Jeudi 11 mars 2021

- Présidence de M. Serge Babary, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition plénière - Table ronde avec les syndicats de salariés

M. Serge Babary, président. - Nous sommes aujourd'hui réunis pour une nouvelle table ronde consacrée à notre mission sur les nouveaux modes de travail et de management. Parmi ces nouveaux modes, je citerai le télétravail, la numérisation, la robotisation, l'externalisation, les plateformes, le travail collaboratif, etc. Il s'agit de saisir les nouveaux enjeux en termes d'organisation de la vie de l'entreprise et du management, mais également d'obligations des chefs d'entreprise, notamment au regard de la santé et de la sécurité au travail.

Nous savons tous que la crise sanitaire de 2020 a amplifié certaines tendances lourdes, telles que le développement du télétravail, obligeant les partenaires sociaux à dialoguer et à s'entendre sur la façon d'appréhender le cadre dans lequel les entreprises doivent organiser sa mise en oeuvre - nous aurons l'occasion d'évoquer cet accord.

La table ronde de ce matin nous permet de réunir les représentants des cinq organisations de salariés les plus représentatives. Nous sommes donc heureux d'entendre : pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT), Mme Bénédicte Moutin, secrétaire confédérale en charge du volet Vie au travail-dialogue social, qui est en visioconférence ; pour la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC), M. Gérard Mardiné, secrétaire général, qui est en présentiel ; pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), Mme Pascale Coton, vice-présidente confédérale, en présentiel ; pour la Confédération générale du travail (CGT), M. Fabrice Angéi, secrétaire confédéral, en visioconférence. Mme Béatrice Clicq, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO) ne peut malheureusement pas être présente aujourd'hui.

Vous avez reçu un questionnaire qui vous donne une première idée de la nature de nos interrogations. Nous souhaitons notamment connaître votre appréciation concernant l'accord national interprofessionnel (ANI) sur la santé au travail du 10 décembre 2020 et sur la proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail, adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 17 février dernier. Ce texte sera examiné au Sénat au printemps.

Vous disposerez de dix minutes chacun au cours d'un premier tour de table. Je donnerai ensuite la parole aux rapporteurs qui sont présents, Michel Canevet et Fabien Gay  - Mme Martine Berthet ne peut se joindre à nous. Les autres collègues membres de la délégation pourront ensuite vous poser des questions.

Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents au Sénat, et d'autres en visioconférence.

Mme Bénédicte Moutin, secrétaire confédérale de la CFDT. - Le questionnaire que vous nous avez envoyé sera le fil conducteur de mon propos liminaire. Au cours des dernières années, les entreprises ont fait l'objet d'une très forte digitalisation ayant des répercussions majeures sur l'organisation et les conditions du travail. De nouveaux modes de management ou d'organisation du travail, comme le lean management et le lean manufacturing, sont apparus. Face à cette numérisation, les entreprises ont réagi très différemment en fonction de leur maturité : certaines en sont encore aux balbutiements, tandis que d'autres ont engagé des projets d'intelligence artificielle. Nous avons également assisté durant cette période à un fort développement du travail en free-lance des indépendants - qui ne le sont pas toujours... Le travail collaboratif s'est développé - avec parfois une injonction en ce sens -, ainsi que l'aménagement, la diversification du travail, et bien sûr le télétravail. Ces éléments ont trois points communs : la place prépondérante des technologies qui sont toujours en évolution, la multiplication des réorganisations de l'entreprise et du travail, enfin, le fort questionnement autour des pratiques managériales.

L'émergence de nouveaux modes de travail du fait de la digitalisation conduit à des modifications non seulement des conditions ergonomiques du travail ou des relations entre collègues et avec le management, mais aussi du profil de l'activité, avec des conséquences sur la santé des salariés. À cet égard, la mise en place massive du télétravail lors du dernier confinement a été éclairante pour mieux appréhender les avantages et les difficultés rencontrées. On s'est rendu compte qu'une formation aux seuls outils numériques ne suffisait pas pour le télétravail, qui requiert également un lieu adapté. Ces conclusions figurent largement dans le diagnostic paritaire et dans l'ANI du 26 novembre 2020 pour une mise en oeuvre réussie du télétravail.

Le bilan de l'ANI du 19 juin 2013, intitulé Vers une politique d'amélioration de la qualité de vie au travail et de l'égalité professionnelle, est assez contrasté. Il a posé un certain nombre de fondamentaux de la qualité de vie dans le monde du travail, mais il ne leur a pas véritablement permis de dépasser l'approche conceptuelle de cette notion. Plusieurs facteurs expliquent cette situation : la limitation de la durée de l'accord à trois ans ; une frilosité quant au dialogue social ; des approches parfois limitées concernant les obligations de l'employeur, par exemple sur l'égalité professionnelle ou le handicap ; surtout, une situation réelle de l'entreprise très éloignée des objectifs visés pour la qualité de vie au travail. Ces nouveaux enjeux ne sont pas si simples à prendre en considération ; ils nécessitent une volonté commune de l'ensemble des acteurs concernés.

On pourrait penser que les grandes entreprises sont plus vertueuses en la matière. C'est sûrement vrai, mais des entreprises moyennes peuvent tout à fait s'inscrire dans une démarche positive, par pragmatisme ou par besoin de productivité. On le constate pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), ou encore pour l'attractivité et la fidélisation des travailleurs.

J'en viens à l'ANI du 9 décembre 2020 pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail. La CFDT a participé activement à sa négociation et l'a signé. Cet accord comprend des principes porteurs de sens autour de la culture de prévention, l'opérationnalité et l'accompagnement des entreprises. Ce sont des notions essentielles pour la santé au travail, qui était auparavant plus souvent abordée sous l'angle non pas de la prévention, mais de la réparation.

L'ANI tend à considérer les risques organisationnels comme des risques professionnels. Il réaffirme l'importance de la qualité de vie et des conditions de travail. Il est aussi question de l'offre des services de santé au travail, notamment l'accompagnement des risques professionnels, et de l'élaboration du document unique d'évaluation des risques.

Reste à préciser et renforcer l'accompagnement des entreprises à l'appui du réseau Anact-Aract, qui est l'opérateur le plus à même de porter ces questions. La proposition de loi, telle qu'elle a été adoptée à l'Assemblée nationale en première lecture, est respectueuse de l'ANI. Il faudrait néanmoins transcrire dans le droit la prévention primaire ou la culture de prévention, et préciser la mesure de l'implication des branches professionnelles, dont le rôle est prépondérant.

J'évoquerai maintenant les risques psychosociaux dans les entreprises. Malgré les nombreuses études sur le sujet, ces troubles représentent toujours une difficulté et sont souvent imputés à la vie privée. Sans intervenir dans le champ personnel, il faut prévenir les risques psychosociaux liés au travail, associer les travailleurs au dialogue professionnel qui doit s'étendre aux aléas de production, aux contraintes et aux ressources disponibles, à la différence entre le travail prescrit et le travail réel. L'autonomie du salarié et la qualité de vie au travail sont essentielles. Or il est aujourd'hui très difficile de poser un diagnostic partagé, qui serait le bon levier pour résoudre ces questions.

Les risques psychosociaux donnent lieu depuis 2002 à une obligation des entreprises. Or nombre d'entre elles ne sont pas dotées du document unique d'évaluation des risques. Et quand celui-ci existe, il n'a pas été mis à jour depuis longtemps ou est considéré comme un document administratif sans lien avec la vie dans l'entreprise. Le respect de cette obligation est pourtant indispensable en vue de la traçabilité des risques et pour progresser en matière de prévention. Pour ce faire, l'accompagnement des entreprises est nécessaire, comme indiqué dans l'ANI du 9 décembre 2020.

Pour conclure, j'apporterai quelques précisions sur l'évolution des modalités de travail en raison de la crise sanitaire. L'équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle a été remis en cause, et le caractère essentiel de certains métiers, jusqu'alors peu reconnus, a été mis en exergue, à l'heure où les indicateurs de référence semblent de moins en moins pertinents. Depuis les années 1970, on assiste à l'effacement du travail, phénomène qui s'est longtemps limité à des problématiques d'attractivité des métiers, des attentes très fortes des salariés concernant leurs conditions de travail et l'aspiration des jeunes générations à privilégier le contenu de leur travail et la possibilité de réalisation qu'il offre.

M. Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC. - Nous vous remettrons des réponses écrites au questionnaire que vous nous avez remis. À titre liminaire, je prendrai un peu de hauteur sur ce sujet passionnant et très important pour le monde du travail et la société française dans son ensemble : nous devons construire une activité économique plus responsable et durable, privilégier l'intérêt général, consolider la cohésion sociale et contribuer à la construction d'un avenir enviable pour notre jeunesse.

Je situerai le contexte général de l'activité économique qui a conduit aux évolutions récentes des conditions d'exercice et de la rémunération du travail. L'économie et les aspects sociaux du travail sont les deux faces d'une même pièce, cohérentes et interconnectées.

Parmi les différents paramètres que vous exposez, je retiendrai surtout la numérisation, l'externalisation, les plateformes et l'impératif de RSE. Vous soulignez que les entreprises sont confrontées à une forte évolution des modes de travail, ce qui sous-entend que les organisations, y compris les administrations, ne peuvent s'adapter que de manière contrainte à ces différentes évolutions. Certains nouveaux modes de travail et de management ne seraient-ils pas plutôt de nouvelles modes insufflées par des cabinets de conseil en vue d'une meilleure productivité ?

Par ailleurs, de nombreuses études réalisées avant la crise sanitaire ont révélé une désaffection croissante pour le management et la prise de responsabilité au sein des entreprises. À cet égard, nous considérons que le management par la confiance au plus haut niveau de l'entreprise devrait être la règle : cela réduirait les risques psychosociaux et favoriserait la qualité et l'efficacité.

La psychologie humaine varie très lentement - contrairement à certains virus qui mutent très rapidement... Mon but n'est pas de redéfinir la pyramide de Maslow, mais il vaut mieux maîtriser les évolutions liées à la technologie, si elles sont bénéfiques, plutôt que de les subir. La contribution du plus grand nombre à l'activité économique doit répondre au besoin de sécurité, permettre de s'accomplir et de se projeter dans l'avenir. C'est indispensable pour garantir la cohésion sociale et l'efficacité collective. C'est pourquoi la précarisation d'un nombre croissant d'emplois est une impasse - je pense aux travailleurs des plateformes.

L'activité économique doit se trouver au point d'équilibre entre la nécessaire satisfaction des aspirations individuelles et la cohésion sociale au service de l'efficacité collective, tout en minimisant les externalités négatives. Grâce à cet objectif, nous pourrions remédier aux causes de nombreux problèmes au sein du monde du travail. Or actuellement, nous posons des rustines en traitant les conséquences des difficultés au lieu de leurs causes. Et la recherche d'une flexibilité toujours accrue conforte notre déni. Je pense à la loi Travail de 2016, assortie des ordonnances de 2017, qui visait un modèle de « flexisécurité ». Ce fut un échec : beaucoup de jeunes ont du mal à se projeter dans l'avenir, ce qui témoigne des difficultés qui affectent toute la société française.

S'agissant de questions importantes telles que l'implantation en France ou à l'étranger, les options stratégiques ou encore le partage de la valeur créée, le dialogue social n'est pas franchement loyal. La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, dont nous attendions qu'elle introduise beaucoup plus d'exigences à l'égard de la gouvernance d'entreprise, a été une occasion manquée. C'est pourquoi nous appelons de nos voeux d'autres mesures, y compris une meilleure représentation des salariés.

L'exemple des travailleurs des plateformes est éloquent : à la suite du rapport Frouin, on a essayé de définir des rustines pour les doter d'une protection sociale minimale. Ces mesures vont dans le bon sens, mais elles ne traitent pas le problème à la base pour donner satisfaction à long terme.

Le modèle de l'entreprise agile, censé répondre aux besoins d'une vie qui s'accélère, est aujourd'hui assez largement rejeté. Il faut dire qu'il relève plus souvent du funambulisme que d'une réelle recherche d'efficacité collective. La « réactique » est une force quand elle sert à pallier les vrais imprévus, une faiblesse quand elle ne fait que compenser un manque d'organisation.

La CFE-CGC est très attachée au progrès technologique, à condition qu'il bénéficie au plus grand nombre et que son intégration soit maîtrisée. Les pionniers des plateformes d'intermédiation de type Uber ont profité du manque d'acculturation des autorités régulatrices pour se livrer à certains abus.

Sur le télétravail, un équilibre doit être trouvé entre le confort qu'il peut parfois apporter, l'efficacité collective et la vie sociale. Nous avons signé l'accord national interprofessionnel (ANI) de fin 2020, mais il faut à présent réussir à le déployer dans les entreprises.

L'intelligence artificielle pourrait jouer un rôle majeur dans le monde du travail à l'avenir. Elle doit selon nous être conçue comme un outil d'aide à la décision, et non comme un système décisionnel à part entière, sauf peut-être dans un nombre limité de cas.

Un autre ANI signé en 2020 matérialise le besoin d'un cadre spécifique pour un exercice efficace et durable des fonctions de management. L'encadrement intermédiaire est indispensable à une bonne organisation de l'activité économique, les décisions devant être prises au niveau adapté.

La proposition de loi sur la santé au travail qui sera débattue au Sénat au printemps nous semble transcrire de façon incomplète l'ANI de janvier 2021. Le texte issu de l'Assemblée nationale ne met pas suffisamment l'accent sur la prévention primaire, et il ne semble plus faire de la téléconsultation pour les visites de médecine du travail une exception. Il renvoie par ailleurs à des ordonnances certains sujets qui mériteraient selon nous un vrai débat parlementaire, comme la fusion entre l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail et les associations régionales (Anact-Aract).

Mme Pascale Coton, vice-présidente confédérale de la CFTC. - La crise sanitaire et le recours au télétravail ont des effets délétères sur la santé des travailleurs. Nous espérons que ce régime d'exception ne deviendra pas la norme, à l'heure où de grands groupes sont tentés de recourir massivement et durablement au télétravail. Telle n'était pas la philosophie de l'ANI signé fin 2020.

En revanche, dans le secteur médico-social, la crise a eu au moins un effet positif, en contraignant l'administration à confier dans l'urgence les clés de l'organisation du travail aux soignants, c'est-à-dire à ceux qui connaissent réellement la fonction. C'est au demeurant l'un des déterminants de la qualité de vie au travail (QVT) portée par la CFTC : permettre aux salariés de s'impliquer et de dialoguer sur leurs conditions de travail à travers des espaces d'expression dédiés.

Ces dernières années, nous avons vu apparaître de nouvelles formes d'emplois qui bouleversent notre conception de la protection sociale en général et de la prévention des risques en particulier. Les travailleurs des plateformes sont ainsi particulièrement exposés aux risques professionnels, mais ils sont dépourvus de couverture sociale et de suivi médical.

La CFTC est particulièrement attachée à la notion de QVT au sens de l'ANI de 2013, qui doit permettre de concilier l'amélioration des conditions de travail des salariés et la performance globale des entreprises.

Notre bilan de la négociation sur cette thématique dans les entreprises comme dans les branches est pourtant mitigé.

L'ANI de 2013 proposait une approche systémique et avant-gardiste de la QVT, incitant les entreprises à adopter une démarche transversale et surtout stratégique des questions de santé au travail. La loi Rebsamen du 17 août 2015 a intégré la notion de QVT dans le code du travail, mais selon une approche beaucoup plus restrictive que celle de l'ANI.

Quelques centaines d'entreprises, le plus souvent de grande taille, ont mené des négociations sur la QVT, mais beaucoup se montrent encore trop frileuses. Les employeurs et les représentants du personnel sont souvent démunis face à un sujet protéiforme qui englobe des thématiques aussi diverses que le contenu du travail, l'environnement physique ou la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée. Nous regrettons que la plupart des entreprises se contentent de négociations tiroirs portant sur les risques psychosociaux, le télétravail et les conditions de vie au travail. Nous avons une approche plus ambitieuse de la qualité de vie au travail.

La négociation sur la QVT, source de gains, de performance et d'innovation dans les entreprises, doit être renforcée. Réglementairement, l'accord de 2013 n'était valable que pour trois ans, et il n'a bénéficié d'aucun suivi dans sa mise en oeuvre. Nous regrettons l'introduction a minima de la QVT dans le code du travail et nous avons appelé, en juin 2018, à renégocier l'ANI de 2013, en mettant en place un comité de suivi.

La CFTC a signé l'accord interprofessionnel du 9 décembre 2020 pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé au travail et de conditions de travail. Cet accord comporte des avancées sur la traçabilité du risque, notamment grâce à la conservation des versions successives du document unique, la place accordée à la prévention de la désinsertion professionnelle ou encore la mention des risques organisationnels. Pourtant, nous restons sur notre faim, notamment concernant la prévention primaire. La CFTC était beaucoup plus ambitieuse, allant jusqu'à proposer de consacrer l'aptitude du poste de travail à accueillir tous les salariés et à préserver leur santé, plutôt que l'aptitude d'une personne à occuper un poste.

Les troubles psychosociaux se situent à un niveau très élevé depuis de nombreuses années. S'ils sont mieux détectés et déclarés depuis 2010, ils ne sont toujours pas bien prévenus et reconnus. Les troubles psychosociaux peuvent être reconnus au titre des accidents du travail : on compte 20 000 reconnaissances en France chaque année, et ces chiffres ne cessent malheureusement d'augmenter. Toutefois, il n'existe pas à ce jour de tableau des maladies psychiques professionnelles. La prise en charge de ces affections relève du système complémentaire des affections hors tableau, sous réserve d'un niveau de gravité très élevé - décès ou incapacité prévisible d'au moins 25 %. Malgré ces obstacles, le nombre de demandes de reconnaissance de maladies psychiques a été multiplié par cinq en cinq ans. Pour améliorer la reconnaissance de ces troubles, la CFTC milite pour que le tableau des maladies professionnelles soit adapté pour reconnaître les maladies psychosociales. En attendant, nous militons pour un assouplissement des règles de reconnaissance par les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) en abaissant le taux d'incapacité prévisible à 10 %.

Les TPE-PME constituent un point aveugle pour la prévention des risques en général. Elles sont pour la plupart dépourvues d'instances de dialogue social et ne se sentent pas concernées par la prévention, d'autant plus que le taux de cotisation des entreprises de moins de 20 salariés à la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) est forfaitaire. Très peu de TPE sont par ailleurs dotées d'un service RH.

Nous militons donc pour la création d'instances de dialogue social dédiées à ces questions au niveau des bassins d'emplois, sur le modèle des commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI). Les branches professionnelles devraient également prendre leur part en créant des commissions spécifiques dédiées aux questions de santé au travail.

Par ailleurs, les dirigeants de ces TPE-PME sont souvent exposés aux mêmes risques que leurs salariés. S'ils ne sont pas eux-mêmes salariés, ils ne bénéficient d'aucun suivi médical. La prévention des risques dans ces entreprises n'apparaît pas comme une priorité, alors même qu'elles sont particulièrement exposées.

Les services de santé au travail, premiers interlocuteurs des entreprises, doivent renforcer leur sensibilisation aux risques psychosociaux, en plus de les assister à la création de leur document unique et de leur plan de prévention des risques.

La CFTC souligne aussi le rôle crucial du manager de proximité, véritable chef d'orchestre dont l'activité doit être repositionnée sur la conduite et l'organisation du travail de ses équipes.

Concernant le document unique d'évaluation des risques professionnels (Duerp), beaucoup d'entreprises n'ont pas encore compris son intérêt, alors qu'il est absolument primordial. Il faut vraiment réussir à convaincre les employeurs du bienfait économique de la prévention.

Nous le disons depuis des années, les inspections du travail manquent cruellement de personnels, pénalisant la récolte des informations sur le terrain.

À notre sens, la prévention primaire et la traçabilité du risque chimique n'ont pas été suffisamment investies par la proposition de loi en cours d'examen. La CFTC est attachée à un très haut niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, quels que soient leur secteur d'activité et la taille de leur entreprise. La traçabilité du risque chimique ne nous semble toujours pas satisfaisante et entraîne une sous-déclaration très importante, notamment des cancers professionnels.

Enfin, nous aurions préféré que la présente mission intervienne avant le début de l'examen parlementaire du projet de réforme de la santé au travail.

M. Fabrice Angéi, secrétaire confédéral de la CGT. - Lors d'un colloque sur la digitalisation organisé par le syndicat des avocats de France, l'évolution des conditions de travail d'une équipe chargée de la rédaction des pages cuisine d'un magazine féminin a été retracée. Les rédactrices, qui écrivaient autrefois l'essentiel des textes, ont été promues cheffes de rubrique, mais leur rôle se limite désormais à commander des textes à des pigistes au statut précaire. Les secrétaires de rédaction se limitent à de la correction orthographique, leur logiciel interdisant tout retour en arrière. Les iconographes, limités par la baisse du budget acquisitions, doivent le plus souvent se contenter d'images gratuites. Les maquettistes utilisent pour leur part des gabarits semi-automatiques et montent les pages à la chaîne, leur rôle se limitant à quelques clics de souris.

Cette nouvelle organisation du travail, qui s'appuie sur la numérisation, concourt finalement à une attrition des métiers et à une altération du fonctionnement collectif, les échanges entre salariés se réduisant. Parallèlement, les gains de productivité ont été considérables, avec une division par six des effectifs en trente ans.

Cette tendance est générale. Que l'on parle d'e-management, de new management ou d'« entreprise libérée », il s'agit toujours de faire primer une gestion financière de court terme au détriment du professionnalisme. L'entreprise est exclusivement orientée vers le profit, le travail est affadi et la santé des personnels se dégrade.

Le travail « ubérisé » au service des plateformes constitue le point extrême de cette évolution : chacun est affecté à une micro tâche sans percevoir réellement le sens de son action, le statut de salarié est remis en cause. En fait de modernisation, c'est un retour en arrière vers un travail à la tâche.

Moderniser, rationaliser, évaluer la qualité du service rendu et la performance des agents ou des salariés : ce modèle n'a toutefois pas tenu le choc face à la crise sanitaire, car il ne peut se substituer à la performance globale et durable des entreprises.

Face à l'accroissement des exigences en termes de qualité, de délais, de flexibilité, de coût et d'innovation, les équipes demandent plus de soutien et de coordination de leur activité. Le rôle de l'encadrement de proximité est fondamental.

Un travail de coconstruction doit être entrepris entre tous les acteurs pour envisager des solutions plus riches, plus innovantes et plus écologiques. Il est heureux que l'accord européen sur le numérique de 2020 promeuve une telle méthode pour bâtir les futures organisations du travail et mettre en place des garde-fous en termes de sécurisation de l'emploi, de droit à la déconnexion, de formation et de dignité humaine.

Sur la santé, les négociations obligatoires sur la QVT n'ont pas tenu leurs promesses, car elles oublient trop souvent de s'attaquer à la charge de travail, à son contenu et son organisation.

En termes de santé au travail, on tend aussi à passer d'une obligation de résultat à une obligation de moyens de l'employeur. C'est manifeste dans l'accord sur le télétravail, et c'est aussi pourquoi la CGT ne l'a pas signé, outre son absence de caractère normatif.

On voit aussi que l'activité professionnelle empiète progressivement sur tous les temps de vie. L'intensification du travail, couplée aux transformations numériques, rend difficile la préservation de l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Il faut rendre effectif le droit à la déconnexion et faire en sorte que chaque salarié soit couvert par une instance dédiée à la santé au travail, quelle que soit la taille de l'entreprise.

L'évolution de l'organisation du travail interroge la finalité même de l'entreprise. Pour nous, la loi Pacte ne va pas assez loin. Nous avions présenté un projet, « L'entreprise autrement », qui ne se limitait pas à augmenter le nombre de représentants des salariés au sein des conseils d'administration, mais à les reconnaître comme partie prenante du processus de création de richesses. On voit par exemple que dans les entreprises de production automobile, les méthodes de management et la recherche effrénée du profit conduisent à un taux de rebut très important, ce qui ne constitue finalement pas un système très performant.

Mme Pascale Gruny. - Stéphane Artano et moi-même venons d'être nommés rapporteurs de la proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail, qui sera débattue ce printemps au Sénat.

J'entends votre déception sur l'absence de traduction du volet prévention dans le texte, mais, pour moi, il introduit au contraire un vrai changement dans la médecine du travail, alors que la prévention reste le parent pauvre de la santé en général, y compris en médecine de ville ou à l'hôpital. Rassurez-vous, le sujet sera abordé lors des débats.

Mme Coton a parlé à juste titre des TPE et PME, qui rencontrent de grandes difficultés dans le suivi médical et la prévention.

Nous manquons de professionnels, y compris dans la médecine du travail. Comment voyez-vous le rôle du médecin du travail ? Êtes-vous favorable à ce qu'il puisse déléguer des tâches à son équipe pluridisciplinaire ? Je souhaiterais aussi avoir votre avis sur la formation initiale des salariés et des médecins sur la QVT.

Que pensez-vous du travail de l'Anact et du projet de fusion avec les Aract ? Pour ma part, je suis réservée, car je pense qu'il faut rester au plus près des bassins d'emplois.

Le Duerp est très important. Dans l'entreprise dans laquelle je travaillais, il a permis d'améliorer beaucoup de choses, y compris la productivité. L'attention à la personne humaine est essentielle.

Le dialogue social dans les TPE et PME est important, mais si vous l'envisagez au niveau de la région, il risque d'échouer en raison de la grande diversité des entreprises.

Selon moi, il faut rendre obligatoire le suivi médical des dirigeants et des indépendants. Quand le chef d'une petite entreprise est malade, c'est toute l'entreprise qui est en danger.

Sur la pénibilité, nous sommes passés de trois à dix critères, pour finalement tout abandonner. C'est dommage. Nous devrions travailler sur des choses simples plutôt que de créer des usines à gaz.

Il est possible, me semble-t-il, de concilier gestion, rentabilité et QVT, à condition que chacun fasse des efforts.

S'agissant de l'ubérisation, la situation actuelle n'est pas satisfaisante. Dans le transport de marchandises, beaucoup de chauffeurs routiers avaient été incités par leurs patrons à créer leur propre entreprise, mais l'Urssaf les a requalifiés comme salariés en raison du lien de subordination. Pourquoi ne pourrait-on pas faire de même pour les indépendants des plateformes ?

Enfin, il me semble très compliqué d'intégrer les risques psychosociaux au Duerp en raison de leur caractère multifactoriel.

M. Michel Canevet, rapporteur. - Mme Moutin, quels organismes pourraient le mieux accompagner, selon vous, les entreprises dans la prévention des risques ? M. Mardiné a souligné que le travail était un facteur d'épanouissement : comment expliquer une telle différence entre le nombre de postes non pourvus et le nombre de demandeurs d'emploi ?

Beaucoup d'entreprises et de salariés sont réticents à l'égard de l'actionnariat salarié, qui est pourtant un moyen d'associer les salariés à la vie de l'entreprise. Qu'en pensez-vous ?

Mme Coton a évoqué l'importance des comités de suivi de la qualité de vie au travail : quelle organisation concrète suggérez-vous, en dehors de l'organisation par bassin d'emplois pour les TPE-PME ? Les risques psychosociaux sont très difficiles à appréhender : sont-ils toujours dus à vie professionnelle, ou à la vie privée ?

Enfin, M. Angéi, peut-on considérer que le travail s'est affadi avec les évolutions technologiques ? Dans l'agriculture, la pénibilité du travail a diminué avec le progrès technique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il faut repartir de la question du sens du travail. Des salariés de Sanofi me disaient qu'ils étaient fiers d'y travailler il y a vingt ans, car ils travaillaient pour trouver des médicaments et soigner les malades, mais, aujourd'hui, ils ont le sentiment de « faire du fric » pour les actionnaires. Ce constat est général dans le monde du travail, public comme privé : les gens ne savent plus pourquoi ils travaillent, et cela a des effets sur la santé. La transformation numérique est déjà une réalité, souvent les machines et les algorithmes dirigent déjà le travail, le plus souvent, d'ailleurs, dans l'opacité. Les employés des plateformes pensent que le salariat est une contrainte, mais ils confondent dépendance et autonomie. Ils veulent une meilleure protection sociale et une meilleure rémunération, mais ils sont en fait dirigés par des algorithmes. L'actionnariat salarié, pourquoi pas, mais il faut poser la question du sens du travail : la révolution numérique ne doit pas viser à pressurer les salariés au profit des actionnaires, mais à trouver une meilleure organisation du travail et donc améliorer les salaires.

Mme Moutin. - Depuis un siècle, la question de la réparation a été prépondérante. On peut obtenir des indemnités financières, mais elles ne compensent pas la perte de la santé. Si on veut mettre en avant la prévention primaire, il faut l'ancrer dans le droit. Plus la prévention est organisée en amont dans les entreprises, avec une prise en compte des conditions de travail, mieux cela se passe. Les deux premiers chapitres de l'ANI concernent d'ailleurs la prévention. C'est pourquoi nous sommes vigilants sur la proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail.

Il a été difficile de mettre en place l'équipe pluridisciplinaire, avec le médecin du travail comme animateur. L'important est de faire le lien entre le suivi médical et les conditions de travail, pour intervenir en amont en prévention. Il faut que les services de prévention et de santé au travail s'organisent pour accompagner les entreprises, notamment les plus petites, dans le repérage des risques et leur évaluation, et pour les aider à mettre en oeuvre des actions adaptées de prévention. Cette dimension est centrale dans l'ANI, y compris pour prévenir la désinsertion professionnelle : on privilégie aujourd'hui, dans le meilleur des cas, le maintien dans l'emploi, mais le risque est que les chômeurs deviennent inaptes au travail et ne puissent plus retrouver de travail. L'enjeu, pour nous, est que le médecin du travail et l'équipe pluridisciplinaire puissent alerter l'entreprise sur les situations pathogènes. Nous sommes tout à fait favorables à une délégation des tâches au sein de l'équipe pluridisciplinaire, pourvu que domine une approche collective, et non une approche par spécialité.

La question des conditions de travail est à peine évoquée dans les formations initiales. Agir pour la santé au travail ne doit pas se résumer à permettre à l'employeur de satisfaire à ses obligations juridiques, il faut mettre l'accent sur la prévention, qui est centrale.

En ce qui concerne la fusion de l'Anact et de l'Aract, nous participions aux travaux de concertation. L'idée est de conserver des échelons territoriaux de proximité, auprès des entreprises, pour mieux développer les compétences et faciliter les transferts de connaissance dans les entreprises.

Le dialogue social dans les TPE-PME est toujours compliqué, mais de belles expériences ont vu le jour, autour notamment des observatoires départementaux du dialogue social. Je suis ainsi sollicitée par des entreprises pour les accompagner dans la mise en place du télétravail.

Oui, il est possible de réconcilier qualité de vie au travail et développement économique ! C'est ce que nous prônons depuis longtemps. Les entreprises se plaignent parfois du désengagement des salariés, mais il faut les associer davantage ! Les pratiques managériales doivent évoluer, pour ne plus consister uniquement à gérer des indicateurs de performance et à faire du reporting, mais à appréhender à la fois la performance économique et la qualité de vie au travail. Les managers doivent aussi être mieux formés à l'animation d'équipes, surtout à l'heure où certains travaillent en présentiel et d'autres en télétravail.

Quant à l'inscription des risques psychosociaux dans un tableau des maladies professionnelles, la CFDT n'y est pas nécessairement favorable. Cela reviendrait à admettre l'échec de la prévention. En revanche, nous sommes favorables à un assouplissement de la reconnaissance des risques psychosociaux par la voie complémentaire, en abaissant le taux d'incapacité permanente (IPP). Nous pourrions ainsi avoir une meilleure vision des risques et des pathologies, dans toute leur diversité. Un tableau risquerait, dans l'immédiat, d'oublier un certain nombre de personnes.

M. Gérard Mardiné. - Le rôle des médecins du travail est central. Avec la crise sanitaire, ils sont intervenus au sein de cellules sanitaires aux côtés des représentants de la direction et du comité social et économique.

La qualité de vie au travail doit faire partie des thèmes abordés au niveau de la gouvernance des entreprises, car c'est là que se prennent toutes les décisions - j'ai été membre du conseil administration de mon entreprise pendant quatre ans, avant de le quitter, car je posais trop de questions... La gouvernance est trop centrée sur la gestion financière. Il faut qu'elle intègre ces dimensions et leur alloue des ressources. Une entreprise où la qualité de vie est bonne est d'ailleurs plus performante.

Le burn-out devrait être inscrit dans le tableau des maladies professionnelles afin que les personnes soient mieux protégées. La participation à l'activité économique est un facteur d'émancipation individuelle, permettant aux personnes d'éprouver une utilité sociale, mais il faut que cela soit attractif : si de nombreux emplois ne sont pas pourvus, c'est que les rémunérations sont trop faibles, ou en raison de l'hyperflexibilité exigée ou de la durée trop courte des contrats, qui empêchent les gens de se projeter. Il faut que les personnes puissent se loger. Est-il aussi intéressant de faire cent kilomètres par jour pour exercer un emploi mal rémunéré ?

Je suis favorable à l'actionnariat salarié, mais celui-ci ne se comprend que si l'entreprise développe une stratégie de long terme, et pas simplement financière. À quoi bon voir ses dividendes accrus, si le salarié perd son emploi !

Je rejoins ce que vous avez dit sur le sens du travail : pour se lever le matin pour aller travailler, il faut savoir pourquoi on le fait. Cette dimension doit faire partie des préoccupations de la gouvernance. Enfin, la situation des travailleurs des plateformes numériques est une anomalie. Le progrès technique a été rapide et le secteur est encore insuffisamment régulé.

Mme Pascale Coton. - J'apprécie les mots que vous avez employés : redonner du sens au travail, bien-être au travail, télétravail, etc. Il y a encore quelques mois, parler de bien-être au travail était suspect. Le télétravail était considéré comme de l'oisiveté ! Mais c'est en train de changer. À Poissy, face à la hausse des arrêts de travail, le maire, s'inspirant d'une idée venue du Canada, a pris à bras-le-corps la question du bien-être au travail et a permis à ses salariés de faire du sport ou du coaching en comptabilisant ces activités comme des heures de formation. Les résultats ont probants et cela ne coûte rien. Cela participe du dialogue social dans l'entreprise. Celui-ci est fondamental pour redonner du sens au travail ou recréer du lien social, notamment à l'heure du télétravail.

On manque de médecins du travail, mais la télémédecine fonctionne : il est possible, à travers une webcam, de créer un lien entre les salariés et le médecin ou l'infirmière : ces derniers peuvent identifier les situations de mal-être au travail. C'est une question de formation. Il en va de même pour les dirigeants, les salariés, etc. La formation est importante. Il est temps d'agir.

La CFTC insiste aussi pour privilégier le maintien dans l'emploi. Il est temps d'arrêter de pousser les salariés vers l'inaptitude. Nous plaidons aussi pour la tenue d'un carnet de santé en entreprise, qui pourrait être rempli aussi bien, en toute confidentialité, par le médecin traitant que par le médecin du travail et qui recenserait aussi bien les vaccinations, que les horaires, la pénibilité, les changements familiaux, etc. En cas de souci de santé, il serait plus facile de faire le lien avec le travail. Ce carnet de santé suivrait le salarié en cas de changement d'entreprise et ne pourrait pas être transmis à l'employeur.

M. Fabrice Angéi. - L'actionnariat salarié est une idée gaulliste ancienne, remise au goût du jour par la loi Pacte ou avec l'idée d'une répartition des profits à parts égales entre l'investissement, les actionnaires et les salariés. Mais c'est problématique. Tous les salariés ne bénéficient pas à égalité des primes d'intéressement. Les « premiers de corvée » risquent de ne pas s'y retrouver. La rémunération doit aussi dépendre des qualifications, et non de la richesse de l'entreprise. L'essentiel est donc le salaire, avant d'instaurer l'actionnariat salarié qui, lui, participe à la logique de profit de l'entreprise.

Sur la requalification professionnelle des travailleurs des plateformes, les personnes réclament des garanties : sécurité sociale, mais aussi rémunération. Les travailleurs de ces plateformes sont attachés à l'autonomie et à l'indépendance. Une cellule CGT vient d'ailleurs de se créer à Cherbourg. Nous considérons qu'il faut revoir la définition du salarié : c'est quelqu'un qui ne tire pas profit de son activité. Cela permet de surmonter le débat pour savoir s'il s'agit de faux indépendants ou de salariés, en mettant l'accent sur la recherche d'autonomie des salariés. Malheureusement, nous n'avons pas été écoutés, et finalement, on aboutit à la création d'un tiers-statut.

Si on ne l'encadre pas, le numérique aboutit à appauvrir le travail et entraine une perte de sens. Il ne faut pas laisser les algorithmes décider ; ceux-ci ne sont qu'une aide à la décision. Nous proposons de créer des réseaux d'échanges numériques entre managers de proximité, d'utiliser les outils numériques pour développer le travail en équipe et d'instaurer un temps consacré à la coconstruction collective des usages numériques. Le numérique n'est qu'un outil. Il permet d'augmenter les profits, mais il peut aussi être utilisé pour améliorer les conditions de travail. Le travail s'étend désormais au domicile avec le télétravail, avec le risque d'un empiètement sur la vie privée. Il faut en tenir compte dans la prévention, mais nous n'avons pas été entendus dans l'accord national interprofessionnel. La réduction du temps de travail nous semble plus à même de redistribuer les richesses, que l'actionnariat salarié.

Nous sommes attachés à la négociation collective, qui est différente du dialogue social. La plupart des PME sont inscrites dans une chaîne de valeur et de sous-traitance. Il faut prendre en compte ce cadre-là et la responsabilité des donneurs d'ordre sur leurs sous-traitants. À Rodez ou à l'usine Sam technologies dans l'Aveyron, nous essayons de réunir tout le monde - l'employeur, l'État, les donneurs d'ordre, les salariés - pour trouver des solutions. Même si l'ANI facilite le dialogue de proximité au sein des TPE-PME, il convient de définir des normes pour garantir les droits des salariés et qu'ils soient identiques à ceux des salariés des grands groupes. C'est possible par le biais des accords de branche.

M. Jérôme Vivenza. - Nous vous enverrons un document récapitulant les différences de droits entre les salariés des PME et ceux des grands groupes.

N'avons pas signé l'ANI, car n'avons pas pu nous mettre d'accord sur la prévention primaire ; l'accord n'est pas satisfaisant à cet égard. Pour les employeurs, la prévention primaire est la prévention du risque juridique des entreprises. Ce n'est pas la même optique ! Le médecin du travail, qui devrait être intégré à la sécurité sociale, ne doit pas être le seul acteur de la prévention au travail. C'est la démarche spontanée des employeurs, qui adhèrent à un service de santé au travail et ont tendance à s'en considérer comme les clients. D'autres acteurs existent. L'Anact a ainsi les compétences pour analyser le travail dans son ensemble, et fournir ses conclusions à tous, employeur comme salariés, alors que le médecin du travail analyse le poste du travail.

Les préventeurs des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) peuvent aussi entrer dans les entreprises, faire des recommandations. Ils ont un rôle d'assureur, mais aussi d'expertise : ils analysent si l'organisation peut avoir des effets sur la santé des travailleurs, quand l'inspecteur du travail ne regarde que la conformité avec la loi. Mais on ne compte que 712 préventeurs de la Carsat en France, c'est trop peu, et ils n'interviennent qu'en cas de forte sinistralité. Il serait bon qu'ils fassent davantage de prévention. Dans une menuiserie par exemple, le préventeur a ainsi détecté un empoussièrement trop élevé. Il a demandé conseil à l'INRS, qui a contacté le fabricant des machines-outils en Suède : celui-ci les a modifiées, et le taux d'empoussièrement a baissé dans toute l'Europe ! L'INRS est un institut de recherche de la sécurité sociale qui est reconnu en Europe. Il a fait des études sur les risques psychosociaux et on sait désormais comment mieux les prévenir. Il reste à passer de la théorie aux actes, ce qui suppose de donner la parole aux salariés. Il existe des solutions pour agir face aux incivilités et aux agressions sur le lieu de travail. Il s'agit de les faire connaître. Mais on préfère souvent en France stigmatiser le préventeur de la Carsat, comme un dangereux contrôleur, suspect de vouloir augmenter les cotisations. Il conviendrait plutôt de donner davantage de moyens à ces acteurs, pour qu'ils apparaissent moins comme des gendarmes que comme des solutions.

Une entreprise peut changer de service de santé au travail tant qu'elle le veut, mais quand un salarié veut prouver la cause professionnelle de son cancer, c'est le parcours du combattant pour prouver son exposition à un perturbateur endocrinien. Il faudrait archiver les documents uniques d'évaluation des risques d'un secteur, afin d'analyser les taux d'exposition au travail, pour pouvoir, ensuite, mettre en oeuvre une véritable politique de prévention. C'est pour cela que nous demandons que ces documents soient regroupés, avec les plans d'action de prévention et les fiches d'entreprises, dans un service public - la Carsat par exemple - pour assurer la traçabilité, afin de ne plus opposer prévention et réparation, tout en menant une politique de prévention globale et au plus près du terrain.

M. Serge Babary, président. - Je vous remercie. 

La réunion est close à 11 h 05.