Jeudi 9 décembre 2021

- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Laurent Gallet, chef de service, adjoint au directeur de la sécurité sociale, à l'administration centrale du ministère de l'économie, des finances et de la relance et du ministère des solidarités et de la santé

M. Guillaume Chevrollier, président. - Monsieur Gallet, vous êtes la première personnalité auditionnée par cette mission d'information qui vient de se constituer, ce qui est naturel compte tenu du sujet et de vos fonctions. Vous êtes l'adjoint au directeur de la sécurité sociale, laquelle est placée sous la double tutelle du ministère de l'économie, des finances et de la relance et du ministère des solidarités et de la santé. C'est une administration que vous connaissez bien puisque vous y avez passé l'essentiel de votre carrière.

La sécurité sociale d'aujourd'hui prépare-t-elle la sécurité sociale de demain ? Exposé aux conséquences du changement climatique, comment, selon vous, notre système de protection sociale va-t-il évoluer ? Ses principes fondamentaux seront-ils remis en cause, ou l'équation financière sera-t-elle simplement, mais profondément, modifiée ?

Un questionnaire vous a été adressé et je vous remercie par avance d'y répondre par écrit tout début janvier.

M. Laurent Gallet, chef de service, adjoint au directeur de la sécurité sociale, à l'administration centrale du ministère de l'économie, des finances et de la relance et du ministère des solidarités et de la santé. - Je précise que je dépends d'un troisième ministère de tutelle : le ministère du travail, au titre des retraites.

Comment la sécurité sociale va-t-elle faire face au risque climatique ? Ce sont des réflexions prospectives, même si la sécurité sociale a intégré la logique de développement durable dans son action quotidienne depuis longtemps. Nous devrons nous projeter en prenant en compte cette dimension climatique et transversale.

La sécurité sociale est elle soutenable dans le cadre du changement climatique ? C'est compliqué d'y répondre. Je donnerai quelques exemples de la réactivité de la sécurité sociale par rapport à des chocs : elle sait s'adapter et saura le faire demain.

Premier exemple, la pandémie de coronavirus a été un choc important pour notre système de santé et pour la sécurité sociale, qui a réagi dans toutes ses composantes pour maintenir les salaires alors qu'il n'y avait plus de cotisations sociales, et des surcoûts de dépenses de santé prolongés par les décisions d'augmenter les rémunérations des soignants et de faire de nouveaux investissements... Cela pose des questions d'équilibre de la branche maladie dans la durée. Nous travaillerons, dans les prochaines années, à prendre en compte ce déséquilibre.

La sécurité sociale a su s'adapter au vieillissement de la population et à une démographie en croissance, qui sont défavorables pour le système de retraites. Face au déséquilibre financier, avec une augmentation des cotisations et de la durée de cotisation, le système s'est adapté au prix d'une légère baisse des pensions.

Autre exemple : la désindustrialisation a affaibli les recettes de la sécurité sociale, largement assises sur les cotisations sociales des entreprises. Ces ressources ont basculé sur la cotisation sociale généralisée (CSG) et la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), plus simples, permettant de maintenir un niveau de recettes suffisant alors que les dépenses ont augmenté en raison du fort taux de chômage.

La sécurité sociale a pris en compte, depuis plusieurs années, l'enjeu du développement durable dans son action. Depuis 2005, on voit apparaître, dans la convention d'objectifs et de gestion, des objectifs de développement durable. Des travaux ont été menés par les caisses nationales, sous l'autorité de l'Union des caisses nationales de sécurité sociale (Ucanss), avec des plans quadriennaux de développement durable. L'Ucanss a incité toutes les caisses à travailler sur leur patrimoine immobilier pour limiter leur consommation, mais aussi pour améliorer leur empreinte carbone liée aux déplacements, par exemple avec le recours à des véhicules électriques... Cette action est menée dans la durée depuis une douzaine d'années. C'est important pour limiter l'empreinte carbone de la sécurité sociale.

Le télétravail va concerner quasiment tous les salariés de la sécurité sociale, notamment ceux s'occupant des prestations. On ne va pas revenir en arrière. Cela permettra d'économiser des surfaces et de réduire l'empreinte carbone de la sécurité sociale.

Avec la dématérialisation, nous envoyons beaucoup moins de courriers, même si nous maintenons un contact physique et une possibilité d'échange par courrier. Ainsi nous réduisons nos émissions de gaz à effet de serre.

Enfin, la sécurité sociale a mis en place des opérations de réparation liées aux risques environnementaux. Depuis deux ans, un fonds pesticides prend en charge les conséquences de l'utilisation de pesticides, notamment dans le secteur agricole. C'est une action de réparation ; certes mieux vaudrait anticiper. De même, le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante a été mis en place, mais depuis bien plus longtemps.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Vous êtes-vous inspirés des objectifs de développement durable de l'ONU ? Vous avez évoqué votre effort de réduction de l'empreinte carbone et le passage du papier au numérique. Le Sénat a publié un rapport sur l'empreinte environnementale du numérique. Avez-vous abordé ce sujet ?

M. Laurent Gallet. - Oui, les trois plans cadres développement durable de l'Ucanss, et le référentiel de 2019 tiennent compte des objectifs de développement durable de l'ONU pour 2030.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Avez-vous, au sein de la sécurité sociale, une idée chiffrée des conséquences de certains risques environnementaux ou climatiques - canicules, maladies environnementales comme la pollution de l'air, avec 4 000 décès induits, surreprésentation de cancers des populations de certaines régions, dues aux pesticides et herbicides ?

M. Laurent Gallet. - Ces chiffres existent mais je ne les ai pas avec moi. La Direction générale de la santé (DGS) ou d'autres organismes recensent ces éléments. Des cartographies décrivant une typologie de cancers par région pouvant être éventuellement reliés à des risques environnementaux ont été élaborées. Elles ont pu être utilisées pour créer le fonds pesticides, géré par Mutualité sociale agricole (MSA).

On peut également identifier, dans ces cartographies, des pics de surmortalité durant la canicule par rapport à des périodes similaires.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Comment évaluez-vous la qualité des prestations de la sécurité sociale pour prévenir les maladies ? Comment peut-on fournir un accès à des prestations non seulement curatives, mais préventives ?

M. Laurent Gallet. - En plus des soins curatifs, il est nécessaire de développer la prévention. La France n'est pas le pays le plus en pointe dans ce domaine. L'assurance maladie mène des actions de prévention avec le fonds national de prévention, d'éducation et d'information sanitaire (FNPEIS) qui finance notamment des dépistages de cancers... Cela permet d'identifier très tôt des pathologies et d'éviter des soins lourds.

C'est un axe de travail important, assurant une meilleure santé pour les assurés sociaux et qui a des effets bénéfiques sur les finances de la sécurité sociale. C'est un des raisonnements tenus pour défendre le principe d'une prise en charge des populations en situation irrégulière avec l'aide médicale d'État (AME) ou l'aide médicale d'État à vocation humanitaire (AMEH) afin de ne pas les laisser sans soins. Les coûts seraient bien plus importants sans cette politique.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Vous évoquiez l'évolution de notre façon de travailler et notamment le télétravail, sur lequel on ne reviendra probablement pas totalement. Avez-vous identifié de nouveaux risques - santé mentale, troubles musculosquelettiques - dus à un mode de vie plus sédentaire ?

M. Laurent Gallet. - Scientifiquement non, mais nous le voyons avec nos collaborateurs ou les directeurs de caisses qui identifient ce risque d'isolement, la difficulté à revenir au travail, ou le risque sur la santé mentale. Nous avons aussi détecté un nouveau risque, celui du délitement du collectif de travail, qui peut nuire à la santé. Mais nous manquons de recul pour l'apprécier. Nous le sentons avec certains collaborateurs.

Le télétravail a aussi apporté beaucoup, et a réduit les temps de transport. C'est un plus apprécié par les salariés. La réduction de l'empreinte carbone due à la diminution des déplacements est également visible. Mais il faut que le nombre de jours de télétravail soit équilibré, environ deux ou trois jours par semaine.

Parfois, les managers sont réticents, craignant de ne pas pouvoir superviser correctement leurs collaborateurs. Souvent, c'est l'inverse : les gens apprécient le télétravail et veulent montrer que c'est bien comme cela : la productivité augmente. Mais il faut y regarder de près.

Le télétravail nous conduit, à moyen terme, à réfléchir aux impacts sur l'immobilier de la sécurité sociale mais également sur l'organisation du travail : chacun ne dispose plus d'un bureau individuel. Il faut aussi traiter ce sujet en termes de management.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - La notion de sécurité sociale alimentaire revient souvent dans les débats publics. Comment la sécurité sociale peut-elle évoluer et garantir de nouveaux droits ? Certains proposent un chèque alimentaire. Chaque personne disposerait, d'une somme à dépenser, inscrite sur la carte vitale, dans certains magasins conventionnés pour proposer des aliments « sains ». Chacun pourrait accéder à une alimentation équilibrée. Les maladies liées à une mauvaise alimentation seraient ainsi réduites. Avez-vous déjà travaillé sur ce sujet ?

M. Laurent Gallet. - Ces sujets sont au coeur des politiques publiques de la sécurité sociale. Cela concerne aussi d'autres politiques publiques pour l'accès à une alimentation saine, de qualité et diversifiée, afin de réduire la précarité alimentaire.

La sécurité sociale a mis en place, depuis 1981 la prestation accueil restauration scolaire (PARS), accessible dans les territoires ultramarins. Elle est versée par les caisses d'allocations familiales (CAF). Elle a été décidée à la suite d'un rapport montrant qu'en raison du taux de pauvreté dans ces territoires, le repas financé à l'école était quasiment le seul repas de la journée pour certains enfants. Cette prestation est surcalibrée à Mayotte, compte tenu des particularités de l'archipel. Elle a bénéficié à plusieurs centaines de milliers d'enfants.

La stratégie nationale pour l'alimentation, la nutrition et le climat comprend des objectifs pour la précarité alimentaire et la production saine de nourriture, avec un objectif de préserver la santé humaine et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces politiques publiques concernent surtout le ministère de l'agriculture et la DGS. La direction de la sécurité sociale y participe, mais marginalement.

Mme Marta de Cidrac. - Les entreprises ont intégré la réalité du télétravail surtout car les pouvoirs publics l'ont imposé en raison de la pandémie. Les salariés se trouvent cependant dans des situations très inégales en matière de télétravail, selon qu'ils travaillent chez eux dans leur cuisine ou dans un espace dédié. Comment réduire cette inéquité entre salariés d'une même entreprise, ou dans différents secteurs ?

M. Laurent Gallet. - C'est un sujet traité par la direction générale du travail. La direction de la sécurité sociale l'appréhende par le travail des salariés des caisses de sécurité sociale. La pandémie a accéléré le télétravail, qui se mettait en place très progressivement auparavant, avec certaines réticences... Cette accélération est désormais irréversible. Cela a généré des difficultés en raison du manque d'équipements. Certaines branches de la sécurité sociale étaient mieux équipées que d'autres.

Vous pointez du doigt le quotidien des salariés : certains ont des maisons ou des appartements suffisamment grands pour y travailler sereinement. Pour d'autres, c'est difficile, notamment quand les enfants sont présents. Il y a également une grande différence entre les salariés pouvant télétravailler et ceux qui sont obligés de se rendre sur leur lieu de travail, avec parfois un sentiment d'injustice. Il faut étudier ce sujet.

Mme Marta de Cidrac. - Selon les territoires, le prix du foncier n'est pas le même, et donc la taille des logements diffère. Jusqu'où une entreprise peut-elle prendre en charge le télétravail ? L'entreprise fournit normalement un bureau, un fauteuil ergonomique dans ses locaux... C'est un axe fondamental sur lequel il faut se pencher, pour pallier cette iniquité.

M. Laurent Gallet. - Avec la crise sanitaire, certains salariés ont modifié leurs choix de vie, décidant de télétravailler en banlieue ou en province, et de se rendre deux ou trois jours par semaine à Paris. Au-delà de l'écran ou d'un fauteuil, certaines activités nécessitent un équipement plus lourd : double écran ... Si le télétravail dépasse trois jours par semaine, il est majoritaire. Il faut donc adapter le poste de travail au domicile des salariés. Ce n'est pas si simple.

Mme Émilienne Poumirol. - Avez-vous évalué la qualité de la politique de prévention de la sécurité sociale ? Vous avez cité le dépistage des cancers, mais le dépistage est le stade postérieur à la prévention. Sur la prévention stricto sensu, vous avez évoqué les problèmes alimentaires, avec l'exemple particulier de Mayotte. Quelle est la politique de prévention de la sécurité sociale ? Cela ne dépend peut-être pas de votre direction, mais je pense notamment au rôle de l'alimentation ou du sport pour prévenir les pathologies cardiovasculaires, le diabète, et même la récidive de cancers. Les chiffres sont stupéfiants à ce sujet, nous indiquait récemment un responsable de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Cette activité physique adaptée devrait être remboursée par la sécurité sociale au titre de la prévention, car elle limite les complications et donc les hospitalisations. Est-ce que cela dépend de la direction de la sécurité sociale, ou est-ce un choix qui relève de la responsabilité du politique ?

M. Laurent Gallet. - Ce sujet n'est pas minoré. Il ne concerne pas directement la sécurité sociale, mais cela peut l'être dans un second temps. Définir les bonnes pratiques alimentaires - je pense aux campagnes « manger bouger », ou « manger cinq fruits et légumes par jour » - ne relève pas de la direction de la sécurité sociale mais d'autres directions ministérielles. Pour inciter les gens à être plus sportifs, on pourrait par exemple prendre en charge un abonnement dans une salle de sport... Mais est-ce le rôle de la sécurité sociale d'inciter à des pratiques vertueuses ? Ce n'est pas le cas actuellement, mais on pourrait en débattre.

Mme Émilienne Poumirol. - La sécurité sociale a été axée davantage sur le soin et le curatif. Elle n'a pas de vraie politique de prévention. Il y aura des conséquences de plus en plus importantes du changement climatique et de la malbouffe. Ne faut-il pas repenser le rôle de la sécurité sociale en tant qu'acteur de santé publique, et non seulement en tant qu'acteur du soin ?

M. Laurent Gallet. - Cela dépasse le champ de la direction de la sécurité sociale, et relève d'une réflexion plus globale de politique publique. Il faut travailler plus en amont. La sécurité sociale prend en charge des dépenses de santé. La stratégie nationale de santé développe des axes de prévention importants sur la prévention de maladies vectorielles et incite à l'activité physique régulière... Mais cela ne passe pas par la sécurité sociale en termes d'actions.

Faut-il développer une politique publique passant par des financements de la sécurité sociale pour changer les comportements ? Je n'en suis pas certain. Mais la sécurité sociale aurait peut-être intérêt à initier une réflexion plus poussée sur ce sujet. Tout le monde s'y retrouverait...

M. Guillaume Chevrollier, président. - Nous n'avons pas évoqué la pandémie et le concept de One Health. Comment le percevez-vous et le déclinez-vous opérationnellement ?

M. Laurent Gallet. - Cela ne relève pas directement de la direction de la sécurité sociale. Nous suivons ce concept dans notre ministère. Il y a des liens importants entre la santé humaine, celle des animaux, et l'environnemental global. C'est une approche transversale de la santé. La direction générale de la santé et le ministère de l'agriculture travaillent davantage sur ce sujet.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Je vous remercie. Nous attendons les réponses au questionnaire que nous vous avons transmis.

Ce compte rendu a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.

La réunion, suspendue à 11 h 15, reprend à 11 h 25.

Audition de Mme Hélène Garner, directrice du département travail emploi compétences à France Stratégie, M. Julien Fosse, directeur adjoint du département développement durable et numérique à France Stratégie, et Mme Mathilde Viennot, cheffe de projet en charge des questions d'inégalités, de protection sociale et de soutenabilités, à France Stratégie

M. Guillaume Chevrollier, président. - Mes chers collègues, mesdames, monsieur, normalienne et agrégée d'économie et de gestion, vous travaillez, madame Hélène Garner, sur les questions d'appariement et de fonctionnement du marché du travail et vous dirigez le département « Travail, emploi, compétences » à France Stratégie, avec M. Julien Fosse, qui est vétérinaire et biologiste et Mme Mathilde Viennot, normalienne et docteure en économie, qui a été conseillère à la Fédération française de l'assurance.

Il n'est pas anodin que le premier cahier thématique que France Stratégie publie avec l'ambition de construire un cadre d'élaboration et de conduite de politiques publiques « soutenables » soit consacré à la question suivante : « comment repenser notre système de santé face aux risques nouveaux ? ». Cette thématique recoupe celle de la mission d'information du Sénat qui vient de se constituer et débute, avec vous, ses auditions.

Intégrer les défis du long terme, c'est répondre aux trois questions que France Stratégie s'est posées.

Notre système de santé est-il « durable », autrement dit a-t-il les capacités techniques, financières et humaines pour faire face aux risques sanitaires actuels et émergents ?

Notre système de santé, entendu au sens large du terme comme la prise en compte des enjeux de santé dans toutes les politiques publiques, est-il « justifiable » : serait-il en mesure de limiter les inégalités sociales et environnementales de santé ?

Notre système de santé est-il « adaptable », notamment en y associant de nouveaux acteurs citoyens et une nouvelle manière d'aborder la santé ?

Après votre propos liminaire d'une vingtaine de minutes, la rapportrice de la mission d'information, ma collègue Mélanie Vogel, pourra vous poser des questions, de même que les autres sénateurs qui participent à cette audition.

Un questionnaire vous a été adressé et je vous remercie par avance d'y répondre par écrit tout début janvier.

Mme Hélène Garner, directrice du département « Travail, emploi, compétences » à France Stratégie. - Je rappellerai tout d'abord le contexte dans lequel est né le cahier que vous avez évoqué. Voilà plus d'un an et demi, nous avons lancé un séminaire sur les enjeux de soutenabilités, afin de répondre à la question suivante : comment repenser la fabrique des politiques publiques en intégrant des enjeux multidimensionnels, qu'ils soient économiques, sociaux, environnementaux, démocratiques ou territoriaux ?

Nous avons d'abord cartographié les outils permettant d'avoir une vision multidimensionnelle. Ensuite, nous avons travaillé sur quelques champs de politique publique, pour les passer au crible de la soutenabilité : la santé, la protection sociale, le travail et le numérique.

Julien Fosse et Mathilde Viennot étaient en charge des champs santé et protection sociale, qui sont au coeur des travaux de votre mission.

En avril 2020, nous avons lancé un appel à contribution, pour réfléchir à un après soutenable, autour de sept grandes questions thématiques, dont le modèle social et les enjeux environnementaux.

M. Julien Fosse, directeur adjoint du département développement durable et numérique à France Stratégie. - J'évoquerai rapidement les principales analyses que nous avons conduites sur notre système de santé, en nous appuyant sur un collectif de personnalités travaillant sur ces sujets.

L'appel à projets mené durant le premier confinement avait fait remonter énormément de travaux d'experts ou d'interventions citoyennes sur la nécessité de remettre à plat notre système de santé, en se fondant plus particulièrement sur les interactions entre la santé de l'homme, la santé des écosystèmes, la santé liée à l'alimentation.

Les principaux enseignements du cahier, qui était en ligne, sont les suivants : notre système de santé est fondé sur des éléments remontant aux années 50 et 60, où les situations épidémiologiques, sociales et démographiques étaient différentes de celles qu'on observe aujourd'hui. L'approche était « descendante », centrée sur le traitement de la maladie plus que sur la prévention et la prise en compte des aspects environnementaux.

La dimension environnementale est aujourd'hui bien décrite par la science, par la notion d'incorporation biologique du social : il existe des marqueurs physiologiques de l'environnement social ou environnemental des individus, qui expliquent l'apparition d'un certain nombre de maladies. Cet aspect ne fait pas encore partie des politiques de santé.

Autre axe important, le One Health, ou le renforcement des interactions entre des secteurs séparés, à savoir la santé humaine, la santé animale, la santé de la chaîne alimentaire et la santé des écosystèmes. Les pressions sur les écosystèmes favorisent l'émergence de nouveaux agents pathogènes, qui se transmettent à l'homme par le biais de réservoirs animaux. Le continuum d'analyses qui permettrait d'imbriquer tous ces segments dans des politiques de détection et de gestion de ces risques sanitaires pourrait être amélioré. Il conviendrait de décloisonner les dispositifs de formation au sein du monde médical et paramédical. Cela passe également par une refonte des dispositifs de surveillance, pour croiser les approches.

La nécessité d'élargir la conception des politiques de santé à un grand nombre d'acteurs, par le biais d'une consultation citoyenne, a également été mise en lumière. Dans le cadre d'une défiance par rapport aux données scientifiques appliquées au risque sanitaire, la co-construction de politiques, en se fondant sur de nouveaux dispositifs de concertation et en introduisant une plus grande culture du risque, pourrait permettre d'apporter une meilleure réponse aux risques émergents.

Mme Mathilde Viennot, cheffe de projet en charge des questions d'inégalités, de protection sociale et de soutenabilité à France Stratégie. - Je reprendrai les trois questions que vous avez posées : notre système est-il durable, justifiable et adaptable ?

S'agissant de la durabilité, nous avons identifié plusieurs risques susceptibles de mettre à mal le système. Le premier est le ralentissement de la croissance, dont dépend son financement. Notre modèle de protection sociale est très ancré dans le productionnisme de l'après-guerre. Il répare plus qu'il ne prévient des risques liés au modèle productiviste, comme le chômage, l'exclusion et les maladies professionnelles.

Ce risque sera de plus en plus important, notamment au regard de l'exigence de sobriété liée aux bouleversements environnementaux. La transition demandera des prélèvements supplémentaires, et il faudra accepter que la consommation, publique ou privée, soit moindre. C'est un risque très fort pour ce qui concerne le consentement à la solidarité et, donc, à la protection sociale.

Notre système est-il justifiable ? Comment adapter notre système à la transition, en faisant en sorte que cette adaptation soit acceptée ? C'est l'une des grandes questions auxquelles notre travail tente de répondre. Selon nous, il convient d'associer deux acteurs majeurs : les territoires et les associations d'usagers.

Les territoires peuvent être de véritables relais démocratiques. Il convient donc de les prendre mieux en compte dans la fabrique de nos politiques sociales. Je pense notamment à la Mutualité sociale agricole (MSA), qui, tout en participant aux concertations nationales, fait un vrai effort sur le terrain pour faire de la prévention et de la gestion de cas individuels.

Quant aux associations d'usagers, elles permettent une véritable écoute démocratique. À cet égard, je pense à ce qu'a fait la ville de Grenoble.

Notre système est-il adaptable ? À nos yeux, la vraie question est la suivante : que souhaitons-nous socialiser et que souhaitons-nous privatiser ? Quelle part de commun voulons-nous mettre dans notre système de protection sociale ? Ne vaut-il pas mieux intégrer des critères environnementaux plutôt que d'étendre le champ de la sécurité sociale en y ajoutant une branche supplémentaire, ce qui soulèverait des questions démocratiques, mais aussi économiques en matière de financement ?

À nos yeux, il s'agirait de promouvoir des services plutôt que des prestations monétaires, dans la mesure où la demande de services publics est très forte. En outre, il est plus facile d'introduire une dimension environnementale dans un service plutôt que dans une prestation monétaire.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Merci de votre exposé extrêmement intéressant. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « promouvoir des services plutôt que des prestations monétaires » ?

Mme. Hélène Garner. - En ce qui concerne la branche famille, par exemple, la manière dont les prestations sont versées a changé, de plus en plus de services - gardes, crèches... - faisant consensus. Pour donner du contenu environnemental, il faut donc réfléchir à ce genre de prestations.

M. Julien Fosse. - Un autre exemple peut résumer cette distinction entre prestations financières et services : celui du secteur de l'aide alimentaire, où il peut être plus facile d'orienter l'offre vers des produits durables que vers un financement, quel qu'en soit la forme.

M. Guillaume Chevrollier, président. - Votre exemple est intéressant, mais c'est plutôt l'inverse qui se produit aujourd'hui : nous passons d'un système d'aide alimentaire à un chèque alimentation...

M. Julien Fosse. - Tout dépend de la manière dont on flèche ce chèque. Cibler une offre alimentaire durable suppose de mettre en place un dispositif de suivi assez compliqué à administrer. Plusieurs options sont envisageables, mais c'est l'instrumentation qui permettra de cibler le chèque alimentation vers la durabilité.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - La question de l'alimentation est tout à fait centrale en ce qu'elle a un impact extrêmement important sur la santé. De même, la manière dont on produit les denrées alimentaires aggrave ou réduit les risques environnementaux, lesquels vont à leur tour avoir des conséquences sur les risques sanitaires.

Comme vous, je pense qu'il serait assez compliqué de mettre en place un chèque alimentation. Vous semblez privilégier une prestation de services alimentaires durables. On évoque parfois, dans le débat public, la création d'une allocation universelle alimentaire, qui prendrait la forme d'une somme d'argent créditée sur la carte Vitale, utilisable seulement pour l'achat de certains aliments.

La gouvernance reste à trouver pour déterminer les aliments concernés, mais ce dispositif pourrait permettre d'assurer une alimentation saine pour toutes et tous, de réduire les risques sanitaires et de soutenir la transition de notre production alimentaire. Qu'en pensez-vous ?

M. Julien Fosse. - Dans son rapport d'évaluation des politiques de l'alimentation du 22 octobre dernier, l'Assemblée nationale aborde la question de la sécurité sociale de l'alimentation. Cette aide alimentaire renouvelée peut être envisagée de plusieurs façons.

Si l'on veut mettre en place une aide financière universelle, la question fondamentale consiste à bien cibler le financement, ce qui suppose d'élaborer une liste positive : va-t-on cibler uniquement des produits bio ou des produits agroécologiques, au sens large du terme, avec d'autres types de labels ? Doit-on se contenter de cibler les produits nationaux ou ouvrir le bénéfice de cette aide à l'ensemble des produits européens ? Ces différentes options sont assez compliquées à arbitrer et à instrumenter.

Par ailleurs, un tel financement ne suffira pas pour améliorer véritablement l'offre alimentaire au bénéfice des plus défavorisées. Il faut également mettre en place de véritables politiques d'accompagnement, d'éducation à l'alimentation. Si l'on vous donne la possibilité d'acheter des produits bio en vrac et que vous n'avez pas été sensibilisé à la cuisine, que vous n'avez pas l'habitude de manger des fruits et légumes, parce qu'on ne vous a jamais appris que c'était bon pour la santé, c'est un coup d'épée dans l'eau.

Ainsi, aux États-Unis, des dispositifs de tickets alimentaires centrés sur certains types de produits ont montré leurs limites, parce que les populations les plus défavorisées ne savaient pas consommer ces produits.

Les politiques de l'aide alimentaire recouvrent une dimension globale. Il faut non seulement envisager de nouveaux dispositifs, mais aussi accompagner les populations les plus défavorisées et faire en sorte qu'elles prennent mieux en compte les enjeux nutritionnels.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Comme vous l'avez dit, le financement de notre système global de protection sociale est fondé sur la croissance, c'est-à-dire sur cela même dont on veut sortir, puisqu'on sait désormais qu'une croissance infinie dans un monde fini est impossible. Pour résoudre un problème, on a besoin de ce qui en est une des sources : vous avez très bien décrit le cercle vicieux dans lequel nous sommes.

Le problème de financement est donc structurel. Au-delà du diagnostic, avez-vous exploré de nouvelles pistes de financement pour notre système de protection sociale ?

Mme Mathilde Viennot. - J'indiquerai trois pistes.

La première est fondée sur la fiscalité comportementale, type taxe carbone. Le but d'une telle fiscalité étant de modifier les comportements, il faut prendre en compte l'érosion probable de l'assiette ; ce ne peut donc pas être une solution de financement de long terme.

Deuxième piste - je vous renvoie aux travaux de Lucas Chancel : une plus forte contribution du patrimoine et des revenus du capital. C'est là une des tendances fortes des dix dernières années, puisque le poids de la contribution sociale généralisée (CSG) dans le financement de la sécurité sociale est de plus en plus important ; on pourrait accentuer ce poids, sur les revenus du capital notamment.

Troisième source de financement possible : augmenter la contribution des entreprises, en particulier de celles qui sont responsables des dommages environnementaux.

Mme Hélène Garner. - Cette question du financement est centrale. Réfléchir à la révision des indicateurs ou à la prise en compte des externalités négatives de la croissance dans l'évaluation de la richesse pourrait conduire à une réduction des ressources de la protection sociale puisque l'assiette d'une taxe comportementale a vocation à se résorber. À moyen et long terme, dans l'hypothèse où la prévention aurait produit ses effets, on peut compter, a contrario, sur des économies potentielles. Davantage de prévention, c'est moins de maladies, moins de pathologies, moins de dépenses pour la protection sociale.

Reste qu'il est toujours difficile de mettre en balance, dans le cadre d'arbitrages budgétaires, de tels investissements de long terme avec d'autres dépenses dont les effets mettent moins longtemps à se déployer.

Ce discours sur la prévention ne date pas d'hier. Comment valoriser différemment, d'un point de vue comptable notamment, les investissements et actions de prévention plutôt que de réparation ? Je pense y compris à l'évaluation des fonctionnaires... Des effets de long terme, s'étalant sur plusieurs années, sont certes complexes à quantifier, mais une telle valorisation de la prévention pourrait faire baisser les dépenses de protection sociale, donc se traduire par un gain collectif.

Il faut repenser les risques que la sécurité sociale doit couvrir à l'aune des nouveaux enjeux qui sont devant nous. Les modalités d'intervention publique et les prestations, notamment, doivent-elles rester les mêmes qu'il y a cinquante ans ?

M. Guillaume Chevrollier, président. - Vous avez évoqué la contribution des entreprises ; vous faites état également, dans le document que vous nous avez transmis, de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. On parle aussi de plus en plus des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Les entreprises doivent d'ores et déjà se conformer à certaines obligations légales, et il s'agit d'un mouvement de fond. Quelles sont vos réflexions en la matière ?

Mme Hélène Garner. - Nous avons en effet travaillé sur la façon dont on peut placer la soutenabilité au coeur de la stratégie des entreprises, en nous intéressant tant à la gouvernance qu'au dialogue social et à la responsabilité sociale et environnementale.

Un certain nombre d'entreprises sont soumises à des obligations de reporting social et environnemental. La loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets a introduit dans le dialogue social cette question des impacts environnementaux ; nous verrons comment cette disposition se traduira dans les comités sociaux et économiques, les CSE. Faut-il par exemple ouvrir la gouvernance à d'autres acteurs, y compris associatifs ?

Autre option : l'intégration de ces enjeux dans la comptabilité des entreprises. Ainsi pourraient être rendus visibles non seulement les externalités négatives sur l'environnement des investissements qu'elles réalisent, mais aussi le coût social et humain afférent, pathologies chroniques, absentéisme. Des réflexions sont conduites en ce sens, par exemple dans le cadre de la chaire partenariale « comptabilité écologique » qui associe AgroParisTech, l'université Paris-Dauphine et l'université de Reims.

Ce compte rendu a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.

La réunion est close à 12 heures 05.