Mercredi 1er décembre 2021

- Présidence de M. Laurent Lafon, président, et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Olivier Paccaud rapporteur sur la proposition de loi n° 4658 (XVème leg.) (procédure accélérée) visant à combattre le harcèlement scolaire.

Projet de rapprochement entre les sociétés TF1 et M6 - Audition de M. Olivier Roussat, directeur général du groupe Bouygues

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. - Mes chers collègues, cette réunion commune doit nous permettre d'évoquer une opération industrielle dans le secteur des médias d'une importance tout à fait particulière : le rapprochement entre les groupes TF1 et M6.

Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger avec les dirigeants de ces deux groupes dans le cadre des travaux de notre commission.

Nous souhaitions aujourd'hui avoir le point de vue de l'actionnaire du groupe TF1. Je remercie M. Olivier Roussat, directeur général du groupe Bouygues, d'avoir accepté le principe de cette audition.

Voilà 35 ans, le groupe Bouygues décidait d'investir dans les médias en se portant acquéreur de TF1, première chaîne d'Europe, lors de sa privatisation.

Au cours de toutes ces années, TF1 a gardé nombre de ses atouts : la puissance de son information, la qualité de ses fictions et sa capacité à diffuser les grands événements sportifs. La chaîne a aussi connu des évolutions, face à des concurrents classiques, comme M6, face à de nouveaux acteurs comme les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) et, plus récemment, face aux plateformes américaines.

Nous pouvons imaginer que le rapprochement envisagé avec M6 constitue une réponse à ces changements intervenus dans le secteur des médias - c'est ainsi que cette fusion est présentée. Pourquoi avez-vous décidé de vous maintenir dans le secteur de la télévision gratuite et quel avenir voyez-vous à ce média, familier de tous les Français, mais qui est en difficulté ?

Concernant plus précisément le projet de rapprochement entre les deux groupes, pouvez-vous nous expliquer quelle forme prendra la nouvelle entité et comment vous envisagez de répondre aux remarques concernant la constitution d'un acteur ultra dominant, en particulier sur le marché publicitaire ?

Quel devrait être, enfin, le calendrier de l'opération, compte tenu de l'intervention des deux régulateurs, l'Autorité de la concurrence et la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle (Arcom) ?

Concernant plus particulièrement les aspects relatifs à la concurrence et au respect du pluralisme, le Sénat a créé une commission d'enquête concernant les différents aspects relatifs à la concentration dans les médias, qui vient de commencer ses travaux. Cette commission aura, bien entendu, à entendre les représentants des deux groupes concernés au regard de son champ d'investigation.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le directeur général, je vous remercie d'avoir répondu favorablement à l'invitation de nos deux commissions.

Le projet de fusion entre TF1 et M6 a été officialisé le 17 mai dernier, lorsque le groupe Bertelsmann a sélectionné la candidature de votre groupe parmi plusieurs offres, dont celles de Vivendi, Altice ou encore Mediawan.

Depuis, les prises de parole se multiplient, soit pour promouvoir cette fusion, en ce qu'elle donnerait à l'entité fusionnée une force de frappe plus grande pour rivaliser avec ses concurrents, notamment américains, soit pour la dénoncer, compte tenu de la position dominante dont bénéficierait le groupe sur le marché de la télévision privée gratuite française.

Ce projet déchaîne d'ailleurs tant les passions que plusieurs autorités publiques ont déjà fait entendre leurs préférences en la matière, bien que l'instruction du dossier soit toujours en cours.

Permettez-moi une digression personnelle, qui ne vous est pas directement adressée. Je relève que la présidente de l'Autorité de la concurrence, qui est en charge d'une partie de ce dossier, personnalité qui faisait l'unanimité et dont le mandat arrivait à échéance au cours de cette instruction, n'a pas été reconduite. Je comprends que le Président de la République entend nommer une nouvelle personnalité à la tête de cette institution. Espérons qu'elle puisse toujours instruire, en cette période d'élection, ce dossier et tous les autres en toute indépendance.

Cette indépendance est, en effet, un élément essentiel du droit de la concurrence, dont la vocation est de défendre le bon fonctionnement du marché et le consommateur. Nous aurons l'occasion très prochainement de poser ces questions au candidat pressenti par le Président de la République. Nous espérons l'auditionner avant la fin de l'année.

Revenons à la fusion en question. Un premier débat autour du respect du pluralisme, qui relève du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), intéresse plus particulièrement la commission de la culture, et un débat sur le respect du droit de la concurrence, qui relève de l'Autorité de la concurrence, intéresse notre commission des affaires économiques.

Avant d'entrer dans le détail des préoccupations de concurrence, je souhaiterais rappeler quelques chiffres.

D'après nos informations, la fusion envisagée ferait naître un groupe au chiffre d'affaires de 3,4 milliards d'euros et au résultat opérationnel de 461 millions d'euros. Il regrouperait dix chaînes de télévision et un tiers de l'audience totale.

Surtout, il disposerait de 75 % du marché publicitaire de la télévision française. Ce ratio élevé s'explique notamment par la plus faible proportion de publicités diffusées sur les chaînes publiques comme celles du groupe France Télévisions.

Les préoccupations économiques qui ont émergé dans le débat public sur cette fusion peuvent se résumer à la question suivante : la fusion risque-t-elle d'entraîner une diminution de l'intensité concurrentielle sur les marchés d'activité du groupe fusionné ? Il s'agit du marché de la publicité télévisée, où vous êtes en position de vendeur, et celui des contenus audiovisuels, où vous êtes en position d'acheteur.

S'il ne relève pas de la compétence du Sénat de se prononcer in fine sur cette question juridique, les échanges d'aujourd'hui doivent nous permettre de mieux connaître la position et les arguments de Bouygues sur ces questions légitimes.

Ce débat s'inscrit par ailleurs dans un contexte plus global, où les Gafam et les plateformes de streaming comme Netflix ou Disney +, c'est-à-dire vos concurrents sur certains segments du marché, ont acquis une taille phénoménale. Pour ne citer que quelques chiffres, plus d'un Français sur dix, soit 8 millions au total, sont désormais abonnés à Netflix. Le nombre d'utilisateurs serait plutôt de 20 millions, compte tenu des abonnements partagés. Amazon Prime Video, quant à elle, aurait 4 millions d'abonnés et 7 millions d'utilisateurs mensuels.

Or, c'est précisément le degré de concurrence avec ces entités - Facebook pour la publicité ou Netflix pour l'achat de contenus - qui cristallise le débat autour de cette fusion.

D'un point de vue économique, le noeud que devra démêler l'Autorité de la concurrence est celui de savoir quels sont les marchés pertinents qui seront touchés par cette fusion, et si la concurrence risque d'être réduite sur ces marchés.

Ma première question est donc la suivante : en quoi le marché de la publicité, télévisée et en ligne, est-il homogène et doit-il être considéré comme un bloc ?

Ma deuxième question porte sur les contenus audiovisuels. Certains craignent que la fusion permette au groupe qui en sera issu d'avoir une telle taille qu'il pourra tirer à la baisse les prix d'achat des contenus audiovisuels, c'est-à-dire des émissions, reportages, films et jeux que vous diffusez.

Quels sont vos arguments à l'appui de cette demande d'élargir le marché pertinent ? Si vous êtes en concurrence avec les grandes plateformes pour l'achat, par exemple, du dernier James Bond, il semble que vous le soyez moins pour l'achat des jeux ou des documentaires. Le marché est-il segmenté ?

Enfin, monsieur le directeur général, quelles sont les synergies que vous attendez de cette fusion, et dans quels domaines envisagez-vous de les réaliser ?

Pour finir, je souhaiterais savoir comment vous évaluez la situation de la plateforme Salto, première esquisse d'une réponse aux plateformes américaines de streaming.

M. Olivier Roussat, directeur général du groupe Bouygues. - Les médias connaissent une transformation très importante, historique, de leur business model, et le statu quo n'est pas possible.

Pourquoi cette fusion ? Le groupe Bertelsmann a décidé de céder son activité M6 et de nous rencontrer en décembre 2020. Le renouvellement des licences pour les deux chaînes aura lieu en mai 2023, ce qui implique de réaliser les mouvements de capitaux en amont. En effet, ces derniers ne sont ensuite plus possibles dans les cinq ans suivant le renouvellement, soit entre 2023 et 2028. Les deux groupes sont des groupes familiaux, avec une vision à long terme : nous avons pensé qu'il fallait anticiper.

Outre les acteurs classiques - les services publics d'une part et les groupes privés d'autre part -, le marché européen connaît l'émergence d'un troisième acteur, celui des plateformes, qui sont principalement américaines. Il n'existe pas de plateforme européenne pour le moment.

Le marché publicitaire de la télévision, qui constitue ses ressources, est relativement stable ; il s'élève à 3 milliards d'euros. Au cours de ce second semestre, il connaît un pic, car ce marché suit la croissance du PIB, mais ce pic reste tout à fait conjoncturel. Le marché publicitaire digital, lui, est en croissance constante. Sa courbe a croisé celle du marché publicitaire de la télévision en 2017, mais il est accaparé par les Gafam à 90 %.

Nous pensons que la télévision a un avenir à condition de se réinventer. Nous souhaitons continuer à proposer une offre en clair à l'ensemble des Français, raison pour laquelle nous proposons ce projet.

Concernant l'évolution du marché, jusqu'à il y a cinq ans, les ayants droit vendaient leur contenu à un nombre maximal de pays : pour 50 pays, 50 négociations étaient nécessaires. Netflix, lui, muni de poches beaucoup plus profondes, a acheté des droits mondiaux, complets, qui portent sur toutes les voies de diffusion : vidéo à la demande (VOD), vidéo à la demande avec abonnement (SVOD), diffusion sur les appareils mobiles. Ainsi, les contenus se raréfient. En Europe, aucune plateforme n'achète le lot complet de droits. Comme les plateformes américaines achètent l'ensemble des droits, il est désormais difficile d'en trouver et d'en acheter, d'autant plus que les prix de ces droits ont augmenté à cause de la rareté des contenus.

Si l'audience devant le téléviseur est relativement stable, la question qui nous préoccupe est celle de l'audience devant la télévision linéaire : elle baisse de manière continue. Cette baisse est estimée à 40 % d'ici à 2024, au profit du streaming. Les téléspectateurs souhaitent de nouveaux programmes. La durée d'écoute par individu (DEI), base de calcul pour le prix de vente de la publicité, est en train de baisser, ce qui signifie que, mécaniquement, le prix de la publicité baisse aussi. Dans un premier temps, il est possible de remonter nos prix, mais, dans un deuxième temps, les annonceurs risquent de quitter la télévision pour s'orienter vers le digital. Or, quand les coûts augmentent et que les revenus baissent, il est nécessaire d'évoluer.

De plus - c'est essentiel -, l'attente des spectateurs change. Pour y répondre, nous devons pouvoir simultanément acheter des contenus et constituer une nouvelle offre. Le premier volet de l'opération, assez défensif, est de pouvoir acheter des contenus télévisuels ; le second volet, plus offensif, est de développer l'offre de streaming. C'est pourquoi nous voulons regrouper nos forces. Le modèle d'affaires change très vite, d'où la raison de cette proposition de fusion. Ainsi, nous pourrons constituer une offre française, avec des contenus locaux qui correspondent aux aspirations des Français.

Concernant les échéances, une double autorité examine le calendrier.

Il est nécessaire que les actionnaires soient connus au plus tard en novembre 2022, car le CSA doit analyser l'actionnariat des deux chaînes avant le renouvellement des licences. L'Autorité de la concurrence doit donc nous donner son autorisation au plus tard en octobre 2022. Par exemple, une réponse en janvier 2023 serait trop tardive, et l'opération n'aurait pas lieu.

En dépit du changement de présidence en cours, l'Autorité de la concurrence s'était organisée l'été dernier pour que nous puissions continuer à travailler et obtenir une réponse en 2022. Si le calendrier est respecté - autorisation de l'Autorité de la concurrence en octobre et du CSA en novembre -, nous pourrons réaliser l'opération au début du mois de janvier 2023. Je rappelle que le pacte en vue de cette fusion a été signé en mai 2021.

Je le répète, le statu quo n'est plus possible. Les aspirations des téléspectateurs ont changé, mouvement amplifié par les confinements, et l'observation de la situation américaine permet d'anticiper les évolutions en cours.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Je suis frappé par la concomitance des opérations : renouvellement des autorisations et rachat. Voilà qui suscite quelques interrogations sur la pertinence de cette fusion.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Le groupe Bouygues semble toujours croire à l'avenir de la télévision. Or, TF1, ancienne première chaîne d'Europe, n'a pas su, jusqu'à présent, établir un leadership en Europe dans la TNT ou le numérique, en développant sa propre plateforme SVOD. Le rapprochement avec M6 va-t-il changer la donne ? Le groupe Bouygues pourrait-il décider d'investir pour développer le nouveau TF1 au-delà de nos frontières ou dans le numérique, pour créer un champion européen ?

Ce rapprochement pose nombre de questions en matière de concurrence, notamment au regard du marché publicitaire. Le rapprochement risque de ne pas être autorisé, ou les contreparties risquent d'être exorbitantes. Si la fusion n'avait pas lieu, pourriez-vous décider de vendre TF1 ?

Enfin, ce rapprochement devrait permettre des économies, en évitant les doublons. Quelles seraient les conséquences de cette fusion sur les effectifs ? Envisagez-vous un plan de départ ? Par exemple, êtes-vous prêts à nous donner des garanties sur le maintien des emplois dans les cinq prochaines années ?

M. Olivier Roussat. - En matière de développement du groupe Bouygues en dehors des frontières, la diffusion des contenus restera bien française. Cependant, un secteur reste très intéressant : les fournisseurs de contenus bénéficient d'une période incroyable, car les contenus sont rares, et les plateformes se les disputent. Nous avons déjà constitué un groupe de production de contenus, Newen, que nous sommes en train d'étendre grâce à des acquisitions aux Pays-Bas, au Canada et en Espagne. Le marché est en très forte croissance.

Le marché publicitaire est plus grand que celui de la stricte diffusion télévisuelle. Par exemple, le marché s'étend sur YouTube : les pre-roll, diffusés avant les vidéos, sont souvent identiques à ceux de la télévision.

Pourrions-nous vendre le groupe TF1 ? Nous sommes convaincus que nous devons évoluer pour nous adapter à la demande. Si l'opération ne se faisait pas, pour garantir notre survie économique et notre rentabilité, nous prendrions les mesures adéquates, avec probablement un renforcement du streaming et des contenus. Mais notre plan A est bien la fusion avec M6, pour mieux répondre aux aspirations des téléspectateurs.

Concernant les économies possibles, Bertelsmann et Bouygues sont des groupes patrimoniaux. Nos collaborateurs constituent une ressource à laquelle nous croyons, non une variable d'ajustement. Nous n'avons pas l'intention de réaliser de plan de départs en vue de cette fusion.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La fusion entre TF1 et M6 est suspendue aux décisions de l'Autorité de la concurrence et du CSA. Beaucoup critiquent la concentration des médias dans les mains de quelques grandes fortunes. Le Sénat s'intéresse à la question dans une commission d'enquête.

Les ressources publicitaires diminuent et la concurrence avec les plateformes et les réseaux est grande. Des fonds importants sont nécessaires pour investir. Parfois, il faut même être prêt à perdre de l'argent. Comment cette fusion peut-elle répondre à ces enjeux ?

M. David Assouline. - Votre constat est que le paysage audiovisuel change radicalement et qu'il faut s'adapter. Cependant, je souhaite interroger vos réponses.

Je vais vanter vos chiffres : pour justifier la fusion, il semblerait que vous vous rapetissiez... Votre part d'audience s'est maintenue depuis 2010 ; TF1 a la plus grande audience d'Europe ; le chiffre d'affaires publicitaire augmente de 20 %, la part de marché publicitaire augmente aussi et votre rentabilité et vos dividendes sont historiquement hauts. Le groupe ne va pas mal ! La question n'est pas soudainement de devoir faire masse pour tenir.

Quel est le sens exact de cette fusion ? S'agit-il d'un enjeu de concurrence avec les plateformes comme Netflix ou Amazon, qui sont gigantesques ? Les comparaisons ne sont pas possibles face à de tels mastodontes, les écarts sont irrattrapables. De plus, cette fusion va créer de nouveaux problèmes, à l'instar de votre potentielle position dominante en matière de marché publicitaire, et des difficultés à venir pour le service public : vous serez en mesure de donner le « la ». Avec cette fusion, pensez-vous vraiment que vous allez changer le rapport de force avec les Gafam ?

M. Olivier Roussat. - Le groupe Bouygues est actionnaire de TF1 depuis 1987. En matière d'indépendance, notre bilan parle en notre faveur.

Monsieur Assouline - peut-être l'ignorez-vous - il y a eu une pandémie l'année dernière en France, qui a eu pour conséquence l'absence de publicité sur les écrans au cours du second semestre. Les résultats de 2021 sont comparés à ceux de 2020 : dans ces conditions, une croissance de 20 %, voilà qui est facile. En comparant avec les années précédentes, le marché de la publicité décline bien. Peut-être considérez-vous que les dirigeants sont totalement incompétents, mais voyez le cours de bourse de TF1 sur les dix dernières années : voilà un chiffre plus pertinent. Enfin, vous dites une chose inexacte : il n'y a pas eu de dividendes versés en 2021 au titre de 2020, précisément parce que les résultats de 2020 n'étaient pas satisfaisants.

Vous avez dit que nous allions donner le « la » pour les contenus. Vous l'ignorez peut-être, mais le groupe France Télévisions a une capacité d'achat de programmes de 1,8 milliard d'euros, contre 880 millions d'euros pour TF1. L'entité combinée TF1/M6 aurait une capacité d'achat de 1,3 milliard d'euros.

La puissance de Netflix, qui investit entre 16 et 17 milliards par an, est beaucoup plus importante. Cependant, nous observons que le public français attend des contenus français. Il y a donc une place à prendre dans l'offre de streaming.

Enfin, vous avez totalement raison sur un point, nous n'avons ni la volonté ni les moyens de concurrencer Netflix, mais nous cherchons à conserver notre position et souhaitons continuer à promouvoir une offre gratuite de qualité. Nous devons donc nous adapter.

M. Didier Casas, secrétaire général du groupe TF1. - La durée d'écoute individuelle (DEI), en chiffres bruts, est en baisse. En 2021, pour les publics de 4 ans et plus, la DEI est de 3 heures et 39 minutes ; pour les 25-49 ans, la DEI est de 2 heures et 49 minutes, en baisse de 22 minutes par rapport à 2019. Les prévisions sont de 1 heure et 40 minutes en 2027 : nous prévoyons une chute continue.

Le groupe TF1 continue de collectionner les bons résultats d'audience, mais il s'agit de parts d'audience, donc de chiffres relatifs, et non absolus. Le temps absolu d'audience, de temps passé devant les téléviseurs, lui, baisse.

M. Olivier Roussat. - Si la DEI baisse, mécaniquement, le revenu baisse, car le temps passé devant la publicité est moindre. Les revenus publicitaires vont décrocher de manière certaine. Nous constatons que la DEI baisse brutalement : voyez comment vos enfants regardent la télévision. Nous devons donc trouver des revenus complémentaires, car disposer de parts d'audience ne garantit pas des revenus suffisants.

M. David Assouline. - Monsieur, je vous confirme que je sais qu'il y a une pandémie. Il faudra que vous appreniez à parler aux parlementaires.

M. Michel Laugier. - Ma question porte sur la déontologie. Le monde des médias vit une véritable révolution, notamment au regard des usages. La crise a accentué ces évolutions. La concurrence des plateformes internationales est une réelle menace, ce qui semble justifier cette fusion, pour proposer de meilleurs programmes, maintenir un bon niveau de recettes publicitaires et garantir la viabilité du modèle économique.

Qu'en sera-t-il de l'information, des rédactions et de l'indépendance des journalistes ?

M. Franck Montaugé. - En quoi votre activité dans les télécommunications vous apporte-t-elle un avantage concurrentiel face aux Gafam ? Je fais allusion aux évolutions technologiques à venir : fibre optique, 5G, wifi ou très haut débit par voie hertzienne. Ces questions techniques auront une importance en matière de facilité d'accès au client.

M. Olivier Roussat. - La question de l'information est essentielle. Les rendez-vous d'information sont nombreux sur TF1 : le « 13 heures », le « 20 heures », LCI. Dans le nouveau groupe, la radio RTL serait comprise. D'autres rendez-vous d'information existent sur M6.

Le domaine est très régulé par le CSA. Nous tenons particulièrement à l'indépendance des rédactions. Notre intérêt est de ne pas avoir de télévision partisane. Par le passé, notre neutralité a plutôt été louée. Enfin, en matière de nombre de cartes de presse, nous resterons infiniment plus petits que les chaînes publiques.

Monsieur Montaugé, pourriez-vous préciser à nouveau, s'il vous plaît, votre question ?

M. Franck Montaugé. -  Le groupe Bouygues est à la fois diffuseur audiovisuel et opérateur de télécommunications. Or, les techniques se développent : 5G, fibre optique, le wifi et la fibre hertzienne à très haut débit, grâce aux fréquences récupérées sur la TNT. La question de l'accès au client me semble stratégique. Cette dimension d'opérateur technique en télécommunications peut-elle vous offrir un atout dans la bataille avec les Gafam ?

M. Olivier Roussat. - Notre calendrier est dicté par le renouvellement des licences en mai 2023. Or, le renouvellement des licences concerne les fréquences hertziennes.

Toutefois, en France, grâce aux investissements massifs dans les réseaux d'initiative publique (RIP), la fibre est presque présente partout. En 2026 ou 2027, 33 ou 34 millions de prises fibre optique seront installées. Tous les foyers ou presque seront connectés, permettant des échanges de volumes de données très importants. Opérateurs et diffuseurs s'intéressent à cette diffusion massive et discutent pour les gérer au mieux. La publicité ciblée pourra ainsi se développer, mais des évolutions réglementaires seront nécessaires.

Notre compétence d'opérateur en télécommunications nous permet d'anticiper des usages et des tendances. En revanche, le groupe Bouygues ne croit pas à la convergence entre les activités d'opérateur et de diffuseur. Les métiers sont très différents.

M. Jérémy Bacchi. - Quelle est votre réponse à la question de la présidente Sophie Primas sur la constitution d'un marché commun des droits publicitaires télévisuels et internet ?

Netflix investit 17 milliards d'euros en 2021 pour la production de contenus. Quels sont les types de contenus locaux que vous envisagez ? Quelle est votre vision en la matière ?

Cette fusion doit répondre aux exigences de la législation anti-concentration. Envisagez-vous de vendre des chaînes, si les règles de concurrence vous l'imposent ? TF1 dit être prêt à reculer si les contreparties exigées par l'Autorité de la concurrence sont trop importantes. Quelles sont les lignes rouges ?

Canal + a dit, devant le CSA, envisager de sortir du réseau TNT. N'est-ce qu'un coup de pression ? Partagez-vous l'analyse de ce groupe ?

M. Patrick Chaize. - Le groupe Bouygues est éditeur de contenus et opérateur en télécommunications. Comment prévenir d'éventuelles distorsions de concurrence, en matière de diffusion de contenus, entre Bouygues Telecom et les autres fournisseurs d'accès à internet (FAI) ?

Ma seconde question porte sur votre capacité à résister. Le gâteau va devenir de plus en plus gros, il va faire des envieux. Vous dites vouloir vous associer pour vous protéger : mais cela ne vous expose-t-il pas encore plus, notamment vis-à-vis d'acteurs internationaux ? A priori, rien n'interdit de futurs rachats. Bouygues ne serait pas le premier à céder ses actifs.

M. Olivier Roussat. - La notion de « marché pertinent » ne se réduit pas selon nous à la télévision linéaire, comme je l'ai déjà indiqué.

La loi autorise un maximum de sept chaînes pour un même groupe. Or nous en avons actuellement dix à l'échelle des deux groupes.

Selon la lecture faite par le CSA, il faut donc rendre trois canaux pour garantir le pluralisme. Mais l'Autorité de la concurrence peut aussi exiger que telle ou telle chaîne, en fonction de sa puissance, soit cédée pour réduire l'empreinte du groupe sur le marché publicitaire. C'est la concaténation de ces deux éléments qui sera considérée, au terme d'une boucle entre le CSA et l'Autorité de la concurrence.

S'il y a des acquéreurs, on pourra choisir de vendre ces chaînes, avec l'accord du CSA, qui veille à l'arrivée de nouveaux entrants sur le marché. Sinon, il faudra céder les canaux.

Je reviens sur la question du marché de la production et du rôle joué par Netflix. Dans le monde - à l'exception des États-Unis, dont le marché est presque exclusivement domestique -, la demande de contenus locaux représente environ 30 % de la demande totale de streaming.

Ce n'est pas négligeable et, à l'échelle de la France, avec le savoir-faire des équipes de M6 et de TF1, nous pensons être capables de satisfaire nos clients avec des contenus locaux de qualité et de prendre ainsi position sur l'offre de streaming.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Quand vous parlez de contenus locaux, s'agit-il de contenus en langue française ?

M. Olivier Roussat. - Oui, absolument.

Quant à la sortie de la TNT, elle n'est pas à l'ordre du jour. Si nous nous organisons pour avoir une réponse de l'Autorité de la concurrence en octobre 2022 et du CSA en novembre 2022, c'est précisément pour pouvoir renouveler nos licences. Nous n'envisageons pas de réduire notre empreinte de diffusion. Nous voulons que les téléspectateurs puissent regarder directement TF1 et M6 en actionnant leur télécommande, notamment sur leurs postes secondaires.

M. Didier Casas. - S'agissant des lignes rouges, les autorités de la concurrence peuvent traditionnellement prescrire des remèdes structurels, à savoir essentiellement des cessions d'actifs, ou des remèdes comportementaux, c'est-à-dire des règles que les entreprises devront appliquer après la fusion pour éviter d'adopter des comportements abusifs.

Tout cela sera évidemment discuté avec l'Autorité de la concurrence, mais je rappelle que le processus a commencé cet été, et qu'il se terminera en octobre prochain. Ces discussions n'auront donc pas lieu avant le printemps.

Toutefois, les actionnaires ont d'emblée indiqué que si on leur demandait de céder l'une des deux grandes chaînes du groupe, l'opération perdrait son sens. C'est évidemment une ligne rouge, mais j'imagine que cela ne vous surprend guère...

M. Olivier Roussat. - Il est très important de comprendre le lien qui existe entre la durée d'écoute individuelle et la taille du marché publicitaire. Mécaniquement, la DEI induit la taille du marché, et donc le volume des investissements des annonceurs.

M. Didier Casas. - La crainte d'une distorsion de concurrence au profit de Bouygues Telecom est en effet régulièrement mise en avant par d'autres FAI, dont certains ont été eux-mêmes candidats au rachat de M6. Ceci pouvant aussi expliquer cela...

Les choses sont toutefois assez simples, pour deux raisons au moins.

Premièrement, les conditions financières dans lesquelles les signaux des chaînes sont commercialisés auprès des FAI pour qu'ils puissent ensuite les proposer à leurs clients sont strictement encadrées par le droit. Les conditions générales de vente sont obligatoirement publiées et soumises au principe légal de non-discrimination. Certains FAI ne manquent d'ailleurs jamais une occasion de faire valoir devant le juge la violation de ce principe, sans succès jusqu'à présent...

Deuxièmement, n'oublions jamais que, en l'occurrence, les FAI et les chaînes de télévision sont partenaires. Pour une chaîne de télévision, la capacité d'être distribuée de façon efficace par les FAI représente une source de revenus importante, qui vient en diversification de la publicité. Nous n'avons donc strictement aucun intérêt à mettre en place une politique de discrimination.

M. Olivier Roussat. - Quant à l'hypothèse que des acheteurs étrangers puissent prendre le contrôle de nos chaînes, la loi de 1986 pose certains garde-fous.

M. Didier Casas. - Il s'agit en effet d'un ensemble de règles que la commission de la culture connaît très bien. La volonté du législateur est de protéger les entreprises audiovisuelles régulées contre les mouvements de capitaux trop fréquents.

Mme Monique de Marco. - Le 28 octobre dernier, lors d'une séance de questions au Gouvernement, Mme Bachelot a déclaré, à propos de ce projet de concentration, que nous avions besoin de champions nationaux forts pour pouvoir investir dans la création française et européenne.

Comptez-vous profiter de cette fusion pour augmenter votre part d'investissement dans la production d'oeuvres, qui se situe actuellement entre 10 % et 12 % de votre chiffre d'affaires ?

Mme Patricia Schillinger. - Je souhaiterais que les contenus sportifs soient plus visibles sur les chaînes de télévision, de même que des programmes spécifiques sur le handicap.

M. Julien Bargeton. - Pourriez-vous approfondir vos propos sur les différences de consommation télévisuelles selon les générations ? Les jeunes spectateurs décrochent-ils de façon définitive de la télévision linéaire, ou reviennent-ils plus tard à ce type de consommation ?

M. Alain Chatillon. - Je rappelle que je suis l'auteur, avec Martial Bourquin, d'un rapport sur le rapprochement entre Alstom et Siemens. Mme de Silva, qui était alors présidente de l'Autorité de la concurrence - elle ne l'est plus depuis peu, ce qui me paraît positif -, s'y était opposée. Nous ne pouvons que le regretter.

Nous avons besoin de développer nos entreprises au niveau international, et c'est par des rapprochements que nous y arriverons. Ceux qui ne le comprennent pas ne comprennent pas le monde économique.

M. Yan Chantrel. - Monsieur le directeur, dans votre propos introductif, vous avez justifié le rapprochement entre vos deux groupes par la nécessité de faire concurrence aux Gafam, plus particulièrement à Netflix et Disney+. Il existe déjà un outil pour cela actuellement, la plateforme Salto, mais elle est sous-financée par vos groupes. À l'heure actuelle, cette plateforme n'est pas accessible hors de l'Union européenne.

Pouvez-vous garantir l'implication de vos deux groupes pour permettre de nouveaux investissements à travers cette plateforme ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Les événements sportifs sont-ils selon vous des contenus à privilégier ? Des investissements peuvent-ils être attendus du futur groupe en la matière ?

Par ailleurs, les liens avec Bertelsmann iront-ils au-delà d'une simple participation au capital ? Un leader européen en termes de production de contenus pourrait-il se dessiner ?

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. -Les changements en cours à la tête de l'Autorité de la concurrence risquent-ils de vous faire perdre du temps pour l'examen de votre dossier ?

M. Olivier Roussat. - L'intérim de la présidence de l'Autorité est actuellement assuré par Emmanuel Combe. Il a conscience que le calendrier est tendu, mais nous avons continué à travailler selon un bon rythme avec le service qui étudie la demande.

Nous détiendrions en effet de concert avec Bertelsmann le capital de cette nouvelle entité issue de la fusion entre M6 et TF1.

En termes de diffusion audiovisuelle, le groupe Bouygues souhaite rester en France. Nous avons décliné la proposition de Bertelsmann de racheter certains de ses actifs en Belgique.

Les droits achetés pour Salto le sont en effet pour une diffusion sur le seul territoire français. C'est une différence avec Netflix, qui achète des droits pour le monde entier.

Les modalités de consommation des jeunes adultes ont incontestablement changé : ils regardent directement des contenus sur PC, téléphones ou tablettes. Pour autant, l'écran de télévision central du foyer continue de jouer son rôle. Et les jeunes ont tendance à y revenir en grandissant. Les contenus regardés sur cet écran sont toutefois aussi en train d'évoluer, avec un mouvement important vers les plateformes de streaming. On constate une dissociation de plus en plus forte entre le média utilisé et les contenus visionnés.

Les événements sportifs sont évidemment des moments de rassemblement importants. Je note d'ailleurs que les téléspectateurs qui regardent un match important via un FAI sont informés des buts avec un léger décalage par rapport aux utilisateurs de la TNT. Nous souhaitons bien évidemment que la nouvelle société issue de la fusion entre TF1 et M6 continue d'être présente dans le domaine du sport. Nous considérons que la diffusion de ces moments de partage fait partie de nos missions.

TF1 a par ailleurs une position particulière dans le domaine du handisport et la diffusion de sports peu médiatiques comme le handball ou les épreuves féminines. Nous voulons augmenter le plus possible la visibilité des sports au sens large. Enfin, au sein du groupe Bouygues, nous soutenons des athlètes handisport dans la perspective des JO.

M. Didier Casas. - S'agissant des investissements, comme vous le savez, le financement de la création par les groupes audiovisuels obéit à des limites fixées par la réglementation, qui sont définies en pourcentage du chiffre d'affaires.

Nous n'avons pas pour ambition de faire baisser notre chiffre d'affaires dans le cadre de la fusion, bien au contraire. Les sommes investies dans la production devraient donc s'accroître en valeur absolue.

Nous aurons certainement des discussions avec le CSA sur l'intensité des efforts que le groupe devra faire en la matière dans le cadre de la fusion.

Pour illustrer les différences de consommation en fonction de l'âge, je citerai l'étude de Kantar sur la confiance des Français dans les médias, réalisée pour le journal La Croix en 2021 : 46 % des personnes interrogées disent s'informer par la télévision, contre 55 % en 2015, et 34 % par internet - contre 22 % en 2015.

Parmi les moins de 35 ans, 26 % seulement déclarent s'informer par la télévision, contre 66 % par internet. Et un cinquième de ceux qui déclarent s'informer par internet le font par les réseaux sociaux.

Les comptes Twitter des principaux candidats à la présidentielle totalisent plus de 5 millions de followers. Hier, le candidat qui a confirmé sa déclaration de candidature sur TF1 a réuni un peu plus de 6 millions de téléspectateurs. Mais il a annoncé sa candidature sur YouTube...

On voit bien que l'information n'est plus seulement l'apanage de la télévision linéaire. Vous le savez, évidemment, mesdames, messieurs les sénateurs, mais c'est une évolution absolument majeure.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. - Merci, monsieur Roussat d'avoir répondu à notre invitation. Nous suivrons bien entendu attentivement l'évolution de cette opération de rapprochement.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 30.