Mercredi 17 mars 2021

- Présidence de Mme Sophie Primas -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Moyens mis en oeuvre par l'État en matière de prévention, d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en situation de détresse - Présentation du rapport d'information

Mme Sophie Primas, présidente. - En première partie de notre réunion de commission de ce matin, nous allons entendre nos collègues Françoise Férat et Henri Cabanel au nom du groupe de travail sur les agriculteurs en détresse. Je leur laisse le soin de présenter ce rapport et les remercie pour ce long travail. Je sais que le résultat est à la hauteur.

Mme Françoise Férat, rapporteur. - Merci Madame la Présidente, mes chers collègues, ce n'est pas sans émotion qu'Henri Cabanel et moi-même vous présentons ce matin le fruit de nos travaux réalisés depuis un an sur le sujet, douloureux, des agriculteurs en détresse. Un an d'auditions, de déplacements, de rencontres, dont nous souhaitons rendre compte aujourd'hui.

Pour réaliser ce rapport et élaborer nos recommandations, nous avons bien entendu réalisé des auditions, qui nous ont permis d'entendre tout à la fois des chercheurs, des syndicats agricoles, les pouvoirs publics, la MSA, le réseau des chambres d'agriculture et d'autres encore.

Mais la base de nos réflexions, la matière première sur laquelle se fonde ce travail, c'est avant tout le point de vue des premiers concernés, c'est-à-dire le témoignage et le ressenti des agriculteurs ou de leurs proches. Rien n'aurait été possible sans entendre les agriculteurs en activité, qu'ils aient été confrontés à de fortes difficultés ou qu'ils le soient encore ; rien n'aurait été possible sans rencontrer les proches de victimes, femmes, enfants, voisins, etc. Ce sont leurs histoires, leurs remarques, leurs constats, qui nous ont permis d'avancer.

Pour ce faire, nous avons lancé un appel à témoignage sur le site du Sénat en décembre dernier, et je remercie chacun d'entre vous. Vous avez relayé cette initiative dans votre circonscription et nous avons reçu près de 150 témoignages, ce qui illustre et traduit les attentes du monde agricole sur ce sujet. Chaque récit nous a été précieux et a apporté sa pierre à l'édifice. De très nombreux témoignages sont repris dans le rapport.

Je souhaite à ce sujet faire une incise pour vous indiquer combien Henri Cabanel et moi-même avons été admiratifs du courage dont ont fait preuve toutes les personnes, agriculteurs ou familles et amis endeuillés, pour venir nous livrer leur témoignage. Spontanément ou à la suite de nos demandes, des dizaines de personnes, en physique ou via le site internet, ont souhaité raconter leur histoire, leurs malheurs, pour faire avancer la cause. Dans un monde traditionnellement décrit comme un monde de « taiseux », peu habitué à faire part de ses difficultés, cela montre que le tabou commence à se briser, enfin !

Au-delà de l'appel à témoignages, nous nous sommes également rendus sur le terrain, dans cinq départements, pour échanger avec des agriculteurs ou des proches de victimes, et avec les acteurs du monde agricole qui agissent en la matière : le Morbihan, la Vienne, l'Indre-et-Loire, la Saône-et-Loire et l'Ain. Que nos collègues qui nous y ont accueillis en soient vivement remerciés !

Vous l'aurez compris : c'est un sujet de terrain, et nous avons voulu écrire un rapport de terrain.

Abordons maintenant le contenu du rapport.

Nous nous en rendons désormais tous compte : trop longtemps, une forme d'omerta a régné sur ce sujet. Alors qu'un drame sévissait dans nos campagnes, fauchant des pères et mères de famille, des frères et soeurs, des amis, des voisins, la société restait pour l'essentiel sourde à cette souffrance. Pouvoirs publics comme consommateurs et citoyens ont longtemps ignoré voire détourné les yeux, pour ne pas voir, pour ne pas savoir, que certains de ceux qui la nourrissent souffraient de difficultés insurmontables. Aujourd'hui, ces difficultés existent toujours, mais l'indifférence n'est plus de mise.

Quelles que soient les études, quelles que soient les méthodologies, le phénomène est désormais incontesté : il existe une surmortalité par suicide dans le monde agricole.

Et ce phénomène n'est pas nouveau, contrairement à ce que la récente médiatisation du sujet pourrait laisser penser. Il est en effet repéré au moins depuis les années 1970. Les travaux du sociologue Nicolas Deffontaines, que nous avons entendu et qui a consacré sa thèse à ce sujet, l'ont démontré : depuis la fin des années 1960 au moins, les agriculteurs sont proportionnellement plus nombreux à se suicider que la moyenne des Français. Or durant le siècle précédent, ils étaient les moins concernés par cette problématique !

Le phénomène du suicide en agriculture est inséparable du contexte historique de modernisation de ce secteur qui a suivi la fin de la guerre. Il ne s'agit pas seulement de nouvelles méthodes de production : c'est une accumulation de facteurs, c'est à la fois la nature du travail, l'identité professionnelle, le regard social, le rapport personnel à la terre, qui ont drastiquement et soudainement été bouleversés. La combinaison de l'augmentation drastique de la charge de travail et de l'impossibilité de tracer une frontière nette entre les deux sphères, personnelle et professionnelle, est un des éléments causals qui nous a été évoqué de façon répétée lors des entretiens. 

Si les études réalisées avant le XXIe siècle ne sont pas légions, l'une d'entre elles a toutefois prouvé qu'entre 1968 et 1999 les hommes agriculteurs présentaient un risque de décès par suicide 1,5 fois plus élevé et les femmes agricultrices un risque 1,9 fois plus élevé que les femmes non agricultrices.

Depuis le début des années 2010, trois études ont cherché à quantifier précisément ce phénomène en France. Si leurs résultats divergent, en raison notamment de méthodologies différentes, elles confirment toutes cette surmortalité, sans exception. La dernière en date, celle de la MSA conduite en 2019 sur des données de 2015, observe deux suicides par jour ! Une autre en 2017 de Santé publique France concluait plutôt à un suicide tous les deux jours. Mais au-delà du chiffrage exact, force est de constater qu'il se passe dans nos campagnes des drames dont toutes les études notent l'ampleur anormale.

Notons par ailleurs que la France n'est pas isolée : s'il est vrai que nos voisins espagnols ou italiens font moins face à cette problématique, nombre de pays industrialisés y sont confrontés dans le monde. Notre rapport passe ainsi en revue la situation des États-Unis, du Canada, de l'Australie, du Royaume-Uni, et bien entendu de l'Inde, qui est certainement le pays où ce phénomène est le plus marqué.

Or c'est justement parce que l'existence de cette situation est reconnue par tous que le manque de données récentes en France en la matière est incompréhensible. Il est regrettable qu'un phénomène de cette nature ne soit pas suivi sur une base régulière, à partir de données statistiques actualisées chaque année. Rendez-vous compte : l'étude de 2019 se fonde sur l'année 2015, et l'étude de 2017 se fonde sur les années 2007 à 2011. Le délai, de quatre à six ans, entre l'année étudiée et la publication de l'étude, empêche de connaître précisément l'évolution de ce phénomène ; ce qui complexifie, en retour, l'élaboration d'outils de soutien qui soient adaptés et bien calibrés aux réalités des territoires et des filières concernés.

Cela semble un détail. Mais il est important de bien suivre ce phénomène si on veut mettre en place une politique de prévention adaptée ou identifier à temps une multiplication des cas. L'explication majeure de ce délai réside dans le trop long circuit administratif de transmission des certificats de décès, analysé en détail dans le rapport. Nous recommandons donc d'accélérer la dématérialisation de cette transmission afin de gagner en célérité. Il faut que nos chercheurs puissent travailler sur des données contemporaines, si nous voulons améliorer notre connaissance de ce phénomène.

Ces derniers mois, une mobilisation artistique et médiatique pour alerter le grand public sur ce phénomène ancien a permis de libérer progressivement la parole et de jeter une lumière nouvelle sur la situation. L'oeuvre la plus connue aura certainement été le film « Au nom de la terre » d'Édouard Bergeon.

Bien sûr, aucune oeuvre ne permettra d'expliciter en une fois l'ensemble des causes à l'origine des situations de détresse, tant elles sont nombreuses et imbriquées. Tous les acteurs rencontrés l'ont évoqué : chaque suicide s'explique par une combinaison de raisons professionnelles et non professionnelles, dont l'articulation est spécifique à chaque cas individuel. Pour le dire autrement : il y a autant d'explications au suicide d'un agriculteur que de suicides en agriculture.

C'est un sujet multifactoriel. Nous avons choisi de faire un rapport qui s'attache, à partir de nombreux témoignages, à recenser les causes collectives de ces suicides et les moyens de les prévenir. Je n'en mentionnerai ici que quelques-uns, ceux qui reviennent très souvent.

Il y a tout d'abord l'incontournable question du revenu agricole. Bien sûr, certains récits ne le retenaient pas comme un facteur incontournable dans la mesure où des exploitants ont mis fin à leurs jours sans difficultés financières particulières. Toutefois, si la cause n'est ni nécessaire ni suffisante, elle est majeure pour quiconque veut entendre la détresse des agriculteurs aujourd'hui. Il est proprement insupportable que des agriculteurs se couchent parfois plus pauvres qu'ils ne se sont levés, ce qui pose la question de prix rémunérateurs, sujet abordé dans nombre de travaux de notre commission.

La question du revenu dans l'absolu se double de celle de la hausse des charges, imputable bien souvent à des mises aux normes onéreuses et à de lourds investissements. Un agriculteur s'endette parfois fortement pour adapter son exploitation, puis le cahier des charges exigé par son client ou par la réglementation en vigueur implique subitement que de nouvelles adaptations soient réalisées, sous peine de perdre le contrat. Comment voulez-vous éviter dans ces conditions le surendettement ? D'autant que les investissements sont parfois perçus comme une éventuelle porte de sortie afin de dégager davantage de revenus.

En outre, la mise en perspective du faible revenu avec le nombre d'heures de travail effectuées, entre 50 et 70 heures par semaine, est vécue comme une profonde injustice. Pour nombre d'agriculteurs que nous avons entendus, elle symbolise l'absence de reconnaissance que la société leur témoigne.

Au-delà du revenu, les témoignages recueillis ont mis en avant d'autres facteurs : le sentiment d'isolement très marqué de certains agriculteurs, mais également l'importance de l'héritage et de la transmission, qui sont parfois à l'origine de tensions familiales vives lorsque les enfants ne reprennent pas l'exploitation. À cet égard, il convient de noter que l'étude de 2019 de la MSA notait une proportion plus élevée de suicides à partir du moment où la retraite est envisagée. La présence des parents sur l'exploitation peut rajouter également une pression indirecte, tant le métier a changé entre deux générations. Enfin, un autre facteur souvent entendu réside dans le sentiment de la perte de la liberté d'exploiter, du fait de la complexité administrative, de la multiplication des contrôles, autant de contraintes vues comme une défiance envers leur métier.

Enfin, il est un élément particulièrement important, déploré par l'intégralité de nos interlocuteurs : l'agribashing, alimenté par des actions médiatiques dont sont victimes les agriculteurs.

Son spectre est large : il va des tags inscrits sur les murs ou des insultes entendues sur les routes ou dans les champs aux intrusions, vols, menaces... Il faut savoir que 15 000 atteintes aux biens ont par exemple été relevées en 2020. Pas moins de 40 % des exploitants disent avoir vécu une situation de harcèlement lors du dernier mois. L'agribashing est même une réalité si présente que la gendarmerie nationale a mis en place une opération Demeter visant à renforcer la sécurité dans le monde agricole.

Travaillant 70 heures par semaine, pour un faible revenu, croulant sous les tâches administratives et les contrôles, certains agriculteurs ne supportent pas de voir leur engagement, leur rôle dans la société, leur fonction nourricière, être ainsi méprisée, souvent par des personnes ignorantes des réalités du terrain.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Avant d'entamer la présentation plus technique qui m'a été confiée, je souhaite vous dire combien il est primordial pour moi que la commission des affaires économiques nous ait suivis, à la fois dans la méthode qui consistait à donner la parole aux agriculteurs, et dans les objectifs, qui visaient à redonner confiance aux agriculteurs en leur signifiant que nous agissions concrètement en leur faveur.

Nos travaux aboutissent à des constatations claires concernant le manque de revenu comme une des causes du suicide des agriculteurs : c'était l'objectif initial de ma proposition de loi qui citait les causes multiples du mal-être en agriculture, mais pointait comme élément central le manque de revenus. En 2019, tout le monde n'en était pas convaincu, mais cela a été avéré par le terrain. Poser ce postulat est une action qui va rassurer les agriculteurs.

Je ne vous le cache pas, comme vient de vous le dire Françoise Férat, nous sommes aujourd'hui très émus car je suis pour ma part engagé depuis 2019 auprès des agriculteurs à aller jusqu'au bout. J'estime que la soixantaine de préconisations colle à la réalité. Nous avons été bouleversés par les témoignages, à la fois des familles, des amis et des voisins. Je voudrais ici les remercier de leur confiance et du courage qu'ils ont eu ; ce n'était pas simple pour eux de se dévoiler comme ils l'ont fait. Merci également à tous les collègues de vos efforts sur les territoires pour nous permettre de recueillir autant de témoignages.

En tant que paysan moi-même, j'ai ressenti l'esprit de corps de cette filière, l'humilité, le courage, mais aussi la passion qui pousse à se surpasser et qui parfois pousse au bout, à bout. Je veux remercier la présidente Sophie Primas, qui nous a accordé sa confiance, mais qui a aussi suivi notre travail de très près, en participant notamment à notre première visite dans le Morbihan. Mes remerciements vont aussi à Françoise Férat pour son engagement, son écoute et son énergie. J'ai beaucoup apprécié la bonne entente qui a régné entre nous sur ce sujet aussi grave.

Bien entendu, il serait erroné de croire qu'aucun dispositif de soutien ou d'accompagnement des agriculteurs en difficultés n'existait jusqu'à présent. En réalité, il y a même bien plus d'aides en vigueur que ne le savent la majorité des acteurs du monde agricole que nous avons entendus. Seulement, ces aides sont souvent très peu connues, ou alors mal calibrées et inaccessibles. Notre rapport en dresse toutefois la liste et en analyse les points forts et les points faibles ; nous y reviendrons.

Au-delà de la meilleure compréhension du phénomène, nous avons eu un objectif constant lors de nos travaux : améliorer les outils existants, et si besoin en inventer de nouveaux, afin d'identifier le plus tôt possible les agriculteurs en détresse, de mieux les accompagner, et de soutenir leurs familles.

L'acteur principal en la matière est, sans surprise, la Mutualité sociale agricole (MSA). Cette dernière propose différents services afin d'aider un agriculteur à surmonter ses difficultés. Elle a par exemple mis en place un numéro de téléphone, Agri'écoute, pouvant normalement être joignable 24h/24 et 7 jours sur 7, et qui a été appelé près de 4 000 fois en 2020. 

Si l'initiative est louable, elle présente aujourd'hui de nombreuses limites : les interlocuteurs d'Agri'écoute ne peuvent pas prendre ni relayer les témoignages des tiers, qui sont pourtant les premiers lanceurs d'alerte ; aucune analyse de sa notoriété auprès des agriculteurs n'est réalisée ; les appelants ne se voient pas assez souvent proposer un accompagnement, ou des entretiens de suivi ; les délais d'attente sont parfois anormalement longs. Nous formulons donc 6 recommandations très concrètes afin de muscler ce dispositif et de le rendre réellement efficace.

La MSA agit également au travers de ses cellules de prévention pluridisciplinaires, qui mêlent des travailleurs sociaux et des médecins et qui interviennent lorsque des cas leur sont signalés par les acteurs du monde agricole. N'oublions pas non plus les ateliers de prise de parole que la MSA organise et, bien sûr, le fait qu'elle peut agir pour échelonner le paiement des cotisations sociales en cas de difficultés financières. Plusieurs propositions d'amélioration sont mentionnées dans le rapport qui visent à pallier les limites de ces dispositifs que nous avons constatées, et qui peuvent être rapidement mises en oeuvre.

Pour n'en citer que quelques-unes : nous proposons que soit instauré un seuil d'impayé de cotisations au-delà duquel le service recouvrement de la MSA doit transmettre automatiquement le dossier au service de santé. Nous recommandons également une hausse de la durée maximale des échéanciers de paiement de la MSA, afin d'amoindrir le poids des difficultés financières.

De façon générale, force est de constater que l'action de la MSA souffre d'un handicap majeur, compte tenu de sa position de créancière. Malgré l'engagement réel des travailleurs sociaux et des médecins de la MSA, nous avons pu sentir un réel sentiment de défiance, quand ce n'était pas de la colère vive, de la part des agriculteurs ayant rencontré d'importantes difficultés financières... En cas de détresse, un agriculteur, comme tout un chacun, ne demande pas de l'aide à l'organisme qu'il juge responsable, à tort ou à raison, de sa situation !

Face à ce constat, l'État a mis en place depuis 2018 des cellules départementales d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en difficultés, sous l'égide du préfet mais bien souvent gérées par la chambre d'agriculture locale. Ces cellules présentent un grand mérite. Elles réunissent autour de la table l'ensemble des acteurs du monde agricole : les institutionnels, comme la MSA ou la direction départementale des territoires (DDT), mais aussi les banques, mais pas toujours, les coopératives, les centres de gestion, etc., pour étudier les cas qui leur sont signalés d'exploitants en difficultés financières.

Ces cellules sont fort utiles, notamment car elles inspirent confiance et réunissent les différents créanciers. Elles gagneraient donc à devenir les véritables clefs de voûte du soutien aux agriculteurs en détresse, sous réserve qu'elles ne soient pas compétentes uniquement pour les problématiques économiques. Nous formulons plusieurs recommandations opérationnelles en ce sens, visant à renforcer la formation de leurs membres à la détection des symptômes de détresse, à élargir le champ de compétence des cellules, à accroître leur notoriété. Un travail de coordination entre la MSA et ces cellules doit par ailleurs être réalisé ; les deux cellules existent aujourd'hui mais ne se parlent pas systématiquement ! Plusieurs pistes sont esquissées dans le rapport.

Surtout, nous avons pu constater que les situations difficiles se résolvaient de façon plus fluide et plus rapide lorsqu'un référent « difficultés » était clairement identifié dans le département. Qu'elle appartienne à la chambre d'agriculture ou à une autre structure, « une tête doit émerger », si j'ose dire, d'entre ces acteurs.

Nous proposons donc une évolution du fonctionnement des cellules départementales : elles doivent regrouper un maximum de professions en contact avec les agriculteurs et nommer en leur sein un référent unique, bien identifié, qui pourra être par exemple un membre de la chambre d'agriculture ou un vétérinaire.

Parmi les acteurs institutionnels incontournables figurent également, bien entendu, les chambres d'agriculture. Ces dernières multiplient les initiatives de soutien, allant des formations aux visites sur place en cas de difficultés, en passant par l'accompagnement à la reconversion professionnelle.

Les acteurs institutionnels ont agi, à leur niveau. L'État commence seulement à le faire. Mais certaines associations du milieu agricole n'ont en revanche pas attendu l'action de l'État pour agir. Je pense bien entendu à Solidarité Paysans, dont les bénévoles réalisent un impressionnant travail de soutien et d'accompagnement des exploitants, notamment face à leurs créanciers ou pour les aiguiller dans le maquis des aides. Je pense également à d'autres structures, plus confidentielles, comme une association que nous avons rencontrée réunissant les agricultrices et conjointes d'agriculteurs afin de permettre la prise de parole et de favoriser l'écoute et l'entraide.

Je pense aussi aux autres initiatives qui ne sont pas à proprement parler des associations. En Saône-et-Loire, par exemple, l'observatoire Amarok mesure régulièrement la santé au travail des agriculteurs et a créé un ensemble d'indicateurs devant permettre d'identifier le plus tôt possible des symptômes d'épuisement professionnel. Nous pensons que cet outil devrait être expérimenté dans les départements les plus affectés par le suicide d'agriculteurs.

Vous le voyez, la cause ne manque pas de volontaires. 

S'ajoute à ces actions de soutien menées par des acteurs agricoles bien identifiés un maquis d'aides et de dispositifs qui coexistent, souvent dans l'attente de leur public...

Il serait en effet injuste de considérer que rien n'existe pour venir en aide à un agriculteur affrontant des difficultés, notamment financières. Seulement, de l'aveu même des acteurs agricoles que nous avons interrogés, ces outils restent trop peu connus. C'est le cas par exemple du RSA : si cette aide ne peut évidemment représenter une source pérenne de revenus, il est frappant de constater que seuls 3,7 % des exploitants agricoles y avaient recours en 2017 alors que 19 % des agriculteurs n'avaient aucun revenu, voire ont été déficitaires... Ces chiffres peuvent s'expliquer par le choix délibéré de ne pas demander le RSA ; mais aussi et surtout par le fait que très peu de nos interlocuteurs savaient qu'ils y étaient éligibles. 

D'autres aides, par ailleurs, si elles sont plutôt bien identifiées par les organismes agricoles, présentent des limites trop importantes pour être utiles aux agriculteurs. C'est le cas de l'aide à la relance de l'exploitation agricole, l'AREA, anciennement dénommée Agridiff. Alors qu'elle doit permettre de financer un audit de l'exploitation puis de mettre en place un plan de restructuration des engagements de l'exploitant, ses conditions d'accès sont trop strictes pour être efficaces. Elle repose par exemple sur des critères comptables ; or les exploitants en grandes difficultés ne tiennent bien souvent plus de comptabilité ; ces critères sont en outre fixés à des niveaux jugés trop élevés, donc trop restrictifs. Et quand une exploitation remplit les critères, comme par exemple celui de l'endettement, elle n'est bien souvent plus viable et est donc exclue de l'aide, ce qui est le monde à l'envers ! Dans certains départements, deux tiers des demandes sont ainsi rejetées en raison de la rigidité de ces critères. Résultat : chaque année ses crédits sont redéployés pour financer d'autres actions... Nous formulons dans le rapport plusieurs recommandations concrètes afin d'assurer la montée en charge de cette aide.

Nous venons de le voir, il existe des aides à l'efficacité encore trop limitée, que nous proposons de réformer. Il existe aussi des initiatives locales que nous proposons de consolider et de généraliser.

Mais nous avons également identifié plusieurs angles morts de la politique de soutien au monde agricole ; plusieurs aspects qui ne sont pas encore traités, et qui sont pourtant revenus avec constance dans les témoignages. À chaque fois, nous avons souhaité émettre des propositions opérationnelles, afin que ces aspects soient pris en compte sans plus tarder. Trop de temps a déjà été perdu.

Premièrement, nous proposons plusieurs mesures afin de mieux anticiper les difficultés et de mieux les résoudre. Figurent ainsi dans le rapport des propositions pour améliorer concrètement les conditions de travail des agriculteurs, en réduisant notamment la pénibilité de certaines tâches agricoles en favorisant des investissements anodins mais concrets et utiles comme des caméras pour surveiller les vêlages à distances, par exemple, ou en les libérant d'une partie du fardeau administratif. La simplification est un impératif !

Nous pensons par ailleurs que la possibilité de souffler ou de s'arrêter pour des raisons de santé, ou à la suite d'un accident, doit être au coeur des préoccupations des pouvoirs publics, alors que le volume horaire de travail des agriculteurs est supérieur de 65 % à la moyenne en France. Les services de remplacement remplissent cette fonction et 33 000 exploitants en ont bénéficié l'an dernier. Pour autant leur coût peut être un frein important lorsque les difficultés se sont accumulées. Faute de solution, l'exploitation poursuit son activité, même en cas de gros « coup dur ». Il conviendrait donc qu'en cas d'arrêt maladie, le remplacement de l'agriculteur puisse être davantage garanti, notamment par une meilleure prise en charge de la MSA. De même, le crédit d'impôt pour l'aide au remplacement, menacé de disparition, doit être consolidé.

Il nous semble également nécessaire d'intégrer aux programmes de la formation initiale agricole des modules sur l'importance, le contenu et la fréquence des tâches administratives. Trop souvent en effet, nos jeunes se lancent dans l'aventure agricole en n'ayant qu'une connaissance très limitée de cet aspect du métier, pourtant de plus en plus chronophage.

Dans l'optique, cette fois-ci, de mieux accompagner les agriculteurs identifiés en difficultés, nous recommandons de renforcer la communication autour des aides existantes ; plusieurs propositions dans le rapport proposent une déclinaison opérationnelle de cet objectif. Nous avons par ailleurs constaté qu'il existait encore un fort tabou autour de la question de la reconversion professionnelle. Dans bien des cas, la décision d'arrêter est inenvisageable. Cette situation est vécue comme un drame ou un échec personnel. Pourtant, elle peut, parfois, être la solution. Plusieurs témoins nous ont fait part de leur contentement après avoir su tourner la page. Nous avons acquis la conviction que cette reconversion doit être dédramatisée et que cela passera par un travail de communication et de pédagogie, réalisé par exemple par les sentinelles qui sont au contact des agriculteurs quotidiennement, et par un renforcement de l'accompagnement de l'agriculteur dans la construction de son nouveau projet professionnel, tout en lui garantissant une sécurité financière.

Nous avons également fait le choix de consacrer une partie du rapport à l'accompagnement des familles endeuillées, souvent laissées seules dans leur chagrin. Un accompagnement psychologique devrait ainsi être systématisé, des formations à la gestion d'une exploitation pour le conjoint survivant devraient être prévues, et le coût des services de remplacement gagnerait à être revu à la baisse. Ces différents outils pourraient être pilotés par la cellule préfectorale dont nous avons parlé plus haut.

Nous souhaitons terminer notre propos par un appel qui nous semble central, fondamental. Il est le fruit d'une unanimité des témoignages que nous avons reçus : il est urgent de ré-humaniser les procédures et les démarches qui touchent le monde agricole. Nous avons entendu tant de récits faisant état d'appels non décrochés, de courriers laissés sans réponse, de courriers de rappel ou de mises en demeure sans aucun contact humain, aucun échange, durant des mois ! La machine administrative, parfois froide et implacable, peut contribuer à broyer l'individu qui souffre déjà d'une grande détresse... Nous avons donc souhaité proposer des mesures afin de replacer l'humain au coeur de ces procédures et de multiplier les contacts. Toute porte de sortie, toute main tendue, commence par un échange entre personnes. Lorsque l'agriculteur a face à lui un mur technico-administratif froid et distant, comment voulez-vous qu'il reprenne confiance, qu'il signale ses difficultés ? Comment peut-il faire autrement que s'enfermer dans un cercle vicieux ?

Nous pensons par exemple qu'après une deuxième relance pour impayés de cotisations et en cas d'absence persistante de réponse de l'exploitant, une visite sur place d'un agent de la MSA devrait être organisée ; nous proposons également qu'un contact direct figure dans les courriers de la MSA et que celle-ci tende vers un objectif de réponse aux demandes sous 48 heures.

Nous recommandons également de dédramatiser les enjeux des procédures collectives, en délocalisant par exemple les réunions et audiences en dehors des murs du tribunal judiciaire. Patienter aux côtés d'individus soupçonnés de crimes et délits participe en effet au sentiment de culpabilité et d'échec que ressentent déjà bien souvent les agriculteurs en procédure collective. Il nous semble également nécessaire que l'accès à la formation professionnelle ne soit pas coupé dès lors qu'un agriculteur est en redressement ou en sauvegarde judiciaire, puisque cette formation est précisément un moyen pour lui d'accroître encore ses compétences, voire de se former à un nouveau métier.

Nous espérons que ces pistes, et les autres développées dans le rapport, permettront de réinjecter du contact humain dans des rouages administratifs aujourd'hui trop froids. Plus largement, nous formulons le voeu, modeste, que ce rapport contribue à améliorer le quotidien de tous ceux qui exercent le métier dévoué et engagé de nous nourrir.

Cela passe par une véritable bataille de communication sur l'avenir de notre agriculture. Sur la chance que nous avons d'avoir des agriculteurs engagés sur nos territoires pour nous nourrir. À cet égard, le rapport propose également que l'avenir de l'agriculture française soit faite grande cause nationale. Cela serait un symbole de reconnaissance très fort et permettrait surtout d'avoir accès à des spots pour mieux communiquer auprès du grand public sur la réalité de notre agriculture.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie pour ce rapport. Il s'agit d'un sujet sensible qui, s'il ne représente pas l'agriculture dans son ensemble, touche les agriculteurs plus que toutes les autres forces vives de notre Nation. Vous l'avez traité avec humanité et efficacité. Vos 63 recommandations pragmatiques et précises prônent un rassemblement des moyens, aujourd'hui nombreux mais dispersés. Ce travail prend sa source dans l'initiative législative d'Henri Cabanel il y a plus d'un an. En parallèle, le ministre de l'agriculture a demandé à notre collègue député Olivier Damaisin un travail de nature différente sur cette question. Nos deux rapporteurs remettront leur rapport au ministre de l'agriculture la semaine prochaine, qui l'attend pour présenter son plan d'action.

M. Laurent Duplomb. - Je souhaite adresser mes félicitations à Françoise Férat et Henri Cabanel pour la qualité de leurs travaux. Depuis un an, j'ai eu l'occasion de suivre quelques auditions et de faire apporter des témoignages. Je salue la très grande qualité de ce travail. J'y vois une vraie consonance avec la réalité de notre agriculture, autour d'un maître-mot qu'est la reconnaissance. Un peu d'histoire est nécessaire pour le comprendre : en 1890, Gambetta veut faire chausser les sabots de la République aux paysans, ce qui va les conduire à se faire tuer en masse en 1914-1918. Par la nature même de son travail, l'agriculteur est décalé, dans une société où le principe de précaution prévaut et où le risque n'est plus accepté. L'agriculteur accepte de semer sans avoir la certitude de récolter, puisqu'un épisode de grêle ou un aléa climatique peut engendrer un échec considérable. Il sème pourtant encore l'année suivante. L'agriculteur est à la croisée des paradoxes de la société : selon les sondages, la majeure partie de la population aime ses agriculteurs, mais cette même population leur en demande toujours plus, et les condamne. N'oublions pas que l'agriculture française a été au rendez-vous pour nourrir les Français, tant en quantité qu'en qualité, alors que la part de l'alimentation dans le budget des ménages est passée de 36 % à 12 % en une dizaine d'années. Les agriculteurs méritent leur reconnaissance. Nous avons fait un pas de plus cette nuit en adoptant mon amendement lors de l'examen de la proposition de loi relative à la sécurité globale qui limitera - et je l'espère arrêtera - les intrusions intempestives dans les exploitations, que les agriculteurs ressentent comme de véritables agressions envers leur travail et leur passion pour leurs animaux, et qui peuvent laisser penser que toutes les exploitations sont identiques. Enfin je salue en ce rapport la place qu'il fait au contact humain et à la fraternité, qui sont essentiels pour les paysans. Si Gambetta a, dans le passé, fait chausser les sabots de la République aux paysans, il faut aujourd'hui que la République comprenne que ce qui compte le plus pour eux, c'est la fraternité.

M. Daniel Gremillet. - Ce rapport nous rappelle la place centrale de l'humain dans les travaux de la commission des affaires économiques. La place de l'homme par rapport à la finance est un débat très politique, et ce débat nous honore. J'en suis fier, parce que nous considérons l'Homme, dans ses problématiques, ses réussites et ses échecs. Ce travail a, me semble-t-il, trois incidences significatives. La première est la question de la norme. Vous l'avez rappelé, les situations hors normes se heurtent à un mur de silence. La deuxième est le temps passé au travail dans l'exploitation, qui éloigne de la famille, des amis, des voisins, privant ainsi l'agriculteur de précieux moments d'échange qui pourraient lui permettre de confier ses difficultés. Le troisième point consiste à savoir sortir de la norme. La détresse des agriculteurs n'est pas un phénomène nouveau, et vous avez souligné que nombre d'entre eux n'accèdent pas à certaines aides. Aux débuts du RMI, j'ai connu le cas de certaines familles avec enfants sans ressources et criblées de dettes - non par manque de travail, mais peut-être en raison d'erreurs de gestion, toutefois l'erreur ne doit pas condamner l'homme. À cette époque, un préfet courageux avait décidé que les exploitants pouvaient bénéficier du RMI en restant paysans, conservant ainsi leur dignité et leur place dans la société. C'est le message que vous transmettez dans ce rapport : rien n'est plus important que l'Homme et j'espère que ce 17 mars 2021 sera un moment fort d'initiatives en faveur de la place de l'Homme en agriculture.

M. Franck Menonville. - Je vous remercie pour ce travail attendu, amorcé en décembre 2019 par un débat fort à l'initiative du groupe RDSE. Si ce rapport a permis d'objectiver une situation presque taboue et jusqu'alors insuffisamment connue, il montre que chaque difficulté est singulière et les causes du suicide multifactorielles. Comme vous l'avez souligné, il est extrêmement important de remettre du contact, de l'humanité, de la souplesse et de la proximité dans les dispositifs existants, qui doivent être rassemblés et coordonnés. En particulier, le recours à un interlocuteur identifié au sein d'une structure de référence me semble primordial. Dans mon département, l'AREA n'est pas satisfaisante. Elle doit être transformée pour devenir un levier d'accompagnement efficace. L'amendement voté hier, qu'a évoqué Laurent Duplomb, est important car l'agribashing est un mal qui gangrène l'identité agricole de notre pays. Il faut demander la plus grande sévérité à l'égard de ces attaques permanentes qui sèment le doute parmi les agriculteurs quant au sens de leur métier. L'agribashing est parfois mené par des idéologues, mais le plus souvent il l'est par ignorance. Porter l'agriculture comme grande cause nationale serait un moyen de retisser des liens entre l'agriculture et la société.

M. Joël Labbé. - Il me semble important de ré-humaniser les rapports, en particulier par la désignation au sein de la Mutualité sociale agricole d'un interlocuteur dédié au suivi de chaque dossier. Pour ce qui concerne le remplacement, nous avons déjà eu des débats en séance sur la question du congé des agriculteurs. Si le congé pour maladie ou accident est prévu, il faut aller plus loin et donner aux exploitants les moyens de bénéficier d'au moins une semaine de vacances par an, avec un service de remplacement. De plus, une formation plus large doit être mise en place. Bien sûr, il est bon de prévoir une cellule départementale pour coordonner les différentes aides. Mais un relais par une cellule ou un référent à l'échelle communale serait-il pertinent ? Enfin, je souhaite souligner la qualité de l'engagement des structures locales fondées sur le bénévolat, comme Solidarités Paysans. Dans le Morbihan, le maintien en activité de 70 % des exploitations suivies est possible grâce à leur intervention, alors même que beaucoup de ces dossiers sont mis « hors-jeu » par les pouvoirs publics. Je souhaite que ce type de structures puisse bénéficier de véritables moyens.

M. Jean-Claude Tissot. - Les agriculteurs savent que ce métier est difficile, que les rendements ne sont pas garantis. Toutefois, je souhaite revenir sur les dispositifs d'accompagnement, en particulier Solidarités Paysans. Ces structures ont besoin de moyens autres que des « mercis ». Comment accompagne-t-on de façon pérenne ces structures qui elles-mêmes accompagnent les agriculteurs en difficultés ? Les départements contribuent-ils à leur budget, en leur permettant d'inscrire leur action dans un nécessaire temps long ? D'autre part, nous avons évoqué les services de remplacement : existe-t-il un service de remplacement pour la partie administrative du travail d'agriculteur ?

Mme Micheline Jacques. - Je vous remercie pour cette découverte d'un sujet qui m'est peu familier. À ma connaissance, les prix sont fixés par l'acheteur, ce qui est injurieux et irrespectueux au regard du travail accompli, donc démoralisant. Est-il possible de déterminer un prix plancher ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous touchons ici à un sujet sur lequel nous travaillons depuis longtemps, le chapitre I de la loi Egalim sur la rémunération des agriculteurs. Je rappelle qu'on a fait de cette loi une question de négociation avant d'en faire une question de revenu des agriculteurs, ce qui était pourtant l'objectif. Nous reviendrons longuement sur ce sujet.

M. Pierre Louault. - Je salue le travail des rapporteurs qui ont pris le temps d'aller voir et écouter pour cerner les multiples causes de ces drames. Certaines d'entre elles sont difficiles à accepter, comme le broyage par l'administration qui induit tant de travail supplémentaire, ou l'agribashing très présent à la télévision. Il est inacceptable que la télévision, le dimanche soir durant des années, ait dénigré l'agriculture française en allant chercher des exemples à l'autre bout du monde. Aujourd'hui, il nous faut dénoncer les causes de l'agribashing et rendre aux agriculteurs le respect et la reconnaissance auxquels ils ont droit. Peu de professions ont accompli une telle évolution à la demande des services de l'État. Aujourd'hui l'agriculture française offre sans doute la meilleure qualité alimentaire et le meilleur respect de l'environnement. Cela est reconnu partout dans le monde, sauf en France ! Si nous n'arrêtons pas cela, il n'y aura plus d'agriculteurs. Nous voyons déjà que les jeunes ne souhaitent pas continuer.

M. Bernard Buis. - Nous avons à présent un bel outil avec ces 63 recommandations. À nous de relayer à présent ce travail pour le partager et le faire connaître. Il nous faut communiquer à ce sujet pour que chaque personne concernée se l'approprie dans les territoires.

Mme Marie-Christine Chauvin. - Il est difficile de faire appel à la solidarité quand on est soi-même en difficulté sur un territoire où la grande majorité des agriculteurs vont bien. L'enfermement dans un sentiment de honte rend la situation doublement compliquée. C'est pourquoi la désignation d'un référent au sein de la cellule de veille est indispensable. Dernièrement, un agriculteur du Jura s'est fait retirer son troupeau, bien que son frère et le maire du village aient tiré la sonnette d'alarme depuis deux ans ! Il faut impérativement accompagner ces agriculteurs et éviter le retrait du troupeau pour maltraitance animale après deux ans de silence de l'administration ! D'autre part, nous devons en faire plus concernant la formation : être agriculteur c'est aimer les bêtes, savoir travailler le terrain mais aussi savoir gérer l'exploitation car une ferme, c'est aussi une entreprise.

M. Serge Mérillou. - C'est un rapport très juste, qui prend aux tripes. Dans les années 1990, j'ai été pendant quinze ans référent pour les agriculteurs en difficulté au sein de la chambre d'agriculture. À l'époque, les agriculteurs qui échouaient étaient les vilains petits canards qu'on regardait de très loin. Je pense qu'il est bon de ne pas revenir à des référents communaux car il est encore très difficile pour un agriculteur de s'ouvrir à ses voisins. Le fait de dépayser les difficultés permet d'avoir une écoute plus rationnelle.

Les agriculteurs les plus fragiles ont payé une modernisation à marche forcée de l'agriculture ces vingt ou trente dernières années, accompagnée de la volonté politique quasi obsessionnelle d'avoir le panier de la ménagère le moins cher possible. La variable d'ajustement, c'était l'agriculteur.

Je ne vais pas revenir sur la nécessité de ré-humaniser, mais il est incroyable de constater que malgré les drames vécus, seules les logiques financières et économiques ont continué de primer. Quel signal donne-t-on à un agriculteur en difficulté lorsqu'il est menacé d'une prise d'hypothèque judiciaire ?

Vous avez indiqué qu'il convenait de rassembler les moyens dispersés. Je souhaite à cet égard saluer le travail remarquable accompli par l'association Solidarité Paysans.

Quelle suite donner à ce rapport ? Sur le constat et les 63 propositions, nous sommes d'accord, mais beaucoup de gens attendent une réelle mise en oeuvre de ces mesures, car il y a des situations familiales qui sont en jeu. Encore merci pour la qualité du travail que vous avez accompli.

M. Jean-Marc Boyer. - Nous menons actuellement une mission d'information sur l'enseignement agricole : j'ai le sentiment, pleinement confirmé par ce que vous venez de dire, qu'il existe une fracture énorme entre la détresse, la souffrance et la solitude des agriculteurs face à leurs difficultés et la froideur administrative impressionnante des interlocuteurs que nous auditionnons - directeurs de l'enseignement agricole, inspecteurs et autres responsables.

Ces personnes théorisent, jugent, norment, imposent, contraignent, orientent même, alors qu'il faudrait à travers la formation des jeunes essayer d'avoir une autre vision de l'agriculture, qui anticipe les difficultés futures. Il faut certes accompagner, mais surtout éviter que des agriculteurs entrent dans cette spirale dont ils ne pourront pas ressortir. Je suis inquiet de la froideur de l'administration face aux difficultés et à l'émotion.

Par ailleurs, cela ne m'étonne pas qu'il y ait de l'agribashing, qui risque malheureusement de continuer sans un véritable coup d'arrêt aux émissions télévisées et autres reportages quotidiens qui tapent sur l'agriculture. J'insiste sur la formation, qui doit permettre de réduire cette fracture et d'anticiper ces difficultés.

M. Laurent Somon. - À mon tour de rebondir sur les félicitations adressées aux rapporteurs, je m'y associe parce que j'ai été à la fois touché personnellement et professionnellement. Les agriculteurs ont certes besoin de reconnaissance, mais surtout de confiance et ils ont hélas aujourd'hui ce sentiment d'avoir perdu la confiance de la Nation. La formation des jeunes avant d'entrer en agriculture est extrêmement importante afin d'appréhender l'environnement économique, social et environnemental qui s'impose à eux.

Je veux donner un exemple sur le besoin d'humanisation. Quand des agriculteurs, confrontés à un contexte météorologique très compliqué pendant deux mois, profitent de conditions plus favorables le week-end pour aller épandre leur lisier ou leur fumier, ils se font verbaliser par des agents de l'Office français de la biodiversité (OFB). On peut s'interroger sur l'humanité de ces comportements... On a l'impression de générer plus d'idéologie faute de connaissance du métier : il serait bon que nos administrations comprennent - c'est un message à faire passer fermement au ministre - que le meilleur moyen de redonner confiance aux agriculteurs devant ce ras-le-bol réglementaire serait de travailler à une administration qui soit plus compréhensive et humaine, avec un interlocuteur qui connaisse le sujet.

La mobilisation de la société importe également, il y a des sentinelles qui existent : les médecins et les vétérinaires devraient être davantage associés ou en tout cas écoutés pour que l'on puisse, à travers une cellule départementale et la MSA, mieux identifier les difficultés. Je félicite à nouveau les rapporteurs pour ce travail remarquable.

M. Olivier Rietmann. - Je remercie nos deux collègues pour l'excellent travail qui nous a été fourni, dans ce domaine très sensible et qui génère beaucoup d'émotion. On parle de l'humain et parfois dans des situations catastrophiques, qui peuvent le pousser à bout, et même au bout. Je voudrais appuyer sur le côté économique. Ayant travaillé dans le monde de l'entreprise avant d'être agriculteur, j'ai remarqué que c'est un métier dans lequel on ne fait que subir en règle générale : la météorologie, l'économie, les cours de ce qu'on achète ou de ce qui se vend, les décisions administratives. En même temps, c'est un métier qui est prenant, 7 jours sur 7 pour la plupart, parfois 24 heures sur 24 en période de vêlage, avec un impact psychologique puissant.

Le monde agricole n'est aujourd'hui quasiment composé que de passionnés ; ce métier ne peut s'exercer bien sans passion ni investissement total. Mais quand vous subissez tous ces aléas et qu'en plus vous ne gagnez pas votre vie, vous vous retrouvez dans un cercle vicieux et une solitude de tous les jours parce que c'est aussi un métier où l'on est souvent seul avec ses vaches, dans son tracteur, à la maison parce que l'épouse travaille ailleurs. Un certain nombre d'agriculteurs ne trouvent pas de solutions à leurs problèmes et on en arrive à des situations dramatiques.

J'insiste énormément sur le côté économique, car nous sommes un certain nombre à monter au créneau pour que les agriculteurs gagnent leur vie. Se battre quand il y a quelque chose au bout, que vous gagnez votre vie et que vous avez une exploitation qui peut être transmise à ses enfants, ça vaut le coup ; mais quand on se bat tous les jours et même la nuit pour ne pas gagner sa vie et voir son outil de travail qui perd de sa valeur, il y a de quoi baisser les bras. Je me rappelle de la réflexion d'un président de chambre d'agriculture, en Haute-Saône, qui avec son franc parler, m'a dit : « la première des choses à faire, c'est que les agriculteurs gagnent leur vie, la filière allaitante est en train de crever dans l'indifférence générale, ça va provoquer des drames ».

Un dernier point pour préciser qu'il n'existe pas de service de remplacement au niveau administratif, mais dans certains départements il y a eu des groupements d'employeurs qui embauchent des administratifs pour pouvoir les mettre à disposition des exploitants agricoles, pour les accompagner et les remplacer un peu dans ce domaine.

M. Daniel Salmon. - Merci également pour ce rapport fort intéressant, qui amène de l'émotion. Nous sommes face à une détresse qui est le symptôme d'un système agricole qui ne fonctionne pas bien et d'une société qui sans doute condamne sans trop chercher à comprendre.

Vous avez mis en évidence cinq thématiques qui conduisent à cette détresse : le revenu, l'endettement, l'héritage et la transmission, la complexité administrative et l'agribashing. Je pense que cet ordre ne tient pas du hasard, mais est le fruit des témoignages que vous avez recueillis. Je rejoins tout à fait l'idée selon laquelle la question du revenu est essentielle : lorsque l'on travaille dur, 70 heures par semaine, pour ne rien dégager à la fin du mois, c'est dramatique. Cette situation résulte aussi d'une concurrence effrénée, de traités internationaux qui ont amené cette concurrence déloyale et faussée.

Il a été question de l'humain et force est de constater que nos campagnes aujourd'hui sont souvent des déserts, en raison d'un exode rural extrême. Le premier agriculteur voisin se situe à deux ou trois kilomètres, les gens se rencontrent peu. Le terme d'agribashing est employé à tour de bras, on en parle sans arrêt. Je ne nie pas les difficultés - loin de moi cette idée -, mais il y a simplement des gens qui réinterrogent un modèle, afin de mieux tenir compte des problématiques environnementales. Il faut que ce système évolue, la dénonciation de l'agribashing apparaît parfois comme un raccourci dramatique, car il faut avant tout réinterroger un système qui ne nourrit plus, qui n'apporte plus de revenu correct aux agriculteurs.

Mme Patricia Schillinger. - Il s'agit d'un rapport émouvant et je voudrais savoir si la détresse est subie de la même façon chez les femmes que chez les hommes. J'avais fait partie de l'Observatoire national du suicide : l'avez-vous auditionné ? Des préconisations sur la prévention avaient été formulées car on sait que la solitude pousse aussi à l'extrême. Certains territoires sont-ils beaucoup plus touchés par cette détresse ? Concernant les services de remplacement, cela fonctionne très bien dans mon département : mon fils qui a exercé ce métier y a participé et cela apporte une aide substantielle aux exploitants.

Mme Martine Berthet. - Je souhaite bien sûr m'associer à mes collègues pour féliciter nos deux rapporteurs pour ce travail complet et indispensable, qui permet de poser enfin le sujet et, surtout, formule des propositions concrètes. Parmi celles-ci, je trouve très intéressant de prévoir une intervention systématique dès la détection d'impayés de cotisations, car il y a encore beaucoup de pudeur chez les agriculteurs. Je voudrais en profiter pour indiquer que dans le département de la Savoie il y a beaucoup d'agribashing, qui blesse et contribue à cette détresse grandissante de nos agriculteurs. La question de la prédation sur les troupeaux est également prégnante : des agriculteurs passent des nuits entières à surveiller leurs troupeaux, pour les ovins et de plus en plus pour les bovins. Il s'agit d'une source de détresse grandissante pour nos agriculteurs.

M. Fabien Gay. - Je suis évidemment très ému et très touché par ce rapport et je tiens à féliciter nos rapporteurs. Nous sommes extrêmement attachés à nos agriculteurs et nous avons besoin dans la période que nous traversons de replacer l'humain au coeur des décisions politiques. Le suicide, c'est un faisceau de raisons, cela touche toutes les catégories sociales et tous les âges mais encore plus le métier d'agriculteur et d'agricultrice, car ce n'est pas un métier comme un autre. C'est un métier difficile, où il n'y a pas de repos, c'est 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. C'est un métier dans lequel on est soumis aux aléas climatiques et où on ne choisit pas sa rémunération : on produit mais sans être maître de son destin et du prix.

L'agribashing correspond à une incompréhension totale envers des gens qui nous nourrissent, qui font de leur mieux et donnent tout. Le métier d'agriculteur s'est considérablement transformé depuis cinquante ans, comme l'a montré un très beau reportage consacré au monde paysan et diffusé récemment sur France 2. Les agriculteurs nous nourrissent depuis plus d'un siècle - même depuis toujours en réalité -, ils sont toutefois de moins en moins nombreux et pourtant produisent toujours plus, tout en assurant une très bonne qualité. De l'autre côté, les consommateurs leur en sont reconnaissants, mais en veulent toujours plus. Le monde agricole est en réalité à la croisée de cette transition climatique et énergétique, qui est nécessaire. L'incompréhension entre agriculteurs et consommateurs provient selon moi d'un manque de dialogue, qui permettrait de se comprendre et de trouver des solutions ensemble.

C'est la même chose dans le monde de l'énergie, où on ne fera pas la transition énergétique sans les salariés de l'énergie. On ne recréera pas non plus du lien entre la population et sa police sans remettre tous les acteurs autour d'une table. Du manque de dialogue naît l'incompréhension. Je partage aussi le constat de la froideur de la machine administrative. Il n'y aura pas de transition agricole sans ou même contre les agriculteurs, elle se fera nécessairement avec les agriculteurs. Replacer l'humain au centre doit être au coeur de toutes nos décisions politiques, sans quoi nous continuerons de nourrir la défiance et nous ne réussirons pas cette transition. Je suis très touché ce rapport et l'adopterai avec le coeur et la raison, d'une façon numérique comme je suis en visioconférence.

Mme Sylviane Noël. - À mon tour de remercier et de féliciter nos deux rapporteurs pour la qualité de leur travail et le pragmatisme de leurs propositions. Je salue également le fait que notre commission se saisisse d'un sujet si humain, si essentiel. Je partage la préoccupation sur le sujet de la prédation, qui est une source de stress, de fatigue, de tensions extrêmement fortes pour nos agriculteurs. Il faut trouver des solutions pour les aider. Je voulais savoir si vous aviez identifié des classes d'âge et des filières qui seraient davantage concernées par le phénomène du suicide.

M. Sebastien Pla. - Je tenais à remercier les rapporteurs pour l'excellent travail qu'ils ont réalisé, j'y suis très sensible étant viticulteur et vigneron dans l'Aude. Je voudrais effectuer une remarque sur le fait que nous sommes au XXIe siècle et que nous évoquons la détresse des agriculteurs et tous les problèmes qu'ils rencontrent, alors qu'il y a trente ou quarante ans en arrière, ces gens-là étaient adulés et tout le monde voulait être agriculteur. C'était une fierté pour la France et malheureusement il s'est passé quelque chose qui nous a échappé.

La suradministration, la difficulté du remplacement, le fait que les agriculteurs n'ont plus de loisirs ou de sociabilité sont autant de problématiques. Ce secteur de notre économie n'a pas été considéré d'un point de vue social et humain à sa juste valeur. Un agriculteur, ce n'est pas un comptable, ni un juriste ou un spécialiste du commerce, c'est d'abord un paysan, quelqu'un qui travaille la terre, qui s'occupe de ses bêtes et qui produit des produits agricoles pour nourrir la population.

Le plus important à mon sens c'est la question de la valeur travail et de la juste rémunération de nos agriculteurs. Il s'agit d'un secteur primordial, au même titre que l'industrie, que l'énergie ou n'importe quel secteur de l'économie française. Les agriculteurs nourrissent la population et on s'aperçoit qu'en quelques dizaines d'années nous avons perdu les trois-quarts des exploitations. On n'exporte quasiment plus, on ne rémunère plus nos agriculteurs : il ne faut pas s'étonner si le désespoir de nos agriculteurs est si grand.

Je pense qu'il est important de ré-enchanter ces métiers, de les remettre en avant et de couper court au maximum à l'agribashing. Il est malheureux que ce soit le cinéma, à travers le film « Au nom de la terre », qui vienne témoigner de ces problèmes et les rendre publics. Nous gagnerons cette guerre pour les agriculteurs si nous arrivons à convaincre le consommateur de la difficulté et de la qualité du travail que font nos agriculteurs, ainsi que du juste prix auquel ils doivent être rémunérés. C'est la seule solution si nous voulons qu'il y ait un avenir pour l'agriculture et que nos enfants puissent avoir envie à un moment donné de revenir dans nos campagnes et non l'inverse.

M. Franck Montaugé. - Je salue la qualité du travail qui a été réalisé par les rapporteurs et je voudrais les remercier. Sur ce sujet très douloureux, ne faut-il pas rapprocher les démarches susceptibles d'aider ? J'ai constaté que la culture, via le cinéma, avait aidé de façon non négligeable à la reconnaissance du problème par la société dans son ensemble. Dans le prolongement de ce constat, l'économie sociale et solidaire, dont la coopération agricole fait partie, ne pourrait-elle pas apporter une contribution au problème qui est soulevé aujourd'hui ? Nous avons souvent tendance dans notre pays à raisonner en silos, alors qu'il y a parfois des formes d'action qui peuvent être utiles.

Je reste convaincu que les déterminants économiques sont primordiaux dans cette situation, même si le problème est complexe et que plusieurs facteurs interviennent. Nous sommes aujourd'hui dans un système économique qui a ses travers, car le revenu primaire de l'agriculteur tend vers zéro ou devient négatif. L'agriculteur, en dehors des organisations collectives comme les coopératives, n'a pas de pouvoir de marché. Il me paraît difficile de s'en sortir sans prendre en compte dans les prix payés au producteur ses coûts de production, qu'il faudra probablement normer. Replacer l'humain au centre de nos réflexions et de nos démarches doit passer par la prise en compte des coûts de production pour les agriculteurs.

Je sais que des idées germent sur le sujet, notamment à travers une modification de la loi de modernisation de l'économie (LME). Cela est absolument indispensable et le plus tôt sera le mieux. Peut-être qu'au bout du compte les Français devront payer un petit peu plus ce qu'ils achètent, mais je pense que l'effort en vaut la peine par rapport à ce que la société dans son ensemble doit à ses agriculteurs à ses producteurs. Sans eux, rien n'est possible, il nous faut donc avancer sur la question de la prise en compte des facteurs de production.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je voudrais qu'on reste dans le cadre de ce rapport qui porte sur la prévention du suicide. On sait bien sûr que les facteurs économiques sont importants comme l'ont indiqué les rapporteurs, mais il ne s'agit pas ce matin d'évoquer la loi Egalim ou la refonte du système agricole.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je trouve rassurant que ce rapport, à travers ses plus de 60 préconisations et le travail acharné qui a été mené, permette de proposer des solutions. J'avais plutôt une question technique : vous avez eu recours à un appel à témoignages avec une consultation en ligne, cette méthode vous a-t-elle paru pertinente et pourrait-on l'utiliser sur d'autres sujets ?

Mme Françoise Férat, rapporteur. - Ce que je ressens à vous écouter les uns et les autres à travers vos questions, c'est que vous avez parfaitement appréhendé l'esprit de nos travaux avec Henri Cabanel. Je dois dire que c'est tout à fait important et rassurant.

Je m'arrêterai sur le sujet de l'agribashing, dont ma vision a évolué à la faveur des déplacements sur le terrain, des auditions et de l'attention portée à cette problématique dans mon département. Je me suis rendu compte que c'était quelque chose d'extravagant et de tellement fort que j'en suis tout à fait touchée. Je n'avais peut-être pas pris cette précaution d'écouter suffisamment les témoignages des personnes victimes de menaces et d'insultes. J'ai le cas d'un viticulteur en bio installé dans ma commune, qui s'est fait insulter parce qu'il avait traité ses vignes alors qu'on sait que le traitement des vignes en bio ne mérite pas du tout cette réaction excessive. L'agribashing a donc une place très importante et je crois qu'il ne faut pas l'oublier.

Joël Labbé a parfaitement raison lorsqu'il parle de formation et je m'exprime là sous couvert du président de la mission sur l'enseignement agricole, Jean-Marc Boyer. Nous avons pour notre première audition entendu la directrice générale de l'enseignement et de la recherche. Malgré ses propos tout à fait rassurants, nous avons insisté sur ce qui se passe réellement dans les établissements et je veux croire que cette mission aussi aura des résultats tout à fait satisfaisants, nous permettant de bousculer ce qui doit l'être, c'est le sens du travail parlementaire.

Jean-Claude Tissot a évoqué le sujet des normes. Cela peut devenir totalement injuste quand elles reviennent les unes après les autres. Avant même qu'on ait fini d'évacuer le premier prêt, voilà un autre qui doit arriver sous peine que le contrat avec la laiterie ou le marchand ne soit rompu. Les causes sont certes multiples, mais lorsqu'elles s'additionnent, on arrive au moment où la goutte d'eau fait déborder le vase.

Micheline Jacques s'est émue à juste titre que les acheteurs décident et que cela ne soit pas l'inverse. C'est le consommateur qui décide du prix : lorsqu'on se rend dans une grande surface, où on se vante d'avoir les prix les plus bas de France et de Navarre, c'est le prix le plus bas qui est déterminant et ensuite se répercute sur toute la chaîne. On se retrouve avec le prix le plus serré en bas et c'est l'agriculteur qui l'assume, alors que c'est bien l'inverse qu'il faudrait mettre en oeuvre. La loi Egalim, dont parlait la présidente, doit nous aider à régler ce problème.

Pierre Louault a parlé de la suradministration, nous avons bien ressenti ce phénomène et il fait l'objet d'une préconisation dans le rapport qui doit nous aider à faire bouger les choses.

Bernard Buis se demandait comment allait se poursuivre notre rapport. Nous allons dès la semaine prochaine le remettre au ministre de l'agriculture et de l'alimentation. À cet instant, je dois vous dire que nous avons apprécié que le ministre ait attendu la fin de nos travaux pour pouvoir s'appuyer sur le rapport du député Olivier Damaisin et sur le nôtre. C'était tout à fait élégant de sa part et je crois beaucoup à la sincérité du ministre dans l'approche de ces travaux. Si nous sentions ensuite - mais laissons-lui d'abord le temps de travailler et de mettre en place un certain nombre d'actions - des absences sur tel ou tel point, le rôle du Parlement sera de d'assurer du bon suivi de nos travaux et de leur avancée.

Marie-Christine Chauvin a souligné des difficultés liées à repérer et mieux prévenir ces situations. La lecture du rapport apportera des réponses précises sur ce point, car cela constitue l'un de nos axes de travail majeur.

Je rejoins tout à fait les remarques de Jean-Marc Boyer sur l'enseignement agricole et l'importance d'anticiper. On a conscience de ce qui va bien et de ce qui va moins bien, mais il faut anticiper sur la suite.

J'apprécie également le mot fort de « confiance » prononcé par Laurent Somon, cette notion doit revenir dans la réflexion et dans le jeu de ce qui se passe entre les agriculteurs et nous. Quant au fait de combattre l'ignorance, l'axe de notre rapport qui propose de faire de l'agriculture une grande cause nationale rappelle que la culture pourrait aider l'agriculture. Il importe de favoriser l'échange, l'écoute et la proposition, en tout cas de communiquer - ce qui pour l'instant manque énormément.

Olivier Rietmann parlait du fait de subir, nous l'avons également dit à maintes reprises à travers nos propos. Le revenu constitue bien le socle de toutes les dispositions et de toutes les discussions qui doivent venir après.

Je partage une partie du propos de Daniel Salmon et la tentation qui a été la nôtre à certains moments de dévier vers une étude du modèle agricole parce que les deux sont étroitement liés. Cependant, pour mener à bien le travail que nous avions imaginé, il nous était nécessaire de rester sur le sujet de la détresse des agriculteurs, même si nous savons bien que l'un est évidemment lié à l'autre.

Patricia Schillinger m'a posé des questions précises qui concernent la détresse et le suicide chez les femmes, qui sont évidemment touchées à double titre : elles peuvent être elles-mêmes des victimes et elles sont souvent les conjointes des victimes. Des statistiques figurent dans le rapport sur ce sujet.

La question a été posée par Sylviane Noël sur les classes d'âge : la plus touchée pour les chiffres que nous connaissons est celle des personnes de 45 à 55 ans, qui apparaît la période la plus difficile. En ce qui concerne les filières, ce sont souvent les bovins, mais pas uniquement, il y a tellement de causes au suicide, qu'elles soient professionnelles ou non-professionnelles.

Martine Berthet a prononcé le mot fort de pudeur, il est vrai que le déclic de la proposition de loi d'Henri Cabanel nous a vraiment permis de nous engager sur ce sujet.

J'apprécie l'analyse de Fabien Gay, qui a pointé le manque de dialogue. On essaiera d'y répondre à travers la proposition de création d'une grande cause nationale. Je le remercie pour les mots qu'il a eus, voter avec le coeur prend tout son sens dans cette affaire.

Pour répondre à Évelyne Renaud-Garabedian, la plateforme de consultation a été extrêmement intéressante. Je ne vous cache pas avoir eu des doutes au départ, mais nous avons reçu plus de 150 réponses. Le fait de demander un témoignage anonyme a beaucoup aidé pour que les gens s'expriment, mais a permis aussi de montrer que l'on se penchait vraiment sur ce problème. Tous les participants n'ayant pas répondu d'une manière anonyme, nous avons pris le temps avec Henri Cabanel de rappeler ceux qui avaient laissé leurs coordonnées. Des relations se sont parfois même nouées avec certains interlocuteurs.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je voudrais d'abord vous remercier de la hauteur des débats et de votre intérêt. Pour les plus anciens comme les nouveaux, vous êtes imprégnés de ce phénomène et je ne doutais pas un instant que dans cette Haute Assemblée nous puissions atteindre l'unanimité sur le sujet. Je vous remercie et souhaite saluer le travail du Sénat, car nous démontrons que nous sommes des élus des territoires - il n'y a pas des élus des villes et des élus des champs.

En ce qui concerne le revenu de solidarité active (RSA), nous y avions effectivement pensé. Nous avons des recommandations qui permettront de lancer un travail avec les parties prenantes afin d'évaluer les moyens de faciliter ce dispositif.

Je ne vais pas revenir en détail sur l'Aide à la relance des exploitations agricoles (AREA), mais nous voulons l'assouplir et la dé-complexifier afin de permettre au plus grand nombre d'y prétendre.

S'agissant des référents, pourquoi pas une cellule communale, mais nous avons préféré l'échelle départementale qui nous semble beaucoup plus pertinente, notamment par rapport aux cellules d'accompagnement. L'humain, c'est important et à un moment donné, dans les territoires, il faut qu'il y ait un référent avec un nom, un numéro de téléphone et un visage.

Les associations sont nombreuses, Solidarité Paysans a été évoquée mais beaucoup d'autres sont citées dans le rapport. Nous savons pertinemment les efforts qu'elles déploient, le courage qui est le leur, et nous demandons donc à l'État de les aider afin qu'elles puissent continuer ce travail.

Sur la problématique du travail difficile de l'agriculteur, il s'agit du seul métier dans lequel on travaille un an avant d'avoir le moindre pécule. On subit les marchés, on subit le climat et on subit même les décisions politiques.

Je veux juste vous dire que si nous n'avons pas répondu totalement à vos interrogations, nous nous tenons bien entendu à votre disposition pour vous apporter tous les compléments nécessaires.

Mme Françoise Férat, rapporteur. - Je voudrais vous remercier sincèrement pour l'intérêt que vous portez à nos travaux, c'est une belle récompense pour nous. Merci également à la présidente pour sa confiance.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous propose donc l'adoption de ce rapport, intitulé « Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse ».

Le rapport est adopté à l'unanimité.

Proposition de loi tendant à inscrire l'hydroélectricité au coeur de la transition énergétique et de la relance économique - Délégation de l'examen d'articles

Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, dans la perspective du prochain examen de la proposition de loi de notre collègue Daniel Gremillet tendant à inscrire l'hydroélectricité au coeur de la transition énergétique et de la relance économique, je souhaitais vous indiquer que notre commission des affaires économiques déléguera au fond l'examen de six articles du texte :

- l'article 5 relatif à la consolidation de la dérogation aux règles de continuité écologique applicable aux moulins à eau sera délégué à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable ;

- les articles 12 à 16, qui comportent des dispositions de nature fiscale, seront délégués à la commission des finances.

Je vous remercie.

- Présidence conjointe de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et de Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales -

Audition, en commun avec la commission des affaires sociales, de M. Olivier Bogillot, président de Sanofi France

Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales. - Nous recevons ce matin M. Olivier Bogillot, président de Sanofi France, que je remercie d'avoir accepté notre invitation. Je salue les commissaires qui assistent à cette réunion à distance ainsi que nos collègues de la commission des affaires économiques.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.

Pour définir le cadre de notre audition de ce matin, je commencerai par une anecdote. Je me suis entretenue, voilà quelques semaines, de la gestion de la crise sanitaire avec l'ambassadrice du Canada. À propos de la vaccination, elle m'indiquait que la situation était compliquée par l'absence, dans son pays, de Big Pharma. En France, Sanofi est l'un de ces géants pharmaceutiques, mais les difficultés rencontrées dans le développement d'un vaccin contre la covid-19 n'ont fait qu'ajouter à la blessure d'ego collective ressentie dans la gestion de la crise sanitaire depuis un an.

Nous voudrions aujourd'hui faire le point sur ces difficultés et sur l'état d'avancement du développement des deux candidats-vaccins engagés par Sanofi : le vaccin fondé sur la technique de fabrication à base de protéines recombinantes - type grippe saisonnière - avec GSK et le vaccin à ARN messager développé avec Translate Bio pour lequel l'entreprise a annoncé le lancement d'un essai clinique en fin de semaine dernière.

Plus largement, nous nous interrogeons sur le changement de modèle du financement de la recherche et de l'innovation dans l'industrie des produits de santé. Les grandes entreprises, qui veillaient à entretenir un pipeline de nouveaux produits, ne semblent plus être le lieu de l'innovation ; elles investissent plus volontiers dans les produits développés dans des biotechs. Nous souhaiterions recueillir votre analyse sur ce point, mais aussi sur la façon dont l'innovation dans ce domaine est accueillie et se diffuse, et enfin sur le nouvel accord-cadre qui vient d'être signé avec le Comité économique des produits de santé.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le président, je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation, en cette période qui présente des défis sanitaires et industriels inégalés, pour votre entreprise tout particulièrement.

Sanofi fait la fierté de la France. Elle reste, en termes de chiffre d'affaires, la première entreprise pharmaceutique française, et l'une des dix premières au monde. Pourtant, votre entreprise ne semble pas pour l'instant se distinguer - pardonnez-moi d'être directe - par sa performance dans la course au vaccin contre la covid. En 2020, vous avez cédé vos participations dans l'entreprise américaine de biotech Regerenon, qui développe avec succès des anticorps de synthèse. Cela vous a permis d'obtenir des résultats substantiels. Et voilà que, dans le même temps, vous annoncez la suppression de 400 postes en France dans le secteur de la R&D. Vous comprendrez que ces décisions suscitent l'incompréhension, à l'heure où une mobilisation totale des Français et de l'ensemble des acteurs économiques est nécessaire.

Alors que notre pays déploie un plan de relance d'une ampleur inégalée dans son histoire, l'efficacité des aides publiques et de leur distribution revient au coeur des débats. Des missions parlementaires se sont penchées sur la conditionnalité des aides à des engagements sociaux ou environnementaux. Sanofi a été un bénéficiaire de premier rang des aides publiques françaises en matière de recherche et développement - vous pourrez nous confirmer le chiffre de 150 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) et de crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Pourtant, vos dernières annonces de restructuration visent particulièrement les postes de chercheurs des centres de R&D. Faut-il interpréter ces décisions de Sanofi comme une insuffisance de la politique d'aide publique en faveur de la recherche privée, ou, à l'inverse, comme la démonstration d'une trop faible conditionnalité de ces aides ? Il y va de la relance économique.

Dans un contexte de forte mobilisation des scientifiques, des industriels et des pouvoirs publics, comment expliquer l'échec de la France dans la course aux vaccins ? Et au-delà des difficultés techniques éprouvées par vos équipes et liées à la rapidité des recherches, peut-on y voir un symptôme de nos propres faiblesses économiques ? Les insuffisances du capital-risque expliquent-elles les difficultés à financer la recherche en France ? Ou bien l'industrie française a-t-elle raté un virage stratégique en sous-investissant dans ses capacités de recherche, comme cela est suggéré dans des rapports récents ? La France et ses grands acteurs pharmaceutiques ont-ils un train de retard ou notre pays pourrait-il se développer comme terre de biotechs pour de nouvelles pépites ?

L'impact économique du coronavirus a entraîné, en France, de nombreux appels à la « relocalisation » de capacités de production industrielle, en particulier en matière de santé : des entreprises se sont lancées dans la fabrication de masques, de respirateurs, etc. La dépendance de notre pays à certains principes actifs est devenue évidente. Cela m'inspire deux dernières questions.

D'abord, vous inscrivez-vous dans cette réflexion, et si oui, quels produits ou quels segments des chaînes de valeur avez-vous identifiés comme prioritaires pour la relocalisation ? Ensuite, les difficultés de Sanofi à faire aboutir ou non la production d'un vaccin français et les déclarations du groupe au sujet de doses destinées « en premier » aux États-Unis ne montrent-elles pas les limites d'une telle stratégie de relocalisation ? Pour l'industriel que vous êtes, les logiques de marché feront-elles finalement toujours obstacle à un raisonnement en termes de capacité nationale de production ?

M. Olivier Bogillot, président de Sanofi France. - Je vous remercie de cette invitation qui me permet de présenter Sanofi, dont personne ne connaît réellement l'organisation et les axes stratégiques. Je commencerai par les grandes divisions du groupe, qui sont au nombre de quatre.

La division médecine générale est la plus connue, car la plus ancienne. Elle comporte un grand nombre de produits largement utilisés, pour la plupart issus de la chimie et qui représentaient encore il y a quelques années plus de 70 % des revenus du groupe. Je citerai le Lovenox®, les insulines ou le Kardegic®. Ces produits ont prospéré, mais ils arrivent maintenant à maturité, en fin de cycle de vie, avec des chutes de brevet ; une grande partie d'entre eux ont permis de financer la recherche pour les innovations.

La deuxième division concerne des produits d'automédication que l'on trouve en pharmacie sans prescription : Lysopaïne®, Toplexil®, etc. Le Doliprane®, prescrit, mais aussi vendu sans ordonnance, arrive en tête dans les sondages de notoriété, avant Google ! Cette division est importante pour Sanofi, car notre cycle économique passe par la délivrance des brevets, puis par leur chute. L'automédication permet d'y échapper et d'augmenter la durée de vie du médicament, avec un seul bémol : cette pratique n'est pas très développée en France, contrairement à d'autres pays, à cause de facteurs culturels et en raison de la prise en charge de l'ensemble des produits au sein de notre système de protection sociale.

La troisième division, entièrement dédiée aux vaccins, est l'une des plus importantes du groupe et du monde. Avant la crise de la covid, les quatre acteurs majeurs étaient Pfizer, le laboratoire américain Merck, le géant britannique GSK et le groupe Sanofi, qui produit un sixième des vaccins contre la grippe, soit plus de 250 millions de doses. Lors des crises comme celle de la covid, nos productions locales plus importantes de doses de vaccin contre la grippe saisonnière permettent d'éviter d'engorger les urgences. Cette division extrêmement importante constitue le deuxième axe stratégique qui a été proposé par le nouveau directeur général « monde », Paul Hudson.

La quatrième division, « médecine de spécialités », est la moins connue. Nous sommes pourtant le leader mondial en matière de maladies rares, telles que la maladie de Gaucher ou les affections rares de l'hémophilie, ainsi que de la sclérose en plaques ou des maladies immunologiques. D'après les analystes financiers, à l'horizon de 2025, Sanofi sera probablement le premier groupe mondial en maladies immunologiques. Nous avons notamment développé le Dupixent® ; médicament très efficace pour lutter contre la dermatite atopique et l'asthme sévère, il est considéré comme une révolution technologique et clinique pour la prise en charge de ces maladies. Le produit est encore peu distribué, mais c'est l'avenir du groupe, qui pourra ainsi proposer à l'avenir des solutions contre l'urticaire chronique, la polypose nasale et peut-être le lupus.

Alors que l'activité de Sanofi reposait au départ exclusivement sur la chimie pharmaceutique, elle a considérablement évolué au cours des dix dernières années avec l'essor des biotechnologies, à tel point que nous sommes aujourd'hui capables, à Vitry, de fabriquer des anticorps monoclonaux, de développer un médicament contre le cancer du sein, ou encore une thérapie ciblée ou cytotoxique afin de s'attaquer à la tumeur pulmonaire. Derrière cette image erronée d'un laboratoire ancien et peu innovant, on trouve chez Sanofi des plateformes technologiques extrêmement innovantes qui nous permettent déjà de rayonner dans le monde entier dans des aires thérapeutiques parmi les plus graves.

La singularité de Sanofi est sa capacité industrielle intégrée, qui s'est illustrée au travers des accords conclus avec BioNTech et Johnson & Johnson, ce qui nous rend très peu dépendants de l'Asie. Sanofi, c'est 70 usines, 30 en Europe et 18 en France, dans 9 régions sur 13, avec un outil industriel qui s'est modernisé et des investissements permanents en ce sens - 1,5 milliard d'euros au cours des cinq dernières années. Le groupe compte près de 11 000 salariés - je les salue officiellement aujourd'hui -, fortement mobilisés cette année pour produire des médicaments essentiels pour les hôpitaux. La production du Doliprane a été multipliée par trois grâce à la production sur site. Sur un chiffre d'affaires total de plus de 36 milliards d'euros, 5 % ou 6 % seulement proviennent du territoire français, mais 25 % des effectifs travaillent en France. La contribution positive de Sanofi à la balance commerciale est donc majeure et place notre groupe à la cinquième place. Lors de la crise, la pharmacie a été le seul contributeur positif, et elle le doit en grande partie à Sanofi.

S'agissant de la course aux vaccins, Sanofi a fait le choix d'une technologie particulière, choix qui nécessite quelques rappels chronologiques. Le code génétique de la covid-19 est publié par les autorités chinoises au mois de janvier. Les laboratoires peuvent alors commencer à travailler. Des industriels se positionnent sur l'ARN messager, les adénovirus - les vaccins vectorisés d'AstraZeneca et de Johnson & Johnson - des protéines recombinantes ou des vaccins inactivés. Hormis un faisceau de convictions, rien ne prouve à ce moment-là que l'ARN messager peut fonctionner. Pour l'adénovirus, face au précédent d'Ebola et à un certain nombre d'éléments scientifiques, nous faisons le choix de la protéine recombinante, prouvée dans la clinique et utilisée pour le vaccin de la grippe saisonnière. Nous savons que ce sera plus long que de développer un autre vaccin, mais nous pensons que cette technologie a plus de chances de fonctionner.

Pourquoi ne pas avoir choisi l'ARN ? Quand on maîtrise une seule technologie, à l'instar de Moderna ou de BioNTech, on a tendance à se concentrer sur celle-ci. Sanofi pouvait choisir entre plusieurs technologies ; nous avons préféré utiliser la technologie que nous maîtrisions le mieux : la protéine recombinante. Si le développement clinique avait franchi toutes les étapes le plus vite possible, nous aurions été prêts en juillet dernier. Pour produire un tel vaccin, un délai de quinze mois est déjà un exploit. Il nous faudra plutôt dix-huit à dix-neuf mois, avec un vaccin en octobre ou novembre de cette année. Le vaccin le plus rapide à sortir avant la crise de la covid - contre Ebola - a été mis au point au bout de quatre ans. Les vaccins à ARN messager qui sont arrivés au bout de neuf mois relèvent déjà de la prouesse. Mais nous devrons en avoir la maîtrise au plus vite, car c'est la meilleure technique en cas de crise sanitaire.

Il faut néanmoins avoir plusieurs cordes à son arc, car le niveau d'incertitude persiste. Outre les ARN messager, très impressionnants, les résultats des adénovirus sont très bons et j'espère que la situation d'AstraZeneca va se régler : on en a besoin, comme on aura besoin des autres vaccins. J'y insiste, les industriels savent produire des vaccins, mais il faut les produire en quantité colossale. Après la course pour sortir le premier vaccin, la vraie tension s'opère sur les capacités de production. Nous pouvons être fiers : lorsque nous avons constaté un léger retard pour nos vaccins, nous avons fait le choix de mettre nos capacités industrielles au service de BioNTech et de Johnson & Johnson, en vue de la distribution d'ici au mois de septembre de 20 millions de doses par mois aux patients européens. Nous travaillons avec nos concurrents pour essayer d'enrayer au plus vite cette crise sanitaire. C'est assez rare pour être souligné.

J'en viens à la recherche et développement.

L'annonce, par le directeur général « monde » de Sanofi, de la réduction des effectifs est intervenue au mois de janvier dernier, au moment du débat autour des retards de production des vaccins français. Mais cela ne concerne pas le vaccin sur lequel portent nos investissements. De plus, il s'agit de départs volontaires qui s'effectuent dans de très bonnes conditions. Quelle est la raison d'être de ces restructurations ? Elles résultent de la nature des produits qui sont développés chez Sanofi. Les technologies ont tellement évolué depuis dix ans que les chercheurs attendus ne sont plus les mêmes. Les produits issus des biotechnologies imposent de se séparer de certains profils centrés sur la chimie et de rechercher de nouvelles compétences autour des anticorps monoclonaux, des petites protéines, de la thérapie génique.

Nous avons mis en avant des priorités, à l'instar de ces investissements exclusifs de plusieurs centaines de millions d'euros sur des produits très prometteurs pour lutter contre la sclérose en plaques, notre objectif étant de parvenir aux meilleurs médicaments dans chaque catégorie. Alors que nous étions leaders pour le diabète, nous ne pouvions apporter des médicaments qui font la différence. Or il est très difficile de convertir un chercheur très pointu dans ce secteur. Tel est le sens du plan de départs volontaires. C'est la science qui dicte nos futures structurations. Sans la science, sans de nouveaux besoins, on n'avance pas ! Depuis dix ans, nous travaillons sur les produits les plus innovants qui peuvent être les mieux à même de répondre aux besoins des cliniciens et des patients.

Cela ne signifie pas pour autant que Sanofi se désengage de la R&D. Nous investissons plus que jamais, notamment sur un nouveau produit utile pour les patients atteints de sclérose en plaques. Nous avons racheté une biotech à Boston, nous sommes un groupe mondial, mais la molécule sera produite à Sisteron. Le changement du modèle de recherche ne réduira pas l'empreinte de Sanofi en France, au contraire : on met de l'électricité dans le moteur ! Avec 2 milliards d'euros d'investissement en R&D en France, Sanofi est le premier groupe du CAC 40.

Mme Laurence Cohen. - Sanofi est l'entreprise du CAC 40 qui a fait le plus de bénéfices en 2020, alors qu'elle avait fermé son site de sécurité du médicament d'Alfortville en 2019, et qu'elle annonce la fermeture de son site de R&D de Strasbourg l'an prochain ; en 2008, Sanofi comptait 6 000 salariés sur 11 sites, il y avait moitié moins de salariés fin 2020, sur quatre sites seulement.

Vous dites que les départs se déroulent dans les meilleures conditions, mais vous avez utilisé deux projets de rupture conventionnelle, pour 523 départs, une procédure bien moins favorable qu'un plan de licenciement. N'y a-t-il pas une relation de cause à effet entre cette politique qui supprime 60 % des postes de chimie en France, et l'abandon des capacités de recherche interne en petites molécules, pour consacrer les ressources de R&D dans l'intégration et le développement de molécules trouvées par d'autres, principalement des start-up partenaires ou rachetées ? Comment relocaliser la fabrication de principes actifs en France, alors que six usines vont intégrer Euroapi, une société dont Sanofi ne détiendra que 30 % des parts ? N'est-ce pas une occasion pour délocaliser ?

Il y a vingt ans, Sanofi faisait partie des 39 entreprises qui avaient refusé de poursuivre le gouvernement sud-africain pour la production de génériques dans le traitement du sida : pourquoi, aujourd'hui, votre entreprise refuse-t-elle la levée des brevets sur les vaccins anti-covid ? Cela faciliterait grandement leur diffusion. J'en profite pour vous remettre la proposition de loi de mon groupe pour la création d'un pôle public du médicament et des dispositifs médicaux.

M. Rémi Cardon. - Les chiffres ont de quoi inquiéter : au pays de Pasteur, nous n'avons toujours pas de vaccin. Votre entreprise a supprimé la moitié de ses postes en recherche et développement, elle a reçu 1,5 milliard d'euros de CIR, mais elle a distribué 4 milliards d'euros de dividendes à ses actionnaires. Quelque 5 000 emplois ont été supprimés en dix ans. Le profit prime l'intérêt général, alors que la gestion de la crise sanitaire par le Gouvernement démontre l'absence de souveraineté nationale sur la fabrication de molécules essentielles. Que comptez-vous faire concrètement ? Sanofi est un fleuron de notre pays. Comment retrouver de la souveraineté dans la production de médicaments ?

Mme Raymonde Poncet Monge. - Sanofi a arrêté sa recherche sur les anti-infectieux en 2018 et s'apprête à abandonner deux usines essentielles dans la production d'antibiotiques en Europe, alors même que la crise sanitaire rappelle nos besoins criants de médicaments, en particulier d'antibiotiques. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) nous alerte : la résistance aux antibiotiques est l'une des plus grandes menaces pesant sur la santé.

Votre stratégie consiste à externaliser la recherche vers des start-up et vous abandonnez la recherche sur les anti-infectieux : ces choix ne vous sont pas dictés par la science, mais par l'objectif de verser des dividendes. Ce que nous voyons aussi, c'est que, face à la crise, vous n'avez ni vaccin ni traitement. Sanofi va-t-il relancer sa recherche en interne sur les antiviraux, antibiotiques et anti-parasitaires ? Quels sont les investissements prévisionnels de Sanofi sur les deux projets de vaccins protéines recombinantes et ARN messager - et comment comptez-vous intégrer les variants ? Pourquoi, enfin, un tel délai pour le flaconnage des vaccins Pfizer et Johnson & Johnson, dont certains disent qu'il aurait été possible dès le mois de mars ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Une entreprise française installée à Lyon, Novadiscovery, a mis au point une plateforme pour prédire l'efficacité des médicaments et optimiser le développement d'essais cliniques : combien de temps un tel outil vous permettrait-il de gagner et quand sera-t-il en application ?

M. Bernard Jomier. - Vous allez poursuivre deux voies pour les vaccins, protéine recombinante et ARN, tout en flaconnant le vaccin ARN de Pfizer : ne pensez-vous pas que votre concurrent sera réticent à vous transférer de la technologie ? On a parlé, ensuite, d'un risque de pénurie pour les ingrédients du vaccin ARN : est-il réel ? Quelles seront vos capacités en la matière ?

M. Olivier Bogillot. - Oui, nous avons diminué le nombre de nos sites de R&D en France, mais c'est parce que nous avons choisi d'y consolider nos centres d'excellence, sur des aires thérapeutiques définies, en particulier l'immuno-oncologie et la cancérologie. C'est dans ce sens que nous avons regroupé des équipes à Vitry-sur-Seine en fermant notre unité de Strasbourg. Nous nous plaçons dans une logique de cluster, qui réussit très bien à nos concurrents ; je pense aux clusters de Cambridge, de Boston ou du Maryland.

Le nombre de nos chercheurs diminue effectivement, mais je vous rappelle qu'il y a dix ans, Sanofi faisait de la chimie et que, depuis une vingtaine d'années, la plupart des nouveaux médicaments sont issus des biotechnologies. Nos plateformes de recherche changent, nous avons toujours des chimistes, mais également des chercheurs en biotechnologie, qui suivent ce qui se passe ailleurs - nous avons ainsi acheté une entreprise belge très avancée dans les nanotechnologies. Je pense que Sanofi a bien fait de prendre ce tournant, parce que c'est celui de la pharmacopée mondiale.

Les laboratoires ne font pas toute la recherche en interne, ils intègrent de plus en plus de profils différents, capables de développer des coopérations avec d'autres équipes de recherche, pour intégrer celles qui correspondent le mieux à leur stratégie. Nous avons, ainsi, acquis l'entreprise Synthorx fin 2019, qui travaille sur l'alphabet du code génétique et qui va nous aider à améliorer l'efficacité de nos traitements immuno-oncologiques, contre le cancer du poumon ou de l'utérus par exemple. Ces acquisitions nécessitent une certaine puissance financière, elles créent de l'activité dans le groupe et dans notre partenariat. Sanofi compte 100 000 collaborateurs, nous développons un grand nombre de partenariats, tout cela vient d'un échange constant avec la recherche telle qu'elle se pratique aujourd'hui.

On nous reproche des fermetures de sites, mais jamais on ne relève les investissements que Sanofi réalise sur le territoire national. En juin dernier, nous avons décidé d'investir 500 millions d'euros dans une usine ultramoderne à Lyon, l'usine de vaccins la plus moderne au monde : pourquoi ne nous pose-t-on pas de questions sur le sujet ? Sanofi fait travailler 9 000 PME, nous faisons un investissement de 500 millions d'euros en pleine crise, nous y ajoutons un programme de 110 millions d'euros sur les vaccins, mais on ne retient que les fermetures...

Oui, Sanofi aura bénéficié de 1,5 milliard d'euros de CIR, sur dix ans, à comparer aux 2 milliards d'euros par an que nous consacrons à la recherche. Le CIR est très important, c'est un élément d'attractivité du territoire. La direction générale de Sanofi compare les territoires à l'échelle mondiale et je peux vous dire que la compétition fiscale et sur la propriété intellectuelle est des plus féroces, y compris avec nos voisins et partenaires, comme les Belges ou les Allemands. La France reste le pays qui a la fiscalité la plus lourde au monde dans ce secteur. Attention à ne pas nous pénaliser davantage en supprimant un outil utile à la recherche.

Les médicaments anti-infectieux et antibiotiques ont vu leur prix chuter très fortement, du fait des délocalisations dans les pays asiatiques - la Chine en est devenue le premier producteur mondial. La compétition devient très difficile à ces niveaux de prix, Sanofi est le dernier laboratoire pharmaceutique à produire un antibiotique sur le sol européen, avec la pyostacine, que nous continuons à fabriquer à Saint-Aubin-lès-Elbeuf. Les anti-infectieux sont un enjeu très important, c'est certain, mais l'équilibre économique est très difficile à atteindre désormais. Nous choisissons d'investir sur des médicaments importants qui nécessitent des investissements colossaux et toute stratégie suppose des choix, donc de ne pouvoir être partout.

Sanofi compte plusieurs usines qui travaillent à plus de 50 % pour des tiers, ce qui est une reconnaissance de la qualité de notre outil ; nous avons décidé de regrouper six de ces usines dans Euroapi, elles travaillent déjà en majorité pour des tiers, elles sont très performantes sur des produits plus anciens. La stratégie, c'est de choisir d'allouer ses ressources en fonction de ses priorités ; dès lors que nous avons choisi d'investir dans l'innovation, que faire de ces usines performantes, mais centrées sur des produits déjà connus ? On pourrait les vendre, nous préférons les intégrer, comme EUROAPI, dans un ensemble où nous sommes minoritaires, c'est une condition de l'ouverture à nos partenaires, mais qui aura une surface suffisante pour rapatrier des principes actifs pharmaceutiques. En réalité, nous renforçons le territoire européen, car il faut une taille critique dans la concurrence mondiale et le nouvel ensemble, s'il entrait en bourse, serait en deuxième place mondiale pour les principes actifs pharmaceutiques.

Sur les vaccins, nous avons lancé début février une nouvelle phase 2 pour la protéine recombinante, les résultats seront disponibles en mai, nous lancerons alors une phase 3. Simultanément, nous avons lancé un essai clinique ARN messager : c'est une bonne nouvelle, nous sommes le quatrième acteur sur cette technologie, le fait de valider cette approche sera très utile pour la suite et nous l'utiliserons dans notre nouvelle usine de Lyon. L'étude clinique devrait durer jusqu'à l'an prochain, nous arriverons donc tard et nous examinerons alors avec les autorités réglementaires quel sera le meilleur design de notre vaccin ARN, pour une mise sur le marché en 2022.

De grands laboratoires ont eu des difficultés : Merck a abandonné son projet avec l'Institut Pasteur, GSK ne s'est pas lancé dans un programme, Pfizer lui-même n'a pas développé la technologie ARN messager en interne, mais a recouru à BioNTech, avec laquelle le laboratoire était déjà engagé. En réalité, Sanofi est le seul groupe à utiliser ses propres recherches pour avancer sur deux vaccins, et à flaconner pour des tiers.

Le flaconnage est une opération très complexe, elle requiert des machines nouvelles quand il faut opérer, comme avec le vaccin Pfizer, à - 80 °C. L'ouverture d'une chaîne de flaconnage prend généralement entre douze et dix-huit mois, nous en avons mis quatre cette fois-ci, nos équipes ont travaillé vite et bien. Je ne crois pas, ensuite, qu'il y ait un quelconque problème pour Pfizer à ce que nous mettions son vaccin en flacon, chacun reste dans son couloir de course et nous coopérons. Je ne crois pas non plus que nous connaîtrons des pénuries de matière première ; s'il y a pu avoir des problèmes pour les lipides, ce n'est guère un enjeu pour nous.

M. Jean-Claude Tissot. - Vous paraissez nous reprocher nos questions, mais nous en sommes parfaitement libres. Vous vous félicitez d'investir 500 millions d'euros dans une nouvelle usine et 110 millions d'euros pour les vaccins, mais vous donnez 4 milliards d'euros aux actionnaires : pouvez-vous nous en expliquer la logique ?

Mme Corinne Imbert. - Je vous remercie pour votre présentation, pédagogique et claire. Sanofi va mettre des vaccins en flacons et va produire ses propres vaccins : comment ces activités s'articulent-elles ? Êtes-vous engagés sur des volumes de production pour la France et l'Europe ? Savez-vous si votre vaccin se déroulera sur une ou deux injection(s) ?

Mme Marie Evrard. - L'Institut Pasteur abandonne sa recherche d'un vaccin, Sanofi sera prêt fin 2021, avec plusieurs mois de retard, après avoir supprimé 1 700 emplois en Europe, en poursuivant un objectif de 2 milliards d'euros d'économies d'ici 2022, qui lui fait aussi abandonner la recherche sur le diabète. Comment la France pourrait-elle être plus attractive sur le plan de la recherche sans remettre en cause son système de santé ?

Mme Élisabeth Doineau. - Je suis très fière de tous les groupes français qui créent des emplois, les Français sont fiers, mais ils sont exigeants, en particulier envers les entreprises qui reçoivent du soutien public. Les questions que je voulais poser l'ont déjà été, je voulais apporter ce témoignage de soutien. Cependant, je crois qu'il vous faut travailler avec GSK, la compétition c'est bien, mais pour arriver au résultat, il faut également de la coopération. Je crois aussi que Sanofi devrait mieux communiquer, vous supprimez des emplois en vous adaptant aux mutations, c'est compréhensible, mais quand on supprime des emplois, il faut le faire avec le plus grand esprit de responsabilité, et bien l'expliquer.

M. Alain Chatillon. - Jean-François Dehecq, qui a présidé Sanofi de 1988 à 2010, a été un grand patron qui a su développer cette grande entreprise sur le territoire national : pourquoi ce lien entre le développement et le territoire paraît-il moins étroit depuis quelques années ? Cela tient-il au conseil d'administration actuel, à l'organisation interne ? Pourquoi Sanofi ne parvient-elle pas, comme le fait Mérieux, à se développer d'abord sur le territoire national ?

M. Olivier Henno. - Je vous remercie pour cette audition riche, franche, et je ne participerai pas au Sanofi bashing ; votre entreprise est un joyau français, on en attend donc beaucoup, peut-être trop... Les difficultés que vous connaissez dans la production du vaccin contre la covid-19 ne pourraient-elles pas devenir un atout pour faire comprendre l'importance des biotechnologies ? Ensuite, quel vous paraît être l'usage qui devra être fait du vaccin, dans la durée : pensez-vous que nous aurons à nous vacciner tous les ans, dans le monde entier ? Quelle est votre stratégie de déploiement dans le monde ?

M. Fabien Gay. - Un salarié de Sanofi m'a dit : « Il y a vingt ans, j'étais fier d'entrer à Sanofi parce que je participais au soin des malades, aujourd'hui je participe à engraisser les actionnaires. » Loin de moi de faire du Sanofi bashing, mais nous avons, en tant que politiques, de quoi poser des questions quand Sanofi reçoit 1,5 milliard d'euros de CIR, que Sanofi France réalise 80 % de son chiffre d'affaires via les remboursements de la sécurité sociale, mais que les milliards dépensés n'empêchent pas les emplois de disparaître. Un autre salarié m'a dit ne pas être étonné que Sanofi n'ait pas trouvé le vaccin, après tant d'emplois supprimés en R&D... Nous posons donc des questions, elles sont très partagées par les Français, quand Sanofi, en pleine crise, distribue 4 milliards de dividendes, bloque les salaires depuis des années, mais ne trouve pas le vaccin... D'autres choix sont possibles, nous défendons un pôle public du médicament, il y aurait aussi la possibilité de nationaliser Sanofi... Car quelle est la priorité, entre soigner des malades ou engraisser des actionnaires ? Pourquoi envisagez-vous d'arrêter de produire 200 à 300 médicaments peu rentables, pour vous concentrer surtout sur ceux qui le sont ? Le Président de la République lui-même avait posé la question il y a un an ; nous pensons pour notre part que la santé est un bien public, non marchand, et qu'il faut à ce titre la sortir du secteur marchand, au bénéfice de la santé de tous.

M. René-Paul Savary. - Le Gouvernement annonce que, en septembre prochain, toute personne qui aura voulu être vaccinée pourra l'être ; votre vaccin n'arrivera qu'en 2022, quelle sera son utilité ? Connaissez-vous la durée de vie des anticorps ?

M. Jean-Marc Boyer. - J'aurais bien aimé être vacciné Sanofi, être vacciné français, mais les choix financiers et scientifiques que vous avez faits, vous nous l'avez expliqué, ne l'ont pas permis : quels enseignements en tirez-vous ?

Mme Catherine Procaccia. - Quelles leçons tirez-vous par rapport aux futures pandémies, sachant que des experts prédisent que les zoonoses seront plus fréquentes ? Pensez-vous trouver des vaccins ou des anticorps plus rapidement ?

M. Daniel Salmon. - Loin de moi le Sanofi bashing, les Français sont certes touchés dans leur amour-propre, on le comprend, mais je reconnais pleinement le droit à l'échec, on peut se tromper dans sa stratégie. Ce que l'on comprend moins, c'est qu'une entreprise verse de gros dividendes sans avoir trouvé le vaccin, et qu'après avoir touché du CIR elle licencie toujours plus de chercheurs. En quoi une très forte rémunération permet-elle à un dirigeant de faire mieux son travail ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Que pensez-vous des vaccins russe et chinois ?

M. Olivier Bogillot. - Je ne pourrai répondre que succinctement à des questions aussi nombreuses et riches...

Pardon si j'ai donné le sentiment que je voulais remplacer vos questions par les miennes, je voulais surtout attirer l'attention sur le fait qu'un investissement de 500 millions d'euros dans une usine à Lyon, c'était une bonne nouvelle. Sanofi verse effectivement des dividendes à ses actionnaires, je crois que c'est aussi une bonne nouvelle et que cela marque de la confiance, dans un secteur très compétitif où l'investissement est risqué, car entre la recherche et la commercialisation, il y a peu de médicaments à l'arrivée. Récompenser ceux qui prennent ce risque sur le temps long, c'est une marque de confiance. Un tiers de l'actionnariat est français, constitué par des investisseurs institutionnels et par nos salariés ; donc verser du dividende, cela irrigue l'économie nationale.

À l'échelle mondiale, Sanofi se situe entre les groupes très performants et ceux qui décrochent. Nous espérons que notre stratégie va nous placer du côté des plus innovants. Verser des dividendes entretient un niveau élevé de capitalisation, c'est nécessaire pour des acquisitions et pour se protéger d'autres investisseurs - les groupes comme Pfizer ou Johnson & Johnson ont doublé leur capitalisation en dix ans, alors que nous sommes restés stables, la compétition est rude. Le risque, sans croissance, c'est que la capitalisation se rétracte, alors il faudrait vendre plutôt qu'investir, ce n'est pas notre logique, nous sommes dans une logique de développement.

Cette crise a montré que l'Europe n'avait pas les outils qu'ont d'autres continents pour se mobiliser rapidement face à une pandémie. Les États-Unis ont une structure, le BARDA, qui investit massivement et rapidement, ce qui leur a permis d'aller très vite face au virus. L'Europe annonce qu'elle entend se doter d'une structure comparable, qui s'appellera HERA, c'est nécessaire pour qu'elle ne soit plus seulement en position d'acheteur, mais aussi de producteur. Parmi les leçons de la crise, la structuration de la réponse européenne aux épidémies est un élément important.

L'Institut Pasteur a choisi un vaccin inactivé, cette voie n'a pas fonctionné, c'est courant dans la recherche où l'échec est plutôt la norme et la réussite, l'exception, ce qui n'empêche pas que les équipes de Pasteur ont très bien travaillé. Sanofi a deux candidats, j'espère qu'ils iront au bout. Parmi les leçons, nous retenons bien sûr que l'ARN messager est une technologie dont nous ne pourrons désormais pas nous passer, rapide et efficace, d'où l'importance pour nous d'y participer. C'est essentiel pour la souveraineté de la France.

J'aurais aussi préféré vacciner avec Sanofi, mais je maintiens que, en mars 2020, la voie que nous avons choisie était celle que nous maîtrisions le mieux et qu'elle était la plus efficace et reconnue dans le monde du vaccin - ce n'était pas l'ARN. Notre choix était rationnel. Si on avait à le refaire, on le referait. Notre vaccin sera-t-il utile, en 2022 ? Il faut raisonner à l'échelle mondiale, les variants sont nombreux, les besoins sont partout, tous les lots de vaccins seront utiles. Concernant son usage dans le temps, nous ne saurions le dire. S'il y a besoin de rappels réguliers, je crois que les protéines recombinantes présenteront des avantages, car quand le vecteur est viral, comme AstraZeneca et Johnson & Johnson, son efficacité diminue dans le temps car le système immunitaire finit par agir contre le vecteur - d'où l'intérêt de disposer de plusieurs armes. La protéine recombinante de Sanofi sera utile comme « booster » après une première vaccination.

Je ne puis avoir une appréciation précise du vaccin russe Spoutnik V, qui utilise l'adénovirus comme technologie, car les Russes l'ont développé en dehors des règles internationales telles que nous les suivons habituellement.

Je suis un admirateur de Jean-François Dehecq, c'est un capitaine d'industrie, son implication sociale et son souhait de développer Sanofi en France demeurent - voyez nos investissements à Lyon. Nous continuons d'investir dans le territoire, c'est le sens de la décision que j'ai prise cette année, face à la crise sanitaire, d'accueillir en alternance 1 500 jeunes dans notre entreprise, au lieu de 1 000 l'année précédente ; notre empreinte sociale est forte, nous travaillons avec des écoles, des universités, nous finançons des chaires, nous développons de nombreux partenariats avec des PME. Le conseil d'administration valide cette démarche, Sanofi est une entreprise française, européenne, mondiale, notre siège social est en France, et 25 % de nos effectifs sont en France.

Notre pays ne dispose pas d'un cluster de biotechnologie d'envergure mondiale - sur les dix premiers clusters mondiaux, cinq sont aux États-Unis, celui de Boston, sur quelques kilomètres carrés, représente une valorisation de 60 milliards de dollars ; s'y ajoutent ceux de San Francisco, du Maryland, de New York et de San Diego, un cluster se situe en Grande-Bretagne, un en Allemagne, un en Chine et un en Corée du Sud. Nous avons, à Sanofi, une responsabilité à promouvoir la formation d'un tel cluster des sciences du vivant, c'est un enjeu national, il faut mobiliser des moyens importants sur des aires thérapeutiques précises où nous sommes en avance, en particulier sur la cancérologie, c'est une condition pour revenir dans la compétition mondiale : elle nécessite une mobilisation collective, politique - ou bien si l'on attend, le retard sera tel que, comme pour le numérique, nous ne pourrons le combler parce que nous n'aurons pas pris le bon train. C'est le message que je veux faire passer à la représentation nationale.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Merci pour ces réponses claires et précises, nous entendons votre message.

Mme Sophie Primas, présidente. - Effectivement, nous entendons bien votre appel et je ne doute pas que bien des territoires seront candidats à un tel cluster.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 15.