Mardi 30 novembre 2021

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition des experts des médias - Audition de Mme Nathalie Sonnac, professeur des universités, Paris II - Panthéon-Sorbonne-Assas, ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel, M. Olivier Bomsel, professeur à Mines ParisTech, directeur de la chaire sur l'économie des médias et des marques, et Mme Julia Cagé, « Associate professor » d'économie à Sciences Po-Paris

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui le plaisir d'ouvrir les travaux de notre commission d'enquête sur la concentration des médias en France qui, je le rappelle, est issue d'une demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et dont le rapporteur est David Assouline. Je remercie en votre nom nos trois invités, qui vont nous permettre d'entrer dans le vif du sujet.

Madame Nathalie Sonnac, vous êtes professeur à l'université Paris II, spécialiste de l'économie des médias. Vous avez exercé de nombreuses fonctions : vous avez notamment été membre du Conseil national du numérique entre 2013 et 2015 et, bien entendu, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) entre 2015 et 2021. Votre double casquette d'universitaire et de praticienne permettra d'éclairer très utilement les travaux de la commission.

Monsieur Olivier Bomsel, vous êtes professeur d'économie à Mines ParisTech. Depuis 1998, vous avez orienté une partie de vos travaux sur les médias et vous intervenez très régulièrement à ce titre dans la presse. Vous êtes également, ce qui est peu fréquent pour un universitaire, producteur de cinéma.

Enfin, Mme Julia Cagé, qui nous rejoindra dans quelques minutes, est économiste et Professeure des universités à Sciences Po Paris. Ses travaux portent sur l'économie des médias et le financement de la démocratie. À ce titre, notre commission ne pouvait pas se passer de sa présence, d'autant qu'elle propose, au travers de ses ouvrages - je pense en particulier à l'ouvrage intitulé L'information est un bien public : Refonder la propriété des médias, écrit avec Benoît Huet et publié en février dernier -, une réflexion extrêmement stimulante, hors des sentiers battus sur la thématique centrale de notre commission.

Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Sonnac et M. Olivier Bomsel prêtent successivement serment.

Mme Nathalie Sonnac, professeur des universités, Paris II - Panthéon-Sorbonne-Assas, ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel. - Le contexte dans lequel nous nous informons et nous nous divertissons aujourd'hui est fragmenté, mondial et pluriel. Si je devais décrire le processus qui a abouti à la concentration industrielle des médias, je mettrais l'accent sur quatre points : la numérisation de l'information, les nouvelles technologies et les nouveaux usages ; l'environnement concurrentiel dans lequel les médias évoluent, avec une fragmentation des audiences et l'hyperpuissance économique et financière des nouveaux acteurs ; le fait que les Français s'informent aujourd'hui principalement en ligne et sur les réseaux sociaux ; le modèle économique des plateformes numériques, qui les conduit à occuper une position hégémonique dans l'espace informationnel, mais aussi communicationnel. Ce dernier aspect représente un danger démocratique, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler dans une tribune publiée la semaine dernière.

Pour autant, les médias véhiculent des valeurs démocratiques à la fois en termes de contenu et de sens. Ils génèrent de nombreuses externalités positives pour la société, tant en matière d'accès à la culture et à l'information qu'en matière de divertissement et de formation. Mais ces biens ne sont pas des marchandises comme les autres : ils ne peuvent se limiter au seul bon fonctionnement du marché !

Pour le secteur de l'audiovisuel, c'est la loi de 1986 qui s'applique en matière de concentration, mais elle a déjà été modifiée quatre-vingt-six fois. La dernière révision date du 1er juillet 2021 et concerne la transposition de la directive Services de médias audiovisuels (SMA), qui élargit le champ de régulation du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Néanmoins, l'actuel dispositif anti-concentration n'a pas été modifié.

Aujourd'hui, le numérique est partout. Nous assistons à une révolution technologique - 70 % des téléviseurs sont connectés -, mais aussi économique et d'usage. L'offre de contenu est très large via la télévision numérique terrestre (TNT), l'ADSL, le câble, la fibre, le satellite, en direct, en différé, etc. Avant de répondre à la question posée relative au phénomène de concentration, il convient de préciser comment s'informe-t-on aujourd'hui ? Quelle est la demande ? Ainsi, 88 % des Français de plus de douze ans déclarent se connecter à internet tous les jours et 63 % utilisent internet pour suivre l'actualité. Par ailleurs, 73 % de la population est multi-équipée. Une personne sur deux possède une tablette numérique. Près des deux tiers des 18-24 ans s'informent uniquement sur internet et les réseaux sociaux via leur smartphone : YouTube, Twitter, Snapchat, Twitch et TikTok ont leur préférence. Nous assistons donc à une réorganisation complète de l'accès à l'information dans le monde numérique ; les Gafa - Google, Apple, Facebook et Amazon -, y occupent une position hégémonique. Surpuissantes économiquement et financièrement, elles imposent les règles du jeu démocratiques.

La mécanique du modèle d'affaires des plateformes dérive véritablement de la façon dont, en 1836, Émile de Girardin, en créant le quotidien « à bon marché » La Presse, s'est appuyé sur le financement par la publicité pour promouvoir la diffusion de masse. L'actuel accès gratuit à l'information, qu'il s'agisse de la télévision, de la radio ou de la presse papier, repose sur ce mécanisme de subvention par les annonceurs (modèle à deux versants). Avec les plateformes, cette mécanique s'applique « puissance n », la valeur du réseau augmentant avec le nombre d'utilisateurs : cette mécanique d'interactions entre annonceurs et lecteurs appelée effet de réseau croisé structure l'économie numérique et conduit l'émergence de plateformes de grandes tailles, c'est ce que l'on appelle : « the winner takes all. » Les plateformes dominantes mettent en place des barrières à l'entrée, ce qui renforce la concentration. Toutes les études économiques mettent en évidence que la maîtrise des données et l'optimisation fiscale renforce le phénomène de concentration.

Le marché de la publicité, qui alimente cette mécanique et est au coeur de l'économie des médias. Le marché de la publicité en ligne pèse environ 6 milliards d'euros, pour un marché global de 14 milliards d'euros tous médias confondus. Les plateformes numériques « siphonnent » les recettes publicitaires des médias traditionnels, qui sont très peu présents sur le marché de la publicité en ligne. Ce marché est dominé par trois acteurs : Google, Facebook et Amazon qui en captent près de 80%. Il est très complexe, avec de nombreux intermédiaires techniques, où .les ventes automatisées pénalisent notamment les acteurs traditionnels. Les plateformes numériques jouent le rôle de gatekeeper, c'est-à-dire des points de passage obligés pour les acteurs traditionnels.

Vous l'aurez compris, selon moi, Facebook, qui compte plus de 2,5 milliards d'utilisateurs, peut être considéré comme un média de masse, une sorte d'agora.

Ces mouvements de concentration des médias s'observent largement aux États-Unis où se multiplient notamment ces dernières années des opérations de fusion. Le marché est très concurrentiel et les acteurs sont de plus en plus puissants, car ils ont besoin de moyens importants pour investir dans l'acquisition de droits devenus de plus en plus chers - films, séries, cinéma, droits sportifs -, ainsi que dans la recherche et le développement. Sur cinq ans, la totalité des dépenses en faveur de la production audiovisuelle et cinématographique de TF1, de M6, de Canal+ et de France Télévisions s'est élevée à 6 milliards d'euros, contre 17 milliards de dollars pour Netflix en un an. C'est dire combien ces acteurs sont surpuissants !

Un certain nombre de groupes européens tentent d'avoir une position forte en Europe. Je pense à Bertelsmann, qui se restructure, au groupe Murdoch et à Mediaset. Il en va de même en France, où la tendance est également aux mouvements de fusion et de concentration, qu'il s'agisse de l'extension du groupe Vivendi-Bolloré ou du projet de fusion entre TF1 et M6.

Autre point important, et pardon de revenir en arrière, les algorithmes et l'intelligence artificielle, sont aussi complètement constitutifs de ce modèle économique à deux versants. Chaque jour de nouveaux services sont offerts pour collecter de la donnée. C'est l'économie du big data : l'offre de nouveaux services et de publicité se trouve enrichie grâce aux millions de traces que nous laissons en navigant sur les différents sites, toujours possédés par les mêmes acteurs. Des travaux intéressants sont d'ailleurs conduits sur la question du consentement.

In fine, l'espace informationnel est de plus en plus large, au risque d'être moins démocratique. Le rapport Stigler Committee on Digital Platforms paru en 2019 est éloquent, et la partie qui concerne la communication et des médias est très pertinente. L'analyse empirique est riche et témoigne qu'il existe une perturbation du marché publicitaire, la presse écrite ayant perdu en dix ans en France entre 50 % et 70 % de ses recettes. La viabilité de son modèle économique est donc fragilisée. Le déplacement de l'imprimé vers les sources numériques diminue le pluralisme et augmente la concentration. Ils constatent un déclin du journalisme local dû à l'émergence de cette nouvelle façon de s'informer. Tout cela tend à réduire la participation électorale et entraîne des changements dans les résultats politiques.

Dès 1954, des travaux avaient mis en avant que si l'information contenue dans le média est un bien public, le support demeurait pour partie marchand. Aujourd'hui, le support marchand étant totalement public et intangible, les règles s'en trouvent modifiées.

M. Olivier Bomsel, professeur à Mines ParisTech, directeur de la chaire sur l'économie des médias et des marques. - Avant toute chose, je vous indique que la chaire que je dirige depuis 2008 a été financée par le groupe Vivendi, puis par le groupe Lagardère. J'ai également obtenu des financements de TF1 et de France Télévisions. Actuellement, cette chaire est financée par Vivendi et par la société de conseil Ekimetrics, spécialisée dans la mesure de l'efficacité des investissements publicitaires.

Par ailleurs, je préside une société de production que j'ai fondée avec ma femme il y a une trentaine d'années et que j'ai reprise il y a deux ans.

Enfin, je tiens à dire que personne ne m'a demandé de faire une déclaration liminaire, je m'attendais de la part de la commission d'enquête à des questions, je suis donc embarrassé.

À mon sens, et de façon très générale, peut être considéré comme un média tout ce qui publie, par opposition à la correspondance qui a vocation à rester privée, voire secrète, c'est-à-dire toute information qui circule d'un émetteur vers des récepteurs pour fabriquer du sens. Il est important de garder cette idée à l'esprit.

Dans l'Ancien régime, la publication n'était pas soumise aux mêmes règles que dans les systèmes institutionnels ultérieurs. Le dispositif institutionnel actuel correspond à ce que les économistes appellent un ordre d'accès ouvert, c'est-à-dire un dispositif dans lequel l'économie de marché permet la libre concurrence et l'apparition de groupes d'intérêt sans cesse différents. Les médias servent à faire fonctionner à la fois les marchés et la démocratie représentative, à tout le moins les organisations qui concourent aux compétitions électorales.

À ce titre, l'évolution des médias est très étroitement articulée à l'évolution des ordres sociaux, singulièrement dans le régime de l'ordre d'accès ouvert dans lequel nous vivons en France depuis 1881, c'est-à-dire depuis la loi qui autorise la liberté de la presse et la liberté d'organisation.

La grande originalité de l'époque est l'apparition de dispositifs qui sont à la fois des dispositifs de correspondance et de publication. Les réseaux sociaux, appelés maintenant médias sociaux, contrairement à ce qui se pratiquait dans le monde « analogique », n'ont plus besoin de système dédié pour séparer correspondance et publication. La publication a toujours été associée à des systèmes techniques très identifiés : l'imprimerie, la presse, ainsi que les outils de radiodiffusion et l'affichage. La correspondance, quant à elle, se faisait grâce au courrier, au télégramme, au télex, etc.

Les réseaux sociaux ont ceci de particulier qu'ils permettent à la fois la création d'organisations absolument essentielles au bon fonctionnement de la démocratie représentative, puisque des groupes d'intérêt vont se former qui auront vocation à être représentés dans le système politique, et une représentation sociale desdits groupes à travers des outils de publication, ce que l'ordonnance de 1945 sur la presse prévoyait de manière beaucoup plus rigide, en associant à chaque fois un organe de presse à une organisation politique et en mutualisant la distribution des journaux par un système collectif de messagerie.

Aujourd'hui, en raison de la concurrence mondiale, l'économie bouge beaucoup plus rapidement. Les groupes d'intérêt apparaissent aussi de manière beaucoup plus rapide que dans l'ancien monde. Les réseaux sociaux sont le reflet de cette situation et concourent, selon moi, à son insertion dans la démocratie représentative.

Que deviennent les anciens médias dans ce dispositif ? Comment sont-ils contournés, voire siphonnés, par les nouveaux médias ? En quoi bénéficient-ils d'externalités positives sur leur audience ? Ces interrogations demeurent entières.

Comme l'a souligné Nathalie Sonnac, les acteurs dominants au niveau mondial dans les nouveaux médias sont américains, excepté en Chine. De ce point de vue, la question du soft power ou de la structuration d'une représentation de la culture et de l'expression française, voire européenne, pose une série de problèmes.

M. Laurent Lafon, président. - Madame Cagé, je vous souhaite la bienvenue. Je dois préciser qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts et conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission.

Je vous invite également à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julia Cagé prête serment.

Mme Julia Cagé, « Associate professor » d'économie à Sciences Po-Paris. - Cette commission, importante, se réunit dans un contexte que nous pourrions qualifier d'urgent. Elle m'apparaît comme un complément nécessaire, mais peut-être un peu tardif, de la mission diligentée par la ministre de la culture et le ministre de l'économie et des finances sur la question de la concentration des médias. Nous pouvons craindre en effet que ses conclusions, comme celles de la mission, n'arrivent trop tard pour résoudre les problèmes importants qui se présentent aujourd'hui.

La question qui se pose porte sur la validité des dispositifs à l'oeuvre en France pour éviter une concentration excessive dans le secteur des médias.

Il existe une loi, qui a évolué lentement depuis sa promulgation en 1986. Vue de 2021, cette évolution me paraît toutefois comparable à un dépoussiérage de chandeliers opéré pour faire face à l'introduction de l'électricité ! En effet, malgré les nombreux amendements dont elle a fait l'objet, cette loi n'est plus du tout adaptée au contexte actuel. En témoignent, d'une part, la fusion qui est en train de se produire entre TF1 et M6 et, d'autre part, l'emprise grandissante de Vivendi dans le secteur des médias.

La loi de 1986 prend l'eau de toutes parts, notamment à trois endroits différents.

Les dispositifs monomédia, ou sectoriels, qui portent sur la concentration dans le secteur de la presse, sont doublement insuffisants. Ils ne concernent tout d'abord que la presse quotidienne d'information politique et générale. À titre d'exemple, la montée annoncée de Vivendi au capital de Lagardère entraînerait une prise de contrôle de Paris Match et du Journal du Dimanche. Or ces deux titres, dont nous pouvons reconnaître l'importance pour le pluralisme, ne sont pas concernés par ce dispositif anti-concentration, puisqu'il s'agit d'hebdomadaires et non de quotidiens d'information politique et générale.

De même, à l'occasion de la prise de contrôle du groupe Prisma Media par Vivendi, validée par l'Autorité de la concurrence au début de l'année, la loi de 1986 n'a pu s'appliquer, car Prisma Media ne comporte que des magazines mensuels - comme GEO, Capital - et hebdomadaires - comme Voici ou Gala. Nous reconnaissons pourtant tous l'importance politique de titres comme Le Journal du dimanche ou Capital.

Indépendamment même de l'arrivée du numérique, la loi précitée, qui ne concerne pas d'ailleurs les sites internet d'information, pèche donc déjà par sa définition étroite de ce qui fait le pluralisme de la presse. Cette définition, sur laquelle nous aurions déjà pu nous interroger en 1986, n'a plus aucune validité aujourd'hui, d'autant que de nombreux magazines quotidiens, mensuels et hebdomadaires rafraîchissent à chaque minute, voire à chaque seconde, le contenu de leur site internet.

En outre, les seuils de concentration inscrits dans la loi sont définis selon un pourcentage de couverture du territoire national, ce qui a rendu possible la constitution de monopoles régionaux dans les secteurs de la presse quotidienne départementale (PQD) et de la presse quotidienne régionale (PQR). Cette tendance, qui s'est accélérée au cours des dernières années, risque de se poursuivre, comme en témoigne l'annonce par NJJ Presse de sa volonté de prendre le contrôle intégral du capital de La Provence.

Sans même évoquer la question du numérique, nous voyons bien que les dispositifs de la loi de 1986 posent plusieurs difficultés.

En ce qui concerne l'audiovisuel, l'interdiction faite aux entreprises de posséder plus de 49 % du capital d'une chaîne de télévision privée dont l'audience moyenne annuelle dépasse 8 % de l'audience totale des services de télévision, décidée pour limiter la concentration dans le secteur de l'audiovisuel, est passée complètement à côté de la notion, pourtant essentielle, d' « actionnaire majoritaire de fait » ou d' « actionnaire de contrôle ». L'actionnaire majoritaire de TF1 est ainsi, aux yeux de tous, Bouygues, alors même que le groupe Bouygues détient moins de 50 % du capital de la chaîne. Le seuil de 49 % paraît donc insuffisant. Toutefois, un nouveau seuil à 40 % ne suffirait peut-être pas davantage. Il faut donc réussir à penser la notion d'actionnaire majoritaire de fait, et l'introduction de règles limitant le droit de vote et le pouvoir de contrôle des actionnaires en place.

En effet, si la volonté à l'oeuvre dans la loi de 1986 était de ne pas permettre à un actionnaire de posséder plus de la moitié du capital, le fait que certains acteurs aient entièrement le contrôle de certains médias montre que cette disposition est relativement inopérante s'agissant du respect du pluralisme de l'information.

La loi de 1986 comporte également plusieurs dispositifs plurimédia, notamment la règle dite du « deux sur trois », qui concerne la radio, la télévision et la presse écrite, et souffre du même problème que la disposition monomédia relative à la presse, puisqu'aucun élément relatif au numérique n'y a été introduit et que seuls les quotidiens sont concernés.

Selon moi, cette loi n'est donc pas à amender, mais à réécrire, en partant de zéro, pour toutes ces raisons ainsi que pour deux raisons supplémentaires. D'une part, seul le hertzien est pris en compte pour la régulation de la télévision. D'autre part, cette loi traite uniquement des problèmes de concentration horizontale et non de la concentration verticale.

Dans l'actualité immédiate se pose la question de la fusion entre TF1 et M6. Selon les dispositions en vigueur, deux autorités indépendantes - l'Autorité de la concurrence et le Conseil supérieur de l'audiovisuel - ont à se prononcer sur cette fusion. Or elles ont des cahiers des charges différents.

Je suis consciente du fait que le paysage médiatique a énormément changé au cours des dernières années, notamment depuis l'arrivée des GAFA et des grandes plateformes de Subscription Video On Demand (SVOD) comme Netflix, et cette situation appelle à nous interroger sur la loi de 1986. Les partisans comme les opposants à la fusion entre TF1 et M6 s'accordent d'ailleurs sur le fait que cette loi est inopérante. Toutefois, deux problématiques s'opposent : d'un côté, une problématique purement économique, liée à la constitution de géants de l'audiovisuel nationaux, voire européens, et de l'autre côté la question du pluralisme. Or, au nom de la concentration économique - elle devrait pourtant nous interroger sur la menace que font peser les GAFA et les plateformes de vidéos à la demande sur le pluralisme, sur le plan tant de l'information que de la création audiovisuelle -, nous sommes prêts à sacrifier le peu de pluralisme qui nous reste pour résoudre une problématique de surconcentration par la constitution de nouveaux monopoles. Cela me semble tout à fait paradoxal.

M. David Assouline, rapporteur. - Madame Sonnac, dans une tribune publiée dans Le Monde le 20 novembre dernier, vous soulignez que le mouvement de concentration des médias qui s'observe en France tient à la pression exercée par les GAFA, qui passe notamment par l'assèchement des ressources publicitaires. Selon vous, le paysage actuel est-il trop ou pas assez concentré ?

Mme Nathalie Sonnac. - Le paysage médiatique est constitué de télévisions, de radios, de l'affichage, du cinéma, de la presse écrite et de l'ensemble des sites accessibles sur internet, où l'on trouve la déclinaison de l'ensemble des médias existants ainsi qu'une myriade d'autres titres comme Mediapart, accessibles au moyen d'un abonnement.

Le mouvement de concentration des médias existe, puisque des médias divers se trouvent dans le giron d'un seul et même groupe - comme Bolloré ou Murdoch. Mais la mesure utilisée n'est pas idoine. Il y a par conséquent un biais dans la réponse que je pourrais apporter à votre question, car nous manquons d'instruments de mesure sur ce point.

En revanche, il est possible de mesurer la concentration du pluralisme de l'information politique et générale, non avec les instruments de la loi de 1986, qui ne fournissent pas la bonne focale, mais avec des indices de mesure comme la part d'attention, employée par Andrea Prat dans le rapport du centre Stigler. Il s'agit du pourcentage du temps consacré par un individu à une source médiatique, divisé par le temps total qu'il consacre à l'ensemble des sources existantes.

Je ne peux répondre à la question de savoir si un film Disney favorise ou empêche le pluralisme de l'information. En revanche, il s'agit d'un acteur extrêmement puissant dans le champ informationnel et communicationnel.

M. David Assouline, rapporteur. - Au vu de l'importance de l'écart entre les dépenses de production audiovisuelle et cinématographique des grands acteurs de l'audiovisuel français et celles d'une plateforme comme Netflix, considérez-vous que la meilleure façon de résister à ces plateformes passe par le rassemblement des forces capitalistiques et des possibilités d'investissement ?

Mme Nathalie Sonnac. - La constitution de grands groupes industriels français et européens est indispensable dans le monde des médias. Toutefois, la focale doit être plus étroite, elle doit se porter principalement sur le pluralisme. Le champ de l'information et de la communication est en effet très large. Ainsi, par exemple TF1 investit à la fois dans l'information et dans les programmes de fiction. Il faut trouver les outils nécessaires pour garantir le pluralisme. La réglementation et la loi sont indispensables pour protéger les entreprises culturelles. Outre l'utilisation d'un nouvel indice de mesure de la concentration des médias, un remède possible consisterait à chercher « là où cela fait mal », c'est-à-dire sur le marché de la publicité. Pendant longtemps, certains secteurs ont été interdits de publicité à la télévision pour protéger le cinéma. Pourquoi ne pas obliger, de la même façon, les annonceurs à diversifier leurs achats d'espaces publicitaires dans les médias ?

M. David Assouline, rapporteur. - Quel intérêt les grands groupes français comme Bouygues ont-ils à posséder des médias qui ne relèvent pas de leur coeur de métier et ne leur rapportent pas, semble-t-il, autant que leurs autres activités ?

Mme Julia Cagé. - Toute la question est de savoir si l'on parle de rentabilité directe ou indirecte. Tout d'abord, si le retour sur investissement dans le secteur des médias n'est pas aussi important que dans d'autres secteurs, M6 comme TF1 ont très bien surmonté la crise de la covid-19, y compris sur le plan des parts de marché publicitaire.

De plus, une autre forme de rentabilité peut se présenter si l'on interroge les motivations profondes des groupes concernés, qui varient forcément d'un acteur à un autre. C'est une manière d'obtenir de l'accès. Lorsque l'on travaille dans un secteur aussi sensible que le secteur des télécoms, soumis à d'importantes régulations, le fait d'avoir accès aux hommes et aux femmes politiques est loin d'être négligeable. Cela peut donner du pouvoir politique, direct ou indirect. Ainsi, Rupert Murdoch ne s'est jamais caché de financer à la fois les conservateurs au Royaume-Uni et les républicains aux États-Unis, en finançant directement des campagnes électorales mais également aux États-Unis en apportant à certains candidats le soutien de sa chaîne Fox News. De même, nous avons parlé de Vincent Bolloré. Nous savons tous qu'une certaine déclaration de candidature a eu lieu aujourd'hui. Il peut être intéressant d'investir dans le secteur médiatique pour « pousser » un agenda politique.

Il est donc difficile d'avoir une vision globale sur ce sujet, les différents acteurs étant motivés par différents facteurs. Le facteur de l'influence économique est néanmoins très présent. Ainsi, le rachat du Washington Post par Jeff Bezos lui a ouvert des portes à une époque où il était un peu un paria. Or lorsqu'on travaille dans le e-commerce (Amazon), ouvrir les portes du régulateur est loin d'être négligeable !

Cela ne signifie pas pour autant que ce schéma s'applique à chacun. Certains ont sans doute de meilleures motivations que d'autres. Cependant, cette possibilité existe.

S'agissant de Bouygues, il est important de souligner qu'il n'est pas autorisé dans certains pays d'être actionnaire majoritaire d'un média tout en ayant des contrats avec la puissance publique. Ce n'est pas le cas en France, ce qui pourrait également nous interpeller.

M. Olivier Bomsel. - Il existe une tradition française du rôle important de l'État dans l'activité économique et industrielle, qui passe notamment sous la Ve République par l'utilisation de la commande publique pour fabriquer des champions nationaux. Ce n'est pas un hasard si Marcel Dassault, qui a monté son entreprise largement sur le développement d'équipements militaires, a cherché une activité dans la presse pour conforter son influence auprès de son donneur d'ordre.

Quand on voit la manière dont s'est constitué le secteur audiovisuel, et singulièrement la télévision, on voit que le général de Gaulle avait voulu que ce fût un monopole d'État, précisément pour contrer le pouvoir politique de la presse, qui était plus diversifiée et indépendante à l'époque. Lorsqu'il s'est agi d'ouvrir le monopole d'État à l'entrée de nouveaux acteurs, le président Mitterrand a choisi celui qui devait devenir son exécuteur testamentaire pour lui confier la première concession de télévision privée - fait très original en France, elle était payante, alors que tous les autres pays du monde avaient libéralisé la télévision en la rendant gratuite.

Les médias ont donc été, au moins dans le régime de la télévision, concédés contre obligations à des amis du pouvoir, qui étaient des industriels puissants dans le pays.

Au fur et à mesure que le paysage s'est complexifié et diversifié moyennant l'apparition de technologies nouvelles, l'organisation industrielle s'est, elle aussi, développée suivant ces conditions initiales.

Mme Nathalie Sonnac. - Le concept d'influence économique et politique me paraît effectivement important. En revanche, je n'ai pas le sentiment qu'il existe un échange privilégié avec les autorités indépendantes de régulation - du moins pour celle que je connais.

Pour répondre plus directement à votre question, on voit bien qu'une possibilité est offerte aux détenteurs de journaux de disposer d'une influence, soit économique - par le biais d'annonceurs publicitaires - soit politique.

M. David Assouline, rapporteur. - Madame Cagé, pouvez-vous développer les exemples des fondations concernant The Guardian et The Irish Times ?

Mme Julia Cagé. - Le secteur des médias vit dans une tension : ses coûts fixes sont élevés et c'est un secteur à rendements croissants ; d'un seul point de vue économique, le modèle parfait serait donc celui du monopole, mais cela ne peut pas fonctionner, car les médias ne sont pas un secteur comme les autres, et cela entrerait en contradiction avec le pluralisme. Il faut donc penser ses fondamentaux économiques en intégrant cette nécessité : assurer l'existence d'un nombre suffisant de médias.

Mme Sonnac a mentionné Andréa Prat ; celui-ci a redéfini la mesure de la concentration dans le domaine des médias aux États-Unis, dans son article Medias Power, et en France, avec Patrick Kennedy, dans leur article Where Do People Get Their News ? Il démontre que, dès lors que l'on prend en compte non seulement la mesure des parts de marché, mais l'attention, on observe des niveaux de concentration plus élevés. En effet, le numérique a conduit à une concentration croissante, comme l'indique la comparaison des parts de marché des journaux sur papier et sur internet. Dans ce dernier cas, l'accès se fait surtout par les réseaux sociaux et les agrégateurs, lesquels mettent en avant les contenus déjà les plus populaires.

S'agissant du modèle de la fondation, il a trois ressorts. Le premier est qu'il permet de sortir les médias de la pure logique de marché. C'est important, dès lors que l'on considère - ce qui est mon cas - que l'information est un bien public. Le principe de base d'une fondation est son but non lucratif. Le deuxième est la protection du capital du média concerné contre toute tentative de rachat, notamment par un actionnaire agressif. C'est inscrit dans les statuts de The Guardian comme de ceux de The Irish Time. Ainsi, aujourd'hui, la seule raison d'être du Scott Trust est de posséder The Guardian. Dans le contexte français, il serait important de veiller à la rédaction de statuts prévoyant que la fondation aurait pour seule raison d'être de protéger le média qu'elle détient. Le Scott Trust a, par exemple, sacrifié beaucoup d'actifs au profit du journal. Enfin, le troisième ressort concerne la gouvernance. Dans ces deux exemples, ceux qui apportent le capital sont séparés de ceux qui détiennent le pouvoir. On peut donc sortir de la logique selon laquelle une action équivaut à une voix ; Google l'a fait au moment de son entrée en bourse : ses fondateurs ne sont plus majoritaires au capital, mais ils le sont en matière de droits de vote. Dans le cas de The Guardian, la gouvernance implique ainsi les journalistes et les salariés.

En droit français, on a connu le cas de La Montagne, mais la régulation en la matière est très peu souple. On a donc autorisé la création de fonds de dotation, dont il existe trois exemples : Mediapart, Libération et Le Monde. Dans les trois cas, l'aspect non lucratif est garanti et le fonds ne verse donc pas de dividendes.

S'agissant de Mediapart, les statuts prévoient que la seule raison d'être du fonds de dotation est de posséder la société qui possède Mediapart. Le capital est complètement incessible et la gouvernance est aux mains de personnalités qualifiées. Si elle n'est pas parfaite, elle tend toutefois vers un modèle positif et implique les salariés.

Libération est un contre-exemple. Le conseil d'administration du fonds de dotation est composé de seulement trois personnes, dont deux sont nommées par SFR, et la troisième par les deux autres. SFR contrôle donc davantage la gouvernance de Libération après le passage en fonds de dotation. De plus, les statuts permettent au fonds de vendre l'actif Libération à tout moment. Notons que le passage en fonds de dotation a sans doute été fiscalement avantageux pour le groupe qui détenait le journal auparavant. Il y a donc détournement du principe de fonds de dotation : ni protection du capital ni gouvernance démocratique.

Le Monde est entre les deux. Sans l'accord du pôle d'indépendance du journal, celui-ci ne peut être cédé, mais la gouvernance pose problème : la majorité des administrateurs sont nommés et révocables à discrétion par M. Xavier Niel, fondateur du fonds de dotation.

Il faut donc des règles précises de gouvernance et d'agrément encadrant l'achat et la vente d'un média d'information politique et générale, qui ne doivent pas relever des possesseurs du média, mais du législateur.

M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Bomsel, vous avez écrit : « L'État a distribué des fréquences de façon discrétionnaire à des acteurs privés, souvent des amis ou des gens d'influence. » Selon vous, « le secteur n'a rien de libéral ou de concurrentiel, aucun autre secteur n'est autant régulé ». Vous semblez déplorer trop de régulation. S'agit-il d'une mauvaise régulation ou d'une régulation trop importante ? Face à la concentration, on est tenté de relever un manque de régulation, vous semblez faire le constat inverse.

M. Olivier Bomsel. - Le secteur audiovisuel est une création de l'État, construit en allouant le spectre hertzien à des concessionnaires, avec un cahier des charges strict. Il fallait notamment acheter à des producteurs indépendants des programmes de télévision, limitant ainsi l'intégration verticale des concessionnaires de fréquences dont les actifs étaient concentrés sur les fréquences distribuées, lesquelles faisaient alors l'objet d'un monopole.

Canal Plus, à sa création, était la seule chaîne privée dépositaire d'une fréquence dont le service de télévision pouvait être vendu. Seule dans sa catégorie, elle a donc pu convaincre en moins de deux ans deux millions de clients. Ceux-ci ont financé une industrie du cinéma qui a connu un renouveau très spectaculaire. L'État a donc concédé une ressource et créé un marché dans lequel il a obligé le concessionnaire à rester concentré sur l'actif concédé et à sous-traiter à des tiers les programmes. Ce dispositif, étendu lors de la privatisation de TF1, a dévié la rente issue des marchés de la télévision vers des officiers de premier rang, les concessionnaires des chaînes, et des producteurs indépendants, qui se sont constitués en corporation. Résultat : au fur et à mesure que de nouvelles chaînes ont été créées, ce dispositif s'est étendu sans jamais pouvoir être réformé. On a ainsi assisté à une première vague de concentration après l'arrivée de la TNT. Des concessionnaires ont été choisis selon la même méthode qu'à l'époque des fréquences hertziennes et on les a laissés revendre leurs fréquences, ce qui a abouti à la situation antérieure à la fusion TF1-M6.

Ce qui est original en France, c'est que l'on a interdit aux chaînes d'être propriétaires des programmes qu'elles finançaient et que l'on a constitué un écosystème industriel dépositaire de la rente. Le secteur est ainsi devenu politiquement impossible à réformer.

M. Jean-Raymond Hugonet. - L'écosystème des médias est puissant et il est en pleine mutation ; pour le réguler, nous ne disposons que d'instruments antiques et très complexes : les lois de 1986, qui n'ont toujours pas été modifiées, et une juxtaposition de règles de droit commun ; nous connaissons une concentration verticale qui ne dérange personne ; et le sacro-saint principe du pluralisme conduit à encourager et à financer par de l'argent public la presse d'opinion, s'agissant de la presse écrite, mais à la critiquer - voire à l'interdire - pour les services d'édition télévisuelle, parce que la diffusion hertzienne repose sur des autorisations de l'État. Selon vous, avec une nouvelle loi, la télévision pourrait-elle suivre le chemin de la presse écrite ?

Mme Julia Cagé. - La question est complexe : faut-il garantir le pluralisme de la télévision de manière interne ou externe ? Pour la presse écrite, les coûts d'entrée sont faibles, un éventail d'opinions y est donc représenté, avec une régulation ancienne, qui date de 1947 par exemple en ce qui concerne la distribution et a permis un grand pluralisme. Il n'en va pas de même en ce qui concerne la télévision, d'abord parce que le nombre de fréquences est réduit. On oppose à cette idée l'existence de la télévision numérique, mais ses audiences sont encore très réduites et elle concerne surtout des jeunes qui ne votent pas. La population qui se déplace aux urnes regarde majoritairement la TNT. Ensuite, les gens zappent chaîne par chaîne, dans l'ordre. On a ainsi pu expliquer le déficit d'audience de France Info TV par sa numérotation. C'est ainsi que l'on consomme encore majoritairement la télévision dans la réalité. On est donc obligé de garantir un pluralisme interne, parce que l'on ne sait pas le faire en externe. Technologiquement, on ne saura pas le faire à court terme. Or, aujourd'hui, il importe de fonder un cadre garantissant le pluralisme dans les conditions actuelles de consommation des médias.

On essaie de préserver le pluralisme interne pour les chaînes de télévision, mais on ne réussit pas toujours. De ce point de vue, les pouvoirs du CSA et l'usage que celui-ci en fait doivent être questionnés. Par exemple, la régulation limitée au temps de parole des personnalités politiques échoue, car des chaînes la contournent, en n'invitant plus de personnalités politiques, mais des chroniqueurs, dont les propos sont plus politiques encore, ou en organisant des rediffusions nocturnes en boucle.

M. Michel Laugier. - Nous connaissons un changement, voire une révolution dans la façon de regarder la télévision et de lire la presse. Il y a quelques années, on évoquait la concurrence entre les journaux, les télévisions, les radios ; aujourd'hui, la concurrence concerne surtout les grandes plateformes internationales. La concentration des médias est-elle, selon vous, inéluctable ? Est-ce un mal nécessaire ?

Dans cet univers, certains médias sont subventionnés, d'autres complètement privés. Comment envisagez-vous l'organisation de ces différents types de financement ?

Enfin, madame Cagé, vous avez évoqué un modèle économique concernant la presse écrite, mais qu'en est-il de la télévision ou de la radio ?

Mme Nathalie Sonnac. - La problématique est complexe. Aujourd'hui, l'information circule mondialement ; les deux tiers des 18-24 ans s'informent sur les réseaux sociaux ou internet ; 73 % des télévisions sont connectées. Même si la numérotation d'une chaîne compte et qu'il faut la prendre en compte, les gens s'informent de moins en moins à la télévision. Les acteurs et les modes de consommation sont donc en train d'évoluer considérablement.

J'ai entendu que le secteur était très concentré, mais qu'il y avait un grand éventail d'opinions. Il faudrait savoir ! Oui les médias sont concentrés et l'information politique et générale l'est trop. Pour autant, les grands acteurs industriels ont besoin de cette concentration pour avoir les moyens d'être à la hauteur de la concurrence. D'un côté, on a donc besoin de beaucoup d'argent ; de l'autre, le pluralisme politique se réduit, certains titres de journaux sont de moins en moins lus. Le groupe Le Monde n'existerait pas aujourd'hui si Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse n'avaient pas investi des millions d'euros. Pourtant, il est indépendant. La régulation par la législation est donc indispensable pour poser les règles en matière d'information politique et générale.

Le cadre de la presse est fondamental. Aujourd'hui, les aides directes et indirectes de l'État s'élèvent à 1,4 milliard d'euros, mais n'atteignent pas leurs objectifs. L'ensemble du processus doit donc être repensé. Certes, la loi de 1986 est pour partie désuète, elle se résume à une juxtaposition illisible, difficile à appliquer et mal comprise par les éditeurs. Sa mise à plat est indispensable, mais il faut appréhender le secteur de la presse dans son ensemble, parce que, aujourd'hui, tous les groupes sont, de fait, plurimédia. Les grands ensembles apparaissent donc comme nécessaires, mais la protection du pluralisme de l'information est indispensable.

Mme Julia Cagé. - Je précise que je suis présidente de la société des lecteurs du Monde, à titre non lucratif. Ce titre est un exemple intéressant. Pourquoi l'investissement de Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse a-t-il sauvé le journal en 2010 tout en préservant son indépendance ? Parce que des règles ont été introduites. Le pôle d'indépendance a été constitué, en partie parce que Pierre Bergé le souhaitait. Il disposait de 33 % du capital jusqu'en 2017. Il est alors tombé à 25 %, mais avec une golden share. Quand M. Kretinsky a souhaité entrer massivement au capital, le pôle d'indépendance a obtenu un droit d'agrément pour l'entrée d'un nouvel actionnaire majoritaire au capital. Enfin, le choix du directeur ou de la directrice de la rédaction doit être validé par une majorité d'au moins 60 % des journalistes. Cela a fonctionné grâce à la bonne volonté des actionnaires, mais ce n'est pas le cas partout ailleurs. C'est la raison pour laquelle il me semble que ce droit d'agrément doit être mieux inscrit dans la loi ; il faut le remettre au goût du jour. Les aides à la presse ne s'accompagnent aujourd'hui d'aucune contrepartie ; la validation du choix de la direction de la rédaction par au moins la moitié des journalistes pourrait en être une. Il ne faut pas laisser ces éléments dépendre de la seule bonne volonté des actionnaires ou du rapport de force.

S'agissant du modèle économique entre presse écrite, télévision et radio, l'équilibre de certains titres de presse écrite s'explique par l'abandon de la gratuité totale en ligne et du « tout publicitaire ». Le choix de ce modèle fut une erreur historique ; on a bien vu que, durant la crise du covid, les titres qui dépendaient le moins de la publicité s'en sortaient le mieux. L'audiovisuel privé, en revanche, dépend pour l'essentiel des recettes publicitaires, et on y retrouve l'influence des GAFA, qui contrôlent une grande partie de ce marché. Cela dit, le marché de la publicité audiovisuelle se porte plutôt bien, après celui de la publicité numérique. La réponse se trouve, à mon sens, du côté de la taxation des recettes des GAFA et de leur déconcentration, plutôt que du renforcement de la concentration du marché audiovisuel en France. En tout état de cause, en concentrant l'ensemble du secteur, le groupe obtenu resterait un nain comparé à Netflix. Il me semble donc inutile de sacrifier le pluralisme.

M. Pierre Laurent. - Face à la crise des différents médias, aux énormes besoins d'investissements - que ce soit pour la presse écrite et l'audiovisuel - et aux Gafam, une réinvention du modèle coopératif ne serait-elle pas plus pertinente que la concentration pour répondre à l'enjeu démocratique et au pluralisme ? Dans la presse écrite, il y avait beaucoup plus de titres à la Libération qu'actuellement, avec des systèmes coopératifs très puissants, notamment pour la distribution, l'achat du papier, et, d'une certaine manière, l'Agence France Presse pour la recherche d'informations...

Le service public audiovisuel propose des coopérations à ses partenaires privés, mais je ne suis pas sûr que la réponse sera positive, avec le projet de concentration entre TF1 et M6...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans l'accès à l'information, en particulier pour les plus jeunes. Comment cela va-t-il bouleverser les grands groupes médiatiques, sachant qu'ils ont une capacité plus importante sur ces plateformes que les médias indépendants, en raison de moyens plus importants ? C'est une publicité qui n'est pas régulée - je le regrette - contrairement à la promotion politique.

Mme Nathalie Sonnac. - Sur le modèle coopératif, comparaison n'est pas raison. Actuellement, les médias recherchent désespérément des lecteurs. Lors de la première crise de la presse écrite, celle-ci a recherché une seconde source de financement en raison de la perte de lectorat. C'est un long mouvement. France Soir, dans les années 1970, c'était 1 million de lecteurs par numéro. Libération, journal de qualité, dépasse rarement les 200 000 lecteurs. C'est aussi vrai pour Le Monde, La Croix, Le Figaro... Tout s'est déplacé sur internet.

La régulation d'un pouvoir hégémonique doit être pensée à l'échelle plurimédia et pour le numérique - endroit où l'on va s'informer.

Certes, il existe quatre à cinq grands acteurs qui possèdent l'ensemble des chaînes de télévision de la TNT, mais on voit la différence entre un secteur régulé qui lutte contre les fake news, qui garantit un certain pluralisme, l'équité - que l'on peut toujours juger insuffisant -, la protection du jeune public ou encore l'obligation de représentation des femmes, et internet où il n'y a pas suffisamment de régulation. Même si la loi de 2018 entend lutter contre les fake news, de même que la directive SMA, qui oblige ces plateformes à conventionner avec le CSA. En même temps, les directives Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) interrogent sur la responsabilisation des plateformes. Ces outils doivent être envisagés ensemble.

Arrêter la régulation en silo, dépoussiérer la loi de 1986 et les aides à la presse ne peut être pensé indépendamment de la manière dont on fabrique l'information et dont on la consomme.

Mme Julia Cagé. - Depuis le début de cette réunion, nous avons très peu utilisé le terme de « journaliste ». Il n'y a pas moins de personnes qui consomment de l'information, mais elles le font sur des supports différents. Il faut se désintéresser complètement de la question du support - presse écrite, numérique, télévision, radio... -, car ces supports vont fusionner entièrement. Actuellement, les sites internet d'Europe 1 ou de France Télévisions sont en concurrence directe avec les sites du Monde ou du Figaro. Souvenez-vous des débats lors de l'accord entre France 24 et Mashable : on allait financer avec de l'argent public un concurrent des sites d'information politique et générale. Réveillons-nous, cette concurrence existe depuis longtemps ! Le site de France Info concurrence directement, à la fois en audience et en contenu, la presse écrite. On pourrait s'amuser à comparer les pages d'accueil d'Europe 1, de France Télévisions, de France Inter, du Monde, de Libération, en effaçant les logos ; je ne suis pas sûre que vous retrouviez le support hors ligne...

On ne peut pas faire de l'information sans journalistes. Je ne suis pas d'accord sur le fait qu'il n'y aurait jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui. Certes, l'information circule, mais souvent ce n'est pas de l'information originale. C'est une information issue de copier-coller circulant en boucle. Or en démocratie, nous avons besoin d'une information originale.

Le nombre de cartes de presse distribuées diminue. Certes, on pourrait débattre de ce qu'est un journaliste professionnel, et certains journalistes n'ont pas de carte de presse. Mais la baisse tendancielle du nombre de journalistes est là, et cela montre la baisse de la production d'informations originales. Cela devrait tous nous inquiéter, d'autant que les effectifs de l'Agence France Presse se sont réduits, car ses premiers clients - même si le modèle économique change, s'internationalise et dépend de plus en plus des plateformes - sont les médias qui s'appauvrissent et paient des abonnements de moins en moins chers. Cela fait donc moins de ressources pour cette entreprise - qui n'est pas une coopérative mais ressemble à ce modèle de nombreux points de vue - nous alimentant en informations originales.

Les réseaux sociaux et les plateformes tirent actuellement une partie non négligeable de leurs revenus de contenus qu'ils ne produisent pas, et qu'ils ne paient pas. Certes, nous pouvons nous féliciter des avancées sur les droits voisins, mais elles sont insuffisantes. Comparez les pertes infligées aux médias traditionnels par la concurrence de ces plateformes avec les sommes qu'elles sont désormais prêtes à payer... Il y a un problème économique avec ces plateformes et ces réseaux sociaux, indépendamment des fake news. Les réseaux sociaux tirent leurs revenus de la publicité ; or, les fausses informations génèrent davantage de clics ; donc ces plateformes sont incitées financièrement à favoriser la propagation de ces fausses informations par rapport à des contenus plus « ennuyeux », mais plus informatifs. Ayons conscience des contraintes que font peser les plateformes internationales, mais ne partons pas de ce point pour réguler la concentration des médias en France. Sinon, nous serons face à un mur : nous n'aurons jamais assez de concentration face à Netflix ! Revenons à l'objectif constitutionnel de pluralisme. Il ne faut pas amender cette loi, mais la réécrire, sans prendre en compte les supports. Et il faut s'attaquer à la régulation des plateformes, des réseaux sociaux et de ces monopoles, qui ne pourra être faite qu'à l'échelle européenne. Il faut attaquer ces deux problèmes de front.

Oui, les 18-24 ans vont beaucoup sur les réseaux sociaux, mais ce ne sont pas eux qui votent (l'un n'étant pas forcément sans rapport avec l'autre) - et on peut s'en lamenter. Mais la population qui vote encore massivement actuellement, c'est celle qui consomme de l'audiovisuel sur sa télévision, en zappant d'une chaîne à l'autre. On ne peut pas faire fi de trente ans de vie démocratique en régulant directement une consommation audiovisuelle entièrement délinéarisée et numérique.

Mme Nathalie Sonnac. - Il n'est pas possible d'effacer la question du support immédiatement.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie de votre participation.

La réunion est close à 16 h 45.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 2 décembre 2021

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Pierre Louette, président de l'Alliance de la presse d'information politique et générale et président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien

M. Laurent Lafon, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour avec l'audition de M. Pierre Louette, qui sera suivie à 15 h 30 par celle de M. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture, et de M. Ludovic Berthelot, chef du service des médias.

Monsieur Pierre Louette, la commission a souhaité vous entendre à plusieurs titres : d'abord au titre de vos fonctions antérieures de président de l'Agence France-Presse (AFP), que vous avez dirigée de 2005 à 2010 ; ensuite au titre de votre double casquette de président de l'Alliance de la presse d'information générale (APIG) depuis 2020, et de président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien depuis 2018. Par ailleurs, vous avez récemment publié un ouvrage intitulé Des Géants et des hommes, consacré à l'emprise des GAFA - Google, Apple, Facebook et Amazon - sur l'information, contre laquelle vous menez un combat que vous partagez avec nous tous, et en particulier avec M. le rapporteur David Assouline, auteur de la proposition de loi sur les droits voisins.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite, monsieur Louette, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Louette prête serment.

M. Pierre Louette, président de l'Alliance de la presse d'information politique et générale et président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien. - Je vous remercie de votre invitation à contribuer aux travaux que vous menez sur ce sujet important, qui doit être placé dans une perspective à la fois historique et internationale.

Effectivement, j'ai été PDG de l'AFP pendant cinq ans, après en avoir été directeur général. Je suis rentré en 2003 dans le monde des médias. Dès 2006, j'ai commencé à batailler contre Google, pour faire rémunérer les contenus de l'AFP. Après une quinzaine d'années de combats de toutes sortes, j'ai écrit le livre dont vous avez fait mention.

S'il existe un sens à tout cela, c'est que la presse française opère dans un contexte de « plateformisation » des économies. Aujourd'hui, Google, c'est la recherche du monde - 93 % des Français passent par Google pour accéder à une information - et Facebook, c'est l'agora du monde, avec 3 milliards d'utilisateurs.

Les comportements, les modes d'accès à l'information et une partie des modes de rémunération de la presse ont changé profondément depuis dix ou quinze ans. Ils continueront à changer dans les années qui viennent. Je ne sais même pas si nous sommes au milieu du gué de la transformation digitale, laquelle, dans le domaine de la presse, possède un impact extrêmement puissant.

En effet, la place du papier ne cesse de décliner pour accéder à l'information. Certes, il existe certaines exceptions, certaines niches. Toutefois, la possibilité d'accéder au journal papier se réduit de plus en plus. Voilà trois ans, la France comptait 23 000 kiosques, contre 20 000 aujourd'hui.

Si l'on achète moins dans un kiosque, c'est que l'on achète de plus en plus en ligne. Je représente ici le groupe Les Échos-le Parisien et l'APIG, qui est une alliance de la presse d'information générale regroupant 300 titres relevant de la presse quotidienne nationale (PQN), de la presse quotidienne régionale (PQR) et de la presse hebdomadaire régionale.

Dans ce contexte, les modèles d'affaires ont été profondément modifiés. Les revenus liés au papier sont moindres, et la publicité a été divisée par deux en dix ans. Au cours de la même période, la publicité télé n'a pas énormément évolué en France, tandis que celle de la radio a légèrement baissé. Parallèlement, de nouveaux acteurs sont apparus, Google et Facebook, qui captent 60 % à 70 % du total des revenus de la publicité numérique et 82 % de l'incrément de ces investissements.

En 2021, Google et Facebook représentent 35 % du total de la publicité mondiale, soit 225 milliards d'euros, 34 % du marché français et 52 % de la publicité internet dans le monde. En deux ans, la part de marché de Google, Facebook et Amazon a encore crû de 4 points en France. La presse papier représente en 2021 moins de 20 % du total mondial des dépenses publicitaires.

Dans l'industrie de la presse, pour laquelle les charges étaient très lourdes, il y a eu une attrition de l'une des principales sources de revenus, à savoir la publicité.

Aujourd'hui, le groupe Les Échos-Le Parisien regroupe une vingtaine de titres divers. Les plus connus sont bien évidemment Les Échos, Le Parisien et Radio Classique. Il possède également 50 % de la chaîne Mezzo et 50 % de Medici.tv, avec Pâris Mouratoglou, qui est un spécialiste des énergies alternatives et un passionné de musique classique. Le groupe a également des participations dans différentes autres antennes. Le total de revenus se situe un peu en dessous de 400 millions d'euros, 50 % provenant de la diffusion, qu'il s'agisse de la vente en kiosque ou des abonnements, 25 %, de la publicité et 25 %, des diversifications. Ainsi, on retrouve ce groupe, comme beaucoup d'autres groupes de presse, dans des salons et des événements. VivaTech est détenu pour moitié par mon groupe et pour l'autre moitié par Publicis. On fait 80 à 90 événements par an ; on fait de la formation ; d'autres activités qui ne sont pas tout à fait en lien avec la presse, afin de trouver d'autres revenus.

Je reviendrai inlassablement sur ce point, le modèle d'affaires de notre métier premier n'est pas, aujourd'hui, totalement exempt de menaces.

Mon groupe s'efforce de « s'alléger » pour ce qui concerne la chaîne de valeur du papier : nous n'avons plus d'imprimerie et nous sommes en train de sortir de la distribution et du portage, activités largement confiées au groupe Riccobono.

Toutefois, plus de 80 % des revenus du Parisien sont liés au papier. D'un côté, nous nous allégeons ; de l'autre, nous continuons d'investir dans les rédactions. J'ai recruté des journalistes, parfois spécialisés dans de nouveaux domaines, et des personnes qui soutiennent le travail des journalistes ; je pense notamment à l'analyse de données.

Les groupes de presse et les groupes de médias en général ont surtout en tête l'intérêt du consommateur. Il faut en effet capter son intérêt, car c'est de lui que dépendent non seulement les abonnements papier et digitaux, mais aussi la publicité, puisque les annonceurs regardent si vos médias attirent du public.

M. David Assouline, rapporteur. - Monsieur Louette, vous êtes ici à deux titres. Nous vous interrogerons d'abord en tant que président de l'APIG, qui réunit 300 publications, ensuite en tant que président-directeur général du groupe Les Échos-Le Parisien.

Concernant ces 300 titres, connaissez-vous le nombre de propriétaires ?

M. Pierre Louette. - Il doit y avoir une quarantaine de propriétaires.

M. David Assouline, rapporteur. - Certains commentateurs justifient les opérations de concentration dans la presse écrite par la fragilité de son modèle économique, ce qui l'obligerait à constituer de grands pôles intégrés.

Les vrais concurrents, ceux qui assèchent le modèle économique français, sont-ils les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft - ? Nous partageons en partie une telle analyse, si bien que tout le monde, en France, devrait être uni.

Pensez-vous que la réponse à l'hégémonie des plateformes soit dans une plus grande concentration de la presse en France ?

M. Pierre Louette. - Cela fait trois ans que je fais vraiment partie du monde de la presse. En effet, l'AFP est largement soutenue par l'État, qui en assure 40 % des revenus. Le statut de l'AFP, qui remonte à 1957, reflète la volonté de la puissance publique d'apporter un soutien à une oeuvre qui ne pourrait s'autofinancer complètement sur le marché. C'est la grandeur de notre pays d'avoir toujours soutenu une agence faisant valoir le point de vue français sur l'état du monde. L'État a reconnu qu'il y avait un intérêt quasi régalien ou national à le faire.

Dans le domaine de la presse, on constate que, depuis très longtemps, les investisseurs sont de grands groupes industriels. Ce n'est ni un phénomène récent ni un phénomène français. À cet égard, je pense à l'ancien propriétaire d'Amazon, qui a acheté le Washington Post.

M. David Assouline, rapporteur. - Pourquoi, selon vous ?

M. Pierre Louette. - Depuis longtemps, les journaux cherchent des actionnaires solides et capables de financer des investissements longs et lourds conduisant à la construction de cathédrales industrielles. Ainsi, une imprimerie coûte entre 50 millions et 60 millions d'euros.

M. David Assouline, rapporteur. - Je comprends pourquoi la presse cherche des investisseurs. Quel est, à votre avis, l'intérêt des investisseurs ?

M. Pierre Louette. - Il y a une sorte de devoir citoyen de la part de nombreux investisseurs.

À l'APIG, on trouve un ensemble d'investisseurs. Dans la presse quotidienne régionale, il s'agit souvent de familles. Je pense notamment aux familles Baylet et Hutin. Cette presse est née dans l'immédiat après-guerre. Elle a connu de bonnes années, avec des chiffres de vente très importants et, aussi, des activités annexes.

Par ailleurs, nombre d'investisseurs ont le sentiment que, s'ils n'interviennent pas, c'est la catastrophe. En effet, face à des investissements lourds, il faut avoir envie d'intervenir.

Permettez-moi d'avancer un raisonnement contre-factuel, comme on dit en droit de la concurrence. Que se serait-il passé depuis dix ou quinze ans si tous ceux qui ont accepté de financer ces entreprises dans la durée ne l'avaient pas fait ? Nous serions probablement confrontés à une sorte de grand désert en matière de presse écrite.

Ces investisseurs, dont l'activité principale n'est pas la presse, ont le sens de l'intérêt général, au service de la formation de l'opinion.

Je tiens à votre disposition une étude de 2019 analysant le rapport entre la disparition de journaux locaux aux États-Unis et la diminution du consentement à voter. Les gens, lisant moins les journaux, se sentent moins investis dans la formation d'une opinion démocratique. Nous ne souhaitons pas cela pour notre pays ! Nous avons la chance d'avoir un ensemble d'actionnaires, finalement assez diversifié, ayant envie d'être actionnaires.

M. David Assouline, rapporteur. - D'après vos analyses, les Gafam captent l'essentiel de la publicité, et le modèle économique des journaux en souffre. Pensez-vous que la réponse à apporter soit dans la reconquête d'un marché publicitaire ou bien dans l'invention d'un modèle reposant moins sur la publicité ?

M. Pierre Louette. - Tous les moyens doivent être mobilisés.

Durant l'année 2021, qui a été une année de rattrapage, les recettes publicitaires n'ont pas manqué. Je le rappelle, il existe une épargne de 167 milliards d'euros en quête d'investissements à réaliser. Certes, il convient de reconquérir la publicité. Peut-être pourrait-on imaginer de limiter la part du budget publicitaire qu'un même investisseur peut consacrer à un seul support, en lui interdisant, par exemple, d'investir plus de 25 % dans un même média.

Comme on parle beaucoup d'écosystèmes et de risques pour la diversité, la réponse, parfaitement économique, pourrait être la suivante : ne mettez pas tous vos oeufs dans le même panier ! En effet, par facilité, tel ou tel annonceur peut être amené à mettre beaucoup d'argent dans Facebook, en imaginant qu'il touchera ainsi 80 % des Français quatre fois par semaine.

Cette piste, qui me semble une bonne piste, obligerait à diversifier son investissement. Certains annonceurs le font déjà spontanément dans le cadre de plans média.

M. David Assouline, rapporteur. - La loi permet d'avoir un dispositif anti-concentration d'un média radio, télé et presse. Toutefois, on observe actuellement un contournement de ce dispositif. Il est en effet possible de cumuler des médias radio et télé avec la presse, si celle-ci n'est pas quotidienne. Je pense notamment à Paris Match et au JDD, qui sont des vecteurs d'influence très forts. Certaines opérations commencent à révéler ce problème. Selon vous, convient-il de libéraliser, en supprimant le bordage sur le nombre de secteurs dans lesquels on détient des médias ? Ou bien pensez-vous, au contraire, que, pour éviter les contournements et les opérations entraînant une modification de l'équilibre de la liberté d'expression, il faille encadrer strictement, en prévoyant une présence seulement sur deux des trois supports ?

M. Pierre Louette. - Nous sommes au coeur des enjeux qui se posent au législateur.

La loi de 1986 portant réforme du régime juridique de la presse a été modifiée quatre-vingt-douze fois pour adapter la loi aux contours de de la réalité. Il y eut également une loi en 1984, modifiée en 1986, résultant de la volonté de limiter l'emprise du « papivore » Robert Hersant. Tout cela a-t-il empêché la formation de deux groupes internationaux ? Un petit peu quand même !

On ne peut pas avoir de telles règles, qui n'existent pas dans d'autres pays - je pense aux États-Unis -, et imaginer que puissent naître dans notre pays des groupes médias susceptibles d'aller conquérir des parts de marché dans d'autres pays.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous dites qu'on peut détenir plusieurs supports aux États-Unis ?

M. Pierre Louette. - On peut l'être et conquérir 50 % de l'audience sans aucun problème. Il suffit de penser à Facebook.

M. David Assouline, rapporteur. - Je parlais de la presse.

M. Pierre Louette. - Pour la presse, non.

M. David Assouline, rapporteur. - À ma connaissance, il existe une loi sur les médias. En termes capitalistiques, c'est du sans limites, mais on ne peut pas posséder télévision et presse écrite.

M. Pierre Louette. - Le New York Times fait 50 % de son audience hors des États-Unis. C'est une réalité qui s'impose à nous. Non seulement certaines sociétés américaines disposent d'un marché intérieur très important, mais elles ont aussi tout le marché de langue anglaise. Notre territoire de jeu est plus restreint, sans mentionner les règles anti-concentration.

Je le dis très simplement, je n'ai pas d'opinion tranchée sur ce point. Ces règles n'ont pas empêché les groupes de se développer.

M. Michel Laugier. - À vos yeux, la concentration des médias, en particulier de la presse est-elle inéluctable ? Quels sont les avantages et les inconvénients de faire partie d'un grand groupe ? Un groupe d'une certaine importance peut-il garantir l'indépendance des journalistes ou bien la pression de l'actionnaire principal se fait-elle sentir ?

Avec la baisse des recettes publicitaires et des ventes, peut-on encore créer aujourd'hui un journal ou un magazine complètement autonome ? Quand on appartient à un grand groupe peut-on toujours prétendre aux aides de l'État ?

M. Pierre Louette. - La concentration n'est pas inéluctable. En France, dans les territoires, des sous-ensembles se sont constitués, qui ne débordent pas de leur champ géographique. Certes, Ouest-France est en concurrence avec Le Télégramme, mais c'est une exception. Les groupes régionaux doivent affronter de nombreux autres émetteurs. Ainsi, un Toulousain ne lit pas uniquement La Dépêche. Il va sur Facebook et Google et regarde France 3. Il s'agit d'un marché global, de nombreuses sources formant les opinions. La situation est totalement différente de ce qui se passait voilà quarante ou cinquante ans ! L'efflorescence incroyable du monde des médias et la profusion des sources créent une capacité à s'orienter et à diversifier l'information.

Quel est l'avantage à faire partie d'un grand groupe ? Il y a un très grand avantage à faire partie d'un groupe comme LVMH, qui paie plus d'un milliard d'impôts en France. Il a créé plus de 20 000 emplois cette année et a investi de tous les côtés. Pour autant, la France ne représente que 8 % du total de sa superficie. Ce groupe d'origine française fait son devoir de façon exemplaire en France, mais possède le monde comme terrain de jeu. Dans la mesure où son influence est mondiale, je ne vois pas très bien en quoi il aurait besoin d'avoir une influence spécifiquement française.

Pour quelqu'un qui, comme moi, pilote la petite branche média d'un grand groupe qui fait tout à fait autre chose, je dispose d'un financement assuré, d'un challenge permanent sur la qualité du produit et les plans stratégiques. Par exemple, pour ce qui concerne Le Parisien, qui doit accentuer sa transformation digitale, nous avons la capacité d'investir et de transformer. Nous sommes passés en trois ans de 6 000 abonnés à bientôt 50 000 abonnés : nous sommes en train de décoller !

Il n'y a aucune pression de l'actionnaire, si ce n'est un légitime intérêt pour les produits. Le pire serait qu'il se désintéresse de ce que nous faisons.

On peut encore créer un magazine aujourd'hui. Le groupe So Press témoigne, depuis quelques années, d'une voix singulière.

M. Michel Laugier. - C'est un groupe !

M. Pierre Louette. - C'est un groupe créé par un individu.

M. Michel Laugier. - Aujourd'hui, un indépendant peut-il créer quelque chose ?

M. Pierre Louette. - Même les géants ont commencé petit ! Quand Franck Annese a créé sa société, voilà quinze ans, il était tout seul. Aujourd'hui, la création en ligne, d'une grande diversité, est vivace et passionnante.

Il faut aussi savoir remercier l'État de ce qu'il fait. Dans ce pays, on peut encore créer un magazine et être certain qu'il sera distribué, par le biais de l'une des coopératives de presse.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - J'aurai deux questions.

Première question, vous défendez avec acharnement une plus grande régulation des GAFA, qui jouent un rôle très important dans l'information et dans la construction des opinions, dans un milieu largement numérisé. Quelles sont vos propositions en la matière ? Celles-ci fonctionnent-elles avec les médias traditionnels ? Sur quels points notre commission d'enquête devrait-elle être particulièrement vigilante ? Je pense notamment à la plateforme Facebook News, qui va voir le jour. Si nous nous intéressons uniquement à la régulation des médias traditionnels, ne passons-nous pas à côté de la véritable concentration ?

Ma seconde question porte sur la publicité, grand enjeu de la presse, puisqu'il s'agit de la principale source de revenus des médias. Comment interagissent la concentration des médias et la publicité ?

Par ailleurs, j'ai personnellement participé à la création d'un journal sportif destiné à être un concurrent de L'Équipe. Le journal a bien marché, mais, au bout de quelque temps, nous avons eu besoin de capitaux supplémentaires et nous n'avons pas pu trouver des investisseurs. Ainsi, en presse écrite, si l'on ne peut pas partie d'un groupe, je ne vois pas comment on peut lancer un journal.

M. Pierre Louette. - De la part des GAFA, il n'y a pas de consentement immédiat à un dispositif législatif national français. Ils se comportent comme des acteurs supranationaux et non simplement multinationaux. Vous vous en souvenez, la France a transposé rapidement la directive sur les droits voisins, presque tout de suite - la moitié des pays européens ne l'ont pas encore fait -, mais, face à nous, il y a des acteurs qui ne souhaitent pas appliquer cette réglementation. Voilà le genre de comportements qu'ont ces acteurs. Néanmoins, je pense que l'on va y arriver, peu à peu.

Quelles propositions peut-on faire en la matière ? Tout ce qui peut contribuer à localiser mieux ces acteurs dans des réalités nationales est à favoriser. Ils commencent à payer plus d'impôts, car de grands progrès ont été accomplis du point de vue de l'assiette fiscale. Il faut également accroître les règles de transparence applicables. Google a été condamné à plusieurs reprises par l'Autorité de la concurrence, non seulement en lien avec les droits voisins, mais également en raison d'un système d'autopréconisation publicitaire. En effet, les clients leur confient de gros budgets, mais ils ne savent pas exactement comment tout est mouliné et il en reste une bonne partie chez eux. Du côté d'Apple, on a réussi à faire baisser la commission que cette entreprise prélevait à chaque passage d'un abonné ; pour fournir un abonné, cette commission passera de 30 % à 20 %. Il y a aussi la question de la récupération des données des abonnés.

On en revient à l'objet des projets de réglementation européenne Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), à savoir donner un statut particulier à ces plateformes, qui sont des intermédiaires quasi incontournables dans l'économie des réseaux. Il faut donc aller dans le sens des DSA et DMA.

D'autres propositions sont en cours. Aux États-Unis, il est question de faire sauter le système de la « Section 230 », qui exonère ces acteurs de toute responsabilité d'éditeur, afin de renforcer leur responsabilité. C'est important, car ils ne veulent assumer aucune responsabilité.

Enfin, il y a d'autres évolutions en matière de droit de la concurrence, notamment dans l'analyse des opérations d'acquisition, afin d'empêcher la constitution de glacis, au travers desquels on achète le concurrent de demain pour empêcher son émergence.

Mme Sylvie Robert. - Je veux revenir sur l'indépendance des journalistes. Ce modèle de concentration et ses impacts économiques ont-ils modifié la fabrication de l'information ? Nous avons eu un débat sur les sondages. Le titre Ouest-France a décidé de ne plus en publier, pour privilégier le reportage. Pensez-vous que ce modèle a ou peut avoir un impact sur la fabrication de l'information ?

M. Pierre Louette. - Je ne le crois pas.

Quant aux sondages, le journal Le Parisien a décidé, il y a quelques années, de ne pas en publier ; cette année, nous allons en faire avec des enquêtes ; il me semble opportun de faire les deux, du quantitatif et du qualitatif. Si l'on ne faisait que du qualitatif, on nous dirait de faire un peu de quantitatif. En outre, tout citoyen connaît maintenant le fonctionnement des sondages et les marges d'erreur.

Il me semble par ailleurs crucial de développer l'éducation aux médias. Je milite pour cela au sein de l'Alliance. Il faut apprendre ce qu'est un algorithme, il ne s'agit pas d'une « bête » autonome, c'est un outil programmé, donc on doit apprendre que, plus on regarde un contenu, plus on aura de ce contenu. C'est une éducation importante, il est temps de la développer, quand les Français passent six à dix heures exposés aux médias chaque jour. Ce serait une oeuvre d'utilité publique.

En ce qui concerne les rédactions, je ne crois pas du tout que ces évolutions, qui ne sont d'ailleurs plus si importantes depuis quelques années - les choses sont relativement stabilisées -, soient de nature à nuire. Au sein du groupe Le Monde, il y a eu beaucoup de recrutements de journalistes, qui bénéficient, semble-t-il, d'une liberté totale, et c'est tant mieux. Il en va de même au journal Les Échos. Je n'ai pas entendu dire, depuis 2008, que ce journal de 112 ans n'était plus ce qu'il était avant cette date. Il se porte bien et la rédaction est vibrante et très autonome. Il n'y a pas vraiment d'intervention.

En outre, dans la plupart des cas, ceux qui financent ces activités sont extrêmement soucieux - pardon d'employer ce mot, qui ne plaît pas toujours aux journalistes - de la qualité du produit. Si ce produit est dégradé ou s'il perd de sa crédibilité, ce n'est pas bon. Là où la vertu rejoint l'intérêt financier, c'est que vendre un produit de plus en plus mauvais et perturbé par des interventions ne fonctionne pas. C'est donc, au fond, l'une des meilleures protections que l'on peut présenter à ceux qui s'inquiètent d'interventions dans les journaux.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez indiqué que, en ce qui concernait votre groupe, il n'y avait jamais eu d'interventions de l'actionnaire quant à des contenus éditoriaux. Vous dites qu'il est normal que ce dernier ait un point de vue sur la beauté du produit et sur sa fiabilité. Mais ce qui a parfois transparu dans la presse ou ailleurs, sans parler spécifiquement de votre groupe, est une influence plus indirecte. N'avez-vous aucun souvenir d'un reportage pouvant concerner les activités du groupe propriétaire et qui n'ait pas été diffusé pour ne pas gêner l'actionnaire ?

M. Pierre Louette. - La matière est trop grave et le serment trop sérieux pour que je vous réponde de manière affirmative. Je ne sais pas. Le patron d'un groupe qui a autant d'antennes - radios et journaux - et qui publie des centaines d'articles par jour ne peut pas savoir tout ce qu'il se passe.

M. David Assouline, rapporteur. - Cela vous semble impensable ?

M. Pierre Louette. - Cela me semble surtout contredit dans les faits par la prudence et même par la règle selon laquelle, dans les journaux dont je m'occupe, chaque fois qu'il est mentionné une activité concernant l'actionnaire de l'organe, il est indiqué « propriétaire du groupe Les Échos » ou « du journal Le Parisien ». Au cas où un lecteur l'ignorerait, cela lui est rappelé chaque fois. C'est une prophylaxie, une discipline de la rédaction et cela fait partie de notre charte. Cela rejoint la question de jadis « d'où parlez-vous ? » C'est une excellente règle. C'est aussi le cas au journal Le Monde. Cela me semble être une bonne façon d'informer le lecteur de ce lien capitalistique.

En second lieu, je ne crois pas du tout à l'existence de journaux n'étant détenus par personne. J'entends des théoriciens, souvent éloignés du fonctionnement économique d'un journal, affirmer qu'il serait bien que les journaux n'appartiennent à personne, un peu comme l'AFP. Tout le monde connaît la loi de 1957, qui en faisait un ornithorynque juridique - l'AFP ne peut appartenir à personne -, mais le financement a par conséquent été largement assuré par la puissance publique pendant des années, au-delà des abonnements et du financement des GAFA. À un moment, il faut bien que quelqu'un finance le show, il y a toujours un financement.

On évoque ainsi l'idée de fondations se substituant à tous les propriétaires, mais il faut avoir en tête certaines choses. J'ai été un acteur du financement participatif - j'ai été actionnaire, lorsque j'étais chez Orange, de KissKissBankBank - et le financement participatif n'a jamais levé des dizaines de millions d'euros. Or, pour exister, un journal a besoin de 50 millions ou 60 millions d'euros pour une imprimerie, voire 130 millions d'euros pour une grande imprimerie, et des coûts de rédaction représentant des dizaines de millions d'euros par an. Bref, il faut de l'argent, cette activité mobilise des capitaux importants. L'actionnariat éclaté ou la non-détention ne me paraissent donc pas pouvoir fonctionner.

En outre, il existe déjà, et heureusement, bien des protections pour garantir l'indépendance des journalistes. Notre pays peut s'enorgueillir d'avoir institué la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dont on vient de célébrer les 140 ans ; il existe les clauses de cession ou de conscience. Bref, il y a mille façons, pour quelqu'un qui ne serait pas en accord avec la ligne de son journal, de le quitter.

Car les journaux ont une ligne ; le journal Les Échos a une charte éthique précisant qu'il s'agit d'un organe de « tradition libérale ». Si l'on n'a pas cette sensibilité, il vaut peut-être mieux, en effet, ne pas y travailler... Du reste, ceux qui y travaillent savent, je pense, que l'entreprise est un lieu de création de richesse et que le libéralisme a tout son sens.

M. David Assouline, rapporteur. - Comment le groupe agit-il pour rendre le plus clair possible le fonctionnement de sa régie publicitaire, notamment à l'égard des marques du groupe LVMH ? Y a-t-il des tarifs aménagés pour les clients du pôle partenaire, en particulier ceux de la branche Publishing, parmi lesquelles se trouvent Air France, Orange, Lafarge ou BNPParibas ?

M. Pierre Louette. - C'est clair. D'une part, il y a la publicité qui s'insère dans le journal, sous la forme d'une page ou d'une demi-page, à côté du rédactionnel. D'autre part, il y a l'activité de publishing, qui a été inventée par le Guardian, journal anglais de tradition travailliste, et le New York Times, de tradition démocrate et « liberal ». Nous l'avons reproduit non avec des marques du groupe, mais avec des marques externes, comme Rolex, qui souhaitent s'associer à un contenu dont nous sommes entièrement responsables ; la rédaction y veille d'ailleurs scrupuleusement et elle a raison. Ainsi, la marque Rolex souhaite apparaître à côté de contenus relatifs à la planète. Le contenu nous appartient et la contextualisation appartient à ces marques.

Quant à la publicité pour les marques du groupe, je souhaiterais qu'elles soient plus volumineuses et plus importantes dans mes journaux ! Il en va toujours trop, à mon goût, chez mes concurrents. Le groupe LVMH repose sur le principe de l'autonomie des maisons, il n'existe pas de directeur groupe du marketing. Chaque marque décide de son plan Médias et, si elle souhaite injecter de l'argent dans Le Parisien ou Les Échos, elle le fait, mais si elle ne le souhaite pas, elle ne le fait pas. Je vois souvent tel ou tel annonceur chez un concurrent comme Le Figaro, par exemple, mais je ne peux pas le demander pour mon journal...

M. David Assouline, rapporteur. - Je disais que, aux États-Unis, on ne peut pas détenir une chaîne de télévision et un organe de presse écrite. La Cour Suprême, sous l'impulsion de juges nommés par Donald Trump, a très récemment remis en cause cette réglementation. La décision a été rendue et elle autorise une telle intégration. La tradition démocratique américaine consistait à empêcher la détention des médias dans deux types de support, mais, depuis Trump, on s'oriente vers un autre modèle. Ce n'est pas anodin.

M. Michel Laugier. - Monsieur le président du groupe Les Échos-Le Parisien, vous avez parlé des avantages qu'il y a à appartenir à un groupe comme LVMH. Quels en sont les inconvénients ?

Seconde question, quand on fait partie d'un grand groupe, doit-on toujours pouvoir bénéficier des aides de l'État ?

M. Pierre Louette. -Je ne vois que des avantages. Le seul petit inconvénient, s'il devait y en avoir un, serait d'être souvent interrogé sur l'appartenance à un grand groupe... Ce n'est, selon moi, ni un mal ni une tache originelle. Je trouve que l'on a bien de la chance d'avoir de très grands groupes, qui créent de la richesse partout, notamment dans notre pays, et qui paient plus de un milliard d'euros d'impôts par an, pour financer nombre d'activités importantes pour notre pays. Tous ceux qui sont recrutés dans les territoires un peu partout sont très contents d'avoir un job. Heureusement qu'il y a des gens qui créent de la richesse, car c'est l'unité centrale de création de richesse dans le pays. Il y a bien des façons de la dépenser ensuite, mais encore faut-il l'avoir créée.

Sur le second point, je comprends votre question. Il ne faut pas en abuser, mais cela pose un autre problème : empêcher un tel groupe de toucher ces aides entraînerait une véritable discrimination. En outre, il faudrait établir des seuils. On est dans l'économie de la presse ; même si j'ai un actionnaire puissant, je compte chaque euro, pour gérer au mieux les affaires et certaines méritent d'être redressées financièrement. Donc, si l'on peut bénéficier de dispositifs ouverts à tous, je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas.

M. Laurent Lafon, président. - Vous avez indiqué que, dans votre chiffre d'affaires de 400 millions d'euros, les trois quarts provenaient de l'activité de médias et un quart était lié à de la diversification, dont de la formation. Comment ce modèle a-t-il été défini ? A-t-il été imposé par l'actionnaire pour augmenter la rentabilité de cette activité ou cette réflexion procède-t-elle du groupe ?

M. Pierre Louette. - Cela est issu d'une longue tradition du journal Les Échos. Quand on a célébré les 110 ans du journal, il y a deux ans, je me suis penché sur l'histoire de la famille fondatrice et j'ai appris que, dès la création, cette famille a ouvert un hôtel destiné à accueillir les voyageurs de commerce venant déposer des annonces ou investir dans le quartier d'affaires. Ainsi, dès le départ, il y avait l'idée d'avoir un autre business à côté, pour contribuer au financement, parce que ce n'était pas autosuffisant.

Depuis lors, cela s'est beaucoup développé. Quand le groupe LVMH a racheté le journal, il y avait déjà Les Échos Formation, Les Échos Salons, Les Échos Évènements, tout un ensemble d'activités diversifiées, créées à la fondation ou avec le groupe Pearson. J'ai accentué cette diversification, en investissant dans nos points forts : l'économie, la finance, la musique classique et les arts, avec Connaissance des arts et des salons artistiques, et nous avons investi dans d'autres domaines, des « moteurs auxiliaires », qui n'ont pas le même cycle que la publicité, par exemple, donc qui peuvent compléter nos revenus au moment où l'on en manquerait. C'est une stratégie de diversification visant à équilibrer et à financer nos activités.

Il y a même des groupes de presse qui quittent la presse. Ainsi, le groupe norvégien Schibsted a complètement quitté le secteur. Il a investi dans les petites annonces, qui sont devenues tellement importantes pour lui qu'il a vendu son activité de presse.

Il n'en est pas question pour nous, je vous rassure, mais cette stratégie de diversification permet d'apporter des revenus complémentaires et de se diversifier pour, in fine, équilibrer ses risques.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous avez indiqué que les raisons d'un investissement important par un industriel ou un financier dans la presse tiennent, quand cette activité n'a pas de lien avec son activité principale, à un devoir citoyen. Vous ne voyez jamais de stratégie d'influence politique ou une volonté d'influencer dans le domaine de l'information économique ?

M. Pierre Louette. - LVMH n'a aucun contrat avec la puissance publique, à l'exception, peut-être, de vente de quelques bouteilles de champagne à telle ou telle administration. Il n'y a donc aucune espèce de rapport contractuel. Le marché français représente 8 % des ventes du groupe et l'influence d'un groupe comme LVMH est d'ampleur mondiale et son PDG est reçu par les plus grands chefs d'État, parce que ce groupe jouit d'un prestige incroyable à travers le monde. Il n'y a donc nul besoin d'exercer une influence supplémentaire via la détention de Connaissance des arts ou d'un autre titre. C'est hors de propos.

C'est donc effectivement de l'ordre de l'engagement citoyen. Quand on organise une exposition à la Fondation et que des centaines de milliers de gens voient les plus belles collections du monde, je ne vois pas ce que c'est d'autre que le partage des richesses du monde, puisque l'on en a les moyens.

Je m'en tiendrai à ce que je connais, la stratégie de mon groupe. Je ne connais pas celles des autres sociétés du groupe.

M. David Assouline, rapporteur. - Vous voyez bien la différence entre le financement d'une exposition artistique et le financement des outils d'information, qui permettent au débat public et à la formation de l'opinion.

M. Pierre Louette. - Je perçois la différence, mais nous formons le regard et le sens de la beauté, d'un côté, et l'opinion de l'autre. Ce sont donc des opinions, esthétiques ou démocratiques.

M. Laurent Lafon, président. - Nous vous remercions de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général des médias et des industries culturelles, et Ludovic Berthelot, chef du service des médias, de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture

M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission avec l'audition de M. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général des médias et des industries culturelles au ministère de la culture, et M. Ludovic Berthelot, chef du service des médias.

Monsieur Gourdin, au titre de vos fonctions, vous vous trouvez en première ligne pour mettre en oeuvre les orientations du Gouvernement dans le domaine des médias. À ce titre, un questionnaire écrit vous a été adressé, mais nous avons jugé utile de vous entendre également pour vous permettre de préciser les orientations sur lesquelles vous travaillez.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient d'indiquer, le cas échéant, vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, messieurs, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Baptiste Gourdin et M. Ludovic Berthelot prêtent serment.

M. Jean-Baptiste Gourdin, directeur général de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture. - Mon propos introductif sera assez général ; les questions permettront ensuite de rentrer dans le détail, notamment de la réglementation applicable à la concentration. Je me concentrerai donc sur ce sujet général et sur le rôle du ministère de la culture, notamment de ma direction.

Je ne vous l'apprends pas, ce sujet recouvre des réalités très diverses, qu'il faut bien distinguer. On connaît la distinction classique entre, d'une part, la concentration horizontale, mono- ou pluri-médias, d'autre part, la concentration verticale, entre les segments de la production et de l'édition ou entre l'édition et la distribution, et, de troisième part, la concentration diagonale, qui mêle ces deux types de concentration.

Il s'agit naturellement d'un sujet de préoccupation récurrente pour le législateur et pour les pouvoirs publics, depuis au moins quarante ans, c'est-à-dire depuis la fin du monopole étatique de la diffusion audiovisuelle. Il me semble difficilement contestable que l'on vive aujourd'hui une période de recomposition du paysage médiatique, qui est marqué par un mouvement de concentration. Toutefois, il faut resituer ce mouvement conjoncturel dans le cadre de mouvements tectoniques de plus grande portée.

D'un point de vue statique, d'abord, le paysage médiatique français n'est pas aujourd'hui si concentré que cela, par rapport à d'autres secteurs économiques ou à d'autres pays comparables. Nous pourrons entrer dans les détails ultérieurement, parce que tout cela dépend des segments du paysage médiatique auxquels on s'intéresse et de la façon dont on mesure la concentration, c'est très compliqué. Cela dit, notre paysage médiatique n'est pas si concentré que cela, cela a été constaté par plusieurs rapports.

D'un point de vue dynamique, ensuite, on observe, sur le temps long, des mouvements de flux et de reflux, avec des alternances entre des phases de diversification et des phases de concentration du paysage. Je ne surprendrai personne en disant que l'on vit actuellement une phase de concentration. Ces mouvements sont au carrefour d'enjeux très variés, d'ailleurs bien résumés dans les propos introductifs que vous avez tenus à la constitution de cette commission d'enquête.

Schématiquement, on peut distinguer entre des enjeux économiques et industriels d'un côté et des enjeux politiques démocratiques et juridiques de l'autre.

Commençons par les enjeux économiques et industriels. Ces enjeux sont directement liés à la révolution numérique et à ses impacts sur les usages comme sur les modèles économiques des médias. Cela participe d'abord du passage d'un monde de la rareté à un monde de l'abondance et de la disparition, du moins en théorie, des barrières à l'entrée liées au spectre hertzien ou à la distribution papier de la presse. Cela procède également de l'abolition des frontières territoriales, qui s'effacent progressivement, d'ailleurs plus vite dans le domaine de la création audiovisuelle et des sports que dans le domaine de l'information, qui reste largement structurée selon des logiques nationales. Il y a enfin une disparition progressive des frontières entre les différentes catégories de contenus, c'est la fameuse convergence des médias entre l'écrit, la vidéo et le son, qui convergent autour de la notion de média global.

Les conséquences de ces mouvements sont nombreuses. Il s'agit principalement de l'accroissement et de la diversification incontestable de l'offre, de l'accroissement corrélatif de la concurrence pour la captation des audiences et pour l'accès aux programmes, notamment les plus attractifs - séries audiovisuelles ou sport -, de la transformation des modèles économiques et de la remise en cause des deux piliers traditionnels des médias : la publicité et le modèle payant.

Sur longue période, si l'on met de côté l'impact conjoncturel de la crise sanitaire, le marché publicitaire est globalement en croissance, mais il se caractérise par un transfert de valeur des médias traditionnels, dont les recettes publicitaires stagnent, voire, pour la presse, reculent fortement, vers la publicité numérique, qui profite quasi exclusivement à une poignée d'acteurs, notamment au duopole Google et Facebook.

Second volet du modèle économique : le modèle payant sous toutes ses formes - abonnement, vente au numéro ou paiement à l'acte - est bouleversé par la révolution numérique. Dans la presse écrite, le consentement à payer pour l'information recule, sous l'effet de la profusion d'une information gratuite et de qualité inégale, disponible en ligne. Dans l'audiovisuel, c'est le contraire qui se produit, on observe plutôt une croissance des dépenses des ménages, mais qui s'oriente vers une offre de plus en plus fragmentée, centrée sur le cinéma, les séries ou le sport. Cela constitue un véritable bouleversement par rapport au paysage que l'on a connu, dans lequel on avait une offre audiovisuelle payante quasi monopolistique.

Troisième transformation majeure : la réintermédiation, propre à la révolution numérique, c'est-à-dire l'irruption dans la chaîne de valeur de tout un ensemble d'acteurs s'intercalant entre les médias, les éditeurs, et leur public : fournisseurs d'accès, magasins d'applications, moteurs de recherche, opérateurs ou encore systèmes d'exploitation des terminaux connectés. Tout se passe comme si la rareté qui disparaît au niveau de la production et de l'édition se déplaçait le long de la chaîne de valeur pour se concentrer en aval, sur la distribution, comme s'il apparaissait de nouveaux goulets d'étranglement, au niveau de l'accès au public. Cela renouvelle forcément la question de la concentration des médias.

Quatrième fait saillant, enfin : l'élargissement du terrain de jeu. Le marché des médias n'est plus un vase clos. C'est vrai dans le domaine de l'information, puisque les gens, en particulier les jeunes, s'informent désormais largement sur les réseaux sociaux, mais également en matière d'offre musicale, avec la concurrence entre les radios musicales et les plateformes de streaming, et l'on pourrait multiplier les exemples à l'infini.

Ainsi, dans ce contexte en profonde mutation, il n'est pas anormal que les acteurs s'interrogent sur leur stratégie et envisagent des regroupements à l'échelle nationale ou européenne, afin de mieux lutter contre les géants mondiaux, de développer des synergies, d'amortir les risques et de se projeter à l'international. D'un point de vue économique, tout cela s'entend aisément.

J'en viens aux enjeux démocratiques et politiques. La concentration des médias soulève évidemment un certain nombre de questions. Certaines sont d'ordre général - je pense aux questions de concurrence sur le marché publicitaire, sur le marché de l'acquisition des programmes, sur le marché de la distribution, qui relèvent du droit commun de la concurrence - et certaines sont spécifiques au secteur des médias, liées à la nature particulière de cette activité et à son importance pour le débat démocratique. Ces questions relèvent de la régulation sectorielle.

Je vois deux séries de questions à cet égard et il me semble important de bien les distinguer, même si elles sont étroitement liées les unes aux autres.

Il y a d'abord la problématique du pluralisme. Cette notion est consacrée à l'échelon constitutionnel, au travers de l'objectif de valeur constitutionnelle de préservation du caractère pluraliste « des courants d'expression socioculturelle » ou, dans une jurisprudence plus récente, « des courants de pensée et d'opinion » ; la nuance est subtile... Cet objectif découle d'un principe constitutionnel : le principe de libre communication des pensées et des opinions, inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Je ne me lancerai pas dans un exposé théorique sur le pluralisme, je n'en ai ni le temps ni la compétence, mais je veux souligner plusieurs choses.

D'abord, le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence. Le pluralisme bénéficie au citoyen et il a pour objectifs l'effectivité de la liberté de communication et la qualité du débat démocratique, quand la concurrence bénéficie au consommateur et a pour objectif le bon fonctionnement des marchés qui structurent le paysage médiatique.

Ensuite, le pluralisme cible un aspect particulier de l'activité des médias : les courants de pensée et d'opinion et non l'ensemble de l'activité médiatique. Grosso modo, c'est l'information au sens très large qui est visée par la notion de pluralisme. C'est donc distinct de la diversité culturelle, par exemple.

Par ailleurs, le pluralisme s'entend à la fois comme un pluralisme externe et comme un pluralisme interne. Le pluralisme externe s'applique à l'ensemble des médias et le pluralisme interne - une règle propre à l'audiovisuel - est lié au caractère de média de masse de l'audiovisuel et, historiquement, à la rareté du spectre hertzien.

Enfin, le pluralisme constitue le fondement constitutionnel des règles qui encadrent la concentration, mais ces règles ne sont qu'un des outils visant à préserver le pluralisme. Il y en a bien d'autres et je veux en citer quelques-unes : les règles qui encadrent la délivrance et la modification des autorisations hertziennes, qui ont beaucoup occupé les assemblées parlementaires dans une période récente ou encore les règles relatives aux temps de parole et les aides à la presse, qui sont également un instrument de promotion du pluralisme ; on aura l'occasion d'y revenir.

De la question du pluralisme, il faut distinguer celle de l'indépendance des médias, qui lui est liée, mais qui ne lui est pas assimilable. Cette question entretient une relation plus indirecte avec celle de la concentration. En effet, la question de l'indépendance des médias se pose quel que soit le degré de concentration des marchés, mais, plus le marché, le paysage, est concentré, plus la question de l'indépendance se pose avec acuité. Comme le pluralisme, l'indépendance est multifactorielle.

Elle peut s'entendre comme l'indépendance des médias, c'est-à-dire des éditeurs, ou comme l'indépendance des rédactions, des journalistes. Ce sont deux approches différentes.

Ensuite, se pose la question : indépendance par rapport à qui ou à quoi ? On pense évidemment aux actionnaires et à leurs intérêts économiques, en particulier lorsqu'ils ont une activité dans d'autres secteurs, mais cela renvoie également à l'indépendance par rapport aux intérêts immatériels, idéologiques des actionnaires. On pense encore à l'indépendance par rapport aux annonceurs, s'agissant des médias qui vivent de la publicité. Il s'agit aussi d'indépendance par rapport à l'État, j'aurais peut-être dû commencer par là, pour ce qui concerne l'audiovisuel public, mais aussi les autres médias, notamment ceux qui bénéficient de subventions. Enfin, dans une approche très large, on peut penser à l'indépendance par rapport à d'autres puissances économiques, en particulier aux géants du numérique, qui jouent un rôle de plus en plus important dans la diffusion de l'information, ce qui soulève les questions de la modération des contenus et de la rémunération des producteurs de contenus ; c'est le sujet des droits voisins.

M. David Assouline, rapporteur. - Le Gouvernement a institué une mission de réflexion sur la concentration des médias. Pouvez-vous nous résumer l'objectif de cette mission et son calendrier ? Si ses conclusions devaient être mises en oeuvre, pensez-vous possible que cela se fasse avant le renouvellement des autorisations d'émettre de plusieurs chaînes en 2023 ?

Par ailleurs, on peut lire la lettre de mission de deux façons : s'agit-il de définir les moyens de limiter la concentration des médias ou, au contraire, d'assouplir la législation pour permettre une plus grande concentration dans ce secteur ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Un mot sur le statut de la mission : elle a été confiée par les ministres de la culture et de l'économie à deux inspections, l'inspection générale des finances et l'inspection générale des affaires culturelles. Quant à son objet, il est de faire un état des lieux sur la réalité des phénomènes de concentration et sur la pertinence ou l'inadéquation du cadre juridique sectoriel qui encadre ces concentrations. Le droit de la concurrence, lui, ne relève pas du champ de la mission, même s'il faudra bien sûr réfléchir à l'articulation entre les deux régulations.

Le point de départ de cette mission, c'est le constat, unanime et très documenté, de l'obsolescence du cadre actuel. En regard de ce consensus sur l'inadéquation du cadre, on trouve assez peu de propositions sur ce qu'il faudrait faire. La dernière grande réflexion sur le sujet remonte à la commission Lancelot, autrement dit à 2005.

M. David Assouline, rapporteur. - Réflexion très intéressante, au demeurant, confiée à Alain Lancelot par Jean-Pierre Raffarin...

M. Laurent Lafon, président. - Les questions posées étaient les mêmes qu'aujourd'hui !

M. Jean-Baptiste Gourdin. - La réalité à laquelle on applique cette réflexion a malgré tout beaucoup changé ; une mise à jour du diagnostic et des propositions est donc nécessaire. Depuis 2005, le dispositif a beaucoup été retouché, mais sur un mode paramétrique : on a fait bouger les curseurs - ainsi, dernièrement, dans le cadre de la loi relative à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique, avec l'actualisation des plafonds de concentration applicables à la radio et aux réseaux de chaînes de télévision locale.

Mais la grande réforme de remise à plat que l'Autorité de la concurrence ou le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ont appelée de leurs voeux n'a pas eu lieu. L'objet de cette mission est donc bien de mener une réflexion très large de remise à plat des règles. La commande, telle que je la comprends, n'est pas faite dans un sens ou dans un autre : il ne s'agit ni d'assouplir les règles pour permettre davantage de concentrations ni de les durcir pour les empêcher. La question est plutôt la suivante : puisque ces règles sont obsolètes, elles ne protègent pas efficacement le pluralisme, qui est un objectif de valeur constitutionnelle ; leur mise à jour peut conduire à considérer que certaines règles sont inutilement rigides...

M. David Assouline, rapporteur. - Un exemple ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Il ne m'appartient pas de préempter les conclusions de la mission. Néanmoins, la question peut se poser de savoir si les règles qui encadrent de façon assez stricte, sur le plan quantitatif, les autorisations hertziennes sont encore nécessaires. Dans un monde où les réseaux hertziens n'ont plus le monopole de la diffusion audiovisuelle, on peut légitimement s'interroger. À l'inverse, on peut se demander si l'on peut protéger le pluralisme en ignorant le monde « non hertzien ».

Je ne m'aventurerai pas à dire ce qu'il faudrait faire - tel est justement l'objet de cette mission. Sur certains aspects, des assouplissements peuvent être légitimes quand, sur d'autres, il faut plutôt renforcer les règles.

M. David Assouline, rapporteur. - Un exemple de renforcement possible ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Le rapport Lancelot avait mis sur la table la question d'un encadrement des concentrations fondé sur un critère d'audience ; ce serait un durcissement par rapport aux règles actuelles - encore une fois, je ne dis pas que c'est ce qu'il faudrait faire.

M. David Assouline, rapporteur. - On connaît le dispositif anti-concentration de 1986 et la règle des « deux sur trois », fondée sur une typologie des supports. Considérez-vous que cette règle doive aujourd'hui être précisée ? J'espère qu'il n'est pas prévu de la remettre en cause... Actuellement, elle est déjà contournée, dans son esprit, dans le cadre d'opérations en cours. La règle est la suivante : aucun opérateur ne peut posséder à la fois une chaîne de télévision, un média de presse écrite et une station de radio, mais au maximum deux des trois. Mais, aux termes de la loi de 1986, la « presse écrite », en l'espèce, c'était la presse quotidienne. Or, aujourd'hui, certains opérateurs sont présents sur les trois supports en contournant la presse quotidienne, dont l'influence n'est pas nécessairement supérieure à celle d'une certaine presse hebdomadaire du type Paris Match ou Le Journal du dimanche. Faut-il réfléchir à préciser les choses et à élargir la règle au-delà de la presse quotidienne d'opinion ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Loin de moi l'idée de me dérober à vos questions, mais si je savais ce qu'il faut faire, la mission d'experts qui a été installée n'aurait jamais vu le jour. Il ne m'appartient pas de préempter les conclusions de cette mission.

Je ne crois pas qu'on puisse parler de contournement de la règle.

M. David Assouline, rapporteur. - Contournement de l'esprit de la règle, pas de la règle elle-même !

M. Jean-Baptiste Gourdin. - On peut s'interroger sur la pertinence de la règle, mais la règle est explicite et très claire dans la loi. Nulle interprétation du régulateur ou du pouvoir réglementaire : c'est dans la loi que la règle est définie dans les termes que vous avez rappelés. La règle des deux sur trois ne considère, pour ce qui est de la presse écrite, que les quotidiens d'information politique et générale qui représentent plus de 20 % du tirage total. Ce critère, très restrictif, n'est quasiment jamais rempli, d'ailleurs, ce qui veut dire qu'on peut faire à peu près ce qu'on veut au sein des deux autres types de médias.

Qu'il faille réinterroger la pertinence non pas de la règle des deux sur trois en elle-même, mais des critères sur lesquels elle repose, c'est tout à fait incontestable. Ensuite se pose une question sous-jacente : la concentration plurimédias est-elle souhaitable ? Faut-il encourager ce mouvement de convergence entre les contenus, écrit, vidéo, audio, et s'intéresser plutôt à la concentration « monomédias » ? C'est là un choix éminemment politique.

Concernant le calendrier, nous allons vous communiquer la lettre de mission ; elle prévoit une remise du rapport pour la fin de cette année. Il se trouve que la mission a démarré un peu plus tardivement que prévu et que le mois de décembre n'y suffira pas, vu l'ampleur des questions posées, si bien qu'on envisage une remise du rapport dans le premier trimestre de l'année prochaine.

M. David Assouline, rapporteur. - Comme notre commission d'enquête...

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Quant à l'interférence possible avec les opérations de concentration en cours, la lettre de mission dit explicitement que l'objet n'est pas d'interférer : si des modifications du cadre juridique sont proposées par cette mission et mises en oeuvre sur la base des préconisations de cette mission, elles ne devront pas s'appliquer aux opérations déjà lancées, pour une raison de sécurité juridique : on ne saurait modifier les règles du jeu en cours de route.

M. David Assouline, rapporteur. - Bien que cette mission ait été installée précisément parce que des opérations de concentration soulevant un certain nombre de questions étaient en cours, vous nous confirmez qu'il n'y aura aucune interférence et que les opérations d'ores et déjà engagées se dérouleront à droit constant ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Les préconisations issues de la mission, si elles devaient être mises en oeuvre, ne s'appliqueraient pas rétroactivement à des opérations déjà lancées. Quant à savoir si ce sont ces opérations en cours qui ont déclenché le lancement de la mission, je ne saurais ni le confirmer ni l'infirmer.

Si préconisations il y a, elles seront de niveau législatif ; en vertu de l'amendement que vous avez fait adopter à l'occasion de la révision constitutionnelle de 2008, toutes ces questions relèvent en effet de la compétence du législateur. Quid du vote d'un projet de loi avant la fin des autorisations, en mai 2023 ? Je ne saurais le dire.

M. David Assouline, rapporteur. - Le système des aides à la presse mérite à tout le moins d'être interrogé. Vous savez que nous soutenons la presse, qu'elle soit détenue ou non par de grands industriels. Nous avons oeuvré à ce que la presse puisse vivre dans ce pays, via par exemple la création d'un droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse, les prémunissant contre le pillage qu'ils subissaient de la part de Google et consorts.

Reste que ce système ne donne qu'aux riches - on savait déjà qu'on ne prête qu'aux riches... Pourquoi laisse-t-on prospérer un système dans lequel de grands groupes très riches, qui possèdent de nombreux médias, captent l'essentiel des aides d'État ? Une réflexion est-elle menée sur l'élaboration d'une régulation différente permettant d'aider les émergents, rendant possible la naissance de nouveaux médias, indépendants, dans un environnement difficile ? N'est-il pas temps de remettre à plat un système d'aides qui peine à favoriser le pluralisme ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Il faut commencer par être précis sur ce dont on parle quand on évoque les aides à la presse. Mettons de côté la dépense fiscale liée au taux réduit de TVA qui, mécaniquement, profite aux titres qui se vendent ; si l'on se concentre sur les aides directes, il existe plusieurs catégories de dispositifs dont certains ont spécifiquement vocation à soutenir le pluralisme quand d'autres sont des aides à la distribution et au portage ou des aides à l'investissement, via le Fonds stratégique pour le développement de la presse. La répartition de ces aides économiques, qui est publiée chaque année par le ministère de la culture et abondamment commentée, ne donne rien d'autre qu'une photographie du secteur : par construction, ces aides à la distribution et à l'investissement vont aux groupes que vous évoquez à proportion de ce qu'ils pèsent sur le marché.

La question que vous soulevez concerne donc essentiellement les aides au pluralisme : c'est sur ce segment que la question peut se poser. Actuellement, les critères d'attribution de ces aides n'intègrent pas de considérations liées à l'activité de l'actionnaire, au fait par exemple qu'il détienne d'autres intérêts économiques. La question de la rentabilité à l'échelle du groupe n'est pas posée. En revanche, ces aides reposent sur d'autres critères inhérents à leur objectif, qui est le pluralisme : on aide les titres à faibles revenus publicitaires ou à faibles ressources de petites annonces. C'est la part des recettes publicitaires dans le chiffre d'affaires qui constitue le critère d'éligibilité aux aides, et non la profitabilité globale du groupe auquel appartient le média.

Les aides à la presse ont tendance, dites-vous, à entretenir la reproduction du système existant et à empêcher l'émergence de nouveaux acteurs. Or il existe plusieurs dispositifs directement tournés vers ce type de problématique : le Fonds de soutien à l'émergence et à l'innovation dans la presse finance exclusivement des médias récents non détenus par des groupes ; le Fonds de soutien aux médias d'information sociale de proximité cible des médias indépendants. Nous venons par ailleurs de créer deux nouvelles aides au pluralisme : l'une réservée aux titres ultramarins, l'autre aux services de presse en ligne, cette dernière ayant pour objet de garantir la neutralité technologique des aides à la presse et de favoriser la partie émergente du secteur.

J'ajoute que certains dispositifs d'aide, pas tous, prévoient des règles empêchant qu'un même groupe accapare plus d'une certaine fraction de l'enveloppe globale. Une dernière précision : un système fiscal que vous connaissez bien favorise la souscription des individus au capital des sociétés de presse, ce qui est aussi un moyen de répondre à la préoccupation que vous exprimez.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Monsieur le directeur, je suis ravi de vous retrouver - nous vous avons auditionné récemment dans le cadre de l'examen du dernier projet de loi de finances.

Les opérations de fusion auxquelles nous assistons interviennent dans une période très agitée. L'écosystème est totalement bousculé parce que l'attente des clients, comme le business model, évolue. Les contenus - je parle surtout d'audiovisuel - sont devenus rois, et ils sont de plus en plus chers. On voit bien qui les achète - ceux-là n'ont que faire des engagements que nous prenons en matière de pluralité. Au sein de cet écosystème, ils avancent leurs pions à une vitesse très élevée.

Pensez-vous que notre réflexion puisse cheminer hors de ces réalités de marché avérées ? Et comment percevez-vous la situation à l'aune de l'organisation de notre secteur audiovisuel, qui marche sur trois pieds, le gratuit, le payant, l'audiovisuel public ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Je ne pense pas qu'une réflexion sur la concentration des médias puisse s'abstraire des éléments de contexte économique que vous mentionnez. La bataille des contenus n'a jamais été aussi vive qu'aujourd'hui ; elle se concentre sur un petit nombre de contenus extrêmement premium que sont, pour le dire vite, les séries audiovisuelles à gros budget et les droits sportifs. Cette situation peut en partie expliquer pourquoi certains acteurs estiment nécessaire de se regrouper : il s'agit de conserver la capacité à attirer à soi ces contenus sur lesquels de grands acteurs internationaux mettent beaucoup de moyens.

À l'inverse, on peut aussi considérer que la concentration des médias risque de renforcer ce mouvement et, à terme, de polariser le paysage entre quelques acteurs très puissants qui cannibalisent le marché des contenus, les droits des événements sportifs d'importance majeure notamment, et une multitude de petits acteurs qui doivent faire avec le reste. Notre système de régulation du financement de la production, qui est très « franco-français », se traduit notamment par des clauses de diversité : les grands acteurs ont l'obligation de ne pas concentrer leurs investissements sur un nombre trop restreint de genres ou de catégories de production.

Vous l'avez dit, l'audiovisuel public, dont on ne saurait ignorer le rôle éminent, est l'un des leviers majeurs dont nous disposons pour faire en sorte que les modalités de financement des contenus ne compromettent pas la diversité des productions. Mais il est lui-même confronté à cette concurrence, à cette inflation des coûts sur les programmes les plus attractifs, les programmes sportifs notamment.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je souhaite rebondir sur l'une des questions que M. le rapporteur vous a posées : votre direction est-elle oui ou non associée à la mission demandée par le Gouvernement ? Allez-vous formuler des propositions en vue de modifier les règles que vous considérez comme obsolètes ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Il est écrit dans la lettre de mission adressée aux deux inspections, auxquelles je ne saurais évidemment donner aucune instruction, qu'elles peuvent s'appuyer sur plusieurs services compétents, dont ceux que je dirige, parmi beaucoup d'autres. Cette mission nous a déjà entendus et auditionnés et continuera de le faire tout au long de ses travaux afin de recevoir un éclairage essentiellement économique et juridique.

Quant au travail de proposition, c'est à la mission qu'il revient de le faire. Nous pouvons nourrir sa réflexion, émettre des suggestions, mais non orienter ses travaux dans un sens ou dans un autre.

M. Michel Laugier. - Je voudrais revenir sur ce qu'a dit David Assouline à propos des aides directes : un titre appartenant à un groupe dont les marges sont gigantesques doit-il vraiment pouvoir bénéficier d'aides à la presse ? Les processus de concentration vous paraissent-ils inéluctables face à l'essor des grandes plateformes internationales ?

Savez-vous, au passage, si Google a versé le moindre centime de l'amende de 500 millions d'euros dont il a écopé pour avoir négocié de mauvaise foi avec la presse française sur les droits voisins ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Le recouvrement des amendes ne relevant pas des compétences de ma direction, je ne suis pas en mesure de répondre à votre dernière question.

M. Michel Laugier. - Il semble que personne ne sache me répondre.

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Le ministre des comptes publics pourra le faire.

M. Michel Laugier. - Heureusement qu'il s'agit de lui ! Son collègue de Bercy vient beaucoup moins souvent au Sénat...

M. Laurent Lafon, président. - Nous ne manquerons pas de l'auditionner dans le cadre de cette commission d'enquête...

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Vers qui doivent aller les aides directes à la presse ? Cette question est parfaitement légitime. Dans les règles actuellement en vigueur, qui sont tout à fait transparentes, il n'existe aucun critère permettant de tenir compte de la profitabilité du bénéficiaire de l'aide, qu'il s'agisse du titre de presse lui-même ou du groupe auquel ce dernier appartient.

La question n'est pas simple à résoudre : si l'on devait n'aider que ceux qui perdent de l'argent, on pourrait s'interroger sur l'efficacité du dispositif... Il faut distinguer deux choses : la profitabilité du titre lui-même, d'une part - de ce point de vue, ne pas aider un titre dès lors qu'il gagne de l'argent, c'est courir le risque d'une inefficacité des aides à la presse -, et l'appartenance de ce titre à un groupe plus large dont d'autres activités sont source de rentabilité, d'autre part.

J'ajoute une remarque : si l'on devait aller dans cette direction se poseraient immédiatement des questions qui, sans être insurmontables, sont très techniques quant à l'appréhension de ces groupes dont le schéma capitalistique est parfois extrêmement complexe.

M. Vincent Capo-Canellas. - Premièrement, comment le contrôle du respect des textes en vigueur s'organise-t-il ? Ces textes sont anciens, voire obsolètes, dit-on ; l'Autorité de la concurrence semble davantage en mesure d'effectuer ce contrôle que ne le sont le CSA ou votre direction.

Deuxièmement, quels pourraient être nos objectifs législatifs ? Étant entendu que les textes sont obsolètes, quelles sont les grandes familles d'options qui sont ouvertes au législateur ?

M Jean-Baptiste Gourdin. - Vous me demandez qui est chargé du respect des règles ; la réponse est assez simple : le droit de la concurrence relève de l'Autorité de la concurrence et le droit sectoriel des concentrations, pour ce qui concerne l'audiovisuel et le plurimédias, du CSA ou, désormais, de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), cette dernière appliquant les règles fixées dans la loi de 1986. La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) n'est compétente que pour veiller au respect d'une règle spécifique au secteur de la presse écrite dont M. le rapporteur a rappelé qu'elle n'avait plus aucune portée concrète : elle est exprimée en des termes si peu contraignants qu'en vérifier le respect est assez facile, aucun titre ne s'approchant de près ou de loin du plafond de concentration monomédias applicable à ce secteur.

Quid des grandes familles d'options ? La première question à se poser est celle de savoir s'il est nécessaire de conserver, à côté du droit commun de la concurrence, des règles spécifiques de protection du pluralisme. En la matière, ma conviction est faite : oui, nous avons besoin de telles règles. Le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence et le Conseil constitutionnel ne laisserait de toute façon pas le législateur abolir ces règles de défense du pluralisme au motif qu'il existe par ailleurs un droit de la concurrence.

Sur la nature des règles spécifiques au secteur des médias, il faut commencer par poser au moins deux questions centrales.

Tout d'abord, sur quel périmètre, ou à quelle échelle, raisonne-t-on ? J'évoquais la neutralité technologique en relevant l'incongruité que représentent des règles liées à la distribution papier ou à la diffusion hertzienne et ignorant la diffusion numérique. En d'autres termes, de quels médias on parle ? Le pluralisme, c'est le pluralisme des courants de pensée et d'opinion. Or tous les médias ne contribuent pas pareillement au pluralisme, selon la nature des programmes qu'ils proposent, à cette difficulté s'ajoutant la localisation d'une partie des acteurs concernés hors de France.

Qu'en est-il, ensuite, des indicateurs ? Le droit actuel repose sur une hétérogénéité d'indicateurs qui s'avère illisible, comme le montrait déjà le rapport Lancelot. Pour la télévision, le critère est le nombre d'autorisations, avec l'idée peut-être discutable qu'une autorisation en vaut une autre, quelle que soit la puissance de la chaîne en cause. Pour la radio, c'est la desserte, en nombre d'habitants, que permet le service, qui sert de critère - c'est la notion de couverture, et non d'audience, qui compte ici : le nombre potentiel d'auditeurs que vous pouvez atteindre. Pour la presse, enfin, c'est le tirage qui entre en ligne de compte, notion déjà plus proche de celle d'audience - si l'on met de côté les invendus, tirage et audience correspondent à peu près.

Ces trois critères coexistent ; or ils ne signifient pas du tout la même chose. Peut-on construire des critères communs à l'ensemble des catégories de médias et respectueux de la neutralité technologique ? Le rôle de la mission est d'y parvenir.

M. Laurent Lafon, président. - Concernant la publicité, pensez-vous qu'imposer aux annonceurs des règles de diversification des annonces auprès de différents supports pourrait-il être pertinent ?

Quant aux procédures d'autorisation à émettre telles qu'elles existent, trouvez-vous qu'elles aient encore un sens ? Imaginez-vous par exemple qu'en 2022 le CSA puisse ne pas accorder d'autorisation à émettre à TF1 ou à M6 ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Les réflexions auxquelles vous faites allusion sont moins liées à la concentration des médias à proprement parler qu'à la question de savoir comment on régule le transfert de valeur qui s'opère sur le marché publicitaire entre médias traditionnels et secteur digital. Le point de départ de ces réflexions est le suivant : ce n'est pas tout à fait la même chose que les investissements publicitaires des annonceurs aillent vers des médias qui financent des contenus, rémunèrent des journalistes, achètent des droits, ou qu'ils aillent vers des plateformes qui, bien que contribuant massivement à la diffusion des contenus, ne les financent pas, cela dit abstraction faite des espoirs que l'on peut fonder dans les droits voisins.

Notre règlementation sectorielle de la publicité a longtemps reposé sur une logique de « secteurs interdits » : on a protégé la radio et la presse du média dominant de l'époque, la télévision, en interdisant à cette dernière certains types de publicité, grande distribution ou cinéma par exemple.

Ces règles qui protègent le petit contre le gros perdent de leur sens lorsque le gros devient un moyen face à un très gros. Faut-il se contenter de transposer ce raisonnement en interdisant certains secteurs au numérique ? Cette voie me paraît difficile à emprunter compte tenu de la complexité de la chaîne de valeur de la publicité digitale. Il est possible de raisonner différemment. L'objectif, in fine, est que les investissements publicitaires aillent vers les médias, non par patriotisme ou par défense d'intérêts catégoriels, mais parce que ces médias financent la production d'information, de contenus, d'oeuvres.

De ce point de vue, l'idée que vous évoquez, celle d'une responsabilité des annonceurs quant aux supports sur lesquels ils placent leurs messages, me semble très fertile. Il n'y a cependant pas de travaux spécifiques à ce sujet.

Vous m'interrogez également sur les procédures d'autorisation. Elles conservent évidemment tout leur sens, puisqu'il s'agit d'allouer une ressource rare, qui appartient au domaine public - la ressource hertzienne -, ce qui ne saurait se faire de manière opaque ou discrétionnaire. Le droit européen, d'ailleurs, ne le permettrait pas : le paquet Télécom, par exemple, oblige à mettre en oeuvre des procédures transparentes et ouvertes d'attribution de ces ressources.

J'ai travaillé au CSA : je suis bien placé pour savoir combien sont lourdes ces procédures ; mais cette lourdeur est inhérente à ce qu'il s'agit de garantir, à savoir une égalité d'accès à la ressource publique et une juste compétition entre ceux qui veulent obtenir une fréquence. De ce point de vue, le principe en vertu duquel ces autorisations sont accordées à titre précaire, c'est-à-dire pour une durée déterminée, me paraît parfaitement sain. Le principe même d'une procédure ouverte exige, en toute logique, que l'autorisation ait une durée limitée.

En filigrane de la question que vous posez, on trouve la question du devenir à long terme de la télévision numérique terrestre (TNT). Y a-t-il un sens à faire entrer de nouveaux acteurs dans le paysage de la TNT alors que certains doutent de son avenir ? Tout d'abord, je ne crois pas que l'avenir de la TNT soit scellé. L'affectation de la bande ultra haute fréquence (UHF) à la TNT est garantie par la loi jusqu'en 2030 ; décréter maintenant la mort de la TNT serait très hasardeux. Quant à savoir, ensuite, s'il faut ou non y faire entrer de nouveaux acteurs, ma position est la suivante : laissons les règles fonctionner normalement, quoi qu'il en soit de la pérennité de la TNT à long terme. Le rôle du CSA, ou plutôt de l'Arcom, est de départager les acteurs existants qui demanderaient une nouvelle autorisation et d'éventuels nouveaux entrants en fonction des critères que le législateur lui a assignés, parmi lesquels la diversité des opérateurs et la capacité à amortir les investissements.

M. David Assouline, rapporteur. - Bientôt nous aurons tous pris l'habitude de donner au CSA le nom d' « Arcom »...

On défend, sur la place publique, l'idée selon laquelle les concentrations capitalistiques permettraient aux opérateurs d'atteindre un seuil critique de puissance leur permettant de faire face à la concurrence. L'argument n'est pas totalement infondé, après tout... Mais comment cette puissance est-elle régulée ? Il s'agit d'information et de culture, donc de contenus qui façonnent un peuple ! En d'autres termes, on n'a pas affaire à un bien comme les autres.

Le CSA délivre, au nom de l'État, des concessions : des droits d'émettre. Ces concessions sont régies par des conventions. C'est cela, le garde-fou : vous avez beau être puissant, vous êtes tenu à un certain nombre d'obligations qui pourraient empêcher les abus. Or, relisant, par hasard !, la convention qui lie le CSA à CNews, j'y ai trouvé un paragraphe qui est tout à l'honneur de l'État : en gros, le média s'engage à promouvoir la lutte contre les discriminations en fonction de l'orientation sexuelle, de la religion, de la culture, de l'origine, etc. Cela signifie qu'un certain système de valeur encadre la concession ainsi délivrée. Le président du CSA, lorsque nous l'interrogions, nous disait que c'était à nous, législateurs, de lui donner les moyens d'une rupture de la convention quand de façon répétée ou permanente une autre orientation est clairement promue. Par quels moyens peut-on sanctionner, jusqu'au retrait de concession ? Pensez-vous qu'une réflexion doit être menée sur ce point ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - Je commence par rappeler qu'il ne m'appartient pas de porter un regard sur la façon dont l'Arcom met en oeuvre ses pouvoirs. La question est plutôt de savoir si ces pouvoirs sont suffisants. Elle s'adresse au ministère de la culture et au législateur, puisque nous contribuons à la production normative sur ces thèmes.

Le législateur a souhaité renforcer les pouvoirs du CSA en la matière dans le cadre de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, précisant une mission qui existait déjà à l'article 3-1 de la loi de 1986 : l'Arcom « s'assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte » aux principes d'honnêteté, d'indépendance et de pluralisme de l'information. Le CSA s'est appuyé sur cette rédaction plus précise pour adopter, en 2018, une délibération de portée générale, qui s'applique à toutes les chaînes conventionnées.

Sur le terrain des pouvoirs de sanction, l'Arcom dispose d'une gamme très large, de l'amende à la résiliation de la convention.

Plus fondamentalement, ce qui est en cause dans votre question, c'est la capacité du régulateur à se saisir non pas de manquements ponctuels à la convention, assez faciles à caractériser - quand survient un dérapage qui contrevient à tel ou tel principe de la convention, l'Arcom sait faire -, mais, question beaucoup plus délicate, de quelque chose de beaucoup plus diffus, qui traverse toute la ligne éditoriale d'une chaîne. La convention définit la nature des programmes diffusés ; la ligne éditoriale est une notion plus subtile... Un glissement qualitatif de ligne éditoriale sur l'ensemble de la programmation de la chaîne n'est pas chose aisée à appréhender. Quand l'Arcom apprécie le respect du pluralisme par une chaîne, elle peut constater que les temps de parole ne sont pas respectés ou que, sur un sujet donné, la diversité des points de vue n'a pas été présentée ; en revanche, appréhender le fait que s'y exprime d'une manière générale une vision biaisée ou orientée, c'est beaucoup plus difficile pour le régulateur.

M. David Assouline, rapporteur. - Soyons précis. Dans la convention dont je parle, il est écrit par exemple : « à promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations, à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité. » C'est dans la convention ; cela s'apprécie, tout de même ! Le régulateur peut-il selon vous apprécier si de façon permanente et éditorialisée on contrevient à ces principes ?

M. Jean-Baptiste Gourdin. - La question ne s'adresse pas à la DGMIC, mais, précisément, au régulateur. À titre personnel, il me semble beaucoup plus difficile de porter une appréciation globale sur la ligne éditoriale d'une chaîne que de caractériser un manquement ponctuel.

M. Laurent Lafon, président. - Nous aurons l'occasion de poser la question à Roch-Olivier Maistre, président du CSA, que nous recevrons mardi prochain.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 35.