Jeudi 7 octobre 2021

- Présidence de M. Alain Cadec, vice-président -

La réunion est ouverte à 09 h 05.

Économie, finances, fiscalité - Proposition de règlement relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (législation sur les marchés numériques) dite Digital Markets Act - Examen du rapport de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique de Mmes Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly

M. Alain Cadec, président. - Mes chers collègues, le président Jean-François Rapin est retenu aujourd'hui par les Journées d'études de l'Association nationale des élus du littoral dont il est président. Aussi m'a-t-il prié de le suppléer ce matin.

Notre réunion de commission portera aujourd'hui sur un seul sujet, mais un sujet particulièrement structurant : la régulation du numérique.

Depuis déjà plusieurs années, le Sénat se préoccupe de la puissance grandissante des géants du numérique, dans notre monde où l'ensemble des activités deviennent digitales. Dès 2013, notre collègue Catherine Morin-Desailly avait, au nom de notre commission, publié un rapport alarmiste sur ce sujet intitulé L'Union européenne, colonie du monde numérique ?, dont le seul titre a rencontré un certain écho. Le temps écoulé depuis lors n'a pas démenti ses craintes : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (les Gafam) ont pris un pouvoir croissant sur nos économies et même sur nos vies.

Ce constat préoccupant a conduit en 2019 à la constitution au Sénat d'une commission d'enquête sur les moyens de reconquérir notre souveraineté numérique dans le cyberespace, devenu un lieu d'affrontement mondial où s'exercent luttes d'influence et conflits d'intérêts. La révolution des données a fait émerger, en plus des Gafam américains, de puissants acteurs numériques chinois, Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (Batx), qui atteignent un nombre d'utilisateurs et une puissance financière leur permettant de rivaliser avec les États, voire de les déstabiliser politiquement. Le rapport de notre collègue Gérard Longuet appelait ainsi à un « devoir de souveraineté numérique » pour retrouver notre autonomie informationnelle.

Cet impératif a pris une dimension nouvelle avec la pandémie intervenue ensuite, laquelle a encore accéléré la transition numérique, transformé nos modes de vie et mis au jour nos dépendances par rapport ces outils.

C'est pourquoi il devenait urgent que l'Union européenne se dote d'une stratégie globale pour reprendre pied dans le cyberespace. Après les premières amendes sévères infligées aux Gafam à l'instigation de Margrethe Vestager, commissaire en charge de la concurrence, le commissaire européen Thierry Breton s'est montré particulièrement déterminé à forger de nouveaux outils juridiques pour réguler les marchés et services numériques.

Ainsi la Commission européenne a présenté en décembre 2020 deux projets de règlements européens, le Digital Markets Act (DMA), qui définit quelles plateformes ont un caractère systémique et quelles obligations leur appliquer, et le Digital Services Act (DSA), qui fixe des obligations légales aux entreprises du numérique, en proportion de leur taille. Les rapporteures Catherine Morin-Desailly et Florence Blatrix Contat se sont d'abord penchées sur le DMA et vont aujourd'hui nous présenter leur rapport sur ce texte, assorti d'une proposition de résolution européenne et d'un avis politique.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Vous avez remis en perspective nos travaux dans ceux qui sont conduits plus largement par le Sénat. Je regrette néanmoins que l'on oublie souvent de mentionner le rapport très important de la mission commune d'information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet » et assorti d'une cinquantaine de propositions, publié par le Sénat en 2014. Ce rapport transpartisan, qui a précédé celui de la commission d'enquête, a été fondateur.

M. André Gattolin. - C'était la première fois que l'on exprimait le besoin d'une stratégie industrielle européenne.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Exactement !

Nous avons, avec ma collègue Florence Blatrix Contat, auditionné beaucoup de personnes et effectué un travail dense sur une matière à la fois complexe et austère. La régulation des plateformes numériques est, vous le savez tous, l'un des défis majeurs de notre époque. Ces plateformes sont des acteurs privés non européens extrêmement puissants : leurs pratiques sont très opaques et elles n'entendent pas assumer leurs responsabilités, alors qu'elles sont des vecteurs massifs de diffusion d'informations, de produits et de services. Il est largement temps de réagir.

Cette situation, vous le savez, me préoccupe depuis longtemps, et le Sénat vient d'adopter une proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace, sur l'initiative de notre collègue Sophie Primas, en prenant appui sur nos travaux antérieurs. L'Allemagne s'est engagée dans une voie parallèle. Pour éviter la fragmentation des législations et assurer une protection harmonisée du marché intérieur, une approche européenne est indispensable.

Fortement encouragée par plusieurs États membres, dont la France, la Commission européenne a procédé à plusieurs consultations publiques et études sur la réponse à apporter. Elle a finalement présenté, le 15 décembre 2020, deux propositions législatives. La première, baptisée DSA (Digital Services Act) entend protéger les droits fondamentaux des utilisateurs et qualifier les responsabilités des services numériques. La seconde, dite DMA (Digital Markets Act) pose les bases d'un rééquilibrage des relations entre les plateformes et leurs utilisateurs - aussi bien les entreprises que les consommateurs finaux.

Après une première communication sur la désinformation en ligne, ma collègue et moi-même reviendrons prochainement devant vous pour vous présenter nos observations sur le premier texte. Nous allons, aujourd'hui, nous concentrer sur le second, le DMA, qui vise les très grandes plateformes. Leur comportement entrave le développement des entreprises qui les utilisent pour proposer leurs produits et services, bride l'innovation et la compétitivité, tend à enfermer les utilisateurs finaux dans leurs écosystèmes, verrouillant ainsi le marché.

Notre rapport écrit rappelle brièvement comment ces grandes plateformes sont parvenues à développer un pouvoir de marché inégalé à ce jour : à partir d'un service initial, elles ont pris appui sur les effets de réseau, en exploitant massivement les données qu'elles recueillent grâce à des algorithmes aussi sophistiqués qu'opaques et, enfin, acquièrent leurs concurrents potentiels - ce que l'on appelle les « killer acquisitions ».

Le droit de la concurrence permet de sanctionner des comportements anticoncurrentiels au terme de longues enquêtes _ plus de 7 ans pour sanctionner les abus de position dominante de Google_ qui doivent établir la preuve de leurs effets distorsifs. Mais il ne permet pas de rétablir un environnement concurrentiel sur le marché numérique.

C'est donc, enfin, une approche différente qui est proposée par le DMA : cibler les très grands acteurs, qualifiés de « contrôleurs d'accès » en « gatekeepers », ceux qui proposent un ou plusieurs services de plateforme essentiels, et les soumettre à un ensemble d'obligations et d'interdictions, dont le respect est contrôlé par la Commission européenne.

Cette approche, dite ex ante, présente le grand avantage de ne pas permettre d'ouvrir des discussions sur les effets des comportements prohibés et de s'appliquer de plein droit.

La démarche va dans le bon sens ; elle est de nature à constituer une première étape importante dans la régulation des plateformes structurantes. Nous avons procédé à un ensemble d'auditions, dont la liste figure en annexe du rapport, et nous avons suivi très attentivement les discussions en cours, tant au Parlement européen qu'au Conseil. Nous en concluons que le cadre de régulation devrait être précisé et renforcé sur un certain nombre de points.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Ce texte va dans le bon sens, mais mérite d'être renforcé sur un certain nombre de points.

Premier point : la définition des plateformes concernées. Le texte prévoit d'appliquer une présomption au-delà d'un certain nombre d'utilisateurs actifs et d'un niveau de puissance financière. Il propose en outre des critères d'appréciation pour les plateformes qui n'atteindraient pas ces seuils. L'approche est satisfaisante, car elle permettra d'accélérer la désignation des contrôleurs d'accès et limitera fortement les possibilités de contestation.

Plusieurs compléments et précisions nous semblent toutefois devoir être apportés. Si le fait de viser les très grandes plateformes paraît de bonne méthode, l'approche retenue ne prend pas suffisamment en compte les écosystèmes des plateformes. C'est pourquoi nous proposons d'identifier, à côté des services de plateformes essentiels, des services secondaires - comme le cloud, la publicité en ligne ou les navigateurs -, qui devraient être pris en compte pour qualifier les contrôleurs d'accès. Par ailleurs, les modalités de calcul des seuils de qualification devraient être définies en annexe du règlement, plutôt que d'être renvoyées à des actes délégués. Les opérateurs auraient ainsi plus de visibilité et la mise en oeuvre du texte serait plus rapide.

De manière générale, la plupart des délais prévus par le texte en matière de déclaration de l'atteinte des seuils, de désignation des contrôleurs d'accès par la Commission et de mise en conformité pourraient être utilement réduits et assortis de sanctions en cas de non-respect.

Deuxième point : les obligations des contrôleurs d'accès. Elles figurent dans deux articles : le premier définit sept obligations ou interdictions horizontales, applicables de plein droit, tandis que le second en prévoit onze, qui sont, dit-il, « susceptibles d'être précisées » dans un dialogue entre la Commission et les acteurs concernés. Il s'agit ici de prohiber des pratiques, identifiées comme anticoncurrentielles, à partir d'un certain nombre de cas sanctionnés par la Commission au titre du droit de la concurrence.

Notre rapport écrit détaille les améliorations qui nous sembleraient devoir être apportées. Notre proposition de résolution européenne les reprend. Notamment nous mettons l'accent sur le nécessaire renforcement de la portée effective de l'interdiction d'utiliser les données de l'utilisateur sans son consentement préalable en prohibant en particulier expressément les techniques de contournement appelées « dark patterns ».

Il faut aussi aller plus loin dans l'indispensable rééquilibrage des relations entre les plateformes et les entreprises utilisatrices.

Nous suggérons ainsi notamment que l'interdiction faites aux plateformes d'imposer des clauses de parité, qui empêchent les entreprises utilisatrices de proposer des prix inférieurs sur leur propre site, soit étendue aux services commerciaux hors ligne qu'elles proposent et que l'interdiction d'obliger les entreprises utilisatrices à recourir aux services d'identification du contrôleur d'accès soit étendue à tous les services accessoires, en particulier aux services de paiement sur lesquels des marges très élevées sont perçues par les contrôleurs d'accès.

Dans le même esprit, nous demandons que les droits à l'interopérabilité et à la portabilité des données soient techniquement faciles à mettre en oeuvre, de même que la désinstallation des applications préinstallées. Il y va de la liberté des utilisateurs, et cela permet de casser les écosystèmes.

Pour éviter les contournements des interdictions et obligations, il conviendrait également d'interdire tout comportement qui aurait en pratique le même objet ou un effet équivalent à celui des pratiques visées.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Troisième point : les modalités de mise en oeuvre de la régulation des grandes plateformes.

L'objectif d'une application harmonisée du texte à l'échelle du marché intérieur justifie bien sûr le rôle central attribué à la Commission. Pour autant, il nous est apparu, notamment à travers nos entretiens avec les services de la Commission et avec plusieurs régulateurs sectoriels, qu'une coordination forte avec ces régulateurs sectoriels et leurs structures de coopération au niveau européen est indispensable pour assurer une mise en oeuvre efficace et cohérente de la régulation proposée.

En effet, les moyens humains que la Commission prévoit d'affecter à cette nouvelle mission, à l'horizon de 2025, sont de toute évidence insuffisants - on parle de 80 équivalents temps plein (ETP) - , et il serait dommage que la Commission se prive des compétences humaines et techniques développées à l'échelle nationale, par exemple au sein de l'Autorité de la concurrence française ou du Pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN), rattaché à la direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l'économie et des finances.

Il serait donc utile de prévoir que la Commission peut, par exemple, déléguer à des autorités nationales les enquêtes de marché pour la désignation des contrôleurs d'accès.

Par ailleurs, les autorités nationales peuvent dans certains cas détecter au plus près du terrain des pratiques contraires au règlement ou qui le privent d'effets. Si elles identifient de telles pratiques ou si elles en sont saisies par des utilisateurs, ou encore si elles constatent que le contrôleur d'accès ne respecte pas ses engagements ou les mesures correctives qui lui ont été imposées, ces autorités devraient pouvoir alerter la Commission, laquelle serait alors tenue d'ouvrir une enquête sous trois mois, sauf à justifier que la question est déjà à l'étude ou que la difficulté signalée ne relève pas du champ d'application des obligations prévues par le règlement.

Au-delà, nous proposons que soit créée une structure de coordination entre ces autorités sous la forme d'un réseau européen de la régulation numérique réunissant les autorités nationales sectorielles : ce réseau faciliterait les échanges entre ces autorités et la Commission sur les pratiques identifiées et sur l'articulation avec les règles sectorielles. Il faut en outre prévenir tout risque de double poursuite et donc choisir la voie la mieux adaptée pour répondre aux comportements préjudiciables identifiés, par exemple le droit de la concurrence ou celui de la protection des données à caractère personnel.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Quatrième point : le rôle qui doit être donné aux entreprises utilisatrices et aux consommateurs dans la mise en oeuvre de cette régulation, dont ils sont censés être les bénéficiaires. Curieusement, la proposition de DMA ne comporte aucune mention de ces acteurs, alors qu'ils sont les premières victimes des comportements listés, qu'ils sont donc bien placés pour les identifier et pour apprécier l'efficacité des remèdes proposés.

Il nous semble, de ce fait, indispensable de prévoir des guichets nationaux de dépôt de signalements. Il paraîtrait en outre pertinent que la Commission puisse, en tant que de besoin, associer les entreprises utilisatrices à la définition des modalités de mise en oeuvre des obligations prévues par le règlement et, surtout, des mesures correctives qu'elle peut imposer.

Cinquième point : le contrôle des acquisitions réalisées par les grandes plateformes, souvent pour empêcher la concurrence de prospérer, est déterminant en raison de l'effet taille. Ces opérations, le plus souvent en deçà des seuils de contrôle des concentrations, échappent à tout contrôle, au niveau national comme au niveau européen, alors qu'elles se comptent par centaines au cours des dernières années.

Le contrôle des concentrations relève du droit de la concurrence, qui exige l'unanimité des États membres pour être modifié. Le DMA se contente donc d'imposer la notification préalable de toute acquisition envisagée par un acteur systémique. La direction générale de la concurrence de la Commission (DGCOMP) nous a indiqué, à cet égard, qu'elle ferait application de la nouvelle lecture de l'article 22 du règlement de 2003 sur le contrôle des concentrations, qui permet de ne pas tenir compte des seuils. Il nous semble que, pour assurer une application efficace de ce contrôle, la Commission devrait informer les autorités nationales de concurrence compétentes lorsqu'une acquisition lui est notifiée par un acteur systémique.

Avant de laisser ma collègue conclure, je souhaiterais saluer la démarche engagée et former le souhait qu'elle ne soit pas affadie, mais, au contraire, renforcée, selon les modalités juridiques et techniques que nous vous proposons. Les travaux avancent, même si c'est parfois avec difficulté. La présidence slovène souhaite un accord politique avant la fin de l'année. De leur côté, les commissions parlementaires ont beaucoup travaillé et les discussions vont bon train. Un accord devrait donc pouvoir être trouvé sous la présidence française début 2022, ce qui permettrait une entrée en vigueur rapide.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Un dernier mot pour souligner l'originalité de la démarche européenne, qui pourrait servir de modèle au niveau international, à un moment où même les États-Unis comment enfin à se préoccuper de réguler ces grands acteurs dont le pouvoir de marché est incontestablement excessif.

J'observe par ailleurs qu'un débat se développe de l'autre côté de l'Atlantique sur l'opportunité d'un démantèlement de ces grandes plateformes systémiques. Le DMA évoque la possibilité d'imposer des cessions si aucune mesure ne permet de rétablir la contestabilité du marché. La commissaire chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, estime que cette éventualité ne peut être envisagée qu'« en dernier recours ». Comme vous le savez, le commissaire Thierry Breton, lors de son audition, s'est montré plus allant et il me semble qu'il ne faut pas s'interdire une réflexion sur ce sujet.

Ce texte est très attendu. Plusieurs d'entre nous avaient effectué des démarches en ce sens et demandé la réouverture de la directive e-commerce, qui conférait une non-responsabilité et une non-redevabilité aux plateformes. Il n'en demeure pas moins que nous devons rester lucides et modestes au regard de l'omnipotence et de l'hégémonie des plateformes.

Plus fondamentalement, le modèle des plateformes, qui capitalisent sur la publicité et l'exploitation massive des données des citoyens, et qui, ce faisant, organisent un système de collecte, de surveillance et de marketing de ces données pour tirer un maximum de profits, est très préoccupant et sans doute pas soutenable. Je vous renvoie à la récente audition de Frances Haugen, ancienne employée de Facebook, par le Committee on Commerce du Sénat américain. Selon elle, les plateformes privilégient sans état d'âme le profit par rapport à la sécurité de leurs utilisateurs, au mépris de toute morale. Les Sénateurs Républicains et Démocrates sont unis pour le dénoncer avec elle.

L'Europe, qui a été lente à réagir sur ces sujets, est désormais à l'avant-garde via le règlement général sur la protection des données (RGPD) et les directives sur le droit d'auteur et les droits voisins, qui sont importantes pour la survie économique et le pluralisme de la presse. La France, dont l'Autorité de la concurrence a condamné Google, aiguillonne l'Union en ce sens, mais nous restons tout de même bien faibles...

M. Alain Cadec, président. - Je vous félicite au nom de la commission pour la qualité de votre rapport. On peut en effet lire dans la presse de ce matin qu'une ancienne salariée de Facebook « accuse le géant mondial de mettre sciemment en danger les jeunes générations et d'accentuer les tensions sociales ». Cela va très loin ! Il faut donc être vigilants et agir.

M. André Gattolin. - La directive e-commerce s'est traduite dans le droit français par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, dont le discours sous-jacent était : « Ne donnons aucune responsabilité éditoriale et de contrôle aux fournisseurs d'accès, car il s'agit d'une industrie jeune et peu profitable qu'il convient de ne pas entraver si nous voulons qu'elle se développe en Europe. » Depuis lors sont apparus les réseaux sociaux et les plateformes, mais on se fonde encore sur ces textes !

Au-delà de la législation se pose le problème du modèle économique, que l'Union européenne a du mal à penser. Lorsque nous procédions, avec Colette Mélot, à des auditions sur la question de la protection des consommateurs dans le cadre de la vente à distance, notamment, la Commission nous avait conseillé d'interroger l'association d'industriels DigitalEurope. Or celle-ci compte parmi ses membres, certes quelques entreprises comme Thales, mais surtout Google, Facebook, etc. Et pour ce qui concerne le règlement e-privacy, que l'on attend, on peut s'inquiéter du lien que les 30 principaux cabinets spécialisés en Europe entretiennent avec les plateformes, alors même qu'ils sont appelés à fournir des expertises complémentaires à celles de la Commission.

Sur les pratiques des plateformes, Bruno Retailleau et moi-même avions déjà dénoncé en 2013, dans notre rapport d'information intitulé Jeux vidéo : une industrie culturelle innovante pour nos territoires, le monopole de la distribution exercé par quelques groupes - aujourd'hui Apple et Amazon -, qui exigent des budgets de promotion colossaux et 40 % des revenus, exerçant en cela une forme de censure. Nous avions recommandé, pour riposter, la création d'une plateforme à la fois publique et privée afin de favoriser la production française et européenne, et proposé 15 % de droits sur les jeux. Hélas, nous n'avons pas été entendus.

La Convention sur la cybercriminalité date de 2001. Un premier protocole additionnel est intervenu ; un deuxième est en préparation. En la matière, on constate des injonctions contradictoires. D'un côté, on veut renforcer la capacité des États à se protéger en imposant des obligations aux plateformes et aux réseaux sociaux ; de l'autre, on incite à protéger les données personnelles. Or la Russie reproche au protocole « ouvert » - il a déjà été signé par 66 pays, mais pas les États-Unis -, équilibré, négocié par les Vingt-Sept, qui prévoit de consacrer 10 000 milliards de dollars en 2025 à la protection des États contre le cybercrime, d'attaquer les libertés individuelles...

Je félicite les deux rapporteures, dont j'approuve totalement les propos.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Je félicite également les rapporteures. Le Sénat se préoccupe de ce sujet depuis 2013, à juste titre. Je souhaite poser trois questions.

Quelles sont vos recommandations quant aux seuils de chiffres d'affaires ?

Dans le domaine du numérique, la guerre n'est pas perdue. On sait que les Gafam rachètent les start-up, à l'instar de Facebook acquérant WhatsApp. Que prévoyez-vous pour éviter que les start-up européennes émergentes, très prometteuses, ne soient absorbées par les jeux capitalistiques d'acquisition qui tuent toute concurrence ?

La présidence française en 2022 sera déterminante. Quelles sont les marges de manoeuvre pour faire évoluer ce texte dans ce calendrier ?

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Il nous a semblé que les seuils de chiffres d'affaires prévus pour qualifier les très grandes plateformes de contrôleurs d'accès étaient pertinents. Nous ne proposons donc pas de les modifier, car il faut se concentrer sur les plus grands acteurs.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Le rachat systématique par les Gafam de nos « pousses » prometteuses, faute de stratégie de développement et de politique industrielle au niveau européen, est un sujet préoccupant. L'absorption de tout ce qui pourrait représenter une concurrence fait d'ailleurs partie de leur stratégie.

Le rapport de 2015 de notre mission commune d'information faisait état de la nécessité d'avoir une politique industrielle française et européenne en la matière, laquelle fait toujours défaut aujourd'hui. Nos règles de concurrence facilitent la consolidation de ces plateformes. Quand l'écosystème était en cours de constitution, dans les années 1990, les Américains avaient pris des mesures législatives et fiscales pour soutenir leurs entreprises et en faire des leaders mondiaux. Toutes les technologies d'Apple ont été financées par l'État fédéral ! En Europe, alors même que l'un des précurseurs du web est un ingénieur français, Louis Pouzin, on a laissé faire ! Il faudrait assumer une préférence communautaire lorsque l'on passe des marchés publics locaux et nationaux, et choisir des entreprises françaises ou à dimension européenne - potentiellement internationale -, pour leur permettre de se développer.

Il n'y a pas eu de débat au Parlement sur la plateforme des données de santé qui a été créée voilà un an et demi, alors même qu'il s'agit de données extrêmement sensibles. Elle a été confiée, sans appel d'offres spécifique, à Microsoft, sous le prétexte officiel qu'il n'y avait pas d'entreprise française capable de gérer ces données. Cette réponse de M. le secrétaire d'État Cédric O avait d'ailleurs jeté le trouble sur les réseaux sociaux... Or il y avait OVH, ou encore Dassault Systèmes dont le Président directeur général, Bernard Charlès, s'était ému auprès d'Emmanuel Macron de ne pas avoir été approché.

Au niveau communautaire, le commissaire Thierry Breton, très allant sur le sujet, a une vision lucide, claire et ambitieuse. Or nous continuons à fournir nos données aux Gafam ! Je regrette ainsi la signature, hier, de l'accord stratégique entre Google Cloud et Thales, alors même que les données de l'aviation sont, elles aussi, sensibles, et cela dans le cadre du « Cloud de confiance » qu'a présenté Bruno Le Maire : on invite nos entreprises à contractualiser avec des géants qui savent soi-disant mieux faire que nous, ainsi, nous explique-t-on, les données seraient sécurisées. Juridiquement, c'est faux, puisque le Cloud Act et surtout le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) permettent de transférer les données des Européens sans leur assentiment. J'y vois une « gafamisation » de nos administrations : plutôt que de faire confiance à nos start-up, on laisse les plateformes monter en puissance.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Je le redis, le contrôle des concentrations relève du droit de la concurrence et exige l'unanimité des États membres pour être modifié. La proposition de règlement, que nous soutenons fortement sur ce point, prévoit de desserrer cet étau en faisant en sorte que ce contrôle puisse être exercé en deçà des seuils actuels. Il s'agit, me semble-t-il, d'une avancée.

J'ajoute qu'il appartient à chaque État européen de créer son propre écosystème, un écosystème favorable, pour que les jeunes pousses se développent sans céder à la tentation d'une union aux grandes plateformes.

M. Patrice Joly. - Je souhaite poser deux questions au sujet du traitement des données personnelles.

La première porte sur la conception des algorithmes, qui orientent la réponse apportée aux utilisateurs, ce qui, d'une certaine manière, les formate. La connaissance des éléments pris en compte pour élaborer ces algorithmes me paraît essentielle. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

La seconde a trait à l'aspect formel des autorisations d'utilisation des données. Le recueil du consentement des personnes prend souvent la forme d'un règlement de plusieurs pages qui, par sa longueur, nous dissuade d'en prendre connaissance. Il me semble que l'on a fixé un cadre qui, en apparence seulement, donne satisfaction, et qui, en réalité, ne permet pas d'atteindre l'objectif visé.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - Les algorithmes sont un enjeu majeur, qui a peut-être été pris en compte trop tardivement. En France, il existe des acteurs, comme le PEReN, qui travaillent à en comprendre le fonctionnement. Au niveau européen, la Commission a un droit d'accès aux algorithmes dans le cadre d'enquêtes et en cas de dysfonctionnement avéré. C'est un premier pas qui doit permettre de limiter leur influence.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Les algorithmes sont la clé du succès des plateformes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle celles-ci ne veulent surtout pas en dévoiler la composition. On sait à quel point ils influent sur le choix des consommateurs, mais aussi façonnent les opinions publiques : on assiste ainsi à une montée en puissance des propos haineux et à une radicalisation des opinions.

Quant aux autorisations d'utilisation des données, elles sont effectivement très opaques. Cela étant, même si c'est fastidieux, il faut reconnaître que cette procédure est une avancée : il y a encore peu de temps, nous ne pouvions même pas approuver l'utilisation de nos données personnelles par un tiers.

M. Victorin Lurel. - Je reconnais que la théorie de William Baumol sur la concurrence suffisante constitue un réel apport doctrinal, mais la notion de « marchés contestables », traduite de l'anglais, me pose problème. N'existe-t-il pas une traduction plus conforme aux enjeux juridiques auxquels nous sommes confrontés ?

En outre, comment concilier dans les faits ces « marchés contestables », qui visent un optimum, et l'équité ? En quoi cette proposition de résolution change-t-elle fondamentalement le modèle économique actuel ?

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure. - En réalité, un marché contestable est imparfait et n'est pas un optimum. Cette notion ne me semble donc pas poser de problème particulier.

L'idée consiste à limiter les barrières à l'entrée d'un marché pour que de nouveaux entrants puissent y accéder. Notre proposition traduit une sorte de politique des petits pas, mais cette stratégie me paraît nécessaire ; surtout, elle est vraisemblablement la seule envisageable aujourd'hui. Je citerai à cet égard l'exemple des applications que l'on peut facilement désinstaller.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Le texte vise à recréer les conditions d'un marché loyal entre les compétiteurs, les entreprises. En outre, je le redis, il ne modifie en rien le modèle économique actuel.

Cela étant, le changement de modèle économique est un enjeu qu'il conviendra d'aborder, car ce modèle n'est, de mon point de vue, pas soutenable à terme. D'ailleurs, on constate qu'il suscite des débats nourris et de plus en plus nombreux partout dans le monde, y compris dans les enceintes internationales, je pense notamment à l'Assemblée parlementaire de la francophonie.

Ne soyons pas fatalistes : à nous d'agir avec une volonté politique ferme et inébranlable pour avancer sur ces sujets. La récente audition de Frances Haugen aux États-Unis nous autorise même à être optimistes : pour la première fois, Républicains et Démocrates étaient parfaitement d'accord sur le diagnostic et s'accordaient sur la nécessité de changer les choses.

Mme Gisèle Jourda. - Je remercie les rapporteures pour ce travail remarquable sur un thème particulièrement complexe, et dont les ramifications sont multiples.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - J'ai une dernière suggestion à faire : dans la mesure où c'est techniquement envisageable, il me semblerait utile que notre commission puisse auditionner Frances Haugen.

M. Alain Cadec, président. - Je vous remercie, madame la rapporteure. Nous transmettrons votre demande au président Jean-François Rapin.

La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport et adopte, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne n° 33 (2021-2022) ( disponible en ligne sur le site du Sénat) dans la rédaction issue de ses travaux, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

Questions diverses

M. Alain Cadec, président. - Mes chers collègues, Mme Nathalie Goulet a déposé une proposition de résolution européenne, en application de l'article 73 quinquies du Règlement, tendant à renforcer et à uniformiser la lutte contre les violences fondées sur le genre.

Le président Rapin a proposé que Pascale Gruny et Laurence Harribey, rapporteurs de la commission sur les questions sociales, soient désignées pour explorer cette question. Ce sujet figurait en effet dans la communication sur le socle européen des droits sociaux que nos collègues ont présentée devant notre commission en avril dernier. Elles y indiquaient notamment que, sur la question de l'égalité, la Commission avait annoncé une initiative législative, prévue au quatrième trimestre 2021, visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 10 heures.