Jeudi 17 février 2022

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition de M. Robin D'Angelo et Mme Marie Maurisse, journalistes ayant enquêté sur le milieu de la pornographie

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Mes chers collègues, comme vous le savez, nous avons décidé de travailler au premier semestre 2022 sur le thème de la pornographie. Nous nous penchons à la fois sur le fonctionnement et les pratiques de l'industrie pornographique, les conditions de tournage, les représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi que sur l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences en matière d'éducation à la sexualité.

La presse s'est récemment fait l'écho de graves dérives dans le milieu pornographique français - avec des pratiques de plus en plus violentes et dégradantes et des mises en examen pour viols de plusieurs acteurs et producteurs. Ces dérives nous ont confortés dans notre choix de cette thématique de travail.

Il s'agit selon nous d'un véritable sujet de société. D'après les chiffres récents dont nous disposons, on dénombre en France aujourd'hui vingt millions de visiteurs uniques de sites pornographiques par mois. Selon un sondage Opinionway de 2018, réalisé auprès de jeunes de 18 à 30 ans, 75 % des jeunes hommes et 20 % des jeunes femmes déclarent regarder des vidéos pornographiques au moins une fois par semaine.

En outre, 80 % des mineurs ont déjà vu des contenus pornographiques et, à 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à de telles images.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour la bonne information de toutes et de tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct puis en VOD.

Nous accueillons aujourd'hui deux journalistes qui ont enquêté sur le milieu de la pornographie et ont publié des ouvrages sur le sujet : Robin D'Angelo, journaliste d'investigation indépendant et auteur de Judy, Lola, Sofia et moi, publié aux Éditions Goutte d'Or en 2018, que l'on ne peut d'ailleurs plus se procurer en librairie ; et Marie Maurisse, journaliste d'investigation, correspondante en Suisse du journal Le Monde et auteure de Planète Porn - enquête sur la banalisation du X, publié aux Éditions Stock en 2018, connectée en visioconférence.

Je vous souhaite la bienvenue à tous les deux. Nous allons vous laisser nous présenter vos livres respectifs issus de plusieurs mois, voire années, d'enquête. Vos témoignages seront un éclairage supplémentaire pour aborder diverses questions que nous nous posons dans le cadre de nos travaux.

Nous nous interrogeons tout d'abord sur les changements entraînés par la massification de la pornographie en ligne, accessible à tous gratuitement et aisément, en un clic, via ce que l'on appelle « les tubes pornos », qui sont des plateformes de diffusion de vidéos X gratuites. Quelles évolutions avez-vous pu constater dans les pratiques des professionnels du secteur ainsi que dans les contenus proposés ? Ces contenus sont-ils effectivement de plus en plus extrêmes et dégradants et quelle est, selon vous, la proportion de vidéos violentes et humiliantes ?

S'agissant des conditions d'exercice des personnes filmées, nous sommes intéressés par les témoignages que vous avez pu recueillir, par le profil et le parcours des personnes que vous avez rencontrées, hommes et femmes, et par ce qu'elles ont pu vous dire de leurs motivations, du respect ou non de leur consentement, et plus généralement des pratiques du secteur. Nous nous intéressons également au modèle économique sur lequel repose aujourd'hui cette industrie.

En quoi la situation en France est-elle différente de celle à Los Angeles, à Las Vegas, à Budapest ou à Prague, principaux lieux de tournage aujourd'hui ?

Pensez-vous que la distinction entre la pornographie dite « professionnelle » et la pornographie « amateure » a encore du sens aujourd'hui ? Robin D'Angelo évoque pour sa part dans son livre, le porno « pro-am », mélange entre milieu professionnel et milieu amateur. Vous pourrez peut-être nous préciser de quoi il s'agit et pourquoi vous qualifiez l'industrie pornographique d'opaque.

Que penser, en outre, des initiatives de pornographie éthique ou féministe, si tant est que de tels termes aient du sens ?

Nous nous intéressons enfin aux conséquences de l'accès facilité aux contenus pornographiques et d'une consommation accrue de ces contenus, notamment par les plus jeunes, mais pas uniquement. Vous nous direz quel regard vous portez sur ce sujet.

Je laisse sans plus tarder la parole à Marie Maurisse, qui intervient par visioconférence depuis la Suisse.

Mme Marie Maurisse. - Bonjour. Merci pour l'invitation et bravo pour votre travail, qui m'apparaît essentiel. Il était temps de s'intéresser à cette question.

J'ai enquêté pendant plus de deux ans sur le sujet. Mon livre a été publié en 2018. J'avais pour objectif de me faire une idée assez globale de la pornographie, en tant que secteur économique d'abord. Je suis avant tout journaliste économique, raison pour laquelle je voulais en premier lieu m'intéresser aux mutations dans ce secteur, qui, d'un point de vue économique, est finalement un secteur comme un autre : c'est du contenu qui est vendu.

Je me suis rendue en France, aux États-Unis, en Hongrie et en Espagne. J'ai ainsi pu avoir des visions différentes selon l'endroit où je me trouvais.

Il est compliqué de résumer si rapidement ce que j'ai pu constater. Pour autant, il existe un point sur lequel tout le monde s'accorde : la pornographie est un secteur en crise depuis plusieurs années maintenant.

Par le passé, de grosses entreprises faisaient leur travail de manière classique, comme de grandes productions de cinéma. Le secteur était concentré entre les mains de quelques groupes. De ce fait, le milieu était assez lucratif. Les consommateurs payaient les films qu'ils achetaient ou louaient. C'était assez cher. Les personnes qui travaillaient dans le milieu bénéficiaient de conditions de vie relativement bonnes. On pouvait gagner de l'argent. Les abus existaient mais ils étaient, selon moi, assez encadrés et limités. En outre, les acteurs et actrices étaient plus connus et moins nombreux. Ils avaient une voix par le biais des syndicats. J'ai l'impression qu'ils étaient mieux défendus, notamment aux États-Unis. De nombreuses lois y ont été mises en place pour contrôler et encadrer ces pratiques, notamment sur les tarifs, la manière dont ils étaient rémunérés (à la journée), ce qu'ils pouvaient faire ou non, le respect de leur envie d'accepter telle ou telle pratique. Tous ces éléments étaient mieux contrôlés.

Avec l'arrivée des sites Internet, tout cela a volé en éclats. Ils ont transformé le secteur économique, dans lequel les acteurs d'avant ne gagnent plus autant d'argent. Les consommateurs paient beaucoup moins pour consommer de la pornographie, voire plus rien. Il y a donc beaucoup moins d'argent. Tout est beaucoup plus disséminé. Il y a beaucoup plus de petits producteurs isolés, qui produisent leurs petits films et les diffusent sur Internet. Tout est beaucoup plus diffus. Les personnes travaillant dans ce secteur sont alors moins unies. Leur parole est moins organisée et collective pour essayer d'imposer des règles et des chartes. Nous avons plutôt affaire à une série d'individus faisant tous des choses différentes. Nombreux sont ceux qui franchissent des limites morales, éthiques et légales. Ce constat est le même partout.

Aux États-Unis, j'ai pu observer une forte place des syndicats et des associations défendant les travailleuses du secteur. Il y a davantage de procès en cours. Il y a quelques années, quand je m'y suis rendue, un certain contrôle était encore assuré. J'ai rencontré des agents d'actrices qui semblaient assez carrés.

Parmi les femmes avec lesquelles j'ai pu échanger, certaines étaient très connues, d'autres moins. Toutes me disaient constater une baisse de qualité dans les tournages. Aujourd'hui, en une journée, elles font beaucoup plus de choses que par le passé. Elles doivent tourner plus de scènes qu'auparavant, ce qui est plus fatigant et éprouvant. Les tarifs ont également diminué. Pour pouvoir continuer à travailler, ces personnes, payées à la journée, doivent élargir leur spectre de possibilités. Une actrice qui refusait certaines pratiques - la sodomie, par exemple - est aujourd'hui poussée à les accepter.

Par le passé, une actrice suffisamment connue pouvait se permettre de fixer des limites. Dans les agences gérant les actrices aux États-Unis, chacune dispose d'une fiche listant ce qu'elle accepte ou non de faire. Elles m'ont indiqué être confrontées à une pression de plus en plus forte pour faire un maximum de choses devant la caméra. La présence importante de syndicats ou de personnes encadrant le secteur dans le pays n'empêche donc pas une pression informelle pesant sur les actrices, pouvant expliquer la banalisation de pratiques assez extrêmes, telles que les « gorges profondes ». Je ne dresserai pas de description large de ce que l'on trouve sur ces sites, je pense que vous en êtes déjà informés. Voilà pour les États-Unis.

La situation m'a semblé mille fois pire à Budapest, qui a émergé comme place de pornographie parce que tout était devenu trop contraignant et trop cher aux États-Unis, m'ont dit les spécialistes. À Budapest, tout est plus simple et plus souple. La pornographie y est légale. Toute une industrie s'y est mise en place, avec des agences, des studios où sont filmées les scènes. On y trouve une main d'oeuvre à volonté de jeunes femmes très peu chères, originaires des pays de l'Est, notamment de la Russie, qui viennent gagner leur vie de cette manière. Des hommes vont les chercher directement dans leur pays d'origine. Des sortes de castings sauvages y ont lieu. Les filles sont ramenées à Budapest où elles signent des sortes de contrats. Techniquement, certaines pratiques sont interdites mais les contrôles sont très peu fréquents. Tout se fait sous le radar. J'ai recueilli des témoignages assez extrêmes de jeunes filles mineures dont la première relation sexuelle s'est déroulée devant une caméra. Des producteurs et acteurs connus pour des pratiques extrêmes se rendent là-bas car ils savent qu'ils ne seront pas inquiétés. Typiquement, sur ces tournages, même lorsque la fille sait qu'elle va faire de la pornographie, la situation dérape lorsqu'elle arrive sur le plateau de tournage. Elle se retrouve à faire des tas de choses qu'elle ne souhaitait pas faire, dont elle n'était pas informée, y compris des scènes assez violentes. C'est très traumatisant pour ces femmes. À Budapest, je n'ai à l'époque pas constaté d'encadrement spécifique en la matière.

Je laisserai mon confrère développer sur la France puisqu'il a beaucoup travaillé sur ce sujet. J'ai moi aussi un peu enquêté sur le secteur amateur en France. J'ai assisté à des scènes surréalistes. Des femmes très précaires, en grande difficulté économique et sociale, étaient présentes sans savoir ce qu'elles faisaient là, sans savoir comment elles avaient atterri là, parce qu'elles avaient besoin d'argent. Elles faisaient ça pour quelques dizaines d'euros. Elles sont abusées, bien qu'elles aient techniquement donné leur accord. C'est un cercle infernal. Les scènes sont extrêmement violentes.

J'avais demandé un peu partout à réaliser des interviews avec des brigades chargées de contrôler ces tournages en France. Je sais qu'elles existent. Je n'ai eu aucune réponse, aucun retour des instances contactées.

En assistant à ces tournages, j'ai compris que les producteurs étaient attentifs au contrôle de l'âge, qu'ils vérifiaient bien la carte d'identité de la personne pour s'assurer qu'elle ait au moins 18 ans. Ils semblaient très prudents à ce sujet, de ce que j'ai pu constater.

En dehors de cet élément, il n'y avait absolument aucune règle, aucun contrôle, pas même concernant le port du préservatif. Souvent, la femme se retrouve seule face à des groupes d'hommes. C'était d'une violence très difficile à observer pour une journaliste.

Je n'identifie qu'un seul point positif dans cette situation. Internet a permis aux actrices de développer leur propre marque en ligne. Certaines disposent de leur site Internet et de leur propre chaîne sur Chaturbate ou autres sites de live. Elles organisent des rendez-vous en direct avec des clients. Tout se passe à travers la caméra. Le rapport sexuel n'est pas réel. Grâce à ces plateformes, elles gagnent plus d'argent et complètent ainsi les revenus perdus dans le cinéma X classique. Certaines vivent comme une vraie libération le fait d'être indépendantes et de ne plus avoir d'intermédiaires entre elles et le public. Cela renforce leur propre identité et leur respect d'elles-mêmes. Plusieurs filles que j'ai rencontrées se sentent comme des entrepreneuses, comme des femmes développant leur propre marque et leur propre produit. Ce produit, c'est elles-mêmes, mais c'est ainsi qu'elles le vivent.

Tout cela a également permis l'émergence d'une pornographie féministe, qui reste de niche - on parle à peine de quelques pourcents sur le marché global -, mais qui se développe tout de même. Elle commence à infiltrer les conférences internationales sur le sujet, ou les festivals. Nous pouvons y voir du positif. J'ai rencontré une des réalisatrices les plus importantes dans ce domaine en Espagne. Les manières de travailler sont complètement différentes. Le script est développé en partenariat avec les acteurs et les actrices. Tout est LGBTQ+ et les pratiques ne sont donc pas nécessairement extrêmement hétérogenrées. La pénétration n'y est pas systématique. Les actrices sont beaucoup plus libres de dire ce à quoi elles consentent ou non. On parle de pratiques n'ayant rien à voir avec tout le reste. Ce marché reste toutefois extrêmement confidentiel pour l'instant. C'est l'avènement d'Internet qui a permis sa naissance. Tout n'est donc pas négatif de ce point de vue. Pour autant, le secteur reste en crise, avec les conséquences que l'on connaît.

Je suis ouverte à toutes vos questions. J'ai résumé très rapidement la situation. L'avis de Robin sera peut-être différent.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci beaucoup pour ce premier témoignage.

Je me tourne vers Robin D'Angelo. Vous avez infiltré pendant plus d'un an, de janvier 2017 à mars 2018, le « porno made in France ». Vous livrez, dans votre ouvrage, un témoignage glaçant sur les conditions sordides de fabrication des films du porno dit amateur, un monde que vous décrivez comme âpre et violent.

M. Robin D'Angelo. - Merci. Je présente davantage mon enquête comme une immersion que comme une infiltration. Je me suis toujours présenté comme un journaliste aux personnes que j'ai interviewées, ce qui m'a permis de les côtoyer et de les accompagner sur des tournages, parfois en jouant le figurant. C'était la contrepartie : je devais leur servir à quelque chose sur le tournage. C'est ce qui m'a permis de documenter ce qui s'y passait. J'ai fréquenté ce milieu pendant un peu plus de deux ans.

A l'origine, j'ai voulu écrire ce livre car, à mes yeux, les médias donnaient toujours la parole aux mêmes personnes lorsqu'il fallait évoquer la pornographie : les stars du X, les producteurs les plus en vue, mais jamais toutes ces femmes inconnues qui vont faire trois ou quatre scènes dans leur vie. Ce sont pourtant bien elles qui remplissent le flux de ces tubes porno. La plupart de ces actrices anonymes ne sont pas du tout dans une dynamique de carrière. Je voulais recueillir leur parole et comprendre leur parcours. Comment en arrivaient-elles à faire trois ou quatre scènes, qui peuvent parfois les poursuivre très longtemps ? Voilà ma démarche.

De fil en aiguille, j'ai souhaité m'intéresser aux hommes, qui sont le moteur de cette industrie. La plupart des femmes que j'ai rencontrées dans ce milieu évoluaient déjà dans l'univers sexiste qui est le nôtre. Il existe une hiérarchie entre hommes et femmes dans la sexualité. La plupart d'entre elles, par leur parcours de vie, essayaient d'en tirer profit. J'ai par exemple recueilli le témoignage assez poignant d'une jeune femme qui me disait qu'elle avait, depuis quinze ans, une réputation de « fille facile » dans sa petite ville, que tout le monde venait toujours l'ennuyer, parce qu'elle avait démarré sa sexualité assez jeune. Arrivée dans le monde du porno, elle a trouvé une forme de soupape, puisque tout ce qui lui était reproché dans la société était ici normalisé. Quand elle est entrée dans ce secteur, elle en était assez contente. Tous les parcours pouvant amener des femmes dans le porno m'ont intéressé.

La façon dont les hommes - y compris le consommateur - dans le milieu de la pornographie vont se servir de cette domination patriarcale et en abuser pour faire de l'argent ou trouver de la gratification sexuelle m'a semblée centrale. Le sujet de la pornographie doit à mon sens être largement abordé par le prisme des hommes.

La plupart de ces femmes trouvent juste le moyen de retourner le stigmate ou de gagner de l'argent avec des traumatismes qu'elles ont subis. La fréquence des abus sexuels est omniprésente. La plupart des actrices que j'ai rencontrées y ont été exposées dans leur jeunesse. Certaines m'indiquaient qu'après avoir démarré leur vie sexuelle par un viol ou des viols répétés, coucher avec un homme qu'elles ne désirent pas pour de l'argent ne leur fait strictement rien. Au contraire, cet acte est rémunérateur. Elles ne voient pas où est le problème. C'est ainsi qu'elles se racontent elles-mêmes.

Partant de ce point de vue, j'ai décidé d'interroger les hommes également, pour comprendre pourquoi eux-mêmes ne voient aucun problème à se servir de cet état pour monétiser le sexe et obtenir de la gratification sexuelle sans aucun intérêt et aucun respect pour leur partenaire.

Je me suis également intéressé au système économique de ce porno français. Je l'ai surtout développé dans les enquêtes ayant suivi mon ouvrage. On y observe réellement une hiérarchie, matinée de cynisme, entre les diffuseurs et les producteurs. Dans ce circuit, les diffuseurs font tout pour ne pas être légalement responsables des producteurs. Ils savent très bien que certaines vidéos sont tournées dans des conditions déplorables, avec des abus. Ils mettent tout en oeuvre pour ne pas être responsables. Je pense évidemment à Dorcel ou à Jacquie & Michel, qui installent des barrières. Ils essaient aujourd'hui de développer un marketing autour de vidéos éthiques, en mettant en place une charte. Comprenez bien que des années durant, ces sites ont bien été informés du fonctionnement de leurs producteurs. Ils ont réussi à se protéger légalement en n'étant pas directement liés à ces derniers. Une réflexion me semble nécessaire quant à l'interaction entre la responsabilité des plateformes qui diffusent et celle des producteurs.

Ensuite, il me semble essentiel de ne pas faire du porno un monde à part de notre société. C'est simplement une loupe sur les abus qui existent partout ailleurs. J'ai réalisé mon enquête pendant l'affaire Weinstein. Toutes les actrices que j'ai interrogées me disaient « Mais tu crois que ce n'est pas pire dans le cinéma traditionnel ? C'est exactement la même chose ». Évidemment, je ne vais pas reprendre ces propos à mon compte, mais il faut tout de même bien garder en tête que ces abus se retrouvent partout. Les pratiques mises en valeur dans ces films ne sont finalement qu'une illustration et une sexualisation des rapports sociaux qui existent partout dans la société. On le voit notamment beaucoup dans les scènes dites interraciales, entre des hommes noirs et des femmes blanches. Y sont alimentés tous les stéréotypes racistes existant ailleurs dans la société. Simplement, ils sont sexualisés pour en faire un objet masturbatoire. Ce n'est absolument pas différent de ce qu'on voit ailleurs.

S'attaquer au porno en cherchant à l'interdire ne fonctionnerait pas. Il est très facile de contourner cette interdiction et d'accéder à un film avec un VPN par exemple. Déjà, comment allons-nous définir la pornographie ? Interdisons-nous les représentations sexuelles ? À mon avis, il ne sera pas possible de trancher ce débat. Finalement, la marge de manoeuvre se trouve dans le reste de la société, en faisant prendre conscience des dynamiques patriarcales qui existent partout et qui se retrouvent illustrées dans la pornographie.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci à vous deux pour ces présentations sincères qui font état d'un travail de terrain que vous avez mené sur deux territoires différents.

Nous avons vu dans votre témoignage, Madame Maurisse, que des règles sont imposées dans certains pays, mais que le porno se déplace dès qu'elles se durcissent.

Nous observons en outre une exploitation de la vulnérabilité. Dans vos deux témoignages, il est à un moment donné question de jeunes filles venant des pays de l'Est et qui sont exploitées. Monsieur D'Angelo, vous indiquez également que les actrices sont bien souvent des femmes ayant eu un parcours de vie de victimes. N'ayant pas été reconnues en tant que telles, elles entrent dans le milieu de la pornographie, avec toute la violence que cela implique. Votre témoignage fait pour moi écho à notre audition de la procureure générale Catherine Champrenault sur le rapport du groupe de travail sur la prostitution des mineurs. Elle nous indiquait qu'étaient souvent concernées des jeunes victimes de violences sexuelles qui n'avaient pas été reconnues comme telles, dont le rapport au corps était modifié, sans respect de celui-ci. Elles se prostituent et adoptent des comportements dangereux car leur corps a été dégradé sans que cela soit reconnu.

M. Robin D'Angelo. - Je me permets d'intervenir. Cette question de la victime est très compliquée. J'ai essayé de tenir ce discours à des actrices et je me suis pris un mur. Ces femmes ne se considèrent pas comme victimes. Au contraire, on a l'impression de les enfoncer en tenant ce discours. C'est compliqué. La plupart tiennent un discours affirmant qu'elles font ce qu'elles peuvent. Certaines ne sont pas malheureuses dans leur vie d'actrices porno. Heureusement. Pour cette raison, j'essaie de déporter les questions sur les hommes en charge de cette industrie, puisque le fait de savoir si les femmes sont victimes ou non est un sujet très compliqué, de perception. Si elles ne se vivent pas comme telles, devons-nous nécessairement les renvoyer à cette image ? Le sujet est très complexe.

Mme Marie Maurisse. - Je dois ajouter que parmi les femmes que j'ai rencontrées, plusieurs n'avaient absolument jamais été abusées dans leur jeunesse. Pour certaines, la pornographie a été extrêmement libératrice. Ce sont notamment des femmes ayant grandi dans des familles très traditionnelles ou religieuses dans lesquelles le rapport au corps était tabou. On n'y parlait jamais de rien. Elles ont trouvé dans la pornographie une libération et elles assument totalement d'évoluer dans ce milieu. Elles ne se considèrent absolument pas comme des êtres fragiles, soumis ou abusés. Là aussi, je rejoins les propos de mon confrère. Nous ne devons pas mettre tout le monde dans la même catégorie.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Loin de moi l'idée de mettre tout le monde dans la même catégorie. À côté d'une pornographie éthique et respectueuse, et de ces parcours de femmes épanouies que vous évoquez, nous avons recueilli d'autres témoignages, notamment de la part d'associations féministes que nous avons entendues. Partagez-vous, dans une certaine mesure, le constat de ces associations qui évoquent un milieu extrêmement violent ? Ces violences existent, les affaires en cours en témoignent. Vous avez quant à vous certes parlé de violences mais avez également mentionné des acteurs et des actrices qui s'épanouissent dans le porno et sont heureux de ce qu'ils font. Comment pouvons-nous articuler ces deux visions ?

Vous avez par ailleurs pointé le difficile équilibre entre la responsabilité des diffuseurs et celle des producteurs. Nous pouvons certainement trouver des moyens de protéger ces actrices et acteurs.

M. Robin D'Angelo. - Un arsenal de lois existe. Il fonctionne ; les mises en examen actuelles dans le monde de la pornographie le montrent. On a pu découvrir qu'une rémunération était prévue pour les personnes chargées de recruter des femmes, que des pratiques pouvaient être imposées à ces dernières par la surprise. Des lois sont en place et permettent de sanctionner les mauvais comportements. Simplement, jusqu'à présent, on avait l'impression que ce milieu était « sous-enquêté » par la police. Jusqu'à ce qu'il fasse l'objet d'un battage médiatique, un site comme French Bukkake, aujourd'hui au coeur d'une enquête tentaculaire, a pu exister pendant dix ans dans une indifférence totale. En réalité, il y avait déjà tout pour sanctionner ce type de pratiques. Plutôt que de partir dans de grands débats théoriques sur un éventuel statut de victimes, il suffit de regarder ce qui est légal et ce qui ne l'est pas. On s'aperçoit que cela fonctionne très bien.

Concernant les associations, je me reconnais totalement dans certains de leurs discours. J'ai été saisi par la normalisation du travail du sexe dans ce milieu. Elle conduit forcément à des abus. Vendre son sexe n'est pas un travail comme un autre. J'ai par exemple été confronté à un producteur qui avait vendu à son diffuseur une scène de sodomie. L'actrice avait à l'origine donné son accord mais arrivée au moment de tourner la scène, elle ne voulait plus réaliser cette pratique. Le problème, c'est qu'elle s'était engagée au préalable à la réaliser quoi qu'il arrive. Le producteur s'estimait dans son bon droit, il avait vendu cette pratique à son diffuseur. L'actrice ayant donné son accord préalable, il a insisté jusqu'à ce qu'elle cède. C'est évidemment un abus sexuel. Si on se place d'un point de vue professionnel et qu'on considère la pornographie comme un métier comme un autre, on peut toutefois estimer que l'actrice n'était pas dans son droit. C'est le point de vue du producteur, qui a terminé la scène en disant « Dis donc, tu crois qu'une patineuse artistique ne se foule jamais la cheville ? » avant de lui dire « Toi, tu es vraiment la CGT du trou de balle ». À partir du moment où on considère l'échange, la transaction sexe contre argent comme un métier comme un autre, on va se retrouver confrontés à ces situations d'abus. C'est la limite du consentement. Effectivement, l'actrice était au départ consentante pour réaliser cette pratique. Mais c'est du sexe, pas un commerce comme un autre. Au lieu du consentement, la question qui doit primer est celle du désir, puisque nous parlons ici de relations sexuelles. Un consentement ne se basant que sur une transaction expose forcément à des abus. Sur ce tournage, l'ambiance était pourtant très bonne, c'était très sympathique. Personne n'était agressif. Nous avons tous bu un coup ensemble à la fin. Il s'est toutefois passé cette scène, qui est évidemment un abus sexuel.

Mme Marie Maurisse. - Pour ma part, toutes les actrices que j'ai rencontrées m'ont indiqué être considérées dans la société en général comme une sous-catégorie de personnes. Les gens qui travaillent et vivent dans le porno sont souvent amis avec des personnes du même secteur car ils se sentent très stigmatisés. Quand on exerce cette activité, on en a en général honte. On est considéré comme des sous-personnes.

Vous savez à quel point il est déjà extrêmement difficile pour une femme violée par son mari d'aller porter plainte au commissariat et d'y être bien reçue. Nous savons que les plaintes n'y sont pas toujours bien prises, l'actualité récente l'a encore montré. Un viol subi dans la rue est aussi difficile à dénoncer pour n'importe quelle femme en étant victime. Imaginez donc la difficulté pour une actrice porno de porter plainte, et même ne serait-ce que de s'avouer à elle-même que ce qu'elle a subi était un viol. C'est très dur de le réaliser et de le dénoncer. La parole commence à peine à se libérer. Ces abus ont mis énormément de temps à être dénoncés, parce que ces femmes pratiquent une activité considérée comme dégradante par la plupart des gens. Elles sont considérées comme des sous-personnes et n'ont donc pas à se plaindre. Plusieurs actrices m'ont indiqué avoir à plusieurs reprises tenté de dénoncer des viols dans le cadre de leur activité et avoir été confrontées à des rires ou à des moqueries. C'est très difficile.

Robin D'Angelo disait qu'il existe des lois et qu'il faut les faire respecter. Oui. Encore faut-il éveiller les victimes au fait qu'elles ont des droits et qu'elles peuvent se défendre. Ce n'est pas encore gagné. C'est ce que les associations essaient de faire mais bon nombre de personnes que j'ai rencontrées ne sont pas suivies par celles-ci, ou ne sont pas soutenues par des syndicats. Dans le secteur amateur ou de petites productions informelles, les actrices ou acteurs ne savent pas à qui parler. Il en va de même à Budapest. À qui les jeunes femmes qui arrivent des pays de l'Est, âgées de 17 ou 18 ans et ne parlant pas bien l'anglais, se faisant embrigader dans ces tournages et dans cette industrie, vont-elles se plaindre ? À qui peuvent-elles raconter ce qui leur arrive ? Nombreuses sont celles qui ne disposent pas de ces relais. Les associations font un excellent travail mais elles ne peuvent malheureusement pas aider tout le monde.

M. Robin D'Angelo. - J'ai été marqué de voir que des choses que nous, personnes extérieures au porno, percevons comme des abus ne le sont pas nécessairement pour certaines actrices. J'ai constaté une forme de normalisation de la violence, assez marquante et assez forte. Il m'est arrivé très rarement qu'une actrice m'indique avoir fait de la pornographie par plaisir sexuel. Comment définir ces rapports sexuels sans plaisir ? N'entrons-nous pas déjà dans une forme d'abus quand on le fait pour l'argent, avec un homme pour lequel on n'éprouve aucun désir, en attendant juste que ça passe ? Est-ce un abus ou non ? Ces questions ne sont pas inhérentes au porno. On peut les retrouver partout dans la société, sauf que le porno monétise tout cela et en fait un business.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci à tous les deux. Dans vos propos, nous constatons beaucoup d'éléments parfois contradictoires. Vous avez dit qu'il était compliqué de percevoir le porno comme un travail comme un autre. Ne devrions-nous pas réussir à définir la pornographie et à l'encadrer de manière différente ? Je pense que la notion de consentement est un élément majeur, dans la mesure où, dans un travail comme celui-ci, il existe un rapport au corps qui n'existe pas dans tout autre type de travail. Cette notion ne devrait-elle pas être précisée pour réussir à mieux protéger les individus ? Vous l'avez néanmoins dit, on ne peut pas protéger les gens contre eux-mêmes. Les syndicats ou les associations sont-ils aujourd'hui en capacité de les protéger ? Je n'en suis pas certaine.

Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - La façon dont vous avez abordé le sujet me semble très intéressante. Nous avons organisé plusieurs auditions extrêmement différentes. Les associations étaient véritablement traumatisées par ce qu'elles avaient vu. Elles avaient d'ailleurs du mal à en parler. Elles nous indiquaient encore faire des cauchemars après les scènes qu'elles avaient pu voir. Elles nous demandaient si nous pouvions vraiment parler d'acteurs et d'actrices du porno à partir du moment où les actes sexuels étaient réellement réalisés, qu'ils n'étaient pas simulés, mais bien subis. Après cette audition marquante, nous avons entendu le point de vue de certains sociologues qui étaient beaucoup plus nuancés. Certains nous parlaient d'un travail « comme un autre » - ce n'est pas mon point de vue - qu'il fallait encadrer. Vous-mêmes apportez une vision très intéressante, qui se place aussi du point de vue de la société. La pornographie ne tombe pas comme ça dans un ciel serein. Elle est un miroir grossissant de notre société patriarcale. C'est extrêmement intéressant. À un moment où la parole se libère - bien que des dénonciations aient toujours eu lieu - il n'est pas étonnant qu'il se passe la même chose dans la pornographie.

J'aimerais vous poser des questions de trois ordres. D'abord, nous avons le sentiment que le réalisateur estime qu'un acteur ou une actrice ayant signé un contrat de travail avec lui, ayant accepté une pratique qui lui a été demandée, se doit d'honorer son contrat. Pour moi, ce n'est pas un travail. Ce sujet pose donc la question de la limite du contrat de travail. De plus, que veut dire le consentement ? Je considère qu'il devrait être possible de revenir sur les clauses du contrat de travail.

Ensuite, j'ai du mal à m'imaginer une pornographie éthique. Je pense qu'elle peut être encadrée mais je ne sais pas si nous pouvons parler d'éthique, surtout avec tous les témoignages entendus plus tôt. Il ne s'agit pas seulement de rapports sexuels avec un, deux ou trois partenaires. Ce sont parfois des viols avec plusieurs dizaines de partenaires.

S'agissant du contrôle des pratiques, M. D'Angelo nous parle de la loi, qui peut certes constituer un soutien, comme le prouvent les affaires en cours. Pour autant, j'ai eu le sentiment que les contrôles n'existaient presque pas, qu'ils étaient infimes. Nous avons été confrontés à une certaine impuissance. Dans ce contexte, quid des contrôles ?

Enfin, notre rapport s'intéresse à l'industrie pornographique, dont nous ne devons pas perdre de vue le volet économique. Pour autant, nous devons également nous intéresser à ses conséquences. Nous l'avons vu, l'accès à ces contenus est extrêmement facile sur Internet. Énormément de mineurs de plus en plus jeunes peuvent y accéder. Ils pensent qu'il s'agit d'une sexualité normale. Les garçons qui ne sont pas en mesure de réaliser les performances qu'ils visionnent estiment qu'ils ne sont pas normaux. Les filles sont quant à elles confrontées à une soumission plutôt qu'à un plaisir partagé. Il s'agit de voir comment nous pouvons interdire l'accès des mineurs aux contenus pornographiques, ce qui est complexe.

Mme Marie Maurisse. - J'ai beaucoup entendu ces questions lorsque j'ai fait la promotion de mon ouvrage, de la part de lectrices notamment, surtout de mamans, de femmes et de mères s'inquiétant de cette pornographie banalisée et visible partout.

Je vais reprendre vos sujets dans l'ordre. Par rapport au contrat de travail, oui, pour les personnes que j'ai interrogées, c'est un travail même si ce n'est pas mon avis. Les femmes comme les hommes qui font cela le font pour de l'argent. Si cela peut paraître étrange pour des personnes comme nous, qui ne monnayons pas nos performances sexuelles, c'est bien un travail comme un autre pour ces individus. Nous devons donc l'envisager ainsi. Il faudrait donc qu'il y ait un contrat de travail, ce qui n'est pas nécessairement le cas sur les tournages amateurs. Tout n'est pas nécessairement écrit. Généralement, il n'y a qu'un échange de messages ou une discussion orale. Ce que l'actrice doit faire ou non n'est pas écrit noir sur blanc. Les producteurs passent des messages indiquant qu'ils cherchent, par exemple, une « beurette de 35 ans pour tournage X, Paris 18e ». Ils diffusent ces annonces dans des journaux partout dans le pays et attendent que quelqu'un y réponde. Il n'y a donc pas toujours de contrat de travail. Ces tournages ne sont pas vraiment déclarés. Tout cela n'est pas clair. S'il y avait un contrat de travail, une obligation de tout noter, les débuts et fins de tournage, etc., tout serait plus simple. Il serait possible de réellement encadrer ces scènes. Dans ce type de tournage, il n'y a rien de tout cela. Il faudrait commencer par ce point et renforcer les contrôles.

Quand j'assistais à ces tournages, les producteurs étaient un peu attentifs. Ils s'assuraient de l'identité des acteurs et surtout de celle de l'actrice. Si je n'avais pas été là, je ne sais pas s'ils auraient été aussi regardants. Ils m'ont indiqué procéder à ces vérifications en cas de contrôle. En réalité, la police spécialisée dans le domaine n'était pas informée du tournage de scènes pornographiques dans un appartement parisien tel jour à telle heure.

Je pense donc qu'il faudrait mieux encadrer le secteur. Comment le faire ? Je n'en ai malheureusement aucune idée. Quels effectifs mettre en place ? Comment forcer les professionnels à déclarer leur activité et à mettre en place des règles ? Je ne le sais pas exactement.

Ensuite, on peut être opposé à la pornographie éthique. Il existe un courant de pensée et de personnes tout simplement opposé à la pornographie, considérant que ce n'est pas un bien culturel, que ce n'est pas un divertissement et que c'est par essence mauvais. Avec ce point de vue, bien sûr qu'il ne peut exister de pornographie éthique.

Pour autant, si on pense que la pornographie existe depuis la nuit des temps, pratiquement depuis l'âge des cavernes et qu'il s'agit d'un divertissement faisant partie de la composante humaine, alors oui, il existe une pornographie éthique, c'est-à-dire une manière de fabriquer du cinéma X conforme à toutes les sexualités, respectueuse du droit des acteurs et des actrices. Un scénario est plus ou moins établi. On laisse les acteurs et les actrices agir et commencer leurs relations sexuelles devant la caméra. Ils font un peu ce qu'ils veulent, dans le sens qu'ils souhaitent. Cela peut commencer par une relation lesbienne, avant de s'ouvrir à d'autres pratiques. Tout cela se fait plus lentement, plus naturellement. Les acteurs se voient plusieurs jours avant. Ils ont des relations après. Surtout, le regard féminin est important. Vous avez dû entendre parler du male gaze, le regard masculin. Traditionnellement, la pornographie était faite par des hommes plutôt âgés, plutôt blancs, avec une vision du sexe extrêmement genrée, sexiste et patriarcale. La pornographie éthique prend mieux en compte le désir féminin. Si c'est une femme derrière la caméra, elle ne va pas filmer la femme de la même manière que le ferait un réalisateur américain classique. Je crois donc personnellement en cette pornographie éthique, bien qu'on puisse considérer que la pornographie en elle-même peut ne pas être une bonne chose. Je conçois ce point de vue, partagé par beaucoup de féministes d'ailleurs.

Enfin, vous évoquiez l'accès à la pornographie. En tant que mère, en tant que femme, je peux en être inquiète. J'ai lu énormément d'études sur le sujet. Les enfants voient très jeunes - plus jeunes qu'avant - des images violentes sur Internet. Une scène pornographique sur Youporn est évidemment extrêmement violente pour un enfant. Elle peut être néfaste pour son développement. Comment l'empêcher ?

Le Royaume-Uni a voté il y a quelques années une loi de censure assez radicale. Les diffuseurs de pornographie sur Internet sont obligés de mettre en place un contrôle avec la carte de crédit. Si vous êtes à Londres, en théorie, si vous tapez Youporn.com, vous ne tombez sur aucune image pornographique. Vous devez entrer vos documents d'identité, voire votre carte de crédit, qui atteste en réalité de votre âge. Une fois que vous avez entré ces informations, vous avez accès aux contenus du site. Cette loi de censure a suscité des débats, notamment sur la liberté de consommer ce qu'on souhaite. Elle a tout de même été votée. Elle n'a toutefois pas encore été mise en place sur le plan technique. Le pays y travaille pourtant depuis des années mais le système est très compliqué à mettre en place. Il faut un outil empêchant chaque personne d'accéder au site, en installant un pare-feu. Le Royaume-Uni peine encore à le faire. Je sais que des débats ont eu lieu en France pour reproduire ce type de dispositif, Emmanuel Macron l'avait abordé lors de sa campagne en 2017. Il est toutefois très difficile de le mettre en place techniquement.

En dehors de ce système, les associations assurent de la prévention. Si nous partons du principe que les enfants auront de toute façon accès à ces images, il est important d'en parler avec eux et de ne pas considérer que c'est interdit ou tabou. Il faut les prévenir, leur expliquer que c'est du cinéma, que ce n'est pas la réalité, que ce n'est pas comme ça qu'on fait l'amour. Beaucoup de personnes interviennent dans les écoles pour aider cette prévention mais rien n'est clair ni institutionnalisé. Tout dépend des établissements scolaires, des villes. Généraliser cette prévention permettrait à mon sens d'ouvrir la parole des jeunes sur ce qu'ils ont vu, de lancer le débat entre eux. J'accueille toutes ces idées, qui me semblent être le moyen le plus simple et efficace d'aider la jeunesse à vivre avec cette pornographie.

M. Bruno Belin. - Existe-t-il une pornographie éthique ? Je crois que nous devons répondre à cette question que nous ne nous étions jamais posée et que vos réponses nous aideront à la définir.

Vous avez tous les deux parlé de contrats de travail. En avez-vous eu entre les mains ? Une analyse pourrait-elle en être faite ? Puisqu'il en existe, que contiennent-ils ? Soyons très clairs, nous ne pourrons jamais accepter leur cadre s'ils impliquent des actes ou injures racistes, des viols, incestes ou autres actes punis par le code pénal. Nous avons parlé de protection de l'enfance, ont été évoquées devant nous des scènes impliquant des femmes enceintes, la présence de mineurs... Nous devons trouver le moyen d'être très clairs sur ce sujet, que nous ne lâcherons pas.

Mme Dominique Vérien. - Merci beaucoup pour vos exposés, qui permettent de voir de l'intérieur la façon dont se déroulent les tournages pornographiques, avec le point de vue des acteurs et actrices.

J'ai bien entendu votre mention des petites annonces, Madame Maurisse, mais d'une façon générale, comment ces femmes entrent-elles en contact avec les producteurs ? C'est l'un des sujets du procès à venir. D'ailleurs, ce n'est pas totalement anodin, puisque nous voyons bien que, dans l'affaire en question, le recrutement commence par un viol pour pouvoir affaiblir la réaction de la victime, pour la rendre plus perméable à ce qu'elle devra faire ensuite.

Ma question suivante porte sur le lien entre la pornographie et la prostitution. J'ai eu l'occasion de lire votre livre, Monsieur D'Angelo. Ces deux sujets me semblent assez liés. Rares sont les actrices de pornographie n'ayant pas effectué quelques passes parallèles.

Enfin, toujours dans votre ouvrage, vous parlez de celui qui est au départ un futur acteur et à la fin un acteur réel. Son regard s'est extraordinairement durci sur les femmes : au départ il est dans une espèce de rêve et de fascination, il veut accéder à elles, et à la fin, il les méprise d'une façon assez dure, à mon sens. Je ne sais pas si le fait de consommer régulièrement de la pornographie joue également dans cette évolution du regard. Visiblement, la pratiquer ne rend pas tendre vis-à-vis des femmes.

M. Robin D'Angelo. - Je veux revenir sur le sujet des contrats. J'ai été particulièrement choqué par une scène d'une extrême violence où l'actrice m'a ensuite indiqué être battue par son mari, qui l'a presque forcée à faire de la pornographie. Au final, je trouverais incroyablement cynique de donner un contrat de travail à cette femme, de blanchir tout cela légalement en rendant cette activité « propre ».

Aborder le problème du porno par la question des contrats est en décalage avec la réalité d'un tournage porno, qui se passe de la façon suivante : on arrive dans une pièce, avec des gens qui fument des joints, voire qui sniffent un rail de coke. Des acteurs arrivent à la dernière minute. Les actrices attendent dans leur coin, souvent dans une perspective d'argent rapide, et pas d'exercer un travail. Les billets passent de main en main. L'économie est tellement informelle avec des problématiques d'abus qui sont structurelles que l'aborder par la question des contrats me semble cynique et en décalage. Dans les faits, il n'y a que des contrats de droits de diffusion, seul document signé par les actrices. C'est une cession de droit à l'image, souvent assortie de clauses indiquant qu'elles seront payées en tant qu'auto-entrepreneuses et que ce qu'elles réalisent n'est pas un métier, mais uniquement du porno amateur. Cela permet de casser tout lien de subordination et donc d'éviter tout risque d'assimilation à un emploi dissimulé.

La question des contrats rejoint celle du consentement. Nous ne sommes pas tous égaux devant ce dernier. Le consentement d'une jeune femme de 19 ans en rupture familiale et exposée à des violences depuis ses 15 ans n'aura pas du tout la même valeur que celui d'une femme de 35 ans, insérée socialement, qui fait du porno pour son plaisir, si tant est que cela existe. Évidemment que faire un contrat de travail pour cette jeune femme en situation de précarité serait à mes yeux assez cynique. Ce sujet pose la question intrinsèque à la pornographie qui est celle d'une forme de monétisation de la contrainte sexuelle. Veut-on mettre en place un contrat pour en faire un milieu comme un autre ? Toute la question vise à trouver un équilibre entre une réduction des risques pour ces femmes et le positionnement de la société vis-à-vis de cet achat de contrainte.

J'ai été témoin en permanence de cet achat de contrainte. Je me suis ainsi retrouvé sur une scène pour laquelle le producteur n'avait pas précisé à la femme quelles pratiques seraient réalisées, pour la prendre par surprise devant la caméra. Il a commencé à gifler les seins de l'actrice de façon assez forte. Elle a hurlé de douleur. Le sujet a été réglé par une rallonge budgétaire. Je pensais qu'à la fin, l'actrice, qui avait un fort caractère, publierait un avertissement sur Twitter pour inciter les femmes à ne jamais tourner avec ce producteur, indiquant qu'il était un abuseur. Finalement, elle a dit à ce dernier « violent sex is more money ». Cette monétisation de la contrainte et du désir est permanente. Voulons-nous contractualiser cette relation ?

Évidemment, je crois qu'il peut exister une pornographie éthique. Cette question est totalement légitime. Pour autant, il faut comprendre qu'aujourd'hui, les consommateurs de pornographie ne veulent pas regarder une pornographie éthique. La sexualisation des rapports hommes-femmes et du patriarcat se retrouvent dans les scènes représentées, excitantes, reposant sur ce rapport de domination. Forcément, il est différent de fantasmer ce dernier seul dans sa tête et de le faire représenter par des personnes. Tant que ce sera le substrat de l'érotisme actuel, ce sur quoi repose l'excitation de beaucoup de personnes, la pornographie reposera sur cette idée de contrainte et de domination. À l'inverse, avoir des individus qui essaient d'influer sur l'idée de fantasme en créant une pornographie LGBT, en remettant en question toutes ces représentations patriarcales, peut faire partie d'une pornographie féministe et éthique. C'est possible. Simplement, cette pornographie est économiquement marginale. Les quelques réalisatrices réalisant ce type de films ne peuvent absolument pas en vivre. Elles en réalisent un par an, avec des bouts de ficelle, les tournant souvent avec des copains. Finalement, peut-il y avoir une pornographie éthique à partir du moment où il y a une monétisation du rapport sexuel allant contre le désir ? Cela devient compliqué. On pourrait faire une pornographie reposant sur le désir des acteurs. Simplement, elle n'est pas rentable et ne satisfait pas la moitié du public.

Sur la question de l'accès aux mineurs, les sociologues indiquent souvent qu'il n'existe pas réellement d'étude qui montrerait comment la pornographie aurait bouleversé des générations entières. J'ai 35 ans et j'ai accès à Internet depuis mes 15 ou 16 ans. J'ai regardé de la pornographie régulièrement pendant toute mon adolescence. Je ne pense pas qu'elle ait eu un impact néfaste sur ma sexualité. Je crois que nous devons relativiser. Les enfants et adolescents savent très bien que ce n'est pas la réalité qu'ils voient. Il faut en revanche leur expliquer pourquoi ces représentations sexuelles reposent sur un rapport de domination hommes-femmes. Ne prenons pas les enfants pour des idiots. Nous devons leur expliquer le pourquoi de ces fantasmes.

Il faut en outre réfléchir au fait qu'en limitant l'accès à la pornographie, en contrôlant les tubes, on va permettre à des acteurs économiques tels que Jacquie & Michel ou Dorcel, de récupérer les parts de marché qu'ils avaient par le passé, alors même que ces individus adoptent un fonctionnement assez cynique sur la production porno et alimentent tout le circuit dont nous avons parlé.

Ensuite, il existe évidemment des passerelles entre pornographie et prostitution. J'ai recueilli beaucoup de témoignages de femmes en situation de prostitution, à qui un client a proposé de rencontrer une connaissance qui produit du porno. C'est ainsi qu'on passe d'un univers à l'autre. Les producteurs ont pour objectif de toujours recruter de nouvelles femmes pour alimenter en permanence le flux des tubes. Lorsque des sites web tels que VivaStreet publiaient des annonces de prostitution, ils allaient contacter en masse les femmes qui se prostituaient sur ces sites pour les recruter. La passerelle est évidente. D'ailleurs, beaucoup d'actrices pornographiques ne peuvent pas vivre uniquement de ces tournages et officient en tant que gogo danseuses dans des boîtes de nuit, ou se prostituent à côté. Le « travail du sexe » est à 360 degrés. Les liens sont très forts.

Sur le recrutement, j'ai également été frappé de la force des réseaux sociaux. Généralement, quand les producteurs repèrent une jeune femme publiant des photos un peu sexy sur Twitter ou Instagram, ils vont tous se passer son compte et essayer de la contacter en messages privés pour lui proposer des tournages.

Toujours sur cette idée de travail, qui me semble importante, la plupart des femmes que j'ai rencontrées ne sont pas vraiment en recherche d'un emploi régulier leur permettant de subvenir à leurs besoins en général. C'est plutôt un moyen de faire de l'argent rapidement sur des périodes très courtes. Certaines ne se voient d'ailleurs même pas comme actrices pornos en réalité. Elles vont généralement mutualiser des scènes. Les producteurs vont leur proposer de tourner une multitude de scènes à la fois, pour différents diffuseurs. Elles peuvent tourner jusqu'à une dizaine de scènes en une semaine, toutes payées entre 250 et 300 euros, et gagner jusque 3 000 euros sur ce laps de temps, ce qui peut être assez attrayant. Après, elles ne vont peut-être plus jamais faire de porno de leur vie. La majorité des femmes dans le porno vont le faire une ou deux semaines dans leur vie, ce qui relativise cette idée de métier et de travail. J'ai vraiment perçu une économie informelle, marginale, permettant de faire de l'argent rapidement pour de multiples raisons.

Mme Marie Maurisse. - Aux États-Unis ou à Budapest, j'ai vu des personnes dont c'était le métier. Ne confondons pas l'économie souterraine, informelle et opaque du porno amateur, très gris, avec une industrie qui existe vraiment avec des acteurs et actrices, des contrats de travail, des syndicats. Ça existe aux États-Unis, à Budapest, à Prague, en France, en Espagne. Dans cette industrie, il y a des abus, des difficultés, de par la nature même du contenu vendu. Je pense que c'est bien pire dans le milieu informel où Robin s'est immergé.

M. Robin D'Angelo. - Il est vrai que j'ai tendance à ne pas opérer de distinction entre une pornographie industrielle et une pornographie amateure. C'est pour moi la même chose. L'amateur, c'est surtout une question d'esthétisme et de mise en scène. Les gens qui sont derrière le porno amateur en France sont les mêmes que ceux qui gèrent l'industrie dite scénarisée. Il n'y a absolument pas de différence. Les individus qui vont proposer des services d'agent en Europe de l'Est, qui peuvent d'ailleurs récupérer des femmes françaises, vont pouvoir les introduire dans des circuits dits amateurs également. La frontière est très floue. J'ai tendance à voir cette idée de professionnalisation et d'industrie du porno comme une sorte de maquillage. C'est tout le procédé de Dorcel, qui se qualifie de professionnel réalisant des productions scénarisées et indique ne pas faire d'amateur. La réalité en est bien éloignée. Leurs producteurs qui produisent des contenus scénarisés font également de l'amateur. Une actrice qui fera quatre scènes peut très bien faire une scène supplémentaire dans un porno dit scénarisé, « propre ». Tout cela n'est qu'une façon de rendre glamour et de maquiller des contenus qui ne le sont pas du tout. Je ne vois pas de différence entre un tournage amateur et scénarisé. Même sur les premiers, il y a aujourd'hui des maquilleuses, des éclairages... Simplement, une actrice y sera plus souvent mise en scène dans une situation un peu humiliante de femme réalisant un porno parce qu'elle a besoin d'argent ou parce qu'elle veut énerver son copain. Ce n'est qu'une question de scénarisation. Dans les deux cas, on reste dans une forme de marginalité totale.

Beaucoup d'actrices dites professionnelles vivent dans des situations de précarité totale. J'ai récemment interviewé une ancienne Dorcel girl, me racontant qu'avec ce statut, elle touchait 1 200 euros par mois. Elle était très ennuyée lorsqu'elle devait recevoir des journalistes, parce qu'elle vivait à l'époque dans une petite chambre d'étudiante, ce qui n'allait pas du tout avec son statut d'actrice porno. Je vois cela comme une forme de propagande, de communication.

On le voit d'ailleurs beaucoup dans les agences en Europe de l'Est, qui ont toutes des sites très propres et professionnels. Quand on discute avec les actrices de ces circuits, on apprend qu'elles se prostituent aussi. L'actrice que j'évoquais plus tôt, giflée sur la poitrine par son producteur, est par exemple envoyée par son agence. L'homme qui la filme est totalement amateur et réalise des petites vidéos pour son site. Les agences envoient ces filles chez tous ces hommes qui font de la production amateure. Je n'ai pas vu de distinction. Simplement, certaines femmes vont faire deux ou trois scènes dans leur vie, et seront présentées comme amateure. Le reste de l'industrie est vraiment tenu par des professionnels.

Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Je veux revenir sur le lien entre prostitution et pornographie évoqué par Dominique Vérien. Je trouve qu'il est direct, à partir du moment où il s'agit de rapports sexuels tarifés. Si nous considérons que la prostitution n'est pas un métier, et c'est mon cas, nous n'allons pas entrer dans ces histoires de contrat de travail. Il en va de même dans la pornographie. Le questionnement porte plutôt sur une protection. Les abus sont nombreux et terribles. Comment protéger ces femmes ? Vos exposés l'ont montré, une personne ayant une mauvaise image d'elle-même va accepter des choses terribles. C'est extrêmement complexe.

M. Robin D'Angelo. - Sur le lien entre le porno et la prostitution, il existe tout de même une différence notable qui est celle de l'image. Les raisons pouvant amener des femmes à faire de la pornographie sont assez différentes de la prostitution. On peut être dans un rapport d'estime de soi, dans le fait de se donner une existence médiatique. Ces éléments n'existent pas dans la prostitution. Pour certaines femmes, la pornographie est perçue comme une façon de s'épanouir. Une actrice me racontait par exemple son enfance passée dans les foyers avec un père incestueux. Finalement, à 25 ans, elle peut voyager partout en Europe, aller dans des fêtes et se rendre dans des endroits sympas. Elle me disait qu'elle n'aurait pas pu avoir accès à cette vie sans la pornographie.. Elle préfère faire cela qu'être agent de nettoyage. Il faut évidemment l'entendre. Cette différence avec la prostitution est assez forte.

Il faut aussi voir la notoriété de certaines de ces femmes sur les salons du X. Si elles sont totalement inconnues pour nous, des hommes vont faire la queue dix minutes pour avoir un autographe de certaines starlettes Jacquie & Michel ayant tourné une quinzaine de scènes. Il est important d'avoir en tête cette valorisation pour comprendre pourquoi ces femmes s'insèrent dans ces parcours, pour essayer de changer la perspective et de ne pas les voir que comme des victimes. Nous devons nous intéresser aux raisons pour lesquelles les hommes commettent ces abus. C'est là le coeur du sujet. Les femmes, elles, font souvent comme elles peuvent.

Mme Marie Maurisse. - J'habite en Suisse. Ici, nous sommes un peu plus pragmatiques. La prostitution existe, elle est légale et encadrée. Il y a des maisons closes. Je ne peux pas dire que c'est le paradis, mais ce fonctionnement permet d'éviter une partie des trafics. Je pense que la même démarche devrait être adoptée avec la pornographie. Elle existe, elle existera sans doute toujours. À partir de là, qu'en faisons-nous ? C'est une économie mondialisée. Si vous mettez en place un certain nombre de règles ou d'interdictions dans un endroit, les gens vont se déplacer. Travailler sur ce sujet est un vrai casse-tête. Augmenter les contrôles et développer la prévention me semblent être deux axes majeurs pour améliorer cela.

M. Robin D'Angelo. - J'ai aussi réalisé quelques reportages sur la consommation de drogue à Paris, notamment de crack et d'opiacés. Je vois parfois un certain parallèle : il s'agit d'individus pris dans des parcours toxiques et les solutions peuvent passer par une politique de réduction des risques. Nous n'avons pas légalisé les drogues en France mais on peut rendre leur consommation la moins dangereuse et abusive possible pour les individus concernés. Il existe des schémas de ce type avec la prostitution à l'heure actuelle, avec des bus qui vont dépister les MST ou fournir des préservatifs. Toutes ces politiques de réduction des risques pour protéger les femmes dans ces situations sont des pistes qui pourraient être suivies.

Sur la question de la légalisation, j'ai recueilli des témoignages assez hallucinants en Europe de l'Est. Une actrice russe m'indiquait par exemple qu'elle avait signé avec une agence un contrat la tenant pour un certain nombre de scènes à réaliser chaque année. Elle ne voulait plus les tourner. Ce contrat était factice, puisqu'on ne peut pas obliger une personne à avoir un rapport sexuel. Cette femme ne voyait pas les choses de cette manière et craignait de se retrouver dans une situation d'illégalité. Cette histoire illustre bien la perversité que peut induire une forme de légalisation. Ces agences que l'on retrouve aux États-Unis, à Budapest ou à Prague sont des portes d'entrée pour ces abus. Ce métier recrute beaucoup d'individus en situation de vulnérabilité. C'est là où le serpent se mord la queue.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je tiens à souligner que l'impact du porno sur les jeunes est extrêmement violent. Vous l'avez dit, les contenus se durcissent. Nous avons eu à travailler sur la lutte contre les violences sexuelles et sexistes pendant de nombreux mois au moment du projet de loi du Gouvernement. Nous avons recueillis des témoignages, de pédopsychiatres notamment, indiquant que l'exposition d'un enfant à des images de violences intrafamiliales était similaire à l'exposition à une scène de guerre, provoquant des traumatismes très importants. Nous aurons beau expliquer à des enfants, qui auront peut-être visionné seuls des contenus pornographiques d'une grande violence, que ce n'est pas la réalité, ils les auront vus seuls et il pourra être compliqué de contrer l'impact que ces contenus auront eu sur leur construction.

Au cours des débats que nous avons eus ce matin, nous avons vu que l'industrie et l'économie de la pornographie restent extrêmement opaques. Nous avons parlé de contrats de travail qui n'existent pas, ou assez peu, et qui sont difficiles à mettre en oeuvre.

Nous savons que l'industrie pornographique brasse plusieurs dizaines de milliards de dollars. Cependant, ce ne sont pas les acteurs et actrices, dont les salaires sont réduits, qui en bénéficient, mais bien les plateformes, et peut-être les producteurs.

Cette opacité contribue à une espèce de marché noir, qui démontre bien que nous allons devoir nous donner les moyens, tant à l'international qu'en France, d'encadrer ces pratiques, malgré les difficultés qu'un tel encadrement peut soulever. Nous avons vu que les tentatives d'encadrement, avec une pornographie dite éthique et l'adoption de chartes, n'étaient pas nécessairement satisfaisantes.

M. Hussein Bourgi. - Vous nous avez indiqué tout à l'heure que lorsqu'il y avait des rapports violents, la façon de les réguler consistait pour l'actrice à demander une rémunération supérieure. Je voulais vous interroger sur les rapports sexuels non protégés, dont on entend beaucoup parler. Dans certains films, ils sont imposés à la dernière minute. Dans d'autres, on demande aux acteurs d'avoir réalisé un test au préalable. J'ai lu des articles rapportant que, puisque des acteurs indiquent que le port du préservatif les rend moins performants, il est décidé au dernier moment de changer les plans et de réaliser la scène sans protection. Avez-vous constaté ou entendu parler de ces pratiques ?

Ensuite, j'aimerais évoquer l'engrenage dans lequel se trouvent les actrices qui peuvent parfois se laisser tenter par des tournages pornographiques pour répondre à un besoin financier assez urgent ou parce qu'elles sont poussées par un petit ami ou une opportunité. Lorsqu'elles mettent le doigt dans l'engrenage, il est particulièrement difficile d'en sortir, dès lors que les films sont diffusés de manière virale. Je connais un avocat qui a eu l'occasion de défendre une actrice ayant tourné un film pornographique français. Obtenir le retrait de tous les films dans lesquels elle apparaissait a demandé des efforts importants et beaucoup de temps. Ils compromettaient son insertion professionnelle et sociale, puisque ces contenus apparaissaient sur les moteurs de recherche dès lors qu'on tapait son nom et son prénom. Je voulais donc attirer votre attention sur le fait qu'à la précarité et à la méconnaissance faisant que certaines femmes se retrouvent piégées dans ce milieu, s'ajoute la fatalité lorsque ces films deviennent viraux. Ces femmes se disent alors qu'elles sont condamnées, par la force des choses, à tourner encore et encore des scènes et des films. Avez-vous constaté ces situations lorsque vous avez mené vos enquêtes ?

M. Robin D'Angelo. - Les préservatifs sont absents de l'immense majorité des tournages. Les tests sont tout de même assez bien réalisés. Personne n'a envie de contracter une MST. Il est toutefois vrai que des actrices ont témoigné avoir indiqué vouloir tourner avec un préservatif, mais avoir fini, au moment venu, par tourner sans, devant l'insistance des producteurs. Évidemment, cela existe. Les MST les plus répandues sont des chlamydias ou gonorrhées. Je n'ai pas entendu parler de contaminations de VIH ou d'hépatites mais de MST un peu plus bénignes.

Vous évoquiez ensuite l'engrenage des vidéos une fois qu'elles sont mises en ligne. Il y a peut-être effectivement une piste juridique à creuser. Si on se considère dans une relation de travail classique, avec un métier comme un autre, l'actrice n'a aucun droit à demander le retrait des vidéos. C'est ce que répètent les producteurs. Elle s'est engagée et a signé un contrat. Les producteurs ont investi de l'argent pour réaliser cette vidéo, souvent de l'ordre de 3 000 euros. Ils seraient dans leur droit commercial de la conserver en ligne. Au contraire, une piste juridique pourrait être creusée pour faciliter le retrait de vidéos pornographiques pour des femmes désirant qu'elles disparaissent. C'est une galère. Il n'y a pas vraiment de loi en la matière. Les avocats insistent souvent sur l'atteinte à la dignité mais cela ne fonctionne pas toujours.

Mme Marie Maurisse. - Par rapport aux vidéos et au droit à l'image, il faut comprendre qu'aujourd'hui les producteurs font de l'argent en vendant leurs contenus à des individus qui vont payer. Pour y parvenir, ils intègrent des passages de leurs vidéos dans des publicités pornographiques. Ils réalisent des petits films de 30 ou 45 minutes, voire une heure, et les téléchargent sur leur site. Vous pourrez les visionner moyennant un certain montant, avec votre carte de crédit. Ils vont également le teaser, le promouvoir sur les tubes. Si vous êtes une actrice et que vous souhaitez supprimer cette vidéo qui vous porte préjudice, il faut non seulement que le producteur, peut-être français, la retire de son site - ce sera relativement facile, ou du moins faisable, après un certain nombre de procédures - mais il faudra aussi supprimer tous ces teasers et extraits des tubes pornos, beaucoup plus difficilement atteignables. Les producteurs eux-mêmes m'indiquaient ne pas avoir d'interlocuteurs fixes sur ces plateformes et ne pas vraiment savoir comment elles fonctionnent, alors même qu'ils y publient des contenus et en sont parfois membres premium. Une fois que la vidéo est diffusée sur Internet, il est très compliqué de l'en supprimer. Ces plateformes sont pilotées par des sociétés extrêmement opaques et difficilement atteignables. Elles répondent assez peu aux demandes légales, du moins jusqu'à présent. L'article du Monde a fait du bruit et améliorera peut-être la situation, mais c'était encore le cas avant la publication de cet article.

Vous parliez du VIH. Aux États-Unis et à Budapest, où je me suis rendue, les tests étaient assez stricts. Les acteurs et actrices américains doivent obligatoirement présenter un test négatif chaque semaine pour pouvoir travailler. Si le test est positif ou s'il n'est pas à jour, ils ne peuvent pas exercer leur activité et perdent le mandat qu'ils ont obtenu. Plusieurs procès retentissants ont coûté très cher aux boîtes de productions après des contaminations sur des tournages, raison pour laquelle elles sont désormais très vigilantes. À Budapest aussi, les règles en la matière sont très sévères.

Pour autant, une actrice souhaitant tourner avec un préservatif n'aura pas de contrat. La plupart des tournages se font maintenant sans.

M. Robin D'Angelo. - Je précise que lorsqu'une actrice veut faire supprimer une vidéo en France, elle rachète ses droits. Jacquie & Michel orientera une actrice demandant le retrait d'un film vers le producteur qui l'a tourné, qui lui demandera de payer entre 2 500 et 3 000 euros la vidéo, montant correspondant aux frais engagés (cachet de l'actrice et des acteurs, du réalisateur et des monteurs, location...). On refait payer les femmes pour supprimer leur vidéo, ce qui illustre encore une fois l'engrenage ou la perversité qui s'installe une fois qu'on tisse une relation commerciale sur ces pratiques. On peut estimer que le producteur est dans son droit lorsqu'il demande de rembourser une vidéo sur laquelle il a tous les droits légaux.

Enfin, à Budapest, malgré tous les tests assez sérieux, il se produit un lockdown à intervalle régulier, tous les deux ou trois ans. On découvre qu'un acteur avait la syphilis ou une autre MST, ce qui va bloquer tous les tournages pendant deux ou trois mois. C'est arrivé il y a quelques années, et le lockdown s'est étendu jusqu'aux États-Unis. C'est également arrivé en 2018, lors de mon immersion, avec des contaminations à la syphilis.

Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci pour toutes ces précisions et pour votre retour d'expérience de terrain et d'investigation en tant que journalistes sur ce thème de la pornographie. Nous l'avons vu, le sujet est complexe. Il l'est encore plus en raison de son opacité. La diffusion des contenus par le biais de plateformes internet est un frein aux contrôles que nous pouvons imaginer.

Nous allons poursuivre nos investigations avec les rapporteurs Laurence Cohen, Laurence Rossignol et Alexandra Borchio Fontimp, avec la volonté d'aboutir à une meilleure protection des acteurs et à un meilleur encadrement de cette pornographie. Nous essaierons également d'émettre des propositions qui permettront de mieux protéger les mineurs. Ils ont un accès extrêmement facile à ces contenus. La Grande-Bretagne a réussi à voter une loi. Il faut maintenant réussir à l'appliquer.