Mercredi 9 février 2022

- Présidence de Mme Émilienne Poumirol, présidente -

La réunion est ouverte à 17 h 00.

« Face au changement climatique, quel financement pour la sécurité sociale du 21e siècle ? » – Audition de Mme Nathalie Fourcade, secrétaire générale du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) et de MM. Dominique Libault, président du Haut conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS), et Rémi Pellet, professeur de droit à l’université de Paris et à Sciences Po Paris

Mme Émilienne Poumirol, Présidente. – Nous nous retrouvons cette après-midi pour une table ronde intitulée « Face au changement climatique, quel financement pour la sécurité sociale du XXIe siècle ? ».

Notre modèle mêle les systèmes beveridgien et bismarckien : il combine l’assurance individuelle et le financement socialisé de la protection sociale. Fondé sur l’égalité, la soutenabilité et la socialisation du risque, il est aujourd’hui soumis à une tension importante, au point qu’on peut s’interroger sur sa pérennité.

Exposé aux conséquences du changement climatique, comment, selon vous, notre système de protection sociale va-t-il évoluer ? Ses principes fondamentaux seront-ils remis en cause, ou l’équation financière sera-t-elle simplement, mais profondément, modifiée ?

Faut-il par exemple davantage de taxes environnementales, sachant qu’elles conduisent à la disparition de leur assiette si elles réussissent, c’est-à-dire si les comportements changent ?

Pour répondre à ces problématiques, nous avons le plaisir d’accueillir trois invités.

Madame Nathalie Fourcade, vous êtes Secrétaire générale du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM), qui a proposé dans ses rapports récents, notamment l’année dernière, de nouveaux modes d’organisation et de régulation du système de santé mieux à même de répondre au défi consistant à garantir l’accès pour tous à un environnement favorable à la santé.

Monsieur Dominique Libault, ancien directeur de la sécurité sociale, vous êtes président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, qui a remis en janvier dernier un rapport intitulé « Pour des finances sociales soutenables, adaptées aux nouveaux défis » dans lequel il est mis l’accent sur la nécessité de retrouver un équilibre durable, assis sur une vision plus stratégique, prospective et cohérente de la protection sociale. Les enjeux de la sortie de crise devant impérativement conduire à une modification de la gouvernance des finances sociales est-il ainsi écrit dans le rapport.

Enfin, Monsieur Rémi Pellet, vous êtes professeur de droit à l’université de Paris et à Sciences-Po Paris, et avez écrit plusieurs articles sur le financement de la protection sociale. L’un de vos récents articles est intitulé « Pour une budgétisation du financement de l’assurance maladie ». Vous nous préciserez vos propositions.

Un questionnaire vous a été adressé et je vous remercie par avance d’y répondre par écrit, pour les questions vous concernant, au cours des prochaines semaines.

M. Dominique Libault. – Je salue le sujet de cette mission d’information. Les questions de sécurité sociale commencent à être pensées en relation avec les enjeux environnementaux. Par ailleurs, directeur de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S), je peux vous indiquer que nous y travaillons.

Je vous propose une typologie des interactions entre sécurité sociale et transition environnementale.

Le premier enjeu est celui de l’impact de la protection environnementale sur la croissance économique, et donc sur le financement de la protection sociale. Faut-il rechercher de nouvelles ressources ou intégrer cette perspective d’une croissance durablement basse ? Le Conseil d’orientation des retraites (COR) a revu ses prévisions d’évolution de la productivité à cette lumière.

Deuxièmement, le réchauffement climatique crée de nouveaux risques. Faut-il prévoir une nouvelle branche ? L’Organisation internationale du travail (OIT) évoque ces risques, l’Agence française de développement (AFD) également, car la problématique est amplifiée pour les pays émergents.

La troisième question est celle des risques sociaux générés par la transition environnementale elle-même, par exemple la tarification de l’énergie, face à laquelle la prime inflation est une première réponse. Ainsi, les difficultés de mise en place de la taxation carbone sont liées à ses effets sur les classes modestes.

Le quatrième sujet est moins identifié : comment les financements offerts par la protection sociale peuvent-ils prendre en compte les contraintes environnementales ? En effet, la sécurité sociale a de nombreux mécanismes de solvabilisation d’acteurs économiques les amenant à financer des investissements : hôpitaux, établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), crèches, logement, etc., soit un tiers de la richesse nationale. Ces modes de solvabilisation ne devraient-ils pas intégrer la contrainte environnementale, ce qu’ils ne font quasiment pas aujourd’hui ?

Un exemple est celui des transports sanitaires : faute d’une stratégie du financeur, on n’arrivera pas à un transport propre. De même, dans le cadre du Ségur, on investit dans les Ehpad : quelles en sont les conséquences sur leur efficience énergétique et sur leur gestion des déchets ? La norme et l’action sur les prix sont des leviers bien identifiés pour la transition. Cependant, on en oublie les actions de protection sociale. Le rapport du Shift Project « Décarboner la santé pour soigner durablement » illustre ces problématiques.

Le cinquième sujet est celui de la santé environnementale liée aux accidents du travail et aux maladies professionnelles (ATMANS), par exemple pour les agriculteurs exposés à des produits toxiques, avec une dimension forte de prévention.

Enfin, le sixième est celui de l’anticipation des crises, ce que nous rappelle la crise sanitaire. Nous ne sommes pas à l’abri de crises nettement plus fortes, amenées par le réchauffement climatique, avec des catastrophes naturelles ou de façon plus indirecte. Notre système n’y est pas bien préparé. Faut-il faire des réserves financières ? Les pays qui en avaient avant la crise actuelle s’en sortent mieux. Il faut aussi anticiper les risques à venir.

Ces sujets doivent être traités, mais avec quels leviers ? Lesquels peut-on actionner de façon immédiate ? À ce stade se pose la question de la priorisation entre ces enjeux. Recherche, expertise et gouvernance : tels sont les trois sujets à traiter.

Ces sujets demeurent peu étudiés. J’ai lancé une étude via l’EN3S : le premier appel à projets est resté infructueux faute d’équipes pluridisciplinaires à même de travailler dessus. Il faut donc équiper la recherche.

Il y a ensuite un enjeu d’expertise sur ces sujets, notamment au sein des ministères : dans celui de la santé, elle est très faible. Ainsi, le Premier ministre m’a demandé un rapport sur le grand âge et l’autonomie, mais il n’y avait pas d’expertise au ministère pour travailler sur ce sujet. La dimension interministérielle est de plus encore trop absente de ces questions. Il faudrait doter tous les ministères, notamment celui de la santé, dans ce domaine.

Enfin, sur la gouvernance, comment s’assurer de la cohérence des stratégies ? Nous n’y sommes pas. Le Ségur, bien qu’il comprend des investissements, n’a presque pas de dimension environnementale.

Mme Nathalie Fourcade. – Je m’associe aux propos de Dominique Libault. La question que vous posez est importante et le besoin d’expertise et de recherche est criant. Le HCAAM réfléchit depuis plusieurs années à une organisation du système de santé compatible avec son époque. Longtemps, le système de santé a été le reflet la société, avec initialement les hospices dans une société catholique, et un bouleversement par les réformes Debré après-guerre. Celles-ci ont marqué la concentration des soins dans de grands organismes et une production centralisée de médicaments, liées au progrès technologique et à la société de consommation de masse.

Le Haut Conseil s’est prononcé depuis 2018 pour une rupture dans le modèle d’organisation des soins, et présente des pistes dans sa contribution à la stratégie de transformation du système de santé.

Je souhaite insister sur la mobilisation des outils externes au système de santé avec, en lien avec le rapport du Shift Project, la nécessité de proposer les prises en charge les plus sobres possible, écologiquement et financièrement. À cet égard, la prévention est le meilleur moyen de la sobriété. Or, historiquement, la France met l’accent sur les soins médicalisés et les déterminants individuels au détriment de la protection collective.

Or, des progrès importants, notamment en épidémiologie, objectivent l’incorporation biologique du social, c’est-à-dire l’impact de l’environnement sur l’état de santé. Les expositions exogènes, comme le tabac et l’alcool, sont connues. Cependant, les expositions endogènes, dont celles liées aux évènements de vie et aux relations sociales, ont une forte importance. En particulier, Wilkinson et Pikett démontrent que le niveau de vie social est crucial pour comprendre ces expositions. Le stress génère des processus physiologiques qui ont un impact sur la santé, et l’éclatement de l’échelle des revenus a un impact négatif sur l’état de santé de l’ensemble de la population.

On retrouve aussi les travaux du prix Nobel d’économie Angus Vitton, avec Ann Case, sur la stagnation, voire la baisse chez certaines populations blanches des États-Unis, de l’espérance de vie dans les pays développés. Ils mentionnent les morts du désespoir liées aux suicides, à l’alcool, à l’obésité, etc.

Les actions de prévention demeurent donc trop individualisées et tournées vers les soins. Une étude montre pourtant la forte efficacité et le faible coût des actions de prévention tournées vers l’environnement, dont certaines comme la taxation des comportements à risque apportent même des revenus.

Il faut éviter les maladies ou, une fois la maladie déclarée, favoriser les traitements les plus rapides et économes possibles. La pyramide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la santé mentale, applicable à la santé en général, montre l’importance de l’autosoin, au coût très faible, et des soins informels au sein de la communauté, avec par exemple l’activité physique, le rôle des enseignants, etc. Or, ces deux dimensions sont jusqu’à présent négligées dans notre pays : on peut comparer la France à l’Australie, qui a mis l’accent sur ces deux piliers en raison de l’éloignement des ressources médicales.

Il importe de présenter ce modèle comme positif et aidant les gens à aller mieux. Par exemple, dans l’alimentation, le plaisir est associé à la mauvaise santé. Il faudrait au contraire associer l’alimentation saine et le plaisir, avec par exemple des cours collectifs de cuisine, plutôt que de lui donner une dimension punitive.

Une fois qu’on a recours au système de soins, la prise en charge doit être sobre. Le Shift Project donne une analyse des émissions de carbone du système de santé, avec en premier lieu les achats de médicaments et de dispositifs médicaux. La trajectoire de réduction du carbone qu’il propose passe par des plans de mobilité et de rénovation technique, mais aussi de relocalisation de la production des médicaments et des dispositifs. Celle-ci a un double effet de réduction des transports et d’observance de normes plus respectueuses de l’environnement.

Il faut ensuite réduire la consommation de médicaments : l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans un rapport de 2017, dénonce ce gaspillage. Par exemple, la France a une très forte consommation d’antibiotiques, deux fois plus que l’Allemagne, et d’anxiolytiques, en particulier en Ehpad. Le lien entre surprescription et mésusage est avéré, mais des leviers existent pour réduire le coût financier, l’empreinte carbone et l’effet négatif pour la santé.

En conclusion, beaucoup de travaux restent à mener, notamment d’évaluation. Les problématiques financières sont réelles. Le rapport du HCAAM préconise en tout cas une trajectoire explicite et démocratique pour le système de santé, avec les moyens qui y sont associés.

M. Rémi Pellet. – Ma fonction d’universitaire m’amène à avoir un point de vue hétérodoxe et à aborder ces questions de façon différente des hauts fonctionnaires et économistes.

Le premier sujet est le pilotage de l’assurance maladie : je suis favorable à une budgétisation de son financement et à une remise en cause de ses ressources dédiées, dont la contribution sociale généralisée (CSG), avec une discussion au sein du projet de loi de financement de la sécurité sociale. Il ne s’agit pas d’une réforme cosmétique, mais d’une grande simplification juridique pour un meilleur pilotage des dépenses. Il est bon de penser à l’avenir, mais il faut déjà réformer ce qui existe.

Ensuite, peut-on envisager une sixième branche de la sécurité sociale consacrée à l’écologie, comme le proposent Éloi Laurent ou d’autres ? Selon moi, mieux vaut créer un fonds de prévention financé par la taxation écologique, quitte à remettre en cause le principe de non-affectation des recettes. Les prestations comme le chèque alimentaire pourraient être prises en charge par la branche famille, sans besoin d’une nouvelle branche.

Troisièmement, la question des retraites et de la démographie est importante. L’assurance retraite pâtit de la dégradation du ratio cotisants/pensionnés. La réponse serait la croissance démographique : c’est un non-sens écologique, avec une hausse de la consommation nocive associée. Il faut plutôt un saut technologique à la japonaise, avec un investissement massif dans la robotisation.

Quatrièmement, le financement de la sécurité sociale, depuis trente ans, a fait l’objet d’un consensus autour de la baisse des charges sociales. Cela est lié à l’effondrement de notre système scolaire, avec une jeunesse déqualifiée et une subvention massive d’emplois non qualifiés. L’Allemagne a, elle, fait le choix d’une production plus haut de gamme et d’une élévation du niveau moyen de formation. Il faut donc remettre en cause la politique qui a retardé la modernisation de notre système de production.

Cinquièmement, le système actuel de tarification des ATMP, basé sur le bonus-malus, est censé être responsabilisant. Peut-être un bilan de ce système, peu convaincant, doit-il être fait : par exemple l’Autriche a remis ce système en cause pour lui préférer un système de contrôle.

Enfin, la sécurité sociale est fortement endettée. On parle de nouvelles dépenses, mais comment les financer ? Il faut d’abord résoudre le problème de la dette. Le Gouverneur de la banque de France indiquait que l’élévation d’un point du taux d’endettement public coûterait, à terme, 39 milliards d’euros par an à l’État. Avec un risque inflationniste élevé, les banques centrales vont relever leurs taux et confronter les administrations publiques à des taux d’emprunts plus élevés. Envisageons donc l’inflation et la dette avant d’engager de nouvelles dépenses.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. – Vous avez évoqué l’idée d’une croissance moindre diminuant les recettes. L’approche selon laquelle un modèle moins polluant est moins coûteux, avec des recettes moindres associées à des dépenses moindres, en particulier grâce à la prévention contre les maladies chroniques, vous semble-t-elle pertinente ?

Ensuite, sur les coûts sociaux de la transition écologique, que pensez-vous d’une prise en charge de la transition professionnelle de secteurs amenés à disparaître ? Mutualiser ces dépenses accélérerait-il la transition, réduisant du même coup lesdits coûts sociaux ?

De même, sur le chèque alimentaire, des prestations similaires ne pourraient-elles avoir un effet vertueux sur la santé de la population, en consommant bio, tout en finançant un système agricole plus respectueux de l’environnement ? Certes, on dépenserait plus, mais cela serait compensé par un modèle plus vertueux.

Ensuite, monsieur Pellet, quelles conséquences concrètes attendez-vous de la budgétisation ?

Madame Fourcade, ne devrait-on pas davantage concevoir, au-delà de la sécurité sociale, des politiques environnementales efficaces en tant que moyen d’action sur la protection sociale et donc de prise en compte sur son financement ?

Enfin, monsieur Libault, vous avez mentionné des réserves financières. Comment les mettre en place ?

M. Dominique Libault. – La perspective de plus faibles ressources amène à rechercher de moindres dépenses, à rechercher des doubles dividendes qui améliorent la santé et l’environnement.

Cependant, notre système actuel de gouvernance et de pilotage ne le permet pas. Comment cela peut-il se produire rapidement ? Les deux hauts-conseils insistent sur une vision de moyen terme alors que les lois de financement de la sécurité sociale restent dans une vision de très court terme, en permanence à la recherche d’économies. Le cas du médicament est typique. On a cherché pendant des années à baisser son prix pour rentrer dans l’ONDAM. On connaît toutefois les conséquences, et notamment les délocalisations de leur fabrication. Nous disposons de leviers, notamment la tarification, mais encore faut-il les utiliser de façon cohérente. Je suis opposé à la budgétisation de l’assurance-maladie notamment pour des raisons de pilotage de court-terme qui sont mortifères, dominées par des préoccupations financières et budgétaires. Il faut au contraire co-construire avec les acteurs du système, ce qui demande une association étroite entre les financeurs et les acteurs. Le pilotage par le ministère de la Santé est préférable à celui par le ministère des Finances.

Les coûts sociaux de la transition écologique doivent être mutualisés pour les salariés. Nous ne sommes pas désarmés, avec des systèmes généreux d’indemnisation du chômage, qu’il faut compléter par de l’accompagnement et de la transition professionnelle. Nous disposons des outils adéquats.

S’agissant de la consommation alimentaire, le chèque-restaurant bénéficie d’exonérations fiscales et sociales importantes représentant un coût élevé pour la collectivité. Il n’existe aucun conditionnement de la qualité des produits. C’est un outil disponible que l’on pourrait mobiliser pour l’achat de produits alimentaires de qualité, en donnant un délai au système pour s’adapter. Les comportements alimentaires et notamment l’obésité infantile constituent une préoccupation majeure de santé publique. Il faudrait davantage d’ateliers parents-enfants pour apprendre à bien manger, et davantage de produits naturels. Il existe un gradient social très fort sur l’obésité infantile et un sujet de parentalité. Ce n’est pas évident d’apprendre à bien manger. Un accompagnement des personnes est nécessaire.

Avant la crise sanitaire, la sécurité sociale était sur le chemin du retour à l’équilibre financier et aux excédents. Il aurait fallu constituer des réserves financières, mais le rapport Charpy – Dubertret de 2018, commandé par le Gouvernement, préconisait de revenir sur la compensation des allègements de cotisations sociales. La crise est arrivée et le déficit est revenu. Il faudrait sans doute changer la CRDS et la CADES pour créer une caisse, pérenne, de soutenabilité de la sécurité sociale qui permet de financer la dette, lorsqu’elle est en déséquilibre, ou de constituer des réserves, lorsqu’elle est en excédent, pour anticiper les crises.

Mme Nathalie Fourcade. – Je partage le point de vue selon lequel si les personnes sont moins malades, le système de protection sociale sera moins sollicité, et l’application du principe de double dividende dans le domaine alimentaire. Si on consomme moins de viande, on sera en meilleure santé, ce qui est positif pour l’environnement comme pour le pouvoir d’achat des ménages. Cependant, on n’est pas encore capable de chiffrer l’ampleur de ces effets. Le chantier est énorme.

De meilleures normes peuvent améliorer la santé. Il en est ainsi des acides gras, trop présents dans les aliments transformés. On manque cependant d’un travail de quantification.

M. Rémi Pellet. – Je ne crois pas aux économies par l’amélioration de la prévention. La situation sanitaire des individus pourra être améliorée, mais cela aura un coût, avec une augmentation des dépenses de santé. Le précédent, trivial, est bien connu : à la radio ont succédé les scanners, puis l’IRM ; cependant, une technique n’efface pas une autre, elle ne s’y substitue pas, elle s’y ajoute. On soigne donc mieux qu’avant, les techniques permettent de mieux détecter les maladies, sans pour autant dépenser moins. On trouvera plus tôt des cancers qui seront soignés plus longtemps. Je ne connais pas d’étude en économie de la santé ayant démontré que la prévention avait produit des économies : elle améliore seulement le soin. Les Etats-Unis consacrent un budget énorme à soigner une population en surpoids, voire obèse. Il faut lutter contre l’obésité, prévenir des tendances et des dérives, éviter d’aggraver la situation, mais on ne peut générer des économies.

M. Dominique Libault. – Éviter une dépense supplémentaire, c’est produire des économies….

M. Rémi Pellet. – On ne réduit pas les dépenses actuelles de l’assurance maladie.

Pour le chèque alimentaire, si l’alimentation en produits bio est plus onéreuse, il faudra y consacrer un budget plus important, sauf si le prix de revient de cette catégorie baisse, car il faut rappeler que le recours à l’alimentation industrielle s’explique pour des raisons de prix. Certes, à long terme, il y aura des économies, mais elles sont difficilement quantifiables et hypothétiques.

Je souhaite lever un malentendu car je suis d’accord avec M. Libault, mais non sur les méthodes : aujourd’hui, la sécurité sociale est fondée sur le principe assurantiel d’affectation des recettes à des dépenses. Une assurance tarifie le risque et demande une prime pour le couvrir. Ce principe s’applique aux branches de l’assurance-maladie, la retraite, le chômage, les accidents du travail, avec une cotisation propre à chaque risque, une assiette et un taux particuliers, et son affectation. Ce principe a été maintenu malgré la fiscalisation de la sécurité sociale afin de garantir aux partenaires sociaux que l’État ne détournerait pas ces impôts pour d’autres finalités. L’affectation a permis de légitimer la fiscalisation. Celle-ci a permis d’élargir l’assiette de la sécurité sociale, la CSG taxant les revenus du capital et les revenus de remplacement. Sauf qu’aujourd’hui, la gestion est absurde. Le produit de la CSG est affecté différemment selon les différentes branches. La branche maladie devrait recevoir, en 2022, 49 milliards, la branche famille, 12,7 milliards, la branche autonomie 20,2 et le FSV 18,1 et la CADES, 9 milliards. Chacun de ces destinataires reçoit donc des fractions de CSG, mais cette situation éclatée n’est guère compréhensible, avec des transferts entre branches et un semblant d’équilibre. De plus, le juge européen considère la CSG comme des ressources de sécurité sociale et s’oppose à son prélèvement sur les revenus non nationaux. Je propose de simplifier. La CSG irait au budget de l’État, qui applique le principe de non affectation. Le montant encaissé se traduirait par des dotations de l’État à la sécurité sociale, retracées dans la loi de finances et, en miroir, en recettes dans la LFSS. On confierait à l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (UNCAM) la gestion de l’ensemble de l’enveloppe alors que la gestion est distincte aujourd’hui, l’assurance-maladie passant des conventions avec la médecine de ville, tandis que la gestion de l’hôpital est séparée. C’est une erreur qui date de la Libération. L’assurance-maladie devrait piloter et gérer l’ensemble des dépenses et rendre compte au Parlement et aux partenaires sociaux. Je préviens la critique que M. Libault ne manquera pas de faire, à savoir le risque de mainmise du ministère des Finances. Pour moi, l’UNCAM devrait être une agence nationale de santé indépendante.

Dans les Échos du 27 octobre dernier, M. Bruno Le Maire proposait de flécher les recettes fiscales sur les énergies fossiles vers la lutte contre le réchauffement climatique, pour un montant d’environ 35 milliards. Le ministre de l’Économie ne devrait toutefois pas mettre en application cette dérogation au principe de non affectation. Je suis favorable à ce « big bang » budgétaire et fiscal, alors que l’auteur de l’article indique qu’il ne s’agit que d’une piste exploratoire. Pour faire accepter la taxation des produits nocifs et la fiscalité comportementale, il faudrait que l’État garantisse l’affectation des produits encaissés et que cette « taxation écologique » aille bien à des actions écologiques, au sein d’un fonds de prévention qui alimenterait des actions de prévention de toutes natures, qui sont de nature collective, à la différence des branches, lesquelles attribuent des droits individuels.

Il existait un fonds de réserve des retraites qui a été consommé de façon anticipée. Constituer des réserves avec de l’endettement est paradoxal. Aujourd’hui, l’endettement ne coûte rien. Mais, demain, la hausse de l’inflation et des taux vont rendre coûteux l’endettement. Or, la rentabilité du placement des réserves risque d’être inférieure au coût de l’emprunt. Ce serait une situation schizophrénique. Il faut également prendre en compte la dette sociale.

Il faut tenir compte du stock de dettes. L’Allemagne et la France avaient le même taux d’endettement en 2000. Celui de l’Allemagne, après avoir monté, a baissé, tandis que celui de la France n’a jamais diminué. Le plan de relance allemand a eu davantage d’impact que le plan français en raison de l’absence d’endettement. Le différentiel s’est encore creusé après la crise. Certes, l’Allemagne rencontre des difficultés de sous-investissements énergétiques, en étant le premier pollueur d’Europe, contrairement à la France, et ce, grâce à son parc nucléaire. L’augmentation considérable de la dette publique, avec le « quoi qu’il en coûte », certes justifié, a aggravé une situation déjà critique.

Mme Émilienne Poumirol, Présidente. – Le fléchage des taxes comportementales est une piste intéressante. Mais comment la mettre en place ?

M. Rémi Pellet. – La sécurité sociale est une immense débudgétisation. Il faut la remettre en cause s’agissant de la CSG sans remettre en cause le principe de gestion de ces fonds par la sécurité sociale, et non par l’État.

Nous avons payé la vignette automobile, créée sous la IVe République en principe au bénéfice des personnes âgées mais en réalité versée dans le budget général. Garantir aux Français un juste retour, à des efforts en rapport avec la taxation des produits nocifs, contribue à légitimer le prélèvement, sans pour autant régler le problème du coût de l’essence si on ne fournit pas des alternatives crédibles au consommateur. Si le prix du gazole augmente et que la réponse de l’État se cantonne à l’aide à l’acquisition d’un véhicule électrique, on court à l’échec.

La surtaxation des produits alcoolisés mixtes, avec des sodas, à destination des jeunes, a eu des effets positifs avec leur disparition. C’est, d’ailleurs, l’un des paradoxes de la fiscalité comportementale dont l’assiette s’érode si elle est efficace.

M. Dominique Libault. – Il existe des interrogations sur le principe d’universalité budgétaire, de moins en moins compris et admis, dans un contexte de défiance. Les Français veulent savoir à quoi est destinée la taxe qu’ils acquittent. L’affection d’une recette à une action donnée est considérée par un nombre croissant d’économistes comme une piste intéressante. Le rapport Blanchard – Thirolle préconise une telle affectation, qui est la base de la sécurité sociale comme l’a rappelé Rémi Pellet. J’y suis également favorable pour donner davantage de lisibilité.

Mme Nathalie Fourcade. – On a évoqué l’environnement de la santé et les ressources, mais on n’échappera pas à l’arbitrage au sein des dépenses de santé dans un contexte de raréfaction des ressources alors que de nouvelles dépenses seront nécessaires pour adapter notre système au réchauffement climatique, et entre consommation privée ou publique. Personne n’a de recette miracle pour élargir les recettes.

M. Guillaume Chevrollier. – S’agissant du financement, de la nécessité d’une certaine sobriété des dépenses compte tenu de la raréfaction de la ressource, une piste n’est-elle pas la mutualisation de la recherche ? Il en faut davantage, notamment au niveau européen. Peut-on le mettre à l’agenda de la présidence française de l’Union européenne ? Quelles sont les réflexions menées chez nos partenaires sur ce sujet ? Quelle place les acteurs privés pourraient-ils occuper dans la sécurité sociale écologique ?

M. Dominique Libault. – La réflexion de l’OIT est intéressante. Je ne connais pas les sujets de recherche partagée au niveau européen. Nos échanges entre systèmes européens de sécurité sociale sont peu denses, car les pays ont des systèmes différents pour des raisons historiques. La France est un système intégré, nos interlocuteurs allemands sont plus éclatés. Nous devons avoir des échanges plus soutenus entre administrations, avec France Stratégie pour porter des sujets de recherches pour cartographier mieux les enjeux, comme l’a fait le Shift Project.

Mme Mélanie Vogel. – Pourquoi l’État ne conduit-il pas une réflexion comparable au Shift Project, initiative intéressante, mais privée ? Aux États-Unis, le Social security Climate Action Plan d’août 2021 a été élaboré par l’administration de la sécurité sociale. En France, ne constate-t-on pas une certaine carence dans le pilotage par la puissance publique ?

S’agissant du débat entre une branche additionnelle et un fonds, vous vous prononcez en faveur du fonds car les dépenses sont collectives et non individualisées. Cependant, n’existe-t-il pas, avec le changement climatique, de nouvelles prestations à inventer, comme, par exemple, en cas de déplacement de populations suite à des inondations, actuellement couverte par l’assurance ?

M. Dominique Libault. – L’OIT a étudié ce dernier sujet. La sécurité sociale intervient lorsque le risque n’est pas gérable par l’assurance. Le niveau de protection sociale est en France très élevé. Veut-on socialiser encore davantage ? La question est légitime. Une loi récente modifie la protection contre les risques naturels en cas de calamités agricoles. La démarche est sage. Il faut observer ce qu’il va se passer lorsque le risque ne devient plus aléatoire. Des risques sont identifiés en fonction des personnes : ainsi l’âge justifie des tarifs différents puisque le risque croît dans le temps. Cependant, comme ceux qui ont les risques les plus élevés devraient payer le plus, intervient un principe de solidarité qui prend en considération les revenus. Les risques climatiques sont-ils devenus, ou pas, aléatoires ? C’est une question préalable à la construction d’un équilibre entre solidarité et assurance.

M. Rémi Pellet. – Le risque autonomie était constitué de dépenses prises en charges par la famille d’autres par l’assurance-maladie, voire la retraite. On a décidé de créer une branche autonomie qui exprime ces dépenses, avec des recettes provenant des banches qui auparavant supportaient ces dépenses. Le politique montre sa volonté de prendre en charge la dépendance. Mais rien n’est changé à son financement. On devrait mieux réfléchir à la situation actuelle : les départements prennent en charge une partie des dépenses alors que leurs ressources locales sont variables, avec des dotations versées par une caisse nationale. Une simplification serait nécessaire.

La sécurité sociale ne prend pas en charge les catastrophes naturelles ou les déplacements de populations car le risque est ni régulier ni prévisible. Il peut y avoir un tsunami…

Mme Mélanie Vogel. – Une partie des dépenses liées à un éventuel tsunami serait prise en charge par la sécurité sociale, notamment pour les accidents.

M. Rémi Pellet. – Mais on ne crée pas une branche pour un tel risque. Si elle l’était, elle devrait rembourser l’assurance maladie des coûts provoqués par cet évènement ?

Mme Mélanie Vogel. – Des populations devront déménager en raison de risques environnementaux ou climatiques. Les populations les plus exposées sont celles qui contribuent le moins à l’aggravation du risque. Passer par un système assurantiel reviendrait à faire payer davantage les plus exposés et les moins responsables de la situation.

M. Rémi Pellet. – La sécurité sociale a été conçue à l’origine pour maintenir les revenus professionnels nonobstant la survenue de risques, l’âge ou la maladie, avec la prise en charge d’une partie des cotisations par l’employeur. Le modèle a évolué. Les indemnités journalières de l’assurance-maladie ne représentent plus que 10 % de l’assurance-maladie qui finance désormais les soins par la solidarité nationale, donc l’État. La gestion doit être autonome mais l’assurance-maladie n’est plus une assurance : elle relève de la solidarité, est financée par l’impôt, les dépenses de soins étant décorrélées des revenus des personnes mais en fonction de leur état de santé. On peut simplifier la gestion ou garantir que l’État ne détourne pas les sommes, mais le caractère assurantiel est une fiction.

Mme Mélanie Vogel. – Je vous remercie.

Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation vidéo disponible sur le site du Sénat.

La séance est levée à 18 h 30.