Jeudi 13 janvier 2022

- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP)

M. Guillaume Chevrollier, président. - Depuis 2017, vous présidez le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) après en avoir été vice-président et avoir exercé depuis 2011 la présidence de la Commission dédiée à l'évaluation, la stratégie et la prospective en matière de santé publique. Mme Francelyne Marano et M. Fabien Squinazi, présidente et vice-président de la commission spécialisée risques liés à l'environnement du Haut Conseil, que nous avons entendus le 15 décembre dernier, ont vivement recommandé de poursuivre notre dialogue avec cette instance et nous vous remercions de vous être rendu disponible dans un contexte sanitaire dont nous mesurons, tous, les contraintes.

L'une des missions du Haut Conseil est de « fournir aux pouvoirs publics des réflexions prospectives et des conseils sur les questions de santé publique » et la mission d'information se devait naturellement de vous auditionner. Notre ambition est en effet de tracer les contours d'une sécurité sociale écologique, au sens large, afin de préparer notre système de protection sociale aux impacts dus au changement climatique, et renforcer, ainsi, sa résilience. Comment mettre la logique de prévention au coeur du « logiciel » de la sécurité sociale, ce qui suppose un changement de paradigme ?

Le Haut Conseil a rendu, en 2017, un avis critique sur le projet de Stratégie nationale de santé, sur laquelle le rapport de la Cour des comptes de novembre 2021, réalisé à la demande du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale, est assez sévère. Peut-on dès lors se livrer à l'exercice prospectif auquel nous entendons procéder ou cela est-il vain ?

Après votre propos liminaire, la rapportrice de la mission d'information, ma collègue Mélanie Vogel, vous posera des questions, de même que les autres sénateurs qui participent, partiellement en visioconférence compte tenu des circonstances sanitaires, à cette audition.

Un questionnaire vous a été adressé et je vous remercie par avance d'y répondre, pour les questions vous concernant, par écrit au cours des prochaines semaines.

M. Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique. - Le Haut Conseil fournit un certain nombre d'analyses au Gouvernement, notamment sur le mode de saisine et la stratégie nationale de santé. Nous avions rédigé le rapport préliminaire pour la stratégie nationale de santé en 2017. Olivier Véran m'a confié en mai dernier une mission concernant l'avenir de la santé publique dont le rapport devrait être rendu public dans les jours qui viennent et qui aborde l'organisation de notre système de santé.

Vous vous posez la question de la soutenabilité et de la résilience de notre système de santé. La France dispose d'un système de santé qui a des particularités par rapport aux autres systèmes de santé, en termes de financement et d'organisation, notamment de ses structures. Voulons-nous conserver ce même système ? Nous avons l'habitude de classer les systèmes de sécurité sociale en deux types : le beveridgien et le bismarckien. Le modèle bismarckien, construit par le Chancelier Bismarck, illustre la logique assurancielle. Le modèle beveridgien répond à une logique assistancielle, celle de l'État-Providence, développée par Beveridge, qui repose sur les trois « U » : universalité, uniformité des prestations et unité de gestion. Le modèle bismarckien repose sur des cotisations, l'assiette de ces cotisations pouvant varier d'un pays à l'autre, alors que le modèle beveridgien repose essentiellement sur l'impôt et un financement public. Dans ce dernier modèle, les prestations sont non contributives, donc indépendantes du financement et dans un système bismarckien, les prestations sont au contraire contributives. La France a la particularité de juxtaposer ces deux modèles. Ce modèle mixte est en train d'évoluer progressivement vers un modèle beveridgien, notre modèle complémentaire étant sur le modèle bismarckien où les gens ont des prestations en fonction de leurs cotisations. En France, nous n'avons pas encore franchi le pas d'une cotisation en fonction du risque. Toutefois, la cotisation des assurances complémentaires est variable d'un individu à l'autre en fonction de son risque et de son âge. Un système bismarckien repose sur la mutualisation du risque, un système beveridgien, sur la socialisation du risque. Dans votre réflexion, ce choix est essentiel. C'est une question de société. À la sortie de la guerre, notre système reposait sur une assiette de cotisation applicable aux travailleurs en fonction de leur salaire, qui a évolué vers un système beveridgien, avec notamment une assiette de la CSG plus large. Ce système est également caractérisé par une logique égalitaire. Notre système est fait d'égalité, de soutenabilité et de socialisation du risque. La tension est importante aujourd'hui, à telle enseigne qu'on peut se demander quelle est sa pérennité. La question du risque écologique ou environnemental est une question parmi d'autres qui se pose sur notre régime de protection sociale.

Quand on regarde ce que produit notre système de santé, on voit que sa particularité est d'être essentiellement axée sur les soins. Pour évaluer sa performance, on doit regarder à la fois l'évolution de l'espérance de vie et l'espérance de vie sans incapacité. Trois modèles existent : le modèle de Fries, le modèle de Gruenberg et Kramer et un mixte des deux. La France a fait le choix d'avoir un système axé sur les soins, qui augmente l'espérance de vie, sans rien modifier sur l'espérance de vie en bonne santé. C'est une particularité du système français. Le nombre de patients porteurs de maladies chroniques croît de 2 % par an. On comptait 12 millions de porteurs de maladies chroniques dans les années 2000 ; nous sommes actuellement à 15 millions et l'on risque de dépasser les 20 millions en 2025. Nous avons un système qui améliore l'espérance de vie sans modifier l'espérance de vie en bonne santé et qui, dès lors, est sous une tension extrême. La crise que nous vivons en ce moment en est l'illustration, notamment lorsque nous parlons de déprogrammation de malades du cancer. L'hôpital est déjà sous tension du fait du nombre très important de patients porteurs de maladies chroniques et l'arrivée de patients porteurs de maladies aiguës comme le Covid est très difficile à gérer. Ça ne peut qu'empirer dans les années qui viennent. Il n'y a aucune chance que cela s'améliore. La France est un pays où moins d'un Français sur deux arrive en bonne santé à l'âge de 65 ans, soit environ 46 %, hommes et femmes confondus. En Suède, 77 % de la population arrive en bonne santé à 65 ans !

Cette tension se voit également lors de l'étude des courbes de survie. Nous assistons depuis une trentaine d'années à la rectangularisation des courbes de survie, où la mortalité avant l'âge de 80 ans n'a pas arrêté de diminuer, puis la mortalité arrive rapidement. On sait que ces courbes de survie se rectangularisent d'autant plus que les revenus des pays sont importants. C'est le propre de la transition démographique et épidémiologique. Notre système est sous la contrainte de cette tension démographique, avec un vieillissement de la population dont l'espérance de vie augmente, et une tension épidémiologique, avec une contrainte liée aux maladies chroniques. Tous les pays ne font pas forcément ce choix et n'ont donc pas cette évolution comme la Suède qui a choisi d'organiser son système de santé il y a une trentaine d'années, vers un système équilibré entre un accroissement de l'espérance de vie et un accroissement de l'espérance de vie en bonne santé. Il s'agit d'un choix politique. En 1977, Gruenberg disait déjà que les systèmes de santé allaient mourir de leur succès. C'est la faillite de leur succès. Le succès des systèmes de soins amène une tension très importante sur le système lui-même. Je ne reviens pas sur l'augmentation des maladies chroniques de 2 % par an qui est insoutenable.

La socialisation du risque est l'autre particularité de notre système. Elle trouve ses limites dès lors que l'on arrive à individualiser les risques. Quand l'approche du risque est uniquement statistique, un pays adhère à socialiser le risque et à avoir une gestion commune des risques globalement répartis dans la population. À partir du moment où l'on identifie des risques spécifiques à certains individus, se pose la question de l'acceptation de la prise en charge des personnes qui présentent des facteurs de risque objectivés, voire qui s'exposent par leur comportement à ces facteurs de risque. Est-il normal que les fumeurs, malgré les avertissements, cotisent de la même façon que les non-fumeurs, alors que le risque cardio-vasculaire et de cancer est plus important ? Pour l'instant, les systèmes de santé arrivent à gérer ces risques comportementaux. Dès lors que le risque est plus précis, ce qui est notamment le cas avec le développement de la génomique, le problème devient tout autre. Il est probable que sous 10 ans, l'analyse de notre génome mettra en évidence des facteurs de risque, soit propres, soit en relation avec l'environnement. On commence déjà à voir des exemples. Est-ce que notre système continuera à prendre en charge des personnes qui ont un risque plus important, de façon solidaire, dès lors que l'on aura connaissance de ces risques ? Aujourd'hui, il est difficile de répondre à cette question. En revanche, on est sûr de cette tension. Les travaux sur la socio-génomique mettent en évidence l'identification du risque sur une population relativement importante. Ce que l'on pensait être de la science-fiction il y a 20 ans, l'est de moins en moins. Je suis de ceux qui pensent que l'identification du risque sur les individus devient difficile à gérer.

Le risque environnemental va entrer dans cette catégorie. On va identifier des risques environnementaux et des interactions entre génome et environnement. La société acceptera-t-elle de payer solidairement ces risques ? Nous avons un risque de transition démographique avec le vieillissement de la population, de transition épidémiologique avec l'évolution vers les maladies chroniques, et un risque écologique avec l'apparition de nouveaux risques. Notre système est triplement sous tension.

Si l'on veut une approche de la santé et non des soins, il faut modifier notre angle d'attaque, et agir non plus sur les maladies mais agir sur les déterminants de la santé. Il est globalement admis que le système de soins contribue entre 20 % et 25 % à la santé d'une population. L'essentiel de la santé d'une population est constituée des déterminants extérieurs au système de santé et de soins. Il s'agit de déterminants sociaux, physiques et environnementaux et des comportements de santé. Notre proposition est de ne plus avoir une approche par pathologie, mais une approche par le risque, donc par les déterminants de la santé. Il faut avoir une action sur ces derniers.

Dans l'évolution de notre système de santé et de protection sociale, je pense que l'on peut se fixer collectivement comme objectif l'augmentation de l'espérance de vie en bonne santé. C'est l'enjeu majeur des prochaines années. On doit rattraper notre retard. L'Allemagne a fait évoluer de façon considérable l'espérance de vie en bonne santé en une quinzaine d'années. On sait qu'il faut jouer sur les déterminants de la santé. L'éducation joue également un rôle considérable. L'essentiel de nos comportements de santé est conditionné par le niveau de littératie en santé, c'est-à-dire notre niveau de culture en santé. Or ce niveau s'acquiert très vite à l'école primaire, soit avant l'âge de 12 ans. C'est exactement la même chose pour les comportements vis-à-vis de l'environnement. Il existe un lien très fort entre les comportements en santé et ceux liés à l'environnement. Or, la France a un niveau de littératie au plus bas. Certains pays ont engagé un plan d'augmentation de littératie en santé, comme les États-Unis, le Canada, l'Écosse, l'Australie, et ont augmenté le niveau de l'éducation à la santé, de façon à ce que les comportements évoluent.

Dans son rapport préliminaire de la stratégie nationale de santé, le Haut Conseil a identifié quatre menaces pour la santé des Français : les maladies chroniques, les risques infectieux, les risques liés à l'environnement, et enfin, les risques liés à l'inadaptation du système de santé et de soins. L'analyse était juste. On a vu, à travers cette crise, que c'était une crise de type infectieux, dans laquelle il existe des rapports avec l'environnement. La crise a été majorée par le taux de maladies chroniques que l'on a appelé une sindémie, c'est-à-dire une épidémie qui touchait essentiellement des patients porteurs de maladies chroniques. Le Haut Conseil a également montré à quel point le risque lié à l'environnement était important, notamment avec le chikungunya et le zika. Le HCSP avait alors proposé que notre politique de santé repose sur plusieurs piliers. « One Health » est l'interaction entre la santé animale et humaine et la santé environnementale. La résistance aux antibiotiques est un très bon exemple du risque qui nous attend. Les travaux sur ce sujet sont assez inquiétants et il existe déjà des pathologies pour lesquelles on n'a plus d'antibiotiques actifs comme certains types de tuberculose. On a laissé se développer une résistance aux antibiotiques par facilité. « Health in All Policy » signifie que la santé d'une population est la résultante d'un ensemble de politiques et pas simplement d'une politique de santé. La politique environnementale pèse très lourd sur la santé de la population. Le rapport du Lancet le confirme régulièrement.

Sans répondre directement à la question de la sécurité sociale environnementale, il faut adopter une vision positive de la santé. Actuellement la santé est vécue au mieux comme une dépense, sinon comme une charge, voire comme un trou ! En fait, la santé est un capital très précieux et, à ce titre-là, il faut accepter d'investir pour la préserver.

Concernant les modes d'action, la France a la particularité d'avoir une approche égalitaire des problèmes, qui se révèlent inéquitables. Notre difficulté va être de passer d'une approche égalitaire à une approche équitable. Dans cette approche équitable, développée par le professeur Michael Marmot, on doit mettre en place l'universalisme proportionné comme mode d'action. Des actions générales s'adressant à l'ensemble de la population coexistent avec des actions spécifiques qui s'adressent à ceux qui en ont le plus besoin. Quand on propose des mesures générales, c'est toujours ceux qui en ont le moins besoin qui s'en emparent en premier. Par conséquent, on augmente toujours les inégalités sociales de santé. Ainsi une politique anti-tabac générale a essentiellement fait arrêter de fumer les cadres supérieurs et les cadres. Or, c'est déjà eux qui ont une espérance de vie supérieure. C'est exactement pareil sur le risque environnemental.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie pour cet exposé qui précise bien les enjeux, fixe le cadre du débat et esquisse des solutions. Pourriez-vous peut-être développer le contenu du concept de « One Health » dans son aspect opérationnel ? Sur la nécessité d'investir davantage dans la santé, nous y mettons déjà beaucoup de moyens. Est-ce que dans votre rapport vous proposez une refondation de notre système de santé ? Ce que vous proposez est une vraie révolution. Pourriez-vous également développer le volet de la prévention ?

M. Franck Chauvin. - Nous avons un système de santé publique qui est ancien est qui a peu évolué. Nous avons peu d'écoles de santé publique sur le territoire. Les formations sont éparpillées. Nous pensons que nous devons avant tout avoir une approche par les déterminants de la santé. La prévention consiste à agir sur les déterminants de la santé plutôt que contre la maladie. Il y a des déterminants proximaux, proches des individus comme nos comportements, et des déterminants distaux, socio-économiques comme le niveau d'éducation. On sait que l'action doit être simultanée sur ces deux types de déterminants. C'est une révolution car on change notre conception de la santé ! La santé est un capital et non une charge. Or, au Parlement, lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale, c'est essentiellement les dépenses qui sont discutées. On a discuté des objectifs de santé, pour la dernière fois, dans la loi relative à la politique de santé publique de 2004. La stratégie nationale de santé figure dans un décret et donc n'est jamais abordée par les parlementaires. Nous proposons de poser les objectifs de santé comme des objectifs importants pour une société et de se mettre en capacité de les discuter. Dans l'objectif d'une meilleure espérance de vie en bonne santé, la prévention est essentielle avec une prise en charge précoce des déterminants de la santé et une action sur ces déterminants. Plus on intervient tôt, plus le retour sur investissement est important. Les soins ont un très faible retour sur investissement, ça coûte très cher même s'il n'est absolument pas question de les remettre en cause. Il s'agit d'accompagner notre système de soins fondé sur la bonne santé de la population. 40 % des cancers pourraient être évités car ils sont liés à des comportements, tels que le tabac, l'alcool, l'alimentation, le manque d'activité physique... En diminuant ces comportements même de 5 à 10 %, on redonne une soupape à notre système. La prévention devrait être au coeur de notre système afin d'avoir un système équilibré, avec les soins.

Esculape, le dieu de la médecine avait deux filles : Panacée, la déesse du médicament et Hygiée, la déesse de la prévention. On dit qu'un père aime également ses deux filles. Pour les Grecs, c'était une conception équilibrée entre les soins et l'hygiène. On a dérivé puisqu'on est aujourd'hui à une répartition d'environ 97 %-3 %.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Votre exposé rejoint beaucoup de nos interrogations. Concernant l'exemple de la Suède qui a choisi un modèle orienté sur une espérance de vie en bonne santé, pourriez-vous vous nous dire si c'est un modèle dont on peut s'inspirer ? Les risques environnementaux font partie des nouvelles tensions qui vont peser sur notre système de santé. L'accès à une alimentation saine est aujourd'hui inégal en fonction de sa situation sociale. C'est aussi une manière vertueuse d'orienter notre système agricole vers de meilleures pratiques. Avez-vous réfléchi à cette question ? Comment peut-on financer un système qui serait de plus en plus beveridgien, je pense notamment aux taxes environnementales ? Enfin, avez-vous l'impression d'être écouté ? Est-ce que vos préconisations se répercutent dans l'évolution des politiques publiques ?

M. Franck Chauvin. - C'est très compliqué de comparer les pays. Le modèle suédois a beaucoup investi sur les soins primaires, notamment sur un nombre d'infirmières important en ville, qui est plus élevé qu'en France. La France a plus investi sur l'hôpital. Selon l'OMS, cette évolution nécessite en France l'investissement d'un point de PIB sur les soins primaires, soit entre 20 et 25 milliards d'euros. Dans une approche sur les déterminants, les soins primaires sont essentiels. Il est également important de mobiliser les offreurs de soins dans cette action sur les déterminants, sur leur repérage et leur prise en charge. Dans son rapport de 2018, le HCSP a prôné le développement de la prévention chez les offreurs de soins afin de réorienter le système de soins vers la prévention, y compris médicalisée. En France, nous n'avons pas de référentiels de pratique préventive, comme il y en a au Canada. Ce n'est pas dans notre culture médicale. Il faut que l'on réoriente l'organisation des soins primaires. L'arrivée des promotions d'infirmières de pratique avancée, est un progrès considérable. Ces acteurs de soins peuvent s'engager dans la santé publique et la prise en charge des facteurs de risque. Ce choix de renforcer les soins primaires a été fait par la Suède il y a une trentaine d'années, de même que la prise en charge précoce des facteurs de risque. Un grand nombre de maladies chroniques pourraient être évitées plutôt que prises en charge. C'est l'enjeu de notre système.

Le HCSP a travaillé sur la question de l'alimentation équilibrée, qui est un sujet majeur. Nous avons beaucoup d'arguments scientifiques pour dire que la qualité de l'alimentation va jouer dans le développement des maladies chroniques, comme l'hypertension ou les cancers. Comment faire ? La France a inventé le Nutri-Score qui a une vertu éducative très importante. Il y a actuellement un débat au niveau européen, un certain nombre de pays y étant opposé. Or, il est important de pouvoir renseigner la population sur la qualité des produits. L'éducation est également un point majeur. On doit apprendre ce qu'est une alimentation équilibrée.

Le problème financier se pose pour une partie de la population. Nous avons un problème quantitatif pour une petite partie de la population et un problème qualitatif pour une grande majorité de la population. Il faut des politiques encore plus volontaristes. Le Nutri-Score est un combat important et il nous faut l'appui de l'Europe pour continuer d'aller dans ce sens. C'est un outil d'éducation essentiel même s'il n'est pas parfait.

La France est actuellement le 3e pays au monde qui dépense le plus pour sa santé, en termes de pourcentage du PIB. Jusqu'où pouvons-nous et voulons-nous aller ? J'ai l'impression que nous avons atteint un seuil. Nous consacrons entre 11 et 12 % des dépenses du pourcentage du PIB à la santé. Voulons-nous comme les États-Unis, passer à 16, voire 17 % ? Je pense que nous pouvons réfléchir à une nouvelle orientation des dépenses même si l'augmentation est inéluctable.

Le retour sur investissement des mesures de prévention est important mais avec un délai. En fait, il faut financer le délai. Des décisions prises maintenant porteront probablement leurs fruits dans 10 à 15 ans.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - La fiscalité comportementale et environnementale est-elle un moyen de financer ce délai ? Si on taxe ce qui a tendance à nous rendre malades, on a des recettes et on diminue les comportements toxiques.

M. Franck Chauvin. - J'ai l'impression que les modèles bismarckiens sont relativement injustes. Je pense que le modèle assuranciel ne correspond pas à notre culture où si j'ai les moyens, j'aurais une assurance qui me donnera des prestations de meilleure qualité. À titre personnel, je pense que l'évolution ne peut aller que vers un modèle beveridgien où l'État perçoit des taxes et cotisations et les redistribue. Peut-on trouver des systèmes vertueux qui incitent en même temps qu'ils perçoivent ? Probablement. Les incitations sont à manier avec beaucoup de précautions car il est rare de produire exactement l'effet escompté.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie de votre intervention.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Géraud Guibert, président de La Fabrique écologique

M. Guillaume Chevrollier, président. - Monsieur Guibert, vous avez co-fondé La Fabrique écologique en 2013, que vous présidez dorénavant. Elle se veut une fondation pluraliste de l'écologie, un « Think and Do Tank, qui a pour objectif de promouvoir l'écologie et le développement durable sur la base de propositions pragmatiques et concrètes ».

Une note que vous avez publiée en 2015 préconisait, en matière de santé environnementale : la fabrique démocratique d'une gestion des risques sanitaires, qui mettrait les citoyens-électeurs en situation de prise de décision, y compris le cas échéant par un référendum local, au lieu de fonctionner par un mode de « scandale-réponse », comme c'est le cas depuis une vingtaine d'années ; la promotion de la santé environnementale à l'échelon local, en systématisant les pratiques mises en oeuvre par les « villes-santé » et par les associations d'éducation sanitaire et populaire ; la généralisation des maisons de santé environnementale groupant ces partenaires ; l'intégration systématique aux principes d'urbanisme et aux pratiques d'aménagement de l'espace des exigences de santé publique, ce que ne garantissent pas les autres enjeux de « durabilité » - densification et réduction des gaz à effets de serre, par exemple.

Plus récemment, la 17e des 26 fiches que vous avez élaborées dans le cadre du débat de l'élection présidentielle, consacrée à la santé et l'environnement, propose une conférence nationale annuelle de santé environnementale dont la mission serait d'élaborer une véritable stratégie de lutte contre l'épidémie de maladies chroniques. Vous constatez, comme d'autres, que « les plans successifs santé / environnement ont eu jusqu'à présent peu d'impact », et vous interpellez les candidats pour leur demander ce qu'ils proposent pour les renforcer ; mais nous souhaitons connaître quelles seraient vos propositions en la matière.

La mission d'information a en effet entamé un travail prospectif dans trois directions.

Comment, dès lors que ces exercices de planification et de prospective sont un échec, préparer notre système de sécurité sociale et de protection sociale aux impacts dus au changement climatique, afin de renforcer sa résilience ?

Comment assurer un financement pérenne de notre protection sociale, accompagner les transitions professionnelles dues à la disparition des emplois, voire au déplacement des populations en raison du réchauffement climatique ?

Comment mettre en place une allocation alimentaire universelle permettant une alimentation plus saine des plus démunis ?

Après votre propos liminaire d'une vingtaine de minutes, la rapportrice de la mission d'information, ma collègue Mélanie Vogel, pourra vous poser des questions, de même que les autres sénateurs qui participent, partiellement en visioconférence compte tenu des circonstances sanitaires, à cette audition. Un questionnaire vous a été adressé et je vous remercie par avance d'y répondre, pour les questions vous concernant, par écrit au cours des prochaines semaines.

M. Géraud Guibert, président de La Fabrique écologique. - Nous nous réjouissons vivement de la réflexion engagée par la mission d'information sénatoriale sur ce sujet essentiel, malheureusement relativement en dehors des radars du débat public. Nous l'avons abordé dans le cadre d'un think tank sous des angles différents et de façon dispersée. Cette audition nous donne l'occasion de rassembler nos réflexions sous un aspect plus structurel et général.

Vous l'avez rappelé à juste titre, La Fabrique écologique est une fondation pluraliste et transpartisane, dont l'objectif est de déboucher sur des mesures très concrètes. Nous avons en effet souvent le sentiment que des réflexions générales utiles ne sont pas suivies d'effets.

La sécurité sociale vise à garantir à tous les individus certains risques sociaux
- santé, vieillesse, etc. -, selon des mécanismes de solidarité et des risques affectant directement les êtres humains, et non leurs biens ou leur environnement. Or les évolutions en cours sont telles que le cadre de vie et l'environnement influent de plus en plus sur la santé et la capacité à avoir une vie satisfaisante. D'où l'importance d'une sécurité sociale écologique dans ce contexte. Quant à la transition écologique, c'est une exigence majeure sur laquelle nous n'avons pas un temps infini pour agir. Face à ce qui nous attend en termes de climat, de biodiversité ou de santé, les virages doivent être pris au cours de cette décennie. Pour ce faire, le lien entre ces deux sujets doit être envisagé différemment, avec la nécessité d'être très précis pour éviter les concepts généraux.

Pourquoi ce sujet est-il important ? Parce que la crise écologique a un impact quotidien sur la sécurité sociale : l'aggravation des problèmes de santé - pollution de l'air, canicule -, et son corollaire, l'augmentation des prestations d'assurance maladie. Depuis une trentaine d'années, les pays occidentaux connaissent une diminution régulière de leur croissance et, partant, une moindre augmentation des ressources. À ce propos, je souhaiterais développer le lien entre la croissance et la sécurité sociale. Nous n'avons jamais été favorables à la décroissance, mais nous estimons qu'il ne faut pas tout sacrifier à la croissance. La question de l'équilibre de la sécurité sociale se pose, car on ne pourra plus conserver une stratégie d'investissements polluants juste pour arriver à un meilleur équilibre des finances publiques, comme on le fait depuis trois décennies. Enfin, la crise écologique a un impact sur la gestion même de la sécurité sociale, qu'il s'agisse des bâtiments, du personnel ou encore de l'achat du matériel numérique. Il faut examiner de près les progrès en matière de durabilité que peut consentir la sécurité sociale.

L'importance de ce sujet tient essentiellement à deux facteurs nouveaux qui vont bouleverser la protection sociale.

Premièrement, la crise globale, mondiale, entraîne des conséquences imprévisibles et déstabilisantes pour notre système économique. Le XXIe siècle sera celui des crises globales, à commencer par le covid. S'ensuivront des défis liés au climat et à la santé, avec la déstabilisation de la sécurité sociale. À cet égard, une réflexion doit être menée, car le « quoi qu'il en coûte », c'est-à-dire l'ouverture massive des finances publiques, ne pourrait pas être une réponse systématique si ces crises se multipliaient.

Deuxièmement, la logique de l'accumulation des faibles doses et de leur effet sur la santé. En dépit des opinions divergentes sur ce point, nous avons aujourd'hui une bien meilleure connaissance des conséquences pour notre organisme de l'accumulation de produits polluants, qu'il s'agisse de pesticides, de sucres, de la radioactivité, des particules fines, etc. L'effet n'est pas directement observé, mais se vérifie en quelques années, avec l'apparition de maladies très graves, telles que des cancers ou des affections cardiovasculaires. La diffusion de ce phénomène, beaucoup mieux connu aujourd'hui présente deux grandes caractéristiques : d'une part, il est peu perceptible immédiatement et moins facile à prendre en compte ; d'autre part, il affecte directement une bonne partie du système économique. Ces deux évolutions majeures exigent de mieux traiter ces situations avec une notion élargie de la santé publique, intégrant notamment la manière de gérer les événements extrêmes et les faibles doses.

Quelles sont les conséquences pour l'action publique ?

Il faut d'abord avoir une vision élargie de la sécurité sociale écologique, plus exactement de la sécurité écologique. En effet, les risques classiques sont concernés par la crise écologique, mais pas forcément pris en charge par la sécurité sociale elle-même. Les pertes massives de récoltes ou les inondations, par exemple, ne relèvent pas de la sécurité sociale ; toutefois, le revenu des agriculteurs a fait l'objet d'une réforme récente, et le dispositif de reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle repose sur la puissance publique. La sécurité sociale écologique doit donc être élargie à d'autres mécanismes de solidarité et de protection des individus. Il n'est pas utile de placer tous ces dispositifs sous la tutelle d'un même organisme. En revanche, une réflexion globale sur la sécurité écologique s'impose.

Si l'on prend en compte ces deux évolutions majeures, la soutenabilité financière de l'ensemble des dispositifs pourrait être remise en cause. Nous n'en sortirons qu'en ayant conscience que l'État ne peut pas tout faire. Se pose alors la question de la contribution de certaines catégories de la population, non pas aux soins ou aux indemnisations qu'elles peuvent recevoir, mais à l'équilibre financier du système. Par exemple, les populations qui habitent le long du littoral - plusieurs dizaines d'habitations se trouvent en dessous de la « cuvette de la mort » dévastée par la tempête Xynthia - devront inexorablement être déplacées un jour. Or si c'est l'État qui finance l'ensemble des déménagements, nous serons confrontés à une impasse budgétaire. Il importe, non pas de diminuer l'indemnisation en cas de sinistre, mais d'assurer une meilleure viabilité du système, en faisant contribuer les propriétaires au dispositif CatNat.

Dans tous les domaines, la prévention et la résilience ont une importance majeure. À l'heure actuelle, les actions de prévention sont dispersées, peu lisibles, et faiblement prises en charge par les pouvoirs publics - l'épisode récent des masques le démontre. Ce sujet doit être davantage pris en compte politiquement. Pour ce faire, nous proposerons que soit créé un ministère de la prévention et de la résilience en vue de la sanctuarisation de moyens affectés à une mission budgétaire spécifique. Nous préconisons également qu'un débat public ait lieu tous les ans à l'Assemblée nationale et au Sénat pour donner une lisibilité à cette priorité politique et éviter les impasses budgétaires majeures. Plutôt que de polluer, puis de payer en guise de compensation, il serait plus malin d'agir en amont.

Nous appelons de nos voeux une nouvelle conception de la prévention qui remplace les outils court-termistes comme les diagnostics préalables. Agir contre le cancer ou les maladies cardiovasculaires est évidemment primordial, mais il faut aussi, à moyen terme, éliminer les causes de ces phénomènes. Une telle conception doit s'appliquer à la prévention mise en oeuvre par les organismes de protection sociale. Et cela suppose d'agir pour une politique intégrée de santé, selon le concept de One Health, dont on parle depuis quelque temps et qui est indispensable pour éviter de nouvelles crises sanitaires.

Ensuite, il faut envisager de conduire une politique d'action pour le nouveau modèle de développement, notamment sur différents aspects de santé publique. Nous croyons beaucoup à la carte de fidélité et de solidarité écologiques, qui devrait intéresser les grands distributeurs. Les points accumulés lors d'achats de produits propres serviraient à des achats similaires. L'État pourrait abonder cette carte pour les faibles revenus. Cette mesure structurelle aurait l'avantage d'orienter la consommation vers les produits sains, de s'adresser à tous, et de constituer une solution pérenne - le chèque alimentaire ne peut à lui seul faire évoluer les modes de consommation.

Par ailleurs, il faut agir de manière plus efficace sur les grands enjeux de la transition écologique que sont le climat et la biodiversité. De ce point de vue, le débat public est assez pauvre. Le problème n'est pas exclusivement lié aux financements, aux technologies nouvelles ou aux comportements. Ceux-ci doivent bien sûr changer, mais ils ne suffiront pas. Pour disposer d'une politique de prévention plus active, il convient d'agir sur l'organisation même de la société. Alors que les transports participent fortement à la pollution de l'air, curieusement personne n'évoque la nécessité de rapprocher les différents lieux de vie
- domicile, travail, loisirs, commerces. Ce sujet n'est pas traité, alors qu'il est essentiel. De plus, très peu de mesures sont prises en faveur de la nouvelle économie écologique, en particulier l'économie circulaire et de proximité, alors que c'est l'avenir. Il en est de même également pour l'orientation des investissements, par exemple via le prix du carbone. Et quid de l'intervention citoyenne ? Les personnes sont intéressées par leur santé, leur environnement, mais ces questions ne sont pas à traiter de manière uniforme et elles doivent être davantage prises en charge par les territoires.

En somme, ce que j'appellerais la nouvelle sécurité écologique est une exigence majeure des prochaines années et des prochaines décennies.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Merci pour ces propos. Vous dites que ceux qui sont exposés aux risques devraient contribuer davantage à la couverture de ces risques. Appliquez-vous ce principe en général, par exemple en matière d'habitat ? Vous évoquez des propositions concrètes, quelles sont celles que vous pourriez formuler, par exemple, sur le rapprochement entre domicile et travail, qui conditionne bien des mobilités ? C'est déterminant pour l'aménagement du territoire, un sujet qui nous préoccupe au premier plan au Sénat, et sur lequel nous pouvons relayer des propositions d'expérimentations.

M. Géraud Guibert. - L'action relève pour beaucoup de la planification territoriale, mais d'autres actions sont possibles. Nous avons, par exemple, proposé un bonus-malus pour l'implantation des entreprises par rapport à la domiciliation des salariés. Actuellement, les entreprises choisissent leur implantation principalement en fonction du foncier et de la desserte en transports. Il faut que le temps de transport des salariés puisse être pris en compte dans les critères économiques de localisation. J'évoquerai aussi la planification territoriale, à l'égard des grandes surfaces, des cinémas dans les zones industrielles, des divers équipements accessibles seulement en voiture, ce qui est incompatible avec la neutralité carbone que nous disons vouloir atteindre en 2050. Cette logique d'aménagement du territoire est absente de la plupart des intercommunalités. Les choses évoluent trop lentement, il faut sensibiliser les élus.

Quand je parle de contribution selon l'exposition au risque, je ne vise pas l'indemnisation ni la prise en charge du sinistre lorsqu'il se produit. Il n'est pas question, par exemple, de diminuer la prise en charge par la sécurité sociale des soins des personnes non vaccinées. Il s'agit d'établir un lien entre les comportements qui vont à l'encontre de la transition écologique, qui entraînent des coûts supplémentaires, et la contribution à la couverture du risque. C'est ce que l'on fait déjà avec le tabac, mais la logique peut s'appliquer à d'autres domaines avec le levier des finances publiques. En tout état de cause, dès lors que les finances publiques seront toujours plus sollicitées pour indemniser les dommages, un lien s'établira bel et bien avec les comportements allant à l'encontre des objectifs recherchés.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Votre exemple sur les inondations pouvait prêter à confusion, mais je comprends mieux la logique de votre proposition : plus on participe à créer le dommage, plus on devrait en supporter la charge. Certains dommages liés au fait d'habiter près du trait de côte en cas d'inondation, ou près d'une zone de sécheresse en cas d'incendie ne sont pas liés au comportement des personnes concernées. Si je comprends bien votre proposition, il s'agit tout simplement de contribuer davantage dès lors qu'on augmente le risque.

M. Géraud Guibert. - Ce n'est effectivement pas parce qu'on subit le risque qu'on doit participer davantage à son financement. Cependant, pour reprendre l'exemple de la côte maritime, on peut imaginer que via le droit de mutation, on demande à ceux qui achètent une maison dont on sait qu'elle est menacée à l'avenir de submersion, de participer à une forme d'indemnisation. De façon comparable, on sait que la sécheresse contribue à dégrader l'habitat, mais aussi que les dégradations sont en partie fonction des caractéristiques de construction, c'est très clair pour les fissures que l'État indemnise aujourd'hui. Étant donné les sommes en jeu, et qui vont s'accroître dans l'avenir, il convient de réfléchir à un système de bonus-malus en fonction des constructions - il faut examiner les choses au cas par cas et voir ce qui est le plus efficace.

Nous tenons des publications à votre disposition, en particulier sur la carte de fidélité écologique.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Vous évoquez le financement d'une solidarité avec les nouveaux risques. Quelle place y prendrait une fiscalité dite comportementale ?

M. Géraud Guibert. - C'est un levier, en particulier sur la consommation. Nous avons fait des progrès dans la transparence, avec les nouvelles normes d'étiquetage ; il faut maintenant entrer dans une nouvelle phase, qui heurtera les économistes classiques, où la puissance publique visera explicitement à orienter les consommations et les comportements des individus. La bonne méthode, c'est l'incitation, qui préserve la liberté de choix - je crois qu'il faut la généraliser.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Merci pour votre participation à nos travaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 15.