Jeudi 7 octobre 2021

- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition contradictoire sur l'avenir des dettes publiques

M. Mathieu Darnaud, président. - Mes chers collègues, la délégation à la prospective va consacrer les semaines à venir à deux sujets : l'avenir du télétravail et l'avenir des dettes publiques, thème qui nous occupe aujourd'hui et pour lequel nous avons nommé deux rapporteurs, nos collègues Éric Bocquet et Sylvie Vermeillet, dont les travaux devraient aboutir d'ici à la mi-novembre.

J'ai le plaisir d'accueillir deux économistes ce matin : Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne l'économie monétaire et financière, et Jean-Marc Daniel, économiste, professeur émérite à l'ESCP Business School, auteur de nombreux ouvrages, dont le plus récent est intitulé Il était une fois l'argent magique, titre très évocateur.

La délégation à la prospective est une structure unique dans le monde parlementaire, puisque seul le Parlement finlandais dispose d'un organe similaire. Elle a une particularité : elle est un lieu de parole très libre, dont les membres aiment bousculer et voir leurs opinions remises en question. Notre horizon va bien au-delà de celui des mandats politiques. Cela nous permet de bâtir des scénarios à vingt ou trente ans, qui peuvent conserver une part de réalisme, mais aussi être parfaitement disruptifs.

Notre pays connaît depuis quarante ans un accroissement continu de sa dette publique, phénomène qui s'est encore accéléré avec la crise sanitaire. J'aurai deux questions. Premièrement, jusqu'où peut-on aller ? Le taux d'endettement s'élève à 120 % du produit intérieur brut (PIB) : peut-on imaginer atteindre 150 %, voire plus ? Deuxièmement, pourra-t-on et faudra-t-il rembourser cette dette ?

M. Jean-Marc Daniel, économiste, professeur émérite à ESCP Business School. - Monsieur le président, le livre paru cet été a pour sous-titre « Conte et mécomptes pour adultes ». On nous présente souvent la dette publique comme un fardeau pour les générations futures. Or les problèmes liés à l'endettement et à la dette publique sont moins financiers qu'économiques et politiques. Je vais donc très vite évacuer les problèmes financiers et les critiques associées, non pertinentes, en insistant sur trois éléments.

Premièrement, la dette n'est pas un fardeau pour la génération future. L'enjeu est de savoir comment la dette, au sein d'une même génération, répartit différemment les revenus. En effet, la dette publique française répartit les revenus entre plusieurs groupes sociaux au sein du pays, mais aussi entre la France et d'autres États.

Deuxièmement, il existerait une menace liée à une potentielle remontée des taux d'intérêt. Or nous assistons à une déconnexion entre les taux pratiqués pour les agents économiques traditionnels et ceux qui sont pratiqués pour l'État, car une partie de la dette publique, à savoir 20 %, est détenue par la banque centrale. Cette dette est gratuite. Le taux d'intérêt effectif sur une dette publique dépend du taux d'intérêt pratiqué sur le marché et de la part qui est détenue par la banque centrale, ce qui n'est pas le cas pour un agent privé, qui a un seul prêteur. L'État, lui, a deux prêteurs : le spécialiste en valeurs du Trésor (SVT) qui a acheté la dette, et la banque centrale qui a racheté la dette et qui reverse à l'État les intérêts perçus, rendant ainsi cette partie de dette gratuite. Comme le souligne Janet Yellen, ancienne gouverneure de la banque centrale des États-Unis et ancienne secrétaire au Trésor, l'enjeu porte donc sur les relations entre l'État et la banque centrale, car il s'agit de déterminer, au sein d'un rapport de force, la part de dette publique que la banque centrale se sent dans l'obligation d'acheter. Dans tous les cas, la banque centrale neutralise, pour l'État, l'augmentation des taux. L'enjeu est bien le bras de fer entre la banque centrale et l'État.

Troisièmement, je remets en cause l'idée selon laquelle il y aurait une bonne et une mauvaise dette, respectivement celle qui finance les investissements et celle qui finance le fonctionnement. Cela n'a de sens que pour une entreprise pour laquelle la dette doit correspondre à l'acquisition d'un actif. Mais l'État n'est pas dans une logique d'équipement. En Europe, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) fait une distinction entre déficit structurel et déficit conjoncturel, et non entre fonctionnement et investissement. Le rôle de l'État est bien d'amortir le cycle économique, par l'intermédiaire du déficit conjoncturel. Les comptes de l'État doivent être équilibrés sur la durée d'un cycle économique. Un déficit conjoncturel peut être accepté au cours d'une période défavorable si des excédents sont ensuite dégagés au cours d'une période favorable. Voilà quelle est la structure du TSCG. Je vous livre un exemple : le Japon est très endetté, à hauteur de 230 % de son PIB, et une partie de sa dette a permis de financer des investissements. Un groupe de BTP a construit des ponts, sur la base de crédits publics, qui ne traversent aucune rivière. Le même groupe a ensuite reçu mission de creuser des rivières, toujours sur crédits publics. Tout ceci est de l'investissement, mais est-ce l'avenir ? Je rappelle au passage que les crédits de recherche, qui eux préparent l'avenir, sont comptabilisés comme des dépenses de fonctionnement.

Il faut en venir aux vrais problèmes que pose la dette publique, pour des raisons économiques. Nous substituons, avec le « quoi qu'il en coûte », de la dette au travail. Ainsi, Olivier Blanchard dit que nous devons craindre non pas la dette, mais la surchauffe, c'est-à-dire le décalage entre l'offre et la demande générée par la distribution d'argent sous forme de dette publique. L'enjeu n'est donc pas la dette en tant que telle mais que l'État assure à des personnes des revenus qui ne correspondent pas à la réalité productive du pays. Nous créons ainsi un gap inflationniste, qui se traduit en France par du déficit extérieur. La dette publique devient de la dette extérieure. Notre pays a franchi le seuil de 30 % d'endettement extérieur net, à hauteur de 700 milliards d'euros, ce qui, d'une part, dépasse les normes européennes, d'autre part, plombe réellement la génération future. Les jeunes Français auront à payer la retraite de leurs concitoyens, mais aussi celle des Norvégiens...

S'ajoutent des considérations politiques. La France a pris des engagements vis-à-vis de ses partenaires européens ; ils doivent être tenus. Le nier serait dangereux. Les pays frugaux, qui étaient quatre auparavant, Pays-Bas, Suède, Danemark et Autriche, sont passés à huit lors de la dernière réunion de l'Eurogroupe, les pays de l'Europe de l'Est les ayant rejoints. Ils ont vécu pendant quarante ans dans un régime qui les a appauvris et humiliés et ont fait des efforts pour s'en sortir. Nous devrions être capables de faire nous aussi des efforts.

Ce serait une erreur d'aborder la question des dettes publiques sous l'angle de la menace de hausse des taux d'intérêt et d'un potentiel non-financement de la part des marchés. La capacité d'endettement du marché est infinie. Le Japon se finance sans problème.

Mais je rejoins les thèses de Stephanie Kelton, figure de proue de la théorie monétaire moderne qui souligne qu'il n'y a certes pas de limite à la création de dette, car il n'y a pas de limite à la création de monnaie dès lors que l'or n'est plus l'étalon. Cependant, elle rappelle qu'une identité comptable s'impose à tous : « S-I + T-G = 0 ». Le déficit des uns génère de l'épargne, qui va se retrouver à l'extérieur du pays où est généré le déficit. Notre dette publique est en train de devenir l'épargne des Norvégiens, des Japonais et des Allemands, ce qui crée une pression sur notre pays.

Mme Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Je ne remets en question ni la dépense publique ni le déficit public. Au contraire, il faut se donner les moyens de faire croître la dépense publique - c'est une absolue nécessité - notamment pour faire face à la crise écologique, dont la crise sanitaire n'est que le commencement.

En revanche, je mets en cause le mode de financement du déficit, à savoir le recours exclusif à l'émission de titres de dette publique sur les marchés financiers. La dette n'est pas qu'un cumul de déficits comptables, c'est aussi un mode de financement par le marché, alors qu'il y en a d'autres qui sont envisageables. Ce mode de financement, en l'occurrence, soumet les États à la pression des marchés, plus encore dans la zone euro, qui ne connaît pas d'union budgétaire, où 19 dettes sont émises dans une même monnaie sans partage du risque de défaut de remboursement. Cela oblige encore plus les banques centrales à une présence massive sur les marchés, au moyen de programmes d'achats d'actifs. C'est ce que fait la Banque centrale européenne (BCE), alors que la structure des économies de la zone euro se prête mal à ce type d'instrument de politique monétaire. La BCE agit pour réduire les écarts des taux souverains entre pays et les maintenir au plus bas, pour « fermer les spreads », selon les mots mêmes de Christine Lagarde. Cela n'est pas tenable.

Cette politique monétaire d'achats d'actifs présente trois inconvénients majeurs. D'abord, ces achats d'actifs font croître la valeur des patrimoines ; ils creusent donc les inégalités et la fracture sociale. Ensuite, cette politique peut nourrir des bulles financières et déstabilise donc les marchés. Enfin, ces achats modifient profondément la façon dont la BCE crée de la monnaie. La BCE elle-même achète des titres à des détenteurs variés. Cette politique accélère la financiarisation de la monnaie, car un grand nombre de détenteurs d'actifs éligibles, et non plus exclusivement les banques, ont désormais accès à la monnaie centrale. Ainsi, la monnaie centrale est de plus en plus accaparée par le secteur financier ; elle est de moins en moins au service du bien commun. Potentiellement, cela peut nourrir une certaine défiance envers la monnaie, engendrer une forme de crise monétaire et encourager les formes alternatives de monnaie, comme les crypto-monnaies.

La voie est sans issue. Soit nous maintenons la politique monétaire actuelle, en niant ses conséquences, et nous courrons le risque d'une crise sociale, économique et monétaire. Soit nous menons une politique de réduction d'achats d'actifs, malgré la nécessité d'investir pour la transition écologique. Nécessairement, si la BCE est moins présente sur le marché de la dette, les taux souverains vont remonter ; les États ne pourront plus financer leur dette en la faisant rouler, et surgira une nouvelle crise des dettes souveraines dans la zone euro.

Le scénario qui se profilerait serait alors celui de l'austérité budgétaire, au nom de la soutenabilité des finances publiques. Il impliquerait des coupes budgétaires et rendrait impossible la transition écologique. C'est suicidaire. Il faut donc des solutions alternatives pour le financement des déficits et pouvoir engager des dépenses massives en s'émancipant de ce mode de financement qu'est la dette de marché.

Il existe une première alternative : une opération ponctuelle d'annulation des dettes publiques acquises par l'Eurosystème, pour 3 500 milliards d'euros, soit le quart des dettes souveraines européennes de la zone euro. Cette proposition a été souvent caricaturée. Or, cette opération pourrait en fait être conditionnée au réinvestissement des montants effacés, notamment dans des programmes d'investissement ambitieux au service de la société, par exemple pour la transition écologique. La définition des projets concernés par ces réinvestissements doit être issue d'un accord politique de haut niveau, entre la BCE, les banques centrales, la Commission européenne, les États et les parlementaires nationaux et européens. C'est la première alternative et la solution la moins disruptive.

Une autre solution alternative va plus loin : il s'agit de libérer la dépense publique de la dette de marché, solution plus pérenne et radicale. Cela implique de revenir sur l'interdiction d'accorder des découverts aux États ou d'acquérir directement les instruments de leur dette, c'est-à-dire de s'émanciper de l'article 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

Plusieurs degrés d'émancipation sont imaginables.

Le premier degré est la possibilité pour la BCE d'intervenir sur le marché primaire de la dette, plutôt que sur le marché secondaire.

Le deuxième degré d'émancipation est la possibilité d'accorder des découverts sur la ligne de crédit du Trésor. La Banque d'Angleterre l'a fait au début de la crise sanitaire. Les partisans de la théorie monétaire moderne, dont je ne fais pas partie, défendent l'idée d'un cordon permanent et sans limites.

Le troisième degré d'émancipation - vous allez me trouver bien rêveuse, mais c'est la voie qui m'intéresse dans mes travaux universitaires - est la possibilité de transfert de la BCE au Trésor, sans intérêts, ni contrepartie financière, ni emprunts remboursables, ni titres à céder. Pour réaliser les programmes d'investissement, nous aurons besoin de dons de la part des banques centrales. Il s'agirait d'une monnaie hélicoptère au service des États. Il faudrait certes limiter ce don à certaines catégories de dépenses, pour des projets définis de la manière la plus démocratique possible, selon une gouvernance nouvelle. Ces dons seraient consacrés à des dépenses de gestion de la crise sanitaire ou de prévention de la crise climatique. C'est une façon de réaliser ces dépenses nécessaires sans se soumettre aux pressions du marché et en mettant la monnaie centrale au service du bien commun.

Vous m'avez interrogée sur la dette publique : je vous ai en fait répondu sur la nécessité de s'émanciper de ce mode de financement si l'on veut augmenter la dépense publique et ainsi enclencher la transformation écologique et sociale de nos sociétés.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Je partage plusieurs de vos réflexions, notamment l'accent mis sur la qualité de la dette plutôt que sur sa quantité. La dette doit en effet être dédiée à la décarbonation et à la croissance verte, et être réellement au profit des générations futures. Pensez-vous que la progression de la dette soit inéluctable ? S'il suffit d'une création monétaire illimitée pour trouver des liquidités, pourquoi ne pas financer dès maintenant l'ensemble de la misère du monde ?

La confiance est au coeur de la question de la dette. M. Daniel a évoqué le Japon, dont la dette atteint 230 % du PIB : si le pays ne s'écroule pas, c'est que ses créanciers ont confiance. Cela induit une autre question : qui détient la dette ? Pensez-vous que la part de dette française détenue par les Français - environ la moitié - soit suffisante ? La banque centrale doit-elle acheter des actifs ? Pourriez-vous préciser votre pensée sur la monnaie hélicoptère ? De même, que pensez-vous des coupons monétaires, à l'instar des 1 400 dollars que distribuent les États-Unis à chaque foyer ? La monnaie hélicoptère permet certes de contourner la dette, mais quelles sont ses limites ?

Enfin, j'aimerais comprendre le mécanisme comptable d'une annulation de la dette détenue par la Banque centrale européenne. S'il s'agit d'annuler une créance et de produire des fonds propres négatifs, en quoi est-ce une annulation ? Équilibrer un poste de détention de titres par un emprunt ou par des fonds propres négatifs, c'est toujours du passif.

M. Jean-Marc Daniel. - La dette n'est pas une fatalité, c'est le cumul des déficits. Or, le budget de l'État doit-il être toujours en déficit ? La réponse est non : plusieurs pays dégagent des excédents. En France, le budget a été en excédent des années 1920 jusqu'à 1934, puis en déficit jusqu'en 1959, et de nouveau en excédent jusqu'en 1974. Depuis, il est en déficit systématique. Or ce sont les parlementaires qui votent le budget. Depuis la Magna Carta de Jean sans Terre, le rôle du Parlement est de voter le budget et de vérifier l'usage qui est fait de l'argent des contribuables. Il s'agit donc d'un enjeu autant politique qu'économique.

Il me semble indispensable d'équilibrer le budget et de respecter les traités européens qui prévoient que le déficit structurel doit être égal à 0, avec une marge d'erreur de 0,5. Le budget pour 2022 présente un déficit structurel de 4,3 % du PIB, encore plus important que celui de 2019. Si j'étais sénateur ou député, je refuserais même d'examiner le projet de loi de finances, lequel est en totale contradiction avec les traités que nous avons signés et nuit à notre crédibilité.

Sur le plan strictement économique, on peut laisser filer la dette publique à l'infini. Dans leur livre « Cette fois c'est différent », Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff reviennent sur l'histoire des États qui s'endettent et qui finissent toujours par faire banqueroute, que celle-ci soit assumée, à travers l'annulation d'une partie de la dette publique, ou honteuse, à travers l'annulation de la dette de la banque centrale. Comme vous l'avez souligné, madame la rapporteure, l'État est alors actionnaire d'une banque à fonds propres négatifs... À cet égard, les Anglo-saxons font une différence entre dette et borrowings : ces derniers, les emprunts, peuvent être supprimés, mais pas la dette.

Les États faisaient banqueroute parce qu'ils s'engageaient à fournir de l'or à leurs créanciers. Mais l'or, en quantité limitée, n'est plus dans le système depuis 1971. Aujourd'hui, la quantité de monnaie est potentiellement illimitée. Des élections vont avoir lieu au Japon dans trois semaines et la question de la dette n'y est même pas évoquée. Le gouvernement japonais n'a pas réagi non plus à certaines projections du Fonds monétaire international (FMI), selon lesquelles l'endettement public japonais pourrait atteindre 600 % en 2050. Certes, la banque centrale du Japon détient environ 50 % de la dette publique et son bilan représente 110 % du PIB national, tandis que le bilan de la BCE ne représente que 40 % du PIB européen.

Il s'agit donc davantage d'un enjeu de politique budgétaire que de politique monétaire. Le Quantitative easing, qui consiste à acheter systématiquement des actifs, au risque de faire monter leur prix, est malsain. Aujourd'hui, le fameux « Whatever it takes » de Mario Draghi constitue une véritable garantie du prêteur contre la banqueroute de l'État en dernier ressort. Quel est le rôle d'une banque centrale quand il n'y a plus d'étalon-or et que le principe d'indépendance a été totalement balayé ? Doit-elle avoir des plafonds de dette, remplir un rôle de conseiller de l'État, garantir sans limite les dettes de l'État ?

Selon moi, une bonne dette, ça n'existe pas : le rôle du budget de l'État est de lisser le cycle, pas forcément de réaliser tous les investissements nécessaires dans l'économie. Le secteur privé peut prendre en charge la transition écologique et le changement climatique. Ce pays a été pourvu en chemins de fer grâce à des compagnies privées. Avant la création d'EDF, 363 compagnies d'électricité avaient fait de la France le pays le plus en avance sur le plan de l'électrification. La transition écologique demande un investissement, des efforts et un travail que le secteur privé est à même de fournir.

Pour finir, j'estime qu'on doit équilibrer le budget de l'État, même si aujourd'hui on peut s'endetter à l'infini.

Une remarque enfin sur la question de l'identité des détenteurs de la dette publique. Il est faux de dire que les Japonais détiennent leur dette. Les banques japonaises achètent la dette et en font des outils financiers, essentiellement placés auprès de fonds de pension étrangers, car les épargnants japonais veulent un certain rendement de leur épargne. L'épargne japonaise est aux États-Unis et la dette japonaise en Indonésie : l'acheteur indonésien accepte le risque, parce qu'il est persuadé que le yen va monter par rapport à sa propre monnaie, et l'acheteur japonais profite du rendement de la dette américaine.

La France connaît une situation inverse de celle du Japon avec une position extérieure nette négative de 700 milliards d'euros. Nous sommes donc rachetés chaque année par des fonds de placement. Est-il préférable que les fonds de placement rachètent notre dette ou l'avenue Montaigne et nos entreprises ? Je préférerais qu'ils rachètent notre dette qui n'est malheureusement pas assez internationalisée. Mieux vaudrait placer notre dette publique auprès d'épargnants étrangers et profiter de l'argent récupéré pour renforcer les fonds propres de nos entreprises. Je lisais encore récemment dans un grand quotidien économique que 80 % de l'avenue Montaigne appartenait à des étrangers. Cela pose un problème de souveraineté. La première forme de souveraineté est d'être maître de son appareil productif.

Mme Jézabel Couppey-Soubeyran. - La question de la qualité de la dette est complexe. Il me semble que les États devraient essentiellement emprunter pour se tourner vers la transformation écologique et sociale. Cela étant, distinguer entre dépenses de fonctionnement et dépenses d'investissement n'est pas toujours facile : si l'on investit dans des hôpitaux et des écoles, il faut payer les infirmiers et infirmières et les instituteurs et institutrices... De même, la bonne dette est-elle forcément celle qui produit de la croissance ? L'augmentation du PIB est-elle vraiment un bon critère pour juger de la qualité de la dette ? Quelle croissance veut-on ?

Concernant la question des limites à l'endettement, il me semble, quitte à paraître simpliste, que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel. Personne ne peut aujourd'hui déterminer un seuil de dette à ne pas dépasser, mais elle devient forcément insoutenable à un moment. La question essentielle est de savoir si la stabilisation de la dette sera compatible avec des niveaux de déficit suffisamment élevés pour engager les dépenses dont nous avons besoin.

Je crains que cet acharnement à rechercher une dette soutenable nous amène à couper dans la dépense et réduire les déficits, ce qui compromettra les programmes d'investissement. Contrairement à M. Daniel, je ne pense pas que la transition écologique puisse reposer sur le seul investissement privé. Si tel était le cas, la réalisation de ces programmes serait déjà bien avancée : l'excès d'épargne mondial n'est pas récent, mais le secteur privé ne s'est absolument pas dirigé vers ce type d'investissements. Il va falloir que la puissance publique s'engage beaucoup plus résolument. C'est aussi la raison pour laquelle il faut trouver des solutions alternatives à la dette. Par ailleurs, les comparaisons avec des pays comme le Japon, beaucoup plus souverain sur le plan monétaire que ceux de la zone euro, n'ont pas lieu d'être.

Le rôle de la banque centrale doit-il évoluer ? Oui, me semble-t-il. Les banques centrales, en particulier la BCE, doivent assumer pleinement le rôle qu'elles jouent dans le financement des États. Les programmes actuels d'achats d'actifs sont une forme d'assistance financière aux États qui ne dit pas son nom. Il faut rendre cette assistance transparente, non pas en maintenant des programmes d'achats d'actifs qui ont les conséquences distributives, financières et monétaires indésirables que j'ai mentionnées, mais en rétablissant un cordon de financement entre la banque centrale et les États. Oui, cela nous oblige à repenser le traité ; mais tenir notre engagement européen ne veut pas dire laisser intact un traité qui n'est plus adapté. Respecter notre engagement européen, c'est oeuvrer pour le bien-être des peuples européens.

Je reviens sur la monnaie hélicoptère, qui pourrait être un nouvel instrument de politique monétaire. Les objectifs aujourd'hui assignés à la politique monétaire sont la stabilité monétaire, la stabilité économique et la stabilité financière. De ce point de vue, la monnaie hélicoptère serait un bien meilleur instrument de politique monétaire que ne le sont les achats d'actifs. Avec la monnaie hélicoptère, en effet, la monnaie centrale va directement dans l'économie réelle et se traduit directement par une augmentation de la dépense globale, donc agit sur le prix des biens et des services. Or, actuellement, les banques centrales ont perdu toute capacité de pilotage de l'inflation, car la monnaie qu'elles créent tourne en boucle dans la sphère financière, faisant monter le prix des actifs, mais n'a pas d'incidence sur le prix des biens et des services.

Les tensions inflationnistes que nous sommes en train d'observer n'ont strictement rien à voir avec la politique monétaire : elles viennent des marchés de matières premières et d'une désorganisation des chaînes de valeur - la banque centrale n'y peut absolument rien. La monnaie hélicoptère n'est pas un instrument de politique budgétaire, mais de politique monétaire, qui permettrait à la banque centrale de retrouver une capacité de pilotage. Au passage, aux États-Unis, ce sont des transferts budgétaires qui ont été pratiqués, avec des effets très positifs sur l'économie américaine. Le décalage que l'on constate entre les reprises respectives de l'économie américaine et des économies européennes tient sans doute en partie à cette action budgétaire beaucoup plus directe dans le premier cas.

Vous vous interrogez sur l'annulation : une annulation des dettes publiques à l'actif de l'Eurosystème se traduirait inéluctablement, dites-vous, par des fonds propres négatifs. Vous avez tout à fait raison ! Je vous réponds qu'une banque centrale n'étant ni une entreprise ni une banque commerciale, elle peut tout à fait fonctionner en ayant à son bilan des fonds propres négatifs, comme l'explique très bien la Banque des règlements internationaux (BRI) dans un manuel intitulé Les finances des banques centrales.

Pourquoi les fonds propres négatifs ne sont-ils pas un problème pour une banque centrale ? Pour la raison suivante : la banque centrale n'a de passif qu'en monnaie centrale ; or, cette monnaie centrale, elle peut la créer autant que de besoin dès lors que la confiance dans la monnaie est maintenue. Certes, comme l'indique la BRI, une telle situation peut être mal comprise par les parlementaires et par les citoyens et susciter une défiance envers la monnaie. Reste qu'il est possible, le cas échéant, d'être innovant sur le plan comptable en créant un poste d'actifs non exigibles où imputer cette annulation. On n'enregistre alors aucune perte : le bilan reste équilibré.

C'est exactement le même traitement comptable qui s'appliquerait, d'ailleurs, si la banque centrale procédait un jour à des dons sans contrepartie de monnaie centrale aux États. Derechef, les fonds propres de la banque centrale deviendraient négatifs, à moins que soit créé un poste d'actifs ad hoc permettant de conserver la mémoire de ces dons. Tout cela est parfaitement imaginable ; quant à savoir si c'est politiquement envisageable, à vous de le dire.

Mme Christine Lavarde. - À vous écouter, la dette publique n'est pas un problème. Cette affirmation ne revient-elle pas à envoyer un mauvais signal aux particuliers pour qui la dette privée est un problème ? Un particulier ne peut pas faire ce qu'il veut : il est contraint par les ressources dont il dispose. Et le dépôt d'un dossier de surendettement auprès de la Banque de France est loin d'être un long fleuve tranquille...

Par ailleurs, on constate aujourd'hui que l'État, lui, a les moyens de baisser les impôts tout en augmentant la dépense, donc de n'envoyer que des messages « positifs », ce qui lui permet de ratisser large, comme il se doit en période électorale. Les collectivités locales, en revanche, n'ont pas du tout cette marge de manoeuvre : elles ont l'obligation de financer l'ensemble de leurs dépenses de fonctionnement par leurs ressources propres, avant même de pouvoir commencer à investir. Ne serait-il pas utile d'imposer les mêmes règles à l'État ? Une question reste de toute façon pendante : quid de la différence, pour un État, entre fonctionnement et investissement ? Les salaires des professeurs relèvent-ils du fonctionnement ou de l'investissement ?

Vous disiez que c'est le Parlement qui vote le budget ; mais, quoi que nous disions, la majorité présidentielle fait ce qu'elle veut. Le droit d'initiative des parlementaires est extrêmement limité.

Pour ce qui concerne la détention de la dette, M. Daniel s'est ému que l'avenue Montaigne soit détenue à 80 % par des investisseurs étrangers. Mais la nature précise des agents qui détiennent aujourd'hui la dette publique française n'est pas connue. Récemment, dans le cadre de l'examen de la proposition de loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, le Sénat a voté un amendement visant à obliger l'État à rendre publique l'identité des détenteurs de la dette dès lors qu'ils en possèdent au moins 2 %. Le Gouvernement et la direction du Trésor, pour justifier leur forte aversion à faire appliquer cette disposition, arguent qu'elle risquerait de nuire à l'attractivité de la dette française auprès des investisseurs étrangers. Croyez-vous vraiment à ce risque ?

Mme Cécile Cukierman. - L'un et l'autre vous avez évoqué la question des dépenses, mais sans dire un mot des recettes. Je soulignerai, peut-être un peu naïvement, qu'en tant que parlementaires, dans le cadre du débat budgétaire, nous commençons par voter les recettes avant de voter les dépenses. N'y a-t-il pas, dans un pays riche comme le nôtre, des perspectives du côté des recettes ?

Quoi qu'il en soit, l'enjeu est de garantir le bien-être de chacun, d'assurer le développement du pays et de relever le défi de la transition écologique.

M. Jean-Marc Daniel. - La Constitution de la Ve République est certes exigeante pour ce qui est de l'action des parlementaires ; mais, à la fin des fins, c'est vous qui votez. Le problème est politique : pourquoi aucune majorité ne se considère-t-elle comme responsable vis-à-vis de ses électeurs plutôt que du Président de la République et du Gouvernement ? Je parle en tant que citoyen : ce qui m'a frappé, c'est que le TSCG, texte fondateur de la procédure budgétaire - beaucoup plus que le traité de Maastricht, dont les critères relèvent de l'histoire ancienne -, est le texte qui a été le mieux approuvé par le Parlement lors de la précédente mandature, ce qui suggère une forme d'adhésion de la part de la classe politique. Or il n'est jamais appliqué ! Comme le disait Mme Thatcher dans un discours célèbre prononcé à Bruges, la différence entre les Français et les Britanniques est que les seconds négocient pied à pied mais, une fois l'accord signé, respectent leur parole, quand les premiers ne se soucient guère de respecter ce qu'ils ont pourtant signé sans difficulté...

Un mot sur la différence entre les collectivités locales et l'État. Les ménages, les entreprises, les collectivités, d'un côté, et l'État, de l'autre, n'ont pas les mêmes missions économiques ni n'agissent, d'ailleurs, dans le même environnement. Le rôle de l'État est de lisser le cycle : quand l'économie va mal, on consent, par l'action des stabilisateurs automatiques, à laisser filer le déficit budgétaire afin de ne pas s'enferrer dans la récession ; en revanche, en phase favorable, les stabilisateurs produisent normalement des excédents budgétaires et un remboursement de la dette. Il est des pays, comparables au nôtre, où cela fonctionne ! Les critiques du Premier ministre néerlandais sur la gabegie budgétaire française sont tout aussi légitimes que nos enthousiasmes pour la dette. L'État, qui est donc là pour gérer le cycle, ne doit accepter que des déficits conjoncturels, et non des déficits structurels.

Par ailleurs, l'État, lui, a accès à un financeur, la banque centrale. À l'heure actuelle, par le système des rachats sur le marché secondaire, on obtient les mêmes résultats que dans une situation où la banque centrale prêterait directement aux États - ce sont simplement les tuyaux qui diffèrent. La banque centrale fait office de garantie.

Je rappelle la règle permettant de distinguer fonctionnement et investissement, énoncée par Paul Leroy-Beaulieu sous la IIIe République. Le véritable enjeu, disait-il, est qu'à tout moment le préfet doit pouvoir imposer aux collectivités locales l'équilibre de leurs comptes, ce qui ne peut passer que par l'arrêt des investissements - on ne peut pas arrêter de payer les fonctionnaires. Pour que le préfet ait un pouvoir effectif sur la collectivité locale, il faut que celle-ci ne puisse financer par de l'emprunt que des investissements. À l'époque, Leroy-Beaulieu débat avec un nommé Wagner, économiste allemand, qui reproche à l'auteur du Traité de la science des finances de faire du droit et non de l'économie... Et, certes, l'investissement au sens économique n'est pas l'investissement au sens juridique : on peut arrêter tout de suite le second, pas le premier. Un pont construit sur une rivière qui n'existe pas permettant à une route qui ne mène nulle part d'accueillir des voitures qui ne passeront pas, ce n'est pas porteur d'avenir ; en revanche, l'instituteur qui apprend à lire et à écrire aux enfants est porteur d'avenir. Mon sentiment, à vrai dire, est que ces distinctions n'ont pas grand sens...

Quant à savoir qui détient notre dette, cela n'a aucune importance. Celui qui détient notre dette n'a pas de pouvoir sur l'État. Celui qui détient l'avenue Montaigne a un pouvoir sur nous, celui d'orienter la vie économique. Quand vous détenez une entreprise, vous pouvez la délocaliser ; quand vous détenez de la dette publique, vous attendez simplement que les intérêts tombent. Les données générales sont à peu près disponibles. Pour savoir où exactement est détenue la dette, il faudrait entrer dans les détails de la gestion des banques, mais ça n'a pas beaucoup d'intérêt. En revanche, la dette publique, parce qu'elle est le symptôme d'une distorsion entre travail et pouvoir d'achat, est à l'origine d'une dette extérieure : c'est cela qui est déterminant pour l'avenir du pays.

On évoquait le succès de la politique américaine de distribution d'argent par le canal budgétaire - mais le canal de la banque centrale aurait donné le même résultat. Il faut malgré tout rappeler certains chiffres : le déficit de la balance des paiements courants des États-Unis est passé, depuis 2019, avant même le vote du dernier plan Biden, de 375 milliards à 820 milliards de dollars. Donald Trump s'était plaint de la présence de voitures allemandes sur Park Avenue, à New York. Dans un tweet, il avait affirmé : « si les Allemands et les Japonais n'ont pas compris en 1945, on remettra le couvert ». Bref, la concentration de l'épargne dans certains pays et la répartition entre pays « détenteurs » et pays « détenus » posent un réel problème.

Pour conclure, l'avenue Montaigne est plus importante que les titres publics.

Mme Jézabel Couppey-Soubeyran. - Qui détient la dette ? Cette question est fondamentale. La dette, c'est aussi un rapport social : elle met en relation un créancier et un emprunteur. Il y a une différence notable entre la dette détenue par la banque centrale et celle qui est détenue par des investisseurs financiers. Il convient aussi de distinguer entre investisseurs résidents et investisseurs non-résidents - l'horizon de placement et la volatilité de la détention ne sont pas du tout les mêmes. L'État, depuis plusieurs décennies, accepte de se soumettre au marché, c'est-à-dire à des investisseurs privés. Cela pourra-t-il perdurer si nous avons besoin d'investir davantage pour assurer la transformation écologique et sociale de nos sociétés ? Ces questions ne sont pas neutres.

Je n'ai pas affirmé que la dette publique n'était pas un problème. Ce que j'ai dit, c'est que nous avons besoin de dépense publique, donc de déficit public, sans avoir les yeux rivés sur la stabilisation de la dette. De ce point de vue, il nous faut réfléchir à des alternatives de financement pour parvenir à concilier la dépense publique et l'indépendance des États vis-à-vis de la pression exercée par les marchés. Cela éviterait aussi à la banque centrale d'avoir à calmer cette pression en menant des programmes d'achats d'actifs, qui ont des conséquences potentiellement très négatives sur les plans distributif, monétaire et financier.

Beaucoup assimilent utilité de la dépense publique et utilité de la dette publique. Pour ma part, je fais la différence entre les deux : nous aurons besoin de plus en plus de dépense publique ; en revanche, il va falloir trouver les moyens de s'émanciper d'une dette publique de marché ou revenir à une forme de dette publique directement contractée auprès de la banque centrale. Des propositions de réforme fiscale ou de lutte ambitieuse contre l'évasion fiscale auraient pour effet d'augmenter les recettes fiscales des États et, in fine, de limiter les déficits publics. Enfin, rendre transparente la détention de la dette me semble être une excellente initiative. La résistance en la matière est la preuve que l'État craint la pression du marché. Encore une fois, seule la banque centrale est en mesure de contenir cette pression.

M. Mathieu Darnaud, président. - Je remercie Mme Couppey-Soubeyran et M. Daniel d'être venus nous exposer leurs réflexions ce matin ; elles sont essentielles à la préparation de notre rapport.

La réunion est close à 9 h 50.