Mercredi 9 février 2022

- Présidence de M. Arnaud Bazin, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition des écoles du service public, autour de MM. Laurent Chambaud, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP), Éric Labaye, président de l'École polytechnique, Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'Institut national du service public (INSP) et M. Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po Paris

M. Arnaud Bazin, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur les cabinets de conseil avec une table ronde des écoles du service public.

Nous recevons M. Laurent Chambaud, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP), M. Éric Labaye, président de l'École polytechnique, Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'Institut national du service public (INSP), qui a succédé à l'École nationale d'administration (ENA) au 1er janvier dernier, et M. Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po Paris, qui va nous rejoindre dans quelques instants. Mme Le Brignonen intervient en visioconférence, comme l'autorise le droit applicable aux commissions d'enquête.

Cette audition doit nous permettre de répondre à trois principales questions.

Comment réagissez-vous face à l'intervention croissante des cabinets de conseil dans la sphère publique, parfois en lieu et place des fonctionnaires formés dans vos écoles ?

Les cabinets de conseil représentent-ils un débouché important pour vos anciens étudiants ?

Vos écoles disposent-elles de partenariats avec les cabinets de conseil et, si oui, pour quels objectifs ?

Nous pourrons également aborder vos expériences respectives dans le public et le privé, ces éléments de comparaison pouvant intéresser les membres de notre commission d'enquête.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Chambaud et Labaye prêtent serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire d'environ sept minutes par école, avant les questions de Mme la rapporteure, puis de nos collègues.

M. Laurent Chambaud, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP). - Monsieur le président, madame la rapporteure, mon propos liminaire sera assez succinct, notamment parce que deux de vos questions peuvent être traitées assez vite. D'abord, les cabinets de conseil ne constituent pas un débouché naturel pour les personnes formés à l'EHESP. Nous n'essayons donc pas de le développer.

Quant aux partenariats, nous n'avons que très peu de liens avec les grands cabinets de conseil mais plutôt avec des structures plus particulières, travaillant soit dans le domaine du soin, soit dans celui de la santé publique. Ce ne sont pas véritablement des structures que l'on retrouve dans les sphères naturelles de l'EHESP.

Cela étant dit, je souhaite vous faire part de deux ou trois éléments qui me semblent importants.

Tout d'abord, nous n'avons pas, dans les domaines de la sphère sanitaire et sociale, assisté à une très forte augmentation de l'intervention des cabinets de conseil. Ils interviennent depuis de nombreuses années, principalement au niveau ministériel ou des agences régionales de santé (ARS), mais ce n'est pas nouveau.

Sur ce point, il me paraît important de voir si ces cabinets traitent les sujets à la place de l'autorité publique. Nous pensons que, dans certains domaines, l'autorité publique peut apporter une expertise dès lors qu'elle est véritablement liée aux besoins des structures publiques, que ce soit les ARS, le ministère ou des structures plus locales.

Nous sommes, dans ce contexte, en train de développer un Programme d'amélioration continue du travail en équipe (Pacte) portant sur les soins primaires, que nous voudrions instaurer dans d'autres secteurs.

L'idée est de faire plus que ce que font les cabinets de conseil et d'accompagner véritablement la transformation des activités dans le domaine de la santé, et ce dans la durée. Nous avons mis ce programme en place en 2017-2018. Il couvre à peu près toute la France à travers les ARS. Par ailleurs, nous l'assortissons d'une possibilité de diplôme et ancrons la recherche à ces projets, ce que ne peuvent faire les cabinets de conseil. Dans un certain nombre de domaines, cela peut remplacer de manière positive ce qui peut être demandé à des cabinets de conseil.

Par ailleurs, les formations dispensées dans notre école - principalement celle des directeurs d'hôpital - ne comportent pas d'enseignement spécifique lié aux cabinets de conseil, ceux-ci pouvant intervenir à des niveaux très différents. Or nous souhaitons que ces interventions soient réalisées dans chaque domaine.

Ainsi, dans le cadre de la formation en ressources humaines, nous donnons à nos élèves un certain nombre d'éléments pour qu'ils puissent apprécier eux-mêmes l'intérêt et les limites des cabinets de conseil. Nous faisons la même chose pour les aspects juridiques, les marchés et l'ingénierie.

Nous essayons également de former les futurs directeurs d'hôpital à déterminer s'ils ont besoin d'un cabinet de conseil, en leur apportant l'expertise et les réflexes nécessaires pour savoir comment intégrer ce travail dans leur institution. Ils possèdent par exemple, sur le plan juridique, une certaine expertise dont ils peuvent se servir en cas de besoin.

Enfin, nous avons une expérience de conseil interne à notre école, l'EHESP comptant depuis maintenant plus de 35 ans une junior-entreprise, EHESP Conseil, qui intervient pour le compte d'un certain nombre de structures qui le demandent.

Ceci donne à nos élèves la possibilité de voir ce qu'est un audit et de l'expérimenter dans le cadre d'EHESP Conseil.

M. Éric Labaye, président de l'École polytechnique. - Je vous remercie de me donner l'opportunité, en ma qualité de président de l'École polytechnique, de contribuer à vos travaux.

L'École polytechnique est une institution française d'enseignement supérieur et de recherche d'excellence qui a plus de deux siècles d'existence ; elle a été fondée à l'initiative du Comité de salut public pour contribuer au redressement de la France.

La mission de l'École polytechnique est de donner à ses élèves une culture scientifique et générale les rendant aptes à occuper, après une formation spécialisée, des emplois de haute qualification et de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique dans les corps civils et militaires de l'État, les services publics et, de façon plus générale, l'ensemble des activités de la Nation.

Comme énoncé dans sa mission, elle forme des femmes et des hommes au travers d'un profond apprentissage scientifique, mais aussi d'une importante formation humaine et militaire, leur inculquant une forte culture de l'intérêt général.

Ces élèves sont capables de résoudre des problèmes complexes grâce à des compétences reconnues, tels un savoir-faire et un langage complet de connaissances scientifiques et technologiques, avec une forte composante mathématique, une perspective internationale, des connaissances pluridisciplinaires allant de la physique à l'économie, une forte capacité d'analyse et une rapidité de synthèse.

Nos formations sont multiples aujourd'hui. Elles incluent le cycle polytechnicien, qui existe depuis 1794, mais également un Bachelor - licence - des programmes de master, des doctorats et de la formation continue. Tout cela permet à nos élèves d'acquérir des compétences clés extrêmement recherchées.

Le principal défi pour l'X est aujourd'hui de continuer à répondre à la complexification des enjeux et à l'intrication des problèmes à l'échelle planétaire, incluant le réchauffement climatique, la massification des données ou les révolutions dans le domaine de la santé, pour ne citer que quelques exemples.

L'approche pédagogique de l'X s'adapte ainsi avant tout aux évolutions scientifiques de notre temps. Ainsi que l'avait formulé l'un de mes prédécesseurs, Bernard Ésambert, l'École polytechnique forme les officiers de la guerre économique.

Nos élèves ont donc des débouchés multiples et, à ce titre, les cabinets de conseil font partie des recruteurs à la sortie de l'École polytechnique. Parmi les diplômés du cycle ingénieur, en moyenne, sur les trois dernières promotions, nous estimons qu'à leur sortie, 13 % de nos diplômés se dirigent dans les corps de l'État, 30 % en doctorat-recherche, 33 % dans l'industrie et les services, 8 % dans la banque et les assurances, 6 % dans le conseil, 3 % dans l'entrepreneuriat.

Sur les deux premières promotions du Master of Science and Technology, ce sont en moyenne 16 % des diplômés qui se dirigent vers le conseil à la sortie de l'École, 6 % des doctorants allant dans le secteur ingénierie conseil et services aux entreprises.

Je voudrais soulever ici une problématique liée, me semble-t-il, à l'enquête que vous menez. L'État fait-il face à une non-adéquation des ressources disponibles en son sein en termes de compétences, en particulier de compétences scientifiques et analytiques par rapport aux besoins urgents de transformation et d'adaptation auxquels notre société fait face ?

À cet égard, nous assistons à une réduction continue du nombre de places offertes aux corps techniques de l'État à la sortie de l'École polytechnique : en quarante ans, ce nombre est passé de 150 à 70 environ aujourd'hui.

Je voudrais maintenant aborder la question des partenariats entre l'École polytechnique et les cabinets de conseil.

Pour répondre aux enjeux mondiaux et aux besoins économiques de notre pays, nous développons des partenariats avec les entreprises. Cela nous permet à la fois d'accroître notre force de recherche et nos ressources propres, et de développer un écosystème vertueux permettant à l'École polytechnique de se situer au plus haut niveau international en termes d'employabilité, ce qui reflète la qualité de nos étudiants et de nos formations. Nous sommes dans ce domaine douzième mondial et premier français.

Ces entreprises reflètent tous les secteurs de l'économie, ce qui comprend bien sûr quelques cabinets de conseil. Ces liens avec les entreprises sont clés pour offrir des opportunités à nos étudiants, développer une recherche appliquée - ici nos laboratoires -, mais aussi pour accompagner les start-ups et l'innovation au sein de notre incubateur.

Les contrats d'objectifs pluriannuels conclus avec l'État mettent l'accent sur le rapprochement avec le monde de l'entreprise et l'accroissement des ressources propres de l'X qui doit en résulter, tout en conservant l'indépendance de la recherche académique de l'École.

Nous avons ainsi 34 chaires d'enseignement et de recherche. Une chaire, c'est un programme de mécénat, soutenu par une institution privée ou publique, en vue de construire des activités académiques autour des enjeux prioritaires de l'École, liées au domaine clé d'intérêt du mécène.

Ces chaires représentent environ 5 à 8 millions d'euros par an dans différents domaines scientifiques. Deux de ces chaires sont en partenariat avec des cabinets de conseil : la chaire « Blockchain et B2B Platforms » avec Capgemini, et une autre chaire à l'Institut polytechnique de Paris (IP Paris), avec Accenture, au sujet de la transformation de l'industrie et de l'émergence de nouveaux modèles économiques au service d'une durabilité environnementale et sociale.

Nous avons également des chaires industrielles ou d'intelligence artificielle subventionnées par l'Agence nationale de la recherche (ANR), pour un montant de 600 000 euros par an, dont une avec Accenture.

Nous comptons aussi une vingtaine de partenariats marque employeur, dont sept avec des cabinets de conseil. Cela représente 10 à 25 000 euros par an et par partenaire. L'objectif est de donner de la visibilité aux étudiants, d'offrir des stages, des visites en entreprise et des projets scientifiques collectifs.

Enfin, nous faisons du mécénat de compétences avec des cabinets de conseil, en particulier autour du soutien au développement de notre incubateur.

Nos professeurs sont des enseignants-chercheurs scientifiques, employés soit par l'École polytechnique, soit par les organismes nationaux de recherche (ONR), tels que le CNRS, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), ou les universités françaises. Ils sont donc parfois investis dans des cabinets de conseils pour leur expertise, mais rarement. Sur l'ensemble des enseignants-chercheurs employés par l'X, neuf seulement ont demandé cette année un cumul d'activités pour effectuer des missions de consultation.

Les liens entre l'École polytechnique et les cabinets de conseil concernant les réponses à des appels d'offres publics sont ténus. Nous avons conduit deux appels d'offres ces dernières années, via notre filiale Executive Education. L'un n'a pas abouti, l'autre n'a pas encore été contractualisé.

Enfin, je suis intimement convaincu que l'École polytechnique peut et doit apporter à l'État ses richesses et ses atouts, c'est-à-dire le savoir-faire de ses étudiants et celui de ses enseignants-chercheurs.

Les enseignants-chercheurs apportent régulièrement leur expertise à des missions de réflexion afin de venir en aide à l'État, comme Philippe Tibi, professeur d'économie à l'X, auteur du rapport Financer la quatrième révolution industrielle : lever le verrou du financement des entreprises technologiques, ou Hervé Dumez et Étienne Minvielle, directeurs de recherche au CNRS, professeurs à l'École polytechnique, dont le rapport s'intitulait Comment le système hospitalier français a-t-il géré la crise du Covid-19 ?

En conclusion, je dirais que l'État et les écoles du service public doivent poursuivre, voire accélérer leur collaboration pour contribuer au développement économique et à la transformation de la France.

Cela passe, pour l'X, par le fait de continuer à former de hauts fonctionnaires de l'État, ainsi que les futurs leaders du monde économique et académique, et d'apporter des perspectives distinctives et innovantes venant de la recherche sur les enjeux de politique publique.

M. Arnaud Bazin, président. - Je vais à présent demander à présent à Mme Le Brignonen de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maryvonne Le Brignonen prête serment.

Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'Institut national du service public (INSP). - Je suis directrice de l'INSP depuis le 5 janvier 2022. J'avais auparavant été nommée directrice de l'ENA, préfigurateur de l'INSP, le 6 décembre 2021.

L'INSP succède à l'ENA dans la formation initiale et la formation continue des cadres supérieurs de l'État. Nos promotions en formation initiale comptent également environ 40 % d'élèves d'origine étrangère.

La formation initiale consiste en une scolarité de 21 mois, qui forme des élèves qui se voient proposer à leur sortie, à l'issue d'un classement, un poste au sein de l'administration centrale ou de l'administration territoriale de l'État. En termes de formation continue, l'INSP a vocation à devenir la maison commune des cadres supérieurs de l'État, de la réussite du concours jusqu'au jour de leur retraite. Nous nous insérons en effet dans la réforme de l'encadrement supérieur de l'État, qui a notamment vu la création de la délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE).

L'NSP est amené, dans ce cadre, à devenir le bras armé de la DIESE en termes de parcours de formation, de vivier, d'accélération de carrière, de mobilité et de formation obligatoire.

L'ENA, hier, et l'INSP aujourd'hui, ne gèrent pas la carrière de leurs anciens élèves. Selon un sondage que nous avons réalisé concernant 100 anciens élèves actifs travaillant dans des cabinets ou comme consultants indépendants, 86 sont démissionnaires ou majoritairement retraités et 14 en disponibilité.

L'ENA, avant la création de l'INSP, a connu d'importantes évolutions. Qu'il s'agisse de la création d'un concours docteurs - pour les titulaires d'un doctorat - de la profonde évolution dans la manière dont sont gérés et valorisés les stages ou de la mise en place d'une scolarité par les compétences, ces évolutions ont majoritairement été conduites en interne.

Il existe toutefois deux exceptions à cela. Tout d'abord, en 2018, l'ENA, qui était dans une situation extrêmement difficile, a fait appel à un cabinet de conseil pour réaliser un audit sur sa situation financière et appuyer le directeur dans la mise en oeuvre de certaines mesures. Un appui a également été sollicité pour la première année dans le cadre de la mise en place de la scolarité par les compétences.

Par ailleurs, l'INSP a structurellement recours à trois types d'appui de cabinets de conseil ou de consultants, mais toujours à la marge, la plupart des évolutions et des actions étant menées en interne.

Il est d'abord possible de faire appel à des cabinets de conseil pour certaines formations interministérielles extrêmement ciblées ou pour des formations très spécifiques, comme la gestion de crises ou le media training, pour lesquels nous faisons appel à des partenaires extérieurs.

Nous coopérons également avec des entités de nature publique pour répondre à certains appels d'offres internationaux ou communautaires spécifiques nécessitant un effet de taille, la tradition voulant que des consortiums et certains cabinets privés y participent.

Enfin, en matière numérique, nous disposons d'une équipe interne assez structurée mais nous pouvons ponctuellement faire appel à des prestataires externes en cas d'urgence ou de charge importante afin de mettre en oeuvre certains outils complexes.

Conformément à la circulaire du Premier ministre, l'INSP formera l'année prochaine au moins cent personnes à la gestion de projet, en partenariat avec la direction interministérielle de la transformation publique (DITP).

En matière de formation initiale, où existe depuis 2021 un tronc commun à quinze écoles de service public, avec cinq modules de 20 heures visant à donner une culture commune aux élèves, nous travaillons en parallèle au développement d'un module de sensibilisation à la gestion de projet, afin que les élèves disposent des compétences nécessaires soit pour postuler à des postes de chefs de projet, soit pour bénéficier des compétences et des réflexes nécessaires pour travailler avec des cabinets.

Si cela ne pose pas de difficultés, mon secrétaire général, qui est présent, pourra m'aider à répondre à des questions très techniques ou qui font appel à une mémoire dont je ne dispose pas encore.

M. Arnaud Bazin, président. - Il faudra que votre secrétaire général vous fournisse quelques renseignements en aparté, car vous êtes la seule à pouvoir vous exprimer après avoir prêté serment. C'est la règle des commissions d'enquête.

Je me tourne à présent vers M. Vicherat, à qui je rappelle que tout faux témoignage est susceptible de sanctions pénales pouvant aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende. Je l'invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Mathias Vicherat prête serment.

M. Mathias Vicherat, directeur de Sciences Po Paris. - Ce sujet est important pour Sciences Po à plusieurs titres.

Tout d'abord, Sciences Po, établissement public mais adossé à une fondation privée, a un recours réduit aux cabinets de conseil. Nous avons en effet dépensé 1,4 million d'euros sur dix ans en matière de conseil, en grande partie pour des activités que l'on peut considérer comme entrant dans le champ concurrentiel, notamment la formation continue. Nous avons ainsi eu recours à EY au sujet du business model de la formation continue à Sciences Po.

Par ailleurs, la chaire « Gouvernance digitale et souveraineté » fait l'objet d'un partenariat avec un cabinet de conseil, Sopra Steria.

En revanche, les cabinets de conseil représentent un débouché important à Sciences Po, de l'ordre de 16 % des diplômés. Je rappelle que Sciences Po compte environ 2 400 diplômés par an, chiffre plutôt stable depuis cinq ans.

Il est intéressant de noter que, si l'on a enregistré une baisse des débouchés dans le secteur privé, ils ont augmenté dans le secteur public : cinq points en trois ans dans les cabinets de conseil public pour notre école d'affaires publiques.

Je ne pense pas que ce soit lié à un manque d'attractivité de la fonction publique ou de la haute fonction publique. Sciences Po prépare et forme à beaucoup de concours de la fonction publique. Dans le dernier concours d'entrée à l'ENA, 76 % des élèves venaient de Sciences Po et, malgré la suppression de l'accès direct aux grands corps, on ne constate pas de manque d'intérêt pour la fonction publique - en tout cas vu de notre fenêtre.

Cependant - et c'est un élément important, notamment dans les enquêtes que nous menons auprès des jeunes diplômés -, le cabinet apparaît assez fréquemment comme une option de rang B, pour des étudiants qui n'ont pas réussi les concours et souhaitent travailler pour le secteur public à travers des cabinets de conseil. Il n'est pas rare, dans nos enquêtes, que certains diplômés indiquent travailler dans le secteur public, alors même qu'ils travaillent pour un cabinet de conseil.

S'agissant des débouchés, les principaux cabinets sont EY, Accenture, BearingPoint, Capgemini, KPMG et McKinsey.

Sciences Po recourt peu aux cabinets, car nous internalisons beaucoup l'expertise. Nous avons toute une série de centres et d'écoles capables de nous fournir celles dont nous avons besoin.

Nous avons ainsi lancé une grande consultation de tous les salariés de Sciences Po, la première depuis dix ans, en nous appuyant sur le Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po plutôt que de recourir à un prestataire externe.

Sciences Po entend concurrencer, voire prendre la place de toute une série de cabinets de conseil dans le secteur public. Nous en avons l'expertise, puisque de nombreux laboratoires ou centres travaillent déjà pour des ministères, des administrations, des collectivités locales, notamment le Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP), qui a déjà travaillé avec l'Assemblée nationale, la direction de l'évaluation de la perspective et de la performance (DEPP) du ministère de l'éducation nationale, la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), le commissariat général à l'égalité des territoires (CGET) ou le CSO - qui travaille avec le ministère des armées, l'Assurance maladie et sur un projet concernant les risques volcaniques, dans le cadre d'une réforme du plan Orsec.

Nous avons également, à travers le Centre de recherches sur les relations internationales (CERI), un partenariat avec le ministère des armées, l'Observatoire stratégique de l'Amérique latine et l'Observatoire national du religieux.

Des enquêtes sont menées par le Cevipof pour le compte du ministère de l'intérieur au moment des élections.

Nous avons donc toute une série de prestations et d'expertise internes que nous souhaitons développer au bénéfice du secteur public, en concurrence directe avec beaucoup de cabinets de conseil, par rapport à qui nous sommes moins chers et plus performants.

Enfin, pour développer cette politique, nous souhaitons être plus visibles, plus connus et mieux reconnus par les acteurs du secteur public. Nous avons d'ores et déjà des discussions avec la directive de l'INSP sur des offres de formation initiale et continue, y compris dans le domaine doctoral, et nous développons de manière très proactive toute une série d'offres et de prestations au bénéfice du secteur public.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Merci pour vos propos liminaires, qui nous ont éclairés sur un certain nombre de points.

Mes premières questions s'adresseront à vous quatre.

En premier lieu, comment assurez-vous la transparence des partenariats que vous entretenez avec des cabinets de conseil ?

Deuxièmement, qui est à l'initiative de ces partenariats ? Est-ce une proposition des cabinets de conseil ou une action proactive de votre part ?

Troisièmement, les anciens élèves de l'INSP et de l'École polytechnique qui partent dans le secteur privé durant les premières années de leur carrière doivent rembourser la « pantoufle ». Assurez-vous un suivi de ces remboursements ?

Pour l'École polytechnique, nous savons qu'environ 16 % des élèves choisissent de prendre leur premier poste dans un cabinet de conseil, alors que l'État a financé leur scolarité à hauteur de 40 000 euros par an.

J'aimerais recueillir votre avis sur ces questions, et plus particulièrement, pour la dernière, de l'INSP et l'École polytechnique.

M. Éric Labaye. - Comme je l'ai indiqué, nos partenariats s'établissent avec les entreprises au sens large, mais également avec des fondations et des institutions.

Pour les chaires, qui sont des partenariats de mécénat, la transparence est totale. Tout le monde est impliqué dans les laboratoires de recherche. Une discussion s'établit au travers du Comité enseignement recherche avant de conclure la création d'une chaire, dont un professeur a la charge.

Les cabinets sont comme toutes les autres institutions qui possèdent des chaires de type mécénat. Il en va de même pour les chaires industrielles. La soumission à l'ANR est totalement publique. Quant à la marque employeur, il s'agit d'un partenariat entre l'École et les entreprises. Je l'ai dit, nous recourons à sept cabinets de conseil.

Pour ce qui est du mécénat de compétences, le mécène apporte ses compétences à une action donnée. Deux cabinets de conseil partenaires et un incubateur nous apportent leurs compétences, en particulier en matière de brevets et dans le cadre du démarrage des start-ups. Ces deux partenariats sont très connus.

M. Arnaud Bazin, président. - Est-ce en open data sur le site de l'École polytechnique ?

M. Éric Labaye. - Je pense que les conventions ne sont pas publiées sur le site de l'École, mais elles sont accessibles, comme tout document. Je reviendrai vers vous avec cette précision. Les noms figurent sur notre site. Les chaires sont connues.

M. Arnaud Bazin, président. - Que recherchent vos partenaires à travers ces partenariats ? Quel est leur intérêt ?

M. Éric Labaye. - Il s'agit pour eux d'avancer sur des sujets qui les préoccupent à cinq ou dix ans, afin d'être plus compétitifs en matière d'intelligence artificielle, par exemple. Ils contribuent donc, via une chaire de mathématiques, à faire avancer ces réflexions. Le but est de faire progresser la science et, en termes d'image, de pouvoir revendiquer le fait d'avoir contribué au développement d'un grand établissement.

M. Arnaud Bazin, président. - Cela contribue également à une certaine notoriété chez les élèves.

M. Éric Labaye. - Absolument. Toutes les institutions à travers le monde le font, que ce soit en France, en Allemagne, ou en Angleterre. C'est une approche assez cadrée et très bordée en termes de process.

Quant à la pantoufle, le point de bascule se situe en 2015. Avant la promotion 2015, il n'y avait pas de pantoufle pour les élèves qui ne rejoignaient pas le secteur public. Seuls les 70 diplômés qui rejoignaient le secteur public devaient des années à l'État. S'ils le quittaient, ils avaient une pantoufle. Ceux qui rejoignaient le secteur privé n'avaient pas de pantoufle à rembourser.

M. Arnaud Bazin, président. - C'est lié au fait que 70 places sont offertes par l'État ?

M. Éric Labaye. - C'est cela.

Depuis 2015, tous les élèves qui n'effectuent pas leur période de dix ans dans un service de l'État doivent rembourser une pantoufle. Nous nous pencherons sur ce sujet en 2025. Il faut attendre dix ans.

Chaque corps suit la carrière des intéressés. Tous les ans, quelques remboursements sont demandés aux personnes du corps des Ponts ou des Mines qui passent dans le privé.

Mme Maryvonne Le Brignonen. - Lorsque nous faisons appel à des prestataires, nous nous inscrivons généralement dans des accords-cadres interministériels. Nous pouvons également faire appel à la commande publique.

Nous sommes intervenants juniors pour ce qui est de la coopération internationale et des accords de coopération extracommunautaires, où des cabinets de conseil interviennent parfois. Il arrive que le cabinet de conseil soit un intervenant senior, mais il a dans ce cas été sélectionné par l'entité qui a réalisé l'appel d'offres.

Pour ce qui est du suivi des élèves démissionnaires, si la démission a lieu pendant la scolarité, l'INSP paye le remboursement de la pantoufle - auparavant, c'était l'ENA. Une fois que l'élève a pris son poste - et la majorité des démissions interviennent à ce moment-là -, c'est la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) qui assure le suivi du remboursement de la pantoufle.

Nous avons nous aussi réalisé un sondage au sujet de nos anciens élèves. Nous avons ainsi pu nous assurer que la pantoufle avait été remboursée et que l'agent comptable avait bien encaissé les fonds.

M. Arnaud Bazin, président. - Avez-vous des partenariats avec des chaires qui, comme dans le cadre de l'École polytechnique, seraient l'objet de mécénat ?

Mme Maryvonne Le Brignonen. - Non, nous n'avons des partenariats qu'avec des universités françaises ou des écoles comme Sciences Po.

M. Arnaud Bazin, président. - Les partenariats que vous avez évoqués sont donc destinés à répondre à des appels d'offres par l'intermédiaire de cabinets privés, c'est bien cela ?

Mme Maryvonne Le Brignonen. - Il s'agit d'appels d'offres internationaux et extracommunautaires, avec des budgets assez importants, où interviennent les notions de senior et de junior. L'ENA, puis l'INSP, étant de petites entités, nous intervenons comme juniors, l'intervenant senior ayant déjà été sélectionné au préalable. Ce peut être un cabinet de conseil privé.

M. Arnaud Bazin, président. - Monsieur Chambaud, avez-vous quelques éléments à ce sujet ?

M. Laurent Chambaud. - L'EHESP a mis en place un certain nombre de chaires de recherche et continue à le faire. Elles peuvent être financées soit par des organismes publics, soit par des organismes privés.

Ces organismes privés peuvent être des mutuelles ou des structures privées qui interviennent à l'échelon de l'organisation hospitalière. Ce peut être aussi une chaire récemment mise en place, comme une fondation qui collecte de l'argent pour une maladie, en l'occurrence la sclérose en plaques.

Nous nous sommes dotés d'une sorte de cadre dans lequel les chaires sont approuvées par l'EHESP, parce qu'il en existe de différents types.

Nous disposons également d'une charte éthique au sein de l'EHESP. Les chaires sont automatiquement étudiées par le conseil scientifique de l'EHESP, composé de personnalités internes et de personnalités extérieures.

Pour ce qui est du pantouflage, comme l'INSP, nous ne disposons pas des éléments relatifs aux élèves une fois qu'ils ont intégré le milieu professionnel. Un certain nombre quittent probablement leurs fonctions avant le temps requis. Nous nous proposons, avec le Centre national de gestion, pour ce qui est de l'hôpital, de récupérer les montants. Ils ne sont pas énormes, mais il est important de le faire.

M. Arnaud Bazin, président. - L'organisation actuelle ne vous paraît-elle pas satisfaisante ?

M. Laurent Chambaud. - Nous n'avons pas de visibilité concernant les personnes qui ont quitté leur emploi. Nous avons besoin d'un dispositif qui nous permette de le savoir pour demander la récupération.

M. Arnaud Bazin, président. - Il existe donc aujourd'hui une obligation de remboursement, mais pas de dispositif de suivi ?

M. Laurent Chambaud. - Exactement.

M. Arnaud Bazin, président. - C'est surprenant !

M. Laurent Chambaud. - Une des difficultés de l'EHESP, pour ce qui est des filières hospitalières, vient du fait que nous ne sommes pas maîtres du concours. Nous abritons la formation pendant le temps requis, mais personne n'a d'obligation de rester en lien avec l'EHESP.

M. Arnaud Bazin, président. - Ils sont ensuite fonctionnaires. C'est à la fonction publique hospitalière de suivre leur carrière. À votre connaissance, l'administration est-elle en situation de le faire ?

M. Laurent Chambaud. - Je pense que oui. L'important pour nous est d'avoir l'information du Centre national de gestion. C'est un élément qui a été repéré il y a peu par l'EHESP, et qui nous paraît important à mettre en place.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - C'est en effet assez surprenant. Savez-vous combien de personnes sont concernées ?

M. Laurent Chambaud. - On ne peut pas le savoir, mais la majorité de ceux qui entrent dans la fonction publique hospitalière y demeurent.

M. Mathias Vicherat. - Les partenariats avec des cabinets sont assez peu nombreux. On les a recensés depuis 2012. Il y en a eu sept en dehors de la chaire que je citais, pour un montant total de 142 000 euros.

Ces partenariats portent sur l'accessibilité et relèvent plutôt de la logique de mécénat. EY a fait 20 000 euros de dons en 2013 pour le financement d'équipements d'accessibilité, et Capgemini 15 000 euros de dons en 2012.

Les partenariats ne sont pas très nombreux. Ils se font avec le secteur privé. Nous avons une logique de transparence sur le site des écoles et sur le site de Sciences Po, dans la rubrique consacrée au mécénat portée par la direction de la stratégie et du développement.

Par ailleurs, un Comité des dons, présidé par Laurence Tubiana, se prononce sur les différents dons et mécénats.

En parallèle, s'agissant de possibles conflits d'intérêts, la commission de déontologie va être renforcée au mois de mars, après recomposition et recrutement d'un nouveau président, un magistrat venu de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Il nous aidera à renforcer le dispositif général en la matière.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Le lot n° 1 de l'accord-cadre de la DITP consacré au conseil en stratégie a été attribué à trois entreprises qui se succèdent dans les prestations, McKinsey, BCG et Roland Berger.

Sciences Po Paris est présenté comme sous-traitant par deux entreprises, McKinsey et BCG, ce dernier mentionnant le Centre de sociologie des organisations de Sciences Po.

Est-il courant que Sciences Po participe à plusieurs offres pour un même marché ?

M. Mathias Vicherat. - Non, c'est peu courant. Généralement, nous répondons en propre aux différentes offres et souhaitons encore une fois nous positionner en concurrence, plutôt qu'en complémentarité ou en association avec des cabinets de conseil. Nous pourrons, si vous le souhaitez, essayer de dresser l'historique des cas qui se sont manifestés. Je ne suis à la tête de Sciences Po que depuis deux mois.

M. Arnaud Bazin, président. - Peut-on avoir un ordre de grandeur du chiffre d'affaires que représentent ces prestations ?

M. Mathias Vicherat. - Nous pouvons vous le transmettre.

M. Arnaud Bazin, président. - Vous ne le connaissez pas en cet instant ?

M. Mathias Vicherat. - Au total, non. C'est très variable. Nous sommes beaucoup moins chers que les cabinets de conseil, ce qui nous rend plus compétitifs quand les services de l'État connaissent l'existence de notre expertise, mais je n'ai pas de chiffres.

M. Arnaud Bazin, président. - Le fait d'être moins cher ne vous dessert-il pas ?

M. Mathias Vicherat. - Non, car le moins-disant peut être un critère d'attribution. Nous avons été préférés à des cabinets de conseil sur certains marchés.

L'idée est que Sciences Po puisse continuer à développer cette expertise.

M. Arnaud Bazin, président. - Nous ne vous demanderons pas un montant exhaustif, mais un ordre de grandeur, que vous nous communiquerez par la suite.

Avant d'être directeur de Sciences Po, vous avez exercé des fonctions de direction à la SNCF, puis chez Danone. Pouvez comparer les conditions de recours aux cabinets de conseil dans les secteurs public et privé ? Percevez-vous des différences d'approche ?

M. Mathias Vicherat. - Oui, évidemment. Je ne sais si l'exemple de la SNCF est très représentatif, car cette entreprise publique recourt beaucoup aux services de cabinets de conseil alors que Danone est une entreprise privée qui y a moins recours que d'autres.

Il est vrai qu'à la SNCF, le sujet du montant global des recours à des cabinets de conseil et à des prestataires extérieurs était assez récurrent. Il pouvait y avoir par moments une logique de mille-feuilles, et l'on pouvait recourir à des cabinets de conseil différents sur les mêmes missions. Il y a là un sujet de cohérence dans l'expertise et le conseil qui pouvait être donné.

M. Arnaud Bazin, président. - D'après nos informations, le cabinet Sia Partners soutient l'école de management et d'innovation de Sciences Po Paris en contrepartie de la diffusion d'offres d'emploi ou de participations à des forums.

Pourriez-vous nous préciser les modalités d'organisation de ce partenariat et ses éventuelles implications financières pour Sciences Po ?

M. Mathias Vicherat. - Je ne dispose pas de la réponse. Je reprendrai la parole pour vous fournir ces éléments.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Monsieur Labaye, je ne vais pas trahir un secret en disant que vous avez exercé dans le cabinet McKinsey entre 1985 et septembre 2018, après être sorti de l'École polytechnique en 1980.

Nous aurions besoin de votre éclairage d'ancien praticien. Est-il courant qu'un cabinet de conseil travaille sur un document sans y insérer son logo, mais utilise le logo de son client ? Nous n'avons pas eu de réponse satisfaisante lors des précédentes auditions.

M. Éric Labaye. - Un cabinet de conseil travaille de façon dédiée et confidentielle pour un client. Sa mission est de l'aider à réussir et d'avoir un impact majeur sur sa performance. La direction générale et les organisations opérationnelles augmentent leurs performances avec le soutien d'un cabinet de conseil, qui travaille à 90 ou 95 % avec l'organisation du client, qu'il soit public ou privé, afin de la faire avancer dans le sens souhaité.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Il est donc normal qu'un cabinet de conseil n'appose pas son logo sur le document qu'il remet à son client.

M. Éric Labaye. - Non, il ne rend pas un document, il travaille sur un document avec son client. L'objectif d'une organisation est d'avancer. Le consultant est donc totalement partie prenante du document du client sur lequel il travaille.

Mme Éliane Assassi, rapporteur. - Il n'apparaît donc à aucun moment sur ces documents ?

M. Éric Labaye. - Il n'a pas forcément à apparaître. C'est le client qui le décide.

M. Arnaud Bazin, président. - Est-il habituel que seul le logo du client apparaisse sur ce document commun ?

M. Éric Labaye. - Oui, parce que la mission d'un consultant est d'aider son client. Le cabinet de conseil travaille avec l'équipe cliente pour faire avancer les choses. L'ambition du consultant n'est pas d'apposer son logo sur un document, mais de faire progresser le client.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Nous sommes d'accord, mais une prestation est assurée. Le cabinet de conseil qui a travaillé en partenariat avec l'administration n'apparaît donc jamais sur les documents qui sont restitués ?

M. Éric Labaye. - Si votre question porte sur la présence du logo sur un document, cela peut arriver. Le cabinet participe à l'organisation, mais le document est un document de l'organisation. Après avoir travaillé avec l'équipe client pendant plusieurs mois sur un plan stratégique d'une entreprise, c'est l'entreprise qui le présente aux investisseurs et en interne.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - On peut donc ne pas savoir qu'un cabinet de conseil est intervenu dans l'élaboration de la stratégie d'une entreprise publique...

M. Éric Labaye. - C'est le client qui décide de partager cette information ou non.

M. Arnaud Bazin, président. - Quand le client est un client public, soumis au code des marchés publics, il passe commande...

M. Éric Labaye. - Et c'est transparent !

M. Arnaud Bazin, président. - Il faut ensuite pouvoir apprécier la prestation, ce qui se fait habituellement sur la base d'un livrable.

N'est-il pas ennuyeux de ne pas disposer de livrable estampillé par le cabinet de conseil qui l'a produit pour juger de l'effectivité de la prestation ?

Je vais plus loin dans mon raisonnement : si le cabinet de conseil et l'administration élaborent ensemble une stratégie, il est difficile de savoir si cela représente 80 % de travail du cabinet de conseil et 20 % de travail de l'administration ou le contraire. Ne vous semble-t-il pas, dans ces conditions, difficile de savoir ce qu'on a acheté ?

M. Éric Labaye. - Je ferais plutôt porter la question sur le donneur d'ordre. C'est lui qui a posé la question et qui a une ambition de performance, soit pour changer une façon de travailler, soit pour améliorer la satisfaction des usagers. Une mission comporte toujours un objectif très clair. La responsabilité du donneur d'ordre est de savoir ce qu'a apporté une équipe.

Après chaque mission, un point est fait avec le client pour savoir s'il a été répondu aux attentes du donneur d'ordre. C'est à lui de réaliser une revue d'impact - bien que, de plus en plus, tout le monde travaille ensemble.

En revanche, ceux qui sont à la tête de l'entreprise - ou de l'État, dans le cadre public - travaillent tous les jours avec des consultants et voient tout de suite qui amène de la valeur.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Vous comprenez qu'on s'intéresse beaucoup au sujet de la transparence...

M. Dany Wattebled. - Une partie des élèves va dans le privé, l'autre reste au service du public. Effectuez-vous un suivi dans le temps ? J'ai bien compris que beaucoup vont vers le privé en tant que consultants, mais quelle est l'évolution à cinq, dix, quinze ans sur une base cent ?

À quoi sert une telle formation si on ne garde pas ces éléments au service de notre pays ?

M. Mickaël Vallet. - Monsieur Vicherat, vous avez indiqué que, lorsque vous remplissiez des fonctions de cabinet de conseil, vous étiez bien moins cher que les autres. Les missions auxquelles vous répondez sont-elles demandées par des administrations publiques ?

M. Mathias Vicherat. - Oui.

M. Mickaël Vallet. - Les cabinets de conseil nous ont expliqué qu'ils perdent presque de l'argent lorsqu'ils répondent aux administrations. Ils le font selon eux par patriotisme, ce que je ne remets absolument pas en cause, et parce qu'il est valorisant pour eux de travailler pour les administrations publiques.

Êtes-vous vraiment beaucoup moins cher ou leurs prestations ne sont-elles finalement pas si au rabais qu'ils le disent ? Au bout d'un moment, cela va être moins cher que gratuit !

M. Franck Montaugé. - Ma question s'adresse plutôt à Sciences Po.

Quels sont les principes majeurs qui fondent les chartes éthiques que vous avez évoquées ? Sont-elles très différentes les unes des autres ? Sont-elles accessibles ? Peut-on en avoir connaissance ? Sont-elles respectées ?

Par ailleurs, à quelle hauteur les acteurs étrangers participent-ils aux chaires, en Europe et hors d'Europe ?

Enfin, avez-vous évalué le respect des chartes ? L'État français y prend-il part ?

M. Laurent Chambaud. - Concernant la question du sénateur Wattebled, une très grande partie des directeurs d'établissements hospitaliers ou sanitaires et médico-sociaux que nous formons reste dans des structures publiques. Une petite quantité peut aller dans des structures privées analogues, des cliniques privées ou autre.

Par ailleurs, certaines personnes demeurent dans la fonction publique, mais occupent d'autres postes. Nous pensons, encouragés en cela par la ministre de la transformation et de la fonction publique, que cela peut jeter des passerelles entre les différentes fonctions publiques.

Le domaine sanitaire et social est particulier. Très souvent, les gens y demeurent.

Mme Maryvonne Le Brignonen. - Comme je vous l'ai indiqué, l'INSP n'est pas en charge du suivi de la carrière des anciens élèves. C'est un domaine qui est pris en charge par la DGAFP.

Les éléments que je vous ai communiqués relèvent d'un sondage portant sur 100 élèves qui exercent aujourd'hui dans le secteur du conseil. 86 % ont démissionné ou sont à la retraite, 14 % sont en disponibilité. Quant au suivi dans le temps, la moitié de ceux qui sont en disponibilité appartient à des promotions antérieures à l'année 2000, l'autre à des promotions postérieures.

Parmi les 14 % qui sont aujourd'hui en disponibilité, quatre appartiennent aux promotions comprises entre 1981 et 1990, cinq aux promotions comprises entre 1991 et 2000 et cinq à des promotions comprises entre 2001 et 2010.

Depuis 2010, d'après ce sondage, aucun élève n'exerce aujourd'hui de fonctions dans un cabinet de conseil.

M. Mathias Vicherat. - Ce sont des professeurs d'université ou des directeurs de recherche du CNRS qui répondent à ces missions. Quand on compare leur salaire à celui d'un consultant, il est logique que le coût soit moins élevé.

En ce qui concerne la motivation, je confirme qu'il est très rare que nous travaillions dans une logique de sous-traitance ou de partenariat académique. Le fait que nous soyons recherchés peut venir d'un souhait de coopérer avec un établissement supérieur. Nous allons établir le décompte, mais je crois que cela représente un epsilon. Nous préférons vous donner une réponse à part. Ce n'est donc pas moins cher que gratuit, mais la compétitivité financière est plus forte.

Par ailleurs, toute participation à un forum de carrières est payante. Aucune n'est jamais gratuite, quelle que soit l'entreprise ou le cabinet de conseil. Le prix d'une participation pour la journée est compris entre 2 000 et 5 000 euros. Des offres de stage sont proposées aux étudiants en lien avec Sciences Po Carrières à l'occasion de cette participation.

M. Éric Labaye. - Il n'existe pas actuellement d'enquête remontant à dix ou quinze ans.

Il faudrait poser la question aux quatre corps d'ingénieurs de l'État qui doivent savoir où leurs anciens élèves se trouvent.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Madame Le Brignonen, vous avez évoqué l'annonce de Mme de Montchalin selon laquelle 100 chefs de projets seront formés par l'INSP dès 2022. Pourriez-vous nous préciser les conditions dans lesquelles cela se fera ?

Mme Maryvonne Le Brignonen. - Il s'agit d'un travail que nous avons réalisé avec la DITP, et qui reste à affiner. Je pense que ce sera comme toutes les formations que nous réalisons.

L'INSP n'a pas de corps de professeurs permanents. Nos intervenants sont des praticiens de l'action publique en poste. Ces formations seront à mon sens assurées par des praticiens dont le travail porte sur des questions de gestion de projet. Ils seront très certainement originaires de la DITP ou de certains ministères, peut-être aussi de la direction générale des finances publiques (DGFiP). Ces modules doivent encore être montés. Je ne puis donc vous répondre de façon précise à ce stade.

M. Arnaud Bazin, président. - Monsieur Labaye, vous avez été désigné en 2007 pour faire partie de la commission Attali. Pouvez-vous nous préciser comment s'est organisée votre participation personnelle ?

M. Franck Montaugé. - Mes questions gêneraient-elles, monsieur le président? Il n'y a pas été répondu !

M. Arnaud Bazin, président. - Reformulez-les...

M. Franck Montaugé. - Elle portait sur les chaires financées en tout ou partie par le privé, notamment à Sciences Po. Sur quel principe sont fondées les chartes éthiques que vous avez évoquées ? Sont-elles très différentes les unes des autres ? Quelle évaluation pouvez-vous faire du fonctionnement de ces chaires ? L'État participe-t-il à ces évaluations ?

Ma deuxième question était relative aux participations financières des acteurs de ces chaires, en Europe ou hors d'Europe. Quelle proportion du financement et du fonctionnement cela représente-t-il ?

M. Mathias Vicherat. - Onze chaires existent aujourd'hui à Sciences Po. Dix sont actives, une est en train d'être reconfigurée.

Le Comité des dons se prononce sur l'origine des différents contributeurs. J'ai indiqué qu'une chaire travaille en partenariat avec un cabinet de conseil. Les autres peuvent travailler avec des entreprises ou des administrations. Une chaire va être créée avec la DGAFP à propos de la transformation du travail. Les règles déontologiques passent par le Comité des dons.

Pour ce qui est des partenariats avec des entreprises étrangères, certaines sont d'origine américaine, mais je n'ai pas connaissance d'entreprises établies à l'étranger. Je vais me pencher sur ce point. Nous vous transmettrons ces éléments d'information.

M. Franck Montaugé. - Existe-t-il une évaluation des chartes de déontologie ?

M. Mathias Vicherat. - Oui. J'ai indiqué qu'il existait un dispositif de déontologie que j'ai souhaité reconfigurer. Le nouveau président de la commission de déontologie de Sciences Po arrive dans les jours qui viennent. Il vient de la HATVP. Nous remettons ce dispositif en cohérence. Les dispositifs étaient quelque peu éparpillés. Un rapport a récemment été rendu sur le sujet au sein de Sciences Po.

M. Arnaud Bazin, président. - Merci de nous faire suivre les éléments écrits à ce sujet.

J'en reviens à la commission Attali. Quelle a été l'articulation entre votre participation à titre individuel, puisque vous avez été nommé intuitu personae dans cette commission, et l'intervention pro bono de plusieurs consultants de McKinsey ? Un contrat a-t-il été signé ?

M. Éric Labaye. - Jacques Attali m'avait en effet demandé de faire partie de sa commission avec une quarantaine d'autres membres venant d'horizons très différents - monde de l'entreprise, de la recherche, syndicats, hauts fonctionnaires, journalistes. Cette commission s'est d'ailleurs réunie au Sénat.

À titre individuel, j'ai exprimé des perspectives, l'objectif de la commission portant sur la croissance et sur ce qu'il convenait que fasse la France pour accélérer celle-ci.

On était alors en 2007. L'intérêt était d'avoir des perspectives différentes autour de la table et de converger sur des propositions. 300 propositions ont été avancées. Ma participation consistait à fournir des perspectives et à participer au débat.

Jacques Attali avait mis en place une équipe de rapporteurs en vue d'auditionner un grand nombre de personnes. On y trouvait entre autres l'inspection générale des finances (IGF). J'ai suggéré certains éléments de réflexion - comparaisons de productivité entre pays, taux de croissance permettant d'alimenter la réflexion.

J'ai proposé que quelques consultants rejoignent l'équipe de rapporteurs pour transmettre leur expertise et alimenter la commission afin de prendre les meilleures décisions possible, ce qui s'est fait durant les semaines de travail qui ont suivi.

Je ne sais plus si nous avons passé un contrat. C'était en tout cas très clair.

M. Arnaud Bazin, président. - En règle générale, le pro bono est pratiqué occasionnellement par certains cabinets. Au-delà de ce qui s'est passé en 2007, cela se fait-il obligatoirement par contrat ou de façon informelle ?

M. Éric Labaye. - Un pro bono est toujours établi comme un projet, avec un objectif, un plan de travail, des contributions. Une ou deux pages, voire plus, décrivent ce que l'on va faire. L'établissement d'un contrat dépend des cas.

Un pro bono a été fait pour le Louvre : nous avions alors un contrat de mécénat de compétences, les contreparties venant en fonction des projets.

Avec le temps, les choses se sont structurées. J'ai réalisé des projets pro bono dans l'enseignement : la contribution était très claire, comme pour n'importe quel projet.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - En 2014, vous avez dirigé un rapport de McKinsey intitulé Dynamiser le marché du travail en France pour créer massivement des emplois. Vous indiquiez qu'une baisse des cotisations sociales de 30 milliards d'euros permettrait de créer 1,36 million d'emplois à l'horizon 2022. Nous y sommes...

Est-ce le rôle d'un cabinet de conseil de prendre publiquement parti en faveur d'une politique publique ?

M. Éric Labaye. - J'avais différents rôles chez McKinsey. J'étais là dans celui de président du McKinsey global Institute, un think tank créé en 1990 avec Robert Solow, professeur Massachussetts Institute of Technology (MIT) et prix Nobel, dont l'objectif était d'apporter des perspectives en matière de développement économique en reliant microéconomie et macroéconomie. McKinsey est un expert en microéconomie qui travaille avec les entreprises et l'État au niveau très opérationnel.

Nous avons produit, en France, quatre ou cinq rapports sur la croissance, l'emploi et l'industrie française, en 2006. Il s'agissait de répondre à la question de savoir comment développer l'emploi.

M. Arnaud Bazin, président. - Qui est à l'initiative du choix des thématiques ? Est-ce l'institut lui-même ?

M. Éric Labaye. - Notre comité interne détermine en effet tous les ans les thématiques sur lesquelles nous allons travailler. Nous coopérons également beaucoup avec les académiques et convions, une à deux fois par an, des professeurs d'université, des chercheurs, des économistes pour déterminer les priorités. La question la plus importante est aujourd'hui de savoir comment être pertinent sur des sujets utiles.

L'un de nos thèmes, depuis 1990, concerne la question de l'évolution de la productivité. Un deuxième thème porte sur l'impact des technologies. L'un de nos rapports avait pour sujet l'impact de l'intelligence artificielle sur l'emploi. Il s'agit d'apporter des perspectives destinées à faire réfléchir et, potentiellement, proposer des solutions.

C'est une approche propre aux think tanks : on propose des pistes pour faire avancer les choses.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Je repense au 1,36 million d'emplois à l'horizon 2022 : on y est, et ils ne sont pas là !

Vous avez été directeur du think tank McKinsey global Institute de 2010 à 2018. Pourriez-vous préciser le rôle de cette structure et son positionnement dans la stratégie de McKinsey ?

M. Éric Labaye. - J'ai été sherpa jusqu'en 2016, mais j'ai travaillé dans le McKinsey Global Institute de 1990 à 2018. J'étais aux États-Unis au moment où il a été créé, et j'avais collaboré au premier projet.

Comme je vous l'ai dit, l'idée était d'apporter une contribution distinctive sur la réflexion économique. La mission de McKinsey est d'aider ses clients à améliorer leurs performances.

Le rôle du think tank est de tirer parti des compétences pour alimenter la réflexion économique et sociétale. Lorsque j'étais chez McKinsey, la stratégie consistait à apporter des idées nouvelles sur un élément économique. Ce n'est pas un centre de service client.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Il y a quand même des sujets qui ne s'inventent pas !

M. Éric Labaye. - Vous me posez une question, j'y réponds. Nous choisissons des sujets sur lesquels il est intéressant d'apporter une perspective.

M. Arnaud Bazin, président. - Tout cela présente des coûts importants pour McKinsey. Quel est le retour sur investissement ?

M. Éric Labaye. - Le retour sur investissement vient plutôt de la contribution sociétale. Le McKinsey Global Institute contribue au débat mondial. Nous alimentons ces réflexions par le biais du think tank et du lien avec l'extérieur.

Les interactions avec les académiques avec qui l'on travaille nous permettent d'appréhender une compréhension macroéconomique alors qu'on est, dans l'âme, des spécialistes de la microéconomie. C'est un facteur d'ouverture d'esprit pour tous les consultants par rapport à ces problématiques générales, qui ne sont pas uniquement dédiées à l'entreprise et à l'État.

M. Patrice Joly. - Quel est le régime fiscal applicable au partenariat de compétences ?

M. Arnaud Bazin, président. - L'un d'entre vous peut-il répondre à cette question ? Cela ne semble pas être le cas. Nous essaierons donc d'obtenir une réponse d'ici à la prochaine réunion de la commission d'enquête.

Merci pour votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition des syndicats de la fonction publique, autour de M. Luc Farré, secrétaire général de l'UNSA fonction publique, Mme Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT fonction publique et M. Sébastien Naudy, représentant de la Fédération CGT des services publics

M. Arnaud Bazin, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition en format table ronde des syndicats de la fonction publique.

Nous recevons les représentants de l'Union fédérale des syndicats de l'État CGT, de la CFDT-Fonction publique et de l'UNSA-Fonction publique.

Au cours de nos auditions, les raisons invoquées pour justifier le recours aux cabinets de conseil ont été l'insuffisance des ressources internes de l'État, la recherche d'une expertise externe et le besoin d'un regard extérieur, en particulier pour les actions de transformation de l'État.

Nous avons souhaité entendre les organisations professionnelles sur la perception qu'ont les agents publics des cabinets de conseil : quelle valeur ajoutée percevez-vous dans l'action des consultants ? Quelles sont, à l'inverse, les limites de cette intervention ? Pourquoi ces missions de consultance ne sont-elles pas confiées à des agents publics ?

Au fond, les travaux de notre commission d'enquête touchent à la vision de l'administration et donc de l'État.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, certains de nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mylène Jacquot, Estelle Piernas et Delphine Colin et M. Luc Farré prêtent serment.

Mme Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT-Fonction publique. - Je me félicite que notre organisation soit entendue sur des sujets pour lesquels nous sommes parfois laissés de côté.

La question du recours aux cabinets de consultants remonte à quelques années. Elle arrive sur le devant de la scène dans les années 2000, avec la création de la direction générale de la modernisation de l'État (DGME), qui en faisait une porte d'entrée au coeur même de l'administration.

Dans la même période, nous avons assisté à une disqualification de la parole des organisations représentatives, et des fonctionnaires dans leur ensemble, à une époque où un Premier ministre en parlait comme de « moules accrochées à leur rocher »...

Il y avait un syllogisme par lequel la modernisation ne pourrait se faire que sans les fonctionnaires, alors même que les ressources existent, et existaient déjà il y a vingt ans, dans l'administration. Citons par exemple les compétences en ingénierie, largement abandonnées par l'État. Les collectivités territoriales n'ont pas été les dernières à s'émouvoir de ces abandons de compétences, qui avaient des conséquences non négligeables sur la dépense publique.

Avant la circulaire récente du Premier ministre, avant la réforme de l'encadrement supérieur et la création de la direction interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE), les compétences internes existaient, mais il existait malheureusement aussi des cadres de l'administration sous-employés, voire sans affectation.

Autre richesse, les universitaires et chercheurs qui, eux aussi, peuvent éclairer la prise de décisions et la conduite de projets.

Outre les agents eux-mêmes, il faut aborder la question du dialogue social. N'opposons pas le recours aux cabinets de conseil au dialogue social ; associons-les mieux, pour limiter les risques d'échecs, de conflits, de surcoûts dont nous voyons régulièrement des exemples. Associer les représentants des agents à la conduite du changement, à l'évolution du management, donner les moyens aux représentants du personnel de monter en compétence est indispensable à une co-construction dans les établissements publics et les administrations.

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 met en évidence une volonté positive de réduire le recours aux cabinets de conseil, et une valorisation de l'expertise des agents publics.

Peut-être verra-t-on émerger une meilleure gestion de cette richesse humaine qu'est la fonction publique. Mais soyons prudents : la route est encore longue vers une gestion du changement, de la modernisation ou de la transformation - la terminologie évolue - qui ne se fasse pas contre les agents mais avec eux. Leur donner la parole et les écouter est l'un des moyens les plus sûrs de concilier un meilleur service aux usagers, une amélioration des conditions de travail et, pourquoi pas, une réduction des coûts en réinternalisant certaines actions.

On peut dire, avec un certain optimisme, que nous sommes passés d'un discours de détestation assumée de la fonction publique à un besoin lui aussi assumé de services publics sur l'ensemble des territoires.

Ces enjeux de transformation et d'adaptation, qui sont devant nous, doivent être au coeur de nos quotidiens. Ils ne doivent plus être le prétexte à des soupçons sur les moyens mis en oeuvre, et la gouvernance de ces évolutions doit elle aussi être revue et améliorée, vers davantage de transparence.

M. Luc Farré, secrétaire général de l'UNSA-Fonction publique. - Pour l'UNSA Fonction publique, l'accroissement du recours aux cabinets de conseil peut conduire à une forme de privatisation de l'action publique. En effet, si les pouvoirs publics abandonnent des champs d'expertise entiers nécessaires à l'élaboration et la mise en oeuvre des politiques, ils se condamnent à une dépendance à ces acteurs privés à but lucratif, mais aussi à augmenter l'influence des lobbys éloignés de l'intérêt général, indispensable à la cohésion sociale.

Dans certains cas, les cabinets conseils peuvent apporter une expertise qui n'est pas encore présente mais cependant nécessaire, comme pour les procédés informatiques nouveaux lors de phases d'investissement ou de remise à niveau. Mais cela ne doit être que ponctuel, et non structurel.

Le choix de recourir à ces cabinets de conseil est aussi motivé par la possibilité qu'ils offrent de contourner les règles des recrutements et des marchés publics, pour un coût très important - mais qui n'est pas contrôlé avec la même rigueur que les rémunérations publiques.

Compte tenu des tensions importantes sur les effectifs, les administrations sont rarement en mesure de proposer des équipes dédiées aux nouvelles initiatives tout en maintenant l'activité déjà en place, surtout depuis la période 2007-2012 marquée par la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Les marchés étant pluriannuels, ils n'ont pas été remis en cause lors du passage à la mandature suivante : le secrétariat général à la modernisation de l'action publique (SGMAP) a continué, après la DGME, à utiliser des marchés de conseil et à les proposer aux ministères. Sous l'actuelle mandature, le recours s'est accru et les cabinets de conseil ont été invités à proposer jusqu'à des politiques publiques.

Le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil a d'abord pour effet de délégitimer les compétences internes : les 140 millions d'euros dépensés en moyenne annuelle sont censés apporter des compétences dont l'État serait dépourvu. Dans la majorité des cas, l'administration, compte tenu de sa taille et des qualifications de ses cadres, dispose très largement de ces compétences. Cette situation engendre ainsi de la défiance au sein même des administrations...

Cela contribue ensuite à freiner les recrutements nécessaires au maintien d'une expertise interne. Comme pour toute externalisation, il convient de disposer d'une maîtrise d'ouvrage forte pour l'encadrer, mais même celle-ci finit par être déléguée, ce qui peut conduire aux dérives que nous constatons actuellement. Si les agents qui disposent de la compétence sont trop peu nombreux et insuffisamment valorisés, il devient probable que les commanditaires auront recours à une externalisation.

L'activité des consultants produit également une forte charge de travail pour les cadres actifs de l'administration, qui s'ajoute à leurs missions normales dans des circonstances souvent tendues par le manque d'effectifs.

Les agents vivent cette intrusion comme un contournement de la chaîne hiérarchique qui se dispense des responsabilités lui incombant normalement, comme le respect d'un certain climat social, de la politesse, la connaissance de la charge de travail, la priorisation des actions, la reconnaissance ou encore le maintien de l'équipe dans la durée.

L'encadrement supérieur se défausse sur les consultants et ainsi se déresponsabilise. Il s'appuie de plus en plus souvent sur les conclusions des rapports de ces cabinets qui fournissent jusqu'à des recommandations politiques, ce qui constitue un pouvoir d'influence pour des organismes privés à but lucratif. Cela conduit à créer des strates supplémentaires et à renforcer les conflits de valeurs et d'intérêts.

Le coût du recours à ces cabinets est exorbitant. Trois jours de travail d'un consultant sont facturés à l'État plus cher qu'un de ses cadres de catégorie A pour un mois. Il s'agit pourtant d'agents qui ont le même niveau de qualification et souvent les mêmes diplômes. Par ailleurs, si la facturation correspond à des prestations intellectuelles, la réalité du livrable correspond bien plus à des prestations de communication - impressions, présentations, évènement, outils, etc. - et la part intellectuelle est souvent limitée.

À titre d'exemple, le guide du télétravail publié par la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) a coûté plus de 253 620 euros pour un couper/coller des éléments produits par cette même DGAFP...

Les prestations sont d'abord attribuées à un premier cabinet de conseil, maître d'ouvrage. Une autre équipe de consultants, selon la règle du « tourniquet », viendra accompagner la mise en oeuvre des orientations présentées par ce premier cabinet, ce qui génère des boucles de dépenses au profit des cabinets, et ce dans le but de pérenniser leurs interventions.

Les livrables produits à des coûts exorbitants ont une qualité discutable et leur utilité n'est pas toujours avérée, à l'instar du rapport sur « l'évolution du métier d'enseignant », dont le montant est tout de même de 496 000 euros !

Beaucoup de consultants sont incités par leur employeur à se faire embaucher chez le client dans une stratégie d'essaimage nécessaire à la gestion des ressources humaines (GRH) de ces cabinets, car ceux-ci sont des structures très pyramidales qui exigent un important flux de départs de cadres entre chacun des échelons de responsabilité. Ces anciens consultants, privés de débouchés professionnels dans le cabinet, se retrouvent « consolidés » dans des contrats publics au sein des administrations, où les perspectives de carrière, du moins jusqu'à la loi de 2019, étaient très limitées.

Les possibilités ouvertes par cette loi, permettant de recruter des contractuels sur tous les postes, y compris de direction, font craindre que les cabinets de conseil, qui disposent d'un accès privilégié aux décideurs et ont besoin d'alléger leurs effectifs, ne s'en servent pour forcer le recrutement de certains de leurs cadres.

La composition de la DGME/SGMAP/DITP illustre très bien ce phénomène. Outre le recrutement d'une main d'oeuvre à peu près inutile, l'intérêt des cabinets étant précisément qu'ils sont à l'extérieur de l'administration, ces anciens consultants ont tendance à encourager le recours aux cabinets et à faire pression pour un assouplissement des règles statutaires afin de trouver des perspectives. De même, le « pantouflage » de hauts fonctionnaires favorise les conflits d'intérêts.

Le recours aux cabinets de conseil, sans la possibilité d'encadrer leurs activités, peut générer des risques juridiques : ils ont en effet accès à toutes les données que l'État a par ailleurs besoin de sécuriser. C'est l'enjeu des logiciels et de l'intelligence artificielle.

Du point de vue des agents, ces interventions « hors cadre » créent de la souffrance car leurs compétences ne sont pas correctement utilisées, et ils déplorent souvent un manque de respect de la part des consultants qui leur sont imposés.

Aujourd'hui, aucune règle n'impose aux décideurs de soumettre au dialogue social le recours aux cabinets de conseil, leur activité et les impacts de leur intervention.

Pour remédier à cette situation, l'UNSA Fonction publique préconise de mieux anticiper, encadrer et contrôler le recours à ces cabinets.

Pour cela, il faut d'abord internaliser l'expertise et les compétences, redonner des capacités et des missions aux corps de contrôle et développer cela sur tous les versants.

Il convient également de renforcer les réglementations pour une plus grande transparence sur l'utilisation des services de conseil, et d'encadrer les interventions de ces cabinets qui ne doivent en aucun cas devenir les donneurs d'ordre des agents publics, ni des « bloqueurs » d'informations ou d'actions.

Nous proposons d'obliger les commanditaires à la transparence sur les coûts et les externalisations des prestations.

Avant tout recours à une prestation de conseil, l'alternative interne doit être soigneusement examinée, sur la base de la qualité et de l'optimisation des ressources.

Il convient également de créer les filières de formation de l'expertise pour le secteur public et d'utiliser la recherche française via des partenariats public-public.

La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) doit être dotée de moyens dédiés à la lutte contre la corruption.

En guise de bonne pratique, il faudrait enfin y prévoir une consultation complète avec les parties prenantes concernées. Il faut notamment conférer des moyens d'expression légitimes et formels aux représentants du personnel, pour que cette question entre dans le cadre du dialogue social.

Le secteur public dans son ensemble ayant un objet très différent des entreprises privées, un cadre alternatif est nécessaire pour ne pas forcer les administrations à agir comme des entreprises. C'est l'intérêt général, et non la maximisation du profit, qui est au coeur de l'action publique. Le secteur public doit également mieux protéger les lanceurs d'alerte, grâce au projet de loi en cours de discussion et à sa mise en oeuvre.

Mme Estelle Piernas, secrétaire nationale de l'Union fédérale des syndicats de l'État CGT. - Notre propos à deux voix s'appuie sur les constats de nos camarades au sein de l'administration.

D'abord, la méconnaissance par bon nombre de ces cabinets de conseil de la notion même de service public. C'est palpable quand des consultants parlent de « clients » et non « d'administrés ». Cette méconnaissance les amène à ne pas prendre en compte la qualité du service rendu à tous les administrés, en zone urbaine comme rurale.

Ces cabinets interviennent dans une logique mercantiliste éloignée de la notion de service public telle que nous l'avons conçue au lendemain de la Seconde guerre mondiale.

Ce n'est pas un manque de compétences en interne, mais un manque de personnel dédié à leurs missions qui oblige les administrations à sous-traiter au secteur privé. Ainsi, bon nombre d'entre elles n'ont pu conserver leur département de stratégie et de prospective, et cette part de leur activité est désormais sous-traitée. L'administration pourrait faire elle-même ce qu'elle confie au secteur privé, et même mieux ; mais, faute d'ETP, elle ne peut pas le faire.

En revanche, aucun contrôle n'est exercé sur ces marchés publics et l'utilisation de ces deniers, qui sont les impôts des administrés.

Votre commission d'enquête nous a également interrogés sur la sous-traitance informatique, domaine qui recouvre des métiers sous tension. Compte tenu du faible niveau de rémunération en comparaison du secteur privé, l'administration a du mal à recruter. Les concours trouvent peu de candidats et, même embauchés en CDI, les jeunes partent avec deux ou trois ans d'expérience dans le privé, où ils trouveront un salaire plus élevé et de meilleures perspectives de carrière.

Ces constats mènent à la conclusion que nous sommes passés de l'État stratège à l'État otage de la financiarisation, avec des intérêts privés qui prennent le pas sur l'intérêt général. Cela pose la question du modèle de société, de la notion d'appareil d'État et de ce que nous voulons en faire, et de la notion de puissance publique.

L'impact des cabinets de conseil est très négatif sur les collectifs de travail : les consultants ne rencontrent pas les experts métiers et proposent des livrables qui relèvent de la communication. Lorsqu'ils interrogent les experts métiers, ils ne les écoutent pas. C'est un problème culturel.

Le manque de transparence et de démocratie est flagrant, puisque les organisations syndicales ne sont quasiment jamais associées aux décisions, qui ne passent pas devant les instances de dialogue social. Au comité technique d'établissement ou au comité technique ministériel, on propose des solutions déjà conçues, qui ont des impacts sur l'organisation du travail et les missions de l'administration. Cela suscite un fort mécontentement des agents.

Les syndicats ne sont pas opposés à tout, mais il faudrait au moins prévoir dans la loi l'association des syndicats - d'autant que dans certaines administrations, on nous interroge sur le budget global, sans que l'on sache exactement ce qui figure dans les lignes budgétaires et ce que l'on fait de cet argent. Les administrés paient des impôts pour avoir un service public de qualité.

Un exemple flagrant de ces dérives est le recours aux cabinets de coaching extérieur pour les agents de catégorie A. C'est une solution que l'administration emploie souvent pour les chefs de service qui ne vont pas bien, pour pouvoir dire qu'elle les a accompagnés - et les « sortir » si cela ne fonctionne pas. Du point de vue sociologique, le coaching permet aussi à l'administration de ne pas dire en face aux personnes concernées que les choses ne vont pas.

M. Delphine Colin, secrétaire nationale de l'Union fédérale des syndicats de l'État CGT. - Votre commission d'enquête a évoqué le rapport sur l'avenir du métier d'enseignant, qui a coûté 496 800 euros. La CGT en a appris l'existence par voie de presse, et à aucun moment les organisations syndicales n'ont été consultées sur ce scandale. Scandale, car qui est plus expert de son travail et ses besoins pour l'avenir que les enseignants et enseignantes, et les organisations syndicales qui les représentent ?

Cette somme de 496 800 euros, déjà importante, n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan des fonds publics utilisés pour gaver, si vous m'autorisez ce terme, les cabinets privés, alors que les suppressions d'emploi et les fermetures de services de proximité se multiplient. Depuis la mise en oeuvre de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et la réduction constante des plafonds d'emplois, les cabinets pullulent dans le paysage des administrations. Cela s'apparente à une délégation de service public déguisée.

La question de la déontologie et du conflit d'intérêts se pose également pour ces cabinets de conseil, qui se partagent le gâteau des administrations et font souvent partie de la même obédience.

La circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022, qui institutionnalise l'effet « tourniquet », est lourde de sens pour le service public. Elle relève également d'une certaine hypocrisie, puisqu'elle admet des dysfonctionnements, des manques de moyens alors que nous sommes dans un mouvement de privatisation des fonctions de l'État. De plus, une circulaire n'a aucun pouvoir contraignant. Enfin, le fait qu'elle rappelle de simples règles de déontologie est un aveu en creux de pratiques illégales.

La question de la sécurité des données, abordée tout à l'heure nous semble très importante. Les cabinets de conseil, dans le cadre des missions qui leur sont confiées, ont accès à des données sensibles ou couvertes par le secret professionnel et il n'y a aucune garantie qu'elles ne soient pas utilisées à d'autres fins. À notre sens, la capitalisation ne se fait pas au profit des administrations mais à celui des cabinets de conseil.

Ces cabinets, du fait de leur incompréhension des missions de service public, sont un réel frein à l'adaptabilité des services publics.

La CGT attire enfin l'attention sur les comparaisons internationales faites par Mme Amélie de Montchalin. Il faut prendre garde à ces comparaisons car nous sommes dans des modèles de société différents et pas forcément comparables. Et, en revanche, lorsque nous parlons de différences salariales avec l'étranger, le niveau de comparaison n'est plus le même et les portes se ferment...

Les préconisations de la CGT sur ces questions sont d'assurer l'indépendance stratégique de l'État en réintégrant au sein des administrations des services de veille et de prospective capables de définir des orientations stratégiques pour le service public et mener une réelle réflexion sur ce qu'est l'appareil d'État et sur les moyens qui doivent lui être alloués.

À ce titre la CGT fonction publique mène une campagne « 10 % », d'emploi, de salaire et de réduction de temps de travail. L'enjeu du renforcement de la fonction publique, au service de l'intérêt général, est central pour cette commission d'enquête.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Merci pour vos propos liminaires, qui m'interrogent toutefois.

Il nous semblait intéressant de vous rencontrer pour avoir votre avis sur le recours aux cabinets de conseil et savoir quelle était la réaction des agents de la fonction publique face à ce recours.

Dans le même temps il y a cette commission d'enquête et des révélations dans la presse sur le recours exponentiel à des cabinets privés. Mais rien ne se disait avant cela ! Donc une première question : pourquoi ce silence ?

Il y a une seconde question, à laquelle vous n'avez pas apporté de réponse mais qui nous semble essentielle : pensez-vous que les cabinets de conseil ont une influence sur la prise de décision au niveau stratégique et au niveau politique ?

Mme Mylène Jacquot. - Il est possible de se poser votre première question : pourquoi rien ne se disait ?

Je distinguais deux périodes dans mes propos liminaires, avec une période où l'on décrédibilisait la parole des fonctionnaires et de leurs représentants en nous faisant passer pour des ringards qui ne comprenaient rien aux chantiers de modernisation. C'est ce qui se passait dans les années 2000, celles de la DGME, que je n'ai pas été la seule à citer. Lorsque nous disions des choses, nous butions face aux critiques.

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Je n'ai pas dit que vous ne disiez rien. Peut-être disiez-vous des choses au sein de votre administration. Mais ce sujet n'a pas transpiré dans l'espace public.

Mme Mylène Jacquot. - Les médias qui s'intéressent sincèrement à la fonction publique, autrement qu'en des termes politiques ou des « il faut plus ou moins de fonctionnaires » sont rares. On parle rarement de nous comme des travailleurs. C'est un sujet politique mais on ne parle pas des cinq millions d'agents qui travaillent, mettent en oeuvre les politiques publiques, font vivre le tissu économique... Avec la crise sanitaire, on a découvert qu'il y avait cinq millions de personnes qui travaillaient !

M. Arnaud Bazin, président. - Il ne faut s'étonner de rien, on s'est même rendu compte que les hôtesses de caisse étaient nécessaires dans les grands magasins !

Mme Mylène Jacquot. - Sur la question du « pourquoi on ne dit rien »...

Mme Éliane Assassi, rapporteure. - Je ne dis pas que vous ne dites rien. Je dis que c'est un sujet, et vous l'avez dit vous-même, qui remonte à quelques années. Comprenez bien ma question, nous avons cette commission d'enquête et des révélations sur les cabinets de conseil en stratégie ont eu lieu. Mais la question ne date pas de la crise sanitaire.

Pourquoi le sujet n'a-t-il pas fait irruption dans l'espace public plus tôt, alors qu'un nombre considérable de cabinets interviennent dans notre administration pour des sommes considérables ?

Mme Mylène Jacquot. - Je vous l'ai dit au début, en vous remerciant d'auditionner sur un tel sujet les associations représentatives des agents publics, qui sont rarement entendues, peut-être parce qu'on ne les pense pas capables d'en parler ou que notre parole ne vaut pas grand-chose.

Nous disons, mais nous ne sommes pas entendus.

De plus, pour pouvoir dire, encore faut-il être informé. Quand je parlais des sujets de gouvernance, et cela a été repris par ma collègue Estelle Piernas pour la CGT, il faudrait un peu de dialogue social sur ces sujets d'organisation, le travail d'un agent public n'étant pas nécessairement le même avec un intervenant extérieur.

C'est comme ce fameux guide sur le télétravail : tout le monde a salué sa qualité quand il a été présenté aux organisations syndicales. Pourquoi ne nous a-t-il pas été précisé qu'il avait été élaboré avec le concours d'un cabinet de consultants ? Le coût nous aurait peut-être choqué, certes, mais nous aurions pu en discuter. Tout le monde était persuadé qu'il avait été fait par la DGAFP.

Le problème n'est pas tant qu'il soit fait appel à un cabinet privé à un moment pour telle ou telle raison. Elles peuvent peut-être s'expliquer, ou pas, mais nous pourrions au moins en débattre. Il conviendrait, y compris pour les citoyens qui financent ces missions, qu'il y ait de la transparence et pas seulement lors de tel ou tel scandale.

M. Luc Farré. - En complément, je pense que l'aspect historique du recours aux consultants doit être regardé depuis le quinquennat 2007-2012. Nous nous étions prononcés à l'époque sur la manière dont avait été construite la RGPP et sur les engagements vis-à-vis d'un certain nombre de cabinets de conseil.

Les choses évoluent. Lors du précédent quinquennat, il était fait appel au conseil mais dans des proportions que l'on peut tout à fait discuter. Aujourd'hui, cela va beaucoup plus loin... Dans un certain nombre d'endroits, il y a manifestement une facilité à utiliser un cabinet au lieu d'utiliser les compétences réelles des agents publics, compétences qui sont par ailleurs reconnues.

Mme Estelle Piernas. - Je compléterai en soulignant la difficulté qu'il y a à alerter. Nous allons alerter en interne dans nos administrations, mais vous savez comme moi comment cela se passe avec la presse... Malheureusement, il faut créer un rapport de force si l'on veut un changement au niveau politique. Si l'histoire n'intéresse pas la presse, elle ne sera pas traitée. Nous allons peut-être parler d'un marché à seulement 60 000 euros mais si ce n'est pas le bon moment pour produire un article et faire éclater un scandale... Et, en plus, on va nous dire que, 60 000 euros, ce n'est pas assez. Personne ne nous écoute !

Je peux en revanche vous citer deux exemples où la presse s'est emparée du sujet.

Le premier est le logiciel Louvois, qui gérait la paie des militaires. Il y a eu des drames humains derrière ! L'absence de solde entraînait la perte de la mutuelle du militaire et de sa famille, qui ne mangeait plus à la fin du mois. Je reprendrais une phrase du ministre de l'époque, qui avait dit qu'il fallait « enterrer » ce système face à ce désastre. Il avait coûté 130 millions d'euros sur dix ans ! Cela a coûté cher, avec l'intervention d'un cabinet de conseil.

Autre exemple, l'Office National de la Paye (ONP) : sous-traité à une société privée, il a coûté 235 millions d'euros et a viré au fiasco. Et on nous demandait de rajouter encore 6 millions d'euros supplémentaires par an sur dix ans ! Les syndicats l'ont dénoncé et ce scandale est paru dans la presse.

Avec les scandales, nous arrivons à faire bouger les lignes de front parce que la presse nous écoute, car nous ne sommes pas nécessairement écoutés en interne par l'administration. En revanche, quand il ne s'agit pas de scandales, qu'il n'y a pas d'implications politiques, cela n'intéresse personne.

L'idée de créer un corps d'inspection pour surveiller tous ces marchés de conseil est une très bonne chose car nous nous crions dans le désert s'il n'y a personne en face pour nous répondre.

C'est pour cela que nous considérons qu'il est important que nous soyons auditionnés par cette commission d'enquête pour être entendus sur ces questions.

Mme Nathalie Goulet. - Je suis très intéressée par le contenu de ce que j'ai entendu.

Première question : même s'il n'y a pas de comité d'entreprise dans la fonction publique, comment pourrait-on améliorer la circulaire du Gouvernement, qui prévoit de vérifier les compétences internes avant d'avoir recours aux cabinets privés ? Comment imagineriez-vous cette vérification, qui doit passer par les représentants syndicaux ? Comment pourrait-on répondre à votre demande sur l'information préalable des agents et la recherche de compétences en interne ?

Pour le logiciel Louvois, quel cabinet extérieur avait été sollicité ? C'est un dossier que nous avons beaucoup suivi à la commission des affaires étrangères et de la défense et, sauf erreur de ma part, Mme Florence Parly n'a pas parlé de cabinet extérieur lorsqu'elle a évoqué le fiasco Louvois la semaine dernière.

M. Luc Farré. - Je répondrai à votre question sur la façon d'associer les représentants du personnel et sur la transparence, qui est un élément essentiel.

Les instances de dialogue social évoluent dans le cadre de la loi de transformation de la fonction publique, notamment avec le nouveau comité social d'administration (CSA). Cela pourrait être une des missions qui lui soit confiée, en tant qu'élément de transparence. Faut-il encore que ça ne soit pas qu'une simple information...

C'est tout l'enjeu de ce qui se passe aujourd'hui : les pouvoirs et les responsabilités ne sont pas du tout les mêmes entre les différentes instances de dialogue social du privé et du public. L'État employeur garde la mainmise sur beaucoup de ses prérogatives décisionnelles.

J'insiste sur notre proposition de renforcement d'un certain nombre de garanties, comme la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.

Mme Mylène Jacquot. - Il a été fait mention des comités d'entreprise. Même s'ils n'existent pas dans la fonction publique, il y a quand même des instances de dialogue social : des comités techniques, qui sont devenus des comités sociaux. Ils peuvent tout à fait être informés de ces sujets, qu'il s'agisse du comité social lui-même ou de sa future formation spécialisé sur les questions d'organisation du travail. Les instances existent. Il faut se saisir de l'ensemble de leurs compétences et se payer le luxe ou le culot d'associer les représentants des agents à des sujets autres que le pouvoir d'achat ou les textes statutaires. Nous sommes aussi intéressés par notre travail !

Il s'agit d'un vrai sujet, comment donner la parole aux agents ou à leurs représentants sur le contenu et l'organisation de leur travail ? Quand nous aurons réussi à faire avancer ce sujet-là, il y aura eu un grand progrès.

M. Delphine Colin. - Le droit de participation des travailleurs et des travailleuses dans la fonction publique est justement de pouvoir être représentés dans les instances représentatives du personnel, avec cette notion que les services publics ont une vocation d'intérêt général, que cela intéresse les agents et qu'ils ont aussi leur mot à dire.

La loi de transformation de la fonction publique a considérablement réduit les prérogatives des instances avec la fusion, comme dans le secteur privé, des comités techniques (CT) et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Les nouveaux comités sociaux ont des compétences mais aucune n'est en relation avec le recours au conseil, ni sur l'élaboration du cahier des charges, ni sur le déroulement de la mission, ni sur les conclusions des cabinets de conseil.

Une simple information ne suffit pas : il faut une association et un avis de l'instance représentative du personnel. Il ne s'agit pas de continuer dans la voie actuelle du Gouvernement, avec l'intensification du recours aux cabinets de conseil. Il faut identifier les besoins, les problèmes et les ressources de l'administration pour y répondre. S'il n'y a pas d'autres possibilités, il faut selon nous un avis des futurs comités sociaux d'administration prenant en compte l'impact des prestations de conseil sur les conditions de travail des agents. Il faudrait également que les CHSCT soient restaurés et aient leur mot à dire.

La question des lanceurs d'alerte nous semble aussi très importante. Le silence qui peut entourer les prestations de conseil s'explique aussi par la répression des lanceurs d'alerte, qui fait que beaucoup de sujets ne sortent pas.

Nous vous ferons parvenir les éléments sur le cabinet de conseil concerné par le dossier Louvois.

Mme Mylène Jacquot. - Je reviens sur l'influence des consultants sur la décision publique.

Je ne répondrai pas à la place de décisionnaires de haut niveau. On peut cependant avoir des craintes sur la qualité de l'éclairage qui peut être apporté par des cabinets de conseil. Quand il s'agit de faire de la communication autour d'une réforme, pourquoi pas ? Certaines interventions de cabinets de conseil peuvent être opportunes. En revanche, quand cela touche le coeur des sujets et la conception d'une réforme, nous ne sommes plus sur la même problématique et la même ampleur en termes d'éclairage de la décision publique.

Cela vaut aussi quand il s'agit d'analyser une politique publique et d'en faire un diagnostic précis. Dans ce cas, il nous semble que les recommandations qui peuvent être faites par les consultants sont peut-être moins opérationnelles et que nous avons des inspections générales qui sont probablement plus indépendantes que des cabinets, qui vont hésiter à mordre la main qui les paie. Les rapports d'inspection sont rendus au commanditaire même lorsqu'ils ne sont pas publiés !

Il y a probablement des rapports de cabinets de conseil qui ne débouchent sur rien. Je ne saurais pas mesurer l'influence sur la décision publique et donc politique, mais il faut être très clair sur les risques que cela peut occasionner.

M. Luc Farré. - Les cabinets de conseil sont souvent amenés à conseiller des entreprises « à taille d'entreprise », qui n'ont strictement rien à voir avec la taille d'un État.

J'insiste sur ce point car nous avons dans le système français, ma collègue Mylène Jacquot l'a rappelé à l'instant, les inspections générales, le Conseil d'État et la Cour des comptes. On en pense ce que l'on veut, on peut être d'accord ou non avec leurs rapports, mais nous avons des compétences qui existent, avec des formations nécessaires.

Ce qui est certain, c'est la difficulté à faire la part des choses entre un conseil rapide et la réalité de ce qui se passe dans l'ensemble d'un service. Ce n'est pas parce que l'on s'adresse à un cabinet de conseil, qu'il est rapidement disponible, que le contact est facile et qu'il y a un contrat que cela correspond réellement aux besoins et à notre vision pour notre pays.

Mme Estelle Piernas. - Pour la CGT, cela dépend du type de conseil sollicité.

L'objectif est-il de conforter un point de vue ou de réaliser un projet de transformation ? Est-ce une question pour laquelle il y a un vrai besoin d'éclairage ?

Bien souvent, il s'agit d'audits, soit pour conforter une position, soit pour voir ce qu'il faudrait transformer. En ce qui concerne le besoin d'éclairage, comme ma collègue Mylène Jacquot l'a dit, il est possible d'être sceptique car il y a une mauvaise connaissance, voire une méconnaissance, de ce qu'est le service public et de comment fonctionne une administration.

Il est possible de demander un avis à une personne extérieure. Il n'y a pas d'obligation de le suivre. Mais il ne faut pas que ce soit l'avis de cette personne extérieure qui prime sur la décision des hauts fonctionnaires et des agents qui doivent être consultés.

M. Arnaud Bazin, président. - Je vous remercie toutes et tous pour votre participation à cet entretien. La commission d'enquête rendra ses travaux à la mi-mars.

La réunion est close à 19 heures

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.