Mercredi 12 janvier 2022

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Programme de contrôle de la commission pour 2022 - Communication 

M. Claude Raynal, président. - Mes chers collègues, je vous présente tout d'abord mes meilleurs voeux pour 2022.

Nous débutons cette nouvelle année avec un retour à un format « hybride » pour nos réunions de commission, à la fois en présentiel mais aussi en visioconférence. Ce format permet à chacun de suivre les réunions malgré les contraintes créées par la situation sanitaire, même si je rappelle que seuls les sénateurs physiquement présents peuvent voter. Comme vous le savez, les obligations de présence sont par ailleurs suspendues.

Il n'y a pas de retour des « jauges » mais nous sommes invités à faire preuve de précautions et à respecter le port du masque, y compris pour les orateurs.

J'en viens maintenant à un bref compte-rendu de la réunion du bureau de la commission qui s'est tenue le 15 décembre dernier, et à la présentation du programme de travail et de contrôle pour 2022.

Habituellement, notre commission arrête son programme de contrôle à la fin du mois de janvier mais cette année, le Président du Sénat a souhaité que l'ensemble des commissions et des délégations puissent présenter leur programme pour la Conférence des Présidents qui se tiendra cet après-midi.

Avant d'en venir au programme, je voulais vous indiquer que d'ici à fin février notre commission est concernée par deux textes inscrits à l'ordre du jour, pour lesquels elle s'est saisie pour avis : la proposition de loi relative au marché de l'assurance emprunteur et le projet de loi portant réforme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture. Elle n'est saisie - à ce stade - d'aucune proposition de loi dans le cadre des espaces réservés. Elle sera concernée par ailleurs par le débat en séance publique sur le rapport public annuel de la Cour des comptes le jeudi 24 février au matin.

Aussi, nos travaux du premier semestre vont-ils se concentrer sur des auditions et comptes rendus de contrôles, en privilégiant le mercredi matin. Vous avez reçu le programme prévisionnel qui comprend déjà un certain nombre de thèmes de travail. Il pourrait être complété d'ici à fin février, notamment par une audition du ministre de l'économie, des finances et de la relance et du ministre en charge des comptes publics. Des restitutions de rapports 58-2° commandés à la Cour des comptes devraient aussi être ajoutées.

Au-delà des thèmes déjà inscrits, nous restons avec le rapporteur général à votre écoute sur les auditions que vous souhaiteriez voir organisées d'ici à la fin février.

Pendant la suspension des travaux en séance publique et sauf élément nouveau, la commission ne devrait pas se réunir en formation plénière, hormis la semaine du 7 mars si cela s'avère nécessaire, et au mois de mai, là encore en fonction des nécessités. Les travaux en commission plénière devraient reprendre sur leur rythme habituel à compter de la semaine du 20 juin. Au cours de la période de suspension auront lieu une conférence européenne sur les questions budgétaires et financières, en partenariat avec l'Assemblée nationale et le Parlement européen, les 15 et 16 mars, dont le programme et les modalités pratiques sont en cours d'élaboration, et un déplacement d'une délégation du bureau dans la semaine du 21 mars, à Washington et New-York.

J'en viens maintenant au programme de contrôle. Il comprend 36 contrôles réalisés par les rapporteurs spéciaux, dont 4 avec l'appui de la Cour des comptes. Une partie est l'achèvement de contrôles déjà engagés. La liste des contrôles que conduiront les rapporteurs spéciaux vous a été distribuée.

Pour ce qui concerne les groupes de travail et de suivi, la commission en avait 4 l'an passé. Il est proposé de resserrer le nombre de ces structures transversales en les limitant à deux, à savoir :

un groupe de suivi sur la fiscalité locale qui n'aurait pas vocation à publier un rapport mais à examiner toutes demandes d'auditions ou de réunions sur ces sujets ;

et une mission d'information sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales qui aurait vocation à publier un rapport d'information à la fin du semestre.

La commission des finances a en effet déjà organisé plusieurs tables rondes (Pandora Papers, Cum Ex Files), qui pourraient être complétées par des auditions sur d'autres thèmes d'intérêt, notamment afin de dresser un premier bilan de l'application de la loi « fraude », qui compte par exemple la réforme du « verrou de Bercy » ou encore des dispositions relatives à la fraude à la TVA.

Le groupe de suivi sur la fiscalité locale comprenait l'an passé le Président, le Rapporteur général, ainsi qu'un représentant par groupe soit 10 membres, auxquels s'ajoutaient des suppléants pour les groupes ayant souhaité en désigner un. Je vous propose de le reconduire sous cette forme.

Pour ce qui concerne la mission d'information sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, celle-ci devrait être composée de 19 membres pour représenter les équilibres politiques du Sénat et assurer la représentation de chaque groupe.

Le secrétariat de la commission se rapprochera des secrétariats des groupes pour déterminer rapidement les membres de ces deux structures.

Enfin, je voulais vous remercier pour les suggestions que certains d'entre vous, en leur qualité de rapporteur spécial, ont pu faire pour les nouvelles commandes de 58-2 de la Cour des comptes. Pour le moment, malheureusement, nous n'avons pas encore pu conclure entièrement avec la Cour sur l'ensemble des thèmes.

Trois premiers thèmes d'enquête pourraient néanmoins être retenus, sous réserve de confirmation par la Cour des comptes.

Le premier concerne l'élaboration de scénarios pour le financement des collectivités territoriales. Cette enquête pourrait être remise dès le mois de septembre 2022, et enrichir notre réflexion dans le cadre de la préparation de la loi de programmation des finances publiques dans son volet « finances locales ».

Le second concerne l'adaptation du parc de réacteurs nucléaires au changement climatique.

Le troisième concernerait la scolarisation des élèves allophones.

Une autre enquête est envisagée mais demande encore des échanges complémentaires avec la Cour pour être arrêtée.

Je vous ferai bien évidemment part de la liste définitive dès lors qu'elle sera arrêtée en accord avec le Premier président de la Cour des comptes.

M. Roger Karoutchi. - J'ai été saisi par le président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, Laurent Lafon, qui m'a indiqué que la commission de la culture, de l'éducation et de la communication va proposer à la commission des finances une mission d'information commune sur la redevance audiovisuelle.

M. Claude Raynal, président. - Très bien, notre commission en prend bonne note.

Le programme de contrôle est adopté.

Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Claude Nougein rapporteur pour avis sur le projet de loi portant réforme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture en remplacement de M. Vincent Segouin.

Niveau de l'inflation, ses perspectives et ses conséquences à moyen terme - Audition de MM. Christophe Blot, directeur-adjoint du département analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Charles-Henri Colombier, directeur de la conjoncture et des perspectives à Rexecode, Olivier Garnier, directeur général de la statistique, des études économiques et internationales à la Banque de France, et Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee)

M. Claude Raynal, président. - À l'instar de la plupart des pays développés, la France est confrontée, depuis l'année dernière, à une accélération de l'inflation. Ainsi, l'évolution de l'indice des prix à la consommation harmonisé devrait s'établir, d'après la Banque de France, à + 2,1 % en 2021 et à + 2,5 % en 2022, contre + 1,3 % en 2019, c'est-à-dire avant la survenue de la crise sanitaire.

Nombre d'observateurs, dont notre commission, se sont alarmés dès la mi-2021 de cette hausse des prix dont les sources semblaient - et nous verrons ensemble si cette analyse tient toujours - s'expliquer par des tensions résultant, d'une part, de la « réouverture » de l'économie mondiale et, d'autre part, d'une offre insuffisante en matière énergétique.

Comment s'explique l'inflation en France et en Europe ? Présente-t-elle bien et toujours un caractère transitoire et temporaire ? Comment se compare-t-elle dans son ampleur et ses causes à celle que l'on constate aux États-Unis ? Les réponses à ces interrogations sont loin d'être neutres pour le décideur public, que ce soit au plan de la politique budgétaire ou de la politique monétaire.

En effet, ce « retour » inattendu de l'inflation pèse sur le pouvoir d'achat des ménages - et vous nous direz sur lesquels de ces ménages plus particulièrement - ce qui a d'ailleurs justifié la mise en oeuvre par le Gouvernement d'un certain nombre de mesures d'accompagnement à l'occasion du dernier projet de loi de finances (PLF). Nous nous sommes d'ailleurs interrogés au sein de la commission des finances - certes pour des raisons parfois différentes en fonction de nos sensibilités - sur la pertinence des mesures proposées par le Gouvernement pour soutenir les ménages.

Dans le même temps, les entreprises voient les prix de leurs intrants augmenter et il est donc important de savoir comment cela peut affecter leur compétitivité et dans quelle mesure et sous quelle forme il conviendrait de les soutenir.

Les administrations font face, quant à elles, à des mouvements contradictoires avec, d'un côté, une hausse de leurs recettes, un allégement relatif du poids de la dette passée mais, de l'autre côté, une hausse de leurs charges, que ce soit pour leurs dépenses courantes ou afin d'accompagner les agents économiques, et un renchérissement de leur coût de financement par le canal des obligations indexées. Et se pose, bien évidemment et quoiqu'elle échappe aux décideurs politiques, la question de la réponse apportée à ce phénomène au plan de la politique monétaire.

Afin de dresser un diagnostic et de présenter des perspectives quant à l'évolution de l'inflation en France, nous avons le plaisir de recevoir ce matin quatre intervenants : Monsieur Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Insee, Monsieur Olivier Garnier, directeur général de la statistique et des études de la Banque de France, Monsieur Christophe Blot, directeur adjoint du département d'analyse et de prévision de l'OFCE et, enfin, Monsieur Charles-Henri Colombier, directeur de la conjoncture et des perspectives à Rexecode.

Je cède sans plus tarder la parole à Monsieur Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Insee, pour qu'il nous fasse part, à titre liminaire, de son analyse de la situation.

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'INSEE. - Pour bien poser le cadre de nos échanges, je commencerai par vous présenter les évolutions récentes de l'indice des prix à la consommation (IPC), c'est-à-dire l'inflation, en me projetant sur les six premiers mois de l'année 2022. Cet horizon semestriel correspond au travail d'analyse conjoncturelle de l'Insee, la Banque de France proposant des perspectives à plus long terme. Ces prévisions, qui sont encore d'actualité, sont celles qui figurent dans la note de conjoncture publiée par l'Insee à la mi-décembre 2021.

En 2021, l'inflation, d'origine surtout énergétique, s'est accélérée. Ainsi, en moyenne, sur l'année et selon nos données provisoires - la publication des chiffres définitifs étant prévue le 14 janvier - le taux d'inflation s'est élevé à 1,6 %. Je signale tout de suite que cet indicateur annuel ne correspond pas exactement à l'indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH), utilisé par la Banque centrale européenne (BCE). Il peut y avoir quelques dixièmes d'écart. Ainsi, en glissement annuel, soit en comparant l'IPC de décembre 2021 à celui de décembre 2020, les prix à la consommation augmenteraient, selon nos chiffres provisoires, de 2,8 %. On est donc proche de 3 %, voire légèrement au-dessus, à 3,4 %, si on retient le taux résultant de l'évolution de l'IPCH sur cette même période.

En plus de l'augmentation très significative des prix de l'énergie, on a observé, tout au long de l'année, une forte hausse des prix en amont des prix de production, à la fois dans le secteur manufacturier et dans le secteur alimentaire. Si on se projette un peu, il est probable qu'il y aura, à tout le moins au premier semestre 2022, une contribution plus forte des prix des produits manufacturiers et des produits alimentaires à l'évolution de l'inflation calculée en glissement annuel. C'est ce que l'on observe dans nos prévisions, pour lesquelles nous avons par ailleurs retenu l'hypothèse d'une stabilisation des prix du pétrole. Je sais d'expérience que c'est la meilleure prévision que nous pouvions faire et qu'il est plus raisonnable de garder, en prix de référence, le dernier point connu.

Cette hypothèse de stabilisation du prix du pétrole peut bien sûr être interrogée, en s'appuyant sur les mécanismes de fonctionnement de ce marché. Ces dernières années, l'évolution des prix du pétrole a connu une trajectoire non linéaire et même heurtée, avec un effondrement des prix au moment de l'émergence de la pandémie, puis une remontée progressive au cours de l'année écoulée, et, enfin, une relative stabilité ces dernières semaines. Les prix s'approchent désormais des points les plus hauts de la décennie, enregistrés en 2018.

Le Gouvernement ayant de surcroît instauré un bouclier tarifaire sur les prix du gaz et un mécanisme de plafonnement de l'augmentation des prix de l'électricité, la contribution des prix de l'énergie au glissement annuel aura tendance à se réduire. Sur un temps plus long, en observant l'évolution des prix des différentes sources d'énergie sur les marchés mondiaux ces dernières années, on remarque une évolution très prononcée du prix du gaz naturel, avant un léger reflux à la fin de l'année 2021. Le prix du charbon a, lui, connu une très forte hausse, avec un pic constaté plutôt au début de l'automne 2021. Le prix du carbone, désormais pleinement intégré dans nos projections, connait pour sa part une augmentation graduelle.

Parmi les composantes de l'inflation au premier semestre 2022, demeurent alors - et c'est ce qui pourrait le plus peser - les prix des services, qui dépendent crucialement de l'évolution des salaires, ces derniers occupant en effet une place prépondérante dans le détail des coûts des services. La question de l'ampleur des progressions salariales à venir est évidemment sujet à débat, et je vous indique d'ores et déjà que nous manquons sur ce sujet d'indicateurs conjoncturels permettant de construire au plus près nos hypothèses prévisionnelles.

L'évolution des prix des matières premières est, elle, heurtée, que ce soit pour les produits alimentaires, pour les matières minérales ou encore pour les produits industriels. Là-encore, depuis le printemps 2020, on a des hausses graduelles, mais sensibles. Si on retient une base 100 en 2010 pour les matières premières des produits alimentaires, avec un maintien des prix autour de ce niveau, voire légèrement en-deçà tout au long de la décennie, on passe à 150 en 2020-2021, soit une progression de 50 %.

Dans les prix de production, que nous publions chaque mois - même si nous avions eu tendance, ces dernières années, dans un contexte déflationniste, à moins nous attarder sur ces indicateurs - on retrouve les prix de production dans l'industrie et les prix agricoles à la production. On constate là-aussi une progression soutenue, qui ne semble pas encore s'être enrayée. Ces prix de production sont ceux constatés un peu en aval des prix des matières premières, mais très en amont des prix au détail. Ainsi, pour les prix de production de ces deux secteurs, industriel et agricole, le glissement annuel entre les mois de novembre 2021 et novembre 2020 est le même, autour de 16 %. Cette hausse des prix de production va inévitablement se retrouver dans l'évolution des prix au détail. Quant aux prix de production des services, ils ne connaissent pas les mêmes accélérations, à l'exception des prix de production des domaines du transport maritime et du fret. Les prix, très stables jusqu'ici dans ces secteurs, ont quasiment doublé depuis le début de la crise sanitaire.

Dans le cadre de ses projections à horizon juin 2022, l'Insee demande aux entreprises des différents secteurs, par le biais d'enquêtes qualitatives, leurs opinions sur l'évolution des prix. Concrètement, nous regardons les soldes d'opinion des entreprises, soit la différence entre le pourcentage d'entreprises qui considèrent que les prix vont augmenter et le pourcentage d'entreprises qui considèrent que les prix vont baisser. Les résultats de ces enquêtes nous donnent désormais à voir des évolutions assez inédites, sauf dans le secteur des services. Pour ce dernier, si les soldes d'opinion ont été un peu heurtés depuis le début de la crise, l'effet est bien moindre que celui constaté dans les autres secteurs. Dans le secteur de l'industrie, dans le commerce de gros, dans le secteur du bâtiment et dans le commerce de détail, on constate que l'évolution attendue des prix de vente est, ces derniers mois, celle d'une très forte hausse, avec, qui plus est, un solde d'opinion positif de plus en plus élevé. On se situe, pour le commerce de détail, au niveau, voire légèrement au-dessus, du solde que nous avions connu en 2008 et en 2010-2011.

L'analyse de l'ensemble de ces éléments permet d'expliciter les prévisions publiées par l'Insee au mois de décembre dernier dans sa note de conjoncture. Pour l'IPC, qui demeure inférieur de cinq à six dixièmes à l'ICPH publié par la BCE, l'Insee prévoit des glissements annuels qui resteront, jusqu'au mois de juin 2022, supérieurs à 2,5 %, soit proches du glissement annuel qui devrait être confirmé pour le mois de décembre 2021, à 2,8 %.

Ce que l'on comprend, si l'on regarde les contributions des différents secteurs économiques à l'évolution de l'indice des prix à la consommation, c'est que c'est l'énergie qui fait « la bascule » et qui explique la recrudescence de l'inflation. Ainsi, après une contribution négative de l'énergie à l'évolution de l'IPC en 2020, sa contribution est redevenue positive en 2021, en ne cessant de s'accroître jusqu'à la fin de l'année. Toutefois, dans le cadre de la prévision pour le premier semestre 2022, on estime que la contribution de l'énergie devrait quelque peu s'atténuer à l'horizon de la prévision, avec de fait une réduction du glissement prix de l'énergie à l'horizon du premier semestre 2022. Les services resteraient assez stables, tandis que les contributions des produits manufacturiers et des produits alimentaires iraient en s'accroissant. Ce serait en effet, pour les prix de détail des secteurs industriels et agroalimentaires, la traduction de la hausse des prix de production dans ces deux secteurs, qui s'établit je le rappelle à 16 % en glissement annuel.

Tout ceci conduirait à une inflation sous-jacente qui dépasserait les 2 % au cours du premier semestre 2022.

J'en viens maintenant à la question des salaires. L'Insee s'intéresse à deux indicateurs : le salaire horaire et le salaire mensuel. Ces deux indicateurs ont une trajectoire assez similaire et très proche sur la dernière décennie d'un taux d'évolution stable, autour de 1,5 % par an. Il y avait eu une petite augmentation en 2019 du fait de l'apparition, avant la crise sanitaire, de premières difficultés de recrutement et de tensions dans de nombreux secteurs. Aujourd'hui, il n'y a pas d'alerte sur ces indicateurs tels que mesurés dernièrement. En revanche, lorsqu'on regarde les résultats de nos interrogations auprès des entreprises dans le cadre des enquêtes trimestrielles de conjoncture, pour connaître leurs perspectives d'augmentation des salaires nominaux, on remarque que la courbe est certes heurtée, mais que sa tendance est désormais celle d'une remontée sensible, après une trajectoire plutôt déclinante ces dernières années. Il faut toutefois faire preuve de précaution quant à l'analyse de ces résultats, puisque ce sont surtout les entreprises de l'industrie qui sont interrogées et que ce n'est donc qu'un signal assez faible.

Une fois ces chiffres présentés et le cadre factuel posé, il me semble important de parler du « ressenti » des ménages et de l'évolution relative des prix selon la situation dans laquelle se trouvent les ménages. Au niveau agrégé, et à l'instar des entreprises, l'Insee s'intéresse aux soldes d'opinion des ménages, puisqu'une enquête mensuelle leur est aussi consacrée, avec un certain nombre de questions portant sur la confiance dans l'économie. L'une de ces questions vise à déterminer le solde d'opinions des ménages sur l'évolution passée des prix. Ce suivi nous permet de vérifier que nous ne sommes pas totalement en décalage de la situation réelle lorsque nous mesurons l'inflation à l'Insee et que le chiffre obtenu correspond au moins en partie à ce que ressentent les ménages.

Ainsi, et à l'exception d'un léger décrochage en 2002, du fait du passage à l'euro, la courbe représentant l'évolution de l'indice des prix à la consommation et celle représentant le solde d'opinions sur l'évolution passée des prix sont sensiblement corrélées. La recrudescence de l'inflation en 2021 se perçoit donc également dans les réponses que les ménages apportent à cette enquête, la courbe représentant leur solde d'opinions revenant à un niveau proche de celui observé en 2002, au passage de l'euro, mais toujours en-deça de celui constaté lors du court épisode inflationniste de 2007-2008.

On cherche bien sûr à savoir si cette inflation est la même pour toutes les catégories de ménages. Je vais alors tâcher d'apporter quelques éléments de réponse simple à cette question qui s'avère éminemment complexe. Tout d'abord, dans sa méthodologie, l'Insee essaye de rendre compte de la structure différente de la consommation des ménages selon leur niveau de revenus, ce qu'on appelle généralement le panier de consommation. Pour chaque produit, on indique, selon les dix déciles de revenus, pour combien ce produit pèse dans le total de la consommation du décile du ménage concerné. Par exemple, pour le secteur « restauration-hôtel », la structure de la consommation varie entre 5 % et 10 % selon les déciles de revenus, avec une part plus élevée dans le panier de consommation des ménages des derniers déciles. Il y a ainsi de nettes différences dans les structures de consommation des ménages, selon que l'on regarde le premier décile de revenus - les ménages les plus modestes - ou le dernier décile - les ménages les plus aisés. Ces différences sont particulièrement visibles pour le secteur « restauration-hôtel », mais aussi, et en sens inverse, pour tout ce qui est lié au logement (loyers, eau, gaz et électricité), qui pèse plus pour les ménages modestes que pour les ménages aisés. C'est aussi vrai, quoique dans une moindre mesure, pour le poids des produits alimentaires dans le panier de consommation des ménages.

En plus de l'observer sous l'angle des revenus, l'Insee peut également analyser cette structure de consommation sous l'angle de l'âge des personnes ou de leur lieu d'habitation. Les résultats sont ici assez intuitifs. Les personnes les plus jeunes ressentent davantage l'inflation sur le prix des loyers et la restauration, les plus âgées sur les produits alimentaires et les dépenses pour le logement. Également, selon que le ménage réside en métropole, dans une petite ville ou en milieu rural, il ressent des évolutions de prix différentes, du fait notamment de structures de dépenses en matière de carburant, de transport ou d'achat de véhicules qui varient sensiblement.

Cependant, si ces différences sont sensibles, l'expérience montre que, si on regarde les moyennes sur plusieurs années, le niveau d'inflation perçu par les différentes catégories de ménages est assez similaire. En effet, si, sur une année, certains pôles de dépenses peuvent connaître une très forte hausse par rapport à d'autres, cette évolution peut se trouver compensée les années suivantes, par l'augmentation relativement plus forte des prix d'autres biens.

En 2020, en regardant les six années antérieures, l'inflation s'est établie à 0,9 % par an en moyenne. Si l'on examine les différents déciles de revenus et leur structure de consommation, on constate effectivement que, pour tous les déciles de revenus, on est soit à 0,9 % soit à 1 % d'inflation par an. La différence est légèrement plus forte selon que l'on s'intéresse aux propriétaires ou aux locataires, selon également que l'on regarde les jeunes ou les personnes âgées. Pour autant, dès qu'on est sur une moyenne de population, avec plusieurs millions de ménages, on a des compensations dans l'évolution relative des prix et des ressentis qui sont assez proches des constats statistiques, et ce même s'il peut y avoir au demeurant des situations individuelles très hétérogènes. Prenons le SMIC par exemple. Il n'est pas indexé sur l'inflation globale mais sur celle constatée pour la structure de consommation des 20 % des ménages les plus modestes. Il n'y toutefois qu'un ou deux dixièmes d'écart au maximum entre l'indice des prix qui est utilisé pour l'indexation du SMIC et l'indice des prix global. Ces écarts ne sont de plus pas dans le même sens chaque année.

En 2021 en revanche, du fait d'une évolution des prix relatifs très prononcée pour l'énergie, tous les ménages pour qui les dépenses énergétiques occupent une place significative dans le panier de consommation vont connaître une évolution plus forte des prix auxquels ils sont confrontés. C'est le cas en particulier pour les ménages consommant beaucoup de gaz et, dans une moindre mesure, de carburant. C'est une évolution qui est donc en moyenne plus défavorable pour les plus modestes, les personnes les plus âgées et les ménages résidant en milieu rural. Nous avions, dans la note de conjoncture du mois de décembre 2021, essayé de produire un chiffrage sur ce sujet, en comparant la facture énergétique d'un ménage en octobre 2021 à sa facture énergétique mensuelle à la fin de l'année 2019, avant la crise sanitaire. En moyenne, pour un ménage, l'évolution à la hausse des prix de l'énergie se traduit par 30 euros de dépenses supplémentaires par mois par rapport à la situation qui prévalait à la fin de l'année 2019. Néanmoins, s'il est certain que les ménages connaissent des situations très hétérogènes, il est extrêmement difficile d'en rendre compte d'un point de vue statistique. La consommation énergétique dépend en effet du mode de chauffage, de l'évolution comparée des sources d'énergie utilisées et des fournisseurs.

M. Claude Raynal, président. - Je m'adresse désormais à Olivier Garnier, qui pourra, après ce premier propos consacré à la situation actuelle, nous éclairer sur les prévisions et les perspectives pour l'inflation à moyen-terme.

M. Olivier Garnier, directeur général de la statistique et des études de la Banque de France. - Je vais effectivement commencer par vous présenter les projections d'inflation qui ont été faites à la mi-décembre au niveau de l'Eurosystème, c'est à dire au niveau de l'ensemble des banques centrales nationales et de la BCE.

Je commencerai par présenter la situation de la France, avec nos projections à horizon 2023-2024. Je rappelle que, dans le cadre de l'Eurosystème, les hypothèses sont communes. Pour le prix du pétrole par exemple, et comme indiqué par Jean-Luc Tavernier plus tôt, l'hypothèse est celle d'une stabilité des prix. On regarde en effet les prix sur les marchés à terme, ce qui revient à stabiliser plus généralement le prix de l'énergie à horizon 2023-2024.

En revanche, au niveau de l'Eurosystème, et par différence avec l'Insee, nous travaillons avec l'indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH), qui est actuellement un peu au-dessus de l'indice des prix à la consommation. Certaines dépenses sont en effet exclues de l'IPCH, ce qui donne en contrepartie un poids plus important aux prix de l'énergie. Quand les prix de l'énergie varient plus fortement que les prix du reste des composantes, cela tend à accroître l'écart entre l'IPC et l'IPCH. À l'inverse, lorsque les prix de l'énergie connaissent une évolution proche de la moyenne de celle des autres prix, cet écart tend à se résorber. Les écarts constatés sur l'évolution de l'IPC et de l'IPCH sont donc des écarts temporaires. 

Dans notre projection pour la France, on a deux périodes bien distinctes. La première période est celle d'une « bosse » en 2021-2022, suivie d'une seconde période 2023-2024 caractérisée par une inflation qui reviendrait à un niveau légèrement inférieur à 2 %. La « normalisation » observée en seconde période est bien sûr très liée à l'hypothèse de stabilisation des prix de l'énergie.

Assez logiquement, une forte incertitude prévaut quant à l'ampleur et à la durée de la bosse, qui vont dépendre de ce qu'il se passera pour les prix de l'énergie. Ce qui est certain, c'est que la progression de l'inflation va mécaniquement se ralentir, sauf à ce que les prix de l'énergie continuent d'augmenter fortement. Il y a en effet un « effet base » qui joue : en 2022, le niveau des prix de l'énergie ne sera plus comparé à celui constaté en 2020, où il était très bas, mais à celui constaté en 2021, où il avait déjà sensiblement augmenté. Ainsi, la hausse sur un an va nécessairement se réduire.

Surtout, il faut bien comprendre que ce mouvement de sortie de bosse et de normalisation recouvre des évolutions différentes. D'un côté, les prix de l'énergie, avec la stabilisation attendue, vont beaucoup moins contribuer à la progression de l'inflation. De l'autre côté, les prix des services, eux, vont plutôt avoir tendance à accélérer. Ce phénomène est particulièrement visible dans les projections à moyen-terme de la Banque de France, lorsque sont décomposés les prix des services et les prix des produits manufacturés. Avant la crise sanitaire, le tendanciel, pour les prix des services, était celui d'une hausse contenue à 1 % par an, tandis que désormais l'on passerait à plus de 2,5 % par an en fin de projection. L'impact sur l'inflation sous-jacente est donc très significatif, puisqu'elle progresserait de moins de 1 % à une fourchette comprise entre 1,5 % et 2 %. Il y aurait donc un véritable changement du régime d'inflation. Ce que nous montre cette projection en effet, c'est, qu'en matière d'inflation, nous reviendrions non pas à la situation antérieure à l'épidémie (2018-2019), mais plutôt à une situation d'inflation proche de celle constatée au milieu des années 2000, avant la grande crise financière de 2007-2008. À l'époque, l'inflation en zone euro était proche de 2 % et c'est donc plutôt ce régime là que l'on s'attend à retrouver à moyen-terme.

C'est d'ailleurs également ce que l'on observe avec les salaires. Quand on raisonne en termes de salaire moyen par tête, l'évolution apparaît très heurtée ces deux dernières années. En effet, figurent au dénominateur de cet indicateur les effectifs salariés. Or, du fait de l'activité partielle, la durée du travail a beaucoup bougé. Il ne faut donc pas prêter une attention trop excessive à ce qu'il se passe en 2021 et en 2022. Il est en revanche plus intéressant, sur ce sujet, de comparer la période pré-covid à l'horizon 2023-2024. Avant la pandémie, les salaires moyens par tête évoluaient sur un rythme de 2 % par an, avec des gains de productivité de 1 %. Cette situation était donc compatible avec des coûts salariaux unitaires suivant une tendance haussière de 1 %, ces coûts correspondant en effet à la différence entre l'évolution du salaire moyen par tête et l'évolution des gains de productivité. Désormais, dans nos projections, on constate un changement de régime. La progression des salaires suivrait un rythme d'environ 3 % par an, avec toujours des gains de productivité de 1 % par an, et donc des coûts salariaux unitaires sur une tendance haussière de 2 %, également compatible avec une inflation proche de 2 %. Ce scénario implique donc des gains salariaux réels. La situation ressemblerait alors davantage à celle que nous avions au début des années 2000 qu'à celle de la deuxième moitié des années 2010.

Il y a bien sûr de nombreux aléas et incertitudes autour de cette projection. À court-terme, ces incertitudes pèsent surtout sur l'ampleur et la durée de la bosse, avec des inconnues quant aux évolutions des prix de l'énergie, des matières premières et des biens intermédiaires. On retrouve ici tout le sujet des difficultés d'approvisionnement, sur lequel il convient de procéder à une analyse plus fine, secteur par secteur. Dans les semi-conducteurs par exemple, les difficultés vont sans doute durer plusieurs années, tandis qu'elles devraient se stabiliser, voire diminuer, dans d'autres secteurs.

À moyen-terme, le facteur clé sera la boucle prix-salaires, et ses effets sur les prix des services. Ce sont les effets dits de « second tour ».

À long terme, les facteurs sont plus incertains, avec, pour les chaînes d'approvisionnement, un double processus contradictoire de mondialisation et de « dé-mondialisation ». Certains observateurs défendent ainsi la thèse d'une dé-mondialisation, mais qui concernerait plutôt des catégories de biens manufacturés. En revanche, du côté des services, on assisterait plutôt à une logique de mondialisation. On peut penser ici au développement du digital, qui a plutôt eu tendance à s'accélérer au cours de cette crise, ou encore à la transition climatique. Cette dernière a déjà des effets sur les prix des matières premières et sur les investissements dans les énergies fossiles, ce qui se constate très clairement dans les prix de l'énergie. Habituellement, quand les prix de l'énergie augmentaient fortement, l'offre tendait à augmenter. C'est ce que nous avions par exemple observé au début des années 2010 : la production augmentait très fortement aux États-Unis dès que le prix du baril dépassait les 60 dollars, l'exploitation de certains puits devenant rentable. Aujourd'hui, dans un contexte où il y a moins d'investissements du fait des incertitudes pesant à long terme sur le domaine des énergies fossiles, il y a moins d'élasticité de l'offre au prix, ce qui limite moins la hausse des prix.

Je poursuis désormais avec les prévisions pour l'ensemble de la zone euro, dans le cadre des projections de l'Eurosystème. La situation est dans l'ensemble proche de celle de la France, même si les niveaux d'inflation peuvent différer. Ils sont généralement plus élevés qu'en France, mais toujours avec le même phénomène de bosse. En 2022, la prévision s'établit à 3,2 % pour la zone euro, pour revenir légèrement en-deçà de 2 % en 2023 et en 2024.

Il est intéressant d'analyser les écarts au sein de la zone euro, d'autant que nous disposons désormais pour l'année 2021 de l'ensemble des IPCH. La France a plutôt, au mois de décembre 2021, une inflation plus basse que celle des autres grands pays de la zone euro. La principale explication provient des prix de l'énergie : même s'ils ont fortement augmenté en France, ils ont encore plus augmenté dans les autres pays. L'exemple le plus clair est celui de l'Espagne, où le prix de l'électricité est très élevé. L'Espagne connait une inflation générale de 6,7 %. En revanche, si on regarde son inflation sous-jacente, hors énergie et hors alimentation, elle se situe à 1,5 %, comme en Italie d'ailleurs.

J'entends parfois dire que ces écarts auraient tendance à indiquer que l'on mesure « mal » les prix en France, mais ce n'est bien sûr pas le cas. Par exemple, si l'on prend les prix de l'énergie, les prix du carburant se caractérisent, en France, par la présence de taxes qui ne sont pas proportionnelles à la valeur du produit. Elles jouent donc un rôle d'amortisseur lorsque le prix hors taxe augmente.

Regardons maintenant le cas de l'Allemagne : l'inflation sous-jacente se situe à 3,9 % au mois de décembre 2021. Ce niveau élevé s'explique en grande partie par le fait que l'Allemagne avait, en réponse à la crise sanitaire, temporairement abaissé son taux de TVA. Elle l'a relevé au début de l'année 2021, ce qui crée temporairement un surcroît d'inflation. Cet effet TVA devrait disparaître d'ici au début de l'année prochaine.

Plus généralement, et toujours dans le cadre des prévisions de l'Eurosystème, on remarque que la France, l'Italie et l'Espagne reviendraient, à horizon 2023-2024, à des taux d'inflation assez semblables et légèrement en-deçà de 2 %. L'Allemagne serait en-dessous de 2 %, même si cette projection de la Bundesbank ne tient pas compte de l'accord de la nouvelle coalition gouvernementale allemande. Il y aura sans doute une petite révision à la hausse, notamment pour intégrer les hausses de salaire minimum. Par ailleurs, même si l'Allemagne devait avoir un niveau d'inflation supérieur à celui observé en moyenne dans la zone euro, ce ne serait pas forcément un problème. Dans une union monétaire, les économies ne sont pas forcément dans la même phase du cycle. Le taux de chômage allemand est par exemple bien plus bas que celui de la France et des pays de l'Europe du sud et son économie est également plus compétitive. Or, ce sont bien ces écarts de compétitivité qui peuvent se retrouver dans les écarts d'inflation. Même avec une zone euro qui serait en moyenne à 2 %, il peut être tout à fait justifié d'avoir une Allemagne au-dessus de 2 % et d'autres pays de la zone euro en-dessous de 2 %.

La situation qui prévaut en matière d'inflation a bien sûr des implications en termes de politique monétaire. Lors de leur réunion du 18 décembre dernier, le conseil des Gouverneurs de la BCE a dû étudier le scénario d'inflation que je viens de vous présenter. Sur cette base, et parmi les annonces du Conseil, trois éléments importants sont à retenir.

Premièrement, il a clairement été dit que les mesures exceptionnelles mises en place pour faire face à la crise pandémique, notamment en matière d'achats d'actifs mais aussi de taux exceptionnellement bas de financement pour les banques pour prêter à l'économie, allaient s'arrêter. 

Deuxièmement, si la BCE va certes arrêter les achats nets et donc arrêter d'augmenter l'encours de titres publics détenus dans le cadre du programme d'achats d'urgence, elle va continuer à réinvestir les titres arrivant à maturité, ce qui aura donc pour effet de maintenir le stock à un niveau constant. Ces réinvestissements bénéficieront par ailleurs d'un cadre très flexible : ainsi, même si c'est le titre d'un pays A qui arrive à maturité, la BCE pourra acheter des titres d'un pays B à la place.

Le programme d'achat d'urgence face à la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme - PEPP) présentait en effet une caractéristique essentielle, celui d'être plus souple que le programme d'achats standard (Asset Purchase Programme - APP). Contrairement au cadre prévu pour l'APP, dans lequel il est impossible d'acheter des titres en deçà d'une certaine notation, les règles relatives au PEPP permettent d'acheter ces titres moins bien notés, ce qui est le cas par exemple de ceux émis par l'État grec. Dans le cadre du réinvestissement des titres arrivés à maturité, il sera ainsi possible, pour la BCE, de continuer d'acheter ces titres. La BCE a également affirmé qu'elle serait prête à reprendre les achats nets en cas de nouveau choc, lié à la pandémie. On a donc là-aussi conservé une certaine flexibilité.

Troisièmement, sur la base des projections décrites précédemment, l'inflation en zone euro reviendrait à un niveau légèrement inférieur à 2 % à moyen terme. Or, dans le cadre de la revue stratégique de la politique monétaire, s'il a bien été réaffirmé que le mandat de la BCE était de viser un niveau d'inflation de 2 % sur le moyen-terme, et non en permanence, il a également été ajouté que cet objectif devait se concevoir de manière symétrique. Dans ce cadre-là, et comme on a une inflation qui revient un peu en-dessous de 2 %, cela signifie que les conditions ne sont aujourd'hui pas réunies pour remonter les taux d'intérêt. Ceci dit, et c'est ce qu'on appelle l'optionalité, le conseil des Gouverneurs dispose de la capacité d'ajuster la politique monétaire en fonction des données disponibles et des développements à venir. Si l'inflation s'avérait finalement plus persistante que ce qui est actuellement prévu dans le scénario de l'Eurosystème, cette situation impliquerait certainement un changement d'orientation de la politique monétaire.

M. Claude Raynal, président de la commission des finances. - J'aurai une question à laquelle vous pourrez répondre tout à l'heure : pourrez-vous nous parler de l'inflation importée ? Je laisse maintenant la parole à M. Christophe Blot.

M. Christophe Blot, directeur adjoint du département d'analyse et de prévision de l'OFCE. - En premier lieu, le phénomène de l'accélération de l'inflation concerne l'ensemble des pays développés et émergents. Le choc est relativement modéré en France par rapport à des pays comme les États-Unis, le Brésil, la Russie et nos principaux partenaires commerciaux. Cela reflète le poids plus faible de l'énergie dans l'indice des prix à la consommation en France. Nous constatons tout de même une augmentation de l'inflation sous-jacente, au-delà du facteur de l'énergie.

Le pic n'est pas forcément atteint. Aux États-Unis, le choc a démarré très tôt et l'inflation sous-jacente continue à augmenter ; il pourrait en être de même dans la zone euro.

En 2021, il s'agit probablement d'un choc d'offre, qui concerne d'abord les prix de l'énergie mais s'élargit aux matières premières alimentaires et industrielles ainsi qu'au coût du transport maritime. Les facteurs sont liés à l'évolution de la conjoncture économique mondiale, avec une reprise très forte dès la fin 2020. La demande a été distordue en faveur des biens et l'offre a été plutôt contrainte par les capacités de transport, d'où des pénuries dans certains secteurs et des ruptures de chaînes d'approvisionnement.

Le consensus tend à indiquer que ce choc d'offre va se résorber, au mieux au cours du premier semestre 2022. Le coût du transport maritime tend d'ailleurs à baisser depuis le mois d'octobre, mais le prix des matières premières industrielles reste élevé. Une étude récente de l'OFCE indique qu'un choc sur les matières premières serait absorbé au bout de deux trimestres.

Derrière ce choc d'offre, toutefois, il pourrait y avoir un choc de demande, qui s'expliquerait par le rebond de l'économie suite à la récession de 2020.

Nous avons donc deux scénarios.

Le premier verrait la croissance française s'établir à 4,1 % en 2022, sur l'hypothèse d'une absence de déblocage de l'épargne accumulée pendant la crise. Les ménages retrouveraient simplement le taux d'épargne antérieur.

Dans le second scénario, les ménages consommeraient une fraction de cette épargne accumulée, ce qui entraînerait un surcroît de consommation et un choc de 2,2 points sur le revenu disponible brut en 2022. L'inflation augmenterait de 0,9 point par rapport au premier scénario.

La question centrale au sujet de la conjoncture en 2022 est donc celle d'un choc potentiel de demande, qui générerait un peu plus d'inflation. On n'a pas pour l'instant d'élément sur le comportement d'épargne et de consommation des ménages afin de trancher.

Les conséquences différeraient selon que le choc d'offre est temporaire, persistant ou qu'il y a un choc sur la demande.

Dans le premier cas, le choc serait absorbé à court terme dans les marges des entreprises et le pouvoir d'achat des ménages baisserait de manière différenciée selon leur niveau de vie, le lieu dans lequel ils vivent et leurs habitudes de consommation.

Si le choc d'offre est persistant, les marges risqueraient de ne plus absorber le choc, il pourrait y avoir des revendications salariales et l'impact dépendrait du pouvoir de négociation des salariés dans chaque secteur.

Si enfin le choc se transfère sur la demande, le surcroît de croissance ferait baisser le chômage, ce qui pourrait entraîner des tensions sur le marché du travail et les ménages pourraient mieux négocier une hausse des coûts salariaux.

Pour l'instant on est plutôt dans un scénario de choc d'offre non anticipé et plutôt temporaire, mais avec des incertitudes sur le transfert vers un choc de demande.

Les anticipations d'inflation ont aussi été révisées à la hausse aux États-Unis et en Angleterre. La Banque d'Angleterre a annoncé une hausse des taux ; aux États-Unis, les achats d'actifs devraient se réduire, ce qui entraînerait également une augmentation des taux dès 2022 et 2023.

Les taux longs ont remonté modérément au cours des derniers mois aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans une moindre mesure dans la zone euro, mais ils demeurent à un niveau bas.

Les risques sont limités pour les finances publiques : à court terme, la hausse des taux est plutôt modérée et elle se diffuse assez lentement sur le coût de la dette du fait de la maturité élevée de celle-ci. En outre la charge d'intérêt a diminué de deux points de PIB depuis le début des années 1990 et reste à un niveau historiquement bas. Enfin, l'inflation augmente plus vite que les taux d'intérêt. Cette hausse de l'inflation ne se traduit pas nécessairement par une augmentation des recettes fiscales, car certaines recettes sont plutôt liées aux revenus des ménages qui ne progressent pas au même rythme.

Sur le plus long terme, depuis 2012, les taux sont restés très bas et, malgré la hausse récente, il semble que l'environnement de taux bas va perdurer, avec des conséquences limitées sur les finances publiques et le coût de l'endettement des ménages. La stratégie de normalisation de la BCE reste très progressive et devrait éviter une hausse des taux trop rapide, qui serait déstabilisante pour l'économie européenne.

M. Claude Raynal, président. - Je cède la parole à notre dernier intervenant.

M. Charles-Henri Colombier, Directeur du pôle Conjoncture et Perspectives de Rexecode. - Je vais tenter de ne pas répéter ce qui a été dit lors des premières présentations.

Je voudrais tout d'abord revenir sur le fait que l'on considère toujours l'inflation en tant que glissement annuel de l'indice des prix, alors que regarder l'évolution de l'indice des prix en lui-même permet de mieux comprendre ce qui est en jeu. La hausse du taux d'inflation procède de deux facteurs : d'effets de base, nous l'avons dit, et le creusement de l'indice des prix en 2020 explique d'ailleurs aujourd'hui environ un quart du taux d'inflation d'après l'indice des prix à la consommation (IPC) ; mais également d'un phénomène d'accélération récente des prix qui est assez sensible.

Deuxième élément, en matière d'estimation du taux d'inflation il faut tenir compte du poids moyen des quatre composantes du panier de consommation : l'énergie à hauteur de 8 % ; l'alimentation pour 18 % ; les produits manufacturés pour 25 % et les services pour près de la moitié du panier de consommation. Si on compare la contribution de ces composantes au taux d'inflation par rapport à leur contribution moyenne depuis 2000, on voit que ce qui est atypique dans le taux d'inflation actuel, c'est la contribution record de l'énergie, qui explique à elle seule la moitié de la progression du taux d'inflation, en dépit de sa part relativement limitée dans le panier de consommation. La contribution des produits manufacturés commence également à être au-dessus de la moyenne de long terme, et il est vraisemblable que l'on dépasse celle-ci pour l'alimentation et peut-être sur les services. L'inflation énergétique est d'habitude aisément prévisible puisqu'elle est fortement corrélée au glissement annuel du prix du brent en euros. Même si le brent venait à monter jusqu'à 90 ou 100 dollars, on devrait avoir une baisse de ce cours dans la deuxième moitié de 2022 et donc, dans une approche classique, une détente assez nette de l'inflation énergétique. Ce qui est cependant nouveau, c'est la décorrélation entre les prix du gaz et de l'électricité d'une part et celui du brent d'autre part, avec un choc sur les prix de gros qui, bien heureusement, est amorti sur les ménages par les pouvoirs publics mais avec un coût budgétaire croissant. Selon le maintien ou non de cette protection, la trajectoire de l'inflation énergétique peut être très différente, et explique en grande partie les différences d'inflation que nous avons par rapport à nos voisins, européens en particulier.

Concernant l'alimentaire, la corrélation entre les prix des matières premières dans le secteur alimentaire et les prix de détail des produits alimentaires est généralement faible, mais en cas de choc des prix de marché sur les matières premières, un choc s'ensuivrait également sur l'indice des prix alimentaires, comme cela a été le cas en 2007-2008 ou en 2011. On s'attend à voir sans surprise la même chose, d'autant que l'augmentation des prix du gaz se transmet aux engrais, qui aujourd'hui progressent de + 80 % sur un an, ce qui aura une conséquence durable sur les prix de production alimentaire.

Troisième élément : les enquêtes montrent que les anticipations des industriels pour les produits manufacturés se situent toujours à des niveaux records, même dans l'automobile. La hausse des prix des produits manufacturés est donc devant nous plutôt que derrière nous. Enfin, les services dépendent étroitement des salaires et les indices des salaires progressent d'environ 1,5 % sur un an. Cependant, dans les secteurs les plus favorisés par le contexte actuel, les hausses de salaires seront plus sensibles et la hausse des salaires sera donc plus importante en 2022.

Nous anticipions début décembre un taux d'inflation des prix à la consommation de 2,5 % en moyenne en 2022, contre 3,1 % sur la zone euro. Si ce chiffre était mis à jour aujourd'hui, il serait sans doute légèrement supérieur. Sur le glissement du taux d'inflation, nous serons autour de 3 % pour une grande partie du glissement sur le premier semestre 2022.

La question est donc celle du diagnostic : s'agit-il d'un choc d'offre ou d'un choc de demande, et celui-ci a-t-il un caractère transitoire ou non ? Nous avons eu selon nous une forme de choc de demande début 2021, car la consommation des ménages américains était dopée par les transferts massifs dans un contexte de réouverture très rapide, qui a perturbé les chaînes logistiques. Mais l'élément principal est le choc d'offre négatif qui s'applique à une grande partie de l'économie mondiale. Les facteurs d'explication de celui-ci sont à la fois transitoires et structurels. Dans la première catégorie, on peut citer des retards de maintenance et de production en 2020 dans un contexte de confinement, comme les hauts fourneaux dans la sidérurgie ; la fermeture de noeuds d'échanges comme les ports chinois ; la politique financière très accommodante qui a dopé les cours de certaines matières premières ; des goulets d'étranglement dans le fret maritime du fait de la demande très forte des États-Unis ; des phénomènes climatiques ponctuels qui ont épuisé les stocks de gaz et enfin un ralentissement des flux migratoires qui a pu générer des pénuries de main-d'oeuvre. Du côté des facteurs structurels, il y a des effets de second tour, c'est-à-dire des baisses de production consécutives aux pénuries de certains produits, comme les semi-conducteurs dans l'automobile, ou des phénomènes liés aux coûts prohibitifs, comme les usines chimiques allemandes qui se sont arrêtées lorsque les prix du gaz ont été trop élevés, ce qui à terme a eu un impact sur le prix des engrais. Dans le cadre du changement climatique et d'une augmentation de la part des énergies renouvelables, le mix énergétique européen est de plus en plus sensible aux aléas climatiques. On peut également citer des éléments de réglementation liés à la transition énergétique, notamment la hausse du coût du carbone qui contribue à la hausse du prix de l'électricité, le fait que certains intrants clés vont voir leurs prix être durablement élevés, comme les semi-conducteurs et les batteries, et enfin un contexte de plus en plus protectionniste, avec des quotas d'exportation en Chine ou en Russie, qui est de nature à augmenter la hausse des prix.

En conséquence, le taux d'inflation devrait être durablement plus élevé qu'il ne l'était au cours de la dernière décennie, avec une bosse d'inflation aujourd'hui proche de son pic mais une prévision d'inflation de 1,8 % pour la France et la zone euro en moyenne pour 2023.

Trois scénarios macroéconomiques se dessinent à moyen terme : tout d'abord, un scénario de normalisation que nous privilégions, où les tensions inflationnistes se dénouent progressivement une fois passés les effets de rebond de récupération de la croissance et le rétablissement des chaînes d'approvisionnement. Par ailleurs, il existe un scénario inflationniste où les hausses de salaires seraient très marquées et alimenteraient les prix à la consommation, obligeant les banques centrales à réagir pour briser les boucles prix-salaires. Enfin, le scénario de type « stagflation » n'est pas complètement impossible, dans lequel le choc de prix sur les approvisionnements devrait durer très longtemps, perturbant plus durablement la production industrielle.

M. Claude Raynal, président. - Merci pour ces exposés très complets et concordants. J'ai tout d'abord une question pour la Banque de France, en lien avec la feuille 6 de leur présentation, « les aléas par rapport à la projection centrale », c'est-à-dire les éléments qui peuvent faire diverger les hypothèses. L'existence d'une projection centrale implique qu'il y ait une courbe « enveloppe ». Quelle serait-elle ? Concrètement, pourquoi pensez-vous que les prix de l'énergie sont amenés à rapidement baisser, mis à part la fin de l'hiver ? Qu'est-ce qui concrètement sous-tendrait cette baisse du coût de l'énergie ? Troisièmement, vous concluez votre sujet sur le retour à 2 % d'inflation, ce qui est un peu un mantra de la Banque de France et de la BCE. Mais parlons-nous bien de la même inflation, pour revenir à ma question initiale ? Autrement dit, est-ce que 2 % constitue un bon scénario pour la Banque de France ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je m'associe aux remerciements de M. le Président. Il y a de l'homogénéité dans les constats et les observations des intervenants, mais je note aussi l'existence de questions qui restent ouvertes. À titre personnel, je pense que nous ne sortirons pas intacts de la crise sanitaire et j'aurais tendance à m'inscrire dans l'hypothèse inflationniste de M. Colombier, avec notamment la nécessité de prendre en compte davantage la question des salaires, qui sont contenus depuis longtemps. Des mesures seront probablement nécessaires.

Je voudrais tout d'abord vous interroger sur la réaction des entreprises face à la hausse des prix, comme évoqué notamment, des matières premières et de l'énergie. Répercutent-elles la hausse des prix sur le consommateur final ? Comment évoluent leurs marges ? Peuvent-elles être écrasées ? On s'interroge aussi sur l'effet de l'inflation sur leur capacité d'investissement et donc, à terme, sur leur compétitivité.

Par ailleurs, le phénomène d'inflation est-il comparable en Europe et aux États-Unis ? Dans la mesure où les phénomènes d'inflation aux États-Unis et en Europe seraient différents, dans quelle mesure la BCE pourrait-elle durablement conserver une orientation plus expansionniste de sa politique monétaire que celle de la FED ? En d'autres termes, dans un contexte d'interconnexion et de mobilité des capitaux, la politique monétaire européenne est-elle suffisamment indépendante de celles des autres banques centrales pour être en mesure de s'adapter aux spécificités et aux besoins de l'économie européenne ?

M. Jérôme Bascher. - J'ai trois questions très courtes.

Tout d'abord au sujet de la sensibilité du dollar. Je n'ai vu dans aucune de vos présentations sur l'inflation votre scénario sur la sensibilité du dollar par rapport à l'euro.

Deuxième sujet sur les décorrélations complètes entre ce que j'avais appris sur l'inflation et la boucle prix-salaire, le cours du brent, les prix de l'énergie en général, ainsi que les inflations mondiales. À la fin, on se demande si finalement ce ne sont pas les États qui ont aujourd'hui la main sur l'inflation, au vu de l'ensemble des mesures qu'ils ont prises au moment de la crise covid.

Ma dernière question concerne le lien entre finances publiques à l'inflation. Aujourd'hui, je ne sais plus lire ce que fait l'augmentation d'un point de pourcentage de l'inflation. Les élasticités me semblent aujourd'hui totalement décorrélées. Un autre point qui me semble devoir être abordé est celui du prix des actifs qui a quand même beaucoup évolué en 2021. Quels sont les risques que cela pose et quels sont les effets envisageables sur l'évolution de l'inflation ?

M. Michel Canévet. - Nous sommes dans une phase de transition énergétique qui va amener des surcoûts. Peut-on s'attendre à ce que les surcoûts de cette transition, tout comme la fin des mesures de maintien des prix de l'énergie à un niveau bas en 2022, se répercutent durablement sur les prix de l'énergie ? Est-ce que cela peut peser sur l'inflation ?

En matière immobilière, nous avons à la fois des prix de matériaux qui restent élevés en raison des difficultés d'approvisionnements et une raréfaction durable des capacités à construire, ce qui entraîne une augmentation des coûts de construction et des prix de l'immobilier.

Quant aux salaires, j'ai le sentiment que l'on peut s'attendre à des demandes de hausses significatives en raison, d'une part, d'une addiction croissante à la dépense, et d'autre part des échéances électorales. Enfin, on constate une aspiration forte à une hausse des salaires dans un contexte de raréfaction de la main d'oeuvre. Partagez-vous ce constat ?

M. Thierry Cozic. - Je voudrais poser une question à Christophe Blot sur le rôle des banques centrales. Il y a un constat qui a été fait ce matin et qui est que l'inflation bondit. Je crois que c'est un fait qui n'est pas remis en cause. J'ai plutôt le sentiment que cette inflation ne sera pas transitoire, mais bien durable. J'en veux notamment pour preuve le communiqué du 15 décembre de la réserve fédérale américaine, dans lequel elle a volontairement effacé l'adjectif « temporaire » à côté du mot « inflation ». La flambée des prix ne faiblit pas, voir même s'amplifie, bien alimentée par les tensions géopolitiques et les vagues successives du COVID et de ses variants qui s'abattent partout dans le monde.

J'ai le sentiment que les banques centrales marchent sur un fil. Elles se retrouvent placées devant un choix cornélien : soit elles arrêtent, au nom de la lutte contre l'inflation, la distribution d'argent qui a été réalisée à un rythme important depuis l'épidémie de COVID, soit elles poursuivent malgré tout la politique accommodante au risque de nourrir l'inflation et d'alimenter la spirale prix-salaires, comme à la fin des années 1970, ce qui, me semble-t-il, pourrait devenir difficilement contrôlable. J'ai le sentiment que la seconde option a été celle choisie par la Banque centrale européenne, qui a poursuivi sa politique monétaire accommodante pour répondre aux effets de la crise sanitaire, même si elle a récemment annoncé prévoir d'arrêter au mois de mars prochain le programme d'achats d'urgence pandémique dont l'enveloppe globale était de 1 850 milliards d'euros. Donc, ma question est la suivante : dans ces conditions, pensez-vous que le levier des opérations d'assouplissement quantitatif soit aujourd'hui le seul qui doit être mobilisé pour répondre à la hausse de l'inflation ?

M. Marc Laménie. - Monsieur le directeur général de l'INSEE, quelles sont les conséquences de l'inflation pour les collectivités territoriales que nous représentons ?

En outre, en ce qui concerne les difficultés d'approvisionnement de l'industrie et du bâtiment, pourriez-vous nous donner de plus amples éclaircissements quant à leurs implications ?

Mme Sylvie Vermeillet. - J'ai une question sur le poids ou l'impact des politiques publiques sur l'inflation que l'on peut constater aujourd'hui. Je pense qu'il est assez net aux États-Unis, notamment depuis le premier versement d'un chèque de 1 200 dollars aux ménages par l'administration américaine. Est-ce que vous parvenez à caractériser l'effet de l'impulsion des concours publics sur notre économie ? En comparant les différentes aides en Europe ou en France, arrive-t-on à expliquer les différences de situations en France et dans le reste de l'Europe ?

Le deuxième point de ma question concerne les annonces du président de la République en fin d'année concernant une nouvelle injection de 30 milliards d'euros en investissements dans le plan France 2030. Est-ce qu'il vous semble opportun, alors que le niveau d'inflation est déjà très élevé, dans un contexte de pénurie de matières premières et de pénurie de main d'oeuvre, de relancer France 2030 avec ces 30 milliards d'euros ? Cela ne va-t-il pas doper l'inflation et finalement ne pas aboutir aux conséquences souhaitées ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Christophe Blot, au titre de l'OFCE, a présenté les conséquences prévisibles de l'inflation sur les finances publiques, certes avec un point d'interrogation, mais avec des prévisions que j'ai trouvées peut-être un peu trop bleu ciel. Je ne veux pas trop y rajouter de nuages, mais tout de même : vous indiquez que l'effet sur le coût de la dette est très marginal à court terme, puisque la hausse des taux reste modérée et que l'inflation augmente plus vite que la hausse des taux. En clair, les conséquences ne seraient pas si graves que cela.

Est-ce que l'ensemble des intervenants partagent ces considérations ? Cela me paraît un peu idyllique. Concernant les conséquences en termes de politiques économiques : quels leviers avons-nous et quels seraient les objectifs atteignables ?

M. Stéphane Sautarel. - Je vais être un peu dans la tonalité de mes prédécesseurs concernant la météo de l'inflation qui nous a été présentée. J'ai le sentiment qu'entre le ressenti et les cartes météo réelles, il y a un écart. Alors je ne sais pas si c'est nous qui sommes trop alarmistes, ou bien nos différents interlocuteurs, que ce soit les collectivités territoriales, les entreprises ou tout simplement les ménages. Nous avons en tout cas un ressenti d'inquiétude de niveau bien plus conséquent que ce qui nous a été présenté ce matin.

Les témoignages que l'on entend, et notamment ceux de responsables de la grande distribution sur le volet alimentaire, nous laissent à penser que les perspectives pour 2022 restent malgré tout inflationnistes. La transition énergétique, comme cela a été rappelé par certains, a un impact sur la mutation industrielle et sur la consommation des ménages, comme sur le volet immobilier. Elle me semble présenter des risques et des inquiétudes plus conséquentes que ce qui nous a été indiqué.

J'ai donc deux questions complémentaires sur des points qui n'ont pas été directement élaborés au-delà des prévisions que je ne remets pas en cause bien sûr et qui, je l'espère, seront avérées. Pourriez-vous développer quant à l'incidence et à la prise en compte du déficit de la balance commerciale de la France dans l'inflation ? On le voit sur le volet énergétique, même si cela est amorti par nos capacités nucléaires notamment. Toutefois, cette balance commerciale qui ne cesse de se creuser n'est-elle pas un facteur d'inquiétude par rapport à une situation inflationniste propre à notre pays ?

Mon deuxième point concerne le poids de la dépense publique, dont la soutenabilité est liée à son financement en grande partie par la dette. Ce poids présente d'ailleurs un écart par rapport à des politiques budgétaires assez divergentes aujourd'hui, au niveau de l'Europe et de l'Allemagne notamment. Sont-ce les politiques budgétaires qui impactent l'inflation ou bien l'inflation qui a un impact sur ces politiques ?

Mme Christine Lavarde. - Vous nous avez présenté les secteurs qui connaissent une inflation forte des prix. Avez-vous identifié des secteurs qui pourraient être fragilisés, peut-être pas tout de suite mais dans les mois à venir, parce qu'ils n'arrivent pas à répercuter sur leurs contrats cette hausse des prix ? J'avais notamment en tête les collectivités locales, pour lesquels une partie des recettes sont les impôts dont une partie seulement évolue avec l'inflation. Ensuite, il y a toute une partie de ces recettes qui concernent les prestations fournies aux citoyens. Dans un contexte électoral et de sentiment de perte de pouvoir d'achat des citoyens en raison de la hausse des prix, une hausse des tarifs est sûrement rendue plus difficile. Peut-être que la Banque de France regarde ces indicateurs ?

Par ailleurs, dans la seconde partie qui était la décomposition de l'inflation, vous nous avez parlé de la hausse de l'inflation liée au prix de l'énergie. On aurait très certainement pu évoquer l'inflation liée aux matières premières également. Mais est-ce qu'il n'y a pas aussi une partie de cette hausse des prix qui serait liée à l'augmentation du nombre de normes et de règles dont la vocation est d'infléchir le comportement des consommateurs pour aller vers une économie plus sobre ? Est-ce qu'une autre partie qui serait liée au poids de la réglementation est quelque chose que vous mesurez ?

M. Vincent Éblé. - Messieurs, dans vos responsabilités diverses, vous avez une responsabilité principale qui est celle d'observer les choses et de les comprendre.

Pour notre part, nous sommes des acteurs de l'action publique et nous ne pouvons pas en rester là. En quelque sorte, nous devons nous positionner dans un espace de prises de décisions qui permet d'optimiser les conditions économiques dans lesquels notre pays évolue. De ce point de vue, le sujet de l'inflation, au-delà du diagnostic, pose la question des conséquences pour notre économie.

Singulièrement, je pense à la problématique particulière de l'épargne qui est raisonnablement élevée en France. Je voulais donc vous interroger sur la rémunération de l'épargne réglementée, eut égard à l'évolution de l'inflation et en particulier une réactivation de sa croissance. Des débats ont débuté au mois décembre autour de la rémunération du livret A en particulier. Cette hausse de la rémunération peut d'ailleurs poser un problème aux acteurs bancaires, puisque remonter la rémunération du livret A alors que les taux restent très bas signifie un coût pour les banques. Est-ce qu'il vous semble nécessaire de mieux rémunérer cet épargne populaire, eut égard à l'inflation ? Quel est votre avis sur ce sujet ?

M. Charles-Henri Colombier. - Premièrement sur la question de l'inflation importée et sur celle de la dégradation de la balance commerciale : oui, le fait qu'on ait une inflation importée n'est pas une bonne nouvelle puisque c'est un prélèvement sur le pouvoir d'achat national. Je vous cite deux chiffres. En novembre, le prix des exportations de biens industriels est en hausse de 14,2 % et le prix des importations des produits industriels est en hausse de 19,8 %. Il s'agit donc évidemment d'un prélèvement sur le pouvoir d'achat national et d'une dégradation des termes de l'échange ce qui contribue, mais ce n'est pas la seule raison, à la dégradation de la balance commerciale. Ainsi, l'inflation importée n'est pas une bonne nouvelle dans la mesure où elle génère ce décalage dans les termes de l'échange qui va peser indirectement sur les marges des entreprises et sur le pouvoir d'achat des ménages ensuite.

Deuxièmement, il y avait des questions sur le thème du pouvoir d'achat et de l'impact de l'inflation sur les ménages. Notre prévision, aujourd'hui, est une progression du pouvoir d'achat des ménages en France de l'ordre de 0,3 % en 2022 et en 2023 ce qui signifie que le pouvoir d'achat par ménage se dégrade en comparaison avec une moyenne annuelle 2021. Par ailleurs, on constate un stock d'épargne accumulé qui peut être réinjecté.

Concernant les secteurs en difficulté : il est certain que la hausse des prix n'a pas les mêmes effets pour tous les secteurs et certains vont sans doute se trouver dans une situation un peu difficile, notamment les secteurs électro-intensifs ou ceux qui présentent une part importante de gaz dans les intrants. Ainsi, un secteur comme la papeterie a un poids de l'énergie dans ses coûts de production très élevé ce qui va nécessairement générer une répercussion partielle de la hausse de ces coûts sur les prix et des marges affectées. De même, pour certains agriculteurs qui ne verraient pas les prix du marché augmenter - on constate une grande d'hétérogénéité entre le prix du blé qui flambe et celui d'autres produits alimentaires qui augmentent moins - ce sera sans doute difficile. Enfin, certains acteurs de la distribution d'électricité qui ne sont pas des producteurs en propre mais simplement des distributeurs subissent la hausse des prix de gros et ont du mal à répercuter cette hausse sur les clients.

Une question a également été posée sur les différences d'inflation entre la France, l'Europe et les États-Unis. La différence de diagnostic entre les États-Unis et l'Europe tient en partie aux politiques de réponse à la crise. En effet, les politiques de réponse à la crise aux États-Unis ont beaucoup stimulé la demande des ménages et notamment la consommation. Ainsi, on a aujourd'hui une consommation de biens qui enregistre une hausse de 18-19 % par rapport à l'avant crise alors qu'en France le niveau de consommation est, à peu près, revenu au niveau d'avant crise. Il y a donc une différence très sensible. Aux États-Unis, la demande a été plus stimulée et, en même temps, en l'absence de dispositifs d'activité partielle l'offre et notamment l'offre de travail a été beaucoup plus contrainte puisque le taux d'activité aux États-Unis est aujourd'hui plus bas qu'il ne l'était avant crise alors qu'on est revenu au-dessus du taux d'activité d'avant crise en Europe. Or, une situation où la demande est stimulée et où l'offre est contrainte est une situation qui est de nature à générer une dynamique inflationniste plus forte. C'est d'ailleurs ce que révèlent les chiffres puisqu'on est à 6,8 % d'inflation aux États-Unis. Mais il s'agit également d'une différence de nature puisque le taux d'inflation constaté aujourd'hui en France et en Europe est en grande partie dû à un choc énergétique alors qu'aux États-Unis il s'agit davantage d'une inflation sous-jacente qui augmente avec des salaires qui augmentent fortement. Cette situation appelle des réponses des banques centrales quelque peu différentes et cela explique pourquoi la Fed réagit beaucoup plus vite et beaucoup plus durement que ne le fait la BCE.

Autre question qui a été posée : qu'est-ce qui nous fait penser que les prix de l'énergie vont baisser ? En fait, le gaz a un rôle central dans la situation actuelle, les prix de l'electricité étant très fortement corrélés à ceux du gaz en raison des modes de production de l'énergie, les centrales au gaz étant souvent mobilisées pour répondre aux fluctuations de la demande. Par ailleurs, le gaz donne lieu à des phénomènes saisonniers et, en général, les stocks de gaz sont reconstitués à la mi saison. Cependant, il sera difficile de reconstituer les stocks de gaz déjà bas avant la fin de l'hiver. On espère toutefois que cette reconstitution des stocks aura lieu au printemps et permettra de revenir à une situation plus normale.

En revanche, à moyen terme, des doutes demeurent sur le fait qu'il puisse y avoir des tensions inflationnistes sur le prix du gaz et de l'électricité en Europe. En effet, l'Allemagne ferme un certain nombre de centrales et il vient d'être annoncé que l'EPR de Flamanville serait encore retardé en 2023. Il y a donc un aléa important et le scénario présenté actuellement est un scénario où le prix de marché revient à une situation normale. Il se peut que ça ne soit pas le cas.

Ensuite, faut-il alimenter davantage les salaires ? Les entreprises sont, aujourd'hui dans une bonne situation puisqu'elles sortent de la crise avec des fonds propres importants et une trésorerie relativement confortable. Néanmoins, la hausse des prix a un impact sur leurs marges et on constate d'ores et déjà que dans l'industrie le ratio entre les prix de production et les prix des consommations intermédiaires commence à baisser assez nettement. Cette situation va générer un effet de prélèvement sur les marges des entreprises. Dans ce contexte, il convient de se demander si elles pourront à la fois maintenir un investissement élevé et accorder des hausses de salaires très importantes, ce qui ne va complètement de soi.

Il a été dit que les États avaient la main sur l'inflation. Il est vrai que, notamment sur la question du prix du gaz et de l'électricité, l'État et notamment en France, a un rôle protecteur qui est absolument crucial et la dynamique d'inflation ne serait pas la même s'il n'intervenait pas. Il faut cependant se demander combien de temps cette politique peut perdurer dans la mesure où elle représente un coût budgétaire très important de l'ordre de 14 milliards d'euros soit 0,5 point du PIB français. De surcroit, les règles budgétaires européennes doivent revenir en vigueur en 2023, ce qui, sauf changement de doctrine à l'échelle européenne, générera des pressions budgétaires plus importantes.

Une question a également été posée sur le plan France 2030 et son éventuel impact sur l'inflation. Ce plan présente des dépenses qui vont être lissées sur une décennie ce qui génère peu de risque. En revanche, la question peut se poser pour le plan de relance européen et on peut se demander si on n'est pas en train de souffler sur des secteurs qui vont déjà bien. En effet, il y a actuellement une concentration des fonds sur le numérique et sur la construction qui ne sont pas les secteurs le plus en difficultés. Cela peut donc contribuer à certaines tensions inflationnistes.

Enfin, une question sur le ressenti versus la réalité a été posée. Il y a effectivement une différence entre ce qu'on mesure et ce qu'on affiche en termes de taux d'inflation et le ressenti des ménages. Je prends un exemple : si le pétrole augmentait, ne serait-ce qu'un peu, l'an prochain les ménages retiendraient que le pétrole est à un niveau record mais ils ne retiendraient pas que le glissement annuel du prix du pétrole, fin 2022, est quasi nul. Ils retiendraient le seul niveau. Par ailleurs, il y a un effet de focalisation sur certains prix en raison d'une sensibilité accrue à ces prix, notamment alimentaires, qui explique une déviation entre le ressenti et ce qui est mesuré d'un point de vue comptable.

M. Christophe Blot. - Une question est revenue à plusieurs reprises pour savoir si on allait revenir à un temps plus inflationniste que ce qu'on a connu précédemment. Dans ce contexte, il convient de rappeler qu' il y a un ou deux ans la question inverse se posait avec un risque de rester pendant un temps long dans un environnement d'inflation très basse associé à un niveau de croissance très bas et des taux d'intérêt également bas. Aujourd'hui il y a effectivement des facteurs de tensions. Certains sont probablement temporaires et modérés mais la question de savoir si on rentre dans un temps plus inflationniste est fondamentale. Il est cependant difficile de s'engager sur ce point. En effet, il y a un certain nombre de caractéristiques qui vont probablement, à court terme, encore pousser l'économie vers un niveau d'inflation modéré. Que signifie inflation modérée ? Est-ce que cela signifie qu'on reste à environ 2 %, ce qui est la cible des banques centrales et qui est considéré comme un niveau d'inflation relativement raisonnable et pertinent ou est-ce qu'on va légèrement au-delà et, dans ce cas, est-ce grave ? Probablement non si les taux d'inflation restent entre 2 et 3 %. C'est un peu plus grave si on passe au-dessus des 5 %. Cependant, a priori, aujourd'hui ce scénario n'est pas le plus probable. Mais cette situation pose une autre question : l'inflation a-t-elle des conséquences sur les salaires ? En effet, la situation n'est pas la même si on a un niveau d'inflation qui s'accroit sans augmentation des salaires. Il s'agit d'un point important et actuellement il n'y a pas de dynamique salariale qui s'enclenche de manière forte, sauf aux États-Unis. Effectivement, la situation est assez différente parce qu'il y a eu un niveau d'engagement et de soutien budgétaire par l'administration Trump puis Biden qui est sans commune mesure avec ce qui est fait en Europe. Il y a donc une inflation liée à la dynamique de la politique budgétaire américaine par rapport à ce qui s'est passé dans les pays européens. De ce point de vue, on peut imaginer que la situation en France et en Europe sera un peu plus modérée puisqu'il y a eu un soutien moins fort et donc une stimulation de la demande plus faible dans les pays européens et en France ce qui va aussi modérer l'hypothèse d'une dynamique inflationniste qui échapperait au contrôle des gouvernements et des banques centrales.

Un autre point important est celui de la réaction de la Fed et de la BCE. La Fed a changé de discours et commence à augmenter les taux d'intérêt dès 2022. Les marchés prévoient 3 hausses conformément à ce qui a été annoncé par le comité de politique monétaire de la banque centrale américaine. Le diagnostic que fait la banque centrale américaine, même si elle peut se tromper, est celui d'une inflation plus importante que lors des périodes précédentes. Cependant, ces projections d'inflation de la banque centrale américaine pour 2023 tablent sur une inflation aux Etats-Unis de 2,3 %, donc à un niveau cohérent avec l'objectif d'inflation de la banque centrale américaine, qui a un objectif de 2 % en moyenne. Or, comme les niveaux depuis 2012-2013 sont largement en dessous des cibles, la Fed est prête à accepter un écart, 2,3 % n'étant pas un fort écart par rapport à la cible.

Comparativement, dans la zone euro, la BCE et l'euro système envisagent pour 2023 une inflation en dessous des 2 % et donc inférieure à la cible, ce qui explique des réactions un peu différentes entre les banques centrales européennes et la banque centrale américaine qui devrait être plus réactive pour augmenter les taux d'intérêt et stabiliser la taille de son bilan, c'est-à-dire arrêter ses achats d'actifs alors que, pour l'instant, au niveau européen, la politique d'achat d'actifs se poursuit sans échéances données.

Cette situation va poser d'autres questions et notamment celle de la dynamique des prix des actifs causée par des taux d'intérêt bas et par cette politique monétaire accommodante. Il s'agit d'un facteur de risque à surveiller. Pour l'instant, il n'y a pas vraiment de connexion forte entre la dynamique des prix d'actifs, qui se sont vraiment envolés dans la plupart des pays, et de manière encore plus flagrante aux Etats-Unis qu'en Europe et en France, et le prix des biens. En revanche, cela génère un risque de nature différente qui est celui de la stabilité financière, question cruciale pour la stabilité mondiale et la stabilité du système bancaire. Ces éléments restent donc à surveiller.

Concernant l'impact des politiques publiques sur l'inflation : d'un point de vue macroéconomique, l'ensemble des mesures budgétaires en termes de stimulation de la demande vont probablement contribuer à la sortie de crise et favoriser la reprise de l'activité. Les effets sur l'inflation semblent, pour l'instant, plus modérés mais ces mesures ont généré de l'épargne. Or, si cette épargne est injectée dans la consommation, à court terme, cela peut générer un surcroit d'inflation pour 2022.

Un dernier point sur le ressenti : les économistes se réfèrent aux cibles des banques centrales et ne voient pas un grand risque à ce que l'inflation soit à 2 %. Le niveau de l'inflation tel qu'il est perçu aujourd'hui ne semble donc pas être un problème macroéconomique mais, évidemment, les ressentis peuvent être différents en raison de plusieurs facteurs : premièrement, l'inflation se traduit effectivement par la hausse des prix sur des dépenses qui sont contraintes, des dépenses énergétiques et alimentaires notamment, ce qui se répercute directement sur le portefeuille des ménages et qui est très visible. De surcroit, comme ces dépenses sont contraintes, il est très difficile d'échapper à ces tensions inflationnistes. Deuxièmement, cette hausse des prix peut s'expliquer aussi par la hausse de la qualité des équipements. Ainsi, si on doit se rééquiper en matériel informatique ou en voiture, potentiellement, les véhicules ou les téléphones qu'on achète désormais sont des équipements de meilleure qualité. Leur prix est donc toujours élevé et cela peut générer un ressenti d'inflation pour les ménages.

M. Olivier Garnier. - Je vais me limiter à celles des questions qui concernent directement la Banque de France.

Très clairement, la projection centrale que nous retenons en matière d'inflation est entourée d'une plus grande incertitude qu'à l'habitude. Comme l'a indiqué la Banque centrale européenne, à l'horizon 2022 les risques et les aléas se situent davantage du côté haussier. Pour cette raison, ce qui est important pour la politique monétaire c'est l'optionalité, c'est-à-dire la capacité à faire évoluer les mesures si l'évolution de l'inflation devait s'éloigner de la prévision.

Il est également important de se souvenir d'où l'on vient. Il y a encore peu de temps, beaucoup de commentateurs considéraient que nous ne parviendrions pas à atteindre notre cible d'inflation de 2 %. En effet, il leur apparaissait que la tendance économique était durablement désinflationniste et ils s'interrogeaient sur ce qu'ils qualifiaient d'obstination de notre part à viser une cible de 2 % d'inflation.

En tout état de cause, si le scénario d'inflation devait se diriger vers un niveau de 2 % à l'horizon 2023-2024, cela constituerait une bonne nouvelle en comparaison de la dynamique d'avant-crise.

Je ne crois pas que la politique de la Banque centrale européenne soit moins active que celle conduite par la Fed aux États-Unis. La situation y est différente. Le taux de chômage s'élève là-bas à 3,5 % ce qui signifie que l'économie américaine est en surchauffe. Par ailleurs, le niveau de l'inflation aux États-Unis était déjà plus important que celui observé en zone euro.

Je rappelle qu'en 2021, nos achats d'actifs mensuels ont été, en moyenne, de 90 milliards d'euros par mois et ne seront plus que de 20 milliards d'euros à la fin de l'année 2022. Cela montre que des décisions ont d'ores et déjà été prises pour réduire la taille de nos achats d'actifs.

Je rappelle également qu'avant la crise, certains commentateurs disaient que la zone euro se dirigeait vers une situation comparable à celle du Japon. Actuellement c'est le seul pays que ne voit pas augmenter son inflation, à l'exception de phénomènes restreints, par exemple dans le secteur des communications mobiles.

La bonne nouvelle est, peut-être, que nous sommes donc dans une situation intermédiaire, en termes de niveaux d'inflation, entre le Japon et les États-Unis.

Vient ensuite la question concernant le prix des actifs. La Banque de France vient de publier l'évaluation des risques pour le système financier. En matière de politique macroprudentielle, un certain nombre de mesures ont été prises, par exemple en ce qui concerne les règles d'octroi des crédits immobiliers ou encore le relèvement du taux du coussin contracyclique applicable aux banques.

Concernant l'épargne réglementée, un arrêté fixe une formule pour le taux du livret A et d'épargne populaire. Nous attendons les chiffres de l'INSEE pour pouvoir établir le résultat du calcul, et dès qu'ils seront disponibles, le Gouverneur de la Banque de France soumettra une proposition au ministre de l'économie, des finances et de la relance.

M. Jean-Luc Tavernier. - Je souhaite revenir sur le coût de la transition environnementale. Il me semble que ces transformations conduisent à plus de volatilité sur le marché. Est-ce globalement un facteur inflationniste ? Il me semble également que c'est le cas. La réglementation elle-même a un caractère inflationniste. Ce sera également le cas d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières.

Sur le long terme, il me semble qu'il y a donc bien un enjeu concernant le prix de la transition environnementale.

A court ou moyen terme, on observe que l'on reste tributaire des évolutions sanitaires. La politique « zéro COVID » conduite en Asie peut avoir des conséquences sur la fermeture d'usines ou d'infrastructures de transports.

Concernant l'inflation importée, la mécanique est celle d'un impact sur le revenu national. On le voit dans le compte des agents. Les entreprises ne répercutent pas directement cette hausse du prix des intrants dans les prix. La baisse des prix des matières premières a eu un effet favorable sur le taux de marge des entreprises en 2020 et, aujourd'hui, un effet plutôt défavorable. On pense que ce sera toujours le cas en 2022.

Dans l'évolution globale, ces contractions sont toutefois écrasées par la dynamique des aides versées par l'État aux entreprises.

Pour les ménages, l'inflation importée est sensible aussi. En décembre, nous avions publié une étude montrant qu'on allait vers une progression très modérée du pouvoir d'achat des ménages en 20222, avec même une légère baisse de celui-ci en début d'année 2022. C'est la conséquence du phénomène de dégradation des termes de l'échange.

Enfin, l'inflation importée pèse sur les comptes publics à raison des mesures de soutien mises en oeuvre par l'Etat, comme le bouclier tarifaire par exemple.

La perte de revenu national, c'est plus de déficit commercial et des pertes de revenus pour les agents intérieurs.

La mesure de l'effet de l'inflation, au sens général, sur les finances publiques est un sujet récurrent. On a coutume de dire qu'un surplus d'inflation est plutôt positif à court terme car les dépenses ont été arrêtées en euros courants et que les recettes augmentent. Toutefois, il faut aller dans le détail car cela dépend de l'origine de l'inflation. Lorsqu'elle est importée, l'effet est moins net que lorsqu'il s'agit d'une inflation d'origine salariale qui augmente la masse salariale sur laquelle pèse une part importante des recettes publiques. En parallèle, il y a des obligations indexées sur l'inflation, ce qui accroit la charge de la dette.

Concernant le prix des actifs il me semble que c'est un sujet intéressant. Au-delà de l'évolution du prix elle-même, il me semble que le ressenti des ménages doit être regardé. J'ai connu longtemps l'idée qu'il existait un effet de richesse : quand la richesse augmentait on était incité à consommer davantage. Je me demande si cela est encore au goût du jour. Lorsque le prix de l'immobilier augmente, il y a des gagnants et il y a des perdants. On semble observer que lorsque les prix de l'immobilier augmentent, cela peut s'accompagner d'une hausse de l'épargne. Donc je pense que cet effet de richesse mériterait d'être revisité.

Je souhaite dire un mot pour les collectivités territoriales. L'INSEE vient de publier les données relative à la population légale. Je ne suis pas inquiet car il n'y a pas de pression sur l'évolution du point de la fonction publique. En outre, les droits de mutation ont été assez dynamiques.

Je suis assez d'accord avec le fait que la situation en France et aux États-Unis est très différente. Les tensions sur le marché du travail y sont bien plus importantes.

Je ne crois pas que le plan de relance ou d'investissement français soit un sujet concernant l'inflation. A l'inverse, on peut même considérer que ces investissements permettront de lever des verrous inflationnistes en améliorant l'efficacité et la résilience de nos chaînes de valeur.

Je termine sur l'écart entre le ressenti et la situation réelle. Un responsable de la grande distribution, Michel-Édouard Leclerc, a indiqué que nous nous intéresserions « aux statistiques du passé et non à ce qu'il se passe en magasin ». J'ignore s'il s'agit d'une critique des méthodes de mesures ou de prévision. Il sera sans doute utile d'échanger sur ce point.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie Monsieur le directeur, ainsi que chacun des intervenants, d'avoir participé à cette audition.

La réunion est close à 12 h 10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Claude Raynal, président de la commission des finances, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Perspectives pour l'union bancaire et la réglementation prudentielle au sein de l'Union européenne - Audition de MM. Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne (BCE) et Dominique Laboureix, secrétaire général de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR)

M. Claude Raynal, président. - Avec nos collègues de la commission des affaires européennes, et son président, Jean-François Rapin, que je remercie d'avoir pris cette initiative, nous avons le plaisir d'accueillir Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne, et Dominique Laboureix, secrétaire général de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Nous les remercions d'avoir répondu favorablement à l'invitation de nos deux commissions pour cette audition consacrée aux perspectives de l'union bancaire et de la réglementation prudentielle au sein de l'Union européenne.

Alors que la crise que nous traversons ne manque pas de susciter des inquiétudes dans tous les domaines, nous serions tout d'abord intéressés d'entendre votre analyse de la santé financière du secteur bancaire européen et, en particulier, des banques françaises. En effet, il semble que la position des régulateurs ait évolué au fur et à mesure de la crise.

Si, au début de l'année 2020, la menace sur la santé du système bancaire apparaissait très sérieuse, faisant planer le risque, selon M. Enria, d'un « tsunami de créances non performantes », cette menace apparaît aujourd'hui moins forte et apparemment mieux maîtrisée. Les grandes banques ont d'ailleurs annoncé reprendre le versement de dividendes élevés et lancer des programmes de rachats d'actions. Selon votre analyse, les banques sont-elles sorties d'affaire ou devraient-elles faire preuve de davantage de prudence ?

Cette situation plutôt favorable pour les banques contraste, d'ailleurs, avec celle que nous avions connue en 2008. C'est bien pour répondre à la fragilité résultant du lien entre dette souveraine et bilans bancaires que l'union bancaire a été lancée en 2012, appuyée pour partie sur le mécanisme de résolution unique (MRU).

Nous avons ainsi examiné et adopté il y a quelques mois le projet de loi autorisant la ratification de l'accord modifiant le traité instituant le mécanisme européen de stabilité (MES). Il vise à instaurer un « filet de sécurité » (backstop) permettant au MES de prêter jusqu'à 68 milliards d'euros au Conseil de résolution unique (CRU), l'agence européenne chargée de la résolution des établissements de crédit. Ce dispositif constitue - il était temps ! - une avancée majeure pour l'union bancaire.

Dans son rapport sur ce projet de loi, notre collègue Jean-Marie Mizzon relevait que, si les États parties étaient convenus d'une mise en oeuvre anticipée du filet de sécurité, au 1er janvier 2022, seuls six États avaient déposé leur instrument de ratification. Nous serions intéressés de connaître l'état de la progression du processus de ratification dans les différents États membres et ses conséquences sur l'entrée en vigueur de ce nouveau dispositif, qui constitue l'un des piliers de l'union bancaire.

M. Jean-François Rapin, président. - Je remercie nos deux invités d'être venus nous éclairer sur la santé du secteur bancaire européen, dont on sait le rôle clé en matière de financement de l'économie européenne. En effet, le financement de nos entreprises privilégie traditionnellement le crédit sur les marchés financiers. Or certaines menaces planent sur ce secteur, même si le niveau d'incertitude est, semble-t-il, moins élevé qu'en 2020.

Après les deux crises successives de 2008 et 2013, les banques européennes ont entamé une décennie de restructuration, notamment au travers de l'assainissement de leurs bilans. Leurs fonds propres ont été revus à la hausse et leurs ratios de solvabilité ont progressé. Bien qu'il existe des disparités entre États membres, les banques européennes sont aujourd'hui globalement mieux capitalisées, plus liquides et moins exposées à des prêts non performants. Le secteur bancaire européen est ainsi plus stable et plus résilient, alors même que, dans un contexte de relance et d'investissements, sa solidité est particulièrement cruciale.

Cette stabilité a toutefois un prix. Avec des bilans en moyenne deux fois moins risqués que ceux des banques américaines, les banques européennes se démarquent par la faiblesse des revenus issus des actifs financiers qu'elles portent dans leurs bilans. Cette situation vous paraît-elle porteuse de risques ? Le cas échéant, lesquels seraient les plus préoccupants ? Quelles sont les perspectives en la matière ? Le système européen de supervision bancaire peut-il et doit-il appuyer les évolutions nécessaires ?

Dans un tout autre ordre d'idées, je souhaiterais connaître votre analyse du risque cyber, d'autant plus susceptible d'affecter les banques européennes que celles-ci tendent à externaliser des activités ou des fonctions importantes, voire critiques. Or ces activités et fonctions exigent la mise en oeuvre de pratiques de surveillance appropriées au sein du système européen de surveillance. La dernière cartographie des risques établie par la BCE souligne ainsi la vulnérabilité des banques face à la cybercriminalité et aux carences informatiques opérationnelles. Le cadre actuel de contrôle vous paraît-il suffisant et adapté pour y répondre ?

Au-delà, la proposition de directive dite « DORA » (Digital Operational Resilience Act), actuellement en discussion, qui établit des exigences minimales pour les tiers fournisseurs de services relevant des technologies de l'information et de la communication (TIC) considérés comme critiques, vous semble-t-elle apporter des outils suffisants et adaptés pour améliorer la résilience opérationnelle des acteurs financiers ?

Les banques européennes doivent par ailleurs affronter une multiplication sans précédent de nouveaux concurrents : néobanques, FinTechs, BigTechs, shadow banking... Ces acteurs sont actifs sur l'intégralité de la chaîne de valeur : banque de détail, banque de financement et d'investissement, solutions de paiement, produits spécialisés. Ils proposent des standards de technologie et d'expertise difficilement atteignables par les banques. Quelles conséquences voyez-vous pour le secteur bancaire européen ? La supervision de ces concurrents devrait-elle être renforcée ? Sur quels points ?

Pour terminer, je veux évoquer les crypto-actifs, qui se sont développés en dehors du secteur bancaire et offrent des solutions de paiement en phase avec certaines des attentes des utilisateurs. Ces chaînes de paiement vous paraissent-elles de nature à engendrer des défis d'importance systémique ? Le cadre réglementaire vous semble-t-il devoir être adapté ? La création annoncée de l'euro numérique est-elle susceptible de changer les choses ?

M. Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne. -

Je commencerai par faire le point sur la situation dans le secteur bancaire. Dans l'ensemble, les banques européennes ont fait preuve de résilience face à la pandémie de covid-19. Cette résilience s'explique par les réformes réglementaires qui ont été introduites depuis la grande crise financière de 2007-2008, et qui ont permis de doter les banques d'une capacité d'absorption des pertes plus élevée, ainsi que par la mise en oeuvre d'un cadre institutionnel européen renforcé, y compris en matière de surveillance prudentielle des banques. Le rôle joué par la réglementation et la surveillance prudentielle pendant la pandémie montre l'importance de mener à bien les réformes réglementaires et institutionnelles dans la zone euro pour rendre le secteur bancaire aussi résistant que possible aux chocs à venir.

Le soutien public a également joué un rôle essentiel. Un niveau et un éventail inégalés de mesures de soutien, allant d'une politique monétaire extraordinairement accommodante à des moratoires sur les prêts, des garanties de prêts et des transferts fiscaux en faveur des clients des banques, ont directement et indirectement protégé les bilans de celles-ci. Par conséquent, les banques restent généralement bien capitalisées, détiennent des liquidités abondantes et sont en mesure de jouer leur rôle clé de prêteur.

Si les mesures de soutien public ont permis d'éviter une augmentation du niveau des créances douteuses, lesquelles ont continué de baisser pendant la pandémie, il est essentiel de mettre l'accent sur le contrôle des risques : l'impact de la pandémie sur la qualité des actifs ne sera peut-être complètement visible que lorsque ces mesures auront été entièrement supprimées. Le volume de prêts considérés comme sous-performants, c'est-à-dire de stade 2, reste plus élevé qu'avant la pandémie. Les prêts qui ont bénéficié des mesures de soutien liées au covid-19 semblent ainsi avoir un profil de risque légèrement plus élevé. Les risques peuvent par ailleurs être plus prononcés dans les secteurs particulièrement touchés par la pandémie, tels que l'hôtellerie-restauration ou l'immobilier commercial. En outre, l'incertitude persiste quant à l'évolution future de la pandémie et l'impact des goulets d'étranglement actuels des chaînes d'approvisionnement. C'est pourquoi l'amélioration de la gestion du risque de crédit des banques reste notre priorité absolue.

Nous craignons également que, après une période prolongée de faibles taux d'intérêt, la recherche de rendement et la prise de risque excessive des investisseurs ne rendent les marchés financiers vulnérables à des corrections intempestives du prix des actifs et à un désendettement désordonné.

Le secteur des financements à effet de levier, qui accorde des prêts à des emprunteurs très endettés, est un sujet de préoccupation particulier. Les émissions ont continué d'augmenter pendant la pandémie, du fait de l'assouplissement des critères d'octroi de ces prêts, ce qui montre que les attentes des autorités de surveillance, formulées bien avant la pandémie, ne sont guère respectées. Nous procéderons à des inspections ciblées sur site pour nous assurer que les banques renforcent leurs pratiques de gestion des risques pour ce type de prêts.

Un autre sujet de préoccupation est l'immobilier résidentiel, secteur dans lequel les facteurs de vulnérabilité s'accumulent dans plusieurs pays, comme l'ont montré les travaux récents de la BCE.

Outre ces défis conjoncturels, nos banques sont confrontées à un certain nombre de défis structurels, que la pandémie met plus encore en évidence. Les banques européennes connaissent depuis plus de dix ans de faibles niveaux de rentabilité. La valorisation et la rentabilité des banques sont ainsi généralement plus élevées aux États-Unis qu'en Europe. L'une des raisons structurelles de cette situation est que les banques européennes ont plus de mal à réaliser des économies d'échelle et de gamme que leurs homologues américaines, car elles n'opèrent pas vraiment dans un marché unique des services financiers véritablement intégré.

Les banques sont en outre confrontées à deux changements structurels majeurs : l'intensification du processus de transformation numérique et la transition environnementale.

Le processus de transformation numérique doit être considéré comme une opportunité pour les banques de devenir plus efficaces et de trouver de nouvelles sources de revenus. Certaines banques saisissent déjà cette opportunité. Nous devrons mettre l'accent, sur le plan de la surveillance prudentielle, sur les risques informatiques et cyber qui peuvent augmenter lorsque les banques lancent de nouvelles initiatives numériques. En outre, nous devons contribuer à garantir des conditions réglementaires équitables entre les banques et les BigTechs et FinTechs, notamment en ce qui concerne les risques justifiant une approche uniforme entre les différents types d'entités.

Le second changement structurel auquel le secteur bancaire est confronté est la transition verte. La crise climatique expose nos banques à des risques physiques et de transition qu'elles doivent être prêtes à gérer. Elles devront renforcer leurs cadres de gestion des risques et réévaluer leurs stratégies commerciales. Une récente étude de la BCE montre qu'elles ont fait quelques progrès dans l'adaptation de leurs pratiques de gestion de ces risques, mais qu'aucune n'est encore prête à répondre à nos attentes en matière prudentielle. Des efforts supplémentaires sont donc nécessaires. À cette fin, nous avons déjà prévu un certain nombre de mesures prudentielles spécifiques pour l'année prochaine et au-delà, notamment un examen thématique des pratiques de gestion des risques environnementaux des banques et un test de résistance sur les risques liés au climat.

En ce qui concerne le cadre réglementaire et institutionnel, nous encourageons les colégislateurs européens à adopter rapidement le récent paquet bancaire proposé par la Commission européenne, finalisant la mise en oeuvre des normes de Bâle III. La France a un rôle important à jouer à cet égard, puisqu'elle présidera les discussions au sein du Conseil de l'Union européenne pendant les six prochains mois. J'ai parfois lu que ces normes ne seraient pas bien adaptées aux banques européennes et qu'elles négligeraient certaines caractéristiques spécifiques de leur business model. Mais bon nombre des changements réglementaires proposés découlent en fait de recherches menées par l'Autorité bancaire européenne et la BCE, qui sont axées sur les problèmes de fiabilité et de cohérence identifiés dans l'utilisation des modèles internes par les banques européennes.

Nous nous félicitons du fait que le paquet présenté par la Commission propose d'aller au-delà de la mise en oeuvre des normes de Bâle III et introduise des changements souhaitables dans d'autres domaines, tels que les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et les critères permettant d'évaluer si les membres de l'organe de direction d'une banque respectent, individuellement et collectivement, les critères de compétence et d'honorabilité.

Je suis conscient que l'impact des règles de Bâle III sur le financement de l'économie de l'Union européenne suscite certaines inquiétudes, et nous entendons les demandes visant à prévoir plusieurs dérogations à ces normes. Notre propre avis, en tant qu'autorité de surveillance, est que l'Union devrait éviter tout écart substantiel par rapport à Bâle III. L'analyse de la BCE montre en effet qu'une mise en oeuvre fidèle des normes de Bâle III se traduira par un avantage net pour notre économie. Tout écart par rapport aux normes internationales, qu'il soit temporaire ou permanent, n'affaiblirait pas seulement les capacités de défense de l'Union contre une crise financière : il nuirait également à la crédibilité internationale du secteur financier européen.

L'une des propositions les plus controversées du paquet est ce que l'on appelle l'« output floor », le mécanisme plancher sur les actifs à risques pondérés, qui vise à réduire la variabilité de la mesure des risques par les modèles internes des banques ainsi que l'avantage réglementaire dont peuvent bénéficier les banques les plus sophistiquées par rapport à celles qui utilisent des approches standardisées. Nous saluons la proposition de la Commission : c'est une garantie que le mécanisme plancher fournira la protection attendue pour la mesure des risques avec des modèles internes. Nous sommes cependant préoccupés par les dispositions transitoires prévues dans son texte, en particulier celles qui concernent les expositions à l'immobilier résidentiel et aux entreprises non notées, car elles pourraient sensiblement compromettre l'impact positif qu'aurait le mécanisme plancher dans des domaines importants.

Comme le montre l'évolution actuelle des marchés financiers, des domaines clés tels que les prêts immobiliers résidentiels sont facilement sujets à l'accumulation de risques : il ne faudrait pas que l'Union impose unilatéralement des règles moins strictes. Nous restons déterminés à neutraliser l'augmentation purement arithmétique des exigences de fonds propres prudentiels résultant du mécanisme plancher : tant que les risques sous-jacents pris en compte dans le SREP (Supervisory Review and Evaluation Process) n'ont pas changé, les exigences absolues de fonds propres ne devraient pas non plus être affectées par l'augmentation des actifs à risques pondérés déterminée par le mécanisme plancher. Nous éviterons également d'exiger des fonds propres supplémentaires pour les risques liés aux modèles internes qui, selon notre évaluation, sont déjà couverts par le mécanisme plancher ou d'autres changements réglementaires mis en oeuvre avec le nouveau paquet.

Enfin, conformément à notre objectif de construire un marché bancaire véritablement intégré, nous souhaitons que le mécanisme plancher ne soit appliqué qu'au plus haut niveau de consolidation. Tout autre instrument, y compris le mécanisme de plafonnement proposé par la Commission, ne peut que segmenter davantage le marché et compliquer indûment le calcul des exigences de fonds propres au sein des groupes bancaires.

Nous saluons également les propositions législatives actuelles sur la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Nous soutenons fermement la proposition d'établir une autorité de lutte contre le blanchiment d'argent au niveau de l'Union. Il est indispensable que cet organisme dispose de pouvoirs et de capacités supranationaux adéquats pour prévenir efficacement l'utilisation abusive du secteur bancaire à des fins illicites. Nous sommes impatients de coopérer avec cette nouvelle autorité.

Enfin, je crois que le sentiment d'urgence pour achever l'union bancaire devrait être plus fort. Sans le troisième pilier de la construction - un système européen de garantie des dépôts à part entière, complétant le mécanisme de surveillance unique et le mécanisme de résolution unique -, le secteur bancaire restera segmenté, sur la base des frontières nationales.

La mise en place d'un marché bancaire européen véritablement intégré placerait les banques dans une bien meilleure position pour financer les transitions verte et numérique de l'économie européenne. En outre, et surtout du point de vue de la stabilité financière, cela permettrait un plus grand partage des risques privés, de sorte que les chocs frappant une région seraient plus facilement absorbés, sans qu'il soit nécessaire d'envisager des mesures de soutien public. La différence entre les règles et les pratiques locales en matière de gestion de crise est une question majeure, car elle empêche de progresser vers l'intégration bancaire transfrontalière. Une refonte des règles de gestion de crise de l'Union serait également la bienvenue, comme vous l'avez noté dans votre résolution.

Alors que de difficiles discussions politiques se tiennent sur ces sujets, il existe des options, dans le cadre existant, qui peuvent nous rapprocher de cet objectif. Les banques peuvent, par exemple, envisager de s'étendre au-delà des frontières par le biais de succursales et par la prestation directe de services transfrontaliers. La transformation numérique croissante du secteur bancaire leur permettra d'offrir plus facilement des services au-delà des frontières, tandis que le cadre de surveillance prudentielle unique devrait permettre une transition plus douce vers une structure en succursales pour toutes les entités désireuses d'emprunter cette voie. Cette solution a déjà été adoptée par de nombreuses banques non européennes qui se sont relocalisées dans la zone euro après le Brexit.

La présidence française du Conseil de l'Union européenne est une excellente occasion de progresser sur les différents sujets que j'ai évoqués. Nous souhaitons à la France tout le succès possible dans la mise en oeuvre de son programme ambitieux, et nous nous réjouissons d'y contribuer dans nos domaines de compétence et d'expertise.

M. Dominique Laboureix, secrétaire général de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. - Je vous remercie de me recevoir aujourd'hui, au moment où la France vient de prendre pour six mois la présidence de l'Union européenne.

Je veux aborder quatre points : la situation favorable des banques françaises à l'heure actuelle, l'union bancaire et ses évolutions souhaitables, la transposition équilibrée des accords de Bâle III et les défis de la transformation du secteur bancaire.

Les banques européennes se sont montrées résilientes lors de la crise liée au covid-19. C'est notamment vrai pour les banques françaises : elles ont abordé la crise sanitaire avec une bien meilleure solvabilité que lors de la grande crise financière de 2008. Entre fin 2008 et septembre 2021, le ratio de solvabilité sur fonds propres de base est passé de 5,8 % à 15,4 %.

Le renforcement des fonds propres, associé aux mesures exceptionnelles de soutien des gouvernements, des banques centrales et des autorités de supervision, a permis aux banques d'augmenter leurs concours à l'économie, malgré la conjoncture difficile. L'encours de crédit aux ménages et aux entreprises non financières des grands groupes bancaires français a ainsi progressé de 8,8 % entre fin 2019 et septembre 2021.

Le renforcement du cadre institutionnel européen permettrait toutefois de mieux faire face aux défis auxquels est confronté le secteur financier. L'achèvement de l'union bancaire renforcerait le cadre institutionnel existant ; les banques européennes seraient mieux à même de faire face aux différents défis auxquels elles sont confrontées, dont celui de la rentabilité.

Concrètement, plusieurs pistes méritent d'être suivies de manière pragmatique, sans attendre une solution globale, difficilement atteignable au regard des différentes positions existant au sein de l'Union européenne.

S'agissant du mécanisme de résolution unique, qui constitue le deuxième pilier de l'union bancaire, l'introduction prochaine d'un filet de sécurité permet de considérer que le Fonds de résolution unique disposera désormais de ressources suffisantes en capital. Les capacités d'intervention du Conseil de résolution unique seront ainsi renforcées.

Pour autant, deux sujets importants restent encore à traiter : la couverture des besoins en liquidité, dont les montants peuvent être extrêmement importants, et l'harmonisation des régimes de faillite. La BCE, en tant que banque centrale, a certainement un rôle à jouer pour ce qui concerne la fourniture de liquidité aux banques en résolution, dans des conditions qui nécessiteraient d'être définies et encadrées précisément. La question de l'harmonisation des régimes de faillite des banques représente un réel défi juridique : une banque est-elle une entreprise normale ? Jusqu'à quel point peut-on s'écarter du droit commercial ? Ce sujet est complexe : il faudrait commencer par examiner la question de la hiérarchie des déposants et des créanciers.

En ce qui concerne la garantie des dépôts, qui est le troisième pilier de l'union bancaire, compte tenu des oppositions à un véritable fonds de garantie européen, nous défendons un système plus pragmatique : un dispositif de soutien de la liquidité entre les systèmes nationaux, auquel il faudrait associer l'idée selon laquelle les filiales étrangères seraient affiliées au système de garantie des dépôts du pays d'origine, et non du pays d'accueil. Cette nouvelle approche, dont les conséquences techniques méritent d'être analysées en détail, fournirait une protection importante aux pays d'accueil.

Enfin, au-delà des évolutions législatives ou réglementaires envisageables, le renforcement de l'union bancaire repose aussi sur la pleine et entière utilisation des dispositions existantes. Je pense, en particulier, à la possibilité ouverte par la législation européenne de traiter les expositions entre pays de l'Union européenne comme des expositions domestiques pour l'identification des banques systémiques. L'annonce, par le comité de Bâle, en novembre dernier, de travaux visant à analyser les conséquences de l'union bancaire sur la méthodologie d'identification des banques systémiques est un pas dans la bonne direction, qui doit toutefois encore être confirmé. Dans un ordre d'idée voisin, l'usage encore trop limité, au sein même du mécanisme de supervision unique, des dérogations prévues par la législation européenne en matière de liquidité transfrontière est également incohérent avec l'existence de l'union bancaire.

Le renforcement du cadre institutionnel européen passe également par une harmonisation plus poussée du cadre de la lutte anti-blanchiment. C'est le sens du « paquet AML » (Anti-money laundering) proposé par la Commission. Nous soutenons les initiatives qui y figurent, en particulier la création d'une nouvelle autorité européenne. Toutefois, le projet de la Commission soulève des interrogations, dont les principales portent sur le champ de compétence de la future autorité et l'équilibre entre la supervision directe et la supervision indirecte par les autorités nationales.

S'agissant de la mise en oeuvre des accords de Bâle III, la Commission européenne a fait une proposition en octobre 2021, avec un objectif d'entrée en application au 1er janvier 2025.

Cette réforme implique une révision profonde des mesures des risques pondérés. Un des principaux objectifs est d'encadrer davantage l'usage des modèles internes, avec une limitation du gain prudentiel qu'une banque peut en retirer par rapport aux mesures standards via le mécanisme de l'output floor - un plancher externe.

La Commission propose d'appliquer ce plancher uniquement au plus haut niveau de consolidation dans l'Union européenne. L'ACPR soutient fortement cette proposition, conforme à l'esprit de l'union bancaire et de l'accord de Bâle. La proposition de la Commission applique l'output floor à toutes les exigences de fonds propres, y compris l'exigence de fonds propres complémentaires. À ce titre, je salue l'engagement de la BCE, rappelé par Andrea Enria, de neutraliser les augmentations automatiques d'exigences liées aux interactions entre le pilier 2 et l'output floor.

Les banques européennes, et notamment les banques françaises, ont critiqué ces accords, qu'elles estiment injustifiés et trop coûteux. Le message de l'ACPR est clair : notre intérêt collectif est de nous engager dans une mise en oeuvre complète des accords de Bâle. Comme le montre la bonne résilience des banques depuis le début de la crise du covid-19, le renforcement des règles internationales a conforté la solidité de notre système bancaire sans freiner en rien la distribution du crédit. Il est donc nécessaire d'aller au bout de cet effort en appliquant fidèlement cet ultime volet. Il s'agit aussi de préserver la coopération internationale et notre crédibilité européenne.

La proposition de la Commission est une transposition équilibrée et pragmatique, qui reconnaît les spécificités du secteur bancaire européen, en ménageant un certain nombre de dispositions transitoires. Ces dispositions temporaires donneront suffisamment de temps aux banques françaises pour s'adapter aux nouvelles exigences, qui, en tout état de cause, ne nécessiteront pas, de leur part, d'augmentations de capital dédié. De notre point de vue, le caractère transitoire de ces allègements est une condition nécessaire à la conformité du cadre européen avec les standards bâlois.

J'en viens maintenant à mon dernier point : les transformations du secteur bancaire. Le défi structurel du changement climatique crée des risques de portée systémique pour le secteur bancaire. Le principal défi est l'évaluation quantitative de ce risque. Ainsi, les superviseurs développent des outils pour projeter des scénarios et tenter de modéliser des impacts potentiels sur le bilan des institutions financières. L'ACPR a été précurseur en la matière avec la publication des résultats de son exercice pilote climatique qui s'est achevé en juillet 2021. Les travaux sur ce sujet se poursuivent aux niveaux européen et international, mais je note que la proposition de la Commission met déjà en avant une meilleure intégration des risques environnementaux dans les cadres de gestion des risques des banques.

L'émergence de nouveaux acteurs constitue un autre défi. La deuxième directive sur les services de paiement (DSP2) a introduit un cadre réglementaire pour de nouveaux services de paiement permettant la connexion des services tiers aux données bancaires : c'est la banque ouverte ou l'open banking. La grande majorité des banques ont décidé de développer des interfaces dédiées pour sécuriser ces accès aux comptes de paiement. La directive est donc bien entrée en vigueur, même si des améliorations sont encore possibles, qui feront certainement l'objet d'une DSP3.

L'émergence de nouveaux acteurs - les petites sociétés spécialisées appelées « FinTechs » et les grands concurrents internationaux dits « BigTechs » - auxquels les règles bancaires s'appliquent difficilement nous impose également de réfléchir aux évolutions réglementaires nécessaires pour maintenir la confiance dans l'innovation. Cela nous invite à aller dans le sens d'une régulation plus axée sur la nature des activités, selon le principe « même activité, même risque, même règle ».

La digitalisation s'est également traduite par une hausse du risque cyber, avec l'augmentation de la surface d'exposition des institutions financières aux attaques et l'accroissement de leurs interconnexions. En conséquence, le risque informatique, en particulier le risque cyber, est plus que jamais une priorité de supervision, tant pour la BCE que pour l'ACPR. De ce point de vue, le nouveau règlement en cours de finalisation dit « DORA » (Digital Operational Resilience Act) viendra harmoniser les obligations en la matière : il est donc bienvenu.

En conclusion, les réformes engagées depuis la crise de 2008, notamment l'application des premiers accords de Bâle III et l'introduction du mécanisme de supervision unique, ont largement contribué au renforcement de la stabilité du secteur bancaire. Cela étant, le système bancaire fait face à de nouveaux défis et à de multiples transformations, qui nécessitent l'attention continue du superviseur et une adaptation efficace de la réglementation. Comme toujours, il faut agir en ces domaines sans surréaction, mais sans complaisance.

- Présidence de M. Bernard Delcros, vice-président de la commission des finances, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

M. Bernard Delcros, président. - Je vous remercie pour vos interventions respectives. Avant de passer aux questions de nos collègues, je donne la parole au rapporteur général de la commission des finances.

M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances. - Merci de vos propos introductifs sur des sujets éminemment techniques.

Ma première question porte sur le renforcement des règles prudentielles et le paquet bancaire, qui se compose de trois axes.

Le premier porte sur l'introduction graduelle de nouveaux seuils de fonds propres d'ici à 2025. Nous savons que les discussions ont été longues et difficiles : l'approche graduelle retenue par la Commission européenne n'était a priori pas celle du régulateur européen, tandis que plusieurs instances nationales réclamaient un accord « raisonnable », pour reprendre l'expression du gouverneur de la Banque de France, M. Villeroy de Galhau. La Commission européenne affirme, quant à elle, que cette proposition tient compte des spécificités du secteur bancaire européen. Pouvez-vous rappeler ces spécificités et les propositions de la Commission en la matière ? Quelles en seront les conséquences pour la France et son système bancaire ? N'y a-t-il pas de risque pour le financement de l'économie et l'octroi de crédits ? Je pense notamment à l'introduction d'une exception temporaire pour le crédit immobilier, défendue par les banques françaises.

Le deuxième axe porte sur le renforcement des pouvoirs de sanction des autorités de surveillance du secteur bancaire. Quelles sont les modalités de coopération et d'harmonisation proposées par la Commission ? Pourriez-vous détailler les risques devant être couverts par les nouvelles normes relatives aux succursales d'établissements de pays tiers ?

Le troisième axe porte sur l'intégration des risques ESG (Environnement, Social et Gouvernance) à la régulation bancaire européenne. Les établissements bancaires devraient être amenés à procéder à des tests de résistance climatiques. Quels seront concrètement les établissements concernés et comment seront fixés les critères de ces tests ? L'introduction du risque ESG ne risque-t-elle pas de défavoriser les banques européennes par rapport à leurs homologues étrangers ?

Ma deuxième question portera sur l'union bancaire, qui est une construction encore incomplète. Ce caractère inachevé pose trois difficultés : une taille de marché réduite par rapport aux perspectives offertes par la zone euro, des risques sur le plan de la stabilité financière et une insuffisante consolidation du secteur bancaire, qui pourrait pourtant permettre de mieux répondre à la concurrence des grands établissements américains. Que permet en la matière le cadre réglementaire actuel et quelles sont, selon vous, ses insuffisances ?

Ma troisième question est relative à la deuxième directive sur les services de paiement. La DSP2 n'est mise en oeuvre que depuis le printemps dernier : quel premier bilan pouvez-vous faire de sa mise en oeuvre, en particulier concernant la protection des consommateurs, le partage des données bancaires des clients des banques et la mise en oeuvre d'un « passeport européen » pour les prestataires de services ?

M. Andrea Enria. - Je vais faire de mon mieux pour tenter de répondre à toutes ces questions importantes.

Sur la gradualité de la mise en oeuvre de Bâle III et les spécificités du secteur bancaire européen, les accords de Bâle sont un paquet de normes internationales visant les banques internationales. Nous avons fait le choix - qui n'a pas été suivi par toutes les juridictions internationales - d'appliquer les normes de Bâle aux plus de 6 000 banques concernées par l'union bancaire. Nous devons adapter ces normes pour coller davantage à la plus grande diversité de l'écosystème des banques dans l'Union européenne.

Certains ajustements se comprennent bien, mais il faut bien voir que de nombreuses autorités européennes sont présentes au sein du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, à l'origine de ces nouvelles normes. Les spécificités des marchés européens ont donc bien été prises en compte dans ces normes et dans le paquet bancaire proposé par la Commission européenne. Je pense ici aux prêts immobiliers hypothécaires : leur approche différenciée dans l'Union européenne se retrouve maintenant également dans les normes internationales. En général, je suis plutôt réticent à l'idée que nous aurions tellement de spécificités en Europe qu'il faudrait mettre en oeuvre de nombreuses exemptions, qui sont autant d'écarts aux normes internationales édictées par Bâle III. Certes, ces exemptions pourraient, individuellement, être considérées comme assez mineures, mais, prises dans leur ensemble, ce sont autant de petites fissures dans la digue qui fragiliseront encore plus l'ouvrage. Il est désormais important, pour les législateurs, de résister aux pressions, issues de divers cercles, visant à affaiblir le paquet bancaire.

L'un des arguments principaux pour revoir le paquet serait les inquiétudes concernant le financement de l'économie. À la BCE, nous pensons que ces inquiétudes sont quelque peu exagérées. Notre analyse montre que l'impact sur la croissance et sur l'économie sera légèrement négatif sur les deux ou trois prochaines années, mais qu'ensuite il apportera un véritable bénéfice sur le long terme. Finalement, la transition sera plus douce, car nous saurons générer un fort taux de croissance par ailleurs.

Il convient aussi de regarder quel est l'impact sur les banques qui ont été particulièrement agressives dans leur modèle interne de calcul des actifs pondérés en fonction des risques. Certaines banques subiront un impact spécifique, mais d'autres ne ressentiront absolument rien. Le bien-fondé de l'idée qui consiste à réduire les prérequis en capital n'a pas été prouvé empiriquement. Les prêts accordés aux PME n'ont pas forcément favorisé leur situation.

Les pouvoirs de sanction des autorités de surveillance sont importants au sein des pays concernés par l'union bancaire. Certes, il existe des règles et des pratiques différentes. En tant qu'organe de surveillance prudentielle, nous avons une tâche très difficile puisque nous devons prendre en considération ces différentes législations si nous souhaitons exercer une véritable surveillance. C'est en particulier le cas avec les pays tiers, et surtout depuis le Brexit : certaines banques ou fonds d'investissement adoptent des régimes nationaux qui leur sont favorables pour attirer des clients et se doter d'un cadre moins fort et moins strict.

Nous avons beaucoup travaillé sur les risques ESG l'année dernière. Nous avons demandé à 30 à 40 banques, sous notre supervision, de mettre en place un test de résistance (stress test) à ces risques, et à toutes les banques d'améliorer leurs techniques de tests de résistance. Cette proposition a été incluse dans la nouvelle législation. Certaines banques n'avaient pas de véritable système de contrôle en interne. Elles doivent y remédier au plus vite.

En ce qui concerne l'achèvement de l'union bancaire, je pense qu'il y a une véritable question de taille de marché. Nous ne pouvons pas considérer, aujourd'hui, l'union bancaire comme un marché national. On ne peut donc pas avoir une intégration totale à ce stade. Par conséquent, avoir des réserves de capitaux et de fonds propres dans chaque pays s'impose aux banques. C'est un véritable désavantage en termes de concurrence avec les banques américaines, et cela pose aussi des questions de consolidations transfrontalières. Dans l'idéal, c'est un obstacle que nous souhaiterions lever. Voyez la manière dont les banques américaines s'investissent dans le marché européen : elles créent une succursale dans l'Union européenne, puis viennent fusionner toutes leurs activités dans une seule et même banque. Ensuite, elles investissent peu à peu le marché européen. Ce faisant, elles utilisent mieux le marché intérieur que les banques européennes. Nous devons protéger nos banques, et une véritable union bancaire peut y contribuer.

M. Thierry Cozic. - J'ai le sentiment que l'union bancaire européenne ne protège pas suffisamment. La principale digue, depuis 2000, est un fonds européen de résolution, actuellement doté de 52 milliards d'euros, et qui ambitionne de dépasser 70 milliards d'euros à l'horizon 2023. En comparaison avec le bilan de BNP Paribas, qui atteint 2 000 milliards d'euros, ces montants sont très faibles ! Nous avons un gobelet d'eau tiède pour éteindre les cendres après l'incendie... Pourquoi ce fonds est-il si modeste ? Il est alimenté par les banques, voilà le problème ! Ces dernières ont compris, au moins depuis 2008, que le contribuable européen sera mis à contribution en cas de nouvelle faillite. Elles ne jugent donc pas utile de se priver aujourd'hui pour financer demain un véritable filet de sécurité, au cas où l'une d'entre elles s'effondrerait. Par exemple, la banque italienne Monte dei Paschi di Siena, plus ancienne banque du monde, troisième banque d'Italie, a discrètement fait faillite en décembre 2016, après huit ans d'agonie.

Ne pensez-vous pas que la première mesure d'urgence, à court terme, serait de revenir sur la directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) et de contraindre les chambres de compensation à reconstituer leurs coussins de sécurité ?

M. Marc Laménie. - Monsieur Laboureix, vous avez évoqué le risque cyber. On voit que ce n'est déjà pas simple à l'échelle de la France : comment faites-vous pour lutter contre ces dangers à l'échelle européenne ? Il faut du personnel compétent, mais aussi des moyens financiers. Comment êtes-vous organisés ?

Mme Christine Lavarde. - Il semble que la position initiale de la BCE n'était pas une montée progressive de l'augmentation des fonds propres des banques. Quelle aurait été, selon vous, la solution idéale ?

J'ai envie de croire à l'optimisme de l'ACPR sur la capacité des banques françaises à atteindre leurs ratios prudentiels sans pénaliser le financement de l'économie- ce n'est pas forcément les retours que nous avons. Je pense, comme le rapporteur général, qu'une certaine tension existe et qu'elle va certainement se renforcer, notamment sur le marché du crédit immobilier. Hier, j'ai échangé avec la Fédération française du bâtiment, qui voit là un double effet : un renchérissement du coût de construction, avec la raréfaction des terrains, et une raréfaction de l'accès au crédit. Le marché se ferme de plus en plus pour les primo-accédants.

Vous avez évoqué la régulation des banques et des FinTechs, mais pas les cryptomonnaies. N'y a-t-il pas un risque régulatoire ou un risque sur le système financier de ce type de monnaies, un peu à l'image du risque environnemental et des autres risques que vous avez évoqués ?

M. Jean-Baptiste Blanc. - Où en est la ratification du filet de sécurité ? Il semblerait que l'accord portant modification du traité instaurant le mécanisme européen de stabilité (MES) prenne du temps à être ratifié dans certains pays. Quelles sont vos attentes à cet égard, sachant que 68 milliards d'euros de prêts sont en jeu ? Comment voyez-vous sa mise en oeuvre ?

M. Andrea Enria. - Effectivement, il est tout à fait dans notre intérêt que ce traité soit ratifié le plus rapidement possible : ce filet de sécurité est essentiel pour que nous ayons une véritable union bancaire.

La question des risques cyber est très importante. Nous en débattons au sein du conseil de surveillance prudentielle depuis trois ans et nous pensons que c'est un sujet d'une extrême priorité. Durant la pandémie, de nombreuses banques ont fourni des services à distance. Le risque d'attaque cyber a augmenté. Jusqu'à présent, l'impact de ces attaques cyber est relativement limité, mais nous ne devons pas nous reposer sur nos lauriers. Une attaque pourrait créer une véritable perturbation du système. Nous avons prévu des visites sur site, ainsi que des simulations d'attaques pour voir comment les systèmes réagissent, et s'ils sont ou non résilients.

Le fait que certaines banques sous-traitent des services à des tiers, parfois même dans des pays émergents, nous interroge. De nombreux services concurrentiels des banques, comme le cloud, sont souvent sous-traités à de grandes entreprises comme Amazon ou Google. Or beaucoup d'entre eux ne sont pas réglementés et il y a un risque opérationnel associé qui devrait être supervisé par la BCE, mais qui ne l'est pas actuellement. Il faudrait élargir à ces autres parties prenantes l'application de la base de régulation prévue par DORA .

Quels intérêts souhaitons-nous protéger ? Lorsque l'on parle de blanchiment d'argent et d'activités criminelles, nous devons appliquer les mêmes contrôles aux deux types d'acteurs que sont les banques traditionnelles et les cryptomonnaies. Or ce n'est pas le cas actuellement. Il en va différemment pour la surveillance prudentielle. Si une grande banque est menacée de faire faillite, cela aura un impact majeur sur le marché. Mais, si un fournisseur de paiement fait faillite, plutôt que de passer par lui, je me tournerai vers ma banque ; cela n'entraînera pas forcément de risque systémique. Quels risques souhaitons-nous vraiment prévenir ? Il est essentiel de prendre en considération la protection des consommateurs et des clients de manière harmonisée.

Concernant l'augmentation graduelle des ratios de fonds propres, les banques européennes sont dans une position très favorable. Certaines ont décidé de lancer des programmes de rachat d'actions. La différence entre les banques européennes et américaines, c'est que, grâce au projet TARP (Troubled Asset Relief Program), les banques américaines ont été immédiatement recapitalisées et ont donc récupéré tout de suite une position conforme aux normes internationales. En trois ans, elles ont pu à nouveau être rentables et contribuer ainsi à l'économie, alors que, en Europe, il nous a fallu huit ans pour achever ce processus. Les banques ont donc moins contribué à l'économie, en accordant moins de prêts que les banques américaines.

Une fois que l'on aura pris cette décision, il faudra avancer le plus rapidement possible. Je peux accepter la proposition de la Commission européenne d'une augmentation graduelle de ces ratios, mais il faudra respecter le calendrier.

M. Dominique Laboureix. - L'accord modifiant le traité instaurant le MES n'entrera pas en application dans l'immédiat. Certains pays sont proches de la ratification, tandis que d'autres en sont encore au stade de la discussion. En Allemagne, le processus fait l'objet d'une question de constitutionnalité devant la cour de Karlsruhe ; le Parlement ne peut donc pas se prononcer pour l'instant. En Italie, les négociations viennent d'aboutir à un accord gouvernemental. L'entrée en vigueur de l'accord ne sera possible qu'au moment où le dix-neuvième pays membre de la zone euro aura ratifié cette modification fondamentale du traité sur le mécanisme européen de stabilité. Le champ d'action des autorités de résolution sera alors renforcé.

La philosophie de la gestion de crise est la suivante : lorsqu'une banque est systémique, le Conseil de résolution unique prend la décision de préserver ses fonctions critiques, au lieu de laisser l'établissement faire faillite. Les fonds des actionnaires et des créanciers sont mobilisés en premier lieu, puis, si cela est nécessaire, des sommes complémentaires sont puisées dans le fonds de résolution unique, dont le montant s'élèvera à 70 milliards d'euros en 2023. Enfin, un fonds complémentaire de soutien, d'un montant de 68 milliards d'euros, est disponible en dernier ressort. Certes, ces montants peuvent sembler modestes, mais ils constituent l'ultime filet de sécurité, après la mise en oeuvre d'autres dispositifs.

La liquidité, qui correspond à un besoin d'argent beaucoup plus élevé de beaucoup plus court terme, reste, selon nous, un problème à régler. Il faut peut-être revoir les règles d'une banque en résolution ayant besoin de liquidités auprès du système européen de banques centrales. Ce sujet, en discussion depuis longtemps, n'a pas encore abouti.

L'application de la directive DSP2 s'est traduite par une croissance de 70 % des nouveaux acteurs depuis l'année 2018. À la fin de l'année 2021, on recensait 78 établissements de paiement et de monnaie électronique agréés. Les acteurs sont plus nombreux et le marché s'est développé très rapidement.

L'accès de ces nouveaux acteurs aux comptes de paiement des banques a rencontré des difficultés au début de sa mise en oeuvre. Toutes les banques, notamment les filiales de banque à distance des grands établissements, ont développé le service d'agrégation des comptes afin de disposer d'une vue globale des comptes de paiement de leur clientèle.

Ces obstacles initiaux sont désormais surmontés. Toutefois, l'économie digitale progresse très vite ; de nouveaux besoins et services apparaissent constamment. Nous devons être vigilants : la législation et la surveillance doivent s'adapter à l'évolution des services rendus. Il faut s'attendre à de nouvelles évolutions dans le domaine des paiements au niveau européen.

Les réformes réglementaires menées en application de l'accord de Bâle III n'ont pas entraîné une réduction du financement de l'économie. Ainsi, le niveau de financement du crédit à l'habitat n'a jamais été aussi élevé en France qu'en 2021.

Toutefois, de nouvelles règles pourraient susciter un rééquilibrage. Le marché français comporte deux spécificités : d'une part, la majorité des crédits à l'habitat sont garantis par un cautionnement, par ailleurs reconnu dans l'accord de Bâle III et prochainement transposé dans la législation européenne ; d'autre part, le système présente une faible sinistralité, car le banquier dispose d'un recours et sur le bien, et sur l'emprunteur.

La mécanique du plancher minimum de capital, ou output floor, est complexe. La proposition de la Commission européenne vise à accorder une dérogation temporaire - mais très longue - à ce mécanisme, réduisant les éventuelles conséquences négatives sur le marché du crédit à l'habitat. Cela n'était pas prévu dans l'accord de Bâle III. La Commission européenne propose ainsi de reconnaître la spécificité des établissements français. Toutefois se pose la question de la pérennisation éventuelle du dispositif à la fin de la période de transition. En tout état de cause, nous y sommes favorables : cela maintient notre crédibilité dans l'application de l'accord international et laissera le temps au marché de s'adapter à ces nouvelles conditions.

M. Jean-François Rapin, président. -.

Le chemin vers l'union bancaire est encore long. Le niveau de supervision est différent selon les pays européens : en France, il est très important, notamment par rapport à l'Allemagne. C'est un sujet d'inquiétude, car cette situation est susceptible d'entraîner une concurrence déloyale, au détriment des banques françaises.

M. Andrea Enria. - L'un des plus grands avantages de la surveillance bancaire européenne est précisément de favoriser une concurrence équitable entre les banques des pays membres.

Certes, des différences subsistent entre les grandes institutions bancaires, contrôlées directement par la BCE, et les établissements plus petits, dont le suivi échoit aux autorités nationales, mais, même dans ce dernier cas, la BCE dispose de pouvoirs de surveillance. Les mêmes méthodologies de contrôle s'appliquent à tous les établissements bancaires.

Certaines résolutions de votre commission des affaires européennes font référence aux différences dans les normes comptables et le système de protection des établissements. Nous nous assurons que les exigences prudentielles soient les mêmes, quelles que soient les normes comptables utilisées, pour permettre une concurrence réellement équitable. Nous passons régulièrement en revue la conformité des dispositifs nationaux des pays membres avec les obligations très strictes prévues par la législation européenne. En cas de manquement, nous exigeons des modifications. Grâce aux actions menées conjointement avec l'autorité de surveillance allemande, la BaFin, les régimes institutionnels de protection des caisses d'épargne allemandes ont été radicalement modifiés. Cette puissante surveillance européenne assure la cohérence au niveau européen et favorise une concurrence équitable en Europe.

M. Bernard Delcros, président. - Nous vous remercions pour la qualité de vos interventions.

M. Jean-François Rapin, président. - Il était essentiel que nos deux commissions puissent aborder ce sujet important, alors que nous entrons dans une zone de turbulences sur le plan économique.

La réunion est close à 17 h 50. Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.