou les institutions qui portent l'approche scientifique qui ont des problèmes de communication ou qui, de temps en temps aussi, n'ont pas respecté l'intégrité scientifique ou ont présenté des conclusions biaisées.

Une façon d'agir serait d'être plus tolérant, d'essayer de mieux comprendre les critiques qui peuvent être opposées à la science. Ce ne sont pas des critiques sur l'approche scientifique, mais sur la façon dont la science est conduite concrètement, et beaucoup de scientifiques ne les acceptent pas. Nous pouvons travailler sur ce sujet.

Une autre question se pose aussi : comment, en tant que scientifique, essayer de mieux exprimer ce qu'on a compris du monde, d'améliorer la communication et d'améliorer le travail des journalistes ? Comment développer les interactions entre les journalistes scientifiques et les scientifiques ?

Agir au niveau des enfants est important, mais il reste beaucoup à faire au niveau des adultes.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Vos remarques ont abordé de nombreux thèmes.

Le premier concerne la grande difficulté à modifier les actions d'éducation sur le terrain ; je m'y suis aussi heurté dans le rapport produit avec Charles Torossian en février 2018. On peut changer les programmes, les directives, les instructions, etc., on gesticule en fait pour rien s'il n'y a pas de relais humain mobilisable sur le terrain pour organiser les formations, conseiller et inspecter.

Charles Torossian et moi nous sommes bien rendu compte que ce relais humain n'existe pas, que les actuels conseillers pédagogiques ne peuvent pas s'en charger et qu'il faut donc commencer par reconstituer un réseau de référents en mathématiques, donc en recruter. Nous pensions bien que ce serait long et frustrant, et ce le sera peut-être encore plus que ce que nous pensions. Ce travail indispensable avance cependant et je pense qu'il est à peu près aux trois quarts achevé maintenant.

Quand j'écoute Catherine Cesarsky, je ne peux m'empêcher de me rappeler que les enseignants de mathématiques qui m'ont le plus marqué, ceux auxquels je pense le plus lorsque je réfléchis à ma carrière et à ma vocation, sont ceux qui suivaient le moins le programme. Il ne faut surtout pas oublier cet aspect, le fait que le contact et la façon de faire de l'enseignant, son enthousiasme et sa fierté, comptent certainement plus que sa faculté à suivre des instructions.

Il faut pourtant agir sur tous les leviers. Parfois, les instructions venant d'en haut sont une tentative pour aller dans le sens de davantage de communication et d'enthousiasme chez l'enseignant. On est alors confronté à toutes les complications liées au pilotage de ce système complexe, autobloquant, qu'évoquait Didier Roux tout à l'heure avec beaucoup de talent.

Sur la culture scientifique, vous avez largement évoqué le fait que les grands débats, la remise en question de faits scientifiques et les contestations que l'on a vues sur les vaccins ne résultaient pas, en général, d'un défaut de culture mais d'un défaut de confiance. Des contestations ont d'ailleurs été émises par des personnalités on ne peut plus qualifiées. Beaucoup d'autres que moi ont fait la même expérience : les personnes résolument antivax de mon entourage, de ma famille élargie, sont des profils CSP+, qui appartiennent à un milieu éduqué, qui ont monté leur entreprise, qui ont une formation d'ingénieur, qui connaissent certaines disciplines scientifiques bien mieux que moi ; pour autant, ils se retrouvent résolument antivax. Ce n'est pas un problème de culture scientifique, c'est bien une question de confiance, en l'occurrence de confiance dans les institutions et de confiance dans le discours public.

L'Office a travaillé sur le fameux épisode du retrait d'AstraZeneca et sur la façon dont il fallait réagir aux alertes. L'analyse était très compliquée parce que cela ne se passait pas du tout dans un mode normal, où les instances scientifiques font une proposition, avec un rapport suivi de prises de décisions. Cela se passait dans une quasi-hystérie continuelle, où chaque étape se trouvait prisonnière d'un débat extraordinairement intense, complètement déséquilibré par le jeu médiatique, aussi bien numérique que classique. Il est très difficile d'arriver à faire fonctionner les institutions dans un tel contexte.

Lorsqu'en plus, comme c'est le cas sur le Covid et sur bien d'autres sujets, interviennent une myriade de conseils et d'institutions censés donner leur avis sur une partie de la stratégie, les choses sont encore plus compliquées. Nous-mêmes avons eu les plus grandes difficultés à comprendre quel conseil était actif, quel conseil avait été en lien avec tel autre, quel conseil avait disparu. Il y a bien sûr le conseil scientifique Covid-19 et le comité analyse, recherche et expertise (conseil Care), mais il faut y ajouter le comité vaccins constitué autour de Marie-Paule Kieny, le conseil d'orientation de la stratégie vaccinale d'Alain Fischer et le conseil de citoyens tirés au sort, sans compter la Haute Autorité de Santé et son collège des usagers, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'Académie nationale de médecine et ses conseils toujours avisés, et deux ou trois autres institutions comme Santé publique France.

Chaque fois qu'une nuance apparaissait entre les uns et les autres, les médias se faisaient un malin plaisir de l'écarteler le plus possible ; on l'a vu à propos des divergences apparues sur la stratégie des masques et à propos des méthodes de décompte de la maladie. Des débats publics passionnés se sont déployés sur des points de détail montés en épingle. Tout ceci rend extraordinairement complexe la perception de l'état des connaissances et la décision politique.

Dans ce contexte, je rejoins tout à fait ce que disait Virginie Courtier-Orgogozo : ceci ne relève pas d'une perte de confiance en la démarche scientifique. En fait, dans ce genre de polémique, tout le monde se réclame de la démarche scientifique et c'est interprétation de chiffres contre interprétation de chiffres. En revanche, il peut y avoir une perte de confiance envers les institutions ou les acteurs scientifiques. Pour une part, c'est donc eux qui doivent parvenir à s'améliorer, à mieux communiquer et à mieux expliquer leur rôle, y compris celui de la fabrication du consensus scientifique.

Ce que disait Frédérick Bordry tout à l'heure est assez amusant : « En trente-cinq ans au CERN, on ne m'a jamais demandé de raconter ce que je faisais à des enfants, à des scolaires. J'arrive à Palo Alto et là, on me le demande. » C'est exactement ce que j'ai vécu, même si je n'ai pas trente-cinq ans de carrière. Lorsque j'étais en résidence à l'Institute for Advanced Study à Princeton, je me suis trouvé dès mon arrivée face à des classes de scolaires venant visiter l'institut avec leurs maîtres et venant interroger directement les chercheurs sur ce qu'ils faisaient, dans le hall où se trouve le buste d'Albert Einstein, ce qui vous donne plein d'occasions de parler aux gamins. Cette démarche systématique de rencontre avec les acteurs scientifiques, mais aussi d'autres acteurs de la société, est un point sur lequel notre système d'éducation n'est pas très bon.

Nous avons parlé d'apprendre à observer et à s'exprimer. Je n'ai pu m'empêcher de penser à Henri Poincaré qui a poussé le travail de communication avec le grand public tellement loin qu'il a écrit des ouvrages pour enfants, une initiation à la science pour les enfants. Il aimait bien répéter que la chose la plus importante que les parents peuvent enseigner à leurs enfants est la faculté d'émerveillement devant le monde. Nous avons à coup sûr beaucoup à faire sur ce sujet.

Nous vivons pleinement, très régulièrement, à l'Office tout ce que disait Virginie Courtier-Orgogozo sur les grands débats qui dépassent le cadre scientifique pour devenir des débats de société. Le nucléaire, l'alimentation, les biotechnologies, etc. sont un peu notre pain quotidien. Je peux témoigner que, durant mes cinq ans de mandat, le sujet le plus difficile que l'Office ait eu à instruire a été celui des nouvelles techniques de sélection génétique pour les végétaux, les NBT ou les « OGM 2.0 », comme ils sont parfois appelés. Ce fut le plus difficile au sens où Gérard Longuet et moi-même avons dû, tels des casques bleus, nous interposer entre les rapporteurs pour organiser le débat et rédiger les conclusions en négociant chaque phrase, pour être bien sûr que les deux rapporteurs qui défendaient des points de vue différents s'accordent sur ce qui pouvait être écrit. À la fin, les rapporteurs ont pu tomber d'accord sur presque toutes les recommandations, sauf une, liée à l'étiquetage, sur laquelle leurs positions étaient irréconciliables. L'Office a alors pris acte de ce que les deux positions existent et a donné les arguments qui les rendent l'une et l'autre légitimes. Nous avons donc poussé l'exercice aussi loin que nous pouvions le pousser sans aller sur le terrain des valeurs et du choix politique parce que la question d'étiquetage n'est pas tant une question scientifique qu'une question de décision politique.

Il a fallu beaucoup de patience. Le sujet des nouveaux OGM a d'ailleurs causé l'explosion interne puis la fin officielle du Haut Conseil des biotechnologies (HCB). Je regrette à titre personnel que le HCB n'ait pas été maintenu. Il n'est pas parvenu à prendre de décision sur un sujet comme celui-ci mais, au moins, il offrait un espace de débats, quand bien même ce pouvaient être des débats tendus, et notre société a besoin d'organiser de tels débats.

Chers amis, nous allons prendre le temps de faire la synthèse de nos échanges. Tout ce que vous avez dit est cohérent avec ceux que nous avons eus avec l'Académie des sciences et l'Académie nationale de médecine sur l'enseignement des sciences, Didier Roux le confirmera. Vous êtes par ailleurs allés beaucoup plus loin sur la question de la culture scientifique. Ceci fait bien sûr partie des missions de l'Office. Notre rôle premier est d'informer le Parlement pour établir les éléments scientifiques et techniques qui lui permettent de trancher. Comme « Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques », ce n'est pas nous qui effectuons ces choix, mais nous les évaluons et ce faisant, nous pouvons également évaluer le système d'enseignement supérieur et de recherche, ainsi que certains sujets plus spécifiques comme les évolutions scientifiques et techniques dans le bâtiment ou le nucléaire, pour lesquels nous sommes institutionnellement investis par la loi.

Le rôle de l'Office consiste aussi à animer le débat public. Nous tâchons d'y répondre, nous aimerions être plus visibles, et nous serions ravis que vous nous aidiez à être plus visibles. C'est dans cette perspective, pour être plus en phase avec l'actualité, que nous avons développé ces dernières années des actions telles que les auditions publiques et interactives et les publications de format plus réduit que sont les notes scientifiques.

Le Parlement montre qu'il nous fait confiance en nous confiant des missions sensibles comme l'évaluation de la stratégie vaccinale et maintenant l'évaluation des effets secondaires des vaccins contre la Covid-19. Ceci montre bien que la visibilité de l'Office progresse, donc son influence politique. La saisine de la commission des affaires sociales du Sénat sur ce dernier sujet justifie d'ailleurs le fait de confier cette évaluation à l'Office par sa tradition reconnue quant au respect du contradictoire et sa capacité à faire entendre la diversité des voix scientifiques et politiques qui s'expriment sur un sujet.

Chers amis, comme nous nous y sommes engagés au début de notre réunion, vous serez tenus informés de tout ceci. Nous commencerons par mettre en place la boucle qui nous permettra d'échanger régulièrement. Comme la législature arrive à son terme, les décisions prises aujourd'hui et les recommandations qui ont été formulées seront aussi mises en oeuvre par les députés qui seront prochainement élus. Les sénateurs feront de toute façon la jointure. En tout état de cause, il était important de faire le point sur les évolutions souhaitables du conseil scientifique et la façon dont nous allons demain perfectionner nos modes de travail pour remplir au mieux nos missions.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je remercie notre président pour sa conclusion exhaustive qui me permet de me taire alors que les propos de Virginie Tournay sur l'autorité sociale et la confiance politique sont au coeur de mes préoccupations d'élu.

Je reviens très brièvement sur les observations de Didier Roux. Je pense que seule la décentralisation, dont il faut reconnaître que la contrepartie est l'inégalité de traitement sur le territoire, permettrait de débloquer un système d'éducation nationale qui a eu l'immense mérite de porter la quasi-totalité de nos jeunes à un niveau considéré comme satisfaisant, même s'il est discutable, mais qui s'épuise aujourd'hui sur une bureaucratisation et une paralysie absolue. Je forme le voeu que le travail scolaire continue de payer quoi qu'il arrive. Il n'est pas déshonorant.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci beaucoup. Chers collègues, chers membres du conseil scientifique, je vous remercie pour votre présence ce matin et votre grande disponibilité, et je vous dis : à très bientôt pour une nouvelle aventure collective.

La réunion est close à 12 h 30.

- Présidence de Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office -

La réunion est ouverte à 14 h 10.

Audition publique sur le chlordécone (Catherine Procaccia, sénateur, rapporteur) - 1ère audition

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Bonjour à tous. Je voudrais d'abord excuser notre président Cédric Villani qui nous rejoindra un peu plus tard.

Nous organisons aujourd'hui une première audition publique sur l'actualisation des données scientifiques concernant l'impact de la chlordécone aux Antilles. En 2009, avec Jean-Yves Le Déaut, nous avions élaboré, au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), un rapport dressant un bilan et des perspectives d'évolution sur les conséquences de l'utilisation de la chlordécone aux Antilles. Nous avions pu constater l'ampleur de la pollution induite par cet insecticide mais, comme la plupart des projets de recherche venaient d'être lancés, nous manquions de données pour établir des conclusions solides. C'est pour cela qu'aujourd'hui, plus de dix ans après ce premier rapport, l'Office a voulu faire un point sur l'évolution des connaissances scientifiques qui ont pu être acquises sur ce sujet d'importance majeure pour nos compatriotes aux Antilles.

Pour traiter au mieux le sujet, nous avons fait le choix d'y consacrer deux auditions publiques. Cette première audition s'intéressera aux conséquences environnementales et agricoles de cette pollution ainsi qu'aux solutions susceptibles d'être mises en oeuvre. Une seconde audition sera davantage centrée sur la santé humaine et sur les répercussions sociales aux Antilles.

L'audition d'aujourd'hui est captée et diffusée en direct sur le site du Sénat. Comme il est d'habitude pour les travaux de l'Office, les internautes qui nous suivent à distance peuvent poser des questions par l'intermédiaire d'une plateforme en ligne. Nous relaierons un certain nombre de ces questions au cours des débats que nous aurons avec les intervenants.

Notre audition de ce jour s'organise autour de deux tables rondes : la première concernera l'impact de la chlordécone sur les sols et les perspectives de remédiation qui sont actuellement développées, la seconde s'intéressera aux ressources agricoles et halieutiques.

La première table ronde réunit Thierry Woignier, directeur de recherche au CNRS à l'Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale, Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à l'université d'Evry-Val-d'Essonne et Christophe Mouvet, ancien chef de projet au BRGM. Je vous propose d'intervenir pendant 7 à 8 minutes chacun, de telle sorte que nous puissions débattre à la suite de ces présentations. Monsieur Woignier, vous avez la parole.

M. Thierry Woignier, directeur de recherche au CNRS à l'Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale (IMBE). - J'ai intitulé mon intervention « Approche physique de la pollution des sols par la chlordécone : l'influence de l'argile et l'idée de la séquestration ». C'est un travail qui a été réalisé avec mon collègue Luc Rangon, technicien pédologue à l'IMBE, au campus agro-environnemental caribéen. Notre objectif était d'essayer d'acquérir des connaissances à différentes échelles, de la microstructure du sol jusqu'à la parcelle, et d'essayer de proposer des solutions de gestion de cette pollution, adaptées au sol, aux plantes cultivées et à la ressource en eau. Je présenterai la contamination des sols et le confinement naturel de la chlordécone dans les sols en fonction du type d'argile ainsi que le phénomène de séquestration de la chlordécone, qui est une technique de gestion que je propose comme une alternative à la dépollution. J'évoquerai également les limites physiques de la décontamination.

Les sols de la Martinique qui ont été les plus contaminés sont ceux du nord et du centre de l'île. Nous nous sommes intéressés à deux types de sol : les nitisols et les andosols. Les études montrent que les taux de concentration en chlordécone dans les nitisols sont relativement faibles et qu'ils sont bien plus importants - avec environ un facteur 5 - dans les andosols. Pourtant, lorsque l'on s'intéresse au transfert de la chlordécone des sols aux plantes, on voit que, pour des plantes identiques, le taux de transfert est plus faible au niveau des andosols. On a donc un paradoxe : les andosols sont fortement pollués mais faiblement contaminants.

Dans les andosols, on a des argiles de type allophane qui ont des caractéristiques physico-chimiques très spéciales. Ce sont des argiles jeunes qui viennent de roches volcaniques et qui n'ont pas été complètement transformés. Plus le sol est riche en allophanes, plus la concentration en chlordécone y est élevée. Or, comme pour le transfert aux plantes, si on s'intéresse au transfert de la chlordécone du sol à l'eau, on peut voir que plus il y a d'allophanes dans le sol - et donc de chlordécone - moins le transfert est important.

On peut donc se demander si cela est lié aux propriétés physiques de ces argiles. Par microscopie électronique, on peut voir que la structure des argiles est très différente entre les nitisols (composés d'halloysite) et les andosols (composés d'allophane). Si on fractionne avec des tamis les sols pour séparer les particules d'argile selon leur taille et que l'on regarde la concentration en chlordécone dans les différentes fractions obtenues, on peut constater que, si pour les nitisols les concentrations en chlordécone sont constantes, on a une concentration en chlordécone dans les petites particules d'andosol (de moins de 50 um) bien plus élevée que dans les particules de plus grande taille.

Les particules d'allophane sont formées par un agrégat de particules, elles-mêmes formées de particules. Cela forme une structure labyrinthique. Par des techniques de diffusion de rayons X ou de neutrons, on peut mesurer la taille des agrégats ainsi que le volume de pores présentes et la tortuosité de ces agrégats, qui représente la complexité de la structure. La concentration en chlordécone dépend de ces paramètres physiques qui sont des caractéristiques importantes de ces argiles. En revanche, le taux de relargage présente une dépendance inverse à ces paramètres. Les allophanes forment donc une sorte de piège duquel on ne peut que difficilement faire ressortir la chlordécone.

Grâce à des modèles simples, on a calculé la perméabilité et la diffusion à l'intérieur de ces agrégats, afin de déterminer l'accessibilité de la chlordécone à l'intérieur de ces structures. À faible échelle, la perméabilité et la diffusion sont toutes deux très diminuées et rendent difficile l'extraction de la chlordécone. Au vu de ce constat, la décontamination semble complexe.

C'est ce qui m'a poussé à proposer il y a quelques années une alternative : la séquestration. Puisqu'il est difficile d'extraire la chlordécone de ces structures pièges, il pourrait être intéressant, à l'inverse, d'accentuer le confinement de la chlordécone à l'intérieur des sols pour ne pas qu'elle soit transférée à l'eau ou aux plantes.

La chlordécone a une grande affinité pour la matière organique. On a donc essayé d'accroître le confinement en ajoutant de la matière organique sur les sols, par exemple avec du compost. Après des premières expériences en laboratoire, on a fait des tests comparatifs sur des parcelles avec des radis, des laitues et des concombres. On a pu observer que le taux de transfert de la chlordécone aux plantes était bien plus faible avec l'ajout de compost. Des résultats similaires ont été obtenus à l'aide de biochar.

Ainsi, l'approche physique a permis de comprendre pourquoi certains sols fortement contaminés piègent la chlordécone et de questionner l'accessibilité de cette chlordécone. La faible accessibilité que nous avons démontrée interroge sur la faisabilité des éventuelles techniques de décontamination. Pour moi, il sera physiquement impossible de décontaminer totalement les sols. Il ne faut pas faire croire aux Antillais qu'en mettant plus d'argent dans les programmes de recherche on trouvera forcément des solutions. On a proposé une alternative à la décontamination, qui est moins élégante, mais qui peut être utilisée facilement par les agriculteurs. On n'enlève pas la contamination mais on la confine et on limite ses effets.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci beaucoup. Je vais maintenant passer la parole à Pierre-Loïc Saaidi qui est maître de conférences à l'université d'Evry-Val d'Essonne et qui s'intéresse à la transformation bactérienne de la chlordécone.

M. Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à l'université d'Evry-Val d'Essonne. - Merci beaucoup pour cette invitation. Je vais vous faire part des connaissances acquises sur la dégradation bactérienne de la chlordécone avec comme perspective la dépollution de la chlordécone par voie bactérienne qui, à ce jour, n'est pas encore actée.

Entre les années 1980 et les années 2000, quelques travaux ont eu pour objectif d'essayer d'approcher une dégradation de la chlordécone par des micro-organismes. Globalement, ce qu'il faut retenir des résultats de cette époque, c'est que la dégradation était généralement faible, sauf dans un cas qui utilisait des conditions réductrices. Malheureusement, à cette époque, les techniques analytiques ne permettaient pas d'identifier tous les produits de dégradation de la chlordécone et donc d'étudier complétement cette dégradation.

À partir des années 2010, une deuxième vague d'études ont été menées avec, encore une fois, un succès très relatif. Selon les cas, il y avait soit uniquement des traces de dégradation, soit de la bio-fixation, soit un manque de données analytiques permettant de rendre des conclusions vraiment solides.

C'est à cette époque que nous avons commencé nos travaux de biodégradation de la chlordécone. Au bout de quatre-cinq ans, nous avons réussi à identifier des conditions de culture et des bactéries qui permettaient de dégrader la chlordécone. Ainsi, dans une expérience menée en bouteille, grâce à des bactéries, un milieu de culture et des conditions réductrices (en anaérobiose), et après plusieurs centaines de jour, nous avons pour la première fois observé la disparition complète de la chlordécone qui avait été ajoutée initialement. Un produit de dégradation, alors inconnu, s'était parallèlement formé.

Nous avons ensuite étudié la biodégradation avec plusieurs bactéries et dans différentes conditions et on s'est rendu compte d'un vrai paradoxe : la chlordécone, molécule réputée très récalcitrante, pouvait - dans certaines conditions microbiologiques - être dégradée en une multitude de molécules filles, appelées produits de dégradation, que l'on peut globalement regrouper en sept grandes familles.

Nous nous sommes alors demandé si cette capacité de dégradation de la chlordécone n'était pas déjà existante aux Antilles. En collaboration avec Thierry Woignier, nous avons étudié des échantillons de sol, de sédiments et d'eau martiniquais, à la recherche de ces produits de dégradation. Leur présence aurait démontré une certaine dégradation naturelle de la chlordécone. Nous avons alors observé que bon nombre de ces composés - environ les trois quarts - étaient présents aux Antilles. Certains ne l'étaient qu'à l'état de traces, d'autres en quantité nettement plus importante. Cela nous a conduits à remettre en cause l'idée que la dégradation de la chlordécone était impossible en conditions environnementales.

Nous avons alors poursuivi nos travaux avec des échantillons de bactéries antillaises, qui ont permis - en conditions de laboratoire - d'observer cette même capacité de dégradation. Cela a été conforté par une étude de collègues antillais et canadiens qui ont publié l'année suivante des résultats similaires. Parallèlement, nous avons travaillé sur différentes bactéries isolées, certaines conduisant à des produits de transformation différents. Enfin, plus récemment, une autre équipe a montré qu'il était possible de dégrader la chlordécone avec des bactéries que je qualifierais « de métropole », issues de la station d'épuration d'Orléans. Cette capacité de dégradation n'est donc pas forcément rare dans le monde bactérien.

Nous avons également montré par un travail de microbiologie et de biologie moléculaire que des corrinoïdes, co-facteurs très répandus chez les bactéries, étaient impliqués dans la dégradation de la chlordécone. Ce résultat constitue un autre indice montrant qu'il y a probablement énormément de bactéries qui, mises dans les bonnes conditions, peuvent être amenées à induire une dégradation de la chlordécone.

L'ensemble de ces résultats nous ont donc convaincus qu'il y avait un fort potentiel aux Antilles pour dégrader la chlordécone. Le message que je voudrais vous faire passer est que, comme pour un départ de feu qui nécessite un comburant, un combustible et de la chaleur, la dégradation de la chlordécone nécessite une chlordécone accessible - ce qui fait le lien avec la présentation de Thierry Woignier -, des conditions globalement réductrices - c'est ce que nous avons mis en évidence - ainsi que des bactéries qui aiment vivre en conditions réductrices. La question qui se pose aujourd'hui est donc de savoir comment réaliser la concomitance spatiale et temporelle de ces conditions.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci beaucoup pour ces informations et ces progrès intervenus depuis une dizaine d'années. Je vais maintenant laisser la parole à Christophe Mouvet, ancien chef de projet au BRGM, qui a travaillé sur la décontamination grâce au procédé d'in situ chemical reduction, que vous allez nous présenter.

M. Christophe Mouvet, ancien chef de projet au BRGM. - Je vais vous parler de la décontamination des sols par le procédé d'in situ chemical reduction (ISCR), ou en français réduction chimique in situ. Je vais vous présenter des travaux qui ont été menés en laboratoire, mais aussi et surtout sur le terrain, par le BRGM entre 2009 et 2018.

Le principe de l'ISCR est de générer de manière temporaire dans le sol des conditions physico-chimiques permettant de transformer la chlordécone. Pour rappel, la chlordécone est une molécule composée de 10 atomes de chlore, 10 atomes de carbone et un atome d'oxygène. L'ISCR est une sorte de « chimiothérapie du sol » qui va enlever un certain nombre d'atomes de chlore.

Les résultats que je vais vous présenter ont été obtenus en conditions réelles sur une parcelle de la plaine du Lamentin, composée d'un nitisol qui avait une teneur en chlordécone de l'ordre de 0,7 #177; 0,3 mg par kilogramme de sol, et qui était en jachère. Le propriétaire était très motivé à nous accompagner dans ces travaux sur sa parcelle.

L'ISCR consiste à incorporer un amendement sur le terrain, sur une profondeur de 30 à 40 centimètres, et de procéder ensuite à une légère contraction du sol, par exemple en passant dessus avec un tracteur. On irrigue ensuite abondamment la parcelle pour maintenir une forte teneur en eau et des conditions réductrices.

En comparaison avec une parcelle témoin, l'incorporation de fer zéro valent d'une granulométrie fine - un des cinq amendements que nous avons testés - permet d'observer une diminution de la concentration en chlordécone de l'ordre de 63 % après 24 jours, et de 68 % après 94 jours. Si l'on regarde le résultat après 24 jours, cela correspond à 85 % de l'effet maximum qui pourrait être obtenu. On a donc un effet qui est à la fois très significatif et très rapide.

Outre les teneurs en chlordécone, nous avons fait pousser sur ces parcelles différentes cultures vivrières, en collaboration avec le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) et l'IRD (Institut de recherche pour le développement). Ainsi, pour le radis, la concentration en chlordécone obtenue dans les parcelles traitées était inférieure à la limite maximale de résidus (LMR), alors que ce n'était pas le cas pour les parcelles non traitées. De même, nous sommes parvenus avec certaines modalités d'ISCR à descendre sous la LMR pour des patates douces et à faire diminuer la teneur en chlordécone dans des concombres.

Il faut cependant se demander si ce procédé n'a pas un impact agronomique négatif. Vous pouvez voir sur cette diapositive illustrative qu'il est très difficile d'identifier quelle parcelle a été traitée et celle qui ne l'a pas été. Les bananiers n'ont pas l'air impactés.

Comme pour la dégradation bactérienne, il est important d'étudier les dérivés formés au cours de cette transformation. Quels sont-ils ? Quel est leur devenir ? Quelle est leur toxicité ? Ce que l'on a observé dans le cadre de cette étude, c'est le remplacement d'atomes de chlore par des atomes d'hydrogène - une déchloration - qui peut atteindre jusqu'à 7 atomes de chlore. On peut également obtenir une ouverture de la structure en cage mais, malheureusement, ces produits, qui ont été notamment décrits par Pierre-Loïc Saaidi, n'avaient pas été recherchés lors de nos travaux. Ce sont des expériences en laboratoire réalisées récemment qui ont permis de les identifier.

Si on essaye de réaliser un bilan de masse à l'issue de cette dégradation, on constate que celui-ci est incomplet : la masse de la chlordécone restante et celle des produits de dégradation identifiés n'atteignent pas la masse initiale. Il est probable que cela s'explique par l'absence de recherche de certains produits de dégradation qui auraient été formés. Il est également possible qu'une partie de la chlordécone ait été minéralisée (transformation en dioxyde de carbone, en eau et en chlorure). Pour avancer sur ces recherches, il faudrait conduire des expériences avec des molécules marquées au carbone 14, ce qui est compliqué en laboratoire et quasiment impossible sur le terrain.

Concernant la toxicité des produits formés, celle-ci a pu être évaluée dans le cadre de collaborations. En ce qui concerne la cytotoxicité, elle a été évaluée comme inférieure à celle de la chlordécone pour la totalité des produits de transformation testés. La génotoxicité a quant à elle été quantifiée comme nulle pour les trois produits de transformation principaux, issus d'une, de deux ou de trois déchlorations. Enfin, pour l'un des principaux produits de dégradation - issu d'une triple déchloration -, l'effet pro-angiogénique, l'effet sur la croissance tumorale et l'effet perturbateur endocrinien ont été évalués via des tests réalisés in vitro et in vivo et se sont révélés moindres que ceux de la chlordécone.

L'ISCR, qui permet de diminuer de manière significative la concentration en chlordécone dans les sols traités, devrait entrainer une diminution de la contamination des eaux. Cependant, la chlordécone n'est pas uniquement située dans les 30 à 40 premiers centimètres du sol. Aussi, l'effet quantitatif bénéfique pourrait être moindre qu'espéré et le temps de réponse relativement long (potentiellement plusieurs décennies). En laboratoire, il a été montré que les produits de transformation de la chlordécone pouvaient être entrainés par l'eau mais à des concentrations plus faibles que celle de la chlordécone.

Nous avons donc réussi à atteindre, en conditions réelles de plein champ et en trois mois, une baisse de près de 70 % de la chlordécone. Cette technique ne nécessite que des équipements agronomiques classiques, ainsi que des équipements de protection individuels dans le cas du fer zéro valent. Nous avons montré que les produits de dégradation sont essentiellement des produits déchlorés, moins toxiques que la chlordécone. Enfin, cette technique permet de baisser significativement les concentrations en chlordécone dans les plantes cultivées, avec un effet agronomique nul sur les bananiers et faible sur les cultures vivrières.

Quel est le coût de cette technique ? Le fer zéro valent n'est malheureusement pas commun et indisponible sur place aux Antilles. Pour cette étude, nous avions trouvé un fournisseur en Pologne qui nous le vendait à raison de 1500 tonnes à 0,5 €/kg. Comme on appliquait une dose de l'ordre de 4 % de fer zéro valent sur 30 centimètres de profondeur, cela correspondait à environ 6 € par mètre carré pour la matière première. En ajoutant les frais de transport et des droits de mer ainsi que les coûts du fuel pour le tracteur et la rémunération du personnel agricole, on arrive à un prix de l'ordre de 160 000 euros par hectare. Ce coût pourrait peut-être baisser autour de 124 000 euros par hectare avec un fournisseur français.

Enfin, je tiens à remercier le propriétaire de la parcelle qui a accepté qu'on occupe son terrain pendant presque un an, le ministère en charge de l'environnement et la Direction générale de la prévention des risques qui a soutenu financièrement le BRGM sur cette thématique pendant presque 10 ans.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci Monsieur Mouvet. Nous avons donc entendu trois intervenants nous présenter trois méthodes et trois approches différentes pour essayer de venir à bout de la chlordécone, certaines testées uniquement en laboratoire, d'autres sur le terrain. Avant de laisser la parole à mes collègues il y a quelque chose qui me surprend dans les légumes qui ont été testés. Il me semblait que c'étaient les légumes racines qui étaient principalement pollués. On peut considérer que le radis en est un mais le concombre pousse sur le sol et non dans le sol, tout comme la salade. Pourquoi avoir fait le choix de ces légumes qui ne me paraissent pas être les plus concernés par la pollution par la chlordécone ?

M. Christophe Mouvet. - Vous avez tout à fait raison. Le radis est un légume racine, il était intéressant à ce titre de voir si l'ISCR permettait de le rendre consommable et la réponse est affirmative. Nous avons également étudié la patate douce qui est également un légume racine, et pour laquelle nous avons des résultats moyennement positifs. En ce qui concerne le concombre, ce sont nos collègues du Cirad qui souhaitaient l'étudier en tant que modèle scientifique. Je pense que c'est également la réponse qui peut s'appliquer à la laitue.

M. Thierry Woignier. - Ces légumes ont été proposés par le Cirad, à la suite d'études qu'ils avaient réalisées. Nous avons également procédé à des études sur la patate douce et d'autres légumes, que je n'ai pas présentées. Le radis est un légume modèle car il se charge très vite en chlordécone - lorsqu'il y en a - et pousse très vite, ce qui permet d'obtenir des résultats assez rapidement. Avec les patates douces, il est plus compliqué de réaliser les expériences en laboratoire et cela prend beaucoup plus de temps. Concernant le concombre, comme il touche le sol - et c'est pareil avec les feuilles de salade -, il se contamine aussi, bien que de manière moins significative. Il était important de voir si le procédé de séquestration que l'on voulait tester marchait sur les cultures les plus sensibles mais également sur les moins sensibles. Ce ne sont que des modèles et il faudra - quand il y aura des financements - tester sur d'autres légumes : des dachines, des ignames, etc.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je lance à présent le débat avec mes collègues.

Mme Justine Benin, députée. - Je suis députée de la Guadeloupe, et ai été rapporteure de la commission d'enquête présidée par le député Serge Letchimy sur le sujet de la pollution à la chlordécone des sols de Guadeloupe et de Martinique. Je souhaite tout d'abord vous remercier pour votre invitation. Pour notre rapport, nous nous étions appuyés sur le premier rapport de l'Office et je suis ravie de l'organisation de cette table ronde ainsi que de la perspective d'une seconde audition publique sur l'impact de la chlordécone sur la santé humaine.

Ma première question est la suivante : vous avez montré des résultats pour la Martinique, est-ce que vous travaillez en partenariat avec l'université des Antilles concernant le sujet de la décontamination ? Deuxièmement, nous avions souligné l'importance de la recherche sur la dépollution des sols qui devait être une priorité stratégique : est-ce que les financements disponibles sont à la hauteur de cet enjeu ? Nous savons très bien que les terres de Guadeloupe et de Martinique sont polluées pour de nombreuses années. Troisièmement, est-ce que nous pourrions réellement tendre vers le « zéro chlordécone » ? Enfin, et même si la réponse a été donnée, sachez que je souscris totalement à la question de Mme Catherine Procaccia : plutôt que des radis j'aurais préféré que l'on me parle de dachines, d'ignames et d'autres légumes racines.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je vous remercie. En effet, pour cette dernière question, nous avons obtenu une réponse de nos deux intervenants. Je laisse la parole à présent à Cédric Villani, président de l'Office.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci, chère collègue. Félicitations aux intervenants pour la qualité de leurs interventions. On a vu à quel point il était difficile de se débarrasser de la chlordécone et à quel point il existait une variété de solutions envisageables, méritant d'être investiguées. Je vais vous poser mes propres questions mais aussi celles posées par les internautes qui nous suivent.

J'ai d'abord une question concernant l'intervention de M. Mouvet. La question du coût a été évoquée, pourrait-on avoir des éléments de comparaison sur les coûts des différentes méthodes ? Est-ce que l'on pourrait disposer également d'une estimation du coût que cela représenterait au total pour l'ensemble des terres polluées ? Cela permettrait de se faire une idée de l'ordre de grandeur des sommes qu'il convient d'investir ou de réserver. J'imagine que le sujet a déjà dû être abordé dans les rapports précédents - je suis naïf sur le sujet - mais je pense qu'il est bon de rappeler les ordres de grandeur.

J'en viens à présent aux questions posées par les internautes. On a parlé de la rémanence dans les sols et de la façon dont la chlordécone pouvait migrer en profondeur mais que peut-on dire de l'éventuel transfert de la chlordécone entre parcelles ? Une question sur la toxicité des produits de dégradation : on a vu que la dégradation conduisait à plusieurs familles de molécules, que peut-on dire de leur toxicité relative ? Dans son intervention, M. Mouvet a parlé d'une étude sur la toxicité des composés qu'on obtenait à la suite du traitement par ISCR, qu'en est-il dans le cas d'une dégradation bactérienne ? Concernant la dégradation bactérienne, des essais ont-ils eu lieu à l'échelle de parcelles ? Les conditions réductrices requises pour la dégradation bactérienne sont-elles compatibles avec des conditions agronomiques propices à la croissance des végétaux ? Une question pour M. Mouvet : quel est le devenir du fer ajouté lors du procédé d'ISCR ? Quel impact environnemental a-t-il ? Peut-il être transféré dans l'eau ou dans les végétaux ?

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je vous laisse répondre à cette première série de questions et on demandera ensuite à nos collègues présents s'ils ont d'autres interrogations.

M. Christophe Mouvet. - En ce qui concerne l'ISCR, une des questions posées concerne la comparaison de son coût avec celui des autres méthodes. Je laisserai Thierry Woignier compléter mais, outre l'ISCR, seule la méthode de séquestration a prouvé une capacité à diminuer le transfert de la chlordécone vers les plantes et vers l'eau en conditions réelles de terrain. Il n'y a donc que très peu de méthodes avec lesquelles on peut comparer les coûts. L'utilisation de compost est intrinsèquement moins coûteuse que celle de l'ISCR, d'un facteur deux voire trois - tout dépend de la nature du compost et d'où il est importé - mais c'est une technique qui doit être répétée. Après un certain nombre d'années, le compost aura perdu son effet séquestrateur alors que l'ISCR détruit définitivement la chlordécone.

Parmi les autres questions qui relèvent de mon domaine, il y avait celle sur la toxicité des produits de dégradation. Comme je l'ai indiqué au cours de ma présentation, l'ISCR ne génère pas de produits plus nocifs que la chlordécone.

En ce qui concerne la compatibilité des conditions réductrices avec la croissance des végétaux, je crois qu'il y a une réponse simple : il suffit d'imposer des conditions réductrices pour quelques mois - voire un an ou deux - avant de revenir ensuite à des conditions normales. Au regard du problème de la chlordécone, qui dure depuis plusieurs décennies, l'effet négatif au niveau agronomique est selon moi extrêmement restreint.

Dernier point sur lequel je voudrais intervenir : le devenir du fer zéro valent. Il va s'oxyder et être fixé dans le sol. Or, les sols antillais sont connus pour leur très grande richesse en fer. Il n'y a donc aucune inquiétude à avoir en ce qui concerne l'impact environnemental potentiel de l'ajout de 4 % de fer zéro valent dans des sols antillais.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - M. Woignier, souhaitez-vous intervenir et compléter ces réponses ?

M. Thierry Woignier. - Pour compléter ce qu'a dit mon collègue Christophe Mouvet, nous avions fait une étude d'estimation comparative entre ses résultats et les nôtres : les coûts de la séquestration sont de l'ordre de 3 à 5 fois moindres. Cependant, il a tout à fait raison, l'ajout de compost n'est pas pérenne. Au bout d'un moment, le compost va se détruire et la matière organique disparaître. C'est pour cela que nous travaillons actuellement sur des biochars, qui sont aussi de la matière organique mais stabilisée. Mais je vous avouerai que je n'ai pas les coûts en tête.

Cependant, comme je l'ai expliqué tout à l'heure en jouant les Cassandre, dans les cas des andosols, les techniques d'ISCR ne permettent d'éliminer que 30 % de la chlordécone, et répéter trois fois le procédé ne permet pas d'éliminer 90 %. L'ISCR ne pourra donc pas décontaminer totalement ce type de sols. Je ne dis pas qu'il y a une méthode qui est meilleure que l'autre mais, qu'en fonction des types de sols et de certains paramètres, il faudra ajuster les traitements, qui pourront être de la remédiation ou de la gestion. Les andosols représentent 50 % des sols contaminés et, pour le moment, la technique d'ISCR n'y est pas très efficace.

Je voudrais également répondre à la question d'un éventuel transfert de la chlordécone entre les parcelles. Si vous ne faites pas de transfert de sol, il n'y aura pas ou très peu de transfert d'une parcelle à l'autre. Les travaux du Cirad ont montré qu'à l'intérieur d'une même parcelle qui n'avait pas été remaniée, on pouvait avoir des variations très importantes des taux de chlordécone puisque celle-ci n'a pas été épandue par voie aérienne mais déposée aux pieds des bananiers. Aussi, vous pouvez avoir une forte concentration à l'endroit où la chlordécone était déposée et, deux mètres plus loin, des concentrations très faibles. Ce faible transfert est lié à la faible solubilité de la chlordécone dans l'eau. Elle ne s'en va donc que très lentement avec l'eau. Si ce n'était pas le cas, cela ferait longtemps qu'une bonne partie de la chlordécone aurait été éliminée par les flux d'eau.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci. Monsieur Saaidi, souhaitez-vous intervenir ?

M. Pierre-Loïc Saaidi. - Personnellement, je ne vais pas vous vendre une méthode de dégradation bactérienne. Notre but est d'apporter des connaissances, notamment sur les capacités de dégradation par des bactéries déjà présentes aux Antilles, afin d'essayer de connaître l'avenir de la chlordécone si un jour des techniques permettent de la dégrader de façon microbiologique.

En pratique, ce que nous avons montré avec mes collègues, c'est qu'il y a une dégradation naturelle qui est d'ores et déjà opérante, même si elle est probablement de très faible ampleur. L'approche actuelle de suivi de la pollution à la chlordécone ne permet pas de mettre cette dégradation en avant. Il n'y a pas assez d'analyses dans les sols - compte tenu de l'ampleur des sols pollués et de la difficulté et du coût des analyses, c'est bien normal - ni de suivi temporel dans les sols, qui permettrait de voir l'abattement naturel de la chlordécone au cours des années. La présence des produits de transformation que nous avons identifiés démontre une certaine dégradation, sans apport particulier de l'homme. Même si personnellement je ne suis pas agriculteur, j'imagine que le travail du sol par l'agriculture peut peut-être dans certains cas stimuler la dégradation naturelle. Or, c'est quelque chose qui n'a pas été investigué pour l'instant.

Par ailleurs, il existe des procédés de biostimulation du sol, soit par apport de bactéries, soit par traitement, qui vont permettre de stimuler l'activité bactérienne mais cela sort de mon domaine de compétences et cela n'a, pour l'instant, pas été vraiment tenté. Ce que je peux dire par contre c'est que lorsque l'on va traiter un sol par ISCR, on peut avoir de manière simultanée une dégradation à la fois chimique et biologique grâce aux bactéries qui sont présentes et susceptibles de se trouver dans les bonnes conditions pour pouvoir dégrader la chlordécone.

Concernant la toxicité des différents produits de dégradation, c'est quelque chose d'assez compliqué. En fait, l'enjeu de la toxicité des produits de dégradation de la chlordécone est très relatif. On a mis en évidence la présence de ces composés dans les sols mais, comme pour l'instant il n'y a pas eu d'études quant à leur éventuelle présence dans les aliments, la justification de mener des études de toxicité étendue n'est pas démontrée. Autrement dit, cela fait quatre ans que je demande des financements pour des campagnes d'étude de la toxicité de ces composés mais ce n'est pas une priorité puisque l'on n'a pas encore montré une exposition de la population à ces composés. Cependant, nous n'avons pas les outils pour suivre l'éventuelle exposition de la population à ces composés. Aussi, bien que cette question existe, elle n'est pour l'instant pas prioritaire.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci. Je me tourne à présent vers nos collègues présents dans la salle. Monsieur Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, vous avez la parole.

M. Stéphane Artano, sénateur. - Merci à l'Office pour son invitation qui permet d'associer les parlementaires ultramarins à cette audition. Je ne suis pas un scientifique mais sur le plan du bon sens, j'ai bien entendu que la chlordécone se trouvait majoritairement dans les 30 à 40 premiers centimètres des sols puisque ce sont ceux que l'on cultive et ceux que l'on retourne. Est-ce qu'il serait pertinent de procéder à des carottages sur les zones identifiées pour voir en profondeur comment se situe la pollution constatée en surface ? Est-ce que cela présente une pertinence quelconque ? J'ai bien compris que s'il n'y avait pas de transport de terre d'une parcelle à une autre, il n'y avait pas de transfert de la pollution, est-ce que dans le sous-sol on peut imaginer qu'une pollution puisse exister malgré tout ? Un lessivage par des eaux en sous-sol ne pourrait-il pas polluer d'autres parcelles à travers le bassin versant ? Concernant les traitements, est-ce qu'on peut imaginer un cumul des méthodes scientifiques ? Est-ce que vous l'avez envisagé ? Cela présente-t-il un intérêt ? Pensez-vous que cela soit réalisable ? J'ai en effet le sentiment, pour être tout à fait honnête, que vous travaillez chacun indépendamment dans vos secteurs de recherche.

M. Bruno Sido, sénateur. - Pour répondre à notre président, je me suis amusé à calculer combien la dépollution pourrait coûter. J'ai pris la surface totale de la Martinique et la surface totale de la Guadeloupe, et les ai multipliées par le prix à l'hectare qui nous a été indiqué. Si l'on retient entre un et deux cinquièmes des terres contaminées, cela représente un coût entre 10 et 15 milliards d'euros.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Merci pour toutes les informations que vous nous apportez. J'ai pour ma part une question très précise. Cela a été indiqué tout à l'heure, la chlordécone était répandue aux pieds des bananiers. Je suppose - même si je n'en sais rien - qu'elle contaminait les végétaux. Qu'est-ce qu'on faisait des feuilles qui pouvaient éventuellement tomber ? Où est-ce que cela a été stocké ? Y a-t-il eu un questionnement sur les déchets agricoles qui auraient pu être contaminés et ainsi permettre le transfert de la pollution à d'autres terrains ?

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je vais pouvoir répondre à cette question : c'est uniquement le sol qui a été contaminé. La banane n'a jamais été contaminée et la canne à sucre n'était contaminée que sur un ou deux centimètres. Je laisse nos intervenants répondre aux autres questions.

M. Thierry Woignier. - Pour répondre à la personne qui nous a dit que nous travaillions chacun dans notre coin, ce n'est que partiellement vrai car nous avons beaucoup travaillé ensemble. J'ai par exemple participé à un travail avec M. Saaidi et, quand M. Mouvet indique que les expériences d'ISCR ont été faites en partenariat avec l'IRD, il s'agissait d'une collaboration avec mon collègue Luc Rangon et moi-même. Sur les mêmes parcelles, nous avons fait des études avec le procédé ISCR et avec le procédé séquestration. Ce sont les résultats que nous avons évoqués tout à l'heure.

M. Pierre-Loïc Saaidi. - Effectivement, au fil du temps nos chemins se sont croisés et actuellement je travaille avec la successeure de M. Mouvet au BRGM sur une approche croisée ISCR et stimulation des bactéries du sol. Nous avons bien diagnostiqué que le but est l'efficacité avant tout et que, s'il est possible d'obtenir un effet synergique, il sera plus que bienvenu.

M. Christophe Mouvet. - Je voudrais revenir sur la question de l'intérêt de faire des carottages. Je vais tout à fait dans ce sens, sachant qu'il y a dans la littérature un certain nombre de données disponibles sur des profils en profondeur mais qui, en général, s'arrêtent à 60 ou 70 centimètres. On a effectivement de la chlordécone jusqu'à cette profondeur, bien qu'il y ait une tendance claire de diminution de la concentration avec la profondeur. Si on a 10, 20 ou 30 mètres de zone non saturée en dessous du sol avant d'arriver, par exemple, à une nappe d'eau souterraine, et même si ces horizons plus profonds sont 10, 20 ou 30 fois moins contaminés que la zone cultivée du sol, on y trouve in fine la même masse de chlordécone. Aussi, sans vouloir dresser un tableau noir, si régler la contamination du sol agronomique sur 30 à 40 centimètres est, bien sûr, tout à fait souhaitable, cela ne règle absolument pas la totalité du problème, compte tenu du stock que l'on sait exister plus bas. Il faudrait effectivement pouvoir faire un nombre suffisant de carottages, bien que cela soit très coûteux et compliqué scientifiquement et techniquement. Mais il est clair que l'on ne peut pas se contenter d'une vision se limitant aux 40 premiers centimètres.

Pour revenir sur l'andosol et compléter ce que Thierry Woignier a indiqué, nous avons montré, au BRGM, par des travaux de laboratoire, que l'ISCR ne permet d'abattre que de 30 à 35 % la teneur en chlordécone dans les andosols. Mais je ne souhaiterais pas laisser l'image selon laquelle l'ISCR ne serait d'aucun intérêt pour les andosols. Il est tout à fait possible que les 30 à 35 % - voire les 25 % - qui sont éliminés par l'ISCR sont ceux auxquels les plantes auraient eu accès. Cette faible efficacité de l'ISCR sur les andosols pourrait donc être tout de même très intéressante du point de vue agronomique, bien que l'on n'ait pas pu l'étudier in situ, faute de financement.

M. Bruno Sido, sénateur. - Je vais parler en tant qu'agronome : certes les plantes vivrières ont des racines qui ne vont pas très profond mais il y a beaucoup de plantes qui ont des racines qui vont au-delà de 40 centimètres de profondeur. Par conséquent, ne traiter que les 40 premiers centimètres destine le sol à ces cultures vivrières mais pas à d'autres.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Peut-être qu'aux Antilles, compte tenu du type volcanique de la roche, on a des plantes qui n'ont pas beaucoup de racines, mais je ne suis pas agronome.

M. Hervé Macarie, chercheur à l'IRD. - Je me suis également amusé à faire le calcul concernant le coût de l'ISCR. À 160 000 euros par hectare pour 20 000 hectares, j'étais arrivé à un coût de 3,2 milliards. Si on le divise par 65 millions d'habitants en France, cela fait 50 euros par habitant. Je pense qu'il faut remettre les choses dans leur contexte. De plus, il y a d'autres éléments qui doivent être pris en compte et dont nous ne disposons pas aujourd'hui : personne n'est capable de nous dire combien coûtent les interdictions de pêche, le fait d'avoir mis 40 % - je crois - des pêcheurs au chômage, les interdictions de culture, la fermeture de fermes aquacoles, l'obligation de faire des contrôles des aliments sur les marchés et dans les supermarchés. Il faut mettre tous ces coûts en regard du budget que représenterait une dépollution des sols.

Enfin, concernant le « zéro chlordécone », jamais personne ne sera capable de certifier qu'un produit est véritablement « zéro chlordécone ». Les équipements analytiques dont nous disposons ont des limites et il sera, au mieux, possible d'indiquer qu'aucune trace n'a été détectée.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci M. Macarie de rapprocher la réalité du coût de la recherche à l'ampleur des enjeux pour les Antilles.

M. Thierry Woignier. - Je voudrais simplement ajouter un commentaire à propos du « zéro chlordécone ». Excusez-moi M. Mouvet, je ne voulais pas dire que faire de l'ISCR ne servait à rien mais, à cause de la physique, on ne pourra pas entièrement décontaminer ces sols. On entend régulièrement la revendication du « zéro chlordécone ». Je ne voudrais pas que certains pensent que des techniques miraculeuses vont arriver à nettoyer complètement la chlordécone dans les sols car, dans certains cas, ce sera physiquement impossible. J'abonde aussi avec ce qu'a dit Hervé Macarie : faire une mesure de « zéro chlordécone » n'a pas réellement de sens. On peut dire que l'on est proche de zéro mais on ne pourra jamais affirmer y être complétement.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci beaucoup. On pourra éventuellement revenir sur ces sujets tout à l'heure mais je souhaiterais que l'on essaie de respecter l'ordre du jour et que l'on passe à la seconde table ronde.

M. Pierre-Loïc Saaidi. - Excusez-moi, je me permets simplement un petit ajout au sujet de la comparaison entre l'ISCR et les autres techniques. Au regard des connaissances actuelles, les produits de dégradation formés par l'ISCR ont un profil de toxicité encourageant. Ils pourraient de fait être plus facilement incorporés dans la chaîne alimentaire. En ce qui concerne les voies alternatives de dégradation, les produits formés sont différents et nous manquons d'information quant à leur toxicité et leur mobilité. Ces connaissances sont selon moi importantes à acquérir pour pouvoir les inclure dans la prise de décision concernant la dépollution des sols, et ce, au-delà des aspects financiers et d'efficacité.

Madame Justine Bénin nous a interrogés sur le soutien financier que nous avons reçu pour la dépollution des sols. Il y a eu un appel à projets sur la remédiation de la chlordécone en 2019 mais la recherche nécessite un important soutien pour pouvoir conforter ses résultats et apporter des compléments. En tant que chercheurs, nous ne pouvons que donner des informations, c'est ensuite à vous d'être décisionnaires, mais il faut que l'on puisse vous apporter des informations complètes. Notre devoir est de vous dire ce que l'on sait, ce que l'on ne sait pas, et les informations qu'on n'aimerait mais que l'on ne peut pas vous donner. Et donc, selon moi, des informations manquent aujourd'hui pour pouvoir mettre les différentes techniques en perspective.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Nous allons passer à la seconde table ronde qui va s'intéresser à la pollution des ressources agricoles et halieutiques. Nous avons le plaisir de recevoir Magalie Jannoyer, adjointe à la direction générale déléguée à la recherche et à la stratégie du Cirad, qui a mené de nombreux travaux sur la chlordécone - nous nous souvenons, Jean-Yves Le Déaut et moi-même, avoir pu bénéficier de votre éclairage il y a plusieurs années -, Marc Voltz, directeur de recherche à l'INRAE, professeur consultant à Montpellier SupAgro, membre correspondant de l'Académie d'agriculture de France et chercheur en sciences du sol et en hydrologie, Charlotte Dromard, maître de conférences à l'université des Antilles, dont les travaux s'intéressent à l'incidence de la contamination à la chlordécone sur les organismes marins, et Guido Rychen, professeur des universités à l'ENSAIA et président du comité de pilotage scientifique national du Plan chlordécone IV.

Nous allons commencer avec vous Mme Jannoyer, au sujet du transfert de la chlordécone du sol aux plantes. Cela sera l'occasion de répondre à ma collègue Angèle Préville, qui s'interrogeait sur ce transfert, et de nous présenter les progrès que vous avez pu réaliser dans vos recherches. Vous avez la parole.

Mme Magalie Jannoyer, adjointe à la direction générale déléguée à la recherche et à la stratégie du Cirad. - Merci beaucoup pour votre invitation. Cette présentation a été réalisée avec différents collègues mais ne reflète pas toutes les collaborations que nous avons pu mettre en place sur ces sujets. Je vais vous parler essentiellement du transfert du sol vers la plante, avec des rappels préliminaires sur le contexte pour bien comprendre la situation sur le terrain.

La chlordécone est une molécule qui a une très faible solubilité dans l'eau, une forte affinité envers la matière organique et une faible biodégradabilité, même si Pierre-Loïc Saaidi vous a expliqué qu'aujourd'hui, on avait des espoirs de ce point de vue. Ces propriétés physico-chimiques conduisent à une pollution persistante. Une première publication qui utilisait un modèle très simple montrait que la décontamination naturelle des sols pouvait durer plusieurs décennies, voire des siècles. Comme je vais vous le présenter, les perspectives ont aujourd'hui un peu évolué.

Cette molécule a été utilisée dans les bananeraies entre les années 1970 et 1990 aux Antilles. Comme vous l'avez indiqué, l'application était hétérogène : la chlordécone était appliquée sous forme de poudre autour des bananiers, ce qui a conduit à une pollution hétérogène des sols. Cette pollution est diffuse et chronique dans le temps. La chlordécone a été stockée dans les sols, qui sont aujourd'hui des réservoirs de pollution, avec un impact sur les chaînes alimentaires et les différents compartiments environnementaux. En effet, bien que peu soluble, une part de la chlordécone est tout de même entrainée par l'eau. Elle peut également être transférée vers les cultures et être absorbée et bioconcentrée chez les animaux. Guido Rychen abordera ce dernier sujet. Cette molécule finit donc par atterrir dans nos assiettes, ce qui constitue la principale source d'exposition à la chlordécone aux Antilles actuellement.

Très rapidement, nous nous sommes intéressés aux possibilités de réduction de l'exposition des consommateurs, notamment lors de la consommation de fruits et légumes. Nous essayons de trouver des pratiques permettant de produire des fruits et légumes conformes à la réglementation, qui n'exposent pas - ou en tout cas le moins possible - les populations. Pendant de nombreuses années, nous avons acquis des connaissances génériques, qui ont montré que le transfert de la chlordécone du sol vers la plante était un transfert passif, avec un gradient décroissant du sol vers les racines puis les tiges et les feuilles, avec un positionnement des fruits qui est un peu intermédiaire. Il existe deux processus assez différents : d'une part, une absorption par les racines fines de la chlordécone soluble dans l'eau, d'autre part, une adsorption, c'est-à-dire que la molécule se colle sur la surface des racines et des tubercules et est ensuite transportée via le flux de sève au sein de la plante. En revanche, elle n'est pas absorbée de manière aérienne mais uniquement du fait de la présence de la molécule dans le sol.

Grâce à nos nombreuses expérimentations, nous avons réussi à mettre en évidence trois types de réponse en fonction des plantes cultivées. Cela nous a permis de construire un outil de gestion, en fonction du niveau de pollution du sol et des limites maximales de résidus. Cet outil est très utile pour les agriculteurs puisque cela leur permet d'anticiper les possibilités de culture sur leurs parcelles, en fonction de leur niveau de pollution. Comme je vous le disais, nous avons identifié trois types de production. Tout d'abord, celles qui sont peu sensibles, c'est-à-dire qui peuvent être cultivées quel que soit le niveau de pollution du sol : cela correspond aux arbres fruitiers et aux solanacées, c'est-à-dire les tomates, les piments, les aubergines, les christophines, les ananas... Il y a ensuite les productions intermédiaires qui sont plus sensibles : ce sont les cucurbitacées, les laitues et la canne à sucre. Enfin, la catégorie de production très sensible est celle des racines et tubercules.

Nous nous sommes également aperçus que le lien entre le sol et la plante était assez complexe. L'explication de la teneur en chlordécone dans la plante est liée à la nature du sol mais aussi aux pratiques agricoles et à l'utilisation qui était faite des parcelles. Comme Thierry Woignier vous l'a expliqué, on sait que les nitisols et les andosols, ne sont pas pollués de la même manière, en raison de leurs structures différentes. La pollution du sol dépend également du type d'exploitation : les exploitations de type agro-industriel qui avaient plus de moyens ont utilisé plus massivement la chlordécone. Les pratiques agricoles jouent également un rôle, notamment le travail du sol qui conduit à une homogénéisation de la pollution. Cette observation nous a conduits à proposer une méthode d'échantillonnage qui permet de caractériser correctement le niveau de pollution moyen d'une parcelle. Le niveau de pollution dépend également de l'usage d'herbicides - on a récemment mis en évidence que l'usage du glyphosate pouvait augmenter le flux de chlordécone dans les autres compartiments - et des pratiques d'amendement organique, comme Thierry Woignier vous l'a présenté. Enfin, le niveau de dégradation intervient lui aussi. Comme je vous le disais, les premiers modèles de diffusion de la chlordécone dans l'environnement ont été révisés et les perspectives actuelles sont un peu plus réjouissantes, avec l'annonce d'une fin possible de la pollution par la chlordécone. Il faudra cependant regarder l'éventuelle pollution représentée par les molécules filles issues de cette dégradation.

En effet, plusieurs questions restent en suspens au sujet des propriétés, du devenir et de l'impact des molécules filles. On peut donc se demander quel sera l'impact de ces molécules sur les productions agricoles. La question de la représentation est également posée : la pollution par la chlordécone est invisible et les processus mis en jeu sont complexes, ce qui les rend difficiles à matérialiser et à expliquer. La question de la durabilité de la pollution et de ses conséquences est marquée par de fortes incertitudes qui doivent être clarifiées. La question des données et de la temporalité me semblent essentielles dans la compréhension des processus.

Pour conclure, je vous livre quelques propositions. Il me semble important de promouvoir et de soutenir des systèmes et des pratiques agroécologiques pour éviter de nouvelles catastrophes, en particulier sur les parcelles non polluées. Une partie des sols agricoles ne sont pas pollués, on pourrait beaucoup mieux les valoriser avec ces pratiques. Concernant les questions scientifiques, il y aurait besoin de nouvelles approches pour acquérir de nouvelles connaissances. Pour les transferts sol-plante, il faut réussir à comprendre de manière plus fine les interactions entre la physiologie de la plante et les propriétés des molécules. L'utilisation de la modélisation mériterait peut-être d'être intégrée aux recherches grâce aux données que l'on a pu acquérir. Enfin une approche systémique et interdisciplinaire de type santé globale pourrait - il me semble - être assez adaptée. Elle permettrait d'intégrer toutes les échelles, tant spatiales que temporelles, et inclurait aussi tous les compartiments environnementaux.

Dès 2010, on a fait le choix de travailler à l'échelle du bassin versant et je crois que cela a permis d'assembler de nombreuses connaissances et de les diffuser auprès des parties prenantes. Ces travaux ont fait l'objet de valorisations à travers des fiches techniques très simples qui ont été diffusées auprès des professionnels agricoles et de publications d'articles dans des revues internationales.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci Mme Jannoyer. Avant de passer la parole aux autres intervenants de la table ronde, je souhaiterais vous demander ce que vous entendez par une pollution qui cesserait plus rapidement. Je me souviens qu'on évoquait des périodes allant de 350 à 750 ans. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Mme Magalie Jannoyer. - On revient à des durées qu'on pourrait qualifier de plus humaines, plutôt de l'ordre du siècle que de plusieurs siècles. En fonction des sols, il pourrait même y avoir des dynamiques un peu plus rapides, de l'ordre de quelques décennies. Ce sont des durées plus facilement appréhensibles par les populations.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - C'est une bonne nouvelle !

Mme Magalie Jannoyer. - Je ne sais pas si c'est une bonne nouvelle...

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Par rapport à 750 ans, 100 ans, ça paraît très peu.

Mme Magalie Jannoyer. - Cela ne veut pas dire que les impacts sont moindres.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Au Sénat, on accueille les nouvelles avec la sérénité qui convient pour une institution qui travaille dans le temps long.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je passe à présent la parole à M. Marc Voltz, directeur de recherche à l'INRAE, qui va nous parler d'hydrologie.

M. Marc Voltz, directeur de recherche à l'INRAE. - Je vais vous parler de la contamination des eaux de surface par la chlordécone. Cet exposé s'appuie sur les données acquises par l'observatoire Opale, opérationnel depuis 2016, et sur des contributions d'un ensemble de collègues, basés en métropole et aux Antilles. Comme cela a été dit, la contamination des eaux provient de la contamination des sols. Dans la plupart des sols contaminés, on a 1 à 10 kilogrammes de chlordécone par hectare. Cette chlordécone est fortement adsorbée par le sol et, bien que peu soluble, elle reste tout de même mobilisable et peut être lessivée à petite dose. C'est ce qui explique que la pollution reste présente encore de nombreuses années après la période d'épandage.

À partir de nombreuses études expérimentales que nous avons pu faire sur un ensemble de sols volcaniques des Antilles, nous avons pu constater que la voie de transfert principale est la percolation, qui représente plus de 90 % du flux sortant. Le ruissellement ne représente que moins de 10 %. Ce résultat était attendu puisque nous savons de longue date que ce type de sol est très perméable, ce qui favorise l'infiltration et la percolation qui, au fur et à mesure, lessivent la chlordécone présente dans le sol, bien qu'à faible dose.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Quand vous indiquez sur vos documents 0 à 8 % pour le ruissellement et 92 à 100 % pour la percolation, l'intervalle traduit-il une incertitude ou une variabilité en fonction des situations ?

M. Marc Voltz. - C'est une variabilité en fonction des situations. On a fait des études sur différents types de sol et je vous donne ici la fourchette des résultats obtenus.

Ainsi, la chlordécone va être majoritairement transférée de manière souterraine, notamment vers les aquifères, qui sont assez fortement contaminés par la chlordécone dans les zones où le sol est contaminé. Or, les aquifères contribuent aux rivières, d'où une contamination des rivières, avec des temps de transfert qui dépendent de la nature des aquifères. Il y a également d'autres types d'écoulement, qu'on appelle les écoulements hypodermiques, qui sont aussi une source de contamination, notamment au moment des crues lorsque les sols sont saturés.

Les eaux de rivière sont constituées d'un mélange d'eaux souterraines et de surface, bien que dans la plupart des situations aux Antilles, ce sont essentiellement des eaux de surface. Ce sont les eaux de nappes qui vont déterminer les concentrations en chlordécone dans les eaux de surface.

Pour illustrer ces propos, je vais m'appuyer sur des résultats de l'observatoire Opale. Cet observatoire comprend un bassin versant en Martinique et deux bassins versants en Guadeloupe. Les relevés qui ont été réalisés montrent une contamination très élevée, bien au-dessus de la limite de potabilité, et que cette contamination est d'autant plus élevée que la part de sols contaminés sur le bassin d'alimentation de la rivière est importante. On peut également constater une variabilité forte à court terme de la concentration en chlordécone puisque, d'une semaine à l'autre, la concentration peut varier d'un facteur 1 à 10. Cette variabilité représente un problème pour la surveillance.

On a fait des études un peu plus fines ces dernières années pour comprendre ce phénomène. Si on regarde l'évolution des concentrations en fonction du débit de la rivière, on constate que les concentrations sont élevées lorsque les débits sont faibles. On pouvait s'y attendre puisque les nappes sont fortement polluées et que, quand les débits sont faibles, ce sont les nappes qui contribuent essentiellement au débit de la rivière. Mais on a également constaté qu'il y avait une augmentation de la concentration assez importante lorsque les débits étaient extrêmement forts. Cela s'explique par un transport particulaire important lors de forts ruissellements, qui charrient des particules de sol contaminé et font donc augmenter la concentration. Il y a ainsi plusieurs facteurs qui expliquent les fortes concentrations.

La contamination des rivières se fait donc, à l'échelle annuelle, essentiellement par les écoulements de nappe de manière dissoute, même si, au moment de crues importantes, on peut avoir des transports particulaires qui deviennent momentanément majoritaires. Cela rend très difficile de contrôler la contamination des eaux et ce, d'autant plus qu'il existe déjà de forts stocks de chlordécone dans les aquifères, qui vont probablement mettre des années ou des décennies à se vidanger en contaminant les rivières. Malheureusement, nous n'avons pas d'idée exacte de ces stocks.

S'il existe des espoirs quant à la contamination des sols, la contamination des eaux sera un problème de long terme. En guise d'exemple, les flux mesurés sur les bassins de l'observatoire Opale vont de 5 à 38 kilos par an, ce qui est à la fois significatif en termes de contamination des milieux avals et côtiers mais relativement faible par rapport aux stocks de chlordécone qui sont actuellement dans les sols, puisque dans l'un des bassins de l'observatoire, il a été quantifié une masse de l'ordre de 1 600 kilos.

Je signale enfin qu'un travail important a été réalisé, notamment en Guadeloupe, pour identifier les bassins versants dont les rivières sont contaminées.

Les impacts de cette pollution concernent les écosystèmes aquatiques dulçaquicoles et marins, qui seront présentés par Mme Dromard, et bien sûr sur les prélèvements qui peuvent être faits pour le bétail. En revanche, les conséquences sont relativement limitées sur les adductions en eau potable car la plupart des prises d'eau sont faites en amont des zones contaminées. Les derniers relevés établis montrent qu'il y a très peu de dépassement des normes.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci beaucoup pour cet exposé très clair. Nous allons maintenant entendre Mme Dromard, maître de conférences à l'université des Antilles, qui va aller un peu plus en aval puisqu'elle va nous parler des poissons et des crustacés. Je vous laisse la parole.

Mme Charlotte Dromard, maître de conférences à l'Université des Antilles. - Je vous présente un travail collégial réalisé avec mes collègues de l'Université des Antilles et des collègues d'Ifremer Martinique pour essayer de synthétiser au maximum les résultats obtenus depuis 2009 relatifs au milieu marin et également à la faune dulçaquicole.

En ce qui concerne les rivières, depuis 2009, les travaux les plus probants ont été réalisés dans le cadre de la thèse de Sophie Coat. Pour votre précédent rapport, il y avait eu une présentation préliminaire de ces résultats, qui s'intéressaient à la contamination de mollusques, de crevettes et de poissons. Les principaux résultats montraient que l'ensemble de ces compartiments affichaient des concentrations en chlordécone très élevées, qui dépassaient systématiquement 1 000 microgrammes par kg, ce qui est bien au-dessus de la limite maximale de résidus. À la suite donc de ces résultats, une interdiction de pêche en rivière a été mise en place au niveau régional en Guadeloupe et en Martinique.

Dans ces travaux, il a été mis en évidence que la matière organique dérivante était une voie de transfert privilégiée de la chlordécone de la rivière vers la mer, ce qui découle directement de la forte affinité de la chlordécone pour la matière organique. Ce fait nous amène à deux observations : on remarque une forte contamination du plancton lorsqu'il est collecté à l'embouchure des rivières, puisque celui-ci va intégrer les particules de matière organique les plus fines, et également une contamination des sédiments marins à l'embouchure des rivières. Mais si ces sédiments sont contaminés, ils ne le sont pas très fortement. Il y aurait donc assez peu d'accumulation de la chlordécone dans le sédiment marin ou une éventuelle désorption de la molécule vis-à-vis de la matière organique.

Dans les travaux les plus récents, il y a plusieurs résultats nouveaux et intéressants au sujet du comportement des larves des espèces dulçaquicoles. On sait à présent que la chlordécone modifie le comportement des larves, notamment pour les espèces diadromes, c'est-à-dire les espèces qui effectuent des migrations entre la rivière et le milieu marin. Par ailleurs, les dernières publications ont indiqué une modification de la structure du biofilm de rivière, qui représente un apport nutritif très important pour les organismes. Ce biofilm a ainsi été identifié comme un indicateur très prometteur pour suivre la contamination.

La matière organique dérivante qui débouche dans le milieu côtier conduit inévitablement à une contamination du milieu marin. Parmi les travaux qui ont été menés postérieurement à 2009, il y a deux études assez importantes : les projets ChloHal et ChloAnt. Leur objectif était double : compléter la cartographie marine de la contamination et comprendre les voies de contamination des animaux marins. Dans ces différents projets, on a échantillonné de nombreux organismes appartenant à des groupes trophiques différents et vivant dans des habitats différents : des organismes de mangrove qui sont très proches de la côte et donc de la source de pollution, des organismes d'herbier qui ont une localisation intermédiaire, et des organismes de récif qui sont les plus éloignés de la source de pollution. Au-delà du récif, on est en milieu pélagique, au-delà du plateau continental et il va s'agir d'espèces assez peu concernées par la contamination à la chlordécone.

Dans ces différents projets, on a montré une décroissance de la contamination de la côte vers le large et on a démontré les deux voies de contamination. La première est celle du bain. Il s'agit d'une contamination qui résulte du contact des téguments et des branchies avec l'eau polluée. Cette voie de contamination est prédominante en mangrove : tous les organismes y présentent des concentrations en chlordécone très fortes, quel que soit leur groupe trophique, simplement parce qu'ils baignent dans la même eau contaminée. La seconde voie de contamination est la voie trophique, c'est-à-dire que les animaux vont se contaminer en consommant des proies contaminées. Cette voie de contamination est plutôt prédominante dans les milieux éloignés. En récif, il y a très peu de contamination par bain, les eaux étant diluées, mais il y a une bioaccumulation liée à la voie trophique, les animaux se déplaçant entre les habitats.

Dans ces différentes études, on a également travaillé sur la variation saisonnière, en prélevant des organismes à différentes saisons. Cela a permis de mettre en évidence une contamination plus élevée des organismes lorsqu'ils sont prélevés durant la saison humide, du fait du fort débit de la rivière et de la diffusion du panache turbide qui sort de la rivière et va aller rejoindre des habitats côtiers marins plus ou moins éloignés. Cet effet saisonnier est très perceptible en mangrove et en herbier mais assez peu ressenti au niveau des récifs.

Une partie de ces différents travaux menés dans le milieu marin a été consacrée à l'amélioration de la cartographie. Un manque de données avait été noté dans les rapports précédents concernant la contamination de la faune. Il y a vraiment eu un effort d'échantillonnage qui a été réalisé. On dispose à présent d'une base de données assez conséquente, avec 2 000 échantillons en Martinique et 1 500 en Guadeloupe. Cela a permis d'effectuer des analyses statistiques, de mettre en évidence les zones les plus contaminées et d'élaborer des cartes réglementaires concernant les zones d'interdiction de pêche et de restriction, au sein desquelles une liste d'espèces est interdite à la pêche.

En ce qui concerne l'exposition de la population, la DAAF met en oeuvre des plans de surveillance et de contrôle. Ce sont des échantillonnages réalisés sur les étals, notamment à proximité des zones contaminées, pour évaluer l'exposition des consommateurs. Cette cartographie et ces réglementations sont plutôt efficaces puisqu'on observait 5 % de produits non conformes en 2020 alors qu'avant le balisage de la zone d'interdiction de pêche on était à 60 % de produits non conformes sur les marchés. Il reste cependant des produits non conformes sur les marchés. Il y a deux explications à cela. Tout d'abord, le non-respect des zones d'interdiction par les marins-pêcheurs. Pour gérer ce problème, le comité des pêches a proposé un label pour les marins-pêcheurs qui s'engagent à ne pas aller pêcher dans les zones contaminées. La seconde raison est la mobilité des espèces marines. On dispose d'assez peu de données sur le déplacement des poissons. On sait que certains poissons sont très sédentaires et vont avoir des territoires d'une dizaine de mètres de circonférence mais d'autres organismes se déplacent entre les habitats pour se nourrir et se reproduire, et sont donc susceptibles de rejoindre des zones contaminées ou non contaminées. Il y a peut-être un travail à réaliser sur l'expansion de la contamination via la mobilité des espèces.

En guise de perspectives, je mentionnerais l'extension en cours de l'observatoire Opale, déjà évoqué, vers le milieu côtier, et la conduite de travaux de recherche sur des espèces sentinelles qui vont permettre de suivre la contamination.

En conclusion, je voudrais souligner qu'à ce jour nous n'avons aucun travail sur l'effet direct de la contamination sur les organismes eux-mêmes, sur leur métabolisme, leur physiologie et leur reproduction. Ce sont sans doute des travaux qu'il faudrait mener dans les prochaines années pour savoir si cette contamination impacte la physiologie de ces organismes marins.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci Mme Dromard. Je vais passer la parole à M. Guido Rychen, professeur des universités à l'ENSAIA et président du comité de pilotage scientifique national du plan chlordécone IV.

M. Guido Rychen, professeur des universités à l'ENSAIA. - Ma présentation portera sur les avancées de la maîtrise de la contamination des animaux d'élevage terrestre entre 2011 et 2021, volet complémentaire de ce que l'on vient d'entendre sur le transfert vers les végétaux et les espèces marines.

Au cours de ces dix années de recherche, une trentaine d'expérimentations, menées sur le terrain et en conditions contrôlées, ont été réalisées sur les différentes espèces d'élevage : poules pondeuses, canards, porcins, bovins, caprins et ovins. Je ne vais pas présenter l'ensemble de ces résultats qui ont donné lieu à autant de publications que d'études. Ces travaux ont été financés par les projets Chlordepan (CIRAD et INRAE), PITE puis ANR INSSICA, par un contrat avec la DGAL et un ensemble de bourses de thèse. Les résultats que je vais vous présenter sont majoritairement issus de deux thèses : celle de Maïlie Saint-Hilaire, actuellement à l'Institut Pasteur en Guadeloupe, et celle d'Aurore Fourcot, actuellement chargée de projet au CPSN. Ces travaux nous ont permis d'avoir une bonne connaissance des facteurs d'exposition et du devenir de la chlordécone dans l'organisme animal.

Il faut savoir qu'un bovin qui pâture à l'extérieur ingère des quantités de sol qui ne sont pas négligeables et qui, dans certaines conditions, peuvent monter jusqu'à 10 % de son ingestion quotidienne, ce qui peut correspondre à près d'un kilogramme de sol ingéré. Cette ingestion de sol peut conduire à une ingestion de chlordécone et donc à une contamination. Or, l'exposition à la chlordécone conduit à une contamination de tous les organes et tissus, et ce, assez rapidement, ce qui entraine un dépassement des limites maximales de résidus autorisées.

La bonne nouvelle est que, lorsque l'exposition est interrompue, la chlordécone est éliminée progressivement de l'organisme et des tissus. C'est quelque chose qui n'est pas vrai pour tous les polluants organiques persistants. La cinétique de décontamination dépend fortement de l'espèce mais, chez les ruminants, elle permet d'envisager une stratégie de décontamination avant abattage.

Je vais donc vous présenter la conception et la mise en oeuvre d'un outil d'aide à la décision pour sécuriser les filières bovines. Comme je l'évoquais, nous avons mené un ensemble d'expérimentations à partir desquelles nous avons construit un modèle pharmacocinétique chez les ovins adultes. Caractériser le devenir de la molécule dans tous les tissus et tous les organes est quelque chose d'extrêmement complexe, d'où notre choix de l'ovin, qui est un petit ruminant et qui est plus pratique et adapté à ce type d'études. Il a ensuite fallu extrapoler ce modèle au bovin, que nous sommes actuellement en train de tester. L'objectif est de pouvoir prédire la contamination de l'animal à partir d'une prise de sang et d'un dosage de la chlordécone dans le sérum.

Dans les zones contaminées, les animaux élevés à l'extérieur se contaminent rapidement et peuvent avoir une teneur en chlordécone supérieure à la limite maximale de résidus, ce qui les rend impropres à la consommation. Cela représente une perte importante pour les éleveurs. Dans notre travail, nous avons cherché à recruter des éleveurs sur les deux îles avec des animaux a priori contaminés au-delà de la limite maximale de résidus. Nous avons réussi à sélectionner un panel d'animaux assez large, provenant des deux îles et dont la plupart d'entre eux étaient soit légèrement au-dessus de la limite, soit très au-dessus.

Ce travail s'est fait avec l'administration, en collaboration les DAAF de chacune des deux îles, mais également avec les professionnels, avec le Groupement de défense sanitaire de la Martinique et le Sanigwa, organisme équivalent en Guadeloupe. Une première prise de sang est réalisée lorsque l'animal quitte la parcelle contaminée puis une seconde après la durée estimée nécessaire par le modèle pharmacocinétique pour la décontamination. Les animaux peuvent alors être abattus, étant conformes et propres à la consommation.

Plusieurs cas existent. Il y a d'abord le cas de l'agriculteur qui dispose à la fois de parcelles contaminées et de parcelles peu ou pas contaminées. Il peut très bien utiliser ces dernières pour décontaminer ses animaux. Dans le cas où l'éleveur ne dispose que de parcelles contaminées, deux stratégies peuvent être mises en oeuvre : utiliser des box de décontamination mis à disposition par le GDSM avec de l'affouragement non contaminé (stratégie mise en place en Martinique), ou mettre les animaux en pension chez un autre éleveur avec la mise en place d'une convention (stratégie mise en place en Guadeloupe).

Les résultats de l'étude montrent que les concentrations observées après la durée déterminée par le modèle sont généralement inférieures à ce qui avait été anticipé, prouvant sa pertinence. Actuellement, nous ne sommes qu'au milieu de l'étude et nous attendons de nouvelles données d'ici la fin de l'année. Pour ce qui est des résultats actuellement disponibles, à l'issue de la décontamination, 100 % des teneurs en chlordécone mesurées dans le tissu adipeux périrénal sont inférieures à la limite maximale de résidus (27 ug/kg). En Martinique, les collègues souhaitent aller en dessous de 20 microgrammes, ce qui est encore une fois le cas de tous les animaux testés. Enfin, si on considère la limite de quantification de la chlordécone, qui est de 3 ug/kg, on a 60 % des mesures qui se trouvent en dessous. L'outil est donc tout à fait adapté, intéressant et pertinent.

En guise de perspectives, notre objectif pour 2022 est de valider cet outil d'aide à la décision chez le bovin adulte. À terme, dans une version 2 ou 3 de cet outil, il faudra l'élargir pour prendre en compte le transfert mère-jeune, l'animal en croissance ainsi que d'autres espèces d'élevage. Il faudra également améliorer les connaissances sur l'exposition pour prévenir la contamination de l'animal en fonction de la contamination du sol et des pratiques d'élevage. Enfin, il serait nécessaire d'élargir la capacité de cet outil d'aide à la décision afin de recommander des mesures de gestion optimales en fonction de la contamination du milieu, de façon à protéger le consommateur tout en pérennisant l'élevage. Je dirai simplement en conclusion que ces approches-là sont particulièrement bien accueillies par les éleveurs, qui sont tout à fait contents de pouvoir prédire ce que sera la contamination de leur animal. Ils sont donc partants pour travailler avec cet outil.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci M. Rychen pour votre intervention. Déjà en 2009, lorsque nous avions été aux Antilles avec Jean-Yves Le Déaut, nous avions vu qu'il suffisait de changer de bassin les ouassous contaminés pour, qu'après quelques semaines, ils ne le soient plus du tout. Cela est relativement rassurant. J'ai une question : ce qui est vrai pour le bovin est-il vrai pour toutes les espèces animales ? Vous avez par exemple mentionné les poules.

M. Guido Rychen. - Nous avons des mesures du temps de demi-vie de la molécule dans l'organisme pour toutes les espèces. Pour le porc, c'est plus long et il y a donc un problème de compatibilité avec la durée d'élevage de l'animal. Chez le bovin, ce n'est pas un problème puisqu'il est tout à fait possible d'attendre deux ou trois mois pour décontaminer un animal qui a entre deux et trois ans. En revanche, pour un porcin qui a une durée de vie aux Antilles de près d'un an - contre six mois dans les élevages industriels en métropole -, c'est plus compliqué d'attendre trois, quatre ou cinq mois pour le décontaminer. Mais en tout cas nous avons les données pour en discuter avec les éleveurs.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - D'accord, donc cela s'applique à tous les animaux. Il n'y a plus qu'à espérer que cela s'applique à l'homme et qu'on puisse le décontaminer en changeant son alimentation. J'ouvre maintenant le débat avec mes collègues.

Mme Angèle Préville, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - J'ai plusieurs questions sur ce qui vient de nous être exposé, qui est très intéressant. Par rapport à ce qui a été mentionné sur la modification du comportement des larves, vous ne nous avez pas dit comment il était modifié. Si vous avez ces informations, je serais intéressée. Concernant la contamination dans les mangroves - dont je suis étonnée mais qu'à moitié -, j'aurais voulu savoir si, en dehors des espèces impactées, cette contamination avait un impact global sur cet écosystème, que l'on sait très fragile. Enfin, au sujet de la dernière intervention, j'ai bien compris que les bovins pouvaient être décontaminés en allant sur des parcelles saines mais comment cette décontamination a-t-elle lieu ? En chimie, on sait bien que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Les molécules de chlordécone sont-elles dégradées ? Si oui, comment ? Si non, où se retrouvent-elles ? Dans les déjections ? Dans ce cas, n'y a-t-il pas un risque de contaminer les parcelles concernées ? Est-ce que cela a été évalué ?

Mme Charlotte Dromard. - Généralement, pour les organismes diadromes, les oeufs dévalent la rivière, les larves se développent en mer et ensuite les organismes juvéniles remontent la rivière. Concernant le comportement des larves qui sont donc en estuaire, on a une désorientation lorsqu'elles sont en contact avec des eaux contaminées. Elles vont percevoir de façon plus limitée le site qu'elles doivent rejoindre pour leur croissance, c'est-à-dire remonter la rivière. La migration n'est pas forcément coupée mais elles sont désorientées.

Concernant l'impact sur les mangroves, c'est effectivement assez préoccupant de se dire que ce milieu est contaminé. Pour répondre simplement à votre question, l'écosystème entier est contaminé. Quand on a fait nos travaux sur les chaînes alimentaires, on a prélevé de la litière de feuille, des sédiments, des crustacés et des poissons, soit à la fois des proies et des prédateurs. On a constaté une contamination qui touche toutes les strates de l'écosystème. Mais comme je l'indiquais dans mes perspectives, l'impact direct sur le fonctionnement de cet écosystème, c'est-à-dire sur la physiologie des organismes, leurs relations, leur reproduction, sont des sujets qui n'ont pas encore été abordés du point de vue de la recherche, bien que nécessaires.

M. Guido Rychen. - Il y a deux niveaux différents dans la question qui m'est posée. Tout d'abord, la question du devenir de la molécule dans l'organisme et comment celui-ci fait pour l'excréter. Il faut savoir que, quel que soit le polluant - avant de travailler avec la chlordécone, nous avons travaillé sur d'autres polluants organiques persistants, notamment les dioxines et les PCD -, l'organisme va excréter ou métaboliser la molécule. Pour l'instant, nous avons peu abordé la question des métabolites. Il y a bien évidemment des questions qui sont en lien direct avec ce que nous exposait tout à l'heure Pierre-Loïc Saaidi. Globalement, l'organisme excrète ces toxiques. Pour les dioxines et le PCB c'est relativement long et la chance que l'on a avec la chlordécone - entre guillemets bien sûr - c'est que la demi-vie est plus courte. La question de la présence dans les fèces est une question que l'on nous pose souvent. Effectivement, on va retrouver la molécule parente - et probablement des métabolites - dans les fèces ainsi que, dans une moindre mesure, dans les urines, qui vont se retrouver sur les parcelles. Cependant, il y a des calculs qui montrent que par rapport à une parcelle contaminée, l'apport est vraiment très faible. Ceci étant, nous menons, avec plusieurs collègues, des travaux qui visent à dégrader la chlordécone dans le fumier et le lisier, grâce à des processus de méthanisation, par exemple. On a quelques résultats encourageants. Mais cela ne fait qu'environ dix ans qu'on travaille sur la partie animale terrestre et une part des questions posées relèvent encore de sujets de recherche, que nous nous proposons, avec nos partenaires, d'élucider dans les mois et les années qui viennent.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Monsieur le président, avez-vous des questions des internautes ?

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Oui, je vais me faire le relais de quelques questions d'internautes. Il y avait la même question que celle posée par notre collègue Angèle Préville sur le risque de contamination par les déjections animales mais vous y avez répondu. Parmi les autres questions : y a-t-il des études sur l'impact de la chlordécone sur les coraux ? Quels moyens pour traiter les nappes phréatiques ou pour empêcher que la chlordécone s'y diffuse ? Les résultats des analyses réalisées par ces travaux de recherche sont-ils publics et accessibles ?

M. Guido Rychen. - Concernant la dernière question, vous connaissez sans doute le comité de pilotage scientifique national du plan chlordécone IV. Plusieurs groupes de travail ont été mis en place, sur les sujets qui ont été abordés aujourd'hui et sur les sujets qui feront l'objet de la seconde audition publique. Pour chacun de ces groupes de travail, il y aura des synthèses bibliographiques et d'actualisation des connaissances. Concrètement, cela signifie que, dans quelques mois, nous aurons en plus des publications scientifiques, qui sont très complètes mais toujours en langue anglaise, des synthèses rédigées en français qui seront accessibles à toutes et tous. L'objectif du comité de pilotage scientifique national est bien de faire connaître l'actualité des travaux de recherche et leurs applications dans un langage le plus accessible possible.

Mme Magalie Jannoyer. - Pour compléter sur l'accessibilité des résultats, contrairement à l'usage classique, certaines équipes ont commencé par diffuser leurs résultats avant de les publier au niveau scientifique. Il existe tout un tas de fiches techniques et de petits clips vidéo qui sont disponibles à la fois sur les sites des institutions de recherche mais également sur les sites des préfectures et sur le site chlordecone-infos. Les informations sont donc normalement disponibles.

Concernant le traitement des nappes phréatiques, Marc Voltz pourra ensuite compléter, à l'heure actuelle cela me semble compliqué. D'autant plus que la structure des nappes phréatiques est loin d'être simple aux Antilles, avec un système de superpositions et d'emboîtements. Cela me paraît donc assez utopique. En revanche, on peut traiter l'eau et il y a de nombreux travaux qui se sont intéressés au captage de la chlordécone par du charbon actif.

Enfin, on n'a pas parlé de phyto-remédiation. La capacité des plantes à extraire la molécule des parcelles est assez réduite et, au vu des résultats obtenus avec les plantes que l'on a pu explorer, on a relativement peu d'espoir. En outre, cela poserait la question de la filière de traitement pour ces plantes.

M. Marc Voltz. - Je ne peux que confirmer ce que vient de dire Magalie Jannoyer : les possibilités de traitement des nappes phréatiques sont très réduites. En revanche, le traitement de l'eau est quelque chose de très bien maîtrisé, qui ne pose pas de problème.

M. Christophe Mouvet. - En effet, traiter les eaux souterraines aux Antilles est un défi que je n'aimerais pas devoir imaginer relever. On peut effectivement traiter l'eau. En revanche, pour éliminer la contamination des rivières par les eaux souterraines, il faudrait pouvoir capter toutes les zones de recharge des rivières par les eaux souterraines, ce qui est tout à fait impossible. On peut traiter un point de captage destiné à l'eau potable mais pas remédier à la contamination des eaux de surface en traitant les flux qui viennent des eaux souterraines.

Concernant la question de l'accessibilité des données, pour la technique d'ISCR, le BRGM a, outre les publications en langue anglaise, produit toute une série de rapports en français, qui sont très détaillés et publics.

M. Hervé Macarie. - Il n'est pas difficile d'envisager l'amplitude du problème du traitement des nappes phréatiques. Mais la mise en place de barrières réactives disposées sur le trajet de ces nappes vers les eaux de surface, ou bien l'injection dans ces nappes de fer zéro valent, sont-elles complètement inimaginables ?

M. Marc Voltz. - Le système des aquifères en milieu volcanique est extrêmement complexe. Les solutions proposées pourraient fonctionner avec des aquifères simples, bien repérés et bien dimensionnés. Aux Antilles, nous avons un système de superposition d'aquifères, sans doute pas très bien délimités. Cela me semble particulièrement compliqué.

M. Christophe Mouvet. - Sur la suggestion de mise en place de barrières réactives, c'est quelque chose qui est effectivement utilisé mais pour des systèmes hydrogéologiques très simples et principalement pour des cas de pollution industrielle ponctuels, où le flux est assez limité et facilement focalisable. Ce n'est pas du tout ce que l'on a à traiter aux Antilles.

Quant à l'injection de fer zéro valent dans les nappes souterraines, ce n'est techniquement pas évident d'arriver à injecter et à faire circuler convenablement dans un milieu semi-poreux des particules fines. Je ne parierais pas là-dessus.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Vous avez dit que l'on pouvait très bien traiter l'eau, en particulier avec du charbon actif. Il y a dix ans, lors de notre premier rapport, se posait la question du devenir des filtres à charbon actif qui ne pouvaient pas être traités sur les îles. Est-ce qu'il y a eu des progrès dans ce domaine ?

M. Hervé Macarie. - En Martinique, à une certaine époque, on n'utilisait pas du charbon actif granulaire mais en poudre, qui était mis ensuite en décharge. Dans le film de Bernard Crutzen, sorti en 2019, il est dit que les charbons actifs de Guadeloupe sont envoyés en Belgique où ils sont recyclés par traitement thermique à 600 ou 650 degrés, pour éliminer la chlordécone.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci pour cette information que je n'avais pas. Nous avons pu largement aborder les avancées de la recherche à l'occasion de cette table ronde. Pendant des années, j'ai interpelé les ministres de la recherche successifs au sujet des projets de recherche portant sur la chlordécone financés par l'ANR, qui ont toujours été très limités. Mais, prochainement, il devrait y avoir un appel à projets dédié, ce qui est une bonne nouvelle.

Je vais maintenant laisser la parole à Jean-Yves Le Déaut pour qu'il nous fasse part de ses remarques, qu'il dresse les conclusions des différentes interventions et qu'il nous en dise un peu plus sur le financement de la recherche.

M. Jean-Yves Le Déaut, ancien député, ancien président de l'Office. - Je voudrais tout d'abord vous remercier de m'avoir sorti de ma retraite pour jouer le rôle de témoin à l'occasion de cette table ronde. C'est une reconstitution de ligue dissoute puisque j'avais contribué avec Catherine Procaccia au premier rapport de l'OPECST sur la chlordécone en 2009. Je salue tous les élus présents qui s'intéressent à ce sujet : Catherine Procaccia, Cédric Villani, Bruno Sido, Stéphane Artano, Angèle Préville et Justine Benin.

Je vais souligner les points qui m'ont marqué. Est-ce que la science peut résoudre les problèmes que les gens rencontrent aux Antilles aujourd'hui ? C'est une question importante et elle a été posée. Je vais donner mon avis sur ce sujet. La chlordécone est une molécule qui a été traitée de monstre chimique. Elle est composée de 10 atomes de chlore, 10 atomes de carbone, une fonction cétone, une structure en cage et a un pouvoir de fixation très important vis-à-vis de certains sols. Elle est très difficilement métabolisable et, comme on vient de le voir aujourd'hui, elle est fortement rémanente. On parlait de plusieurs siècles, ce ne serait plus qu'un seul aujourd'hui, mais cela reste beaucoup. C'est une molécule qui a une affinité pour les substances hydrophobes - c'est-à-dire qui n'aiment pas l'eau -, qui est faiblement volatile et qui est faiblement soluble dans l'eau. Elle reste donc accrochée au sol. On est ainsi condamné à la voir dans les sols de la Martinique et de la Guadeloupe et il faut donc trouver des solutions. Cela a été très bien dit par les intervenants : comme elle s'accroche au sol, lors des pluies très fortes, elle se retrouve dans les zones littorales par l'intermédiaire de lixiviats. Un cinquième des sols sont pollués en Guadeloupe, et deux cinquièmes en Martinique. Cela correspond à 20 000 hectares, d'où un coût considérable pour la remédiation.

Ce qui m'a paru très important c'est qu'il n'y a pas un type de solution pour résoudre cette question. Je pense qu'il faut des solutions de cohabitation avec cette molécule, même si certains parlent de « zéro chlordécone ». Un peu comme l'amiante, on est condamné à vivre avec cette molécule pendant un temps. Il faut trouver des solutions pour qu'elle ne se retrouve pas dans les produits alimentaires, en cultivant dans les zones contaminées des plantes qui ne captent pas la molécule. Il faut qu'on ait des solutions de contrôle, aussi bien pour les aliments que pour les hommes et les femmes. En 2009, les moyens de contrôle n'étaient pas disponibles aux Antilles, on n'en n'a pas parlé aujourd'hui mais j'imagine que vous le ferez lors de la prochaine audition publique.

Vous avez proposé un certain nombre de solutions. À l'époque, on nous avait parlé de retirer la terre, de phyto-remédiation ainsi que des solutions chimiques et biologiques. Je trouve que cela a progressé depuis 2009 et je voudrais féliciter les chercheurs qui ont travaillé sur ce sujet, dans des conditions quelquefois difficiles car on n'a peut-être pas pris assez rapidement conscience de l'importance de ce sujet. Les solutions de séquestration ou de remédiation qui ont été proposées sont des solutions importantes qu'il faut mettre en place. Dans les prochains appels d'offres, il faudra insister sur les solutions de remédiation qui sont selon moi des solutions importantes. Il y a déjà eu un appel à projets en 2019 de la DRT Martinique et Guadeloupe sur la pollution à la chlordécone. Il insistait sur le travail en conditions in situ et sur la recherche des conditions de dégradation naturelle. Il ne faut pas apporter des produits extérieurs qui risquent de modifier les écosystèmes de Martinique ou de Guadeloupe. Il insistait également sur l'aspect quantitatif de ces solutions. Quand il y a des bactéries qui dégradent la chlordécone, c'est très bien, mais est-ce marginal ou en grande quantité ? Vous nous avez montré que le traitement par du fer zéro valent, on pouvait arriver jusqu'à près de 70 %, ce sont déjà des chiffres importants. Il faut également qu'on travaille sur l'écotoxicité des produits de dégradation. M. Saaidi nous a dit qu'il fallait mieux connaître les métabolites, je pense qu'il a raison. Il faut réussir à arriver à une dégradation accélérée.

Toutes les interventions nous ont montré que la recherche avait fortement progressé. Est-ce qu'il faut de la recherche ? M. Woignier a indiqué qu'il ne fallait pas faire croire que la recherche allait résoudre tous les problèmes. Ce n'est pas le cas mais sans recherche les problèmes vont continuer. Il faut accélérer la recherche tout en insistant effectivement sur toutes les autres solutions, c'est-à-dire la prévention et la cohabitation. Il faut tendre vers le « zéro chlordécone » même si on n'y arrivera pas immédiatement.

Dans le cadre du plan chlordécone IV pour la période 2021-2027, un appel à projets de recherche devrait être publié très prochainement par l'ANR. La somme des financements s'élèvera à 2,4 millions d'euros, avec pour objectif une approche intégrative, systémique et unifiée des santés humaine, animale et environnementale. L'appel à projets demande, comme le souhaitait Mme Justine Benin, à ce que des équipes de recherche métropolitaines et antillaises soient associés sur ces projets. Cet engagement est important et doit être salué, même s'il faut reconnaitre que l'ANR a déjà financé un certain nombre de travaux - environ une dizaine sur les sujets qui nous ont intéressés aujourd'hui.

Je terminerai par trois remarques. Au vu des interventions d'aujourd'hui, je constate que tous les grands axes de recherche avaient bien été identifiés lors du premier rapport de l'Office en 2009. En revanche, je regrette des progrès trop lents. Je salue le travail de fond des élus ultramarins qui se sont saisis de ce sujet. J'ai été élu au Parlement pendant 31 ans et ne vais donc pas renier mon propre travail mais parfois les propos des élus ne sont pas suivis d'une continuité dans l'action. Il faut encourager cette continuité et continuer de travailler sur les solutions de remédiation, tout en développant en même temps les solutions d'aide à la population.

Le deuxième sujet que je voulais aborder est la question du « zéro chlordécone ». Il faut se méfier des slogans. La chlordécone va rester présente pour un certain temps. Ce qu'il faut c'est qu'il y ait « zéro chlordécone » dans les aliments consommés par les Antillais. On a fait une grande erreur en utilisant ce produit et en attendant 1993 pour l'interdire complétement, alors qu'il y avait eu un accident à Hopewell aux États-Unis et qu'on connaissait les conséquences de l'exposition sur l'homme. Il faut traiter toutes les questions, y compris celle des indemnités. Il y a récemment eu des avancées au sujet de la reconnaissance des maladies professionnelles. L'idée d'expérimenter sur une même parcelle plusieurs solutions, évoquée lors de ce débat, me semble une bonne idée. Cela doit faire partie des pistes qui devront être investiguées dans le cadre de l'appel à projets de l'ANR.

Enfin, je voudrais souligner que la question de la chlordécone n'est qu'une des nombreuses questions soulevées par les pesticides. L'Académie d'agriculture vient de me confier la présidence d'une mission sur la réduction de leur impact. Je pense qu'il faut se méfier des slogans et de ceux qui pensent qu'il existe une unique solution. Il faut utiliser des bouquets de solutions. Bien sûr, l'usage des pesticides doit être réduit, on a fait le plan Ecophyto. Certains disent qu'il ne va pas assez vite...

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Il faudrait surtout réellement le mettre en oeuvre.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Oui, il faudrait le mettre en oeuvre, absolument. Les solutions issues de l'agroécologie, évoquées par plusieurs intervenants, incluant les techniques de biocontrôle et des nouvelles techniques culturales ne doivent pas être opposées aux biotechnologies. Les variétés végétales résistantes aux herbicides peuvent par exemple permettre d'utiliser moins d'herbicide. Les solutions informatiques peuvent également permettre de développer une agriculture productive. Les produits de synthèse ne doivent pas non plus y être opposés, à partir du moment où ils sont utilisés dans de bonnes conditions. Les solutions doivent être adaptées aux cultures et aux problèmes rencontrés, ce n'est que de cette manière qu'on arrivera à traiter ces questions.

Je voudrais une nouvelle fois féliciter l'Office, son président Cédric Villani et sa vice-présidente Catherine Procaccia d'avoir organisé cette audition sur un sujet majeur, qui a eu tendance à être oublié. Merci beaucoup.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Merci Jean-Yves. Je voudrais pour ma part remercier tous les chercheurs qui ont répondu présent aujourd'hui pour faire le point sur les recherches. Il y a eu des avancées, on peut juger qu'elles ne vont pas assez vite mais la recherche et la science ne vont pas aussi vite que les désirs des citoyens ou des politiques. Je me félicite en tout cas que l'État mette enfin, par le biais de l'ANR, la chlordécone comme un sujet prioritaire. Je laisse la parole au président de l'Office pour conclure.

M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci beaucoup, chers collègues. Je remercie pour leur implication les parlementaires présents, Jean-Yves Le Déaut, qui vient de nous faire cette conclusion passionnée qui témoigne de son engagement sur le sujet, et Catherine Procaccia, dont on connaît l'extrême sérieux et la très grande rigueur pour traiter ce sujet sur la durée.

Ce n'est pas la première fois qu'on reconnait que l'Office a eu raison tôt sans que rien ne bouge, c'est un peu dommage. On a dit la même chose quand il y a eu la pandémie de la Covid au sujet des stocks de masques et à bien des occasions. J'ai en tête plusieurs rapports que nous avons faits récemment, dans lesquels nous avons alerté sur le besoin d'agir rapidement et de débloquer des fonds, et qui n'ont pas été vraiment suivis d'effets. Je pense notamment à notre rapport sur la transition électrique dans la mobilité mais on pourrait en citer bien d'autres. Ici, nous avons un rapport de 2009 qui évaluait bien le bon ordre de grandeur - qui se compte en milliards - des moyens qu'il était nécessaire de mobiliser et évoquait la nécessité de conduire des recherches.

Que voyons-nous aujourd'hui ? Ce matin nous assistions avec Catherine Procaccia à une audition du directeur général de l'alimentation et nous découvrions que le recensement des degrés de contamination des différentes parcelles n'était toujours pas achevé. Nous venons d'entendre que, sur une question aussi naturelle et importante que l'évaluation de la toxicité des dérivés de la chlordécone, nos chercheurs n'arrivent pas à avoir de financement. C'est quelque chose de sidérant. Si ce genre de sujets n'est pas suffisamment bien pris en compte, cela fera prospérer l'idée selon laquelle l'État joue à l'autruche quand il s'agit de réparer les graves dommages environnementaux et minera le sentiment de solidarité nationale entre la métropole et les Antilles, ce qui un serait un désastre absolu. Il est vital qu'on puisse mettre le sujet chlordécone en haut de l'agenda, avec les actions et les budgets qui correspondent.

Je voudrais remercier les chercheurs, qui se sont succédé pour nous exposer tout un panel de travaux, et dont on a pu apprécier l'inventivité, la ténacité et la rigueur. On a bien vu à quel point il était important que ces travaux soient communiqués dans l'espace public et ne restent pas dans la sphère spécialisée, que ce soit celle des scientifiques ou des décideurs. C'est le travail de l'Office que de contribuer à la diffusion des connaissances scientifiques et au débat public sur ce thème, mais c'est aussi le travail de l'État et des institutions de recherche. Il est fondamental que ces sujets ne soient pas mis sous le tapis, au prétexte qu'ils seraient sensibles ou que la population ne serait pas capable d'y porter un avis éclairé. Cette attitude infantilisante mène toujours à des réactions plus graves que ce qu'on aurait cherché à éviter. Il faut au contraire en parler et témoigner de l'état de la science et des recherches en cours.

Mes chers collègues, il me reste à remercier les uns et les autres pour leur implication et à adresser tous nos voeux aux personnes qui vont continuer à se battre contre le fléau de la chlordécone.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Je vous donne rendez-vous dans quelques semaines pour la seconde audition publique sur le sujet. Je vous remercie.

La réunion est close à 17 h 00.