Mercredi 26 janvier 2022

- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, président -

La réunion est ouverte à 17 h 00.

Audition de MM. William Dab, professeur et titulaire de la chaire d'Hygiène et Sécurité du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Jacques Reis, neurologue, et de Mme Sylvie Znaty, professeur et titulaire de la chaire Prévention des Risques Professionnels et Environnementaux, du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)

M. Guillaume Chevrollier, président. - M. Dab, vous êtes épidémiologiste, avez été Directeur général de la santé (2003-2005), dirigez le laboratoire de recherche Modélisation et Surveillance des Risques pour la Sécurité Sanitaire (MSRSS) au CNAM, où enseigne également Mme Znaty, qui y est titulaire de la chaire Prévention des Risques Professionnels et Environnementaux, après une longue expérience professionnelle dans le groupe Eiffage.

M. Reis est neurologue et préside la chaire environnementale de la Fédération mondiale de neurologie. Dès 2018, vous dénonciez une « pandémie silencieuse » due à certains toxiques dans l'air ambiant ou dans notre alimentation, après avoir organisé en 2016 des rencontres « santé et environnement », mettant en avant les impacts de la pollution de l'air sur notre santé.

La mission d'information vous entend donc non pas sur la pandémie, sujet qui est traité dans d'autres instances, notamment au Sénat, mais parce qu'il faut « agir face aux risques sanitaires », si je peux reprendre le titre d'un des ouvrages de M. Dab, paru en 2013.

L'un de vos récents articles est intitulé : « Nous avons des institutions de sécurité sanitaire, mais pas de politique de sécurité sanitaire ». Vous nous préciserez vos propos.

Estimez-vous que nos systèmes de protection sociale (sécurité sociale, assurances, régime des catastrophes naturelles, accompagnement des transitions professionnelles rendues nécessaires par le réchauffement climatique) seront suffisamment résilients pour affronter les profonds chocs que la dégradation de l'environnement va provoquer sur la santé humaine ?

M. William Dab. - Pour nous qui exerçons, souvent à la marge des systèmes d'enseignement et de recherche, en matière de santé environnementale, il est réjouissant de voir que des élus de la nation s'en préoccupent.

Trois points de vue complémentaires peuvent vous aider.

Le premier est celui des politiques publiques, j'ai pu voir en 2004 le premier plan santé environnement (PSE). Les médecins, pas que épidémiologistes, ont un rôle important en matière de santé, mais assez peu d'entre eux ont une culture de sa relation avec l'environnement. Jacques Reis fait partie des quelques-uns qui ont une expertise dans ce domaine. Par ailleurs, maintenant professeur émérite du Conservatoire national des arts et métier (CNAM), j'ai proposé d'associer la nouvelle titulaire de la chaire Prévention des risques professionnels et environnementaux à cette audition.

Jean-François Mattei m'a appelé à son cabinet en 2002 pour préparer la loi relative à la politique de santé publique, promulguée en août 2004 et qu'il pensait comme une loi de procédure et de prospective, pas comme un catalogue de recettes. Il voulait créer un processus de santé publique et m'avait confié l'organisation d'une grande consultation d'expertise et de société civile. Il en était ressorti un tableau de bord de suivi des questions de santé publique, annexé à la loi. Certaines priorités avaient été arbitrées en réunion interministérielle, dont la santé et l'environnement.

Lors du débat à l'Assemblée nationale, en commission des affaires sociales, des députés avaient demandé que ces objectifs soient revisités tous les cinq ans. Sceptique, j'avais dit au ministre que la représentation nationale ne s'intéressait que rarement à santé publique, alors que cette loi était une première depuis 1902. Le ministre voulait cependant encourager cette volonté, et l'amendement fut donc adopté. J'ai alors reçu le mandat de préparer le premier PSE.

Le résultat, c'est que les priorités n'ont jamais été révisées, alors que c'était inscrit dans la loi. Le sujet n'est jamais revenu à l'ordre du jour du Parlement. Je vous dis cela parce que votre sujet, comme la santé publique, est de moyen, voire de long terme, alors que nous avons un problème de continuité des politiques publiques. C'est le jeu de la démocratie : le nouveau ministre ne se sent pas comptable des actes de son prédécesseur. Mais là, c'était inscrit dans la loi...

Deuxièmement, notre système de santé, tel qu'il a été pensé à la libération où dominaient les maladies infectieuses, est déséquilibré. Il est conçu pour des prises en charge courtes, ponctuelles, et pour une guérison rapide. Ainsi, pour 100 euros dépensés dans le domaine de la santé, 97 le sont en soins curatifs et 3 en prévention organisée. De plus, vous voulez penser une sécurité sociale écologique, donc du risque, mais on saute une étape : le système est mal armé pour prendre en charge les maladies chroniques, pourtant point de passage obligé.

Nous ne pourrons pas installer l'idée dans la population d'assurer le risque alors que nous ne pouvons pas actuellement prendre en charge le vieillissement.

Excellence et médiocrité : les inégalités de santé sont très fortes en France. Une fois 65 ans atteints, les Français ont la plus grande longévité au monde avec les Japonais. En revanche, la mortalité masculine avant 60 ans est la plus élevée en Europe, hors Portugal. Or, après 65 ans, notre santé est très déterminée par la médecine, alors qu'avant 60 ans, c'est un défaut de prévention, qui n'est que peu le ressort des médecins. Dans La santé et le travail, je montre que cette surmortalité des hommes jeunes par cancer ne s'explique que par la surexposition professionnelle à des produits cancérigènes.

Cette loi de 2004 a développé la planification sur le moyen terme : PSE, plan national cancer voulu par le Président Chirac, plan santé au travail. 15 ans après, les bilans réalisés par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), par l'inspection générale des finances (IGF) et par la Cour des comptes sont très décevants. Le premier plan avait pour seul mérite d'être le premier.

Ces plans sont restés des catalogues non budgétés, mal définis, sans aucun indicateur de résultat ou presque. Un exemple de ces problèmes de crédibilité : j'échangeais avec une collègue d'une grande agence régionale de santé (ARS) sur la quatrième édition du PSE, ambitieuse, bien conçue et devant être déclinée par les ARS. Cependant, elle n'avait que 2 millions d'euros de crédits d'intervention pour ce PSE, sur un budget total de 17 milliards d'euros. Il y a un problème démocratique : cet écart entre intentions et moyens touche à la confiance de la population.

Enfin, le problème dont vous traitez ne peut avancer que si l'État et les autres administrations se donnent une cartographie des risques. Celle-ci n'existe pas. J'ai travaillé avec de grandes entreprises, dont EDF, et j'ai participais à ce processus, pour son volet sanitaire. Pas une grande entreprise aujourd'hui n'imagine sa survie sans cartographie des risques. EDF la mettait à jour tous les 6 mois, et le comité exécutif en discutait. Il n'y a pas d'équivalent pour l'État. Et pour parler de sécurité sociale écologique, il faut parler de cartographie des risques.

Le risque, la probabilisation de ce qui pourrait survenir, n'est donc pas un objet de politique publique. Une telle cartographie devrait relever de l'ensemble des ministères, pas seulement de celui de la santé. Il devrait être placé au niveau du Premier ministre, pour bénéficier de l'autorité nécessaire. Votre projet, qui répond à un constat que je partage, ne peut pas avancer s'il ne s'appuie pas sur cet outil.

M. Jacques Reis. - La médecine environnementale est consacrée à l'application des connaissances pour prendre en charge les patients, prévenir les maladies et apprécier l'impact de l'environnement sur la santé. Elle s'inscrit dans la suite du rapport de Jean-François Mattei, auquel William Dab a participé. Le concept a donc plus de 25 ans.

Vous mettez l'accent sur les cancers et les maladies cardiovasculaires : neurologue, je tiens à rappeler la place du cerveau et des maladies neurologiques et psychiatriques, qui sont à la première place des risques que nous courons et dont les coûts sont considérables. Le rapport du programme global de détection des maladies (GDD) en atteste au niveau international.

Le cerveau est notre organe le plus complexe. S'il ne peut se développer normalement, les dégâts sont irréversibles. Les expositions touchant les femmes enceintes et les enfants peuvent avoir des conséquences sur l'adulte, avec les maladies non communicables (MNC, ou NDC en anglais). Ces maladies relèvent du concept de l'origine développementale de la santé et des maladies (DOHaD). Cela aide à comprendre la pandémie actuelle de maladies chroniques, défi pour notre système de santé.

La formation des médecins dans ce domaine est quasi inexistante aujourd'hui. Depuis le premier PSE de 2004, il y a eu très peu d'initiatives. La faculté de médecine de Strasbourg a été la première à proposer ces enseignements, il y a une dizaine d'années. Il s'y est d'ailleurs récemment tenu une réunion sur le contenu de l'enseignement en santé et médecine environnementale, j'aurais aimé que vous y participiez. Santé et médecine environnementale sont deux aspects d'un problème majeur.

Aujourd'hui, nous intervenons après le constat d'une maladie. Or, poste majeur de dépense en termes de médicaments, il y a 15 millions de personnes hypertendues en France, plus sans doute 3 millions qui ne sont pas traitées, soit au total 18 millions d'habitants sur 67 millions. Cette hypertension artérielle prédispose entre autres à des accidents vasculaires cérébraux : il y en a 150 000 cas par an, pour 40 000 décès chaque année. La cause est pourtant facile à traiter : il faut se limiter à un apport journalier de 2 grammes, contre 8 à 12 grammes par jour en moyenne pour les Français.

Le docteur Pierre Menneton, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a tenté d'attirer l'attention sur ce sujet, sans obtenir gain de cause. Le législateur devrait intervenir pour restreindre le sel ajouté dans les plats industriels. C'est un élément simple : le médecin constate les dégâts et les multiples conséquences de l'hypertension, et on peut faire de la prévention secondaire, par exemple avec un étiquetage mentionnant la quantité de sel.

Un autre exemple d'action utile du législateur serait la qualité des aliments. Ainsi, de nombreux pots pour bébés contiennent des résidus non négligeables de pesticides. Or, durant la période périnatale, il faut exposer le moins possible les enfants à des substances étrangères modifiant leur biologie, dont les perturbateurs endocriniens. À l'âge adulte, des maladies seront provoquées par cette consommation périnatale. Il en va de même pour la pollution de l'air et de l'eau : dans ces domaines, le législateur peut intervenir de façon primaire, plutôt que face à la maladie.

Votre rôle est déterminant. Une sécurité sociale préventive dépend de l'information des parties prenantes, de l'éducation des médecins et d'une action préventive qui n'est pas que secondaire, mais qui implique l'ensemble des parties prenantes. Par exemple, pour la pollution de l'air, il ne faut pas se limiter aux émissions individuelles, mais aussi inclure celles de l'industrie, de l'agriculture et des transports. Il est désespérant de constater l'existence de maladies neurodégénératives irréversibles, comme celle de Parkinson. C'est en agissant en amont qu'on pourra diminuer leur incidence.

Mme Sylvie Znaty. - Mon regard est issu du monde de l'entreprise. J'ai récemment pris la direction de la chaire Prévention des risques professionnels et environnementaux du CNAM, mais j'ai auparavant exercé chez Eiffage et Total. J'ai eu la chance d'oeuvrer sur de grands projets, notamment de transport gazier ou des bâtiments complexes, de la conception à la mise en oeuvre. Je peux témoigner de l'évolution de la santé des salariés : mon rôle était de prévenir les risques professionnels, de santé et l'impact des entreprises sur l'environnement, et de l'environnement sur les salariés.

Aujourd'hui, les entreprises sont trop contraintes par une stratégie de survie économique. Jacques Reis parlait de l'agroalimentaire, mais c'est valable dans de nombreux domaines : faut-il privilégier l'environnement et la santé des salariés ou la performance économique ? Le choix est difficile : le sel est excessivement présent dans les plats préparés parce qu'on a éduqué les goûts du consommateur. Un producteur qui ne mettrait plus de sel dans ses plats ferait faillite.

Les entreprises ont un grand rôle à jouer sur l'environnement. Celui-ci affecte déjà les salariés : on le voit avec les catastrophes naturelles, la pandémie et les infections alimentaires. Ainsi, le climat de travail manque souvent de sérénité, ce qui est accentué dans les entreprises dont on sait qu'elles polluent et gâchent des ressources.

On le voit moins dans nos pays riches, mais d'autres ont conscience de la rareté des choses, ne serait-ce que de l'eau. Il faut une logique de prévention, non de réparation. On répare la santé, même dans le monde du travail où l'on ne cherche pas à éviter la maladie. Tels sont les axes à développer : introduire l'environnement dans le système de prévention, les cartographies.

On inclut facilement les accidents du travail et l'environnement, mais on ne les relie pas assez à la santé des salariés. La mission du CNAM est la formation tout au long de la vie : il y a des reconversions, des personnes qui veulent évoluer, mais aussi beaucoup de jeunes. C'est pourquoi nous développons la sensibilisation sur ces sujets, avec des éléments de négociation pour, une fois en entreprise, avoir des clés pour développer cette vision et aider les managers.

Il faut inclure l'environnement dans tous les cursus, ne serait-ce que par des modules légers. Ces sujets sont transverses à tous les systèmes et à tous les diplômes. C'est pas à pas qu'on fera évoluer les mentalités.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie pour vos interventions complémentaires. Madame Znaty, vous étiez témoin dans vos précédentes fonctions de la santé des salariés. Avez-vous constaté une dégradation de celle-ci à mesure de la dégradation de l'environnement ? Vous avez évoqué les résidus de produits dans les aliments. Ceux produits en France répondent à de très nombreuses normes de contrôle. Des rapports du Sénat ont mis en exergue la qualité de l'alimentation française, sans même évoquer la filière biologique. Il doit y avoir une éducation à la santé alimentaire, mais c'est un autre sujet. Par ailleurs, vous n'avez pas évoqué le concept de « santé unique ». Quelle pourrait être sa mise en oeuvre opérationnelle ?

M. William Dab. - Sur l'amélioration ou la dégradation de la santé des travailleurs, il est étonnant que, dans un pays comme la France, on ne puisse répondre à votre question. La seule source de données exhaustive est constituée des déclarations d'accidents du travail, qui sont obligatoires. On sait par ailleurs que les accidents mineurs sont massivement sous-déclarés. Donc la loi n'est pas respectée. Le nombre d'accidents déclarés, ceux qu'une entreprise ne peut cacher, stagne depuis dix ans. On constate des fluctuations, mais elles recoupent celles de l'activité économique, comme en 2020. Le taux est inchangé, donc il n'y a aucun progrès visible au niveau macroscopique et national. Pour le reste, on dispose d'études partielles. Il n'existe aucune étude en France sur la variation du niveau de stress professionnel, aucun système de surveillance. Nous passons un tiers de notre vie à travailler, les expositions professionnelles sont à l'évidence un élément majeur de notre santé, mais c'est une déshérence, malgré la loi du 2 août 2021 qui a renforcé la prévention des risques de santé au travail. Elle rend obligatoire le document unique d'évaluation des risques, créé par le décret n° 2001-1016 du 5 novembre 2001. Cependant, 50 % des entreprises, selon la dernière étude de la DRES, ne l'ont pas établi. La loi de 2021 relance cette obligation, propose sa numérisation, ce qui est une excellente initiative, mais on aurait pu aller plus loin en demandant que ce document, anonymisé, soit adressé chaque année à Santé publique France afin que ce dernier évalue l'exposition aux risques cancérigènes ou mutagènes, aux substances toxiques pour la reproduction, au bruit, aux solvants, etc.. Cela n'existe pas. Or, il est impossible de modifier ou d'améliorer un état qui n'est pas mesuré. On ne mesure pas la santé au travail en France. C'est un vrai problème de l'effectivité de la loi et de la norme.

Les normes alimentaires sont sévères, mais lorsqu'on regroupe les forces de la Direction générale de l'alimentation (DGAL), de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), des agences régionales de santé et même de l'Inspection du travail, cela fait peu de monde. La stratégie du « pas vu, pas pris » existe. Beaucoup de chefs d'entreprise ont des valeurs, heureusement, mais les contraintes économiques et de concurrence, effrénées, évoquées par le professeur Znaty, et les faibles marges conduisent à chercher les réductions de coûts. La stratégie du « pas vu, pas pris »est donc tentante puisque la probabilité d'être contrôlé est très faible.

Le concept de « One health » est magnifique. Il est temps que l'homme réalise qu'il ne domine pas la nature, la faune et la flore, mais que notre santé et la santé animale comme la biodiversité sont liées. Cette interdépendance est désormais scientifiquement établie. Cela suppose une approche transversale mais difficile à appliquer dans un pays marqué par les structures napoléoniennes. Le choix de l'époque, d'intégrer les élites dans l'appareil d'État, a permis le développement économique et l'industrialisation de la France. Ces élites ont été performantes pour transformer des certitudes en force d'action.

Toutefois, le concept de « One health », comme celui de la sécurité sociale écologique, est de savoir comment gérer l'incertitude. Sur la plupart des sujets évoqués, on ne connaît pas la ou les causes de la maladie de Parkinson, on a des hypothèses : les pesticides jouent-ils un rôle ? C'est une plausibilité épidémiologique. Est-ce une causalité établie de façon dure ? Non. J'ai travaillé sur le dossier du chlordécone, en présidant le conseil scientifique mis en place conjointement en juin 2008 par l'Institut de veille sanitaire (InVS) et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), et lancé des études lorsque j'étais directeur général de la santé. Est-ce que la causalité du chlordécone sur le cancer de la prostate relève de la preuve épidémiologique ? La réponse est non. Le chlordécone est pourtant devenu une maladie professionnelle, ce qui n'est pas choquant.

La question est désormais de savoir quelle gouvernance de l'incertitude nous allons inventer. Les ingénieurs n'ont pas de culture probabiliste, contrairement à ceux formés par le Cnam. Ils bénéficient de 240 heures de formation sur les outils de quantification des risques. Les grandes écoles d'ingénieurs sont dominées par une culture déterministe. J'ai collaboré à l'École des Mines. On y apprend à dimensionner l'évènement maximum qui peut survenir, et à adapter l'action en fonction de ce scénario. Sauf que ce scénario, couplé au principe de précaution dont on ne sait pas vraiment où il commence et où il s'arrête, quand bien même j'en suis un des défenseurs, rencontre une logique économique. Quelle est la part de la richesse que nous souhaitons consacrer à la sécurité ? La question de la gestion scientifique et démocratique de l'incertitude est cruciale dans le monde actuel, car ce dernier fabrique des incertitudes comme jamais auparavant. Regardez les nanotechnologies, les smartphones que peu d'entre nous utilisaient il y a dix ans. On n'a pas achevé d'évaluer le niveau d'ondes radiotéléphonique auquel nous sommes exposés, d'évaluer la 2G, on évalue la 3G, les études sur la 4G commencent juste et on passe déjà à la 5G ! Entre les capacités technologiques et notre capacité d'évaluer les risques, il existe un écart abyssal. C'est une grande difficulté. Si on rajoute la complexité du concept de « One health », il faut se demander si l'on dispose des capacités scientifiques pour mesurer ces enjeux. Elles existent mais ne sont pas encore organisées pour évaluer de tels enjeux.

Enfin, le « One health » ne peut être évalué dans un cadre strictement national. Cela n'a pas de sens. La question derrière est de la gouvernance mondiale des risques pour la santé. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) est une agence intergouvernementale de l'ONU dénuée de pouvoirs, dont le directeur général est chargé de mettre en oeuvre les résolutions décidées par les États dans le cadre de l'assemblée mondiale de la santé. Il n'a pas de pouvoir, contrairement à l'OMC qui dispose d'un pouvoir de sanction. Lorsqu'une entreprise ne respecte pas les règles de la concurrence, l'OMC peut la sanctionner. L'OMS ne dispose pas d'un pouvoir équivalent. Le « One health » fera donc l'objet de colloques stimulants mais n'aura pas de traduction concrète. Toutefois, il faudrait créer une communauté scientifique autour de ce concept, former nos étudiants et les élus pour transférer ce savoir en action pratique. La France pourrait jouer un rôle pionnier et modèle.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Vous pointez l'absence d'outils d'évaluation des risques, ce qui empêche l'élaboration de politiques de prévention, en proposant de cartographier les risques. Quelles sont vos recommandations pour mieux connaître ces risques ? Vous proposez que les entreprises communiquent aux autorités publiques l'exposition de leurs salariés à certains polluants, au bruit, au risque climatique. Comment voyez-vous ce dispositif ? Vous évoquez la formation insuffisante des médecins à la santé environnementale. Quel est concrètement le contenu de leur formation ? Je suis allergique, j'ai été testé pour certains fruits ou légumes, mais jamais le corps médical ne s'est demandé si je pouvais être sensible à certains pesticides. M. Reis propose de mener des politiques ambitieuses de santé publique pour lutter contre la pollution de l'air qui cause 40 000 décès annuels, mais peut-on connaître la part des causes environnementales de la mortalité française ? C'est le législateur qui pourrait intervenir pour fixer une norme maximale de teneur en sel, notamment pour les produits préparés. Enfin, s'agissant des salariés qui travaillent dans des entreprises qui concourent au réchauffement climatique, existe-t-il des études sur leur écoanxiété ? Quelle est la part des salariés travaillant dans des secteurs particulièrement polluants, dommageables pour l'environnement, et qui souhaitent se reconvertir ?

M. Jacques Reis. - J'ai mis en place à l'université de Strasbourg un enseignement sur la santé environnementale dont le fil rouge est de comprendre la notion d'environnement, son action sur l'homme et sa physiologie, l'adaptation de l'homme au changement des milieux naturels, les allergies, les maladies neurologiques comme le prion. Il est absolument indispensable que les étudiants en médecine aient des connaissances sociologiques, géographiques et juridiques sur la santé environnementale.

Les allergies augmentent. Le professeur Frédéric de Blay enseigne, à Strasbourg, cette spécialité. Il existe des allergies croisées. C'est un sujet environnemental et un challenge pour les industries pharmaceutiques pour développer des médicaments. S'agissant de la pollution de l'air, les mesures sont fondées sur une méthodologie épidémiologique, qui s'appelle la part attribuable et permet de mesurer ces estimations selon les paramètres introduits. On autopsie rarement un patient parce qu'il est décédé de la pollution de l'air. C'est un élément qui contribue à un moment donné à un décès dont les causes sont multiples avec un facteur déclenchant.

Le sel est un problème de santé publique et une donnée culturelle, car il n'existe aucune recette de cuisine traditionnelle sans sel qui s'ajoute aux doses naturellement contenues dans les aliments. Les comportements industriels d'addition de sel existent. En revanche, il n'existe pas d'indicateur physiologique de détecteur de sel et on peut rapidement s'en déshabituer, en trois ou quatre semaines.

M. William Dab. - Je précise que toutes les maladies ont une cause environnementale à l'exception des maladies intégralement génétiques, qui sont rares. Dans le Que sais-je ? sur santé et environnement, que j'ai rédigé et mis à jour récemment, je compile les données françaises et internationales permettant d'évaluer ce fardeau. On sait qu'il est du même ordre de grandeur que l'action du corps médical : une partie des maladies est génétique, une partie est comportementale, une autre tient au système de soin, une dernière est environnementale, dans des proportions, s'agissant des deux dernières, de 15 à 20 %. On ne peut être plus précis actuellement. Établir une cartographie des risques représente 60 heures de cours au CNAM. Le véritable problème n'est pas le comment mais qui est en charge. Il faut auditionner les assureurs qui ne peuvent tarifer les risques qu'avec leur cartographie, et les réassureurs, sont les meilleurs évaluateurs. Swiss Re dispose d'un département d'évaluation des risques sans équivalent dans la sphère publique. On sait utiliser les méthodes, on dispose des instruments adéquats, mais qui donne l'impulsion et qui le fait parmi les médecins, épidémiologistes, statisticiens, informaticiens, spécialistes des datas ? Qui organise ces compétences ?

Mme Sylvie Znaty. - Sur l'éco-anxiété dans les entreprises polluantes, il n'existe pas de données chiffrées immédiatement disponibles. Qui mesure la santé des salariés en dehors d'une maladie professionnelle ou d'un accident du travail ? Grâce à la pandémie et la prise de conscience, on commence à quantifier l'absentéisme, l'impact du présentiel, la réduction des déplacements notamment en avion. Mais comment mesurer l'impact sur la santé ? Par la mesure de la pression artérielle ? Qui y procède ? En théorie, la médecine du travail, avec une visite, brève, tous les deux ans... Comment mesurer l'évolution d'une éco-anxiété dans de telles conditions ?

Mme Micheline Jacques. - Cette pandémie a modifié les conditions de travail dans les entreprises. Peut-on mesurer le stress au travail ? De nombreux salariés ont quitté les villes pour chercher un cadre de travail plus agréable. C'est une amorce de réflexion. Les médecins du travail interviennent quand un salarié présente des éléments de stress, mais l'accompagnement devrait être revu.

Les plus fervents défenseurs de l'environnement manifestent tout en filmant avec leurs smartphones et en utilisant les réseaux sociaux. Il faut trouver un équilibre et une cohérence. Les jeunes sont de plus en plus éduqués à l'environnement.

Je suis sénateur de Saint-Barthélemy, petite île des Caraïbes sans agriculture, qui n'est qu'un rocher. Nous créons cependant une chambre d'agriculture, car des jeunes ont des initiatives de développement de l'agriculture biologique. C'est une amorce pour les générations futures.

Mme Sylvie Znaty. - Il ne s'est jamais autant vendu de gallinacés que pendant la pandémie. On a vécu des crises majeures, comme des guerres, alors que les individus faisaient attention à leur consommation, puis une grande expansion économique. La pandémie nous fait revenir aux valeurs essentielles et nous conduit à nous préoccuper davantage de notre santé.

Mme Martine Berthet. - Beaucoup de réformes récentes prennent en considération les problématiques évoquées : la mise en place dans les entreprises de la responsabilité sociale et environnementale (RSE), la modernisation du document unique d'évaluation des risques dans la réforme de la santé au travail, la prise de conscience des excès en sucre et en sel dans la restauration collective, notamment celle des enfants, les plans territoriaux pour l'air ou l'alimentation locale mis en place par les intercommunalités. Tous ces éléments participent à l'amélioration de la santé. En voit-on déjà les effets ? Les nouvelles technologies, comme les téléphones portables, compensent négativement ces avancées. On ne peut revenir en arrière mais perçoit-on les effets de ces mesures ?

M. William Dab. - Nous ne prônons pas la régressivité, mais reconnaissons que nous fabriquons des technologies à un rythme plus rapide que l'évolution de notre système d'évaluation des risques. Ce décalage créé de l'incertitude. On pourrait imaginer réduire ce hiatus. Il existe beaucoup de résistance ou de réticence, pour les OGM ou les pesticides, qui viennent de l'absence de données. Comment accepter un risque sans connaître sa mesure ?

Il faut développer une culture de résultats, pas de moyens. Le PNSE-4 est intelligent, mais ses indicateurs ciblent les moyens. Il faut disposer d'une logique de résultats : quel est le niveau d'exposition au risque, à la maladie, jusqu'où faut-il le diminuer ? Tant qu'on ne dispose pas d'une ingénierie de planification qui couvre jusqu'aux indicateurs de résultats, il existera un écart important entre l'ambition affichée et le résultat. L'asthme est la plus grande des maladies liées à l'environnement et n'a pas diminué depuis le premier PNSE et a même légèrement augmenté. Il serait facile d'avoir un traceur, des sujets représentatifs d'un certain domaine, dans l'état d'esprit de la loi de 2004. On pourrait disposer de sentinelles de la santé environnementale. Mais à qui confier leur gestion ? À Santé publique France, qui a perdu 80 postes en quatre ans ? L'État doit réfléchir à l'adéquation entre les missions et les moyens. Toute entreprise privée le fait, sous peine de faire faillite. L'État s'en dispense. Soit on entre dans une logique de résultat, soit on reste gouvernés par le ministère des Finances. On a besoin de tenir les comptes publics, mais ceux-ci doivent-ils être au service des résultats ou l'inverse ? J'ai négocié un budget général de la santé avec Bercy. On met les politiques publiques au service des comptes publics. Ne devrait-on pas faire l'inverse ? Cela ne veut pas dire ouvrir les robinets et dépenser n'importe comment, ou de s'affranchir des questions de dette publique et de soutenabilité. Mais à un moment donné, qui est prioritaire : le résultat que permet d'obtenir la richesse publique ou l'inverse ? Il n'est pas étonnant qu'on ne puisse répondre à vos questions. Il existe d'énormes efforts des associations ou des collectivités territoriales mais on est incapables de les soutenir ou de les encourager faute de pouvoir mesurer les progrès accomplis. Quand on traite un cancer ou un problème neurologique, on doit pouvoir montrer au patient les progrès accomplis dans la lutte contre la maladie. La médecine n'a pu avancer que parce qu'elle mesurait. On a les compétences et l'intelligence nécessaires, il faut une volonté politique pour agir.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie de votre intervention.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 40.