Mercredi 24 novembre 2021

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 35.

Marché intérieur, économie, finances et fiscalité - Inclusion du nucléaire dans le règlement délégué complétant le règlement (UE) 2020-852 du Parlement européen et du Conseil sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019-2088 : rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de MM. Claude Kern, Daniel Gremillet et Pierre Laurent

M. Jean-François Rapin, président. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour évoquer un sujet d'intérêt majeur pour notre pays comme pour l'Union européenne : quel avenir pour le nucléaire en Europe ?

Car c'est bien ce qui se joue derrière le débat sur l'inclusion du nucléaire dans les activités qui seront considérées comme durables par l'acte délégué complémentaire que la Commission européenne va bientôt publier sur la taxonomie des investissements verts. Cet outil sera en effet déterminant pour l'avenir du nucléaire dans la transition énergétique.

Nous savons combien le sujet est sensible. Il divise les États membres, chacun d'eux étant libre de déterminer son bouquet énergétique. Il constitue même une profonde ligne de fracture dans le couple franco-allemand, depuis que l'Allemagne a unilatéralement décidé, après la catastrophe de Fukushima en 2011, d'abandonner le nucléaire. Le résultat des dernières élections allemandes n'est pas de nature à la résorber.

Toutefois, la flambée récente des prix de l'énergie rebat les cartes, car, dans le débat énergétique européen, elle ajoute à l'urgence de la décarbonation un autre défi : l'indépendance énergétique de l'Union.

Or, sur ces deux aspects, le nucléaire constitue une réponse. C'est pourquoi Daniel Grémillet, Claude Kern et Pierre Laurent, nos rapporteurs sur les sujets énergie, nous proposent aujourd'hui un rapport débouchant sur une résolution européenne que je leur laisse le soin de nous présenter.

M. Claude Kern, rapporteur. - Le 7 septembre dernier, le Figaro titrait : « les obligations vertes de l'Union européenne excluent le nucléaire ». Cette annonce, qui a créé une certaine confusion, atteste des enjeux financiers, économiques et politiques soulevés par le débat actuel sur l'inclusion de certains secteurs de l'énergie, en particulier du nucléaire, dans le règlement sur la taxonomie verte de l'Union européenne.

En effet, les exigences établies par la Commission européenne en matière d'obligations vertes sont alignées sur les critères définis dans le règlement sur la taxonomie et ses actes délégués, qui classifient les activités économiques selon leur durabilité sur le plan environnemental. En l'état actuel de la législation européenne, l'énergie nucléaire, pourtant très faible émettrice de CO2, ne peut bénéficier de ce dispositif de labellisation.

La taxonomie tend à s'imposer aujourd'hui comme un standard, en matière de définition des activités considérées comme durables, dans le domaine de la finance. Le développement de la finance durable au cours de ces dernières années s'est, en effet, accompagné de la mise en oeuvre d'une classification des activités vertes, d'abord à l'initiative d'intermédiaires financiers, avant que des autorités publiques s'engagent dans cette démarche pour établir leurs propres critères. Dès 2015, la Chine a ainsi publié une liste de projets éligibles aux obligations vertes. Les taxonomies vertes contribuent, certes, à orienter les investissements vers des projets respectueux de l'environnement mais comportent aussi des enjeux de nature politique.

L'Union européenne est engagée dans une réforme en profondeur de son cadre législatif afin de devenir le premier continent neutre sur le plan climatique à l'horizon 2050. Les niveaux actuels d'émissions de gaz à effet de serre des États membres doivent ainsi diminuer fortement au cours des prochaines décennies. Pour y parvenir, l'Union européenne a rehaussé son niveau d'ambition en s'engageant à réduire ses émissions d'au moins 55 % d'ici 2030, par rapport aux niveaux de 1990. La stratégie de la Commission européenne est ainsi de bâtir une économie verte, compétitive et socialement juste.

La construction d'un écosystème de la finance durable doit permettre de contribuer à la réalisation de ces objectifs ambitieux en intégrant les enjeux de développement durable dans le secteur financier. Les bases de ce système ont été définies dans le cadre du « Plan d'action pour la finance verte de l'Union européenne », présenté en mars 2018 par la Commission européenne. Elles ont été posées par trois textes :

- le règlement établissant la taxonomie de l'Union européenne ;

- le règlement sur la publication d'informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers ;

- et le règlement sur les indices utilisés comme indices de référence.

La Commission européenne a ainsi élaboré son propre référentiel de classification des activités économiques considérées comme durables sur le plan environnemental. La taxonomie européenne a un double objectif, d'une part, encourager les investissements qui contribuent à la transition écologique, et, d'autre part, lutter contre le « green-washing » ou l'éco-blanchiment. C'est cette stratégie qui a été mise en oeuvre avec l'adoption, en juin 2020, du règlement (UE) 2020/852 sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088. Ce règlement dit « taxonomie » doit ainsi permettre aux investisseurs d'évaluer la conformité de leurs placements avec les objectifs du Pacte vert pour l'Europe et de l'Accord de Paris.

Entré en vigueur le 12 juillet 2020, ce règlement établit la base de ce système de classification, en fixant six objectifs environnementaux :

- l'atténuation du changement climatique ;

- l'adaptation au changement climatique ;

- l'utilisation durable et la protection des ressources hydrologiques et marines ;

- la transition vers une économie circulaire, la prévention et le recyclage des déchets ;

- la prévention et le contrôle de la pollution ;

- la protection des écosystèmes sains.

Pour être considérée comme durable sur le plan environnemental, une activité économique doit remplir quatre conditions :

- contribuer substantiellement à au moins un des six objectifs environnementaux ;

- ne causer aucun préjudice important aux cinq autres objectifs environnementaux ;

- respecter des garanties sociales et de gouvernance minimales ;

- être conforme aux critères techniques définis.

Ce règlement se veut ainsi binaire : les activités sont qualifiées de durables sur le plan environnemental uniquement si elles sont conformes à ces exigences dans le cas contraire ; sinon elles ne peuvent bénéficier de cette certification.

Dans ce cadre, trois types d'activités peuvent être éligibles à la taxonomie :

- les activités durables, qui contribuent substantiellement à l'un des six objectifs environnementaux ; il s'agit des activités à faibles émissions de carbone ;

- les activités transitoires, qui ne disposent pas pour l'instant de solution de remplacement bas-carbone mais qui s'inscrivent toutefois dans une trajectoire de décarbonation ;

- les activités habilitantes, qui ne sont pas compatibles avec la neutralité carbone, mais qui sont nécessaires à la transition écologique.

Pierre Laurent va maintenant vous présenter les autres points importants de ce règlement ainsi que ses enjeux.

M. Pierre Laurent, rapporteur. - La taxonomie s'adresse :

- aux États membres qui imposent des mesures, des normes ou des labels publics pour les produits financiers verts ou les obligations vertes ;

- aux acteurs des marchés financiers qui proposent des produits financiers ;

- aux grandes entreprises, de plus de 500 salariés, qui sont déjà tenues de déposer une déclaration de performance extra-financière en vertu de la directive sur la justification d'informations non financières. Elles seront tenues, à partir du 1er janvier prochain, d'indiquer la part de leur chiffre d'affaires, de leurs dépenses d'investissements et de leurs dépenses d'exploitation, alignée sur la taxonomie.

Toutefois, il convient de préciser que, pour les acteurs du secteur privé, la taxonomie n'est qu'un label et ne les empêche pas de poursuivre leurs investissements dans des activités à fortes émissions de CO2. Par ailleurs, la taxonomie a été conçue comme un document évolutif, nécessitant d'être complété et actualisé.

Le règlement du 18 juin 2020 sur la taxonomie prévoit, par ailleurs, que la Commission est chargée d'établir, au moyen d'actes délégués, les critères d'examen technique permettant de déterminer si une activité économique peut être considérée comme contribuant substantiellement à l'un des six objectifs environnementaux sans causer de préjudice à aucun des autres objectifs. Publiés au plus tard au 31 décembre 2020, en vue d'assurer l'application du règlement à partir du 1er janvier 2022, ces actes délégués doivent donc définir la frontière entre durabilité et nocivité.

On rappelera que les actes délégués ne sont pas transmis aux parlements nationaux aux fins de contrôle du respect du principe de subsidiarité, dans la mesure où ils ne constituent pas des actes législatifs. Toutefois, ils les complètent, rendant ainsi partiel le contrôle de subsidiarité exercé par les parlements des États membres. Comme le faisait remarquer l'ancien Président de notre commission, Simon Sutour, dans un rapport d'information publié en janvier 2014, « la pratique des actes délégués est loin d'être anodine et suppose, et même exige, une grande vigilance politique ».

Le mandat donné à la Commission européenne prévoit que l'élaboration de ces actes et leur adoption s'appuient sur des consultations et des conseils d'experts « possédant des connaissances et une expérience avérées dans les domaines concernés ». Les actes délégués doivent, par conséquent, se fonder sur des données scientifiques.

Le groupe d'experts techniques sur la finance durable a ainsi été invité à élaborer préalablement des recommandations sur les critères techniques permettant de déterminer le caractère durable d'une activité économique. Son rapport final, publié en mars 2020, tout en reconnaissant la contribution de l'énergie nucléaire aux objectifs d'atténuation du changement climatique, n'a pas recommandé son inscription dans la taxonomie, considérant qu'il ne respectait pas le critère d'innocuité (« no do significant harm »), en raison des questions posées par la gestion des déchets nucléaires. À la suite de ce rapport, la Commission a décidé de lancer des travaux sur ce sujet, en demandant à son service scientifique et technique - le Centre commun de recherche - une évaluation de l'énergie nucléaire au regard du critère « ne pas nuire significativement ».

Le rapport du Centre commun de recherche, publié à la fin du mois de mars 2021, qui n'a été validé par les deux comités d'experts qu'à la fin du mois de juin 2021, conclut qu'« aucune preuve scientifique [ne vient affirmer] que l'énergie nucléaire est plus dommageable pour la santé humaine ou l'environnement que d'autres technologies de production d'électricité déjà incluses dans la taxonomie en tant qu'activités contribuant à l'atténuation du changement climatique ».

Un premier acte délégué relatif au volet climatique - atténuation et adaptation au changement climatique - a été publié le 21 avril 2021. Dans deux annexes de près de 550 pages, il détaille, par secteur d'activité, les principes et critères techniques retenus. Le seuil de 100g de CO2 par kWh pour les activités énergétiques a été maintenu.

Après de nombreux débats, la Commission européenne a finalement décidé de ne pas inclure l'énergie nucléaire et le gaz naturel dans ce premier acte délégué, mais de traiter ces deux secteurs ultérieurement, dans un acte délégué complémentaire, prévu pour l'été 2021. Elle a en effet considéré que le processus d'évaluation scientifique du nucléaire n'étant pas achevé, elle n'était pas en mesure de trancher le sujet, mais qu'il était toutefois nécessaire de faire avancer la mise en oeuvre du règlement sur la taxonomie, qui avait déjà pris du retard.

Nous ne pouvons que regretter que l'ensemble des secteurs de l'énergie n'ait pas été couvert par un acte délégué unique, ce qui a contribué à focaliser les débats sur deux sources d'énergie qui ne sont pas comparables en termes d'émissions de gaz à effet de serre.

Ce premier acte délégué a été adopté par le Parlement européen en septembre dernier et le Conseil a jusqu'au 7 décembre pour formuler d'éventuelles objections. C'est aux alentours de cette date qu'un acte délégué complémentaire pourrait finalement être présenté par la Commission. Dans sa communication du 13 octobre sur la lutte contre la hausse des prix de l'énergie, la Commission précise en effet, sans en indiquer l'échéance, que l'acte délégué complémentaire sur le volet climatique de la taxonomie concernera l'énergie nucléaire ainsi que les activités de production de gaz naturel.

Plusieurs facteurs permettent d'expliquer cette « arrivée à maturité » de la décision : d'une part, l'augmentation de la demande d'électricité dans les prochaines décennies, liée à la transition écologique, dans un contexte de hausse des prix de l'énergie, et d'autre part, le recours au gaz comme énergie de transition, pour remplacer le charbon dans la production d'électricité.

Daniel Gremillet va vous présenter les autres points sur lesquels s'appuie notre position sur cet enjeu majeur pour l'avenir de la production d'énergie nucléaire.

M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Des incertitudes demeurent notamment sur la catégorisation des activités permettant la production d'énergie nucléaire. Plusieurs déclarations - je pense à celle du commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, devant notre commission, le 28 octobre dernier - laissent envisager qu'une position de compromis pourrait être retenue, afin de satisfaire les positions française et allemande, qui inscrirait le nucléaire et le gaz en tant qu'activités transitoires dans la taxonomie. Or une telle approche ne peut nous satisfaire.

La déclaration de la présidente de la Commission, à l'issue de la dernière réunion du Conseil européen, distingue pourtant bien le nucléaire du gaz, ce dernier étant considéré comme une activité transitoire. Quant au vice-président Valdis Dombrovskis, il déclarait en octobre en marge d'une réunion de l'Eurogroupe : « Il est important que nous reconnaissions le rôle de l'énergie nucléaire en tant qu'énergie à faible émission de carbone dans le mix énergétique global et dans notre effort de décarbonation ».

Pour être inclus dans la taxonomie, le nucléaire doit - je le rappelle - contribuer à l'un des six objectifs environnementaux et ne pas contredire le principe d'innocuité, le « do no significant harm » en anglais. Il contribue d'ailleurs à ce que notre pays dispose du mix énergétique le plus décarboné d'Europe.

Les émissions moyennes de gaz à effet de serre pour la production d'électricité à partir d'énergies nucléaires sont comparables à celles de l'hydroélectricité et de l'éolien. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), qui a publié des données sur l'impact carbone de la filière nucléaire, l'estime en moyenne à 12 g de CO2/kWh au plan international, les données de l'Agence de la transition écologique (ADEME) pour la France l'évaluent à 6g de CO2/kWh. L'hydroélectricité et l'éolien se situent à 10g, contre 443g pour le gaz naturel. Le nucléaire contribue, par conséquent, aux objectifs d'atténuation du changement climatique. Cette conclusion est d'ailleurs partagée par les détracteurs du nucléaire, comme l'ont reconnu les représentants de l'ONG Greenpeace lors de leur audition.

C'est sur les impacts liés à la gestion des déchets radioactifs et aux risques associés à des dysfonctionnements graves des centrales nucléaires, que se cristallisent les oppositions à l'inclusion du nucléaire dans la taxonomie. Le nucléaire est-il compatible avec le critère « ne pas nuire de manière significative » ? Le rapport du Centre commun de recherche, sur lequel doit s'appuyer la réflexion de la Commission européenne, note l'existence d'un large consensus scientifique et technique sur le stockage des déchets radioactifs dans des formations géologiques profondes. Il constitue, en l'état actuel des connaissances, un moyen approprié et sûr de les isoler de la biosphère sur le temps long. Les recherches sur le traitement des déchets nucléaires, en particulier sur les procédés de multi-recyclage du combustible usé, sont aussi prometteuses.

Il faut également rappeler que la protection de la population et de l'environnement dans les pays dotés d'installations nucléaires repose sur l'existence d'un cadre communautaire solide, qui contribue au renforcement de la sûreté nucléaire au sein de l'Union européenne et impose à chaque État membre de se doter d'un cadre législatif et réglementaire visant à mettre en place des programmes nationaux de gestion des déchets radioactifs et du combustible usé. Comme l'a fait remarquer Jacques Percebois, expert sur ces questions, lors de son audition, la mise en oeuvre de mesures spécifiques par l'industrie nucléaire, sous le contrôle des régulateurs et des autorités gouvernementales, permet de garantir que ces impacts restent dans les limites établies.

Cette controverse autour de l'impact environnemental du nucléaire ne doit pas faire oublier le coût environnemental dissimulé de la plupart des énergies renouvelables, promues par la transition écologique. En effet, ces technologies vertes sont souvent tributaires de l'extraction et de l'importation de métaux rares, nécessaires au processus de fabrication.

Le règlement sur la taxonomie ne saurait par ailleurs porter atteinte au droit des États membres de décider de leur bouquet énergétique, et au principe de neutralité technologique, qui est d'ailleurs mentionné dans ce texte. Le Conseil européen des 10 et 11 décembre 2019 a aussi acté le droit pour les États membres de « choisir les technologies les plus appropriées pour atteindre collectivement l'objectif climatique 2030, y compris les technologies de transition telles que le gaz ».

Si le nucléaire n'était pas inscrit dans la taxonomie, cela contribuerait à renchérir les coûts de financement ou à détourner les investissements de ces projets. Concernant le financement public, cela dégraderait aussi la position concurrentielle d'EDF sur les marchés internationaux, par rapport à ses grands concurrents. Pour les États, l'enjeu de cette taxonomie est aussi budgétaire, notamment si les finances publiques devaient à terme être plus en phase avec le cadre de cette taxonomie.

Force est de rappeler également que l'atteinte de l'objectif de neutralité climatique d'ici à 2050 implique une transformation des systèmes de production énergétique des États membres. L'Union européenne devra en effet accroître considérablement sa production d'électricité décarbonée pour répondre à une demande d'électricité croissante. La hausse des prix de l'énergie a montré, avec encore plus d'acuité, l'urgence de sortir de la dépendance aux énergies d'origine fossile.

L'inscription de la production nucléaire d'électricité dans la taxonomie de l'investissement durable est défendue par la France ainsi que par des pays situés surtout à l'est de l'Europe. En octobre dernier, les ministres de dix États membres ont publié une tribune pour soutenir l'énergie nucléaire, considérant comme « absolument indispensable » son inclusion dans la taxonomie européenne avant la fin de l'année. Outre la France, ce texte a été signé par la Roumanie, la République tchèque, la Finlande, la Slovaquie, la Croatie, la Slovénie, la Bulgarie, la Pologne et la Hongrie. Depuis, d'autres pays, notamment les Pays-Bas, ont rejoint cette position.

À l'opposé, un groupe de six pays, conduit par l'Allemagne et l'Autriche, s'oppose à toute inclusion du nucléaire dans la taxonomie, considérant que cela porterait atteinte à son intégrité, à sa crédibilité et, par conséquent, à son utilité.

Tels sont les éléments que nous souhaitions porter à votre connaissance pour soutenir l'inclusion des activités permettant la production d'énergie nucléaire dans le règlement sur la taxonomie, dans le cadre des négociations en cours. Cette décision est très attendue, non seulement par les acteurs de la filière nucléaire, mais aussi par les États membres pour l'avenir de leur bouquet énergétique. Elle contribuerait en outre à la valorisation de l'hydrogène issu de l'énergie nucléaire et au développement de cette technologie bas-carbone très prometteuse.

C'est pourquoi nous vous proposons d'adopter la proposition de résolution européenne qui vous a été communiquée ainsi qu'un avis politique reprenant les mêmes termes qui sera adressé directement à la Commission européenne.

M. Jacques Fernique. - Sans finance durable, nous ne pourrons pas atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050. La classification que doit publier la Commission européenne à la fin de l'année est donc cruciale. En identifiant les activités économiques respectueuses du climat et de l'environnement, elle permettra de guider les capitaux privés vers des entreprises, des produits financiers durables, non néfastes.

Cette taxonomie ne remplira pas son objectif si elle n'est pas crédible. Elle doit donc être un outil régi par des critères rationnels et scientifiques, et non le fruit de batailles menées par des lobbyings intenses.

Mon groupe ne partage pas la position de cette proposition de résolution visant à considérer l'activité de production nucléaire comme une activité durable, à la fois bonne pour le climat et pour l'environnement, ou en tout cas ne portant pas atteinte à l'environnement. Six Etats membres, à savoir l'Allemagne, l'Autriche, le Luxembourg, le Danemark, l'Espagne et le Portugal, ont exprimé nettement leur désaccord avec une telle évolution qui, pour reprendre leurs termes, « affecterait durablement l'intégrité, la crédibilité et donc l'utilité » de cette taxonomie. Au début du mois d'octobre, le Parlement européen a rejeté deux propositions d'objection du groupe CRE qui militait pour l'intégration du gaz fossile et du nucléaire. Il n'a échappé à personne que les soutiens du gaz fossile et du nucléaire font cause commune pour éviter une éventuelle majorité qualifiée de rejet. On touche donc là à un débat politique majeur. C'est d'ailleurs pourquoi mon groupe déposera une demande d'inscription de cette proposition de résolution européenne à l'ordre du jour du Sénat : ce débat majeur mérite ce cadre adapté.

Pourquoi le nucléaire ne peut-il pas être considéré comme durable dans cette taxonomie ? Certes, il provoque de faibles émissions de gaz à effet de serre pendant l'exploitation. Bien qu'en tenant compte de l'extraction, du raffinage, de l'enrichissement de l'uranium, de la construction des centrales, de leur démantèlement et du traitement des déchets, la facture CO2 s'alourdisse sensiblement. Mais, surtout, comment le nucléaire pourrait-il passer l'examen des six objectifs environnementaux de la taxonomie avec les déchets qu'il génère et les risques considérables qu'il entraîne ?

Si la catégorie « durable » demandée par cette résolution n'est vraiment pas raisonnable, certains, dans le débat européen en cours, envisagent un compromis avec la catégorie « transitoire », le nucléaire devenant une énergie d'appoint des énergies renouvelables, dans l'attente de leur développement complet. Il est d'ailleurs significatif que la proposition de résolution, que je qualifierais de maximaliste, n'évoque absolument pas cette option qui est pourtant largement envisagée aujourd'hui. Je précise qu'elle n'est pas partagée par mon groupe. À notre sens, au-delà de la question rédhibitoire des déchets, le nucléaire est aujourd'hui trop coûteux et trop lent à développer pour répondre aux objectifs climatiques des quinze prochaines années qui seront déterminantes.

Pour conclure, cette résolution me paraît déraisonnable quand elle revendique carrément la catégorie « durable » pour le nucléaire. Nombre des arguments présentés me paraissent hors-sujet, notamment sur l'évolution de la consommation d'électricité, ou sur la problématique de l'approvisionnement énergétique. Il serait peut-être envisageable de justifier le classement du nucléaire dans la catégorie « transitoire ». Il me paraît évident cependant que d'ouvrir les vannes des investissements privés et des subventions européennes et nationales vers le nucléaire et le gaz fossile entraverait le développement et le déploiement des solutions réellement durables que sont les énergies renouvelables, la sobriété et l'efficacité énergétiques.

M. Didier Marie. - Ce sujet est complexe et il est dommageable qu'il soit traité tardivement. La Commission européenne doit trancher prochainement sur un acte délégué complémentaire alors que la question de l'avenir énergétique de notre pays mériterait un grand débat national et devrait être tranchée lors d'échéances particulières, notamment à l'occasion des prochaines élections présidentielles.

Je ne vous surprendrai pas en vous disant que le groupe auquel j'appartiens est plutôt partagé. Pour ma part, je considère que l'inclusion du nucléaire dans la taxonomie n'est pas une bonne chose. En effet, elle est un outil de transparence qui doit, d'une part, servir de référence au label européen des investissements verts et de standard aux obligations vertes, et d'autre part, éviter le « greenwashing ». En inscrivant le nucléaire et le gaz dans la taxonomie, étant donné qu'on se dirige vers ce compromis, ses objectifs ne seront pas atteints et l'ambition de faire des standards européens la référence mondiale de la finance verte non plus. C'est une occasion perdue pour la prééminence du modèle de l'Union européenne en matière de finance durable. Il est possible de douter que les citoyens épargnants ainsi que les investisseurs acceptent cette approche au regard du nombre d'États membres qui y sont hostiles, parmi lesquels on compte des capacités d'investissements particulièrement fortes. C'est le cas des six pays que vous avez cités. On peut aussi ajouter l'Italie. Nos collègues parlementaires italiens nous ont d'ailleurs rappelé qu'après deux référendums, la position de leur pays sur le nucléaire n'avait pas évolué. Certains pays ne se sont pas prononcés et sont dans une attitude dubitative. Je crains - et j'en suis convaincu à titre personnel - que l'inclusion du nucléaire et du gaz dans la taxonomie rende l'Union européenne peu crédible sur la scène internationale en matière de lutte contre le dérèglement climatique et d'émissions de gaz à effet de serre.

Il n'est pas possible d'aborder ce débat sur la taxonomie sans évoquer celui sur le nucléaire. Effectivement, le nucléaire est bon pour le climat. Il n'émet pas une quantité très importante de gaz à effet de serre. Mais il n'est pas bon pour l'environnement. En effet, la question des déchets n'est pas traitée. D'ailleurs, elle n'a pas de solution à moyen terme.

L'inclusion du nucléaire dans la taxonomie ouvre la perspective de prêts à taux réduits par rapport à ceux du marché, accessibles au grand opérateur qu'est EDF. Or la question qui est posée ne concerne pas les dix prochaines années mais les soixante suivantes. Pour les dix prochaines années, tout le monde ou presque convient qu'il est nécessaire d'accélérer le développement des énergies renouvelables. Dans ce cadre, il faudra prolonger la durée de vie des centrales nucléaires existantes pour atteindre un double objectif, celui qui est inscrit dans la loi française votée sous le quinquennat précédent et qui n'a pas été remis en cause depuis, à savoir 50 % d'électricité d'origine nucléaire à l'horizon 2025, et celui fixé par l'Union européenne de réduction de 55 % des gaz à effet de serre à l'horizon 2030. Pour atteindre cet objectif, je pense qu'il faut flécher majoritairement et de façon intensive les financements sur les énergies renouvelables. S'agissant des soixante années suivantes, à compter de 2030, la question qui nous est posée et à laquelle nous ne pouvons pas répondre aujourd'hui, est la suivante : voulons-nous un nouveau programme nucléaire avec des EPR et d'hypothétiques micro-centrales, sachant que le coût du nucléaire ne cesse d'augmenter et qu'inversement, celui des énergies renouvelables est de plus en plus compétitif ? Les risques inhérents à l'énergie nucléaire sont connus, même si les règles européennes sont particulièrement strictes et devraient permettre de les éviter, mais rien n'est nécessairement acquis dans la durée, a fortiori si ce n'est plus le service public qui en est chargé. Je rappelle qu'en dehors de la France, ce n'est pas le service public qui développe le nucléaire. À l'échelle européenne, cela pose une vraie question. Par ailleurs, le problème des déchets n'est pas traité. Pour autant, les limites des énergies renouvelables sont aussi connues.

Au-delà de ces questions, l'argument de la souveraineté est souvent mis en avant. Or notre uranium est importé de pays souvent en proie à des conflits, do,c cela soulève des questions de géopolitique et de ressource. Notre dépendance ne sera pas liée à l'énergie produite mais à la source qui permet de la produire.

Enfin, ce débat suscite des controverses et des tensions à l'échelle européenne. Je rappelle que plusieurs Etats ont manifesté leur opposition très ferme et l'Autriche a récemment annoncé qu'elle saisirait la Cour de justice de l'Union européenne.

Je ne pense pas que le compromis visant à inclure le nucléaire dans la taxonomie soit pleinement satisfaisant dès lors qu'il s'accompagnera de l'inscription du gaz dans cette même classification. C'est l'ensemble de la crédibilité de l'Union européenne qui sera remise en cause à l'égard des investisseurs internationaux. C'est la raison pour laquelle, à titre personnel, je ne voterai pas cette proposition de résolution européenne.

M. André Gattolin. - Je partage largement les points de vue qui ont été exprimés précédemment par mes deux collègues. Au niveau européen, il est indispensable d'avancer ensemble, et malgré tout, il est nécessaire de trouver des compromis. La taxonomie aborde le sujet du financement des activités économiques. Il est compliqué d'affirmer que l'énergie nucléaire est la moins chère alors qu'en même temps, c'est celle qui nécessite le plus d'investissements.

Par ailleurs, un ingénieur qui ne peut être critiqué pour être du côté des anti-nucléaires, Philippe Denhez, avait publié en 2011, un excellent ouvrage intitulé « La dictature du carbone ». Il indique qu'il n'est pas envisageable d'évaluer les questions de transition écologique et de transition énergétique uniquement à l'aune des émissions de gaz à effet de serre, même si des objectifs particulièrement ambitieux ont été fixés dans ce domaine. Le critère de catégorie durable doit intégrer la gestion des déchets radioactifs et aussi l'extraction de l'uranium. Je signale que la construction, dans le nord du Canada, d'une route de plusieurs kilomètres dans le pergélisol a des incidences sur le niveau d'émissions de gaz à effet de serre et sur l'environnement.

Pour ma part, je ne me poserai pas en anti-nucléaire. J'ai toujours eu un point de vue toujours raisonnable sur cette énergie. Même si je comprends les problèmes qu'il pose, je partage le compromis proposé par la commissaire européenne en charge des services financiers, Mme Mairead McGuinness, selon lequel le nucléaire pourrait être inclus dans la catégorie des activités de transition. Reste néanmoins la question du gaz, qui est relativement compliquée. Entre le pétrole et le gaz, je préfère toutefois le second car en matière d'extraction, les conséquences environnementales en cas de fuite sont au moins cent fois plus graves pour le pétrole que pour le gaz. Bien entendu, le gaz est aussi émetteur de gaz à effet de serre dans son utilisation.

Par ailleurs, je suis gêné par la mention de l'hydrogène dans la proposition de résolution. Cela revient à dire que l'électricité est une énergie verte, qu'elle soit produite par le nucléaire, par le pétrole ou par les énergies renouvelables. Au détour d'un passage, l'hydrogène est valorisé quelle que soit son origine, alors qu'il peut être produit à partir de matières premières fortement émettrices de gaz à effet de serre ou avec des conséquences environnementales graves.

Les membres de mon groupe et moi-même, nous ne voterons pas cette résolution.

M. Jean-Yves Leconte. - Je remercie les rapporteurs pour cette proposition de résolution européenne qu'à titre personnel, je voterai. Débattre de la taxonomie n'épuise pas le débat sur l'énergie nucléaire. Ce débat est important et il doit être totalement démocratique, à un moment adéquat pour cela.

La taxonomie revient à vouloir conserver une porte ouverte ou non. Il s'agit de savoir si nous souhaitons classer l'énergie nucléaire parmi les énergies qui pourront bénéficier de coûts de financement avantageux. Or les investissements dans le secteur du nucléaire sont importants et s'il faut financer un, deux ou trois points de taux d'intérêt supplémentaires dès lors que le nucléaire n'intègre pas cette norme, cela posera des difficultés pour financer des investissements dans ce secteur à des coûts raisonnables. Il ne faut pas s'empêcher de se donner la possibilité de le faire à des coûts et à des taux acceptables.

Je crois qu'en matière climatique et d'évolution de la consommation énergétique, nous sommes face à un défi scientifique. Il vaut mieux éviter de se fermer des portes alors que nous avons encore beaucoup d'inconnues. Nous savons aujourd'hui que pour s'orienter vers une énergie décarbonée, il faudra utiliser davantage le vecteur - je préfère ce terme - qu'est l'électricité. Les énergies renouvelables, certes, en produiront mais cela nécessitera d'investir considérablement dans les réseaux.

J'ajoute aussi la préoccupation au regard de notre indépendance énergétique. Il est plus facile de s'approvisionner en uranium à long terme que d'assurer sur le temps long et sans risque la fourniture en gaz ou en pétrole. L'indépendance énergétique est aujourd'hui plus facile à construire avec le nucléaire.

Il ne faudrait pas, à un moment où la hausse des prix de l'énergie nous pose des difficultés, nous fermer des portes à nous-mêmes.

Mme Véronique Guillotin. - À titre personnel, je partage une grande partie des recommandations des rapporteurs. Je n'engage pas mon groupe. Plusieurs organismes, tels que le GIEC ou l'Agence internationale de l'énergie, considèrent que l'énergie nucléaire fait partie des leviers d'atténuation du changement climatique et de développement durable.

Nous avons deux défis à relever, décarboner notre énergie et faire face à l'augmentation du prix des énergies. À court terme, l'énergie nucléaire semble la mieux placée pour y répondre, même si, à plus long terme, il sera nécessaire d'accentuer la place des énergies renouvelables dans notre système énergétique.

Pour l'instant, il apparaît important de ne pas se fermer de porte et d'inclure le nucléaire dans l'acte délégué complémentaire prévu par le règlement sur la taxonomie. Je pense que, sans cela, on se dirigerait vers une remise en cause du droit des Etats membres de décider de leur mix énergétique. Cette décision doit s'accompagner évidemment, d'une part, de la poursuite d'une politique de sûreté nucléaire au niveau national, à la hauteur des enjeux, et, d'autre part, d'un modèle de gestion ambitieux et transparent. Il faut pouvoir réutiliser, comme cela a été dit, les déchets radioactifs. Je pense que c'est à ce prix que nous pourrons continuer à produire de l'énergie nucléaire, tout en rassurant nos concitoyens et en assurant leur sécurité.

M. Pierre Laurent, rapporteur. -Je partage les propos de Didier Marie sur notre besoin de continuer à avoir des débats sur l'avenir du système énergétique de notre pays, en Europe et dans le monde. Le premier acte délégué sur la taxonomie n'a pas fait l'objet d'un débat public. La prochaine publication de cet acte délégué complémentaire est l'occasion de se saisir de ces questions énergétiques.

Le débat tel qu'il est abordé actuellement est paradoxal du point de vue de l'impact climatique puisqu'on y traite du gaz et du nucléaire comme s'ils pouvaient être placés sur un même plan.

Concernant la taxonomie, je voudrais faire plusieurs remarques. Cette classification aura des impacts très importants sur le coût des financements privés mais, et les auditions que nous avons réalisées l'ont confirmé, cela pourrait influencer progressivement les financements publics. La taxonomie tend à devenir progressivement une sorte de norme qui s'imposera non seulement aux investisseurs privés mais aussi comme critère de choix en matière de politiques publiques. Or, compte tenu de l'objectif européen qui est très ambitieux - une diminution de 55 % des gaz à effet de serre d'ici à 2030 - et de ce qui s'est passé à la COP 26 à Glasgow, il est raisonnable d'affirmer que la France n'y contribuera pas de façon significative si elle ne poursuit pas sa stratégie de mix énergétique particulièrement décarboné. Pénaliser fortement le financement du nucléaire nous fermerait des portes tout à fait importantes.

Enfin, il me semble aussi paradoxal de s'appuyer sur la position allemande, dont on sait qu'elle est l'une de celles qui soutiendront le compromis faisant entrer le gaz dans la taxonomie en tant qu'activité transitoire. En effet, sa sortie du nucléaire a obligé l'Allemagne à se tourner massivement vers cette source d'énergie, et ce, probablement pour plusieurs décennies. Mettre sur un pied d'égalité le gaz et le nucléaire en termes d'impacts environnementaux et de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre est effectivement contradictoire.

M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Je ferai trois remarques. Premièrement, chaque Etat membre a la capacité de décider de ses choix stratégiques en matière énergétique. Les choix français, aujourd'hui, sont les plus aboutis sur l'atteinte des objectifs de neutralité carbone. Nous savons tous que le temps est court et qu'il est nécessaire de prendre des décisions qui permettent de garantir notre capacité à produire, dans notre pays et en Europe, un certain nombre de biens que nous importons et dont le bilan carbone est d'ailleurs catastrophique. Cela ne se fera pas sans énergie. Je rappelle qu'en l'espace de deux ans, la France a doublé le nombre de jours d'importation d'électricité. Notre dépendance s'élève désormais à quarante-trois jours par an.

Deuxièmement, les choix qui ont été faits, pas seulement par ce Gouvernement mais aussi précédemment, en termes de mobilités et de fin du moteur thermique, nous amènent à une mobilité basée pour l'essentiel sur l'électrique, ce qui pose le problème du transport, y compris maritime. Le débat sur l'hydrogène est également engagé. Certaines régions ont lancé des investissements dans le cadre de l'appel à projets « Écosystèmes territoriaux hydrogène ». Si l'on considère la bataille qui se joue au plan mondial sur l'hydrogène - avec l'Allemagne, l'Asie et surtout la Chine, qui est très en pointe sur ce dossier -, notre indépendance énergétique est vraiment en jeu. Dans le débat sur la taxonomie, il est surréaliste de mettre au même niveau le gaz et le nucléaire. La dépendance au gaz est extrême. Les enjeux géopolitiques nous conduisent à une certaine fragilité en termes d'approvisionnement pour notre pays et l'Union européenne. Et les conséquences du gaz en termes de gaz à effet de serre sont catastrophiques. Les auditions ont montré qu'inclure le gaz et le nucléaire dans une même catégorie constituerait une anomalie.

Sur la question de notre dépendance à l'égard de l'approvisionnement en uranium, la situation est très différente. La France dispose de cinq ans de réserves. Les pays producteurs qui la fournissent sont plus stables que ceux qui fournissent du gaz et plus nombreux. La capacité de valorisation de l'uranium des réacteurs de nouvelle génération par rapport à ceux actuellement en fonctionnement permettra de produire moins de déchets, même si cette question reste un sujet à traiter.

Enfin, plus de 3,5 millions de familles sont aujourd'hui en situation de précarité énergétique. Ce sujet doit retenir toute notre attention. Or la taxonomie conditionnera le coût de financement de cette indépendance énergétique. Les consommateurs mais aussi les entreprises seront affectés, d'autant plus que nous souhaitons relocaliser certaines productions dans notre pays et en Europe. Au regard du coût du nouveau nucléaire, les conditions de financement sont l'élément qui influencera le plus le niveau des prix et celui de la compétitivité de la production française.

C'est un sujet essentiel. Nous l'avons abordé à plusieurs reprises dans l'hémicycle. Des annonces ont été faites par le Gouvernement sur des constructions qui sont absolument nécessaires pour l'indépendance énergétique de notre pays. Ces constructions ne sont envisageables que si elles sont réalisées dans des conditions acceptables de financement.

M. Didier Marie. - La France ne s'est pas opposée à la proposition de règlement qui a défini la taxonomie dans laquelle ne figurait ni le nucléaire ni le gaz. Ce n'est qu'à l'occasion de cet acte délégué et de la prise de position du Président de la République dans les médias, qui n'a donné lieu à aucun débat ni au Parlement ni devant la Nation, que l'on discute de ce sujet aujourd'hui. Or l'élargissement de la taxonomie doit faire l'objet d'une décision de la Commission européenne en décembre.

Il faut aussi avoir en mémoire l'étude de RTE, réalisée à la demande du Gouvernement et qui a défini les différents scénarios à l'horizon 2030 et 2050. Parmi ces scénarios, il y en a un qui privilégie la poursuite d'un programme nucléaire à partir de 2030 et 2035, après le prolongement des centrales existantes. La taxonomie s'appliquerait donc, si elle incluait le nucléaire, pour des investissements qui seraient réalisés après 2030 et qui engageraient notre pays pour les soixante années qui suivront.

Enfin, je voudrais faire une remarque sur la place de l'électricité dans le mix énergétique. L'électricité représente aujourd'hui 25 % de l'énergie finale. Compte tenu des simulations réalisées, cette part devrait atteindre 50 % mais la consommation d'énergie finale devrait dans le même temps passer de 1 600 TWh à une fourchette de 850 à 950 TWh, en fonction des scénarios retenus, ce qui veut dire que la production d'électricité passerait de 480 TWh aujourd'hui à 670 TWh à l'horizon 2030/2050. La différence est certes importante mais elle est tout à fait soutenable par le recours à différentes technologies. C'est un vrai choix politique qui doit être réalisé.

M. Jean-François Rapin, président. - Je voudrais rappeler qu'en termes de durabilité, la première centrale française a été ouverte en 1956 à Marcoule. Elle est aujourd'hui toujours en fonctionnement comme centre expérimental nucléaire pour le démantèlement. Cela fait donc soixante-cinq ans que ce site est ouvert et qu'il n'a pas rencontré de problème. La dernière ouverture d'une centrale nucléaire en France date de 1979. Je rappelle que la durée de vie d'une éolienne est de vingt ans.

Je partage les remarques de Didier Marie sur la frontière entre le débat sur la taxonomie et celui sur le nucléaire. Lors de notre récent déplacement en Italie, nos interlocuteurs ont exprimé des positions très anti-nucléaires et se sont montrés favorables à l'utilisation du gaz. Cela démontre une forme de paradoxe et de discordance des positions.

Je suis, bien entendu, d'accord pour que cette proposition de résolution européenne soit débattue en séance publique. Le débat aurait dû être lancé au moment de la décision de mettre fin au projet Astrid. Les tergiversations de ces dernières années expliquent le retard pris par la France dans le domaine nucléaire.

M. André Gattolin. - Je voudrais regretter à nouveau la mention, au détour d'un alinéa, de l'hydrogène dans la proposition de résolution européenne qui vient d'être adoptée.

M. Daniel Gremillet, rapporteur. - L'hydrogène figure déjà dans la taxonomie.

À l'issue du débat, la commission autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

Politique de coopération - État des relations Union européenne-Suisse : communication de Mme Florence Blatrix Contat et M. Cyril Pellevat

M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons maintenant un second sujet, dont l'issue est incertaine : l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Suisse. Depuis plusieurs années, les deux parties sont engagées dans des négociations difficiles : l'Union européenne souhaite rendre homogène le cadre juridique de sa relation avec la Suisse, qui relève aujourd'hui de multiples accords bilatéraux. Je rappelle que le marché unique européen constitue le principal partenaire économique de la Suisse et, que pour sa part, la Suisse est le quatrième partenaire commercial de l'UE. Un projet d'accord-cadre avait été finalisé mais la Suisse l'a refusé au mois de mai dernier. Depuis, les discussions sont limitées. Toutefois, le sujet a repris une actualité récente puisque, la semaine dernière, le vice-président de la Commission Maro efèoviè, en charge de cet épineux dossier, a rencontré le ministre suisse des affaires étrangères, Ignazio Cassis. Cet entretien a en fait été suivi de déclarations par voie de presse qui ne semblent pas annoncer un prochain déblocage de la situation.

On ne peut pas s'empêcher de faire un parallèle avec le Brexit, que le commissaire efèoviè est aussi chargé de suivre. En effet, comme le Royaume-Uni, la Suisse voudrait conserver le libre accès au marché unique sans en payer le prix, c'est-à-dire sans s'aligner sur les règles européennes ni contribuer budgétairement.

Je remercie Cyril Pellevat et Florence Blatrix-Contat, qui suivent le dossier pour notre commission, d'avoir accepté de nous faire aujourd'hui un état des lieux de ce dossier difficile.

M. Cyril Pellevat, rapporteur. -En septembre 2019, je vous avais présenté, avec Laurence Harribey, une communication sur le projet d'accord-cadre entre l'Union européenne et la Suisse. Ce projet d'accord, discuté depuis 2013, avait pour but de clarifier les conditions de libre circulation des personnes et d'accès de la Suisse au marché commun. En effet, à la suite du refus des Suisses, en 1992, d'adhérer à l'espace économique européen, nous nous sommes engagés dans ce que l'on a appelé « la voie bilatérale », qui fait qu'aujourd'hui l'Union et la Confédération helvétique sont liées par 120 accords bilatéraux.

Plus précisément, le projet d'accord visait à définir un cadre global à notre relation, à assurer une concurrence loyale au sein du marché commun, grâce à un alignement dynamique des normes, à instaurer un mécanisme de résolution des différends, à s'accorder sur les règles relatives aux aides d'État et à clarifier les règles de participation de la Suisse au financement de la cohésion.

Je rappelle en quelques chiffres l'importance de nos relations avec la Suisse : ce pays est le troisième client de l'Union et son quatrième fournisseur ; il représente 7 % de nos échanges commerciaux. L'Union quant à elle est le principal partenaire commercial de la Suisse, dont elle représente 52 % des exportations et 71 % des importations. De plus, 1,4 million d'Européens vivent en Suisse, 450 000 Suisses vivent dans l'Union européenne et 320 000 Européens sont travailleurs transfrontaliers en Suisse.

Le projet d'accord fut publié en décembre 2018, mais certaines dispositions continuaient à poser des difficultés à nos voisins suisses : la fin des « mesures d'accompagnement » suisses, qui atténuent la libre circulation des personnes afin de protéger le niveau des salaires dans la Confédération ; la reprise de la directive « citoyenneté » sur la libre circulation, concernant l'accès aux prestations sociales des travailleurs européens en Suisse ; et la reconnaissance par la Suisse de certaines règles européennes relatives aux aides d'État.

Lors de notre communication de 2019, nous en étions donc au point où les Européens attendaient que les autorités helvétiques adoptent l'accord.

À l'inverse, la Suisse lança une grande consultation de toutes les parties prenantes, pendant plusieurs mois, avant d'invoquer les élections fédérales d'octobre 2019 puis la votation de septembre 2020 sur la libre circulation.

Mme. Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Tout cela a abouti à l'échec de l'accord et nous allons voir ses conséquences.

Les discussions avec l'Union reprirent en avril 2021, mais le 26 mai de la même année, le Conseil fédéral annonça qu'il ne signerait pas le projet d'accord et qu'il mettait un terme aux négociations, suscitant de fortes réactions de ses partenaires européens.

Petros Mavromichalis, ambassadeur de l'Union en Suisse et pour la Principauté du Liechtenstein, déclarait ainsi en juin 2021 : « Pendant trop longtemps, l'UE a toléré une situation où la Suisse [...] bénéficiait d'un très large accès à notre marché tout en adoptant de façon sélective les règles qui régissent celui-ci. C'est ce qui s'appelle avoir le beurre (l'accès au marché) et l'argent du beurre (l'autonomie réglementaire). Cela nous pose un problème fondamental car il s'agit d'une violation du principe sacro-saint de l'égalité de traitement des États et des opérateurs économiques ».

Cette rupture des négociations a pour conséquence que les accords existants ne sont pas renouvelés quand ils arrivent à échéance et qu'aucun nouvel accord n'est conclu. Nos relations avec la Suisse sont donc en quelque sorte « gelées ». Nous ne pouvons pas vous décrire de façon exhaustive ce que cela implique, dans la mesure où tant la Représentation permanente française que la Commission européenne nous ont indiqué être encore en train d'évaluer toutes les conséquences.

On peut toutefois souligner des conséquences en matière de reconnaissance mutuelle des certificats de mise sur le marché des produits industriels : l'Union n'a pas mis à jour l'annexe qui concerne les technologiques médicales et les industriels suisses doivent donc désormais faire certifier leurs produits à la fois dans la Confédération helvétique et dans l'Union européenne. De même, le projet d'accord sur l'électricité, discuté depuis 2007, ou celui sur la santé publique, discuté depuis 2008, sont pour l'instant bloqués. Et ces conséquences deviendront de plus en plus importantes, au fur et à mesure que les accords « vieilliront ».

Le tableau de la situation actuelle n'invite pas à un grand optimisme.

Du point de vue de l'Union, on considère que « la balle est dans le camp suisse » et la position commune n'a pas changé : les distorsions dans l'accès au marché commun persistent et doivent être résolues à travers un accord global, qui comporte un mécanisme de règlement des différends.

Du côté suisse, on peut noter plusieurs gestes récents et notamment le versement du milliard d'euros de la cohésion, qui était en souffrance depuis 2012. Il s'agit ainsi de renouer le dialogue avec les autorités européennes. Cependant, les points de blocage qui ont empêché la conclusion de l'accord demeurent et nous ne voyons pas, à ce stade du moins, d'élément nouveau qui permettrait de débloquer la situation.

Les élections fédérales suisses de 2023 se rapprochent, ce qui ne facilitera pas l'obtention d'un compromis. De même, les autorités suisses privilégieront peut-être des accords au cas par cas, mais la position européenne consiste justement à refuser cette approche sectorielle, au profit d'un accord global.

M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Afin d'achever cette communication sur une note positive, nous pouvons préciser que les discussions entre les autorités européennes et helvétiques ont repris. Le 15 novembre dernier, le Commissaire Maro efèoviè, en charge des relations avec la Suisse, a reçu le ministre suisse des affaires étrangères, Ignazio Cassis. Cette réunion a été qualifiée de constructive et il a été convenu d'adopter début 2022 une feuille de route, qui définira des échéances temporelles. Le risque serait en effet de repartir dans de longues discussions, mais le Commissaire efèoviè a d'ores-et-déjà annoncé qu'il n'attendrait pas l'échéance électorale suisse de 2023. Ceci sera cependant difficile à faire accepter aux partis politiques suisses, tant le sujet des relations avec l'Union européenne est sensible.

Une dernière note positive : hier, la Commission de politique extérieure du Conseil national a annoncé souhaiter doubler le milliard de cohésion versé par la Suisse. Le but serait pour la Suisse de retrouver ainsi l'accès aux programmes européens de recherche et d'échanges universitaires.

M. André Gattolin. - Je voulais féliciter nos deux rapporteurs pour leur communication. Les relations entre l'Union européenne et la Suisse sont souvent « méprisées ». L'Union européenne commet ici une erreur : de nombreux échanges commerciaux ont lieu entre ces deux territoires, et le rôle joué par la Suisse dans le développement des technologies de pointe, notamment des supercalculateurs, est impressionnant. L'UE commet plus particulièrement une erreur en termes de méthode, en passant d'un système d'accords totalement dispersés à un système de relation unique avec la Suisse ; elle ne respecte pas la complexité de l'identité suisse. Du côté européen, les négociations ont été menées de manière dogmatique.

Du côté de la Suisse, il y a également eu de nombreuses erreurs. L'arrêt des négociations a été très violent.

Le gouvernement suisse s'est servi de la déclaration de l'état d'urgence sanitaire pour prendre cette décision, sans consulter le Conseil fédéral qui s'est retrouvé devant le fait accompli. En Suisse, lorsque le Parlement décide seul sans faire appel aux citoyens, c'est déjà un problème. Alors, lorsque le Gouvernement décide sans consulter le Parlement, c'est encore plus problématique. C'est finalement peut être une chance que nous avons là : il faudrait réenclencher un cycle de négociations. On oublie l'importance de la Suisse, ce n'est pas simplement un système financier très développé. Elle est également très impliquée dans les hautes technologies et le spatial. Elle a ainsi développé le premier satellite de récupération des débris spatiaux. Il faut que l'UE reprenne les négociations avec la Suisse. Certes, le Président suisse n'est pas très puissant mais cela n'est pas une excuse pour interrompre nos échanges avec ce pays.

Patricia Schillinger. - Il serait intéressant d'avoir le détail de tous les accords bilatéraux avec l'UE. Le sujet de la santé m'importe beaucoup or les Suisses n'ont pas renouvelé leur signature des « accords santé » avec l'UE. Ceci touche les frontaliers suisses. Il serait intéressant de faire le point sur ces sujets, qui ont un impact pour les Français.

Sur le plan du commerce, la zone de l'aéroport de Mulhouse fait l'objet de plusieurs accords fiscaux. Il faudrait renouer ce débat avec la Suisse.

Cyril Pellevat, rapporteur. - L'Union a intérêt à renouer le dialogue avec la Suisse et pour ce faire, institutionnaliser des dates de rendez-vous. Ces feuilles de route sont nécessaires et la mise en place d'une commission ad hoc n'est pas toujours pertinente. Le prochain forum économique mondial se tiendra à Davos en janvier 2023 et les autorités européennes et suisses devraient profiter de cette occasion pour parler à nouveau. Nous vous tiendrons informés de la suite des événements.

La réunion est close à 14 h 55.