Jeudi 11 février 2021

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Institutions européennes - Suivi des résolutions européennes du Sénat - Audition de M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes

M. Jean-François Rapin, président. - Nous accueillons aujourd'hui le secrétaire d'État chargé des affaires européennes pour un exercice désormais rituel : chaque année, nous sollicitons l'audition du ministre en charge de ce portefeuille assurer un suivi des résolutions européennes adoptées par le Sénat durant l'année parlementaire écoulée. C'est un moment important pour notre commission, qui contribue au contrôle parlementaire sur l'action du Gouvernement en matière européenne. Et cette audition contribuera à alimenter le rapport que je proposerai bientôt à la commission pour présenter publiquement ce bilan.

Comme chaque année, nous nous proposons donc de faire avec vous, Monsieur le Ministre, un point sur le sort qu'ont connu les résolutions européennes qui sont l'instrument prévu à l'article 88-4 de la Constitution pour permettre au Sénat d'indiquer au Gouvernement les orientations qu'il souhaite voir défendues dans les négociations au Conseil sur les projets de texte européens, avant que ces textes ne soient définitivement adoptés.

Ce sont 852 textes européens qui ont été soumis à notre commission des affaires européennes au cours de l'année parlementaire 2019-2020. L'examen de ces textes, qui n'ont pas tous une portée politique, a donné lieu à dix-sept résolutions européennes du Sénat. Le temps nous manquera pour toutes les évoquer aujourd'hui. Aussi, nous nous focaliserons sur une partie d'entre elles. Je vous suis reconnaissant, Monsieur le Ministre, d'avoir accepté d'entrer avec notre commission dans ce dialogue approfondi, déjà en partie alimenté par les fiches de suivi des résolutions, fiches que je remercie le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE) d'avoir établies.

Je vous propose de structurer notre échange en deux temps. D'abord, un débat général sur trois résolutions européennes, que je vais commencer par évoquer avant que vous n'apportiez, au nom du Gouvernement, des éléments de réponse sur les sujets qu'elles abordent. Il s'agit du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, de la réforme de la politique agricole commune (PAC) et de la modernisation de la politique européenne de la concurrence. Les rapporteurs concernés pourront ensuite vous interroger s'ils souhaitent des compléments. Dans un second temps, nous aurons un débat plus interactif, grâce à des questions et réponses, qui vous permettra, Monsieur le Ministre, de répondre aux rapporteurs qui vous interrogeront sur quatre autres résolutions, respectivement relatives au Fonds européen de défense (FEDef), à la lutte contre la fraude sociale transfrontalière, à l'évaluation des technologies de santé et à la lutte contre la cybercriminalité.

La première résolution que nous souhaitons aborder concerne le texte relatif au CFP 2021-2027. Elle a été présentée par mon prédécesseur Jean Bizet et notre ancien collègue Simon Sutour en juin 2020, juste après la publication par la Commission européenne de sa nouvelle proposition de CFP qui doublait quasiment la mise et proposait un instrument de relance de 750 milliards d'euros, financé par un endettement commun, pour répondre à la pandémie. Le Sénat a ainsi marqué son soutien de principe à cette réponse d'inspiration franco-allemande, tout en s'inquiétant de son financement. Le Conseil européen du 21 juillet 2020 a validé son architecture globale et s'est accordé sur les grandes lignes du budget et du plan de relance. Je ne reviendrai pas sur les inévitables compromis qu'a impliqués la négociation, même si nous regrettons fortement que les rabais n'aient pu être supprimés à la faveur du départ du Royaume-Uni... Mon collègue Patrice Joly, qui est désormais rapporteur avec moi sur ce sujet, vous interrogera certainement. Pour ma part, je souhaite simplement vous demander comment le Gouvernement entend se positionner dans la négociation en cours sur l'attribution des fonds de la réserve d'ajustement Brexit : cette ligne de près de 5 milliards d'euros, dont la répartition est actuellement débattue, est destinée à compenser les effets du Brexit, et nombreux sont ceux qui veulent leur part du gâteau !

La deuxième résolution européenne que nous souhaitons évoquer est relative à la réforme de la PAC. Sur ce sujet, le Sénat a adopté trois résolutions européennes depuis que la Commission a publié, en 2018, sa proposition, la dernière de ces résolutions datant de juin 2020. La négociation a bien avancé depuis : l'enveloppe financière a été arrêtée, les ministres de l'agriculture ont trouvé un accord en octobre 2020 sur les orientations de la prochaine réforme, et le Parlement européen a adopté dans la foulée les trois projets de règlement, largement amendés, ouvrant la voie aux négociations en trilogue. Pourtant nous restons sur notre faim : de nombreuses interrogations et ambiguïtés demeurent à ce stade, en particulier sur l'articulation entre la future PAC 2021-2027 et la transition verte, avec le fameux Green Deal. Nous attendons toujours que la Commission publie les études d'impact des stratégies intitulées « Biodiversité » et « De la ferme à la table ». Nous savons que le ministère américain de l'agriculture estime leur impact à une réduction de 12 % de la production agricole de l'Union européenne à l'horizon 2030. Que deviendrait, dans un tel contexte, l'objectif de souveraineté alimentaire européenne ? Monsieur le Ministre, nos résolutions n'ont-elles pas suffisamment alerté le Gouvernement sur ce point ?

Enfin, je vous propose d'évoquer en première partie la modernisation de la politique européenne de concurrence. Sur ce sujet, le Sénat a adopté une résolution ambitieuse en juillet 2020, fondée sur le rapport d'information très documenté de nos collègues Alain Chatillon et Olivier Henno au nom du groupe de travail sur la stratégie industrielle commun aux commissions des affaires économiques et des affaires européennes. Le Sénat appelait à une réforme d'ampleur de la politique européenne de cette politique. La large consultation ouverte par la Commission sur ce sujet nous avait donné l'espoir qu'une évolution profonde pouvait s'envisager. Depuis, nous assistons à certaines avancées, la révision de lignes directrices et d'interprétations, l'annonce d'assouplissements dans la mise en application des règles européennes de concurrence ainsi que des propositions d'encadrement plus substantielles, mais limitées au seul champ du numérique. Nous craignons toutefois qu'une véritable modernisation d'ensemble de la politique de concurrence, y compris ex ante, n'intervienne finalement jamais : nous savons combien cet exercice est difficile dans la mesure où la modernisation des règles de concurrence exigerait l'unanimité des États membres. Pouvez-vous nous dire si cette réforme est toujours à l'agenda et si la France reste mobilisée en ce sens ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. - Merci de votre accueil, pour un exercice en effet rituel pour votre commission. Pour moi, c'est la première fois, et je le découvre donc avec vous. Je suis très heureux de revenir à cette occasion de manière plus approfondie sur un certain nombre de sujets qui font l'objet de résultats récents ou de négociations en cours.

Vous avez adopté des résolutions européennes sur le CFP 2021-2027 et sur le plan de relance européen en janvier et en juillet 2020. Je rends hommage au travail du président Bizet et du sénateur Sutour à cet égard.

La nouvelle période budgétaire européenne a commencé le 1er janvier dernier. Nous nous sommes particulièrement mobilisés, collectivement, pour défendre nos priorités, et ce pendant plus de deux années de négociations, puisque le paquet budgétaire a été présenté par la Commission en mai 2018.

Pour faire face à la pandémie et à ses conséquences, qu'il était impossible d'anticiper au moment de la proposition de la Commission, un plan de relance a été bâti progressivement, par l'initiative franco-allemande du 18 mai 2020, puis par l'accord politique des 27 chefs d'État ou de gouvernement, le 21 juillet dernier. C'est en anticipation du Conseil du 21 juillet que vous aviez souligné les positions du Sénat sur la relance européenne.

À l'issue de ce Conseil, qui a duré plusieurs jours, et de la négociation avec le Parlement européen cet automne, l'Union européenne s'est dotée d'un plan de relance européen et d'un budget européen pour la période 2021-2027 qui représentent ensemble 1 824 milliards d'euros, soit près de 2 % - 1,8 % exactement - du revenu national brut, ou de la richesse produite par l'Union européenne, ce qui est un niveau historique. Le plan de relance doit être déboursé au cours des trois prochaines années, soit pendant la première partie du cadre budgétaire. Sur ces trois années, le cumul de ses crédits et de ceux du CFP représente un doublement du budget ordinaire de l'Union européenne par rapport à la période précédente en niveau annuel. Cet effort européen était nécessaire face à la crise que nous traversons. Je n'en souligne pas moins son caractère très ambitieux et significatif. Je crois que cela correspond aux priorités que vous exprimiez.

Vous aviez à coeur que les nouvelles priorités de l'Union ne remplacent pas les politiques traditionnelles - certains utilisent le mot « traditionnel » pour évacuer ces priorités progressivement, ce n'est pas la position que le Gouvernement français, sous votre impulsion et muni de vos recommandations, a suivie.

La PAC est la première politique de l'Union européenne par son montant, par la chronologie et par son ambition historique, depuis maintenant 58 ans. Cela suffirait à en rappeler toute l'importance. Elle était attaquée en mai 2018 dans la proposition initiale de la Commission, qui prévoyait une baisse d'environ 15 milliards en euros courants, soit un montant très significatif par rapport à la période budgétaire précédente. Pas plus que le Sénat, ni d'ailleurs que l'Assemblée nationale, le Gouvernement n'a accepté cette proposition. Nous l'avons donc combattue, pour relever le niveau d'ambition et de financement de cette politique.

Les résultats obtenus montrent que notre objectif a été atteint. Au total, nous avons même légèrement augmenté en euros courants l'enveloppe totale consacrée à la PAC sur les sept prochaines années : plus de 385 milliards d'euros, à comparer aux 380 milliards d'euros d'exécution budgétaire sur la période précédente. Si l'on additionne l'effort central du budget pour la période 2021-2027, un complément qui a été négocié sur le deuxième pilier et le plan de relance européen, on aboutit à une stabilisation des revenus des agriculteurs, via les paiements directs, pour les sept prochaines années. C'est un combat central mené par la France tout au long de ces deux années de négociations. Par notre mobilisation, nous avons obtenu un résultat important, nécessaire et satisfaisant, même si la réforme de la PAC ne se résume pas à la question de son enveloppe budgétaire.

D'autres priorités étaient mentionnées dans vos résolutions, notamment sur la politique de cohésion, dont les crédits ont également augmenté pour les régions françaises, notamment outre-mer. Je pense aussi au Fonds européen de défense (FEDef) qui, s'il n'a pas atteint le niveau d'ambition que nous aurions souhaité, a été créé, au moins, et est doté de 8 milliards d'euros pour la période 2021-2027. Je pense encore au programme ITER, si important pour la recherche sur l'énergie nucléaire d'avenir, dont le montant a augmenté également - pas tout à fait autant que nous l'aurions souhaité, je le reconnais. De plus, un fonds consacré aux questions de santé a été créé, pour un montant total de 5 milliards d'euros. La pandémie montre bien la pertinence de cette idée. Ce fonds permettra de compléter les financements européens d'acquisition des vaccins.

En même temps que ce budget, l'Union a adopté un plan de relance de 750 milliards d'euros, dont 390 milliards d'euros de subventions budgétaires et 360 milliards d'euros de prêts. Sur les 390 milliards de subventions budgétaires, un peu plus de 40 milliards, probablement 45 milliards environ, sont destinés à la France, via l'État ou via les régions, selon les enveloppes. L'instrument central est l'aide à la relance dans les États membres, pour un montant de 672,5 milliards d'euros. S'y ajoutent une augmentation temporaire des fonds de cohésion, pour 47,5 milliards d'euros, un renforcement, dans l'enveloppe totale de la PAC, du deuxième pilier, pour 7,5 milliards, un abondement de 17,5 milliards du fonds de transition juste en matière écologique, dont dix départements français bénéficieront directement, un programme de soutien à l'investissement privé, à la suite de ce qu'on avait appelé le « plan Juncker » et, pour finir, le renforcement de quelques actions devenues clefs en période de crise - le programme de recherche « Horizon Europe » et le programme de protection civile qui complète les actions sanitaires, notamment en permettant l'achat de respirateurs, de masques et d'équipements médicaux, qui forment une réserve d'urgence, répondant à une ancienne proposition de Michel Barnier.

Vos résolutions évoquent aussi les ressources. L'accord européen n'a pas permis de réaliser l'ambition commune du Sénat et du Gouvernement de baisser le taux de perception des droits de douane qui sont une forme - disons-le - de rabais pour certains pays, notamment la Belgique et les Pays-Bas.

M. Jean-François Rapin, président. - Au contraire, il augmente !

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Nous n'avons pas non plus réussi à mettre un terme au rabais, tout court, pour cinq pays. Je le regrette. Nous avons mené ensemble un combat gagnant, essentiel, qui, j'en suis convaincu, marquera l'Europe durablement, au-delà de cette crise : celui de la dette commune et de la capacité de relance européenne. Comme si c'était une forme de contrepartie, le maintien des rabais n'a pas été le combat gagnant de cette fois-ci - mais je crois qu'il peut l'être la prochaine fois ! Le débat sur les ressources propres sera aussi une occasion de remettre en cause l'ensemble du système de financement, et de ses aberrations, dont font partie les rabais. Cela prendrait effet après 2027, mais se prépare très en amont, dès aujourd'hui.

Le CFP et la récente décision sur les ressources propres ont introduit symboliquement une première étape : la contribution sur les emballages plastiques, dès 2021. Nous savons qu'elle n'est pas véritablement une ressource propre, mais plutôt une forme de bonus-malus. Surtout, la feuille de route négociée entre les chefs d'État ou de gouvernement, actée à 27, a été renforcée et précisée par la négociation avec le Parlement européen, avec une obligation, dont la Commission s'acquittera dans les prochaines semaines, de présenter des actes législatifs européens dès le premier semestre 2021 sur deux ressources-clefs sur le plan politique et budgétaire : le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières et la taxe sur les services numériques.

Les co-législateurs européens que sont le Conseil et le Parlement européen se sont engagés à aboutir d'ici fin 2022. Il y a urgence, donc, afin que ces deux ressources propres entrent en vigueur dès le 1er janvier 2023. Est-ce certain ? Pas encore. Possible ? Nous n'avons jamais été aussi proches depuis 40 ans de créer de nouvelles ressources propres, essentielles et justes, parce qu'elles font payer des contributeurs qui, aujourd'hui, n'apportent rien aux politiques publiques européennes alors qu'ils bénéficient largement de notre marché unique. Je pense en particulier à des entreprises non-européennes dans le secteur du numérique, ou à celles qui exportent des produits dans l'Union européenne ne respectant pas encore toutes nos exigences environnementales, de par le prix du carbone dont elles bénéficient. Ces deux ressources sont aussi fondamentales pour le futur remboursement du plan de relance. Je souhaite d'ailleurs vous remercier, Monsieur le Président, ainsi que l'ensemble de votre commission, pour le large soutien, que je sais exigeant et vigilant, apporté par le Sénat au projet de loi autorisant la ratification de la décision sur les ressources propres. La promulgation a été faite avant-hier et nous avons transmis hier l'instrument de ratification aux autorités européennes pour que la France soit l'un des premiers États membres à assurer la ratification de cette décision.

Nous finalisons notre plan de relance national, qui doit aussi être notifié formellement au niveau européen. Nous associons à ce travail, via le SGAE et en lien avec la ministre Jacqueline Gourault, les collectivités territoriales qui sont autorités de gestion des fonds européens, pour définir précisément les lignes directrices de ce plan. J'espère que, concrètement, de manière sonnante et trébuchante, les fonds européens du plan de relance arriveront dès le mois de mai en France et dans les autres pays européens. Ce n'est pas encore acquis, car nous devons nous assurer que les 39 parlements nationaux concernés dans les 27 États membres ratifient la décision sur les ressources propres. Ce processus, qui dure en période ordinaire deux ans, doit être mené en cinq mois. C'est long, et c'est très court par rapport à l'habitude !

M. Jean-François Rapin, président. - À propos, pour l'arrivée des fonds, le SGAE nous avait parlé du mois de juin. Vous évoquez le mois de mai. Le SGAE nous a annoncé que 13 % de l'enveloppe seraient distribués en prépaiement, mais pour servir à rembourser des avances faites par l'État...

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Les 13 % correspondent au préfinancement qui a l'avantage de pouvoir être décaissé dès que la ratification par les 27 est faite. La Commission a évidemment besoin, pour aller sur les marchés emprunter l'argent nécessaire au plan de relance, que les 27 aient achevé cette ratification. En attendant, elle se prépare en temps masqué, en quelque sorte. Mais le financement lui-même ne peut se faire qu'après cette ratification, qu'on espère au mois de mai ou début juin. Dès la ratification acquise, même si tous les plans de relance nationaux n'ont pas été validés, la Commission peut assurer le préfinancement, c'est-à-dire décaisser ces fameux 13 % de l'enveloppe totale de 750 milliards d'euros, et notamment des 390 milliards d'euros de subventions. Pour la France, cela représente un montant d'environ 5 milliards d'euros.

Cet argent, la Commission ne l'affecte pas. Elle le verse aux autorités nationales en fonction des enveloppes auxquelles elles ont droit. Nous avons démarré le plan de relance avant ce versement, celui-ci vient, d'une certaine façon, en remboursement. Nous avons déjà dépensé 11 milliards d'euros...

M. Jean-François Rapin, président. - Si on utilise ces 5 milliards d'euros pour rembourser une partie des 60 milliards d'euros dépensés au titre du plan de relance français, on perd 5 milliards d'euros sur l'ensemble du plan !

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Ils sont défalqués des quelque 45 milliards d'euros que la France touchera : bien sûr, le préfinancement ne constitue qu'une partie de ce que la France touchera en 2021. En principe, en 2021, nous toucherons plus d'un tiers de l'enveloppe totale. Nous discutons avec Jacqueline Gourault pour que, dans la partie du plan de relance national de 100 milliards d'euros qui est territorialisée et, parfois, contractualisée avec les régions, on indique à ces dernières - c'est une exigence de leur part comme de l'Union européenne - ce qui relève du financement européen et du financement national. Certes, c'est une question de présentation - du point de vue économique, l'important est que nous recevions les 40 milliards d'euros d'argent européen. Cela permettra aux régions de savoir ce qui provient de l'Europe, en complément des fonds de cohésion, à travers le plan de relance européen.

M. Jean-François Rapin, président. - Les 5 milliards d'euros prévus dans l'enveloppe budgétaire européenne pour un fonds d'ajustement au Brexit comportent 300 millions d'euros qui seront versés à la France. S'agit-il aussi de montants contractualisés ? Les dépenses d'ajustement au Brexit ont généralement été effectuées par les régions.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Ce point est en train d'être clarifié dans le règlement du Fonds d'ajustement au Brexit. En principe, une latitude assez grande sera laissée à chaque État membre. Là aussi, la Commission regarde les choses en deux temps. Elle définit, par les critères qu'elle a inscrits dans ce règlement, ce qui revient à chaque secteur et à chaque État, avec une forme d'enveloppe nationale. Ensuite, libre aux États membres, en fonction des secteurs concernés et des investissements qui ont été faits, par exemple, par leurs collectivités, ou par leurs ports, de contractualiser.

M. Jean-François Rapin, président. - En faisant sauter le verrou de juillet 2020 ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Lequel ?

M. Jean-François Rapin, président. - Les dépenses éligibles à ce fonds ne sont prises en compte qu'à partir de cette date. Vous devez l'avancer !

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - En effet. Nous l'avons fait, déjà, pour le plan de relance qui fait commencer au 1er février 2020 la période d'éligibilité des dépenses.

En l'état, le projet de règlement de ce Fonds n'est pas satisfaisant du point de vue français. Les critères de répartition sectorielle ne sont pas mauvais, qui donnent notamment une priorité importante au secteur de la pêche, ce qui correspond à la priorité que nous avions affichée et répond à la logique même du Fonds d'ajustement au Brexit, qui est d'aider les secteurs et les régions les plus touchés. Mais, du point de vue de l'intérêt français pris dans son ensemble, l'enveloppe dont bénéficierait la France nous paraît trop limitée. Nous travaillons donc sur les critères. Évidemment, comme le montant global est fixe, grossir une tranche du gâteau oblige à en rétrécir une autre !

M. Jean-François Rapin, président. -Cela pourrait compenser en partie la tristesse liée au fait que le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) n'a pas été bien servi.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - En effet : il a été rattrapé mais, par rapport à notre ambition, le résultat n'est pas totalement satisfaisant. Sur la pêche, les enveloppes prévues sont importantes, toutefois. 

J'en viens à la résolution adoptée en juin 2020 sur la PAC et les mesures à prendre en temps de crise. Ce texte faisait le constat de la fragilité du secteur agricole européen, français en particulier, en temps de crise, et de la nécessité pour l'Union européenne de lui venir en aide en adaptant ses règles, notamment dans le domaine de la concurrence. Comme le ministre de l'agriculture, Julien Denormandie, je partage votre conviction. Indépendamment des mesures d'urgence, le chantier de fond n'est pas achevé. Il s'agit de l'adaptation des règles de concurrence à la politique agricole et aux négociations commerciales dans le secteur agricole.

La Commission avait proposé, sous notre impulsion, dès le mois d'avril, une plus grande flexibilité des instruments de la PAC face à la crise, avec la prolongation du délai de dépôt des demandes d'aide ainsi que des avances de paiement plus élevées : on était passé à 70 % au lieu de 50 % pour les paiements directs, et à 85 % au lieu de 75 % pour les paiements liés au développement rural. L'Union a également développé des mesures d'urgence financière, en renforçant le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) au titre du plan de relance, et en se dotant d'un paquet de mesures de marché, que nous avons obtenues après quelques semaines au printemps dernier : une activation des aides au stockage privé, en particulier pour les produits laitiers et la viande, une dérogation aux règles de concurrence face à la crise pour certains secteurs, et de la flexibilité pour la gestion de plusieurs programmes, notamment dans la viticulture, car celle-ci souffrait d'une forme de double crise, combinant les effets de la crise économique et ceux des mesures commerciales américaines. Cette crise a donné lieu à un plan de soutien national, présenté par le Premier ministre et Julien Denormandie cet été, mais aussi à des mesures de soutien européennes.

Nous demandons à la Commission de suivre attentivement ces mesures de marché et d'en envisager de nouvelles si nécessaire. Pour la viticulture, c'est un combat qui n'a pas encore trouvé son aboutissement. Nous devons obtenir des mesures marquant un soutien financier accru au niveau européen, en complément des efforts nationaux que nous portons, même si notre premier combat est évidemment d'obtenir la levée des tarifs imposés par les Américains contre le secteur de la viticulture par une mesure de rétorsion dont nous contestons la légalité et le fair-play dans une relation entre alliés.

Vous avez évoqué les négociations liées à la réforme de la PAC. Notre conviction est que cette politique reste centrale. Elle doit apporter sécurité et qualité alimentaire et défendre nos standards sanitaires et environnementaux, y compris en matière d'accords commerciaux, en maintenant des coûts raisonnables. L'équilibre qui a été trouvé au Conseil en octobre 2020 reprend une large partie des demandes de la France, que le Sénat avait portées. Dans le cadre des trilogues, qui sont encore en cours, entre le Parlement et le Conseil, nous sommes particulièrement vigilants en matière d'architecture environnementale, comme pour les règles de la conditionnalité ou les seuils minimaux de dépenses environnementales. La simplification du modèle de mise en oeuvre, des souplesses de gestion financière et l'introduction d'un droit à l'erreur font également partie des priorités que la France défend, tout comme les aides couplées, en lien avec le développement des surfaces de protéines végétales et la préservation des mécanismes d'aide aux zones en situation de handicap naturel.

Notre mobilisation, appuyée par de nombreux parlementaires nationaux et européens, nous a permis d'obtenir, à la fin de l'année 2020, dans la dernière ligne droite des négociations avec le Parlement européen, le maintien du budget du Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei), si important pour l'agriculture de nos outre-mer, et qui a été remis en cause jusqu'à la fin de l'année dernière.

En matière de règles de concurrence, notre position, comme la vôtre, est de rendre possible l'extension d'accords interprofessionnels permettant la constitution de fonds de mutualisation pour prévenir différents risques sur la santé animale, sur le plan économique ou sur le plan environnemental. Nous souhaitons également mieux intégrer les coûts de production dans les dispositions relatives au partage de la valeur et renforcer ainsi l'encadrement des relations contractuelles, notamment dans le secteur du lait.

En matière de commerce international et d'accords commerciaux, nous devons être aussi vigilants que possible. Nous devons être offensifs, car conquérir des marchés internationaux est aussi une condition de vie, ou de survie, de notre agriculture nationale, mais sans accepter des accords commerciaux qui ne respecteraient pas nos standards de qualité environnementale, alimentaire, de production, que ce soit dans le secteur agricole ou industriel.

Sur l'accord le plus connu, avec le Mercosur, qui est sur la table de l'Union européenne depuis un peu plus d'un an, la position de la France est claire et elle n'a pas changé : l'accord existant n'est pas acceptable. Il faudrait le modifier sur la biodiversité et le respect de l'accord de Paris et de nos standards environnementaux, sanitaires et alimentaires.

La PAC sera renforcée sur le plan budgétaire, grâce à une légère augmentation de 1,5 % en valeur par rapport au CFP précédent. Pour la France, cela signifie un montant d'aides directes, avant un éventuel transfert, de 51 milliards d'euros, contre 52,9 milliards sur la période précédente. Le deuxième pilier, lui, connaîtrait une forte augmentation, passant de 9,9 à 11,4 milliards d'euros. Le jeu des transferts, qui est une pratique autorisée et habituelle, nous permettra de stabiliser le montant des aides directes.

Vous avez évoqué, enfin, la résolution relative à la modernisation de la politique européenne de concurrence, adoptée en juillet 2020, sur le rapport des sénateurs Chatillon et Henno. La France, l'Allemagne, mais aussi la Pologne et l'Italie, ont appelé, par leurs ministres de l'économie, à une modernisation et une réforme profonde du droit de la concurrence européen, pour l'adapter aux objectifs de notre politique industrielle et à la concurrence internationale. Le Gouvernement a ainsi soutenu, dans l'esprit de votre résolution, trois initiatives essentielles, entre autres, qui ont été portées par la Commission au cours de l'année 2020, notamment par le commissaire Thierry Breton et la vice-présidente Margrethe Vestager.

Il s'agit, d'abord, d'un projet de révision de la définition du marché pertinent, qui date de 1997. C'était l'un des points clefs de votre résolution. La définition n'était plus adaptée à la concurrence internationale, notamment chinoise, que nous vivons aujourd'hui. Puis, il y a eu la publication, en 2020 également, d'un Livre blanc sur les subventions étrangères et leur régulation. Les subventions étrangères sont un élément de distorsion de concurrence très important sur le marché européen, auquel nous devons répondre et qui ne figurait pas jusqu'à présent dans le panorama de nos règles de concurrence. Enfin, vous avez fait allusion, Monsieur le Président, à la proposition de règlement relatif aux marchés équitables et contestables dans le secteur du numérique, qu'on appelle le DMA (Digital Markets Act), présentée le 15 décembre dernier, dans un paquet numérique d'ensemble, par Mme Vestager et M. Breton.

Ce texte prévoit la régulation ex ante des grandes plateformes numériques. L'objectif est de garantir que les marchés numériques restent innovants et ouverts à la concurrence et, surtout, que les relations commerciales avec les grands acteurs numériques, que chacun connaît, soient équitables. Il instaure à ce titre un mécanisme de contrôle du respect des règles de concurrence, fondé sur des enquêtes de marché et des obligations supplémentaires pour ces grands acteurs, en fonction de seuils qu'il définit. Nous sommes au début du processus législatif européen, et nous serons très attentifs à ce que les négociations qui s'engagent confortent ces ambitions et, plus précisément, que la Commission puisse bénéficier de très larges pouvoirs d'enquête, adopter des mesures conservatoires et ce qu'on appelle des remèdes comportementaux ou structurels. Concrètement, il s'agit de faire en sorte que la politique de concurrence puisse agir en amont pour imposer des obligations aux plateformes, plutôt qu'en aval. L'activisme de la Commission face à quelques grands acteurs du numérique - Google par exemple - est bienvenu, avec de nombreuses enquêtes de concurrence et, parfois, des amendes très significatives. Mais ces amendes arrivent 5 à 7 ans après la commission des faits. Elles ne réorganisent pas le marché et ne corrigent pas les atteintes à la concurrence. Pour mémoire, en Europe, Google détient 97 % du marché du moteur de recherche : c'est un quasi-monopole.

En ce qui concerne la révision de la communication relative au marché pertinent, le Sénat demandait l'actualisation de la définition du marché et la prise en compte de la concurrence potentielle future. Derrière ce terme se cache l'essentiel de l'enjeu. Nous l'avons vu sur le marché du ferroviaire, par exemple : si l'on regarde le marché actuel, ou des prévisions raisonnables sur 5, 7 ou 10 ans, la concurrence étrangère est assez faible. Mais, comme nous l'avons vécu pour les panneaux photovoltaïques, en quelques années, une concurrence non anticipée d'acteurs chinois ou autres peut balayer un marché européen. Il faut donc prendre en compte la dimension mondiale de la concurrence actuelle, et pas seulement le marché européen ou national. Nous continuons à porter avec vous cette exigence auprès de la Commission.

Le projet de règlement sur les subventions étrangères distortives de concurrence constitue aussi un outil fondamental. Un Livre blanc a été publié par la Commission l'an dernier pour recueillir nos impressions et, dès la fin du premier semestre, un projet de règlement sera soumis au Parlement européen et au Conseil. Si l'on se fonde sur les propositions du Livre blanc, ce règlement pourrait être très ambitieux et permettre, par exemple, d'empêcher l'accès au marché, ou d'imposer des amendes très significatives, à des entreprises non-européennes qui investiraient en Europe et participeraient à des marchés publics européens tout en étant subventionnées par les autorités publiques de leur propre pays. Il y a là un vrai sujet d'équité. On est évidemment plus compétitif quand on est très largement subventionné « à la maison », si l'on peut dire, et qu'on peut casser les prix sur le marché européen. Or, l'Union européenne n'a aucun instrument pour faire face à cette atteinte aux règles de concurrence puisque celles-ci n'ont pas été faites pour cette compétition mondiale, mais pour une compétition intra-européenne.

Mme Pascale Gruny. - En ce qui concerne la PAC, les stratégies de la Commission dans le cadre du Green deal sont fondées sur la décroissance. L'horizon de 2030 n'est qu'à neuf ans. Comment renoncer à 10 % de la surface agricole utile européenne, diminuer de 50 % l'utilisation des pesticides et quadrupler à 25 % les terres converties au bio, sans remettre en cause notre modèle traditionnel d'agriculture et en continuant d'assurer un revenu décent aux agriculteurs ? La renationalisation de la PAC multipliera les distorsions de concurrence et favorisera le dumping social et environnemental, ce qui suscite des inquiétudes.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Avec le ministère de l'agriculture, nous veillons à ce que le modèle français ne soit pas remis en cause par des objectifs intenables à horizon 2030. Par exemple, nous nous posons la question des pourcentages à appliquer pour développer les éco régimes - entre 20 et 30 % - et nous cherchons à leur donner un caractère obligatoire au niveau européen, sans lequel la compétitivité de la France par rapport à ses partenaires européens risquerait d'être fragilisée. Les règles européennes sont un atout pour préserver notre modèle. C'est aussi l'approche que nous privilégions sur le glyphosate.

Quant à la renationalisation de la PAC, elle n'est pas la meilleure voie pour défendre l'agriculture française. Si nous commencions à détricoter cette politique intégrée, la première lancée en 1962, cela ouvrirait les vannes. Nous perdrions un levier d'harmonisation des normes agricoles et de soutien financier entre pays européens. Nous créerions, en outre, une compétition interne à l'Europe qui viendrait doubler celle qui existe déjà au niveau international. Cette option n'est que le fruit de fantasmes budgétaires.

Mme Pascale Gruny. - Ma question avait pour objet de préciser les moyens d'empêcher justement une renationalisation de la PAC qui favoriserait les distorsions de concurrence.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Dans l'exécution du nouveau modèle de la PAC, nous devons veiller à ce que la marge de manoeuvre dont disposent les États membres ne soit pas excessive. Certes, elle permet d'éviter les lourdeurs, mais ne cédons pas aux fantasmes budgétaires. La Commission ne doit pas démanteler le caractère intégré de la PAC. Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'elle ait choisi cette voie.

M. Patrice Joly. - Je voudrais d'abord évoquer les accords commerciaux, compte tenu des enjeux liés à leur mise en oeuvre dans le domaine agricole. Le traité CETA (Comprehensive and Economic Trade Agreement) avec le Canada a bénéficié d'une application provisoire pour certains de ses éléments qui relèvent de la seule compétence de l'Union européenne. En sera-t-il de même pour celui avec le Mercosur ? J'aimerais que vous puissiez préciser ce point.

Au cours des dernières années, la France n'a pas consommé les crédits communautaires qui lui ont été alloués de manière optimale. Quelles dispositions le Gouvernement entend-il prendre pour améliorer la situation ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur les négociations en cours avec les gestionnaires territoriaux de ces fonds ?

Pour ce qui est des ressources propres, la Commission doit faire des propositions d'ici la fin du semestre sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Au Parlement européen, le président et le rapporteur de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) ont demandé une forte liaison entre ce mécanisme et celui du système d'échange de quotas d'émission, notamment en ce qui concerne les modalités de fixation du prix du carbone. Pascal Canfin a mentionné la règle de l'unanimité qui rend difficile l'aboutissement de la négociation. La taxe carbone pourrait surtout être rejetée par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) comme mesure protectionniste. Quelle est votre analyse sur ce sujet ? Enfin, la présidence française du Conseil de l'Union européenne doit débuter au premier semestre de 2022. Comment la France entend-elle aborder ces enjeux ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Nous avions beaucoup complexifié le dispositif national de versement des aides, « erreur de jeunesse », sans doute. La Commission propose un nouveau modèle de mise en oeuvre de la PAC. Nous devons nous en saisir de manière efficace et profiter des marges de manoeuvre que nous laisse le règlement financier européen pour définir des circuits de financement plus rapides. Les retards de versement valent aussi pour les fonds de cohésion, comme nous l'avons constaté en 2017.

Trois accords commerciaux sont en négociation, si l'on met à part le CETA qui est d'application provisoire. Notre position est très claire sur le Mercosur, dans la mesure où les engagements en matière de biodiversité, de standards alimentaires, sanitaires et environnementaux, et le respect général de l'accord de Paris ne sont pas assurés.

Quant aux projets d'accord avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande, il n'y a aucune urgence à les conclure, dès lors qu'ils ouvrent une concurrence potentielle dans les filières du lait et de l'élevage : nous ne les sacrifierons pas à l'aune d'une « religion de l'accord commercial ».

L'accord sur le Brexit a été l'occasion de mettre en place pour la première fois des règles de concurrence équitable, qui prévoient de vérifier le respect de nos standards en matière agricole, environnementale et industrielle, ainsi que pour les aides d'État, ce qui est inédit. Une boîte à outils supplémentaire est désormais à notre disposition, que nous pourrons utiliser dans le cadre d'autres accords commerciaux. Par exemple, nous devons considérer le respect de l'accord de Paris comme une clause essentielle de toute négociation.

Sans fermer la porte à tout accord commercial, nous devons réformer en profondeur le modèle européen, encore trop imprégné de sa logique d'origine, celle de l'ouverture à tout prix et de la baisse des droits de douane la plus rapide possible. Les discussions en cours sur le Mercosur et le Brexit sont l'occasion de relever notre niveau d'exigence.

En ce qui concerne les ressources propres, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières changerait profondément notre modèle commercial, en obligeant tout exportateur vers l'Union européenne à respecter nos standards en matière climatique et environnementale, ou à payer pour se mettre au niveau de nos ambitions.

Cette taxe carbone, qui en réalité n'est pas une taxe, reste cependant difficile à créer sur le plan juridique et technique. Avec le ministère de l'écologie, nous travaillons sur un système en miroir d'échange de quotas, dans lequel les pays exportateurs vers l'Union européenne devront acheter des quotas carbone pour se mettre au même niveau d'exigence que nos propres producteurs. Nous restons convaincus qu'il est possible de rendre ce système juridiquement compatible avec les règles de l'OMC, en raison de sa finalité environnementale. La Commission européenne fera une proposition juridique en ce sens, d'ici la fin du semestre.

De mon point de vue, pour lever les doutes juridiques ou opérationnels qui subsistent, il faudrait commencer par appliquer ce système à quelques secteurs comme le ciment, l'acier, les fertilisants ou l'aluminium, où les processus de production sont suffisamment harmonisés au niveau mondial pour que l'on puisse évaluer facilement le prix du carbone.

Enfin, nous espérons que la présidence française de l'Union européenne servira d'accélérateur et verra l'aboutissement des mécanismes de ressources propres, qu'il s'agisse du carbone ou du numérique. Il s'agit d'une ambition commune que le Parlement et le Conseil de l'Union européenne se sont engagés à faire aboutir avant la fin de 2022.

Mme Gisèle Jourda. - Le secteur viticole a rencontré de nombreuses difficultés pour appliquer certains mécanismes, comme la distillation de crise, qui sont pourtant inscrits dans le fonctionnement européen. Le Posei ne s'applique pas non plus de manière automatique. Comment y remédier ?

M. Claude Kern. - Je constate avec satisfaction que Mme Vestager admet la nécessité de moderniser son action, notamment en matière de concurrence. La détention des données reste un avantage qui est rarement pris en compte. Comment faire face aux nouvelles pratiques de l'économie digitale ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - La Commission a publié le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) pour tenter de réglementer le partage des données, auxquels il faut ajouter le Data Governance Act (DGA). L'Union européenne est le premier marché sur lequel les fameux Gafam et les géants du numérique captent les données qui nourrissent leur pouvoir. De ce fait, de nombreuses PME françaises transfèrent des données aux États-Unis sans connaître l'utilisation qui en est faite. Il nous faut trouver un cadre de partage des données le plus protecteur possible, pour éviter que ne se renforce le pouvoir de marché des grandes plateformes.

D'autant que, depuis le Brexit, un risque existe que le Royaume-Uni se mette à pratiquer une forme de dumping réglementaire en matière de données, même si la Cour de justice de l'Union européenne reste très vigilante sur ce point.

La seule réponse durable, même si elle ne peut être que progressive, consisterait à relocaliser nos données en Europe. Des opérateurs très efficaces, comme OVHcloud, dans les Hauts-de-France, ont les capacités pour stocker massivement les données européennes.

Effectivement, il faut également prendre en compte, dans les règles de concurrence, le fait que l'accès aux données donne un pouvoir de marché. Google, par exemple, utilise les données des consommateurs pour privilégier ses propres produits. Les trois textes que j'ai cités prennent en compte ce critère. La France pourra porter des amendements législatifs lors de l'examen du DSA et du DMA prévu dans les mois qui viennent, afin que les nouvelles règles de concurrence prennent davantage en compte le critère de la détention des données.

M. André Gattolin. - On a souvent accusé la Commission d'un trop grand rigorisme sur les aides d'État. Depuis la crise du coronavirus, des souplesses ont été introduites. L'Allemagne intervient massivement pour soutenir ses industries. Grâce aux banques des Länder, son taux d'aide publique est supérieur à celui de la France. Ne risque-t-on pas une distorsion de concurrence, notamment avec l'Allemagne ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Le 13 mars dernier, la Commission a assoupli temporairement les règles d'encadrement des aides d'État. Cette clause de suspension, très importante, bénéficie à tout le monde. L'Allemagne a alors déclaré un montant total d'aides qui représentait 51 % des aides d'État notifiées à la Commission. Dans la mesure où elle représente 25 % du PIB de l'Union européenne, la surreprésentation était conséquente.

Cependant, les premiers éléments dont nous disposons montrent que l'Allemagne n'utilise pas des enveloppes aussi importantes, parce qu'elle a notifié des mécanismes de garantie. Bruno Le Maire rappelait, il y a quelques semaines, que, si la France se classait loin derrière l'Allemagne en matière de plans d'urgence et de relance, elle restait proportionnellement à égalité, voire devant elle, dans l'exécution des dépenses publiques.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous travaillons à l'analyse des textes qui concernent la localisation des données, DMA, DSA et DGA. Cependant, l'enjeu est aussi celui du traitement des données. Les problèmes commencent à partir du moment où des données européennes sont transmises à des entreprises qui dépendent d'une législation extra-européenne.

Nous avions mentionné OVHcloud lors d'un débat que nous avions eu au Sénat sur la plateforme de traitement des données de santé : pourquoi avoir fait le choix de Microsoft ? Monsieur le Ministre, allez-vous promouvoir une préférence communautaire afin de créer un écosystème du numérique en Europe ? C'est de cela dont nous avons besoin pour asseoir notre souveraineté en la matière. On constate en effet une certaine complaisance à l'égard des entreprises extra-européennes. Les entreprises françaises se plaignent de ce que leur candidature n'est jamais retenue dans les appels d'offres.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Le traitement des données est effectivement aussi important que leur localisation. Je vous opposerai un contre-exemple : pour la présidence française de l'Union européenne, nous avons refusé la solution d'hébergement des données que nous proposait le secrétariat général du Conseil de l'Union européenne, car elle était non-européenne, et nous avons privilégié une solution de stockage et de traitement des données française. Cédric O veille à sensibiliser l'ensemble de nos collègues à ces enjeux. Nous devons faire notre révolution culturelle. Des solutions françaises et européennes existent.

M. Jean-François Rapin, président. - Je voudrais faire trois remarques à l'issue de ce premier temps de nos discussions.

Au regard des différentes conférences des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), la position française sur le Mercosur semble isolée. Nos partenaires sont plutôt favorables à ces accords.

Vous avez mentionné les 5 milliards d'euros prévus au titre du budget de l'Europe de la santé. Celle-ci se concrétise dans les marchés vaccinaux ou bien encore dans la conception des matériels de protection. Nos tentatives d'échanges avec Mme Kyriakides, commissaire européenne à la santé, sont restées vaines. Monsieur le Ministre, nous souhaiterions auditionner la commissaire européenne sur l'Europe de la santé. Pourriez-vous nous soutenir dans cette démarche ?

Quant à l'accord post-Brexit, vous nous avez dit qu'il pourrait être un modèle d'accord commercial. Il faut creuser la question. Sur ce sujet, nous auditionnerons M. Barnier, la semaine prochaine.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Beaucoup de pays européens souhaitent effectivement avancer sur les accords du Mercosur, notamment le Portugal. M. Riester a rappelé très clairement les exigences françaises à nos homologues.

Auparavant, les accords commerciaux étaient ratifiés de manière quasi-automatique par les États-membres. Or, plusieurs de nos partenaires ont exprimé leur inquiétude face au Mercosur, dont le Luxembourg, l'Irlande et l'Autriche, ce qui est inédit. L'agenda commercial européen change et le Mercosur est un accord emblématique.

La Commission européenne a pris l'initiative d'intégrer les critères de l'accord de Paris dans l'accord avec le Royaume-Uni, ce qui va dans le sens de la position française.

L'Europe de la santé n'est pas qu'un slogan vide de contenu. Elle renvoie à des actions concrètes, qu'il s'agisse des vaccins, de la réserve sanitaire de protection civile avec l'acquisition de masques et de respirateurs, ou bien de notre capacité d'investissement dans la recherche et le développement.

M. Jean-François Rapin, président. - Tout cela avec 5 milliards d'euros ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - L'Europe a investi 2,9 milliards d'euros dans les vaccins, prélevés sur le fonds d'urgence. L'Agence européenne de financement de la recherche médicale s'inspirera de la Barda américaine (Biomedical Advanced Research and Development Authority). Les 5 milliards d'euros ne sont que la première étape d'une démarche plus profonde qui impliquera de trouver des financements supplémentaires. La Commission européenne est parfaitement consciente des enjeux.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous passons à la deuxième séquence de notre réunion. Nous commençons par la résolution relative au FEDef.

Mme Gisèle Jourda. - Monsieur le ministre, c'est une grande satisfaction de vous interroger sur le FEDef. Ce qui semble aller de soi est en réalité un acquis porté depuis 2016, lorsque Yves Pozzo di Borgo et moi-même avions déposé une proposition de résolution européenne sur le sujet. À l'époque, nous avions eu le combat entre les Horaces et les Curiaces ! On nous répondait que le débat n'était pas de saison, alors que Mme Mogherini nous incitait à travailler sur la question. La création du FEDef a été l'occasion pour notre commission de légitimer un combat que nous avions mené difficilement, sous la houlette notamment de Jean Bizet et Simon Sutour à qui je rends hommage.

Le FEDef introduit une part d'action communautaire dans le domaine du soutien à l'industrie de la défense, alors que l'approche intergouvernementale était auparavant la règle.

La résolution européenne que nous avions initiée avec Cyril Pellevat, l'an dernier, soulignait l'importance du Fonds pour renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne. Elle soutenait un financement important pour ce Fonds qui devait servir de levier. L'enveloppe a été ajustée à la baisse lors des négociations sur le CFP : de 13 milliards d'euros, elle est passée à 8 milliards.

Est-ce là un manque d'ambition des États membres dans le domaine de l'Europe de la défense ? Nos partenaires partagent-ils l'ambition d'une autonomie stratégique européenne ?

Notre résolution soulignait que les États membres devraient être associés au processus décisionnel. Les négociations sont-elles satisfaisantes à cet égard ?

Enfin, la France a soutenu le principe d'une répartition un tiers - deux tiers entre les crédits destinés à la recherche et ceux dédiés au développement capacitaire. Cette répartition a-t-elle été actée et quels sont les premiers projets qui seront financés par ce Fonds ?

M. Dominique de Legge. - Je me réjouis aussi de la création du FEDef, même si ses débuts nous inquiètent un peu, puisqu'on est passé de 13 à 8 milliards d'euros... La priorité qu'il constitue mériterait peut-être d'être confirmée, confortée. Pour cela, vous pouvez compter sur le soutien de notre commission des affaires européennes.

Notre résolution avait surtout trait aux modalités de mobilisation de ce fonds. Nous voulions souligner que les destinataires et les sous-traitants participant à une action financièrement soutenue par le FEDef devaient être établis dans l'Union européenne ou dans un pays associé et qu'ils ne devaient pas être soumis au contrôle d'un pays tiers non associé ou d'une entité de pays tiers non associé. En outre, notre résolution affirmait que les infrastructures, installations, biens et ressources de ces destinataires et sous-traitants devraient être situés sur le territoire d'un État membre ou d'un pays associé pendant toute la durée de l'action, de même que leurs structures exécutives de gestion. Des dérogations pourraient s'avérer nécessaires, mais avons souhaité affirmer cela clairement.

Pouvez-vous nous détailler le contenu de l'accord final trouvé le 14 décembre 2020 entre le Conseil et le Parlement européen sur ce point ? Le communiqué du Conseil indique que, « en principe, le FEDef fournira des incitations financières aux entités établies dans l'Union ou dans un pays associé (...) qui ne sont pas contrôlées par un État tiers non associé ou une entité d'un État tiers non associé ». Au-delà de l'aspect technique, il y a la question de notre indépendance et notre souveraineté. À cet égard, les modalités d'emploi du FEDef me paraissent aussi importantes que sa création, même si certains pays pensent différemment, comme notamment l'Estonie, la Pologne, la Suède, les Pays-Bas, la Bulgarie et le Danemark.

Pourrez-vous nous dire un mot de la coopération militaire avec le Royaume-Uni qui n'est plus membre de l'Union, mais dispose tout de même d'une armée comparable à la nôtre ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Nous visions un peu plus de 10 milliards d'euros, jusqu'à 13 milliards d'euros même, et nous avons fini à 8 milliards en euros courants. C'est moins que ce que nous aurions souhaité, mais il faut le prendre comme une étape essentielle. Pour avoir assisté à la négociation budgétaire en détail, je peux vous dire que peu d'États en faisaient une priorité - mais aucun État n'en contestait le principe. Il faudra faire vivre ce fonds pour montrer son utilité. Il témoigne en tous cas, en matière d'Europe de la défense, d'une avancée absolument cruciale, depuis quatre ou cinq ans, dans un domaine longtemps tabou.

En matière de défense européenne, le Président de la République avait mis en avant trois axes dans son discours de la Sorbonne, il y a presque quatre ans : le pilier politique, le pilier stratégique et le pilier budgétaire. Dans chacun de ces domaines, nous disposons désormais d'un premier outil qui fonctionne : la coopération structurée permanente, une initiative européenne d'intervention et, désormais, le FEDef. Bâtissons sur cette première étape pour montrer que cela fonctionne : nous avons mis plus qu'un pied dans la porte ! Nous avons levé le tabou de la défense européenne.

Je ne crois pas que nos principaux partenaires, et notamment l'Allemagne, manquent d'ambition sur ce sujet. Simplement, nous n'avons pas le même rapport à l'Europe de la défense et à l'autonomie stratégique, ni à nos armées. Cela dit, l'engagement allemand à l'extérieur, y compris au Sahel, a progressé, même si ce n'est pas sur les mêmes missions que nous. Même remarque pour des pays qu'on aurait pu estimer extrêmement loin de nos préoccupations de sécurité et d'engagement militaire, comme l'Estonie, la Suède ou la République tchèque, qui ont rejoint la force Takuba. Il y a un vrai mouvement européen en termes de prise de responsabilités et d'engagement financier. Je ne dis pas que c'est suffisant, ni qu'on doit s'arrêter là, mais nous avons là une sorte de boîte à outils budgétaire et stratégique très importante.

Le contexte est marqué par la nouvelle administration américaine, le Brexit et la transition politique en Allemagne. Ces trois facteurs créent quelques turbulences, et nous aurons un Conseil européen, les 25 et 26 février prochains, où, à notre demande, la question de la défense sera abordée de nouveau. L'enjeu central sera de réaffirmer le concept d'autonomie stratégique, qui a fait l'objet d'un Conseil franco-allemand de défense et de sécurité, co-présidé par le Président de la République et la chancelière Angela Merkel, vendredi dernier.

Vous avez évoqué une répartition du FEDef par tiers : c'est celle que nous soutenons et qui figure dans le compromis final du 14 décembre. Certains projets font partie de notre action en faveur de la défense européenne depuis 2017. Ils ne sont pas tous conçus à 27 et il y a des projets industriels franco-allemands, dont vous connaissez les difficultés. Les Allemands avaient l'habitude de coopérations, en matière de défense, entre industries allemandes, tandis que les Français avaient une habitude de coopération avec les Britanniques. Nous avons fait le pari, historique, de prendre un virage stratégique absolument nécessaire, alors que le Brexit se profilait, en construisant des coopérations industrielles militaires avec l'Allemagne. C'est difficile, long. Il y aura des tensions, des blocages... Il y en a eu, mais on les a toujours levés. L'armée allemande, vous le savez, est une armée parlementaire qui n'a pas, pour des raisons historiques évidentes, les mêmes capacités d'engagement, le même consensus politique que nos armées françaises. Il ne s'agit pas de saper la capacité d'engagement de l'armée française, mais de renforcer, par l'Europe, la capacité à acheter européen, à développer du matériel militaire européen. Nous ne pouvons le faire que si nous lançons une coopération qui sera longue et difficile, mais qui est indispensable avec l'Allemagne.

Le FEDef pourra financer, typiquement, des projets bilatéraux tels que le système de combat aérien du futur (SCAF) ou le char du futur. D'ailleurs, ces projets associent déjà certains autres pays européens, l'Espagne notamment, pour l'avion du futur. L'appel à projets sera lancé courant 2021, la sélection et les premiers décaissements sont prévus au cours du premier semestre 2022 - sous présidence française de l'Union européenne, donc. Au-delà de ces coopérations spécifiques avec l'Allemagne, il nous appartient de présenter d'autres projets. La France est bien placée pour ce faire puisque nous avons des projets en cours, capacitaires et de recherche. Le FEDef fait donc partie des nouveaux outils européens sur lesquels nous aurons les meilleurs taux de retour, d'un point de vue budgétaire.

L'association d'États tiers a été un sujet de difficultés et de négociations entre États membres. La solution, protectrice, a été de réserver les projets à des entités issues de pays membres de l'Union européenne ou à des pays membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE), comme la Norvège - mais pas le Royaume-Uni. Il est normal, à ce stade, que nous n'ayons pas ouvert davantage le financement à des puissances lointaines. Si l'on veut parler d'autonomie stratégique européenne ou de préférence européenne, c'est indispensable.

Nous pourrons avoir une discussion avec le Royaume-Uni. Ce pays n'a pas souhaité que nous l'ayons dans le cadre de la négociation de l'accord post-Brexit, mais c'est un sujet qui est devant nous. Nous pourrons avoir des coopérations spécifiques avec lui, mais, s'il souhaite bénéficier d'outils budgétaires européens, cela ne pourra se faire qu'en échange de contributions et en respectant nos règles de décision. Il ne s'agit pas de faire du cherry picking ou de l'Europe à la carte et de profiter des avantages sans subir les contraintes.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous passons à l'évocation de la résolution sur l'évaluation des technologies de santé.

Mme Laurence Harribey. - Vous dites que l'Europe de la santé ne doit pas être un slogan. Certes, et l'on voit actuellement beaucoup de développements, un peu comme en matière de défense, d'ailleurs. Or, l'Union ne dispose que d'une compétence d'appui, non d'une compétence partagée, ce qui peut parfois poser quelques problèmes en ce qui concerne le respect des compétences des États membres.

Nous avons adopté une résolution sur l'évaluation des technologies de la santé. Nous y demandions, notamment, que les conditions relatives à la qualité, à la transparence et à l'indépendance des évaluations cliniques soient définies dans le règlement en préparation. Souvent, en effet, la Commission renvoie à des actes délégués la définition d'éléments pourtant essentiels d'une législation, ce qui ne permet pas d'apprécier le respect des compétences des États membres. De la même manière, les trois règlements en cours d'élaboration, sur l'Agence du médicament, le Centre de prévention du contrôle des maladies et les menaces transfrontalières sur la santé renvoient trop souvent à des actes délégués ou à des actes d'exécution. Où en sont les négociations sur ce point ?

Mme Pascale Gruny. - La définition des modalités de remboursement des technologies de santé relève de la compétence des États membres. Dans sa résolution du 25 juin dernier, le Sénat a demandé que ceux-ci prennent en compte les évaluations communes réalisées à l'échelle de l'Union, et qu'ils soient autorisés à effectuer des évaluations complémentaires s'ils l'estiment nécessaire. En effet, il n'est pas acceptable que les résultats des évaluations cliniques communes soient obligatoirement repris par les États membres : la politique de remboursement de ces technologies de santé doit rester de leur ressort. Où en sont les discussions sur ce point ? Sur les trois propositions de règlement évoquées par Laurence Harribey, nous avons émis des avis motivés exprimant notre inquiétude : en matière de santé et en l'état actuel des traités, la compétence doit rester aux États membres - ce qui n'exclut pas le développement de partenariats et le renforcement de la coordination, bien sûr.

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Une discussion législative est en cours au niveau européen. Vous aviez exprimé très en amont la crainte que les procédures d'évaluation ne soient trop contraignantes, alors qu'elles déterminent la politique de remboursement qui relève de chaque État membre. L'Assemblée nationale vous a soutenus, tout comme plusieurs parlements nationaux, allemand et polonais notamment.

Pour l'instant, un consensus se dégage au Conseil sur le refus d'une évaluation trop contraignante et sur le maintien de la subsidiarité nécessaire, pour que nos politiques de remboursement ne soient pas remises en cause et pour que nous puissions continuer de les déterminer au niveau national. Il nous faut rester vigilants sur ce point.

Quant à la nécessité de produire un texte législatif suffisamment précis pour ne pas laisser trop de marges de manoeuvre à la Commission sur de tels enjeux, nous y sommes favorables. La confiance n'exclut en effet pas le contrôle.

Je crois à l'Europe de la santé, mais cela ne signifie pas qu'il faut européaniser toutes les politiques de santé. Concentrons-nous sur quelques actions structurantes comme l'acquisition de vaccins et de matériel médical, ou bien encore l'harmonisation de certaines données. Initialement, l'Allemagne, l'Espagne et la France ne savaient pas recenser les cas de Covid de manière harmonisée, ce qui nuisait aux comparaisons qu'il fallait établir.

M. Jean-François Rapin, président. - Venons-en à la fraude sociale et transfrontalière.

Mme Pascale Gruny. - Où en est-on dans les négociations concernant la révision du règlement de coordination du système de sécurité sociale ? Notre résolution réservait la possibilité pour l'autorité judiciaire de l'État d'accueil du travailleur détaché d'écarter le certificat A1 obtenu de manière irrégulière. Elle permettait également la mise en oeuvre d'un numéro de sécurité sociale européen. Disposez-vous de chiffres recensant le nombre de fraudes constatées et leur montant ?

Mme Laurence Harribey. - Cette proposition de règlement est encore en discussion et n'a pas pu aboutir sous la présidence allemande. Dès lors que la présidence portugaise a fait de la question sociale une priorité, pouvons-nous encore espérer que les points que nous défendions dans la résolution seront pris en compte ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Le Gouvernement et le Parlement ont porté la réforme sur le détachement de manière consensuelle. La directive qui encadre les paramètres du détachement a abouti. La proposition de révision du règlement 883 de 2004 porte sur la lutte contre la fraude, question tout aussi importante, sur laquelle les négociations n'avancent pas assez vite. Nous nourrissons l'espoir que la présidence portugaise relancera la réflexion sur ce sujet. Sans ce volet, la réforme sur le détachement reste incomplète.

Nous soutenons les idées portées dans votre résolution sur l'exigence du certificat et sur les cas où peut s'appliquer une forme de dérogation. L'exigence de notification préalable de production d'un certificat doit être la plus stricte possible et les quelques cas de dérogation doivent rester limités. C'est sur ce dernier point que la négociation achoppe. Les États membres du centre et de l'est de l'Europe souhaitent, en effet, que les dérogations s'appliquent à l'ensemble des voyages d'affaires et pour une durée allant jusqu'à trente jours, ce qui nous paraît « fraudogène » au plus haut degré.

Une des difficultés du règlement tient à ce qu'il mêle deux sujets sur lesquels les coalitions d'États ne sont pas les mêmes, à savoir la réforme des règles de l'indemnisation du chômage et la lutte contre la fraude au détachement. Nous travaillons sur un certain nombre de dérogations sectorielles, courtes et limitées. Une solution pourrait consister à dématérialiser le certificat, ce qui faciliterait les démarches pour les entreprises. Cela nécessite néanmoins une phase de transition car la numérisation ne pourra pas intervenir avant un ou deux ans.

Un sommet social se tiendra à Porto, le 8 mai prochain, qui sera l'occasion de fixer les priorités de l'agenda européen en matière sociale. Le risque tient à ce que nous en restions à une déclaration d'intentions. Nous exerçons une pression amicale sur la présidence portugaise pour que ce sommet soit l'occasion de renforcer un certain nombre de droits très concrets, qu'il s'agisse des travailleurs des plateformes, de la réforme du salaire minimum européen ou bien encore de la poursuite de la réforme du détachement.

Quant au numéro de sécurité sociale européen, il n'est pas discuté dans le cadre du règlement. J'y suis favorable car il offre un symbole fort d'appartenance et qu'il constitue le seul outil sérieux pour conserver une liberté de circulation, pour encadrer le détachement et pour lutter contre la fraude.

M. Jean-François Rapin, président. - Le dernier point à notre ordre du jour porte sur la lutte contre la cybercriminalité.

M. Ludovic Haye. - L'Union européenne a conclu un accord avec le Royaume-Uni, en décembre dernier. Un certain nombre de sujets restent à traiter dans les relations post-Brexit. Les limites en matière de cybersécurité, notamment, sont floues. Le Royaume-Uni reste un allié important dans le domaine des écoutes et du renseignement. Comment développer davantage la coordination avec les autres pays européens, ce qui reste pour l'instant un voeu pieux ?

La cybercriminalité est un sujet transfrontière qui exige de travailler avec l'ensemble des pays européens. La difficulté des enquêtes tient à la récolte des preuves qui se fait sous des modalités différentes selon les pays. Malgré le travail remarquable qu'accomplit l'agence Europol, au vu des moyens dont elle dispose, des obstacles demeurent. Comment pourrait-on faciliter ce travail d'enquête qui doit être mené le plus rapidement possible ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - La Commission a présenté, avec le soutien de la France, un projet de règlement sur l'accès transfrontière aux preuves électroniques. Il constitue un changement de modèle car il crée au sein de l'Union européenne un pouvoir direct de réquisition judiciaire transfrontalier, à destination de fournisseurs de services d'accès à Internet dont le siège n'est pas forcément situé sur le territoire national.

Ce règlement évitera des délais de prescription ou d'ajournement de l'enquête. Il est un élément très puissant d'intégration des pouvoirs d'enquête à l'échelle européenne. Éric Dupont-Moretti est très engagé sur ce point et souhaite avancer au plus vite sur la question de la preuve électronique, tout en respectant la protection des données et l'indépendance de l'autorité judiciaire dans chaque État. J'espère que le règlement aboutira rapidement, avant même le début de la présidence française.

L'accord post-Brexit du 24 décembre prévoit un dialogue régulier en matière de cybersécurité et un engagement à poursuivre la coopération euro-britannique dans les enceintes internationales. Nous devons continuer de travailler à établir une coopération digne de ce nom avec le Royaume-Uni, en matière de sécurité et de défense, dans le respect des règles. Nous y oeuvrons.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cet échange fructueux. Le débat relatif au Conseil européen prévu fin mars se tiendra en séance publique, avant celui-ci, selon la nouvelle formule décidée en Conférence des présidents.

M. André Gattolin. - Permettez-moi d'aborder un dernier sujet. Le ministère des armées semble considérer que l'article 4-2 du Traité de l'Union européenne devrait permettre d'éviter l'application à l'armée de la directive 2003/88 sur le temps de travail. Qu'en pensez-vous ?

M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Le sujet est vital. Il est hors de question de remettre en cause la capacité européenne de souveraineté. Les conclusions de l'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne restent au milieu du gué. Elles n'excluent pas l'application complète de la directive à l'ensemble des armées, mais avec des dérogations larges pour les armées en général, et pour l'armée française en particulier, compte tenu de la nature de ses engagements.

Sous réserve d'inventaire, nous étudions les propositions de l'avocat général qui devraient être suivies d'une décision de la Cour de justice. Les autorités françaises restent mobilisées pour que cette directive ne soit pas un obstacle pour l'armée française dans l'accomplissement de ses missions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 10.