Mardi 8 février 2022

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition de MM. El-Mouhoub Mouhoud, président de l'université Paris Dauphine - PSL et Nicolas Glady, directeur de Télécom Paris

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons aujourd'hui M. El-Mouhoub Mouhoud, économiste et président de l'université Paris Dauphine-PSL, qui devrait nous rejoindre sous peu, et M. Nicolas Glady, directeur de Télécom Paris.

Cette école d'ingénieurs est l'une des plus prestigieuses de notre pays ; son enseignement est axé sur les sciences et technologies de l'information et des télécommunications. Elle est rattachée à l'Institut Mines-Télécom et fait partie de l'Institut polytechnique de Paris.

Votre école, monsieur le directeur, est spécialisée dans certains des domaines technologiques les plus en pointe et porteurs d'innovations majeures : cybersécurité, intelligence artificielle, systèmes informatiques, informatique théorique entre autres. Ses élèves peuvent en outre poursuivre leurs études dans le cadre d'un doctorat, désormais délivré sous le sceau de l'Institut polytechnique de Paris.

Votre établissement, ainsi que l'université Paris Dauphine-PSL, est très actif dans la promotion de l'innovation. Nous serions donc très intéressés par une présentation des différents dispositifs que vous proposez en cette matière : incubateurs, encouragement à l'entrepreneuriat de vos étudiants, mais également de vos chercheurs, politique de valorisation de l'innovation et de la propriété intellectuelle, soutien à l'innovation de rupture, liens avec le monde industriel, insertion professionnelle de vos anciens élèves titulaires d'un doctorat dans l'entreprise - sujet qui fait toujours débat aujourd'hui -, recours à la convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) - bel exemple de coopération -, etc.

De manière plus globale, votre point de vue sur l'écosystème français de l'innovation et du soutien à la recherche nous intéressera, de même que votre analyse sur le rôle que les grandes écoles peuvent jouer dans le développement de l'innovation en France. Comment améliorer le positionnement de la France et dynamiser l'innovation ? Quelles évolutions de cet écosystème permettraient d'améliorer la mise en valeur économique des innovations issues de vos laboratoires ? Comment fluidifier les transferts technologiques entre des établissements comme les vôtres et le monde économique ? Quelles évolutions recommanderiez-vous au législateur ou à vos ministères de tutelle ?

Mais auparavant, Mme le rapporteur Vanina Paoli-Gagin va présenter en détail les objectifs de cette mission qu'elle a initiée par le biais du groupe Les Indépendants - République et Territoires.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci, monsieur le directeur, de nous consacrer une part de votre temps. L'intitulé de la mission est centré sur le chaînon manquant et le lien de cause à effet que l'on aimerait rendre un peu plus naturel dans notre pays. Au demeurant, beaucoup de choses très positives se sont produites en France depuis un certain nombre d'années. Notre objectif n'est pas d'écrire un nouveau rapport sur l'innovation et la recherche en France, puisqu'il en existe d'excellents. Il est plutôt question d'essayer de dégager quatre ou cinq pistes pleinement opérationnelles pour améliorer la situation. Nous pensons que c'est possible.

M. Nicolas Glady, directeur de Télécom Paris. - Merci de m'avoir invité au sein de votre mission d'information. Lever les obstacles et les blocages en matière de recherche et d'innovation est crucial pour le futur de notre développement technologique et donc économique. C'est la condition sine qua non pour la création de nouveaux grands champions industriels français et européens, dont le rôle sera majeur pour assurer notre autonomie stratégique.

Quelles sont les pratiques qui ralentissent le développement des champions industriels ? Au contraire, quelles sont celles qui l'accélèrent ?

Mon diagnostic sera structuré en trois parties. Je conclurai mon intervention préliminaire en proposant dix recommandations. J'évoquerai tout d'abord la réindustrialisation au sujet de l'attraction et de la rétention des talents, qui sont les deux phases de l'autonomie stratégique. Je développerai ensuite ce qui nous permet d'attirer et de retenir ces talents, qui ont besoin de soutien, de liberté et de valorisation. Enfin, je présenterai le rôle spécifique de l'action publique et l'importance de passer à l'échelle dans le temps long.

On ne peut pas distinguer l'émergence de grands champions industriels de celle des talents. Ce sont les deux faces d'une même pièce, celle de l'autonomie stratégique. Pour réarmer notre industrie, il faut d'abord réarmer notre enseignement supérieur. En effet, le tout premier maillon de la chaîne de l'innovation, c'est celui des compétences. Selon le dernier baromètre de Bpifrance, 58 % des dirigeants français citaient le recrutement comme leur première préoccupation. Cette dernière est d'ailleurs en augmentation, puisqu'il est de plus en plus difficile d'attirer et de retenir ceux qui feront l'innovation, c'est-à-dire les grands champions de demain.

Je dirige effectivement depuis plus de deux ans Télécom Paris, la première école d'ingénieurs du numérique. Je constate malheureusement que de plus en plus de nos ingénieurs partent pour l'étranger, notamment à Londres, New York ou dans la Silicon Valley. Pourquoi ? Parce qu'il existe un lien direct entre le dynamisme d'un écosystème d'innovation et sa capacité à attirer et retenir les talents. J'ai aussi été auparavant professeur et directeur général adjoint à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), l'une des meilleures écoles de commerce au monde. Nos écoles de commerce montrent que le déclassement de la France n'est pas inévitable : en se transformant en grands champions internationaux, ces belles écoles ont réussi à être au premier rang d'un secteur pourtant extrêmement compétitif. Nous avons, par exemple, plus que doublé le nombre d'étudiants formés, qui proviennent en majorité du monde entier. Ils ont été attirés grâce à l'amélioration de notre notoriété dans les classements internationaux les plus prestigieux.

La dynamique de l'industrialisation, donc la reprise en main de notre capacité à assurer notre autonomie stratégique, est simple.

Soit nous parvenons à créer un cercle vertueux en attirant et en gardant les talents de la « tech » et en étant en mesure de créer de grands champions qui développeront les écosystèmes technologiques autour d'eux, grâce auxquels nous attirerons les personnes intelligentes, créatives et énergiques ; soit, à l'inverse, nous nous laissons glisser sur la pente d'un déclin technologique, qui ne peut aller qu'en s'accélérant. Pas de talents, pas d'innovation ; pas d'innovation, pas de talents.

Les talents cherchent à rejoindre des organisations où ils pourront exercer leur créativité en liberté. C'est principalement la potentialité offerte par un environnement donné qui attire les chercheurs, les innovateurs ou les entrepreneurs. En particulier, un chercheur voudra toujours rejoindre une équipe où ses collègues le tireront vers le haut et un laboratoire qui lui donnera une chance de participer à de grandes découvertes. L'argent n'est pas le facteur le plus important, mais c'est un moyen. Pourquoi un chercheur de carrure internationale irait-il dans un laboratoire où il aurait cinq fois moins de moyens que dans un pays voisin ? En Suisse, un salaire « environné » - j'insiste sur ce terme - comprend le salaire de la personne recrutée, mais aussi les financements pour le recrutement des doctorants et les frais de fonctionnement. Une personne de niveau international pèse donc de l'ordre de 1 million d'euros. Dans le meilleur des cas, ce montant est cinq fois inférieur en France. Les budgets de nos institutions suivent la même proportion : l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) dispose d'un budget de 1 milliard d'euros, provenant principalement de l'État ; les crédits consolidés de l'Institut polytechnique de Paris, dont fait partie Télécom Paris, sont quatre fois inférieurs.

Outre le manque de moyens, d'autres freins administratifs et contraintes inutiles sont courants en France et font fuir les talents les plus motivés. Aujourd'hui, entre 30 % et 50 % du temps d'un chercheur français est consacré à la réponse à des appels à projets, sans compter que, dans le système public, on demande de plus en plus souvent aux enseignants-chercheurs de s'occuper de tout sauf d'enseignement et de recherche... Ce n'est pas la meilleure manière d'utiliser l'argent du contribuable, d'autant que nous avons d'excellents fondamentaux. Il suffirait de les laisser évoluer naturellement pour les valoriser.

Hors de nos frontières, les références systématiquement citées sont les États-Unis ou Israël, pour la recherche de pointe, l'innovation, l'entrepreneuriat et l'industrie de la défense qui va du nucléaire à l'internet, en passant par les technologies des télécommunications spatiales, ou de la santé. Des exemples où l'industrie de la défense a ouvert la voie à la recherche de pointe, puis à des applications industrielles sont très nombreux. SpaceX est l'exemple le plus médiatisé, mais il en existe beaucoup d'autres, tels que le GPS, internet et l'informatique. Pour tous ces exemples, l'armée a su apporter des moyens et une vision de long terme. La recherche de pointe a établi les fondamentaux nécessaires en matière de science et de technologie. Les entrepreneurs ont conçu des solutions innovantes pour trouver des économies d'échelle ou de vitesse et accroître les volumes des produits rapidement accessibles au grand public. Ces pays, à côté de l'Allemagne, de la Suisse et de la Corée du Sud, valorisent la recherche et voient le doctorat comme l'aboutissement d'une formation académique d'excellence. À cet égard, l'exemple récent de BioNTech est emblématique : voilà un produit de la recherche fondamentale qui a donné lieu à un large déploiement industriel. Je souligne que les entreprises technologiques de ces pays sont très souvent dirigées par des docteurs connaissant les logiques de la recherche fondamentale et appliquée.

Mon troisième point porte sur le rôle de l'État. L'acteur public doit avoir deux approches de soutien : l'accompagnement du temps long et la mise à l'échelle.

L'innovation technologique trouve ses racines dans la recherche fondamentale, qui s'inscrit dans le temps long. Changer trois fois les priorités d'investissement en matière de recherche au cours d'un même quinquennat a des effets destructeurs pour les motivations, les équipes, les laboratoires. Pour paraphraser le général de Gaulle, il faut laisser les chercheurs faire leurs gammes. Si nous voulons nous tourner vers les prochaines grandes évolutions technologiques - le quantique, les matériaux, les nouvelles énergies -, il faut absolument décorréler les investissements nécessaires à la recherche fondamentale du rythme dicté par l'agenda politique ou médiatique. La recherche sur l'hydrogène, thématique soutenue avant 2010, a été totalement mise de côté jusque très récemment. Avec les problématiques liées au réchauffement climatique, le sujet a retrouvé son attrait en 2021, mais on a perdu dix ans.

Il faut aussi recruter des talents pour leur potentiel, non pas en s'adressant aux stars les plus prestigieuses, mais en recrutant de jeunes chercheurs prometteurs et issus de la diversité. C'est ainsi que l'on construit les fondations pour le futur. Associer ce recrutement à celui de chercheurs plus confirmés de 35 à 45 ans est l'un des facteurs de succès pour développer les liens avec les entreprises.

C'est d'ailleurs ce qui nous distingue le plus des Américains : notre pays d'ingénieurs est fasciné par la technologie et méprise trop souvent le développement commercial. Le développement et la mise à l'échelle doivent être plus prégnants dans notre processus de décision : quel est le modèle économique et quel est son potentiel ? Les succès majeurs de ces vingt dernières années ont très souvent été structurés en plateformes bénéficiant d'une croissance exponentielle. Le modèle économique en plateforme crée un double effet d'échelle : la croissance accélérée par la capacité à toujours réduire les coûts à la fois du côté du client, mais aussi du fournisseur. C'est le cas de Google, Amazon et Facebook. Cette croissance exponentielle est déterminante pour devenir un acteur central d'écosystèmes technologiques qui drainent autour d'eux toute une série d'acteurs qui dynamisent l'ensemble et créent de la richesse.

La France a célébré récemment sa vingt-cinquième licorne : Exotec. C'est une exception, car c'est la seule licorne française industrielle. Nous connaissons bien cette start-up, car elle avait été incubée chez nous en 2015. Elle a bénéficié de notre écosystème d'experts, de chercheurs et d'investisseurs en capital-risque - venture capitalist (VC). C'est notamment le fonds de l'un de nos anciens qui l'a soutenue au départ. Ces premiers pas ont été importants, mais c'est grâce à une levée de fonds en série D, plus tardive, qu'elle a atteint une valorisation de 2 milliards d'euros. Les maillons de la chaîne sont importants ; il faut s'assurer du bon niveau de soutien financier en fonction de l'étape du développement de l'entreprise, qui, quand l'entreprise décolle, est souvent exponentiel. La taille des fonds doit donc passer un nouvel ordre de grandeur à chaque étape du développement. Exotec est un exemple remarquable, car il est le résultat de l'alliance de la technologie de pointe avec le monde des entrepreneurs et des VC. Chacun a joué son rôle : Télécom Paris a apporté son environnement académique d'excellence et son réseau dans une logique de service public ; les VC ont soutenu la jeune pousse pour assurer la bonne vitesse de croissance ; et les fondateurs ont mis tout leur talent au profit du développement technologique et commercial de l'entreprise.

La taille des écosystèmes est donc déterminante. Pour répondre aux futurs grands enjeux technologiques, en matière de quantique, de grandes infrastructures numériques ou de santé, il faut passer au niveau européen. Notre pays ne peut lutter seul contre les États-Unis ou la Chine.

En conclusion, je formulerai, comme annoncé, dix recommandations pour soutenir la recherche et l'innovation, ainsi que pour produire de grands champions industriels.

Premièrement, il convient d'attirer les talents du monde entier en leur proposant un environnement et des « packages environnés » leur permettant de travailler dans les meilleures conditions possible aux standards internationaux. Parmi ces standards figure la diversité du recrutement, qu'il s'agisse du genre, de l'origine et du parcours. C'est un facteur de succès pour la créativité et la résilience des organisations.

Deuxièmement, il faut sortir de l'image du scientifique dans sa tour d'ivoire, à la fois au sein des institutions académiques, mais aussi en dehors ; les plus grands créateurs étaient des esprits qui appréciaient les questions fondamentales et leurs applications. Cela suppose de faciliter les échanges entre entreprises et centres de recherche. La Cifre et le crédit d'impôt recherche (CIR) sont de très bons dispositifs.

Troisièmement, il convient de généraliser la proximité entre entrepreneuriat, recherche et enseignement. À Télécom Paris, nous avons décidé de former tous nos étudiants à la « boîte à outils de l'entrepreneuriat ». Nous soutenons aussi tous nos chercheurs qui souhaitent se lancer dans l'aventure entrepreneuriale.

Quatrièmement, il faut laisser travailler les chercheurs sur la recherche fondamentale, sans leur demander de répondre à des appels à projets en permanence. L'Agence nationale de la recherche (ANR) est un contre-exemple à cet égard.

Cinquièmement, il faut éviter les changements intempestifs de politiques en matière de financement, en s'inspirant du secteur de la défense qui travaille selon des programmes pluriannuels. Les financements doivent être coordonnés, car l'enseignement, la recherche et la réindustrialisation sont à prendre en compte dans leur ensemble.

Sixièmement, il est important, en parallèle, de favoriser la création de jeunes pousses innovantes, dans une logique de service public, sans perspective de retour sur investissement pour l'institution académique. Les scientifiques doivent être centrés sur la recherche, les entrepreneurs sur leur chiffre d'affaires et les fonds sur leur levée. La combinaison des trois est vertueuse.

Septièmement, il est indispensable de soutenir en priorité les start-up porteuses d'un vrai potentiel de croissance, plutôt que de se concentrer sur les seules questions technologiques. Nous devons créer des effets de réseaux pour favoriser les économies d'échelle ou de vitesse et un développement exponentiel.

Huitièmement, entretenir un écosystème de fonds d'investissement à toutes les étapes du processus de développement, avec des tailles différentes : de petits fonds pour les VC et de grands fonds pour les levées ultérieures.

Neuvièmement, la gouvernance de l'ensemble doit être un équilibre entre monde académique, monde économique et soutien de l'État. Il convient en outre de se poser la question de la gouvernance des institutions académiques pour qu'elles soient plus équilibrées. À l'instar de l'Allemagne, le nombre de docteurs dans les instances dirigeantes de nos grands champions industriels devrait augmenter.

Dixièmement, enfin, ces écosystèmes de recherche, entrepreneurial ou industriel ne pourront se faire seulement à la taille de la France. Il faut créer de grands champions européens en matière de centres de recherche, de fonds d'investissement et d'acteurs industriels.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci, monsieur le directeur, pour ce propos parfaitement conclu !

Monsieur Mouhoud, c'est à un double titre que nous vous entendons aujourd'hui, comme président d'un établissement d'enseignement supérieur et de recherche, mais également comme économiste.

L'université Paris Dauphine-PSL est à l'origine du rapprochement de onze établissements d'enseignement supérieur. Sa particularité est de réunir des spécialités très différentes : non seulement des sciences dites « dures » et des sciences humaines et sociales (SHS), mais également de l'enseignement artistique. Elle est en outre associée à quatre organismes de recherche, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), l'Institut de recherche pour le développement (IRD) et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).

Votre université a une action dynamique dans le champ de la recherche. Elle compte de nombreux laboratoires de recherche et délivre chaque année un grand nombre de doctorats. Bien des projets de Paris Dauphine-PSL ont ainsi bénéficié de financements issus des investissements d'avenir, qui ont conduit à la constitution, en son sein, d'un certain nombre de Labex, d'Équipex, ainsi qu'à l'octroi du label Institut Carnot pour plusieurs de ses laboratoires. PSL fait enfin partie des rares universités reconnues Initiative d'excellence.

Par ailleurs, vos recherches en qualité d'économiste, monsieur le président, vous ont conduit à étudier les effets des changements technologiques, la spécialisation internationale des économies et la politique industrielle, ainsi que les phénomènes de délocalisation et de relocalisation. Nous aimerions donc connaître votre point de vue, à ce titre, sur le positionnement de l'Europe et de la France en matière de spécialisation industrielle et d'innovation.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Monsieur le président Mouhoud, je suis ravie de vous accueillir aujourd'hui, car nous nous sommes connus voilà trente ans. J'étais à l'époque collaborateur du sénateur Philippe Adnot - vous faisiez partie de son équipe -, qui avait conduit, à la demande du Premier ministre de l'époque, Alain Juppé, un rapport sur les relocalisations industrielles en France. Je suis émue de vous recevoir, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, nous parlons encore de la même chose. Ensuite, la période actuelle nous permettra peut-être, dans nos fonctions respectives, de tirer tous les enseignements du passé et d'inverser la vapeur. Comme l'a très justement dit M. le directeur Glady, le temps long et le passage à l'échelle doivent être garantis par des organismes comme le Commissariat au plan, quels que soient les gouvernants. C'est ce que font toutes les grandes nations technologiques, mettant à mal notre commerce extérieur.

Nous souhaitons élaborer un rapport sur la transformation de la recherche et de l'innovation en acteurs industriels, voire en champions européens. Nous ne publierons pas un énième rapport sur la question, mais nous voulons dégager quelques mesures opérationnelles qui feraient consensus. Pour que le système soit satisfaisant, un alignement s'impose, ainsi que des critères a minima. Sinon, la chute n'en sera que plus dure. Il est temps d'agir !

M. El-Mouhoub Mouhoud, président de l'université Paris Dauphine-PSL. - Je me souviens très bien de la réunion initiée par le sénateur de l'Aube, Philippe Adnot, voilà trente ans. Ma thèse de doctorat à l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne portait sur les effets du changement technique sur la dynamique des avantages comparatifs ; j'étais le premier à travailler sur les relocalisations, au moment où l'on accélérait la mondialisation ! J'étais un OVNI... Il est vrai que les chercheurs doivent chercher de manière inlassable. En ma qualité d'économiste et de chercheur, j'ai été très longtemps préoccupé par la politique publique industrielle. J'ai en effet été conseiller scientifique au Commissariat général au plan, qui est devenu France Stratégie, sur les questions de vulnérabilité des territoires et d'industrialisation.

Permettez-moi tout d'abord de vous parler de mon université, que je suis très fier de présider depuis un an. Je ne reviendrai pas sur les recommandations de mon collègue qui sont claires et précises, car je les reprends toutes à mon compte. Je développerai notre action au sein de l'université Paris Dauphine- PSL. Je répondrai ensuite à votre interrogation sur la politique de recherche de manière générale. Puis, je reviendrai sur la réindustrialisation, à l'occasion de laquelle nous nous sommes rencontrés voilà une trentaine d'années, madame le rapporteur. Je continuerai d'alerter sur les liens entre les aides publiques et les relocalisations et réindustrialisations. Certaines erreurs perdurent.

L'université Paris Dauphine-PSL fait partie de l'ensemble Paris Sciences & Lettres, un aréopage d'institutions prestigieuses comprenant notamment l'École normale supérieure (ENS), l'école des Mines, l'Institut Curie ainsi que des écoles d'art, et formant un écosystème très fructueux. Cette université de taille moyenne rassemble environ 10 000 étudiants, à partir d'un processus de sélection ouverte - ce n'est pas un oxymore : on peut recruter en effet beaucoup d'étudiants au terme d'un processus de sélection rigoureux. Nous recevons chaque année 20 000 candidats par l'intermédiaire de Parcoursup, et en retenons 1 000. Ce modèle d'excellence ouverte est fondamental.

Nous y ajoutons une politique d'égalité des chances - 20 % de nos étudiants sont boursiers - appuyée sur des liens avec les lycées visant à lutter contre les inhibitions d'accès aux filières sélectives, et mobilisons en ce but tous les moyens nécessaires. En effet, avant d'être un enjeu éthique, la diversité relève d'abord du domaine de l'efficacité économique, puisqu'elle constitue un facteur de réduction de deux maux dont souffre la France depuis longtemps : la défiance dans les relations sociales et l'aversion au risque.

Nous projetons ainsi d'envoyer vingt étudiants par an dans notre campus de Londres, à partir de l'année prochaine, moyennant une prise en charge complète par la Fondation Dauphine.

Nos performances en matière d'insertion professionnelle sont remarquables, grâce à l'apprentissage et à l'alternance. En moyenne, 96 % de nos étudiants en master II trouvent un emploi un mois et demi après l'obtention de leur diplôme, pour une rémunération d'environ 46 000 euros annuels.

Or de telles performances seraient impossibles sans une recherche de qualité. Nos six laboratoires de recherche, associés au CNRS et qui travaillent en collaboration avec les autres établissements de PSL, se montrent particulièrement innovants.

Une double licence en intelligence artificielle et sciences des organisations doit par ailleurs ouvrir l'année prochaine. Il est primordial d'offrir ainsi au monde socioéconomique des doubles compétences, sans les diluer, pour renforcer la compétitivité des entreprises ainsi que leur capacité à anticiper les chocs. Le développement de ces doubles compétences se poursuit à travers un double master en management et ingénierie ouvert en partenariat avec l'École des Mines. Opposer recherche et formation à visée professionnelle est un tort.

Ces formations doubles se retrouvent d'ailleurs au niveau des doctorats, via la mise en place de thèses dites « binômées » : deux doctorants travaillent sur un même sujet, chacun dans sa discipline, chacun sous la supervision d'un directeur de recherche, moyennant un financement apporté par notre chaire numérique.

Cette politique exige des moyens, mais elle est indispensable pour anticiper les défis de demain, d'autant que la France marque un certain retard en matière de pluridisciplinarité par crainte du risque de dilution des compétences.

Or l'enseignement supérieur français souffre d'un sous-investissement dramatique, comme l'a montré la récente note du Conseil d'analyse économique (CAE) rédigée par Gabrielle Fack et Élise Huillery et intitulée Enseignement supérieur : pour un investissement plus juste et plus efficace.

Les doubles compétences que j'ai citées doivent être développées, de la licence au doctorat, car elles répondent à la fois aux aspirations des jeunes et aux besoins de la société et du monde socioéconomique. Pour y parvenir, il faut de la bonne recherche, ce qui n'est pas contradictoire avec une inscription dans le monde socioéconomique. L'université Paris Dauphine-PSL comporte ainsi une quinzaine de chaires combinant financements privés et publics.

La formation continue est également un élément essentiel de notre activité.

Selon notre dernière enquête, à la date du 1er décembre 2020, 96 % de nos doctorants étaient en emploi, et 98 % des répondants ont indiqué avoir obtenu un emploi dans l'année qui a suivi leur soutenance de thèse. Le doctorat est un facteur clé d'insertion professionnelle, à condition de nouer de bonnes connexions avec les entreprises. Il faut sortir du mythe selon lequel le doctorant serait inadapté au monde de l'entreprise. En outre, 71 % de nos doctorants sont en contrat à durée indéterminée (CDI) quand 18 % sont fonctionnaires. La part académique est donc mineure, la majorité d'entre eux intégrant le marché du travail par le biais de la recherche. Ils perçoivent en moyenne une rémunération de 3 600 euros par mois. Par ailleurs, 64 % de nos docteurs exercent leur emploi en France.

Les dispositifs existants comme les thèses de droit privé, les conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) ou les contrats doctoraux vont dans le bon sens, mais demeurent insuffisamment nombreux.

Les incubateurs sont également des outils à développer. La Fondation Dauphine, créée il y a environ dix ans, sert de catalyseur aux liens entre recherche et innovation. Notre incubateur a accompagné 120 sociétés en dix ans. En outre, 3 000 étudiants ont été sensibilisés au cours de l'année 2020-2021. L'incubateur abrite 21 projets étudiants, dont 12 sociétés qui génèrent du chiffre d'affaires. Au total, 1,4 million d'euros ont été prêtés à nos entrepreneurs via le fonds de prêts d'honneur de la Fondation. Nous travaillons aussi avec la banque d'investissement Bpifrance pour financer des projets. De la sorte, nos étudiants sont familiarisés avec la culture de l'entrepreneuriat dès leur première année.

À cela s'ajoute une politique de logement très dynamique. Nous avons ainsi un immeuble à Saint-Ouen qui abrite à la fois des étudiants « égalité des chances », des étudiants internationaux, des étudiants « standards » et notre incubateur. L'enjeu est de nourrir une vision du logement étudiant qui dépasse le cadre de l'hébergement social.

Le mécénat de la recherche est par ailleurs sous-estimé en France. Cela tient notamment à la grille de lecture habituelle de nos gouvernants, selon laquelle la recherche doit être « tirée » par l'aval. Or cette démarche, quoique nécessaire, s'avère largement insuffisante. En lien avec notre programme Paris Artificial Intelligence Research Institute (PR[AI]RIE), nous avons créé le cercle Dauphine Numérique, dans lequel les entreprises et les chercheurs peuvent échanger librement, sans visée particulière de résultats en matière d'innovation.

De même, nous avons monté un groupe en lien avec l'industrie automobile pour former les ingénieurs automobiles à l'intelligence artificielle à travers des stratégies de requalification. Cela contribue à la formation continue.

L'université Paris Dauphine est prête, avec PSL, à relever le défi de l'avenir et de l'innovation.

J'en viens à votre question relative à l'écosystème français de l'innovation et de la recherche. Malgré les efforts et les progrès réalisés, nous n'avons toujours pas touché au coeur du réacteur qu'est la rémunération des enseignants-chercheurs. Or cette situation crée les conditions d'un brain drain tout à fait désastreux pour notre économie, ce qui explique pourquoi la France manque d'innovation et de brevets, alors qu'elle dispose de toutes les recherches et inventions nécessaires. Nous créons les conditions du départ de nos chercheurs.

Si nous ne nous donnons pas les moyens d'être concurrentiels par rapport à l'EPFL, par exemple, ou aux universités allemandes ou anglaises, nous créons les conditions du départ sans retour de nos postdoctorants. Je travaille actuellement avec mon collègue Lionel Ragot de l'université Paris Ouest Nanterre La Défense sur la mesure des écarts de rémunération des enseignants-chercheurs en Europe, pour France Universités. Les premiers résultats sont désastreux, les écarts vont d'un à trois !

Cherchez l'erreur, dites-vous : eh bien, la voilà ! Ce n'est pas la seule, mais elle est très importante. L'investissement dans la recherche, au coeur de l'université, est fondamental. Le crédit d'impôt recherche (CIR) est bienvenu, mais c'est à côté, de surcroît très dispersé, on n'observe pas d'effet volume. De même, les pôles de compétitivité sont passés de 6 à 57 ; c'est beaucoup trop dispersé.

Le manque d'investissement dans la recherche est le grand drame de la France. Lorsqu'un maître de conférences excellent, qui vient de terminer sa thèse, démarre sa carrière avec une rémunération de 2 000 euros mensuels, quand le même étudiant au même niveau perçoit 4 500 euros par mois en Suisse, un problème se pose, sans même parler de l'environnement. Tant que nous ne donnerons pas les moyens d'être plus concurrentiels, nous serons dépassés, selon les disciplines, par les écoles de commerce et par les universités internationales.

Si nous voulons que notre recherche, qui est excellente, passe de l'invention à l'innovation, il faut mobiliser les moyens nécessaires. Or cela n'a pas été fait.

Les travaux des économistes montrent pourtant que l'investissement public dans l'enseignement supérieur et la recherche est le plus rentable qui soit, car il s'autofinance par la fiscalité qu'il génère.

Les effets de fuite du système sont favorisés en outre par la politique de financement sur projets de l'ANR, qui perdure sans que soit réglé le problème du manque d'attractivité de nos centres de recherche.

J'en viens enfin à la question de savoir si une réindustrialisation est possible par la recherche. Les délocalisations et les désindustrialisations se lisent à deux niveaux : celui des avantages comparatifs courts - les innovations incrémentales sur les produits, la mise de nouveaux produits sur le marché, par exemple -, et celui des avantages comparatifs longs. Or les pays qui parviennent à maintenir une industrie forte sont ceux qui insistent davantage sur les seconds.

En réalité, financer des entreprises pour les encourager à relocaliser leur production est une démarche vaine, car cela revient à créer un effet d'aubaine. Ainsi, une étude que j'ai conduite sur les relocalisations montre que seuls 6 % des entreprises qui ont été aidées directement ont relocalisé pour cette raison. Les autres l'ont fait pour des raisons objectives : la hausse des coûts de transport ou la robotisation.

Pour garder une avance technologique, il faut miser sur la recherche et l'innovation. C'est pourquoi l'Allemagne conserve une avance considérable par rapport à la France en matière d'avantages comparatifs longs - en chimie, en électromécanique, etc. Croire qu'il est possible de réindustrialiser au moyen d'aides directes aux entreprises revient à disperser nos moyens. Cela ne réglera nullement, par exemple, le problème du poids des impôts de production, qui est lié à la compétition intraeuropéenne. Réglons-le !

Les situations sont très hétérogènes dans l'industrie. Plusieurs relocalisations surviennent pour des raisons objectives, du fait de la hausse des coûts de transaction et parce que les chaînes de valeur se rétractent au niveau régional et entraînent l'accélération de l'automatisation et de la robotisation. Les taux d'intérêt réels négatifs ou nuls contribuent à ce mouvement.

Mais dans le même temps, les coeurs de compétence en services partent à l'étranger. Un effet de ciseau se produit donc, entre, d'un côté, des relocalisations industrielles, matérielles et, de l'autre, une délocalisation des services, qui s'accélère depuis 2010. En moyenne, 40 % des emplois manufacturiers des pays de l'OCDE sont des emplois de services - marketing, transport, logistique, etc. Or la part de délocalisations dans ce domaine est passée de 8 % il y a quinze ans à 25 % aujourd'hui.

En outre, cette tendance ne concerne pas uniquement les services support aux entreprises - centres d'appel, ou saisie informatique -, mais également les services de connaissances, qui sont fortement liés à l'innovation et à la recherche. Une grande vigilance est donc de mise sur ce point, car c'est invisible. On a tort d'opposer industrie et services.

Enfin, miser sur la décarbonation des économies constitue le facteur clé de la relocalisation. Entre 1990 et 2010, l'hypermondialisation est allée de pair avec l'hypercarbonation des économies - l'usage de fossiles représentait ainsi deux tiers du bouquet énergétique de l'Union européenne. Or la décarbonation entraîne une suppression de phases dans les processus de production, ce qui encourage mécaniquement les relocalisations. L'instauration de taxes carbone aux frontières réduit en outre l'incitation à la délocalisation et à la fragmentation des chaînes de valeur.

L'entreprise minière suédoise Luossavaara-Kiirunavaara Aktiebolag (LKAB) a annoncé 1 à 2 milliards d'euros par an d'investissement pendant vingt ans pour atteindre la neutralité carbone complète d'ici à 2045 sur le champ de ses opérations. Son innovation permet de décarboner le fer avant même de le fournir aux aciéristes, sous forme d'éponges déjà désoxydées dont la teneur en fer augmente de 95 % par rapport aux méthodes traditionnelles. Une étape du processus de production étant supprimée, la chaîne de valeur s'en trouve raccourcie, ce qui permet à l'entreprise de tout relocaliser en Suède.

Une politique de transition écologique décabornée va donc de pair avec une recomposition des chaînes de valeur et avec une politique de relocalisation. Mais pour y parvenir, il faut changer le contexte européen, qui est dérégulé et où l'on manque de traçabilité des chaînes de valeur à cause du code douanier européen. La taxe carbone aux frontières est également nécessaire, pour éviter les comportements opportunistes et inciter à l'innovation par la décarbonation.

Pour conclure, la priorité est de réinvestir dans la recherche en soi, pour soi, au coeur des universités et des laboratoires de recherche, en favorisant un redressement national en matière de financement et de rémunération des enseignants-chercheurs et des chercheurs pour mettre fin à la fuite des cerveaux et bénéficier d'un brain gain. 2 000 euros, quand le logement représente déjà 1 000 euros, c'est absolument inattractif.

Il faut également limiter les aides publiques directes aux entreprises pour favoriser les avantages compétitifs longs que sont la recherche et l'innovation en ciblant davantage et en augmentant le CIR et en renforçant, de manière générale, les dispositifs français et européens de financement de l'innovation.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je partage le constat du manque budgétaire. Un investissement massif, chiffré en milliards d'euros, est effectivement nécessaire, pour financer tant la recherche que les premiers enseignements. Une partie de la surépargne des Français pourrait-elle être orientée vers ces sujets prégnants pour l'avenir de notre pays et pour sa capacité à tenir un rang international ?

L'intitulé de notre mission d'information mentionne des « champions industriels », mais cette notion recouvre également les services et l'agriculture.

M. Nicolas Glady. - Le financement de la recherche par étudiant a diminué de 5 % en France, en cinq ans, alors qu'il augmentait de 5 % en moyenne dans les pays de l'OCDE sur la même période. Nous sommes donc en déclassement.

La recherche est un investissement, non un coût, et un investissement qui présente un très bon retour. Le problème est que l'État ne l'aborde pas de cette façon. C'est pourquoi je suis favorable au retour des budgets pluriannuels. Il faut entrer dans une logique d'investissement.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je suis d'accord, ma question portait plutôt sur la source d'où vient l'argent.

M. El-Mouhoub Mouhoud. - Le rapport de Gabrielle Fack et Élise Huillery contient des propositions chiffrées, de l'ordre de plusieurs milliards d'euros. Pour mobiliser un tel budget, un plan pluriannuel est nécessaire, mais il se financera de manière décalée, par la fiscalité que générera cet investissement en capital humain, immatériel, et accumulable, comme le montre une étude publiée par Nathaniel Hendren et Ben Sprung-Keyser en 2020, qui souligne le potentiel d'augmentation de recettes fiscales lié aux dépenses publiques d'éducation. Le programme d'investissements d'avenir (PIA) pourrait contribuer à réduire ce décalage entre les rendements de l'investissement public dans l'investissement public et la recherche et le financement. Un emprunt de 4 milliards d'euros avec des taux d'intérêt réels très bas sera financé par la fiscalité induite. C'est le rendement le plus élevé.

Sans même évoquer le financement des premiers cycles ou la rémunération des enseignants-chercheurs, on constate que, plus on investit dans la formation, plus cela génère des salaires élevés. Une relation positive et un effet vertueux s'observent donc entre le coût de la formation et le revenu qu'elle engendre en matière de fiscalité.

Il faut affiner cette question. Nous n'avons aucune raison de nous montrer timorés dans ce domaine. Il est urgent d'agir en ce sens, si nous voulons réindustrialiser la France. Les effectifs étudiants ne cessent d'augmenter depuis 2010 alors que les dotations par étudiant ne cessent de baisser. Les ressources du secteur privé peuvent aussi être mises à contribution.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - La loi de programmation de la recherche (LPR) pour les années 2021 à 2030 n'est malheureusement pas à même de rattraper le retard accumulé sur les crédits alloués à l'université ni de remédier à l'aspect trop bureaucratique des appels à projets. Une vraie loi de programmation me semblerait donc indispensable, pour retrouver le sens du temps long.

Revenir à la notion gaullienne de « plan », délaissée au profit de la prospective au sein de France Stratégie, me semblerait judicieux pour définir un véritable modus operandi. Définir des plans filiarisés pourrait alors s'avérer pertinent. Les filières industrielles doivent en effet prendre leur part de cet effort, pour garantir son inscription dans la durée. Avez-vous d'autres idées sur ce sujet ?

Par ailleurs, avez-vous le sentiment que nos partenaires européens ont une appétence pour la formation de grands champions européens ? Connaissez-vous des exemples de sujets favorables à cette dynamique ?

Ne faudrait-il pas augmenter le nombre de places dans les universités et les grandes écoles, pour augmenter le nombre de nos ingénieurs ainsi que les débouchés offerts aux jeunes ?

Enfin, quelles sont selon vous les marges de progression du CIR, et, de manière générale, les améliorations à apporter en matière de fiscalité appliquée à la recherche ?

M. Nicolas Glady. - Sur les volumes, les écoles de commerce ont su doubler le nombre d'étudiants accompagnés. Je suis d'accord : les écoles d'ingénieurs doivent prendre leur part dans l'effort national pour former plus de compétences. J'utilise ainsi souvent le ratio du nombre d'élèves diplômés par enseignant-chercheur permanent. Dans nos écoles d'ingénieurs, ce ratio est très faible, c'est bien, cela montre la qualité de l'accompagnement des étudiants, mais est-ce la meilleure façon d'investir l'argent public ? Il faut trouver le bon curseur. Le nouveau contrat d'objectifs et de performances de Télécom Paris contient ainsi une augmentation significative du nombre d'élèves formés.

Comme vous, madame la sénatrice, j'ai la conviction qu'il faut supprimer les différences entre les universités et les grandes écoles, Dauphine en est d'ailleurs l'exemple parfait. Nous allons converger vers un modèle commun : les grandes écoles entrent dans les standards académiques internationaux et de plus en plus d'universités deviennent plus sélectives.

Comment faire du pluriannuel ? J'avais répondu que l'armée savait le faire. À mon sens, la réponse n'est pas nécessairement le plan conçu dans un esprit centralisateur et jacobin, il s'agit peut-être de privilégier la subsidiarité, de mettre en place des gouvernances qui peuvent travailler en autonomie. Ainsi, l'Essec est une association loi 1901, qui peut consacrer des fonds aux investissements comme au fonctionnement. Une gouvernance qui permettrait de faire du pluriannuel au bon niveau de granularité suffirait. Ainsi, un laboratoire vit dans un horizon de dix ans, c'est le court terme pour lui. Son budget doit donc être conçu ainsi.

Sur l'Europe, je ne pense pas à une dynamique top down créant de grands centres européens. L'État doit mettre en place les conditions pour cela, en leur donnant des budgets et de l'autonomie, mais les équipes de recherche sont par essence internationales. Mes collègues viennent du monde entier et personne ne se préoccupe, sinon pour quelques pays, de leur provenance : nous recrutons les meilleurs. L'État devrait nous faciliter la vie en nous permettant ces recrutements aux standards internationaux et en nous laissant l'autonomie nécessaire pour gérer dans la durée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - À mon sens, en effet, le standard des universités européennes, qui est un peu balbutiant aujourd'hui, permettra de former des étudiants européens en délivrant d'emblée des diplômes européens. Cela peut être un bon début.

M. Nicolas Glady. - Je suis d'accord, à condition que cela corresponde à une réalité opérationnelle et non seulement administrative.

M. El-Mouhoub Mouhoud. - Je suis d'accord, il faut travailler sur des bases réelles. Nous avons l'expérience de montages comme l'Université Paris Sciences & Lettres, que l'on crée par le haut, mais aussi par le bas, par les relations entre les établissements, sur la base de nos compétences respectives. Nous procédons à ce que j'appelle une division cognitive du travail.

Sur les effectifs, vous avez raison, ils devraient augmenter. Le domaine de Dauphine est moins malthusien : nous recrutons 1 000 élèves par an, c'est visible à l'international, mais nous ne pouvons pas aller plus loin en raison de nos ressources humaines, mais aussi des murs. Pourtant, nous pourrions sans problème augmenter nos effectifs sans diminuer la qualité des enseignements. Il nous faut également produire de la diversité, je suis bien d'accord, et d'abord pour des raisons d'efficacité.

Il y a une hétérogénéité entre les filières, il importe aujourd'hui de faire un effort pour converger vers le haut en termes de coût de formation par étudiant, encore une fois pour des motifs d'efficacité. Le défi majeur est une urgence nationale, avant de passer au niveau européen : nous devons créer un plan pluriannuel de financement du secteur, nous savons combien il faut pour rattraper la situation. Il faut du volontarisme, car l'effort est aujourd'hui dilué sur différents sujets.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Que pouvez-vous nous dire de la taille de votre institution et de la manière dont celle-ci est passée d'une université spécialisée en gestion à un établissement qui intègre des sciences dures ? Cela a-t-il eu un effet en matière d'innovation, de dépôts de brevet ?

M. El-Mouhoub Mouhoud. - Dauphine est victime d'une réputation non méritée : on nous considère comme une université de management ou de finance, parce que nous insérons très bien nos étudiants sur le marché du travail ; c'est vrai, pourtant, l'origine de Dauphine, ce sont les mathématiques et l'informatique, domaines dans lesquels nous avons obtenu des médailles Fields ou autres. Notre modèle est un hybride entre université et grande école, ce qui nous a permis de créer un socle commun : le bloc de compétences des sciences des décisions et des organisations, qui comporte des mathématiques, l'informatique, les recherches opérationnelles, l'économie, la gestion, le droit, les sciences sociales. Notre motivation est la conjugaison de plusieurs compétences sur la décision et les organisations, et cela fonctionne. Nous avons moins de recherche expérimentale que dans d'autres établissements, comme PSL, les Mines, Chimie Paris, mais nous avons de la recherche fondamentale et appliquée, avec des créations de start-up ou d'incubateurs et la diffusion du savoir dans les entreprises. C'est un modèle construit au fil des ans, à petits effectifs, parce que notre espace est contraint.

En outre, notre modèle est démocratique : nous faisons payer les étudiants en fonction des revenus de leurs parents, ce qui nous procure des ressources propres pour créer des postes d'enseignants-chercheurs. À mon sens, l'illusion du gratuit pour tous est critiquable : si l'impôt était correcteur des inégalités en matière d'accès à l'enseignement supérieur, cela se saurait ; ce n'est pas le cas. Peut-on continuer à dire que l'université doit être gratuite pour tous au prix d'une détérioration dramatique des dotations par étudiant ? Certains élèves ne pourraient-ils pas faire plus d'efforts que d'autres ? Notre modèle est progressif et progressiste.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je suis d'accord, il ne faut pas un gosplan, mais la Corée ou le Japon parviennent à définir de grandes orientations avec des investissements importants. En effet, la pluriannualité doit venir de ceux qui opèrent, c'est-à-dire des laboratoires, mais sans une trame garantie à un haut niveau, on risque d'arriver à des mécanismes étonnants.

La France est un des pays qui produisent beaucoup de brevets, mais ce sont les étrangers qui les valorisent. C'est un problème.

M. Nicolas Glady. - Télécom Paris produit beaucoup de brevets, depuis longtemps, mais ceux qui les achètent sont souvent des acteurs américains ou chinois. Le problème, c'est la taille de l'écosystème. À défaut de grands champions européens, nous ne pourrons pas drainer ce qu'il faut pour disposer des acheteurs de ces brevets susceptibles de lancer le développement. Il faut lancer ce cercle vertueux.

M. El-Mouhoub Mouhoud. - Ce qui se fait sur les semi-conducteurs va dans le bon sens. Les avantages longs d'une économie résident dans ces domaines. Nous les avons abandonnés dans le passé et nous avons perdu du terrain, pas seulement sur les avantages courts, et nous sommes devenus dépendants. La dispersion des dépenses publiques vers les entreprises pour les faire revenir me semble être, à ce titre, une fausse piste.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci de ces interventions pertinentes et éclairantes.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique (CNNum).

Vous avez été le premier président du Conseil national du numérique il y a une dizaine d'années et vous avez créé, avec succès, plusieurs entreprises dans des domaines aussi variés que la musique en ligne, le bâtiment ou l'énergie. Votre carrière entrepreneuriale vous a conduit à être désigné, en 2012, digital champion pour la France auprès de la Commission européenne.

Vous avez été nommé vice-président du CNNum en 2018 ; votre expertise et votre connaissance de l'écosystème numérique français nous intéressent particulièrement. Le rôle, la composition et le positionnement de cette instance ont récemment été repensés pour mener une réflexion sur les relations entre les humains et le numérique. Si les apports académiques, interdisciplinaires et prospectifs sont indéniables, nous pouvons toutefois nous étonner d'un certain éloignement de cette commission consultative à l'égard du monde économique et des principaux acteurs de l'innovation en France.

Au fur et à mesure de nos auditions, nous constatons que des efforts récents ont été consentis en matière de financement et que les dispositifs d'accompagnement sont nombreux et diversifiés, mais nous cherchons à comprendre pourquoi le financement de l'innovation ne permet pas le développement de grandes entreprises industrielles. C'est la principale problématique que nous cherchons à résoudre.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous entendons obtenir un résultat plutôt que de répéter des constats qui ont déjà été tirés. Nous souhaitons faire quelques propositions opérationnelles qui nous permettront de trouver le chemin pour sortir du fatum français. Cela avance : la vingt-cinquième licorne est la première licorne industrielle, mais nous avons besoin de vos lumières pour trouver ce chemin.

M. Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique. - J'ai travaillé, il y a une dizaine d'années, à un rapport pour l'Institut Montaigne sur les établissements de taille intermédiaire (ETI), les outils industriels et la croissance. Depuis lors, j'ai essayé de faire le lien entre ces outils, l'industrie, les territoires et, évidemment, le numérique.

À mon sens, la France est un des pays de l'OCDE ayant connu un « juin 1940 » de la désindustrialisation : entre 1967 et aujourd'hui, la part de PIB industriel est passée de 28 % à 10 %. C'est un chiffre plus faible que celui de nos voisins directs : Italie, Espagne, Allemagne, Royaume-Uni, qui sont 2 ou 3 points au-dessus.

Le PIB industriel a plusieurs vertus. Tout d'abord, il est territorialisé : 80 % des entreprises industrielles sont situées à proximité d'une ville de moins de 100 000 habitants pour des raisons historiques. Cela permet de créer de l'emploi territorial. Ensuite, il s'agit d'un emploi de qualité, pérenne et bien payé, autour de 3 500 euros, alors que les emplois de service sont autour de 1 500 euros. Enfin, il emporte des externalités positives sur les services : un emploi industriel crée trois à cinq emplois de service. Il est donc extrêmement désirable.

Or, en France, l'emploi industriel est très mal réparti : entre la Savoie, le département où il est le plus élevé (21 %), et le Sud-Est, le rapport est de 3, voire 3,5. Les différentes régions ont vécu différemment les grandes phases de transformation de l'économie : les zones minières les ont mal traversées, contrairement à la Savoie ou à la Vendée.

Je me suis intéressé au Mittelstand, à la Lombardie en général et plus précisément au Tessin italien et au Tessin autrichien, des zones de plein-emploi dans lesquelles le PIB par habitant est parmi les plus élevés au monde, au-delà des 70 000 dollars, et où le PIB industriel dépasse 30 %. Ce qui ressort de ces observations, d'abord, c'est l'importance des écosystèmes intégrés et spécialisés. En France, on a beaucoup critiqué le manque de spécialisation de l'industrie et de l'économie françaises, on cite toujours les mêmes domaines : le luxe, l'agroalimentaire, l'automobile et l'aérospatiale, mais pas grand-chose d'autre. En outre, cette spécialisation repose toujours sur quelques très grandes entreprises, qui n'ont pas vraiment fait émerger d'écosystèmes : deux ou trois grands acteurs ont tendance à extraire la marge des acteurs plus petits. Dans ces zones prospères, on constate au contraire beaucoup de spécialisation, de « coopétition », c'est-à-dire de collaboration assortie de compétition ; les filières sont très intégrées entre le financement, la gouvernance, le conseil, la formation, depuis le cycle initial jusqu'à la formation professionnelle. Ce dernier point est très important : il y a une corrélation forte entre la qualité du maintien des écosystèmes industriels et la qualité de l'apprentissage. Enfin, un gros effort est porté sur la transition numérique, avec des modèles d'affaires « SaaSisés » - pour Software as a Service dans lesquels on ne vend plus seulement un équipement, mais un équipement connecté dont proviennent des revenus récurrents ainsi que de la data produite par cet équipement.

Aujourd'hui, il y a en France une volonté politique forte de faire revenir du PIB industriel, mais cela ne se décrète pas. En effet, on a vilipendé l'industrie pendant des années, quand des capitaines d'industrie voulaient se concentrer sur la très forte valeur ajoutée et faire fabriquer en Asie du Sud-Est, un modèle qui a été dominant à l'époque du capitalisme financier triomphant. Ce qui était alors important était d'atteindre la taille critique, de consolider et non de privilégier la rationalité de l'outil de production. On voit bien les dégâts causés par ce modèle aujourd'hui.

Avec l'effondrement des très grands conglomérats, comme General Electric, on voit émerger un modèle nouveau et très intégré. Son emblème est Tesla, l'entreprise plateforme, avec une verticalisation de la valeur. Cela fonctionne aussi pour des entreprises de plus petite taille, qui sont à la convergence de trois ou quatre éléments forts. Le premier est la data, autour de laquelle est construit le modèle d'affaires. Dans le cas de Tesla, beaucoup de données remontent et servent à créer des services qui permettent ensuite de revendre des add-ons sur le produit déjà vendu. Le deuxième pilier est l'environnement. Pour Tesla, cela crée une subvention naturelle très significative, au travers de primes de l'État. Le troisième axe est le fait de disposer d'unités de production très concentrées, c'est vrai pour les gigafactories qui font les batteries ou pour les usines de fabrication des voitures. Ces usines sont tellement automatisées qu'il n'y a pas toujours besoin de lumière, parce qu'il n'y a plus d'emplois manufacturiers. Le quatrième axe est la verticalisation de la valeur : on fabrique tout, de la batterie jusqu'à la voiture finale, tous les composants jugés stratégiques sont conçus en interne, parce que cela produit de la valeur ajoutée, mais aussi parce que cela libère de la data, dont on est propriétaire. Or cette data, c'est le pétrole de demain.

Ce modèle commence à émerger, avec ses références et ses curriculums, dans les écoles de commerce et d'ingénierie et il se répand. À cet égard, la maturité est peut-être un peu inférieure dans les écoles européennes comparées à leurs homologues des États-Unis ou de Chine.

Il y a un autre aspect, plus géopolitique : le reshoring, c'est-à-dire le rapatriement des supply chains, les chaînes de valeur industrielle, pour des enjeux d'environnement comme de résilience. Il s'agit de limiter les externalités carbone, les stocks, d'avoir une meilleure maîtrise de la production, de disposer de data qui couvrent l'outil de production et les sous-traitants jusqu'à l'usage du produit, de façon très intégrée. On a quelques champions de cela en France, comme Michelin ou Schneider. Cela concerne généralement de très grandes entreprises, mais l'absence d'écosystème spécialisé rend plus difficile la diffusion de ce modèle ici par rapport à d'autres pays. Sans avoir de données précises, je pense que le reshoring est un peu plus difficile en France qu'en Allemagne, en Suisse ou dans le Tessin italien.

Une volonté politique forte doit permettre de construire un nouveau modèle.

Je formulerai trois observations sur des aspects qui me semblent poser problème.

Premièrement, je considère que la réforme de la formation professionnelle, notamment la création du compte personnel de formation (CPF), n'a pas amélioré la situation : de l'aveu même de la Caisse des dépôts et consignations, qui gère le CPF, les formations les plus demandées portent sur le permis de conduire et les cours de cuisine : de tels choix ne réduisent pas la distorsion que nous connaissons sur le marché de l'emploi en matière d'offre et de demande. Le Royaume-Uni, qui avait adopté un système semblable à celui du CPF, l'a finalement abandonné. Dans une phase de transition, avoir du pilotage est important. Il y a des déficiences de marché pour l'éducation et ces outils ne sont pas les bons.

Deuxièmement, les gouvernements successifs ont fait preuve de cécité depuis dix ans sur la formation initiale pour les métiers du numérique : ils n'ont rien fait. C'est une erreur politique majeure. Dans certains métiers du codage informatique, notamment le full-stack, un seul candidat postule pour dix offres d'emploi. Certains acteurs privés ont investi ce marché (écoles 42, Epita, Epitech), mais l'État n'a jamais essayé d'opérer une massification dans ce domaine : les entreprises doivent faire face à une perte de compétitivité, car les compétences dont elles ont besoin ne sont pas disponibles. Idem dans d'autres métiers connexes : cyber, framework industriel, mécatronique... L'action de l'État en la matière doit être dénoncée : nous perdons stupidement des points de PIB.

Troisièmement, chez nos voisins européens, les politiques industrielles sont pilotées non pas par l'État central, mais par les régions, plus puissantes. Certes, des pôles régionaux dotés de quelques compétences ont été créés en France, mais le système reste très centralisé.

Je conclurai par une note positive : de nombreux acteurs français, tels que Schneider, Fives (ex-Fives Lille) ou Dassault Systèmes, sont des leaders mondiaux dans leur domaine. Ces entreprises sont parvenues à fédérer un écosystème pour construire l'usine 4.0, dont le développement était autrefois l'apanage des grands groupes. Aujourd'hui, les petites et moyennes entreprises peuvent désormais acquérir des robots, dont le coût a largement diminué, pour atteindre quelques dizaines de milliers d'euros. Certes, notre pays est légèrement en retard dans ce domaine, mais cela représente un potentiel de développement important et nous disposons d'atouts significatifs à cet égard. Comme souvent, nous parvenons à rattraper notre retard ; ce fut le cas en matière de déploiement de la fibre optique ou de licornes, par exemple.

Je suis très heureux de constater que le Sénat s'empare de ces sujets. Quoi qu'il en soit, il faut éviter de verser dans le colbertisme. Nous pourrons gagner des points de PIB grâce à l'industrie 4.0, qui a toutes les vertus que j'exposais.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous avons pris connaissance avec attention de vos remarques relatives à la décentralisation ; les pistes que vous avez évoquées l'ont déjà été lors de précédentes auditions. Nous ne disposons pas de baguette magique, mais nous essaierons d'améliorer la situation actuelle.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Pouvez-vous mieux définir le reshoring ?

Je comprends que vous critiquiez le colbertisme, mais j'observe que, dans l'Union européenne, les conseils régionaux français déposent peu de demandes de subventions pour des projets de réindustrialisation. Bien sûr, celles-ci doivent être associées à la concertation. Toutefois, à chaque plan de relance, nous inventons une nouvelle forme de gouvernance qui manque de clarté.

Pensez-vous que le codage doive être enseigné à l'école primaire ou dans l'enseignement secondaire ? L'éducation nationale a toujours prétendu que cela n'était pas utile.

Enfin, vous protestez à juste titre contre le CPF. Quelle solution envisagez-vous pour son remplacement ?

M. Gilles Babinet. - Le reshoring est apparu durant le premier mandat de Barack Obama, qui souhaitait démontrer aux industriels que relocaliser aux États-Unis leur reviendrait moins cher que produire dans les pays d'Asie du Sud-Est, en Chine notamment. Un calculateur avait été créé : dans bien des cas, la différence était neutre, sinon positive en faveur de la relocalisation.

Ce phénomène a pris aujourd'hui beaucoup d'ampleur, car les coûts de production de la Chine ont augmenté de manière significative. Grâce à l'intégration robotique et à la disparition de la part manufacturière dans l'industrie, les coûts dépendent davantage du coût de l'énergie que de celui de la main-d'oeuvre. Certes, ce phénomène s'inscrit dans le temps long ; toutefois, certains pays - comme la France - connaissent une stabilisation de leur tissu industriel, et d'autres profitent même d'une croissance de la part de leur PIB issue de l'industrie.

Je précise cependant que l'augmentation du PIB ne crée pas nécessairement de l'emploi, sauf dans le domaine des services. Je distingue trois catégories : l'emploi de service, l'emploi de service industriel, en forte croissance, je pense, et l'emploi industriel, qui croît légèrement.

Toute réflexion autour des enjeux inhérents aux politiques publiques conduit à formuler des commentaires négatifs sur l'éducation nationale. J'espère que le dysfonctionnement chronique de la formation initiale française sera réglé, peut-être à l'occasion de la prochaine élection présidentielle. Il est difficile de s'intégrer correctement dans notre société, fondée sur la technologie et la connaissance, si la qualité des enseignements dispensés par l'éducation nationale est en nette dégradation, comme le révèlent les enquêtes TIMSS - Trends in International Mathematics and Science Study - et PISA - programme international pour le suivi des acquis des élèves.

L'école peut dispenser quelques rudiments de codage informatique ; néanmoins, il me semble plus essentiel de comprendre le fonctionnement d'un ordinateur - cela fait partie de la culture générale - que de faire du code à n'importe quel prix pour assurer le bon fonctionnement de l'industrie de demain. Je considère qu'il est bien plus important d'apprendre à lire, écrire et compter, de disposer d'un système d'orientation efficace et de renforcer l'apprentissage. Ces sujets très importants ne sont toujours pas traités convenablement.

Je n'ai pas de solution à vous proposer pour améliorer le CPF. Ce qui préexistait ne fonctionnait pas. Ce qui existe est insatisfaisant. Certes, la mutualisation des crédits a été renforcée, mais l'autonomie des usagers est faible. À tout le moins, je pense que le système de gestion du CPF devrait être relié aux données collectées par Pôle emploi pour proposer la formation la plus pertinente possible, à l'image des systèmes mis en place par certains pays. De plus, une prime incitative pourrait être versée aux salariés acceptant de suivre une formation profitable à l'exercice de leur métier. Cette mesure pratique, qui pourrait être différenciée selon les besoins des bassins d'emploi, aurait des conséquences bénéfiques pour les entreprises et les salariés, qui seraient incités à choisir la bonne formation.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Quels sont les pays appliquant cette mesure ?

M. Gilles Babinet. - Au Royaume-Uni, des agences privées ont accès à ces données. Elles prennent en compte les tensions existant sur l'emploi et proposent une marge de gains possibles pour les salariés s'inscrivant à une formation. Je précise que, même s'il y a des tensions sur le métier de pâtissier, suivre une formation en pâtisserie si vous êtes comptable n'apportera rien : il faut que la formation ait un lien avec le métier exercé. C'est là que réside l'intérêt de la science des données, qui est capable de s'adapter à chaque situation personnelle.

Mme Gisèle Jourda. - Je vous remercie pour la clarté de votre exposé.

J'ai écouté attentivement votre comparaison des systèmes de gouvernance des régions européennes. Les conseils régionaux français disposent de la compétence économique. Toutefois, les politiques menées ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux et les dispositifs mis en place ne prennent pas l'envergure espérée.

Certaines régions ne se sont jamais remises de la fermeture de certaines activités et les requalifications sont très difficiles. J'en veux pour preuve la fermeture de la dernière mine d'or française dans la vallée de l'Orbiel, située dans ma région.

Vos propos dessinent des perspectives. Je retiens votre suggestion de former les personnes déjà en poste. Toutefois, je précise que les personnes exclues du monde du travail - les jeunes ou les chômeurs - en ont assez des formations qui ne les conduisent pas vers un emploi stable ou la rémunération attendue. Le travail doit être valorisé, notamment dans les filières d'avenir et d'innovation.

C'est un crève-coeur pour moi, en tant que membre de la commission des affaires étrangères, que de voir nos jeunes rejoindre des entreprises dans le monde entier à l'issue de leur cursus universitaire ; cela prouve que nous n'avons pas été capables de leur proposer un emploi digne d'intérêt.

Enfin, qu'attendez-vous de l'action des conseils régionaux sur le plan industriel ?

M. Gilles Babinet. - Vous me posez des questions difficiles...

Le processus de décentralisation est resté dans un entre-deux peu vertueux : les conseils régionaux traînent des pieds pour solliciter des crédits européens et elles s'investissent assez peu dans certains sujets, tels que la compétitivité économique. Toutefois, établir des comparaisons est difficile : les situations diffèrent beaucoup d'un territoire à l'autre.

J'ai l'impression que l'animation est très déficiente en France. Les chefs d'entreprise sont fatigués d'entendre parler sans cesse de coopération et d'animation de filière : c'est ainsi que la remise en cause des pôles est récemment apparue dans le débat. C'est un sujet de poule et d'oeuf ; il est très difficile d'y répondre. Le dynamisme de la Vendée, de la Savoie ou de la région Rhône-Alpes s'explique par le fait qu'elles ont été contraintes de coopérer et de travailler au sein de leurs propres frontières, pour des raisons historiques - l'ancienne opposition au pouvoir central - ou géographiques - l'obstacle de la vallée.

L'enjeu est simple : comment mettre en phase l'apprentissage avec les besoins réels et comment consolider les parcours ? Comment transformer les entreprises grâce à l'apport du digital ? Je crains que l'on ne puisse pas s'appuyer sur une norme précise pour construire des partenariats efficaces - seuls certains territoires seront capables d'y parvenir.

Mme Gisèle Jourda. - Nous avons évoqué nombre d'organismes intervenant dans ce domaine. Toutefois, les chefs d'entreprise se sentent seuls pour affronter les défis liés à la recherche et à l'innovation ; ils sont contraints de prendre contact eux-mêmes avec le monde universitaire s'ils souhaitent développer leur société. À cet égard, les chambres consulaires ne remplissent plus leurs fonctions traditionnelles : certaines entreprises trouvent les clés d'accès au monde numérique, tandis que d'autres, peut-être par méconnaissance, restent sur le bas-côté.

M. Gilles Babinet. - Vos propos sont très justes. Les chambres consulaires peuvent représenter la porte d'entrée aux solutions que nous recherchons. L'industrie 4.0 remet au goût du jour le principe de formations et de partenariats entre les entreprises, qui existaient auparavant. Quel acteur local jouerait-il le mieux ce rôle ? Les collectivités, les chambres de commerce, les filières, les pôles ? Cela dépend en fait des territoires : nous devons être pragmatiques.

L'industrie 4.0 peut changer le visage de notre pays, car elle répond à tous les défis de notre temps : en créant plus de PIB industriel, et donc de l'emploi, elle répond aux attentes exprimées par les gilets jaunes et, en relocalisant la production dans notre pays, elle réduit l'empreinte carbone par comparaison avec les biens importés d'Asie du Sud-Est. Nous devons absolument trouver les moyens de miser sur l'industrie 4.0.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je souscris à vos propos. En France, l'animation fait souvent défaut : les politiques industrielles - et surtout l'industrie 4.0 - ont besoin d'ambassadeurs proactifs qui créent sur le terrain les dynamiques que vous décrivez - la formation, les échanges, l'analyse des projets ou encore la capacité à accompagner un chef d'entreprise. Le ministère de l'industrie devrait constituer un réseau territorial de personnalités compétentes pour mettre en relation et animer l'ensemble des acteurs.

Vous avez raison, l'échelon pertinent est difficile à trouver. J'en discutais avec notre collègue Patrice Joly, ancien président du conseil départemental de la Nièvre, qui avait favorisé le développement d'une industrie de la chimie verte : depuis que la compétence a été transférée au conseil régional, situé à Dijon, les choses avancent moins facilement. Ne faudrait-il pas restaurer la clause générale de compétence afin de favoriser ces initiatives locales ? Il conviendrait, a minima, de développer un réseau d'ambassadeurs.

M. Gilles Babinet. - Je vous laisse le soin de déterminer le bon niveau de gouvernance.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Pensez-vous que les écosystèmes de l'innovation ont suffisamment avancé sur la question des données, sur lesquelles s'appuient les grandes réussites économiques actuelles ? Au-delà du manque d'appétence pour le numérique que vous avez évoqué, ne sommes-nous pas en retard sur ce sujet ?

M. Gilles Babinet. - Le digital economy and social index (DESI), une étude de la Commission européenne mesurant le niveau de transformation digitale des pays, montre que la France ne connaît pas de retard en la matière : les données constituent l'un de nos points forts, grâce à nos écoles mathématiques.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 30.

Mercredi 9 février 2022

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de Mme Clarisse Angelier, déléguée générale de l'Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT), MM. Pierre Bitard, conseiller de la déléguée générale sur les activités Europe et FutuRIS de l'ANRT et Dominique Vernay, président du groupe de travail recherche partenariale de l'ANRT

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons ce jour Mme Clarisse Angelier, Déléguée générale de l'Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT), et M. Pierre Bitard, Conseiller de la Déléguée générale sur les activités Europe et FutuRIS de l'ANRT.

L'Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT) rassemble les acteurs publics et privés de la recherche et du développement en France. Nous vous serons reconnaissants de bien vouloir nous expliquer ses actions, mais également ses réflexions pour améliorer l'efficacité du système français de recherche et d'innovation et en particulier les relations public-privé.

L'association que vous présidez s'était fortement mobilisée au moment de l'examen du projet de loi sur la programmation de la recherche. Elle avait regretté l'absence de stratégie de recherche au plus haut niveau de l'État et l'incapacité des pouvoirs publics d'effectuer ces choix alors même que la France n'est pas capable financièrement d'occuper tous les champs de recherche. Elle avait également déploré le sous-financement chronique de la recherche publique.

Un an après l'entrée en vigueur de ladite loi, nous serons intéressés de connaître votre position sur la recherche française et sa capacité à faciliter l'innovation, et plus généralement sur la capacité de la France à transformer l'innovation en applications industrielles. Je vous propose de vous donner la parole pour une trentaine de minutes environ. Ensuite, notre rapporteur Vanina Paoli-Gagin vous posera un certain nombre de questions. Puis, je donnerai la parole à l'ensemble de nos collègues qui le souhaitent. Avant de commencer votre audition, je laisse la parole au rapporteur Vanina Paoli-Gagin, qui souhaite certainement apporter quelques précisions sur l'objet de la mission d'information qu'elle a initiée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je souhaitais préciser de nouveau notre objectif dans le cadre de cette mission. Les rapports sur la recherche et l'innovation ont été nombreux dans notre pays. Ils partagent les mêmes constats : force est de réaliser que de nombreux blocages restent à l'oeuvre, particulièrement sur cette transformation de l'essai, comme le soulignait notre président. C'est sur cette transformation de l'essai et sur les préconisations que nous pouvons émettre sur le plan opérationnel et qui pourraient être mises en oeuvre assez facilement que nous souhaitons vous entendre.

Mme Clarisse Angelier. - M. le Président, Mme la Rapporteur, Mesdames et Messieurs, nous vous remercions de nous permettre de nous exprimer ici.

L'ANRT est née en 1953 de la volonté de se doter d'un coordinateur, animateur et questionneur de la relation entre le secteur public et le secteur privé. Son objet est resté identique depuis sa création. Elle fédère 400 membres ou personnalités morales, la moitié du CAC 40, 150 ETI et PME, ainsi que la quasi-totalité du corps académique. Elle regroupe également 8 000 personnalités physiques de tous les secteurs d'activité et de toutes les disciplines. Cela lui permet d'élaborer et de formuler des avis qui transcendent les secteurs et qui représentent l'ensemble de la communauté de recherche et de développement dans les secteurs privés et publics.

En 1981, l'ANRT s'est vu confier l'animation du dispositif CIFRE (convention industrielle de la formation par la recherche). Il s'agit d'un dispositif de formation doctorale qui permet de réaliser sa thèse dans le cadre d'une collaboration de recherche entre le milieu académique et un acteur du milieu socio-économique, même s'il s'agit de recherche fondamentale. À ce jour, il existe 5 000 doctorants opérant dans le cadre du dispositif CIFRE et près de 30 000 anciens doctorants.

Cette organisation de la formation doctorante est une formule gagnante. En effet, elle permet aux doctorants de développer des recherches hautement intéressantes et largement valorisées au travers de publications, de brevets et de créations d'entreprises notamment. Par ailleurs, dans le cadre de ce dispositif, le taux de soutenance est de 93 %, toutes disciplines confondues. Le taux d'employabilité est quant à lui supérieur à 90 % dans l'année suivant la soutenance de thèse, dans des métiers de recherche.

Dans le cadre de la loi de programmation de la recherche (LPR), le Gouvernement augmente le dispositif : 1 650 bourses CIFRE pourront être accordées en 2022 contre 1 550 en 2021. Nous espérons que ce nombre atteindra 2150 en 2027. Néanmoins, nous pourrions tout de suite en financer 300 supplémentaires. Le dispositif CIFRE est extrêmement simple et très bien accueilli par les usagers. Simplement, nous sommes ainsi favorables à l'accélération de son déploiement.

J'en viens à présent à votre deuxième question. Nous avons salué la LPR, qui est une véritable avancée. Au titre de l'ANRT, la mise en place des contrats doctoraux de droit privé représente aussi une avancée, puisqu'ils constituent le socle réglementaire du dispositif CIFRE. Ils permettent également d'imaginer des relations entre le secteur public et le secteur privé bien plus souples et aisées. Nous regrettons néanmoins que la LPR ne dispose pas d'un volet stratégique. Donner un cap, c'est fédérer des équipes et leur donner les moyens d'exprimer leurs compétences et leur liberté dans des directions qui seront bénéfiques pour la France et pour l'Europe. Cette stratégie permettrait donc de dépenser l'argent plus habilement.

Nous insistons sur les notions de fédération et d'écosystème. Nous devons créer de grandes équipes qui répondent bien aux appels à projets. Il est ensuite nécessaire que les appels à projets soient doublés par des crédits récurrents. À titre d'exemple, les stratégies d'accélération et les programmes et équipements prioritaires de recherche exploratoire (PEPR) ont été particulièrement bien appréciés. Ces dispositifs fixent des caps assez clairs sans minimiser la liberté de travail des chercheurs. Dans le cadre du plan climat, des zones TRL1 (Technology Readynesss Level) ont été définies.

Nous militons pour que la recherche et développement ne soit pas un épiphénomène de la politique industrielle, mais qu'elle soit consubstantielle à celle-ci. Nous souhaitons que les stratégies générales de recherche et développement présentées devant les chambres parlementaires contiennent également les méthodes d'évaluation, pour ajuster le cap.

Cette stratégie doit être élaborée par un groupe de conseillers assurant une mission interministérielle, à l'échelon du Premier ministre ou du Président de la République. Ce groupe serait composé de conseillers privés et de conseillers recherche de tous les ministères. L'objectif est de créer une équipe qui conçoive une stratégie nationale pluriannuelle qui sera soumise au vote du Parlement. Les chercheurs de France sont à la fois engagés et compétents. Néanmoins, la recherche française manque de fédération et avance dans l'incertitude. De petits laboratoires ne peuvent répondre qu'à de petits appels à projets, ce qui ne confère pas de souffle à la recherche française. En fédérant autour de grandes lignes directrices, nous pouvons au contraire créer des dynamiques.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie, Mme la Déléguée générale. Selon vous, quel est le rôle du conseil national de l'innovation ? Il est certain que nous ne manquons pas d'organismes de conseils. Comment s'articulerait-il avec cette nouvelle gouvernance, par exemple au sein du secrétariat général aux investissements (SGPI) ? Quels seraient leurs rôles et missions respectifs ?

Mme Clarisse Angelier. - De notre point de vue, le conseil national de l'innovation n'a pas déployé tout son potentiel.

M. Pierre Bitard. - L'organe de conseil que nous évoquons pourrait être sensiblement différent du conseil national de l'innovation. Nous imaginons que s'y trouveraient des scientifiques de très haut niveau. Ce conseil aurait également l'opportunité de réinterroger les questions économiques et sociétales à l'aune d'une interface avec les académies. Il nous semble essentiel que ces questions soient réellement traitées. Il s'agirait d'un conseil scientifique constitué de personnes expérimentées et qui représentent une force de proposition au service de la politique gouvernementale. Ce conseil constituerait une interface avec les académies des sciences. À l'échelle européenne, un tel dispositif existe. Il se nomme Science Advisor Mechanism (SAM). Il serait souhaitable que ce conseil joue le rôle de conseiller auprès de la Présidence de la République. À ce titre, il serait souhaitable que le président de la République rencontre régulièrement cette structure afin que les questions soient traitées préalablement.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je comprends que cette structure agirait comme un conseil de défense, mais dédié à la stratégie de recherche.

M. Pierre Bitard. - Exactement. Ce type de structure existe dans de nombreux pays. Par ailleurs, le lien avec les académies nous semble essentiel. En l'absence de ce lien, on se prive de la dimension sociétale de la recherche. Il est nécessaire que l'État incarne cette relation entre la science et la société au meilleur niveau, afin de favoriser l'acceptation sociétale de la parole scientifique.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - L'architecture actuelle nous semble hautement complexe. On ne comprend pas quels sont les missions et les périmètres de chacun de ces organismes. Nous sommes un petit pays à l'échelle du monde ; or nous sommes dotés d'un nombre de conseils et de structures qui me semble en décalage. Selon vous, ne serait-il pas nécessaire de réexplorer le paysage institutionnel dans le domaine de la recherche ?

Mme Clarisse Angelier. - Je ne suis pas en faveur d'une restructuration. Nous en avons vécu depuis 2007. Il n'est plus temps de toucher aux structures. Il est avant tout nécessaire de les faire travailler ensemble. Or ce ne sera possible que si l'on a une vision claire de notre besoin en matière de recherche et développement à travers la stratégie de la France. Une nouvelle fois, cela ne signifie pas que nous allons priver les chercheurs de leur liberté. Il s'agit d'établir des lignes directrices avec les moyens afférents. Il nous semble qu'il s'agit du deuxième volet de la LPR. Cette stratégie permettra la construction de grandes équipes agissant au sein d'un écosystème.

À mon sens, il existe deux types d'écosystèmes. Il existe des écosystèmes physiques à l'instar de Saclay. Cet écosystème, composé d'acteurs privés et publics, offre de nombreux atouts, notamment en matière de partage des personnels, des outils et des idées. Je propose également de créer des écosystèmes virtuels qui permettraient par exemple à des organismes de Marseille de collaborer avec ceux de Lille. Le rapprochement géographique n'est pas indispensable. L'urgence consiste à prendre conscience de l'importance de la recherche et développement dans la politique industrielle de la France et de l'emploi et de tout miser sur cette stratégie. En la matière, j'estime que la LPR volet 1 est bien positionnée et qu'il est désormais nécessaire de passer à la seconde étape.

M. Pierre Bitard. - Il faut que le travail soit réalisé collectivement. À ce titre, nous devons nous aligner avec ce que la France et les autres États membres de l'Union européenne ont imaginé. Il est question de répondre à cinq grands défis sociétaux. Ces axes peuvent permettre de structurer à l'échelle locale, les actions devant être menées à l'échelle nationale.

Les cinq enjeux sociétaux sont : cancer ; adaptation au changement climatique ; océans, mer et eaux côtières et intérieures sains ; villes climatiquement neutres et intelligentes ; santé des sols et alimentation. Ce sont des thèmes d'une grande importance et ayant un fort impact sur nos vies. Nous sommes convaincus que le financement de la recherche et développement constitue un axe important de résolution de problématiques, qui doivent être définies en fonction de notre réalité nationale ; peut-être existe-t-il, par exemple, des cancers spécifiques en France. Nous devons donc à la fois nous fixer une orientation, une échéance et des objectifs quantitatifs - par exemple se dire que, dans vingt ans, x % des plus de 80 ans doivent être en bonne santé chez eux. C'est possible.

Nous devons fédérer les énergies autour de ces axes. Par ailleurs, ces axes doivent être ajustés à notre échelle, pour être pertinents au regard de notre niveau de développement, de compétence technologique. Ce faisant, nous aurons d'autant plus de chance de participer à un développement heureux européen et d'en tirer le meilleur parti pour nous même. Pour répondre à ces enjeux, nous pourrions nous organiser selon un modèle proche du mécanisme SAM ou du programme-cadre européen. Nous n'avons pas d'équivalent du programme-cadre européen ; si nous en avions un, il serait peut-être plus facile de s'organiser.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je partage l'analyse de Mme Angelier concernant les écosystèmes virtuels. Le principe de territorialisation de la recherche n'a pas survécu à l'épreuve du temps. Vous me confortez dans cette idée.

Quel est le rôle des alliances (Alliance nationale de coordination de la recherche pour l'énergie, Ancre, et autres) ? Vous nous avez parlé de l'évaluation comme deuxième fondement de la LPR. Comment cette évaluation pourrait-elle être réalisée ?

Mme Clarisse Angelier. - Sur les alliances, j'évoquerai la situation des filières. Au sein de l'ANRT, nous estimons qu'il est nécessaire de fédérer les acteurs publics avec les acteurs privés. Les alliances sont des fédérations d'acteurs publics ; c'est dommage de ne pas inclure les acteurs privés, parce qu'ils ont des choses importantes à dire aux chercheurs. De la même manière, les entreprises privées doivent entendre les chercheurs. La partition entre privé et public ne me semble pas opportune. Il faut faire entrer l'autre ; c'est d'ailleurs tout l'intérêt du dispositif CIFRE. Il faut mélanger la pensée des deux secteurs pour une meilleure compréhension mutuelle et une plus grande efficacité. De la même manière, dans les comités « filières », il a été envisagé d'intégrer un correspondant recherche. Or ce point n'avance pas. De même, les comités de suivi et de pilotage des stratégies d'accélération auraient dû intégrer le secteur privé. Les alliances mériteraient donc d'intégrer le privé.

M. Pierre Bitard. - Les alliances ont un objet spécifique. Il s'agit de fédérer les recherches autour de grandes questions propres à un certain nombre d'organismes et d'universités. Elles avaient été mobilisées pour certaines opérations, notamment la construction de la stratégie nationale il y a quelques années. L'ANRT était intervenue dans ce processus dans l'objectif de faire participer le secteur privé aux contributions opérationnelles. La difficulté était réelle. En effet, les alliances avaient pour mission de produire des analyses mettant en perspective les forces et les faiblesses, et d'examiner comment en extraire des bonnes décisions. Chacune des alliances a eu tendance à identifier ses nombreuses forces, à encourager, et des faiblesses, qui exigeaient un soutien plus fort. Elles s'intéressaient à leur propre façon de faire, sans regard du monde socio-économique, ce qui les conduisait à réfléchir en vase clos.

On pourrait envisager que ces alliances soient soumises à un processus d'évaluation. Vous nous avez demandé si nous regrettions l'insuffisante culture de l'évaluation en France. Oui, en particulier sur la réalisation d'évaluations indépendantes portant sur les impacts socio-économiques des politiques publiques. Il existe une surabondance des évaluations, mais pas de bonnes évaluations. Sont notamment très répandues les évaluations de micro-management réalisées par de grands corps d'inspection ou des évaluations directement menées par le service qui met en oeuvre la politique. Ce dernier type d'évaluation est très répandu et pose le problème pour l'institution d'être à la fois juge et partie dans l'évaluation. Enfin, il existe des audits d'efficience, réalisés notamment par la Cour des comptes. Néanmoins, dans un tel contexte, on n'est pas en mesure de mettre en oeuvre une réelle dynamique d'évaluation de nos politiques publiques. La difficulté principale provient de l'absence de construction raisonnée et collective de la logique d'action à laquelle les politiques publiques répondent. Sans ce travail sur la logique d'action, dès le début, comment peut-on ensuite évaluer les résultats ? En général, on analyse de manière plus ou moins aléatoire si on a bien accompli la mission ; mais quelle mission ? On n'a pas accompli ce que l'on n'avait pas décidé d'accomplir. Cela tourne en rond et c'est très problématique.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Ainsi, il serait nécessaire de mettre en place un référentiel.

M. Pierre Bitard. - Exactement. J'ajouterai que les politiques publiques procèdent rarement d'une étude d'impact préalable, comme c'est le cas à l'échelle européenne. Une telle étude permettrait d'envisager l'ensemble des effets positifs, mais aussi délétères de la loi et la cohérence avec d'autres dispositifs. On envisage les coûts et bénéfices de l'action que l'État s'apprête à réaliser. Un tel exercice permettrait également de mettre en évidence des objectifs clairs et chiffrés dans un délai fixé. Chemin faisant, il est possible de se fixer des repères pour analyser l'atteinte des objectifs fixés. À l'échelle européenne, il existe une société d'évaluation des politiques publiques qui fournit gratuitement toutes les méthodologies d'évaluation possibles. Celles-ci sont connues et peu complexes, fondées sur le principe de la fact-based policy, pour donner toutes les preuves que la politique se déroule comme prévu. J'invite donc l'État français à se doter d'une telle infrastructure, car il faut une petite infrastructure de départ, il faut des personnes pouvant commander ces études à des sociétés indépendantes des services commanditaires, y compris économiquement.

Actuellement, nous inventons des indicateurs d'efficacité des politiques publiques, une fois que celles-ci ont été mises en oeuvre, parfois longtemps après ; c'est un bricolage très gênant. À titre d'exemple, nous pourrions évoquer la question du crédit impôt recherche qui bénéficiait dans le cadre du code général des impôts d'un descriptif très clair de son objectif. Néanmoins, celui-ci ne contenait pas d'objectif chiffré. Par conséquent, les évaluateurs rencontrent de réelles difficultés d'évaluation de l'impact de cette politique publique et tout cela tourne à une guerre de religion qui est le contraire de l'évaluation. Certaines régions, dans le cadre de la Smart specialisation strategy (S3), s'organisent pour bénéficier de ces dispositifs. En effet, à l'échelle européenne, les fonds ne sont alloués qu'en cas de stratégie précisément définie. Si les régions sont capables de le faire, les différents services de l'État le peuvent également.

M. Serge Babary. - Je découvre cette situation et suis surpris qu'un système prospectif préalable permettant de mettre en place les contrôles ne soit pas en place. L'une des difficultés consiste à faire adhérer l'ensemble des acteurs à cette méthodologie. Comment pouvons-nous passer de la déclaration d'intention à la mise en pratique ?

Mme Clarisse Angelier. - Il n'existe pas de solution miracle. L'idée est d'avancer pas à pas vers le niveau stratégique et de mettre en place les moyens dès ce premier niveau. J'entends la nécessité d'accélérer la transformation et de renouer avec la compétitivité au niveau international. Pour ce faire, il est nécessaire d'avancer pas à pas.

M. Pierre Bitard. - Je confirme qu'il n'est pas question d'enclencher un grand chamboulement. Néanmoins, sachant que des méthodes existent, il suffit de définir un point de départ pour la mise en oeuvre, pour l'avenir, de cette méthode dans le travail législatif. Par ailleurs, en nous interrogeant sur la pertinence d'une mesure envisagée, nous devons aussi nous assurer qu'elle ne fera pas doublon avec une mesure existante. Or ce dernier travail n'est pas souvent réalisé. Il convient de se demander si la mesure envisagée est également cohérente au regard du système dans lequel elle intervient. Il s'agit donc d'appliquer une politique des petits pas qui est parfaitement réalisable.

Mme Clarisse Angelier. - D'ailleurs, lors de notre évaluation économétrique des aides d'État comme le dispositif CIFRE dans le cadre de la cohérence avec les politiques européennes, nous n'avons pas été choqués par une telle démarche d'évaluation. Il nous semblait effectivement cohérent d'être audité sur l'efficience économétrique d'un dispositif qui coûte 65 millions d'euros par an. Cette méthode, si elle est présentée de manière pédagogique, est parfaitement audible.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Si vous aviez quatre ou cinq mesures à prioriser pour répondre à l'enjeu de notre mission, quelles seraient-elles ?

M. Pierre Bitard. - Il convient de poser la question différemment. Vous établissez un lien explicite entre l'excellence de la recherche scientifique et la production d'innovations, elles-mêmes motrices d'un développement industriel. Ce faisant, vous soulevez un possible paradoxe entre d'une part l'excellence de notre recherche et d'autre part le fait qu'elle ne se traduirait pas par un nombre de champions industriels satisfaisant. Nous voudrions interroger ce lien de causalité.

En effet, en tant qu'économiste industriel et d'innovation, je souhaiterais préciser que l'innovation ne suit pas un processus linéaire et séquentiel. On aimerait que le projet suive un processus linéaire démarrant au niveau du bureau d'étude et aboutissant à la distribution du produit. Nathan Rosenberg et Stephen Kline ont au contraire mis en évidence en 1986 un modèle de liaisons en chaîne : le processus repose sur des boucles de rétroaction, sur des latences. Souvent, d'ailleurs, on innove sur un produit par son usage. Il n'y a pas d'abord la connaissance scientifique, puis l'innovation, qui en découlerait naturellement. Il est ainsi nécessaire de rejeter ce modèle linéaire.

Ainsi, il ne s'agit pas d'un modèle linéaire, mais d'un ensemble d'interactions dynamiques entre toutes les parties prenantes qui vont contribuer chacune à son niveau pour réaliser une innovation. La politique d'encouragement de l'innovation doit en tenir compte et s'appuyer sur la notion d'écosystème. En France, il existe vingt-cinq licornes, mais aucune n'est née d'une grande avancée scientifique majeure. De grandes entreprises comme Uber, Apple et Tesla ne sont pas non plus fondées sur de grandes innovations scientifiques, mais sur un assemblage d'innovations préexistantes. Ces entreprises sont des pôles structurants d'un écosystème au sein duquel elles agissent. La politique d'innovation ne sera pas la même selon que l'on conçoive ou non l'innovation comme un processus linéaire et séquentiel.

Mme Clarisse Angelier. - De manière pragmatique, il est indispensable de favoriser les laboratoires communs. Nous devons faire collaborer le secteur public et le secteur privé. Nous militons pour la création de laboratoires stratégiques communs dans lesquels l'État investirait autant que l'entreprise. Cela permettrait de mieux valoriser le travail des chercheurs dans un cadre public-privé. Dans les laboratoires communs, nous devons favoriser la collaboration.

De même, il faut admettre, y compris pour son évaluation, qu'un chercheur peut, au cours de sa carrière, faire de la recherche fondamentale puis progresser vers l'application, puis revenir ; il faut faire preuve de mobilité intersectorielle et intellectuelle. J'estime qu'il existe trop de silos. Nous devons donner confiance aux chercheurs pour favoriser leur mobilité.

En outre, après le mot « confiance », j'insiste sur celui de « compétence ». Il est nécessaire que les conseils de formation des universités accueillent le secteur privé. En effet, c'est ce dernier qui sera le récepteur des compétences que l'on crée. Dans nos groupes de travail, nous observons qu'il existe encore trop d'inquiétudes sur la capacité de nos systèmes de formation à délivrer des compétences dont l'industrie a besoin. Il y a des manques.

J'appelle également de mes voeux l'accélération de la recherche. Nous devons donc être particulièrement attentifs au développement des compétences et à l'attractivité de la recherche pour nos jeunes. Nous vivons dans un monde très technologique, mais on s'est habitué à ne pas comprendre le fonctionnement des technologies que l'on utilise. Il est nécessaire de redonner le goût à cette curiosité scientifique, car elle est le ferment des chercheurs de demain.

M. Pierre Bitard. - Effectivement, nous sommes en faveur de la multiplication des laboratoires communs qui sont pilotés conjointement par le secteur public et par les entreprises. Nous estimons que cela enrichit le travail des chercheurs. C'est un enrichissement réciproque.

Vous nous avez interrogés sur les obstacles à la transformation de l'essai. Au titre de ces obstacles, il y a d'abord la problématique relative à la mobilité des compétences. Il est nécessaire que des cadres communs de pensée se développent. Pour ce faire, il faut favoriser la mobilité sectorielle, dans les deux sens.

Il y a un problème de financement sur les activités de valorisation et d'accompagnement de la valorisation. C'est un métier ; il faut valoriser les carrières associées.

Par ailleurs, il existe un problème lié au cadre légal. Nous militons en faveur de la mise en place d'un Bayh-Dole Act à la française. Parmi les dispositions de cette loi américaine adoptée en 1980, le principe est posé que les inventions soutenues par un dollar du contribuable américain induisent qu'elles sont prioritairement exploitées à l'échelle industrielle sur le territoire national. Il y a la propriété intellectuelle, mais également l'exploitation industrielle. Ce cadre est essentiel, car nous pourrions soutenir le développement de nombreuses structures et start-up, mais, si au moment de l'industrialisation ou de la création du démonstrateur industriel de la solution, l'entrepreneur choisit de s'implanter ailleurs, ce sont tous les emplois liés à ce démonstrateur qui fuiront. Il est donc nécessaire d'inscrire ce principe de l'industrialisation sur le territoire national dans la loi.

Une association américaine a mis en évidence que, sans le Bayh-Dole Act, il existait un risque que l'industrie soit en voie de paupérisation et d'abandon complet. Cette disposition a donc un impact majeur. Une trentaine ou une quarantaine de pays dans le monde ont adopté ce principe, y compris en Europe, Italie, Allemagne. Nous devons contraindre les entreprises en ce sens : un démonstrateur dans le domaine de l'énergie est très onéreux ; les start-up n'en ont pas les moyens donc, si l'on veut que cela s'installe à côté de Grenoble plutôt que dans le Massachusetts, il faut introduire une certaine contrainte. De plus, l'instauration de cette obligation légale ne coûte rien et apporte un retour sur investissement.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vos propos sont très intéressants et confirment notre opinion. Sur le chaînon de la transformation, c'est exactement l'idée que nous avions. Beaucoup d'innovations sont captées par des sociétés étrangères, car nous n'avons pas les moyens financiers de payer le démonstrateur ou d'abonder en capital des structures travaillant sur des innovations de rupture.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - J'aurais souhaité revenir sur les cinq axes qui ont été évoqués et leur déclinaison territoriale. Quelle est votre vision sur la place des régions qui sont des acteurs importants dans la structuration de ce passage à la transformation de projets de recherche en projets industriels ?

Mme Clarisse Angelier. - Je souhaite souligner l'importance des régions à l'échelle nationale. Elles ont un rôle majeur à jouer dans la déclinaison de la gouvernance nationale. Elles jouent également un rôle plus local dans la distribution des compétences de l'université et de la formation des jeunes. Elles constituent un point d'architecture délicat et important, car elles ont la charge du tissu local. De ce point de vue, les pôles universitaires d'innovation, qui incluent les régions dans les politiques locales d'innovation, me semblent être adaptés. Si l'on crée une stratégie nationale de la recherche, les régions doivent s'en emparer pour être actrices de leur déclinaison et participer à la création des écosystèmes.

M. Pierre Bitard. - Pour toute compétence supplémentaire, il doit y avoir des moyens supplémentaires. Une partie de l'accélération concerne la dévolution par l'État de compétences vers les régions pour qu'elles puissent mettre en oeuvre les différentes compétences qui leur auront été attribuées.

Par ailleurs, certaines régions se spécialisent naturellement sur certains thèmes. Ces spécialisations sont d'autant plus fortes qu'elles sont associées à des disciplines différentes dans d'autres lieux. La première question est donc celle de la spécialisation de la compétence au regard du sujet. La seconde question concerne la déclinaison de ce sujet à l'échelle régionale. Il y a un bottom-up et un top-down à organiser, qui ne s'opposent pas.

Il reste à construire une stratégie nationale autour des cinq enjeux que nous venons d'évoquer. Ensuite, il sera nécessaire de déterminer ce qui aboutira dans le périmètre de compétence des régions.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Existe-t-il aujourd'hui des secteurs d'activité qui peinent à recruter des doctorants via le dispositif des bourses CIFRE ?

Mme Clarisse Angelier. - Les secteurs peinant à recruter des ingénieurs et des chercheurs sont les secteurs du numérique, de la cybersécurité, de l'IA. Sont également concernés des secteurs industriels tels que le secteur de la chimie et toute l'industrie manufacturière de type 2. Au sein du dispositif CIFRE, les excédents de demandes concernent tous les secteurs d'activité. Les grandes entreprises et les PME sont friandes de dispositifs de ce type, relativement simples et efficaces, comme, d'ailleurs, les laboratoires communs.

M. Pierre Bitard. - Le dispositif CIFRE fonctionne très bien, car il n'est pas organisé de manière thématique. C'est la demande de recherche qui s'exprime et qui est financée, quel que soit le domaine. Tous les secteurs d'activités peuvent candidater et obtenir une bourse CIFRE, y compris dans le domaine des SHS, qui représentent 25 % des effectifs.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Il existe parfois un déficit d'image sur les doctorats ayant fait appel à ce dispositif. Le partenariat entre les secteurs publics et privés pourrait être une solution pour améliorer cette image.

Mme Clarisse Angelier. - Il n'existe pas de déficit d'image sur le dispositif CIFRE, bien au contraire ; d'anciens CIFRE sont présidents d'université ou patrons de recherche de groupes du CAC 40. En effet, nous avons été particulièrement exigeants dans le processus de sélection des dossiers. Il faut être en revanche attentif aux écoles doctorales ou aux doctorats qui ne seraient pas suffisamment évalués ou exigeants. Si de telles situations existent, nous devons enquêter et amener les écoles doctorales à réviser leurs pratiques. À titre d'exemple, le comité scientifique de thèse à mi-parcours est une excellente idée qui doit être mise en place dans toutes les écoles doctorales.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Il ne s'agissait pas d'un jugement de valeur de ma part. Je faisais référence à l'analyse de certains articles et rapports sur le sujet.

Mme Clarisse Angelier. - Les publications sont souvent associées au milieu académique. Néanmoins, les entreprises bénéficiant du dispositif CIFRE sont très allantes sur les publications. Celles-ci permettent à une entreprise de montrer à ses partenaires et à sa clientèle le haut niveau de qualité de ses recherches.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je partage cet avis. Cet échange était très intéressant. Pour ma part, j'estime que le dispositif CIFRE fonctionne bien et qu'il a conduit à de belles réussites. Je me réjouis de constater l'augmentation du nombre de bourses.

Je vous remercie de votre présence et de vos interventions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 10.

Jeudi 10 février 2022

- Présidence de Mme Gisèle Jourda, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Pierre-Franck Chevet, président et Mme Nathalie Alazard-Toux, directrice du centre de résultats Développement industriel de l'IFP Énergies nouvelles

Mme Gisèle Jourda, présidente. - Monsieur le Président, madame la Directrice, mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui Monsieur Pierre-Franck CHEVET, Président de l'Institut Français du Pétrole Énergies Nouvelles (IFPEN), ainsi que Madame Nathalie ALAZARD-TOUX, Directrice du Centre de Résultats Développement Industriel de l'IFPEN.

L'IFPEN est un acteur majeur de la recherche et de la formation dans les domaines de l'énergie, du transport et de l'environnement. La valorisation de l'innovation technique est au coeur du modèle économique de cet institut, puisque 50 % de ses ressources propres sont issus de la valorisation des travaux de recherche.

Le transfert technologique vers l'industrie des solutions de développement se traduit par :


·   Une politique active de dépôts de brevets et de cessions de licences ;


·   Des partenariats avec des grands groupes ainsi qu'un tissu des start-ups, PME et ETI ;


·   Des collaborations avec des participants et filiales de l'IFPEN (rassemblant à la fois des sociétés de référence au niveau mondial ainsi que de jeunes entreprises innovantes).

L'IFPEN comporte des centres de résultats qui participent à l'élaboration et au suivi des programmes de recherche et d'innovation ainsi qu'à leur valorisation industrielle.

Par ailleurs, à travers l'école IFP School, près de 500 étudiants sont formés par an (aux niveaux Master et Doctorat) dans les domaines de l'énergie et de la mobilité durable.

Enfin, l'institut entretient d'étroites relations par le biais de partenariats avec certains territoires.

Notre réflexion porte sur les trop faibles retombées économiques de la recherche en France, ainsi que sur la difficulté à assurer la valorisation de la recherche jusqu'aux applications industrielles. Nous sommes ainsi intéressés par le retour d'expérience de nos deux invités concernant la capacité de l'IFPEN à transiter de l'innovation vers l'émergence et le développement industriel d'entreprises.

Nous écouterons avec attention leur opinion quant aux forces et faiblesses du soutien public français à l'innovation.

Je propose de céder la parole à nos invités, puis notre rapporteur, Madame Vanina PAOLI-GAGIN, interviendra. Je laisserai ensuite l'ensemble de nos collègues s'exprimer.

Avant tout, je laisse Madame Vanina PAOLI-GAGIN apporter davantage de précisions sur l'objet de cette mission d'information qu'elle a personnellement initiée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il me semble en effet important de détailler les enjeux de cette mission. De nombreux et pertinents rapports sur la recherche et l'innovation sont déjà rédigés depuis de longues années en France.

Il est acté que la recherche n'est pas un procédé linéaire, et que l'ensemble des chercheurs n'ont pas vocation à devenir entrepreneurs. L'objectif de cette mission est d'analyser les contraintes empêchant la transition vers le développement industriel des entreprises, ainsi que la création d'acteurs de référence, susceptibles de se confronter à des marchés internationaux.

Nous sommes impatients d'écouter à présent les réflexions de nos invités.

M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Institut Français du Pétrole Énergies Nouvelles (IFPEN). - Je vous remercie. Nous avons bien reçu votre questionnaire et avons tenté de le compléter du mieux possible.

L'IFPEN est né après la Seconde Guerre mondiale, à la même période que le Commissariat à l'Énergie Atomique et aux Énergies Alternatives (CEA). L'objectif du CEA était le développement de la partie nucléaire, tandis que l'IFPEN accompagnait le développement de l'industrie pétrolière française.

Le travail de l'Institut s'est orienté pendant très longtemps vers l'hydrocarbure, puis a initié une transition écologique il y a environ quinze ans. Aujourd'hui, près de 70 % des activités de l'Institut concernent les transitions écologique et énergétique, tandis que le domaine de l'hydrocarbure responsable (amélioration de la qualité des produits et des procédés de fabrication) n'en représente plus que 30 %.

Le modèle économique de l'institut se traduit par une assez faible dotation de l'État (à hauteur de 45 % du budget), le reste provenant de ressources propres.

Le travail effectué dans le domaine de l'hydrocarbure, bien que diminuant sans cesse, est autofinancé et même rentable. Ainsi, les ressources issues de cette activité abondent la dotation de l'État afin de financer le développement écologique des entreprises. En résumé, il s'agit d'un mécanisme interne de taxe carbone, nous permettant de poursuivre nos efforts en termes de recherche dans les domaines verts.

S'agissant du modèle économique, l'Institut a su être performant concernant ses ressources propres, conduisant à une baisse de la dotation de l'État depuis environ quinze ans. Cette baisse est partiellement compensée grâce au système interne de taxe carbone. Néanmoins, les moyens de l'Institut en termes de développement et d'innovation dans le domaine de la transition écologique sont limités. On pourrait faire plus.

Par ailleurs, l'IFPEN émarge au plan de relance. Les différentes agences de financement (ANR, ADEME) sont également limitées et ce système contraint le déploiement des projets de l'institut. L'Agence Nationale de la Recherche, par exemple, ne prend financièrement en charge que 40 % du montant des activités engagées par l'IFPEN.

S'agissant des aides financières européennes, leur taux de prise en charge est plus intéressant et s'élève à 70 % du montant des activités engagées. Se tourner vers les aides européennes est donc davantage pertinent. Il est donc plus intéressant pour nous d'aller chercher des contrats de recherche côté européen que côté français.

Un classement international comparant différents organismes publics et mondiaux de recherche en énergie bas-carbone a été publié l'année dernière. Trois organismes français apparaissent dans les dix premiers : le CEA (en première position), l'IFPEN (en quatrième position), et le CNRS (en septième position). Il est tout à fait hors-normes qu'un même pays dispose de trois organismes en haut de ce classement. La France a donc des atouts considérables pour réussir la transition écologique, disposant d'une importante force de recherche en la matière. Il convient à présent d'en extraire des résultats pertinents.

Concernant la transition industrielle, l'Institut dépose historiquement un grand nombre de brevets, qui sont parfois rachetés par des entreprises. Des filiales ont également été créées, telles que Technip ou Axens, le leader mondial dans la fabrication de catalyseurs. L'Institut bénéficie ainsi d'une expérience concrète et réussie dans le domaine du passage à l'échelle industrielle.

Enfin, le marché des transitions énergétique et écologique nécessite d'être régulé. Dans un premier temps, l'État devrait articuler une aide à la recherche et au financement de prototypes. Ensuite, il conviendrait de déployer diverses réglementations permettant de développer le marché au niveau industriel. Le rôle de l'État est ainsi essentiel, à la fois sur le mécanisme de financement des premiers industriels ainsi que sur la réglementation des marchés. C'est propre au domaine de la transition écologique que de nécessiter une réglementation qui crée un marché.

Je cède la parole à Nathalie ALAZARD-TOUX pour évoquer la situation des start-ups et petites entreprises.

Mme Nathalie Alazard-Toux, directrice du centre de résultats développement industriel de l'IFPEN. - La transition entre les résultats de la recherche et leur concrétisation nécessite un lien fort avec le marché. Au sein de l'IFPEN, ce lien se traduit par des partenariats avec diverses entreprises, que ce soient des grands groupes industriels français ou européens, des PME ou des start-ups. La recherche de ces partenariats s'effectue au sein de deux instituts Carnot, orientés vers les ressources et les transports. Les acteurs de ces projets apportent une réelle vision du marché, permettant d'orienter pertinemment les résultats des travaux de recherche.

Par ailleurs, l'une des activités historiques de l'IFPEN est la mise à disposition des compétences, outils et équipements de l'Institut auprès de petites entreprises, tous domaines confondus, afin de les accompagner dans leur développement. Par exemple, en 2021, l'IFPEN a accompagné une entreprise dans l'industrie papetière à passer à l'échelle du pilote semi-industriel concernant la production d'un additif non toxique et produit à partir de ressources en biomasse. L'Institut présente donc de vraies compétences dans le domaine du passage à l'échelle industrielle et fonctionne en réseau.

Néanmoins, l'une des difficultés de cette transition industrielle pour les entreprises réside dans les financements, malgré la mise en place d'outils, grâce à Bpifrance, notamment. Souvent, le déploiement de ces outils nécessite une part de financements privés ; or peu de fonds peuvent actuellement accompagner les acteurs dans cette phase.

Également, le manque d'acteurs tels que les PME ou les ETI est à déplorer. Ces entreprises pourraient devenir fournisseurs pour les start-ups qui conçoivent des produits, parfois sans intégrer l'ensemble de la chaîne de production. Les entreprises telles que les PME pourraient alors agir en qualité d'accompagnants et de fournisseurs de ces start-ups. Cela dit, nous observons dans certaines régions des PME s'organisant en réseau pour répondre à ces enjeux, mas il s'agit d'initiatives ponctuelles et régionales, insuffisantes.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le classement qui place trois des organismes français du domaine de la transition énergétique dans le top 10 mondial est très intéressant. J'y vois là un paradoxe : soit la France se situe encore en amont de ces technologies en faveur de la transition écologique (ce dont je ne suis pas convaincue, car nous disposons d'un important vivier d'innovations dans ce domaine), soit un problème de transmission est visiblement à déplorer.

Par ailleurs, je partage l'avis de Madame Nathalie ALAZARD-TOUX concernant la problématique des financements de l'innovation. Une réflexion doit être menée concernant les fonds qui investissent dans les start-ups, le scale-up, car ils ne sont pas en mesure de répondre à la problématique que nous soulevons. L'industrialisation ne correspond pas aux taux de rendement internes et aux horizons de liquidité de ces fonds. Quelles solutions envisagez-vous pour compenser ce déficit de financements ? Faut-il de nouveaux véhicules ?

Vous évoquez les besoins d'un marché soumis à des réglementations, notamment dans le domaine de la transition écologique. Je partage également votre avis, mais existe-t-il encore un marché qui ne soit pas tiré par la réglementation ? Par ailleurs, ne faut-il pas attendre que les entreprises y soient préparées ? En effet, c'est ainsi que nous avons procédé dans le domaine des panneaux photovoltaïques et de l'éolien et il en a résulté une accentuation du déficit de la balance commerciale. Aussi, en parallèle d'une action consistant à tirer le marché par la réglementation, sous réserve d'y être préparé et d'apporter des solutions maison, la commande publique n'a-t-elle pas un rôle majeur à jouer ?

M. Pierre-Franck Chevet. - Je souhaiterais apporter des précisions concernant le classement mondial évoqué précédemment. L'organisme en première position, le CEA, est leader dans le domaine du nucléaire et des piles à combustible. L'IFPEN est devenu leader mondial dans le captage et stockage du CO2, les biocarburants et, de manière générale, les transformations chimiques à base pétrolière ou de biomasse.

On est leader en matière de dépôts de brevet, on maîtrise les procédés, mais le passage à l'échelle industrielle implique des tickets d'investissement de l'ordre de 100 millions d'euros. Par exemple, le site d'ArcelorMittal à Dunkerque dispose d'un démonstrateur à l'échelle 1/10 en phase finale de montage permettant d'améliorer le captage de CO2. Son coût est de l'ordre de 10 millions d'euros.

Par ailleurs, le déploiement d'une technique de captage nécessite un dispositif réglementaire, de manière à favoriser l'investissement en France. À titre d'exemple, le coût actuel de la tonne de carbone s'élève à environ 80 euros, tandis que le prix du procédé développé par l'IFPEN revient à environ 120 euros la tonne de COévitée. Le marché ne fonctionnera pas naturellement, il faut prévoir des dispositions. Ainsi, pour valider le passage à l'échelle industrielle, un appui financier public, de l'État ou de l'Europe, est nécessaire. Si, par la suite, la réglementation rend le déploiement obligatoire, le relais privé peut être assuré et nous retrouverons alors un marché au fonctionnement « normal ».

J'aimerais souligner ce point par un deuxième exemple, celui des biocarburants, dont nous sommes leader mondial. Des directives européennes ont permis l'émergence des biocarburants de première génération, mais l'avenir réside dans les biocarburants de deuxième génération, issus de résidus agricoles ou forestiers et non de la ressource alimentaire. On a les technologies, mais, pour assurer leur plein déploiement dans les transports, il faut une réglementation européenne. Il convient également de rappeler que ces usines de fabrication de biocarburants génèrent des emplois locaux (qui collectent notamment la biomasse et travaillent dans les usines).

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Ces exemples sont parlants. Que pensez-vous du rôle de la commande publique ?

M. Pierre-Franck Chevet. - Je n'ai pas eu à gérer cet aspect ; en revanche, il est possible que nous l'ayons rencontré sur des projets concernant des petites entreprises.

Mme Nathalie Alazard-Toux. - Pour qu'une petite entreprise puisse rencontrer son marché, elle peut être amenée à réduire artificiellement ses prix de manière à passer en-dessous du seuil de procédure de passation de marchés publics. Nous avons observé ce phénomène sur certaines start-ups en pleine croissance. Je pense notamment à une entreprise commercialisant une application de smartphone identifiant les flux des cyclistes dans les grandes villes. Nous l'avons accompagnée dans l'amélioration des fonctionnalités de cette application. Afin de vendre ces informations aux métropoles, l'entreprise affichait des tarifs en-dessous des seuils impliquant la passation d'un marché public.

Le développement de ces sociétés nécessite davantage de moyens. Ce manque de financement affecte la capacité de ces entreprises à se confronter aux marchés étrangers, et c'est un réel problème.

Mme Gisèle Jourda, présidente. - Vous évoquez à la fois la mise en place d'une taxe carbone interne pour financer la transition écologique à hauteur de 30 % de vos activités, ainsi que la diminution proportionnelle des aides de l'État. Je comprends, à travers ce discours, le caractère essentiel et nécessaire de cette taxe carbone. Comment voyez-vous l'évolution de ces 30 %, générateurs d'une autonomie financière interne ?

Par ailleurs, je suis sensible à la question des aides financières. La baisse des financements publics s'observe à présent pour n'importe quelle entreprise qui se développe et génère une activité autonome. Vous énoncez également le fait que les financements européens sont davantage intéressants que ceux du plan de relance (qui subit un trop grand nombre d'inscriptions, impactant le montant des financements). Ce modèle économique contraint la gestion des projets. Auriez-vous une nouvelle structure économique à proposer ?

Vous évoquez ensuite la vente des brevets, ainsi que certaines filiales que vous avez créées. Selon vous, comment s'articulent les financements publics avec le développement d'entreprises innovantes ?

Je ne maîtrise pas forcément ces sujets, mais il me tient à coeur, en tant qu'élue de la République, de m'intéresser à ces secteurs porteurs sur lesquels nous sommes de moins en moins performants, à l'inverse de certains pays. En tant que membre de la commission des affaires étrangères, j'ai en effet eu l'occasion de travailler sur plusieurs rapports mettant en évidence la puissance de la Chine dans le domaine de la recherche.

Je remarque enfin que l'IFPEN a su au fil des ans maîtriser sa reconversion.

M. Pierre-Franck Chevet. - S'agissant de la taxe carbone interne, si elle disparaissait et que le budget de l'État n'augmentait pas, nous serions alors contraints de réduire le nombre de projets de recherche et développement sur la partie « verte ». Par ailleurs, il est légitime que la rentabilité de nos activités historiques nous permette de mener à bien des projets pour construire le monde à venir.

La dotation annuelle de l'État s'élève à environ 120 millions d'euros ; stopper nos activités historiques reviendrait à perdre entre 10 et 15 millions d'euros.

Mme Gisèle Jourda, présidente. - Il ne s'agissait en aucun cas d'une critique, mais plutôt d'un constat très favorable. Je déplore le fait que vous pourriez être contraints de diminuer vos activités en cas d'une baisse de financements.

M. Pierre-Franck Chevet. - Une réflexion interne sur nos ressources propres est en cours. Lors de mon arrivée à l'IFPEN il y a 18 mois, les activités énergétiques et écologiques représentaient 60 % de l'activité. La situation évolue donc rapidement. La taxe carbone présente un effet bénéfique, mais l'activité liée à l'hydrocarbure va continuer à se réduire. Nous menons actuellement une réflexion sur l'externalisation de ces activités sous forme de filiales, par exemple. Notre équation budgétaire est complexe.

S'agissant de la compétition internationale, je rappelle que quatre organismes européens font partie des dix leaders mondiaux (je pense aux instituts de recherche allemands, en troisième position). La concurrence internationale est rude, mais nos atouts sont hors-normes. Il faut donc conserver et développer nos compétences et notre savoir-faire. Les gains étant proportionnels à la taille du marché, il va sans dire que la Chine profite de sa taille (notamment sur des produits dits de commodité, tels que les panneaux photovoltaïques).

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Tâchons effectivement de rester optimistes. Notre volonté est de mettre l'ensemble de nos compétences à profit dans cette reconquête des enjeux internationaux.

M. Pierre-Franck Chevet. - Nous sommes capables de conserver une réelle maîtrise dans le domaine de la transition écologique liée au recyclage. Nos activités sont plutôt locales et nous permettent de garder notre souveraineté et de maîtriser des matériaux essentiels à cette transition. Quant au recyclage des plastiques, soumis à une réglementation européenne, il permet de garder notre souveraineté et de créer des emplois locaux.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison.

Mme Gisèle Jourda, présidente. - Envisagez-vous de retraiter les pollutions historiques, présentes dans les bassins miniers ou en milieu urbain ? Les systèmes de dépollution se sont souvent avérés obsolètes ou inopérants, et le recyclage y serait pertinent.

Mme Nathalie Alazard-Toux. - Concernant les pollutions industrielles en milieu urbain, nous avons plutôt développé des appareils de mesure. Les procédés existants (excavation puis traitement des terres) sont souvent brutaux. Nous sommes sans cesse dans une optique d'amélioration. Au niveau national, de nombreuses entreprises réalisent déjà ce travail, mais le secteur est morcelé entre de nombreux petits acteurs.

Mme Gisèle Jourda, présidente. - Il s'agit en effet de petits acteurs, souvent peu ouverts à l'innovation. Je déplore le manque de recherche sur ces terres spécifiques. Les schémas actuels sont obsolètes et peu satisfaisants. Le changement climatique réveille les pollutions historiques, et les répercussions se ressentent sur la santé de la population.

M. Pierre-Franck Chevet. - Nous travaillons essentiellement sur des outils de mesure permettant de qualifier les polluants. En revanche, les activités d'excavation et de traitement des terres ne nous appartiennent pas.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie. De nombreux éléments ont été apportés et vos réflexions pertinentes permettront d'enrichir le rapport de cette mission.

J'espère que nous aurons prochainement l'occasion de nous rencontrer.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -

Audition de MM. Jean Delalandre, délégué général et Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons maintenant M. Jean Delalandre, délégué général et M. Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu.

Créé en 1989, le comité Richelieu a vocation à faire entendre la voix des petites et moyennes entreprises (PME) innovantes. Depuis sa création, cette association s'est impliquée dans l'amélioration de l'écosystème de l'innovation à travers trois grands axes : renforcer la commande publique pour privilégier les PME innovantes, améliorer les relations entre grands groupes et PME, instaurer une fiscalité plus favorable à l'innovation. Par ailleurs, la création de l'observatoire de l'innovation permet d'évaluer si les entreprises connaissent et s'approprient les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics.

Au fur et à mesure des auditions, nous constatons que des efforts récents ont été consentis en matière de financement, que les dispositifs d'accompagnement sont nombreux et diversifiés, et nous cherchons à comprendre pourquoi le financement de l'innovation ne permet pas le développement de grandes entreprises industrielles. Est-ce que le système d'aide à l'innovation en France reste trop complexe et fragmenté ? Est-ce que les jeunes entreprises n'arrivent pas à disposer à la fois de financements suffisants et des équipements nécessaires pour réaliser l'industrialisation de leurs innovations ? Est-ce que les relations entre les grands groupes et les jeunes entreprises innovantes ne permettent pas à ces dernières de se développer ? Est-ce que le crédit impôt recherche (CIR) est vraiment efficace pour soutenir l'innovation des PME ? Voici un échantillon des questions que nous souhaiterions vous poser afin de comprendre pourquoi, en France, nous n'arrivons pas à transformer l'essai de l'innovation en applications industrielles ayant vocation à devenir leaders sur les marchés européens et mondiaux.

Je vous propose de vous donner la parole pour une trentaine de minutes environ.

Avant de commencer votre audition, je laisse la parole au rapporteur Vanina Paoli-Gagin qui souhaite apporter quelques précisions sur l'objet de la mission d'information qu'elle a initiée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Cette mission est à l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires, auquel j'appartiens. Je souhaite vous apporter quelques précisions sur le titre qui peut vous paraître provocateur ou réducteur. Nous avons bien conscience que tous les chercheurs n'ont pas vocation à être des entrepreneurs et que la recherche n'est pas un processus linéaire. Comme vous le savez déjà, de très nombreux rapports ont déjà été écrits sur cette problématique. Notre regard est plus pragmatique et notre objectif est de trouver quelques mesures opérationnelles, consensuelles et faciles à mettre en oeuvre pour changer la donne. Notre CAC 40 n'a quasiment pas bougé depuis l'après-guerre même s'il existe de grandes entreprises nationales leaders. Cela doit nous interpeller ! Est-on condamné à cela ou peut-on espérer pouvoir engendrer de nouveaux acteurs majeurs industriels de taille européenne, voire internationale ? Comment faire pour aider à ce passage entre l'innovation et la construction de sociétés industrielles ? Le fait que vous travailliez sur ces sujets de longue date nous intéresse particulièrement.

M. Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu. - Je dirige une entreprise de taille intermédiaire (ETI) industrielle de 300 personnes située en Normandie. J'ai fait toute ma carrière dans l'industrie, soit dans des grands groupes, soit dans des PME. Je suis actif, à ce titre, depuis plus de 15 ans, au Comité Richelieu qui porte la voix des entreprises innovantes, de la start-up à l'ETI.

Pour faire suite au tableau que vous avez dressé, votre objectif - trouver le moyen de développer des licornes avec des chiffres d'affaires importants, ce qui est en effet nécessaire - ne correspond pas forcément à l'objectif des industriels. Je vais vous donner un exemple. Je travaille dans le secteur de la tôlerie fine, donc dans le domaine de la mécanique, et mes clients sont les grands industriels de l'électronique. Le marché français représente 350 à 400 millions d'euros. Même si j'étais le seul acteur, mon marché ne pourrait s'étendre au-delà de ce niveau. En revanche, nous sommes performants et nous dégageons des résultats. Il faut avoir l'ambition de créer des champions industriels, mais il faut les ramener au marché concerné. La taille du marché a des conséquences sur la taille des entreprises.

Concernant la partie innovation, il existe un certain nombre de dispositifs. Le Comité Richelieu se soucie déjà de pérenniser l'existant, qui est parfois remis en cause. Je pense notamment au crédit impôt recherche (CIR) et au crédit impôt innovation (CII), qui sont pour nous deux excellents dispositifs, indispensables pour les entreprises de taille moyenne. Il existe un débat en France sur leur utilisation par les grands groupes qui porte parfois préjudice au système. Selon nous, il faut sanctuariser ces dispositifs. Le CII était d'ailleurs issu d'une de nos suggestions. Cela répond en partie à votre question sur le passage de l'innovation à un produit industriel, via les phases d'industrialisation et de mise au point. Le CIR, ayant une éligibilité limitée, ne permettait pas d'aller jusqu'au prototype ou au premier de série, le CII a été instauré pour compléter le dispositif. Notre idée était plutôt d'avoir un seul dispositif étendu, le crédit d'impôt recherche, industrialisation et prototype (CIRIP). L'administration a préféré créer un deuxième dispositif, mais cela nous convient aussi. Quoiqu'il en soit, le message que nous souhaitons faire passer est qu'il faut sanctuariser, voire développer, ce dispositif.

Nous avions une ancienne proposition, certes iconoclaste, qui n'a pas eu d'écho jusqu'à présent. Notre suggestion pour dégager plus de budget pour les plus petites entreprises était de consolider le calcul du CIR pour les grands groupes qui font de l'intégration fiscale. Vous le savez, le plafond actuel d'application du taux de 30 % du CIR est fixé à 100 millions d'euros. Or un grand groupe qui recourt à l'intégration fiscale consolide son impôt au niveau de la holding de tête, mais calcule le CIR dans chacune de ses divisions, multipliant ainsi le bénéfice du taux majoré. Notre suggestion serait de calculer le plafond des dépenses de R&D au niveau consolidé lorsque l'entreprise bénéficiaire du CIR recourt à l'intégration fiscale. Cela engendrerait une économie de 500 à 600 millions d'euros, qui pourraient être redistribués là où il y a un besoin d'accélération du développement des petites entreprises. Cela ne fera pas bondir de joie les grands groupes français, mais cela nous semble logique.

Quelle que soit l'imperfection de ces systèmes, il ne faut pas les remettre en cause, ils sont indispensables aux entreprises. Ils sont relativement bien utilisés. Le contrôle a posteriori qui peut être fait par l'administration et la perspective d'un éventuel redressement effraient certaines entreprises. Nous avons longtemps milité pour avoir un rescrit fiscal, afin d'avoir un contrôle a priori de l'administration faisant foi par la suite, ce qui serait rassurant pour les entreprises. Le problème est que ceux qui émettent l'avis a priori ne sont pas ceux qui contrôlent après. Certaines entreprises ont eu un redressement plusieurs années après le bénéfice du dispositif, malgré leur rescrit positif a priori. Ce sont des experts techniques qui émettent un avis et des agents de l'administration fiscale qui contrôlent a posteriori.

Nous sommes favorables à un avis a priori qui fasse foi et empêche tout redressement par la suite au niveau de ces deux dispositifs phares.

Nous militons de manière plus générale pour le maintien de ces dispositifs, dont la rumeur affirme régulièrement qu'ils seront supprimés.

M. Jean Delalandre, délégué général du Comité Richelieu. - En complément de ce qui vient d'être dit, on voit bien que la politique d'innovation en France a évolué au cours des 10 dernières années. Sur le CIR et le CII, on a entendu dire que le CII pourrait être remis en cause, alors que ce dispositif est complémentaire au CIR et, de surcroît, spécifique aux PME. Il est donc très important que ce dispositif, qui est le seul mécanisme d'incitation à l'innovation des PME en tant que telles, ne soit pas remis en cause. Nous sommes évidemment favorables à une évolution pour que les sommes éligibles au crédit d'impôt soient plus importantes.

Concernant le CIR et la manière dont il bénéficie aux grands groupes, ce n'est pas un propos contre les grands groupes, mais une réflexion sur une meilleure mobilisation de l'argent pour soutenir les dispositifs en faveur des PME, des start-ups et des ETI innovantes. On voit qu'il est possible de faire des économies en arguant de la cohérence fiscale. Il est important de se mobiliser dans le soutien aux PME car on constate que, depuis 10 voire 30 ans, ce sont les PME et ETI qui créent de l'emploi dans le pays, qui sont présentes partout sur le territoire et qui ne délocalisent pas !

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie. Les messages sont clairs et sont entendus. Ma question porte sur votre vision de l'adéquation de l'écosystème du financement, notamment via les fonds d'investissement, pour le passage à l'industrialisation. Il me semble que l'écosystème actuel n'est pas apte à répondre à cette question lorsque l'entreprise concernée n'a pas encore un chiffre d'affaires important ou n'a pas encore trouvé son marché. On a l'impression d'un problème de poule et d'oeuf : sans financement, on ne peut pas attaquer son marché et sans marché on ne trouve pas de financement. Y a-t-il un réel manque ou est-ce marginal ?

M. Philippe Bouquet. - Je ne prétends pas avoir une vision exhaustive du sujet. J'ai réalisé moi-même deux LBO (Leveraged Buy-Out ou rachat avec effet de levier) et je pense qu'en France nous avons les outils de financement des différentes étapes dans la vie d'une entreprise, du capital développement, du capital-risque ou du capital investissement. Il existe des investisseurs qui misent sur des gens, sur une idée, en acceptant que cette idée ne débouche éventuellement sur rien. Je ne suis pas sûr que le sujet soit juste un problème de financement. Tous les frais de « preuve de concept » peuvent d'ailleurs être intégrés dans le CII. Aujourd'hui, ce qui manque aux entreprises ce sont des moyens techniques ou industriels. Dans l'écosystème allemand, il existe plus de coopération entre les PME et les grosses industries pour mettre à disposition des moyens de laboratoire et d'essais afin de permettre aux PME de développer leurs produits. Ce n'est pas uniquement une question de financement. En France, il n'existe aucune coopération entre les grandes et petites entreprises ; mes clients sont tous de grands groupes industriels, mais ce sont mes clients, rien de plus, la relation s'arrête là. La seule situation où cela peut exister, c'est avec des organismes comme le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) qui conçoit des produits très sophistiqués et qui dispose de programmes pour transférer son savoir-faire à des industriels qui vont les développer. Ce lien de travail en équipe, en écosystème, pour passer d'une innovation à un système industriel nécessite des moyens.

Le deuxième point porte sur l'accès aux marchés. Pour se développer, une entreprise a plus besoin de commandes que de financement. Or on bloque souvent lors du passage de l'accès aux marchés.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Ma question portait davantage sur l'innovation de rupture et d'industrialisation. Le crédit d'impôt est intéressant quand on paie des impôts. Actuellement, il n'existe pas de fonds acceptant de financer la période très risquée de la mise en production industrielle d'une innovation de rupture et un horizon de sortie éloigné.

M. Philippe Bouquet. - J'ai redressé une société en difficulté et pendant la période où je ne gagnais pas d'argent, j'ai bénéficié du CIR, ce qui revenait à un remboursement de frais. On peut en bénéficier même si on n'a pas de résultats positifs.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - C'est vrai.

M. Philippe Bouquet. - C'est tout de même une grande aide en période de démarrage où on n'a pas encore de résultat, car une quotité des frais de développement peut être prise en charge, ce n'est pas négligeable.

Sur l'innovation de rupture, c'est un problème de confiance dans une idée car les phases d'études peuvent être très longues, notamment dans le secteur de la biotechnologie ou de la pharmacie. Dans ces secteurs, les sociétés ne vont rien dégager pendant cinq ou six ans. En France, nous n'avons aucune vision ni technologique ni industrielle à long terme. Lorsqu'un industriel choisit une technologie, il ne reçoit aucune orientation de l'administration, comme l'illustre mon expérience de l'automatisation de la ligne 1 du métro parisien ; il fallait donc remplacer une ligne ancienne existante en toute sécurité. Nous avions développé une technique à base du réseau sans fil WiMAX, ancêtre du Wi-Fi encore balbutiant. Un jour, j'ai lu dans Les Échos que le directeur de CISCO, grand groupe américain de télécom, annonçait le rachat d'une société spécialisée dans le Wi-Fi et qu'il arrêtait tout développement dans le WiMAX. J'ai compris que je devais arrêter tous mes développements dans le WiMAX pour me tourner vers le Wi-Fi. Ce choix technologique a été fait grâce à la lecture d'un article, j'aurais pu continuer à dépenser des fortunes dans le WiMAX.

Il manque donc parfois une volonté étatique de se développer dans certains domaines, de faire des choix technologiques et de les soutenir. Si nous avions une ligne directrice, disant que la France va miser sur telle ou telle technologie en mettant le poids dans un axe de développement, cela serait une manière de rassurer les industriels et les financeurs. On parlait naguère du plan. Le ministère de la défense reste le dernier ministère régalien qui finance de la R&D ayant une vision à 20 ou 30 ans. Il n'empêche que l'on déplore aujourd'hui que la Direction de la recherche et des études techniques (DRET) ait été dissoute dans les années 1990, alors qu'elle donnait cette vision au niveau de la défense. Ces recherches fondamentales qui permettent d'avoir de l'innovation de rupture n'existent plus et les entreprises sont laissées à elles-mêmes pour décider de miser sur telle ou telle technologie, sans savoir si ces technologies vont être retenues dans les grands projets, de défense ou autres.

M. Jean Delalandre. - En ce qui concerne le financement, pour avoir échangé avec quelques fonds et quelques start-up, je crois pouvoir dire que les banques ou Bpifrance exigent effectivement l'existence de fonds propres, ce qui plaide pour des levées de fonds. Il y a deux types de difficultés qui remontent jusqu'à nous : la recherche de personnes qui veulent bien investir et la crainte du fondateur d'être dilué et de perdre le contrôle.

Pour illustrer mon propos, on peut citer un grand groupe situé en Normandie, Toshiba, qui a décidé d'accompagner, sous l'angle de l'industrialisation, cinq start-ups du territoire. Je vous encourage à étudier ce qu'ils ont fait, à l'opposé des pratiques habituelles évoquées par Philipe Bouquet.

Par qui est traitée l'innovation aujourd'hui en France, depuis 10 ans ? Si Frédérique Vidal a la responsabilité de porter la question de l'innovation, on ne sent pas vraiment un fort mouvement ni un poids politique important sur les questions d'innovation, qui entraîneraient tout un écosystème. On n'a pas l'impression que c'est porté dans le pays. C'est dommage de voir ce sujet ballotté d'un ministère à l'autre depuis dix ans, alors que c'est un sujet extrêmement important et essentiel au redressement du pays. Il serait temps d'imaginer un grand ministère de l'innovation et de l'industrie pour donner de la visibilité et du poids dans ce domaine. Ce n'est pas que cosmétique.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous sommes d'accord sur cette idée de plan stratégique afin d'obtenir de l'État les orientations sur les filières et les innovations pour sécuriser un marché futur dans un temps plus long. Il faut un État stratège avec une vision sur les innovations et les technologies de demain. Nous avons le droit à l'erreur. Côté French Tech, je pense que le travail a été fait, mais pas sur l'industrie. Pendant longtemps, le lien entre innovation et industrialisation n'existait pas forcément dans l'esprit des gens. Nous sommes d'accord sur le fait que l'innovation est transversale aux problématiques de transition écologique, de production industrielle ou encore d'enseignement supérieur. Il y a une réflexion à conduire là-dessus dans le cadre de notre rapport.

M. Philippe Bouquet. - Lorsque les pôles de compétitivité ont été créés, tous les acteurs susceptibles d'innover se sont mobilisés : les laboratoires de recherche, les PME et les grands groupes. L'État a financé un certain nombre de projets. À l'époque, nous étions très favorables à la création de ces pôles, qui font émerger des écosystèmes par thème sur un territoire. Mais nous avons constaté que sur la plupart des projets de R&D, quasiment aucun n'a débouché sur des affaires rentables. Des projets étaient menés en collaboration entre un grand groupe et un laboratoire, ils produisaient des résultats, mais il ne se passait rien ensuite, il n'y avait pas d'accès au marché, par manque de volonté ni du groupe, ni du labo. Il y a eu beaucoup d'argent dépensé qui aurait dû déboucher sur des marchés. C'était un écosystème intéressant, où tous les acteurs en place ont bien travaillé ensemble, mais sans suite industrielle. Certaines PME qui travaillaient sur des programmes collaboratifs avec des grands groupes se sont même rendu compte qu'elles n'étaient pas référencées auprès de ces groupes et elles n'arrivaient pas à leur proposer leurs services, alors qu'ils avaient travaillé ensemble !

Nous souhaitons tous l'industrialisation et le développement de l'innovation, le passage du concept à l'industrie et cela dépend de la somme d'un certain nombre de choses. Cela passe notamment par les relations entre les grands groupes et leurs fournisseurs qui sont actuellement trop dans une relation client-fournisseur et pas assez partenariale. L'échec des pôles de compétitivité en est une illustration.

M. Jean Delalandre. - La question de l'achat public est également très importante. On constate que la French Tech est plutôt un écosystème bien présent dans les territoires, sans déverser des milliards d'euros. C'est une dynamique très bien perçue, considérée comme ayant un impact positif. D'une autre côté, Horizon 2020 dispose de financements sans être perçue comme ayant un impact positif sur l'activité des entreprises. Pour moi, la différence est la suivante : l'un est en prise avec les territoires et l'autre est hors-sol. On sent bien que la notion de territoire n'est pas négligeable. Il faut de la proximité pour comprendre un dispositif. Cela renvoie à l'achat public dans les collectivités territoriales. On sent bien que les règles ont évolué, mais les dispositifs ne sont pas connus et donc peu utilisés par les entreprises. On a bien vu que l'exonération de mise en concurrence pour les marchés innovants inférieurs à 100 000 euros n'a pas pris. Cela réclame du temps, une évolution de culture et l'acceptation par les acheteurs publics de prendre des risques. Nous ferons des propositions en la matière afin de favoriser l'achat public dans les territoires, sous l'angle non d'une évolution réglementaire, mais plutôt d'incitations.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - C'est un sujet que nous souhaitions également creuser. La méconnaissance des dispositifs y est pour quelque chose, mais même s'il est possible de s'exonérer des règles du marché public dans le cas d'un achat innovant jusqu'à 100 000 €, en réalité, dès que l'on veut équiper une mairie ou une école notamment pour la transition écologique, on explose le plafond.

M. Jean Delalandre. - Cette règle des 100 000 € est une expérimentation, nous sommes donc très en amont.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - 100 000 €, c'est peu sur le marché innovant, notamment pour les biens d'équipement. Ce plafond n'est pas toujours adapté.

M. Philippe Bouquet. - La difficulté d'aller à l'international est également un souci. Un certain nombre de nos adhérents avaient un marché export qui pouvait s'ouvrir, mais il leur manquait une référence domestique. Quand on vent à Moscou, à Los Angeles ou à Pékin, la première chose que `on vous demande est : « à qui avez-vous vendu sur votre marché national ? » Cela se fait un peu dans le domaine de la défense. Il est arrivé que la DGA achète un ou deux exemplaires d'un produit sans en avoir besoin en série, uniquement pour que l'industriel ait la référence « Armée française » afin de s'en prévaloir sur son marché export. Il pourrait donc y avoir un marché public avec un budget réservé au financement d'un prototype ou d'un premier de série mis en service, afin que l'entreprise puisse s'en prévaloir à l'export. Cela peut être une clé qui ne revient pas très cher pour ouvrir les portes du marché export. L'armée française a même créé un label en la matière.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - On voit bien que l'armée est en pointe sur les sujets que nous évoquons. Le référencement dont vous parlez n'est pas tout à fait décorrélé de la commande publique. Le premier à pouvoir convaincre est l'acteur public. Ce serait élégant qu'un système similaire voie le jour entre les grands groupes et les PME.

M. Jean Delalandre. - À ce propos, nous étions hier près de Lyon chez l'entreprise Vibratech très orientée vers la recherche et qui travaille actuellement sur les radars de bruit. Ils nous parlaient de la réglementation qui doit accompagner le dispositif, notamment la verbalisation, qui n'est pas encore envisagée. Elle est financée par l'ADEME. Trois entreprises sont soutenues par les pouvoirs publics pour travailler sur cette question. Elle nous a dit qu'elle aurait besoin de cette référence. Il y a donc aussi une problématique d'accompagnement du point de vue réglementaire.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les marchés sont souvent tirés par la réglementation, en effet.

M. Philippe Bouquet. - Je souhaite évoquer un dernier problème : dans leurs grands contrats à l'export, nos grands champions ont souvent des obligations de compensation en localisant dans le pays acheteur une partie de la production. Ainsi, nous, fournisseurs de grands groupes, sommes sollicités en premier pour assurer cette compensation. Ainsi, un grand groupe qui vend, par exemple, des Rafale à un autre pays, demande en premier lieu à tous ses fournisseurs de transférer leurs compétences dans ce pays plutôt que de le faire sur ses propres activités. Quand on est innovant, on n'est jamais très favorable au transfert de son savoir-faire dans un pays qui peut devenir notre concurrent. Accepter ces compensations permet de gagner ces grands marchés, mais on en revient aux relations entre les grands groupes et leurs fournisseurs. Le fournisseur doit accepter de transférer sa production à l'étranger donc, forcément, son savoir-faire. Comment garder une longueur d'avance ? C'est un sujet collectif. Il faudrait rééquilibrer la balance et que ce ne soit pas toujours les fournisseurs qui contribuent massivement à ces transferts et qui prennent le risque de voir leur technologie être appropriée par des pays qui ne l'avaient pas.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Le dispositif des Conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) et les appels à projets européens sont des leviers importants pour l'innovation.

M. Philippe Bouquet. - Le dispositif CIFRE est effectivement utilisé, à la rencontre entre le besoin de l'entreprise et le domaine de recherche. C'est un bon dispositif qui ne doit pas s'éloigner du côté pratique. Il est certainement sous-utilisé. Il y a peut-être une autocensure des doctorants, une réserve à proposer leurs services aux entreprises. Il y a un problème de communication entre ces deux secteurs. Nous avons certainement des pépites mal utilisées, des entreprises pourraient mieux en profiter. Aujourd'hui, nous manquons d'information sur les axes de recherche qui pourraient intéresser l'industrie. Si ces deux milieux ont vocation à se rencontrer, ils ne le font pas, par méconnaissance et manque de communication entre ces deux univers.

M. Jean Delalandre. - Le dispositif peut paraître aussi un peu poussiéreux. Il existe depuis un certain nombre d'années, mais il est peu populaire. Il y a aussi une question de modernisation, de dynamisation et de communication autour de ce dispositif.

M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie pour vos propos et vos éclairages dans ce domaine très important qu'est l'innovation et son déploiement à l'échelle industrielle.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de Mme Caroline Dreyer, présidente du réseau SATT, MM. Xavier Apolinarski, président de la SATT Paris Saclay et Alain Duprey, directeur général de l'Association des Instituts Carnot

Mme Laure Darcos, présidente. - Mesdames, messieurs, je prends la parole à la place de M. Christian Redon-Sarrazy, le Président de la présente mission, car il n'a pas pu se rendre disponible. Je suis accompagnée de Mme Vanina Paoli-Gagin, qui est le rapporteur de cette mission d'information.

Nous poursuivons nos auditions aujourd'hui en accueillant, pour une audition conjointe, Mme Caroline Dreyer, Présidente du réseau des Sociétés d'Accélération du Transfert de Technologies (SATT), M. Xavier Apolinarski, Président de la SATT de Saclay et M. Alain Duprey, Directeur général de l'Association des Instituts Carnot.

Créées dans le cadre des programmes d'investissement d'avenir (PIA), les treize SATT présentes en France sont réparties sur l'ensemble du territoire et permettent de financer le développement technologique des innovations issues de la recherche publique.

L'Association des Instituts Carnot fédère quant à elle plus d'une trentaine de laboratoires de recherche disposant du label et des financements Carnot, qui distinguent les laboratoires particulièrement impliqués dans la recherche partenariale avec les entreprises.

Nous avons souhaité vous auditionner conjointement, car votre expertise respective en matière de valorisation de la recherche nous intéresse tout particulièrement.

Nous nous interrogeons sur la place de vos organismes respectifs dans l'écosystème de valorisation de la recherche et de financement de l'innovation, dont la simplification semble indispensable.

Nous souhaitons également savoir de quelle manière vous détectez, choisissez et sélectionnez les innovations et les technologies de rupture que vous accompagnerez et soutiendrez financièrement.

Enfin, nous souhaitons connaître l'impact des actions que vous menez, que ce soit en matière de création de start-ups, de développement des entreprises, d'innovations brevetées ou encore d'industrialisation des innovations.

Au fur et à mesure des auditions, nous constatons que des efforts récents ont été consentis en matière de financement, que les dispositifs d'accompagnement sont nombreux et diversifiés, et nous cherchons à comprendre pourquoi le financement de l'innovation ne permet pas le développement de grandes entreprises françaises industrielles. C'est la principale problématique que nous cherchons à résoudre.

Madame, Messieurs, je vous propose de vous donner la parole pour une trentaine de minutes environ. Ensuite, notre rapporteur Mme Vanina Paoli-Gagin vous posera plusieurs questions. Enfin, je donnerai la parole à l'ensemble de nos collègues qui souhaitent plus d'informations.

J'invite Mme Vanina Paoli-Gagin à apporter quelques précisions sur l'objet de notre mission.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Notre mission par du constat selon lequel la France ne parvient pas à transformer l'essai. Bien entendu, il se peut que les écosystèmes et les dispositifs soient trop récents pour que nous en percevions les effets.

Cette mission est menée à l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires auquel j'appartiens. Notre objectif n'est pas de rédiger un rapport supplémentaire sur l'innovation et la recherche. Dans la mesure du possible, nous souhaitons identifier quelques mesures opérationnelles pouvant être mises en oeuvre facilement, pour remédier aux problèmes dans la chaîne de financement, dans la réglementation ou dans la commande publique. Au fur et à mesure des auditions, un faisceau de pistes apparaît.

Votre analyse sur la thématique de notre mission nous intéresse grandement. Les SATT et les instituts Carnot sont très complémentaires. Je vous invite à nous présenter vos missions pendant une trentaine de minutes.

Mme Caroline Dreyer, présidente du réseau SATT. - Nous vous remercions de votre invitation et de cette opportunité d'aborder le thème de l'innovation au travers des SATT, un des outils développés dans le cadre des investissements d'avenir de l'État. M. Xavier Apolinarski et moi-même sommes tous deux présidents d'une SATT. Nous sommes également partie prenante dans le bureau du réseau SATT.

Les SATT ont été créées en 2012, afin de répondre à plusieurs besoins identifiés par l'État :

- professionnaliser le transfert de technologies et la valorisation de la recherche ;

- simplifier l'accès des partenaires industriels à la recherche publique ;

- créer une masse critique pour faciliter l'obtention d'un portefeuille intéressant d'innovations ;

- accroître la maturation des innovations issues des laboratoires de recherche d'un point de vue aussi bien technologique qu'économique.

Initialement, 14 SATT ont été créées. L'une d'entre elles a été fermée en 2019. Ce sont des outils mutualisés sur des sites territoriaux, au plus près des chercheurs et des établissements de recherche. Elles bénéficient de moyens humains et financiers importants pour accompagner les équipes de recherche sur toute la chaîne de l'innovation. Un travail est mené pour comprendre les attentes de la société et les besoins du marché, afin de définir une stratégie de développement des innovations et de mise sur le marché.

Les équipes ont développé un grand savoir-faire par le biais d'une diversité de compétences. Les SATT sont composées de juristes, d'ingénieurs brevets, de chefs de projets, de développeurs d'affaires et de toutes les expertises dont un établissement ne pourrait disposer individuellement. La mutualisation au travers des SATT permet aux établissements de bénéficier de cette expertise et de cette puissance de l'accompagnement.

Les moyens financiers alloués dans le cadre des investissements d'avenir permettent de mener le travail d'investissement en propriété intellectuelle et de prendre le risque du développement des pépites identifiées quotidiennement dans les laboratoires de recherche. Jusqu'à présent, ni les entreprises ni les investisseurs ne souhaitaient investir à ces stades de développement, en raison du manque de données. Le développement représente un coût et le taux d'attrition peut être élevé. Grâce aux moyens obtenus, un plus grand nombre de technologies peut aboutir sur le marché.

L'innovation prend du temps. Le délai entre l'identification d'une technologie et la mise en place des outils de financement peut être de 36 mois. Le niveau de développement n'est alors pas encore assez avancé pour aboutir à un produit. L'entreprise ou la start-up prend ensuite le relais pour l'industrialisation et la commercialisation. Selon les secteurs, les cycles peuvent durer jusqu'à 5 ou 6 ans avant que les premières ventes ne soient réalisées. Les cycles sont largement supérieurs dans le secteur de la santé et des traitements thérapeutiques, dont les durées de développement sont plutôt de 10 à 12 ans.

Nous avons réalisé une étude pour tenter de mesurer notre impact sur les start-ups issues de l'accompagnement des SATT. Cette étude a été confiée au cabinet Deloitte, qui l'a réalisée sur un panel de 580 start-ups. Nous avons observé que l'investissement de 1 euro réalisé lors des phases d'accompagnement de la maturation par les SATT conduit à une création de valeur de 17 euros. La valorisation globale des start-ups analysées est de 1,7 milliard d'euros. Nous pouvons donc mesurer l'impact des SATT du point de vue de la valorisation économique.

M. Xavier Apolinarski, président de la SATT Paris Saclay. - Vous avez posé la question de la complémentarité entre les SATT et les instituts Carnot. On peut schématiser le positionnement relatif du travail de ces deux acteurs.

Les SATT et les instituts Carnot se basent sur les technologies disponibles au sein des universités et des centres de recherche français et les positionnent sur des marchés. Il est possible d'accéder au positionnement sur le marché de deux manières :

- Les SATT détectent les innovations dans la recherche publique, puis augmentent leur niveau de maturité. Ensuite, elles démontrent la capacité industrielle d'une technologie. S'ensuit une phase de développement, qui apporte la preuve de la performance de cette technologie sur un marché et sur une application. C'est à ce niveau que le montant investi en maturation génère une valeur économique 17 fois plus élevée ;

- La recherche partenariale se base sur une technologie disponible dans un laboratoire de recherche. Un partenariat est mis en place entre le laboratoire et l'entreprise et le travail de maturation a lieu au sein de la Direction de développement de l'entreprise.

Le développement du produit par les SATT génère des revenus plus élevés pour les établissements de recherche que les revenus issus d'une recherche partenariale, car les SATT prennent le risque de passer d'une technologie de laboratoire à une preuve de concept. Le transfert d'une SATT vers une entreprise a lieu quand le produit a fait sa preuve de concept et a démontré sa performance pour l'application industrielle visée.

Ces éléments permettent, à terme, une meilleure rémunération des laboratoires de recherche publique. Le rapport de la Cour des comptes de 2015 positionne les revenus moyens du CEA à 4 000 euros par licence transférée. Ce montant est de 2 500 euros pour le CNRS, alors qu'il est de 10 000 à 20 000 euros par transfert pour le Fraunhofer et le MIT.

Le montant moyen d'un transfert pour les SATT est de 15 000 euros. Le partenariat entre les laboratoires et les SATT est donc source de création de valeur.

L'étude menée en 2019 par l'ANR, Bpifrance et Technopolis a permis de mesurer, sur chaque grand secteur industriel, l'apport des PME et des ETI qui travaillent avec les SATT. Pour un secteur donné, la croissance de leur chiffre d'affaires est de 20 %, alors qu'elle n'est que de 16 % pour les entreprises qui ne travaillent pas avec les SATT.

Mme Caroline Dreyer. - Le Réseau des SATT est une association créée en 2014 qui fédère l'ensemble des 13 SATT. Notre objectif est de mutualiser les compétences pour accroître notre efficacité et notre visibilité, par le biais du partage d'expériences et de bonnes pratiques. Les 13 SATT représentent 165 établissements de recherche, soit 150 000 chercheurs. Nous avons déployé des outils pour présenter une offre consolidée aux entreprises.

Différents groupes de travail ont été créés pour répondre aux besoins internes ou exprimés par des entités externes. Ces groupes évoluent en fonction des besoins. Deux d'entre eux ont été mis en place en 2018 et étudient les pistes pour progresser dans la création d'entreprises et dans le lien avec les entreprises. Ils s'intéressent aux mécanismes de prise de participation. A également été créé un modèle de partenariat avec les start-ups, qui est partagé par toutes les SATT et dans le cadre de la construction de la plateforme « Les Deep Tech » afin que l'ensemble des partenaires y aient accès.

Le groupe de travail Start-ups organise également des rencontres avec les investisseurs, pour échanger autour des attentes des uns et des autres, pour construire des synergies et pour adapter les modes de fonctionnement.

Je cède la parole à M. Apolinarski pour vous présenter le groupe de travail des développeurs d'affaires, qui travaille particulièrement sur les interactions avec les entreprises et qui a développé des outils spécifiques.

M. Xavier Apolinarski. - Avant de transférer des technologies disponibles dans les laboratoires de recherche, il est nécessaire d'identifier les entreprises capables de les utiliser pour innover. Les SATT sont réparties sur toute la France et nourrissent l'industrie sur l'ensemble des territoires français. Quelque 44 % des 1 300 transferts de technologie se font par création de start-ups, et 45 % par transfert aux PME-PMI. C'est ainsi que nous participons au renforcement de la compétitivité industrielle.

Dans le passé, les PME et les ETI ont sans doute été négligées. Il leur a été difficile d'accéder à l'innovation de la recherche publique. Les SATT permettent de compenser ce retard grâce à leur implantation territoriale et au travail des développeurs d'affaires. Les SATT étudient les besoins et, en outre, travaillent en réseau : nous pouvons ainsi nourrir une entreprise basée à Limoges avec les technologies issues de l'université de Lille ou de Nice, via les 12 autres SATT.

Le fait d'être agnostique du point de vue de l'origine de la technologie nous permet d'apporter la meilleure technologie aux industriels : nous travaillons avec tous les établissements de recherche, toutes les universités et toutes les grandes écoles d'ingénieurs. Notre portefeuille représente ainsi 80 % de la recherche publique française. Les SATT sont en relation avec 5 000 PME et environ 1 000 business units de grands groupes industriels français. Nous représentons donc une grande force pour apporter une réponse pertinente aux industriels, issue de toute la France.

M. Alain Duprey, directeur général de l'Association des Instituts Carnot. - Les instituts Carnot représentent environ 20 % des effectifs de la recherche publique. Ils réalisent un peu plus de 55 % des travaux de recherche confiés à la recherche publique française par les entreprises.

Un institut Carnot est composé d'un ensemble de laboratoires de recherche dont les activités et les compétences sont complémentaires. Une gouvernance est mise en place pour définir une stratégie de recherche et de recherche partenariale. Elle assure une communication avec les entreprises pour mettre en avant ses atouts. Elle bénéficie également d'un soutien financier de la part de l'État, nommé « abondement Carnot », qui est vertueux, car les fonds dépendent directement du chiffre d'affaires de l'institut avec les entreprises au cours de l'année N-1. Plus l'institut travaille avec les entreprises pour répondre aux besoins d'innovation de celles-ci, plus le soutien financier reçu de l'État est important.

Les instituts Carnot ont été créés il y a 15 ans. À cette époque, l'abondement de l'État représentait un peu plus de 30 % du chiffre d'affaires réalisé sur les recherches partenariales. Cette participation s'est érodée les années suivantes. Dans le cadre de la loi de programmation de la recherche, il a été acté qu'une remise à niveau du soutien de l'État était nécessaire. Cette remise à niveau a débuté en 2021 et doit s'échelonner jusqu'à 2027 pour remonter d'un taux moyen de 12 % au taux initial de 30 %.

Les SATT et les instituts Carnot sont complémentaires. Les premiers se positionnent plus comme des médiateurs actifs entre les entreprises et la recherche, alors que les instituts Carnot se consacrent aux forces vives de la recherche. Ils regroupent plus de 600 laboratoires qui prennent des engagements de croissance de leur recherche contractuelle directe vis-à-vis des entreprises.

Le chiffre d'affaires global direct était de 186 millions d'euros en 2006. Les dernières données consolidées pour le réseau indiquent un chiffre d'affaires de 507 millions d'euros pour 2020. Le dispositif a connu une croissance importante et a donc prouvé son importance.

La mission principale des instituts Carnot est de développer la recherche en soutien du besoin d'innovations des entreprises. L'idée n'est donc pas de se baser sur des recherches et de s'employer à les transférer à des entreprises, mais d'analyser les besoins des entreprises et de mobiliser les compétences au sein du réseau. On s'intéresse d'abord aux besoins réels des entreprises et de leur marché et, en fonction de ces besoins, on mobilise les bonnes compétences pour répondre aux besoins d'innovation des entreprises en faisant appel à des compétences dont ces entreprises ne disposent généralement pas. Cela est évident quand on a affaire à des TPE-PME, mais c'est également vrai pour certains grands groupes, car il s'agit d'innovations se situant autour de TRL moins élevés, plus amont par rapport aux compétences des services de R&D internes des entreprises.

Les entreprises ne s'adressent à nous que si elles sont convaincues de trouver les compétences dont elles ont besoin, et au meilleur niveau international ; elles n'hésitent pas à franchir les frontières. Un des critères de sélection est l'excellence scientifique des équipes et des laboratoires. Par ailleurs, la professionnalisation de la relation partenariale, du premier contact au « service après-vente », est également essentielle. Les entreprises demandent de la réactivité, de l'agilité et le respect des délais établis.

L'engagement partenarial et la capacité de mobiliser les chercheurs au sein des instituts Carnot sont des critères internes fondamentaux. De nombreuses évolutions culturelles ont eu lieu au cours des quinze dernières années, même s'il est encore possible de progresser ; désormais, les chercheurs acceptent de travailler pour des entreprises. Travailler pour une entreprise n'est pas faire de la recherche au rabais, cela signifie faire de la recherche au meilleur niveau international. Nous observons d'ailleurs une corrélation entre le classement des meilleurs laboratoires mondiaux et leur volume d'activité partenariale pour les entreprises.

En 2020, les laboratoires Carnot sont à l'origine de plus de 28 000 publications de rang A, ce qui correspond à un tiers des publications des laboratoires de recherche publique française.

Vous nous avez demandé de vous présenter les raisons pour lesquelles il est difficile de faire croître les TPE et les PME nationales et pourquoi si peu de champions émergent. Les instituts Carnot travaillent avec de nombreuses TPE et PME et signent 4 600 contrats de recherche par an avec des entreprises de ces catégories. Nous constatons que les PME avec lesquelles nous travaillons et qui engrangent du savoir-faire et de la propriété intellectuelle finissent souvent par être rachetées par des fonds, par des investisseurs ou par de grandes entreprises américaines. Or, quelques années après le rachat, l'entreprise n'est plus qu'une coquille vide comptant quelques salariés, si elle existe encore. Toute la technologie scientifique a été aspirée et transférée à l'étranger. Il faut réfléchir à cette question. Nous pourrions assortir les soutiens financiers octroyés à ces start-ups et à ces PME d'une clause établissant des règles et des limites en cas de rachat par de grands groupes.

Mme Caroline Dreyer. - Nous abordons souvent ce sujet. Le plan Deep Tech a créé une dynamique et de plus grandes capacités d'investissement. Les investisseurs privés s'intéressent désormais davantage à nos sujets. Nous notons une ouverture aux start-ups industrielles qui n'existait pas il y a quelques années. La création d'un fonds souverain permettrait sans doute de répondre à un grand nombre de problématiques et garantirait le maintien des entreprises sur le territoire, en ajoutant aux perspectives de retour sur investissement une problématique d'emploi et de souveraineté.

M. Xavier Apolinarski. - Cette notion de fonds souverain devient importante, car nous ne fabriquons que des start-ups Deep Tech, qui exploitent les pépites scientifiques et technologiques des laboratoires de recherche français. Les grands groupes industriels innovent moins par le biais d'un transfert de technologies avec les laboratoires de recherche que via la création d'une start-up, qui est un véhicule économique dans lequel ont été placés de la technologie, de la propriété intellectuelle, un savoir-faire et un produit. Les grands groupes évoluent de plus en plus en innovation en rachetant des start-ups Deep Tech lancées dans le cadre du réseau des SATT, dans les phases initiales de développement.

Au cours de la phase de croissance et de développement, un fonds souverain permettrait aux start-ups de poursuivre leur croissance en France et d'exporter leurs technologies.

M. Alain Duprey. - Cette démarche de rachat est particulièrement visible dans le domaine de la santé. La politique de recherche et développement de la plupart des laboratoires pharmaceutiques passe par le rachat de PME.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je ne peux qu'abonder en votre sens, car j'ai essayé de faire prospérer au Sénat une proposition de loi pour créer des fonds souverains régionaux. L'idée n'a pas été acceptée et je le déplore, car il y a péril en la demeure. Nous finançons la recherche par le biais d'impôts des contribuables. Les technologies sont rachetées à bas prix par des entreprises étrangères.

M. Alain Duprey. - Au-delà de la notion de fonds souverain, un autre levier, très utilisé outre-Atlantique, réside dans la commande d'État : il s'agit de commander une technologie très spécifique pour assurer la croissance de petites entreprises.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison. Le concept de Small Business Act existe aux États-Unis depuis la sortie de la guerre. Je ne comprends pas pourquoi nous ne l'avons toujours pas adopté en 2022. Nous avons également besoin du Bayh-Dole Act pour espérer sortir de ce cercle infernal.

La protection avec un droit de regard ou avec une obligation de remboursement de l'aide publique prodiguée à ces sociétés semble être une autre piste envisageable, même si elle génère des problématiques juridiques liées au droit européen.

M. Xavier Apolinarski. - Je considère qu'il existe sans doute une limite raisonnable à l'action du fonds souverain. Les entreprises prennent un risque au moment des phases d'émergence et de scale-up. La multiplication de ces sociétés représente une véritable attractivité du territoire français pour les investissements internationaux, qui nourrissent aussi nos territoires. Il est nécessaire de trouver un équilibre lorsque l'entreprise atteint le stade de rentabilité et de maturité et que l'économie internationale prend le relais.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous ne devons pas nous sentir complexés. Les États-Unis sont perçus comme un pays ultralibéral. Or les dispositifs publics de soutien aux entreprises ne sont rien d'autre qu'une aide publique indirecte qui permet aux sociétés de se développer jusqu'à devenir des acteurs de référence. Leur avantage tient au fait que le marché captif américain est composé de plusieurs centaines de millions de personnes. Il est plus facile de créer une scale-up au sein d'un marché unifié dans lequel les normes et la langue sont identiques, et nous devons réfléchir à des pistes à l'échelon européen pour faciliter l'émergence de ces champions dans nos pays.

Je suis agréablement surprise par l'effet de levier de l'argent public que vous avez mentionné. Vos calculs intègrent-ils les montants investis dans les SATT depuis 2012 ?

Mme Caroline Dreyer. - Lorsque nous expliquons qu'un euro investi est converti en 17 euros de valeur créée, nous ne tenons pas compte de l'ensemble des investissements des SATT. Nous considérons uniquement l'ensemble des investissements qui ont conduit à la création des 588 entreprises incluses dans le panel. Cela tient compte de l'ensemble des levées de fonds, pour valoriser les entreprises.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il est important pour nous de connaître le coût du fonctionnement écosystémique consolidé de SATT et des instituts Carnot pour déterminer le véritable montant de la valeur créée.

M. Xavier Apolinarski. - Les SATT ont entraîné un investissement public de 1 milliard d'euros entre 2012 et 2024. En 2020, la valeur produite dans les start-ups est de 1,7 milliard d'euros. Nous n'avons évalué ni l'impact sur les PME (dont le chiffre d'affaires a augmenté de 20 %) ni les levées de fonds réalisées par ces sociétés et dont le montant est chiffré à plus de 700 millions d'euros.

Le bilan est positif, sans même tenir compte du nombre d'emplois créés (2 000 emplois directs à date dans les start-ups).

Mme Caroline Dreyer. - En outre, les investissements des SATT permettent des recrutements d'ingénieurs et de postdoctorants dans le cadre des projets de maturation. Les investissements créent des emplois et nos programmes font souvent appel à des entreprises partenaires, car nous avons besoin de réaliser des études dans des cadres normés afin de garantir la déontologie des résultats obtenus.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie de nous présenter ces chiffres, qui démontrent l'importance d'investir un milliard d'euros sur dix ans dans les SATT.

M. Xavier Apolinarski. - Au-delà de l'impact économique, nous devons tenir compte de l'impact culturel sur la recherche française, qui évolue fortement.

En France, la probabilité qu'une start-up Deep Tech parvienne à lever 100 millions d'euros est trois fois moins importante qu'en Angleterre. Le fonds souverain permettrait peut-être de corriger ce déséquilibre.

Par ailleurs, la croissance rapide des start-ups Deep Tech nécessiterait également l'intervention d'accélérateurs. Les Anglais et les Allemands possèdent trois fois plus d'accélérateurs que les Français.

M. Alain Duprey. - Environ 900 millions d'euros d'argent public ont été injectés dans les instituts Carnot depuis 15 ans. La croissance cumulée de chiffre d'affaires s'élève à plus de 3,5 milliards d'euros.

Au sein du réseau, nous privilégions la relation partenariale avec des entreprises existantes. Lorsque certaines technologies ne trouvent pas de partenaires, nous optons pour un essaimage et créons une start-up focalisée sur l'utilisation d'une technologie d'un laboratoire Carnot. Nous créons environ 85 à 90 start-ups essaimées des laboratoires Carnot tous les ans, ce qui représente 700 à 800 sociétés actuellement en vie.

Mme Caroline Dreyer. - La transformation de la culture des chercheurs est un autre effet vertueux au cours des dernières années. Nous devons encore progresser à ce niveau, car les chercheurs sont toujours plus reconnus lorsqu'ils publient que s'ils s'engagent dans une action de valorisation. Toutefois, grâce à nos résultats, nous parvenons à les attirer de plus en plus et à sensibiliser aussi bien les chercheurs que les doctorants.

Depuis quelques années, nous avons mis en place des dispositifs qui permettent d'« enrôler » des doctorants dans cette démarche d'innovation, en leur proposant des programmes spécifiques et des contenus de formation. Si les travaux de recherche qu'ils réalisent le permettent, nous les accompagnons avec nos outils vers l'entrepreneuriat, au sein d'une start-up ou de l'entreprise qui reprend la technologie.

Mme Laure Darcos, présidente. - Je me souviens de vous avoir auditionnés dans le cadre du budget de la recherche, à l'époque où la Cour des comptes se posait la question de la rentabilité des SATT et envisageait de nouvelles fermetures. Pensez-vous que d'autres SATT seront ouvertes ou considérez-vous que le maillage territorial est suffisant ? Par ailleurs, suivez-vous les start-ups et les entreprises tout au long de leur développement ? Comment ont-elles évolué ?

M. Duprey, nous avons auditionné le Président du CNRS. Il s'agace du fait que les laboratoires labellisés « Institut Carnot » sont tous issus du CNRS. Qu'en pensez-vous ?

Mme Caroline Dreyer. - Effectivement, la SATT Grand Centre a été fermée en 2019. Les résultats étaient décevants et, de ce fait, l'État a décidé de ne pas la reconduire. Elle a été scindée en menant 4 expérimentations qui permettent de maintenir un dispositif semblable à celui des SATT, même si le statut et les moyens consacrés sont différents. De ce fait, et malgré la disparition d'une SATT, le maillage du territoire est satisfaisant. Toutes les régions sont couvertes.

L'État a identifié des difficultés pour certaines SATT et les ont placées en probation. Elles ont su évoluer et répondre aux attentes. Toutes les SATT ont donc été refinancées sur la dernière tranche.

Il est important de bénéficier d'un recul sur le cycle de l'innovation. La durée nécessaire pour lancer des programmes d'investissements et bénéficier des premiers résultats est longue et il nous a été difficile de démontrer, lors des premières années, que les fonds étaient correctement investis. Les résultats sont désormais de plus en plus importants et le Gouvernement est convaincu de l'ampleur de notre apport.

L'État a décalé l'attente sur l'autofinancement des SATT ; elle était initialement fixée à 10 ans et est désormais de 15 ans. Le modèle retenu, qui opte pour la création de structures privées, est vertueux, car il incite à choisir les stratégies de transferts et à créer de la valeur. En revanche, il est nécessaire de prendre de nombreux risques, très tôt dans la chaîne de développement. Il est donc difficile pour les SATT de reconstituer leurs capacités d'investissements sur les projets en tant que tels.

Les SATT se sont cependant engagées à atteindre le stade de l'autofinancement au cours de la prochaine période, d'ici à 2024.

M. Xavier Apolinarski. - Généralement, nous suivons les technologies avec les chercheurs pendant les trois années qui précèdent leur transfert. Nous les suivons ensuite avec les start-ups pendant les trois années suivantes, car il est également nécessaire de transférer le savoir-faire des chercheurs vers l'industrie. Il faut d'autant plus le faire avec les start-up que celles-ci sont fragiles. Les évaluations triennales des SATT nous imposent de suivre plus particulièrement ces entreprises. En outre, les start-ups qui émergent d'un laboratoire continuent de travailler avec celui-ci. Nous les suivons donc sur la dimension de la progression industrielle, du transfert de savoir-faire et de la relation historique avec le laboratoire.

Le Gouvernement nous a demandé de suivre les start-ups, en étant actionnaires de manière passive, sur la dimension capitalistique. Les SATT sont actionnaires des start-ups qu'elles créent et préservent de façon naturelle le capital scientifique et technique et d'innovation de la France.

Nous ne pouvons pas investir en numéraire dans les start-ups que nous créons. Les SATT entrent au capital des start-ups et se laissent diluer au cours des différents tours de table, car la gestion du capital des start-ups n'est pas leur mission première. Il serait intéressant de disposer d'un fonds spécifique nous permettant de devenir actionnaires et de réinvestir régulièrement dans les entreprises pour garder des positions stratégiques.

M. Alain Duprey. - Lorsque les instituts Carnot ont été créés, nous nous sommes demandé s'il était préférable de créer des structures juridiques nouvelles et de les associer à ces instituts ou d'attribuer un label. Nous nous sommes aperçus que la première option nous ferait perdre de nombreuses années et nous avons opté pour une solution plus opérationnelle en nous appuyant sur des laboratoires préexistants. Nous n'avons pas mis fin à la relation entre ces laboratoires et leurs établissements de tutelle. De ce fait, les instituts Carnot peuvent avoir de 1 à 21 établissements de tutelle, comme l'institut Carnot ARTS.

Les instituts Carnot sont totalement insérés dans le paysage de la recherche. Ils côtoient des établissements, des établissements publics administratifs (EPA) et des universités, car ce sont les établissements de tutelle des laboratoires qui composent les instituts Carnot.

Actuellement, le CNRS est tutelle de 28 instituts Carnot. Pour certains d'entre eux, comme le Carnot Telecom et Société numérique ou le Carnot Mines, le CNRS ne représente que 2 à 3 % des effectifs. D'autres instituts comptent jusqu'à 30 % de chercheurs du CNRS dans leurs effectifs.

Le chiffre d'affaires contractualisé avec les entreprises - notre indicateur principal - des 28 instituts Carnot dont le CNRS est un établissement de tutelle s'élève à 82 millions d'euros en 2021, dont 25 millions d'euros sont imputables au CNRS. Cette proportion démontre la contribution non négligeable des personnels du CNRS à la recherche contractuelle des instituts Carnot. De fait, les deux principaux contributeurs au sein du réseau en termes d'effectifs sont le CEA et le CNRS.

Quand un patron d'institut définit sa stratégie de recherche et de recherche partenariale sur son périmètre, qui comporte plusieurs établissements de tutelle, il doit tenir compte de la stratégie de l'ensemble des établissements de tutelle. Il serait inimaginable de définir une stratégie diamétralement opposée à celle du CNRS, alors que l'institut est constitué à 30 % d'effectifs du CNRS.

Les déclarations d'Antoine Petit ne me dérangent pas tant qu'elles restent cantonnées à votre commission. Faire part de son point de vue dans d'autres médias est un jeu politique.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez mentionné les entreprises qui se trouvent dans une phase intermédiaire pendant laquelle elles sont des proies faciles pour les acheteurs étrangers et les grands groupes. Pourrez-vous illustrer cette tendance de quelques exemples et de quelques chiffres dans le cadre des échanges écrits avec nos administrateurs ? Nous avons besoin d'une base de travail scientifique et nous ne souhaitons ni minimiser ni exagérer le phénomène.

M. Xavier Apolinarski. - Nous ferons une recherche dans le cadre du groupe de travail Start-ups, qui gère ce type de sujet au sein du réseau des SATT.

Nous souhaitons également souligner la difficulté de trouver des investisseurs, quelle que soit leur origine, pour les entreprises fortement tournées vers la technologie.

Nous sommes des fabricants de start-ups Deep Tech. Or nous constatons une appétence des investisseurs early stage pour des start-ups dont les rendements sont garantis sur un délai de 2 à 3 ans, mais les investisseurs early stage s'intéressent bien moins à la technologie. En outre, si ces sociétés travaillent correctement tout au long de la phase d'émergence, elles ne sont pas capables d'assurer la phase suivante. Nous percevons alors une rupture dans les investissements.

Mme Caroline Dreyer. - À plusieurs reprises, nous avons essayé de lancer des start-ups sur des sujets d'innovation de rupture ; malgré leur potentiel, elles n'ont pas été suivies, car les thématiques traitées n'intéressent pour le moment que peu de monde.

Les start-ups qui se lancent dans la médecine personnalisée, un besoin avéré aujourd'hui, et dans le diagnostic ne sont pas financées aujourd'hui par les investisseurs. C'est pourtant un outil nécessaire pour adapter la thérapie à un patient. Nous pourrons vous présenter des exemples de secteurs dont les besoins de financement sont évidents, mais que, bien que des start-ups répondent à un enjeu de la société et malgré des résultats satisfaisants, nous ne parvenons pas à financer.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je partage votre point de vue. Une entreprise située sur mon territoire s'investit dans la médecine prédictive. Aucun investisseur ne le finance en France et en Europe, par manque de fonds ; leur seule issue est une expérimentation avec l'ARS et une commande publique.

Je vous remercie, Madame, Messieurs, pour votre disponibilité. Cet échange a été très précieux pour nous et nous aidera à orienter une partie de nos préconisations.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Philippe Baptiste, président-directeur général du Centre national d'études spatiales (CNES)

Mme Laure Darcos, présidente. - Nous avons fêté, il y a quelques semaines, le soixantième anniversaire du CNES, cet établissement public voulu par le général de Gaulle en 1961, qui est le bras armé de l'État français en matière de politique spatiale.

Nous vous avons fait parvenir, monsieur le président, un questionnaire qui servira de trame à cet entretien. Vous l'aurez compris, si nous sommes intéressés par une présentation rapide du CNES et de ses liens avec l'Agence spatiale européenne (ASE), nous souhaiterions que vous insistiez surtout sur la place qu'occupe l'innovation dans les actions et dans la stratégie de l'établissement dont vous avez la charge.

L'activité spatiale est un moteur puissant d'innovation et nombre de technologies, notamment dans le domaine des satellites, sont le fruit des travaux du CNES. De fait, sur un budget annuel d'environ 1,5 milliard d'euros (déduction faite de la contribution au budget de l'ASE), un peu plus de 200 millions d'euros sont consacrés par votre établissement au financement de l'innovation.

Néanmoins, nous sommes également conscients du risque que comporte la R&D d'un organisme d'ingénieurs : l'invention et la promotion d'outils fonctionnels et efficaces, mais ne répondant pas à une demande du marché.

En outre, l'émergence de nouveaux acteurs dans l'accès à l'espace, signant la fin du monopole des institutions étatiques en la matière - le New Space -, suscite l'apparition de nouveaux concurrents et de nouvelles problématiques.

Dans ce contexte, nous serions donc intéressés par une présentation des différents dispositifs que vous avez mis en place en matière d'innovation : entrepreneuriat de vos chercheurs, politique de valorisation de l'innovation et de la propriété intellectuelle, modalités de soutien à l'innovation de rupture, incubateurs, liens avec le reste du monde industriel (grands groupes d'aéronautique et de défense, PME et start-ups), encouragement du transfert de technologies issues de votre recherche, etc.

Nous souhaiterions également connaître la façon dont vous vous insérez au sein de l'écosystème français de l'innovation, afin de créer des synergies ou des partenariats, ainsi que votre perception des questions posées par le New Space.

Votre point de vue plus global sur l'écosystème français de l'innovation et du soutien à la recherche nous intéressera, de même que votre analyse sur la place de la France dans la course à l'innovation qui se joue entre grandes puissances technologiques. Comment améliorer le positionnement de la France et dynamiser son innovation ? Quelles évolutions recommanderiez-vous au législateur ou à vos ministères de tutelle ?

Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire de quinze à vingt minutes. Cette première partie sera suivie de questions.

Avant de commencer, je cède la parole au rapporteur, Mme Vanina Paoli-Gagin, qui précisera les objectifs de cette mission qu'elle a initiée.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Notre mission d'information est menée à l'initiative du groupe des Indépendants - République et territoires, duquel je relève au Sénat. Notre objectif est de mettre l'accent sur la perte de technologies et de start-ups, qui sont l'objet de prédations de la part de fonds étrangers ou qui ne trouvent pas de financements suffisants et d'assez long terme pour consolider leurs acquis et devenir des acteurs pertinents de leurs marchés.

Le domaine du spatial a dû faire face à un manque d'investissements. Après une longue période au cours de laquelle il était réservé aux organisations étatiques, il est désormais pénétré par des start-ups et des entreprises privées.

Le fonds CosmiCapital dispose de 38 millions d'euros. Cassini est quant à lui doté d'un milliard d'euros à l'échelon européen. Avec ces fonds, sommes-nous capables de porter un écosystème d'entreprises gain changers dans le domaine du spatial, lequel concerne également les data, les données météorologiques et une quantité quasiment infinie de champs de valeur ajoutée ?

Quelles mesures devons-nous préconiser pour remédier à notre incapacité à préserver notre potentiel et l'excellence de notre recherche ?

M. Philippe Baptiste, président du CNES. - Vous avez posé de nombreuses questions intéressantes, qui mériteraient des développements très complets. J'essaierai de répondre de manière synthétique.

La question de l'opposition entre l'excellence de notre recherche et le déficit autour de l'innovation et le transfert est légitime d'un point de vue macroscopique. Je me suis intéressé à d'autres sujets que la recherche avant de me consacrer au domaine spatial et le souci est le même. Nous avons identifié ce problème il y a longtemps, mais aucun gouvernement n'est cependant parvenu à répondre à cette question.

Au cours des dernières années, il a souvent été proposé d'ajouter au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche les responsabilités du ministère de l'innovation, pour maintenir au sein des entreprises la qualité de la recherche française. Or cette proposition est difficile à mettre en place. Il est plus intéressant de revenir à un mode de fonctionnement plus simple. La recherche doit être portée par les ministères en charge de la recherche, en mettant en place des objectifs clairs basés sur la qualité des connaissances et la liberté d'action.

Nous nous sommes éloignés de ce discours depuis une quinzaine d'années. Nous avons oublié ces fondamentaux en insistant sur le transfert et l'innovation, et nous avons obtenu peu de résultats et la communauté de la recherche éprouve une grande frustration, car les chercheurs considèrent que leur rôle est avant tout lié à la qualité académique de la recherche.

Je ne sous-entends pas que l'innovation est sans importance. Cependant, les politiques d'innovation sont tournées vers les entreprises. De ce fait, je considère qu'elles devraient être portées par les ministères en charge des industries, et qu'ils devraient étudier les mécanismes d'interactions avec les acteurs de la recherche (universités, organismes de recherches, écoles d'ingénieurs, instituts universitaires de technologie (IUT), brevets de technicien supérieur (BTS), etc.).

Les entreprises portent les politiques d'innovation. Nous devons donc nous baser sur leurs besoins pour construire les outils nécessaires au sein des établissements d'enseignement supérieur.

La situation est cependant très différente dans le monde du spatial. Les évolutions que nous y observons sont exemplaires.

Tout d'abord, l'organisation y est claire et nous comprenons les rôles de chaque acteur. Les laboratoires de recherche ne se trouvent pas au CNES - le CNES ne fait pas de recherche -, mais dans les universités et dans les organismes de recherche. Nous les aidons à sélectionner quelques grandes idées et nous les présentons ensuite aux industriels, dans le but de construire des satellites. Chaque acteur bénéficie donc d'une vision claire de ses responsabilités et de ses limites. La défense est organisée de la même façon : le ministère de la défense et les industriels. Plus la chaîne et les processus sont clairs, plus les systèmes sont efficaces.

Dans l'histoire du spatial en France et en Europe, le CNES a toujours eu vocation à transférer ses connaissances vers l'industrie. Nous produisons des objets technologiques complexes, et quand ils sont matures, ils sont transférés à l'industrie. Les champions industriels d'aujourd'hui - ArianeGroup, Thales et Airbus - ont pu lancer leur activité en utilisant les bases technologiques élaborées au sein du CNES. Ce mécanisme est extraordinairement sain, car il permet de créer les champions industriels du futur.

Le lanceur Ariane 5 a été conçu par le CNES. La situation est très différente pour Ariane 6 : l'industriel a la charge de la conception du prochain lanceur. Si nous leur venons en aide sur certains sujets, nous percevons à quel point le projet est arrivé à maturité.

La situation est semblable pour les observateurs optiques. Le premier acteur était Spot ; il a depuis laissé sa place à Pléiades et Pléiades Néo, qui sont aujourd'hui les champions de l'observation. Ce mécanisme est donc très vertueux et nous rend optimistes.

Pour autant, si nous comparons les industries spatiales européenne et américaine, nous devons tenir compte du fait que les États-Unis - public et privé, civil et défense confondus - investissent des montants sept fois plus importants que les Européens. La différence est donc gigantesque.

À ce jour, les investissements proviennent encore principalement des États, que ce soit en Europe ou outre-Atlantique. Environ 80 % des crédits sont d'origine étatique. Même SpaceX, qui bouleverse le marché et apporte des révolutions en termes d'ingénierie, a obtenu 11 milliards de dollars de la part du gouvernement américain.

Un des problèmes fondamentaux réside dans la définition de l'ambition spatiale de l'Europe. Si l'Europe souhaite avoir une ambition proche de celle des États-Unis, elle doit s'en donner les moyens. Nous pouvons nous interroger sur l'organisation interne et les progrès possibles dans le mode de fonctionnement du domaine spatial européen. Cependant, la différence d'investissement, avec le facteur 7 que j'évoquais, est un facteur prépondérant.

Le sujet des lanceurs est un des plus importants du moment. Je pense que nous avons raté un grand nombre d'évolutions technologiques dans ce domaine. En quinze ans, nous sommes passés d'une place de leader incontesté du marché sur le secteur des lanceurs à une place de challenger. Il est bien entendu important de ne pas minimiser l'importance d'un challenger. Le seul véritable concurrent de SpaceX est actuellement Ariane 5 et, demain, Ariane 6. Nos concurrents américains ont mis en place une stratégie très claire dont l'objectif final est de nous faire sortir du marché. Ariane 6 sera opérationnelle d'ici quelques mois. Ce lanceur répondra parfaitement aux besoins techniques et commerciaux du marché.

Nous pouvons donc être relativement confiants, mais nous devons prendre conscience du fait que nous avons raté la révolution du réutilisable, qui est un enjeu majeur pour le futur.

Je tiens à insister sur le fait que l'Europe possède de très grands champions. Le secteur spatial industriel européen n'est pas en mauvais état. Au cours des six derniers mois, par exemple, Airbus et Thales ont remporté 100 % des appels d'offres internationaux dans le monde des télécoms en géostationnaire. Ces deux acteurs représentent plus de 50 % du marché des cinq dernières années. Nous devons donc aussi être conscients de nos forces et de nos atouts. Dans le domaine des lanceurs, nous avons raté une marche, mais Ariane 6 nous permettra de rattraper notre retard.

J'aborde maintenant le sujet de l'impact du New Space sur nos champions. Nous devons absolument entrer dans la course du New Space, car de nouveaux acteurs dotés de nouveaux capitaux privés arrivent sur le terrain. Leur arrivée est due au fait que la marche d'entrée, qui auparavant était très élevée dans le domaine du spatial, est devenue bien plus accessible.

L'apparition en masse de ces acteurs est une très bonne nouvelle, car ils apportent de nouveaux crédits et de nouvelles idées. Ce sont souvent des start-ups qui prennent des risques importants. Les trois quarts des entreprises disparaîtront, c'est normal. En revanche, celles qui resteront gagneront des parts de marché auxquelles les grands acteurs traditionnels ne s'intéressent pas. Le modèle start-up est très intéressant et doit être aidé, car ces entreprises sont capables de prendre des risques que les acteurs actuels n'acceptent pas.

Nos progrès ont été importants. Le nombre de créations de start-ups est bien plus important qu'il y a quelques années. Clairement, les start-ups de la côte Ouest américaine sont en avance dans le domaine du spatial. La position de la France est bonne en Europe. Nous avons mis en place des outils pour accompagner les étapes d'incubation, de financement et de maturation des projets. Nous avons également créé un fonds de 37 millions d'euros. C'est un budget modeste et early stage, qui n'a pas vocation à suivre les start-ups sur toute la durée. Ce fonds a vocation à doubler ou à tripler au cours des prochains mois.

Les projets des start-ups sont remarquables. France 2030 apporte 1,5 milliard d'euros pour le spatial. La ligne de conduite est très claire : l'essentiel de ces crédits est consacré aux nouveaux acteurs et aux nouveaux entrepreneurs. Le mode d'utilisation de ces crédits est innovant, car ils sont tournés autant que possible vers l'achat public.

Les start-ups ne seront pas aidées par le biais de subventions, mais par le biais d'achats de produits. Leur business plan bénéficiera d'une plus grande crédibilité ; les start-ups pourront ainsi contacter les investisseurs et garantir la pérennité des levées d'argent.

Certaines start-ups du secteur spatial sont fabuleuses. Les projets en aval sont nombreux et nécessitent des moyens raisonnables ; c'est assez facile, les marchés sont là. Il est en revanche plus difficile pour de mener à bien des projets en amont de la chaîne, car les cycles durent plusieurs années - faire un moteur de lanceur, c'est 10 ans de travail - et les coûts sont élevés. Les start-up ont donc besoin d'être accompagnées.

Les opportunités sont nombreuses tout au long de la chaîne et je suis très optimiste quant aux possibilités de succès des start-ups.

Je vous enverrai une réponse écrite à vos questions dans les prochains jours.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - La commande publique est nécessaire et l'importance de ce levier a été parfaitement comprise outre-Atlantique dès l'après-guerre. Je tiens à vous rassurer sur le fait que nous sommes également optimistes. Nous étudions les points de vigilance et les améliorations possibles pour que ce sentiment positif se transforme en un fait réel.

L'écosystème « grands groupes - start-up » est assez atypique dans votre secteur, car trois acteurs majeurs dominent le marché. Pensez-vous que ces rapports sont nécessairement vertueux ? Connaissez-vous des groupes qui ne sont pas toujours corrects avec les start-ups ?

M. Philippe Baptiste. - C'est une excellente question. Chez nous comme ailleurs, ces rapports ne peuvent pas être vertueux : les start-ups sont ambitieuses, elles sont déterminées à croître fortement, pour prendre la place des grands groupes existants ; de leur côté, les grands groupes souhaitent transformer les start-ups en sous-traitants efficaces, ce qui n'intéresse pas les bonnes start-up. Cette tension naturelle n'est pas spécifique au secteur spatial. Les grands groupes considèrent que les start-ups les aideront à prendre plus de risques et à accélérer leur R&D. Les start-ups n'acceptent de travailler avec les grands groupes que pour un temps limité et affichent leur volonté de prendre leur place.

Pour que le partenariat soit un succès, il est nécessaire qu'une relation de confiance s'établisse. Nous ne devons pas opposer nos grands groupes aux start-ups, et nous ne devons pas donner l'idée que les grands groupes ne sont pas capables d'innover. Thales et Airbus sont des acteurs majeurs de l'innovation et n'ont rien à envier aux Américains.

Ce sont surtout les business models des start-ups et la part de risques qu'ils contiennent qui sont innovants. Nous ne devons pas opposer les deux modèles. Les start-ups sont nécessaires pour bousculer nos grands groupes.

ArianeGroup a deux missions : il joue un rôle essentiel dans le monde de la dissuasion ; en parallèle, il doit développer des lanceurs Ariane. Vous constatez que le premier cas suit une logique d'arsenal ; leur second rôle les rapproche d'une logique de marché, qui recherche les coûts les plus bas possible. Nous plaçons donc nous-mêmes ce groupe dans une situation schizophrène.

Je reviens sur la commande publique, élément fondamental. Je rappelle que, en 2021, seuls trois lancements institutionnels ont eu lieu en Europe... Nous ne pourrons développer un marché que si l'ambition spatiale européenne devient plus forte.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous comprenons que la taille du marché est essentielle pour que le levier de la commande publique soit pertinent. La différence des investissements en Europe et aux États-Unis nous donne la juste mesure du chemin qu'il nous reste à parcourir.

Mme Laure Darcos, présidente. - Votre prédécesseur m'a expliqué la différence de stratégie entre Donald Trump, qui était obnubilé par la reconquête de la Lune, et Joe Biden, qui, comme les Européens, est plus attiré par les recherches liées à Mars. Après un an de présidence de Joe Biden, percevez-vous également ce changement de braquet ? Le cas échéant, les Européens ont-ils pris la mesure de ce virage stratégique ?

M. Philippe Baptiste. - Question difficile. Je perçois un allant très fort aussi bien sur l'exploration lunaire que sur l'exploration martienne. Les deux sont liées, car il est nécessaire d'aller sur la Lune pour conquérir Mars et que nous avons plusieurs sujets à traiter (production d'oxygène, de carburant, etc.). Cet allant n'est absolument pas démenti par l'administration Biden, car la course avec la Chine est extrêmement forte.

En revanche, les Américains se focalisent à nouveau sur les questions liées au climat, et donc, sur l'observation de la Terre. Or l'Europe et la France sont les championnes de l'observation de la Terre. Nous possédons les meilleurs instruments et de nombreuses données. Les États-Unis s'y intéressent à nouveau et c'est une bonne nouvelle, car ce sujet nécessite une coopération entre pays.

Je ne vois pas pour autant de baisse d'ambition sur l'exploration spatiale. L'Europe doit également mener une réflexion sur son ambition en matière de programmes d'exploration spatiale : rouvre-t-on la porte à des programmes européens de vols habités ? Les projets ont été abandonnés depuis de nombreuses années ; je pense que la question est à nouveau d'actualité

D'une part, tout le monde va sur la Lune et sur Mars, et l'Europe ne pourra pas prétendre être une grande puissance spatiale si elle est la seule à ne pas envoyer d'astronautes ni en orbite basse, ni sur des stations spatiales, ni sur la Lune, ni sur Mars. Pour rappel, les Indiens, les Chinois, les Russes et les Américains y vont. D'autre part, les coûts ne sont plus du tout les mêmes qu'il y a vingt ans : on parle de quelques milliards et non plus de centaines de milliards. Les efforts sont atteignables et les budgets sont raisonnables. Enfin, la R&D des entreprises s'intéresse à ces sujets.

L'Europe doit réexaminer sa position.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci d'avoir participé à cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 heures.