Mardi 2 février 2021

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de la commission de la Défense nationale et des affaires étrangères du Parlement grec

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le Président, cher Konstantinos Gioulekas, chers homologues de la commission de la défense nationale et des affaires étrangères du Parlement grec, dont certains sont des collègues de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN que je connais bien. Je tiens aussi à saluer l'ambassadrice de Grèce en France, Mme Aglaia Balta, dont le dynamisme est très apprécié.

Nous nous réjouissons de cette possibilité de pouvoir vous retrouver en visioconférence pour cette réunion que nous avions envisagée, il y a quelques temps, avec le Président Gioulekas.

Il existe entre la Grèce et la France une relation très étroite, nos points de vue se rejoignent, nous avons tant de références culturelles et politiques communes : c'est en Grèce que la démocratie fut inventée, il y a 25 siècles. Je me réjouis donc particulièrement que nous nous retrouvions à quelques semaines du bicentenaire de l'insurrection qui permis à la Grèce de recouvrer son indépendance, et que soutint le France. C'est ainsi que notre Président de la République, si la situation sanitaire dans nos pays le permet, aura l'honneur de participer à ce bicentenaire pour votre fête nationale, le mois prochain.

Notre amitié ancienne s'est encore renforcée par une communauté d'analyse et de préoccupations très concrètes dans la période récente. Ainsi, les questions migratoires ont encore renforcé la proximité de nos vues ; nous, Français, avons insisté sur la solidarité due à un État qui se trouve en première ligne, et tâché de prendre notre part pour les relocalisations.

Surtout, nous avons été précurseurs quand il s'est agi, l'été dernier, d'assumer un rapport de force avec la Turquie - dont le comportement nous préoccupe énormément - après que leurs navires ont engagé des recherches sismiques sous escorte militaire, mettant gravement en cause les souverainetés grecques et chypriotes sur leurs eaux. Nous-mêmes avons connus un incident naval assez grave avec la Turquie.

Les agissements et les provocations de la Turquie en Méditerranée orientale, son action déstabilisatrice en Libye et dans le Caucase du sud avec la tragédie du Haut Karabagh, ont fini par entraîner une prise de conscience européenne. Mais elle fut tardive, et timide. Lors du dernier Conseil européen extraordinaire, nos partenaires sont souvent restés imprécis au sujet des sanctions, alors que la France vous rejoignait pour suivre une ligne de fermeté.

Depuis quelques semaines, les responsables turcs multiplient les appels au dialogue. Vous nous direz ce que nous pouvons espérer de ces éléments nouveaux, 10 jours après que vous avez repris des discussions au sujet de l'exploration d'hydrocarbures en Méditerranée orientale.

Signe que vous ne baissez pas la garde, vous avez finalisé l'achat de 18 avions Rafale, dont 12 seront prélevés sur nos propres forces aériennes. Nous consentons très volontiers à cet effort. Il s'agit d'un signal fort, mais aussi d'un acte fort, dont la portée opérationnelle doit être soulignée. Par ce contrat, la Grèce renforce sa défense et elle apporte une pierre essentielle à la défense européenne tout entière, dont la construction est plus que jamais nécessaire.

Nous attachons la plus grande importance à nos rencontres, qui permettent d'entreprendre un travail de coopération interparlementaire : à côté des gouvernements, les parlements sont porteurs des opinions, ils représentent les territoires.

Mes collègues s'associent à moi, une fois encore, pour vous manifester notre solidarité, notre amitié, telles que vous les avez déjà éprouvées. Comme j'ai déjà pu le dire au Président Konstantinos Gioulekas, en ces temps difficiles pour la Grèce, le Sénat français est heureux de vous assurer qu'il est à vos côtés.

Je vous propose, comme nous en étions convenus, d'aborder les thèmes de la Turquie, des migrants, du fonctionnement de l'OTAN, de la relation avec la Russie, de la coopération entre nos deux pays et singulièrement entre nos parlements, ainsi qu'entre les parlements du sud de l'Europe - sujet tout à fait essentiel compte tenu des tensions observées.

Après l'intervention du président Konstantinos Gioulekas, des membres de nos deux commissions, s'exprimant au nom de leurs groupes politiques, prendront successivement la parole. Je remercie M. Gioulekas d'avoir réuni sa commission et j'espère que nos échanges en visioconférence pourront, dans un avenir proche, laisser la place à de véritables rencontres qui feront encore plus honneur à la qualité de nos relations.

M. Konstantinos Gioulekas, président de la Commission de la défense nationale et des affaires étrangères du Parlement grec. - C'est une joie et un honneur d'avoir cet échange avec vous et vos collègues de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat français. Concernant les discussions exploratoires avec la Turquie, je voulais insister sur le fait que la crise sans précédent dont elle est à l'origine dure depuis un an. Voilà un pays candidat à l'intégration à l'Union européenne qui remet en question le territoire de deux États de l'Union européenne, la Grèce et Chypre ! La Turquie ne peut continuer à violer le droit international, avec des menaces de conflit armé ! Et l'on se pose encore la question de savoir si des pays européens doivent vendre des armes à la Turquie... Pour notre part, nous débutons les discussions exploratoires dans un esprit de paix et de coopération, nous voulons aborder la définition du plateau continental et des eaux territoriales - il n'existe pas, pour nous, d'autres questions qui puissent être abordées dans le respect du droit international, auquel il convient de se tenir.

Or la Grèce a un fardeau très lourd à porter, puisque ses frontières extérieures sont aussi celles de l'Union européenne. Nous remercions donc la France de ses prises de position très claires face à la Turquie. Mais le peuple grec n'oublie pas, il a toujours nourri un sentiment de gratitude vis-à-vis de la France. Les philhellènes français ont lutté à côté des Grecs pour leur révolution - certains y ont trouvé la mort ! -, c'est encore très vivant dans l'esprit des Grecs, d'autant que nous en fêtons cette année le bicentenaire. De même, pendant la dictature des colonels, de nombreux Grecs se sont réfugiés en France, qui accueillit notamment le Premier ministre Konstantinos Karamanlís, revenu en Grèce en 1974 avec l'avion de Valéry Giscard d'Estaing...

M. Christian Cambon, président. - Nous sommes très touchés par vos propos. Je donne la parole à Pascal Allizard, au nom du groupe Les Républicains.

M. Pascal Allizard. - Je remercie le président Cambon pour l'initiative de cette réunion, plus que jamais nécessaire dans la période de crise sanitaire, sécuritaire, migratoire et économique que nous traversons tous. Plus nos échanges seront réguliers, plus la compréhension entre nos pays sera forte. Nous avons intérêt à porter notre analyse commune quant à la réalité de la situation dans le pourtour méditerranéen aussi bien au niveau parlementaire qu'au plus haut niveau de la gouvernance européenne et aux sommets de l'OTAN. Nous sommes ensemble les premiers concernés par la montée du terrorisme islamiste et ses conséquences sur la population, par les risques de faillite des États en Afrique et au Levant. Or, on constate que nos amis du nord ont parfois d'autres priorités, alors qu'ils peuvent en subir à terme les mêmes conséquences.

En qualité de représentant spécial pour la Méditerranée au sein de l'assemblée parlementaire de l'OSCE, je fais la même observation. Le sujet est très politique, il concerne l'attitude à adopter face aux postures néo-ottomanes - si vous me permettez cette expression - de M. Erdogan, avec cet espèce de chantage à l'émigration, en instrumentalisant les migrants et en alimentant indirectement le trafic des passeurs - après avoir alimenté le trafic du pétrole vendu par Daech.

C'est donc une vision méditerranéenne stratégique que nous devons construire, expliquer et faire partager à tous nos partenaires. Il ne saurait être question d'accepter en l'état les projets de forage turcs en Méditerranée, tout comme il est primordial de trouver enfin des solutions sur le règlement des conflits, sans quoi l'on risque de laisser à d'autres l'occasion d'agir selon leurs règles. Il en va ainsi autant des conflits gelés que de la Lybie. De même, on ne peut assister sans réagir à la stratégie de pénétration chinoise dans la zone.

Je voudrais profiter de cette occasion, mes chers collègues, pour vous interroger sur votre perception de l'influence chinois grandissante, tant économique que militaire, en Méditerranée. Quelle est votre propre expérience de votre relation avec les Chinois ?

M. Konstantinos Gioulekas. - Je passe la parole à Simos Kedikoglou, ancien ministre, au nom du parti « Nouvelle démocratie ».

M. Simos Kedikoglou. - Les relations entre la France et la Grèce sont anciennes, leurs valeurs sont très proches, que l'on se réfère à l'apport des penseurs grecs, à la contribution de la France à notre révolution, ou bien entendu à nos positions communes au sein de l'Union européenne. Nous abordons un nouveau chapitre de notre coopération au niveau politique, mais aussi en matière de défense, qu'il s'agisse des réponses à apporter aux provocations de la Turquie en Méditerranée orientale ou des questions d'immigration et d'asile. Notre premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, a indiqué qu'il faudrait, dans l'idéal, aider la Turquie à se rapprocher de l'Europe. Malheureusement, la Turquie joue la carte de la provocation, de la désinformation et du chantage, avec son soutien à l'Azerbaïdjan, ses tentatives de rapprochement avec des pays comme l'Égypte en essayant de contrer nos efforts, son accord avec la Libye qui viole certains de nos droits, ses activités liées aux questions migratoires. Pourtant, nous offrons à la Turquie un cadre de dialogue...

Les récents contacts exploratoires concernent le seul différend officiel avec la Grèce, celui qui porte sur la délimitation des eaux territoriales. Mais certains hommes politiques turcs soufflent sur les braises en indiquant que c'est par sa politique que la Turquie a obligé la Grèce et l'Europe à s'asseoir à la table des négociations ! Le ministre des armées turc a indiqué que la position de la Turquie n'a pas changé... On observe en effet une attitude néo-ottomane et panturque qui débouche sur une violation totale du droit international. Une coopération très étroite entre la France et la Grèce, à tous les niveaux, est d'autant plus importante.

Le rôle de la Chine a été évoqué : la Turquie essaye d'exploiter les routes de la soie, sachant qu'une liaison ferroviaire récente rapproche la Chine des frontières de l'Europe.

M. Christian Cambon, président. - Je donne la parole à Gilbert Roger, au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

M. Gilbert Roger. - Dans le rapport qu'Olivier Cigolotti et moi-même avons fait sur le porte-avions Charles de Gaulle, nous montrions que la mer devait être protégée, et je crois que vous-mêmes examinez comment des frégates pourraient renforcer votre marine face aux incursions qui sont réalisées par les Turcs et à des attaques éventuelles. J'aimerais savoir où en est votre réflexion sur ce point. Par ailleurs, nous siégeons ensemble à l'assemblée parlementaire de l'OTAN, et nous sentons qu'il y a des difficultés pour nous coordonner avec nos amis Turcs... Comment pourrions-nous agir ensemble pour que l'OTAN prenne mieux en compte le fait de respecter les règles -  je pense au récent achat de matériel S 400 fait par les Turcs auprès de la Russie ?

M. Christian Cambon, président. - Je précise ici que, d'après les informations transmises par l'état-major de la Marine nationale, le Charles de Gaulle et son groupe aéronaval s'apprêtent à prendre la mer pour repartir en Méditerranée orientale - avant, peut-être, de poursuivre leur chemin vers le Golfe persique. Vous devriez les apercevoir d'ici quelques semaines.

M. Konstantinos Gioulekas. - Je passe la parole à Georgios Katrougalos, ancien ministre, au nom de Syriza.

M. Georgios Katrougalos. - C'est à juste titre que l'on parle de liens historiques entre nos deux pays. Nos deux États-nations ont pour référence des révolutions, et notre révolution de 1821 s'est inspirée des idéaux de la Révolution française. Mais nos liens vont bien au-delà de l'histoire, nous avons des intérêts communs, une vision commune, nous souhaitons ensemble un approfondissement de la construction européenne, sa démocratisation et un renforcement de sa dimension sociale - à cet égard, je parle au nom d'un pays qui a connu les conséquences des mémorandums d'austérité.

C'est pourquoi des rencontres telles que la nôtre - mais aussi lorsqu'elles se produisent dans un cadre multilatéral, comme y invitait notre ancien premier ministre Aléxis Tsípras - sont utiles. L'Union européenne doit pouvoir parler haut et fort, et d'une seule voix. On ne peut s'en remettre aux seules forces économiques et financières, celles qu'incarne surtout l'Allemagne. L'Europe doit conduire sa propre politique étrangère, avoir plus d'autonomie, se doter d'une véritable défense européenne, être autonome par rapport à l'OTAN, bref, être souveraine et considérer ses propres frontières en tant que telles, notamment vis-à-vis de la Turquie. Nous devons apporter aux questions migratoires, qui ne sont pas nationales, des solutions européennes. Enfin, il faudra renforcer la communication entre nos assemblées respectives dans la perspective d'une Europe plus sociale et démocratique.

M. Christian Cambon, président. - Je donne la parole à Olivier Cadic, au nom du groupe Union Centriste.

M. Olivier Cadic. - Je voudrais tout d'abord transmettre un message de satisfaction et de reconnaissance à nos collègues grecs de la part de nos compatriotes en Grèce. Les Français établis hors de France, que je représente en tant que sénateur, m'ont témoigné de la qualité de l'accompagnement qu'ils avaient eu pour traverser la période de la COVID.

Il y a tout juste un an, nous avions organisé au Sénat, avec le groupe d'amitié France-Grèce présidé par notre collègue Didier Marie, un dîner avec huit membres de votre gouvernement conduits par Chrístos Staïkoúras, votre ministre des finances. L'objectif était d'accompagner le grand forum économique créé à Paris pour rapprocher les entreprises françaises de la Grèce et leur donner envie d'investir en Grèce. De fait, nos entreprises en Grèce constatent une véritable amélioration de leur environnement et je veux le saluer. Toutes expriment la satisfaction de voir la numérisation des services publics s'accomplir ou encore le cadastre se réaliser. Ce sont des avancées significatives pour développer notre coopération.

Le plan Pitsilis présente des orientations thématiques, et nous attirons votre attention sur le fait que nous avons de grands leaders sur nombre des thèmes ainsi dégagés, comme le traitement des déchets, les énergies renouvelables, les transports ou le numérique. Il y a beaucoup d'opportunités pour le développement de la coopération entre nos deux pays. Pour nous, avec la chambre de commerce France-Grèce, l'objectif est de continuer à poursuivre ces investissements et accompagner votre économie.

Nos services économiques ont deux préconisations qui reprennent ce que nos entreprises demandent : créer un médiateur unique au sein de l'administration fiscale grecque pour répondre aux litiges avec les investisseurs étrangers et mettre en place un rescrit, une confirmation fiscale écrite de ce que serait le traitement fiscal de l'entreprise installée en Grèce. Ces demandes ont été présentées à M. Chrístos Staïkoúras, mais il semble que celles-ci soient demeurées sans suites. Ma première question est de savoir si vous pourriez nous aider, au niveau du Parlement, à concrétiser ces demandes. Ma deuxième question est de savoir comment nous pourrions agir pour investir davantage et améliorer encore notre contribution au développement et à la coopération économique.

M. Konstantinos Gioulekas. - Après la décennie de crise qu'a traversée notre pays, ce que vient de dire M. Cadic est extrêmement important. La Grèce a besoin d'investissements et notre intention est de les faciliter pour essayer de sortir définitivement de cette crise et passer à une phase de développement. Je passe la parole à Andreas Loverdos, ancien ministre, au nom de Kinima Alagis, le Mouvement pour le changement.

M. Andreas Loverdos. - Je me félicite de la réunion de nos deux commissions. Nous avons déjà dit beaucoup de choses à propos de notre coopération. La France s'est toujours tenue à nos côtés. Vous nous avez soutenus pour notre intégration à l'Union européenne. La force de nos liens s'est particulièrement manifestée en 2020 lorsqu'en Grèce - et de manière plus générale en Méditerranée orientale - nous devions faire face à l'attitude provocatrice de la Turquie. Les prises de position de M. le président Macron et la coopération élargie de la France avec les différents acteurs de la région - la Grèce, l'Égypte ou les Émirats Arabes Unis - ont contenu l'agressivité de la Turquie, sans quoi l'étape suivante aurait été un conflit, et nous ne savons pas à quel point il aurait pu être grave. Nous investissons donc dans les relations avec la France, en laquelle nous avons pleinement confiance, comme nous l'avons montré avec notre récent achat auprès de l'industrie de l'armement française.

Concernant la coopération en matière de défense entre la France et la Grèce, nous sommes confiants : elle progresse, et nous pensons que nous pourrons signer un accord en 2021. C'est pour nous un évènement : ces 50 dernières années, nous n'avons signé qu'un seul accord, avec les Émirats Arabes Unis. Ce n'est donc pas simplement un geste diplomatique de politique de défense, mais quelque chose de plus profond. Ce type d'accord permet d'orienter la politique des pays. Pour nous, cette coopération est très importante, elle concourra à nous éviter un conflit armé et à promouvoir la paix. Nous souhaitons exprimer ici le souhait que cet accord soit effectivement signé.

M. Christian Cambon, président. - Je remercie notre collègue Andreas Loverdos pour son propos, et je veux redire ici toute l'importance de l'accord qui vient d'être signé par nos ministres respectifs concernant la vente de dix-huit Rafale. C'est aussi la première fois que nous signons un tel accord au sein de l'Union européenne. La nécessité de coopérer plus étroitement en matière de défense a été rappelée à plusieurs reprises par des intervenants du Parlement grec. C'est une étape importante dans cette coopération, car le fait de travailler et d'assurer notre défense avec les mêmes matériels va permettre d'améliorer l'interopérabilité de nos forces armées. Dans cette région de Méditerranée orientale, qui est soumise à beaucoup de soubresauts, je pense que ce sera très utile. J'ai pu également me pencher sur la coopération que nous avons avec nos amis de Chypre, où j'ai eu l'occasion de me rendre. C'est ce travail commun et surtout ce partage de valeurs - qui ne sont pas exactement les mêmes que celles du dirigeant turc - qui vont, à mon sens, permettre d'améliorer et de faire croître cette coopération.

Nous allons maintenant entendre Mme Nicole Duranton, qui représente le rassemblement des démocrates progressistes et indépendants.

Mme Nicole Duranton. - Nous nous félicitons de la tenue d'un tel format de travail entre nos deux commissions et remercions le président Cambon pour cette initiative. En effet, la coopération entre nos deux pays et nos deux parlements est essentielle.

Il y a près d'un an, le 29 janvier 2020, le président Macron et le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis réaffirmaient leur solidarité réciproque et annonçaient leur volonté de nouer une relation stratégique renforcée entre nos deux pays pour travailler ensemble à la concrétisation d'une défense européenne. C'est pourquoi je me félicite de la signature du contrat d'acquisition par la Grèce de dix-huit avions Rafale.

Les premières questions portent sur la Méditerranée. Notre coopération est très dynamique et nos exercices communs dans un cadre bilatéral comme multilatéral contribuent à assurer la sécurité de l'Europe. Le président turc Erdogan a lancé des missions de prospection dans les eaux revendiquées par votre Gouvernement, suscitant de vives tensions diplomatiques. Le 10 septembre 2020, les partenaires européens avaient prévenu la Turquie que l'Union serait prête à prendre des sanctions contre elle. À la lumière des premiers échanges lors de la reprise des pourparlers Grèce-Turquie, il y a quelques jours, comment analysez-vous la volonté de la Turquie de renouer un dialogue constructif avec l'Union européenne après des mois de tensions. La jugez-vous durable et sincère ?

L'opération européenne EUNAVFOR MED IRINI a été recentrée en avril dernier sur le contrôle de l'embargo de l'ONU sur les armes et le trafic de pétrole à destination de la Libye. Son commandement est assuré depuis fin octobre par le Commodore Mikropoulos. Quels premiers enseignements retenez-vous de ces derniers mois ?

Je suis membre de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, comme plusieurs collègues de cette commission et notamment notre président Christian Cambon ; ces sujets nous intéressent particulièrement. Comme le rappelait Emmanuel Macron, de premières sanctions ont été prises en décembre 2020. Durant le dernier Conseil européen de décembre, les vingt-sept pays européens ont mandaté le Haut représentant Josep Borrell pour travailler sur un rapport sur l'état des relations entre l'Union européenne et la Turquie, à présenter au prochain sommet de mars en vue d'éventuelles nouvelles sanctions. La France cherche à convaincre ses partenaires de l'OTAN, ce qui n'est pas toujours aisé. C'est néanmoins dans ce processus construit, profond et de long terme que nous nous inscrivons tous aujourd'hui. Le Secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a lancé des pourparlers techniques. Comment percevez-vous l'avancée de ces négociations ?

Pour conclure, c'est avec une très grande satisfaction que nous avons appris la participation très prochaine de forces spéciales grecques à la Force Takuba au Sahel. Comme l'a relevé votre ministre de la défense, les États européens ont un intérêt commun à la stabilité au Sahel et au renforcement de la sécurité dans la région.

M. Konstantinos Gioulekas. - Je vous remercie beaucoup, Madame la Sénatrice, d'avoir tenu ces propos. Pour ce qui concerne les problèmes auxquels la Grèce a dû dernièrement faire face, on se rend de plus en plus compte qu'il ne s'agit pas tant de problèmes entre la Grèce et la Turquie que de problèmes entre l'Europe et la Turquie. L'an dernier, à peu près à la même période, il y avait eu aux frontières terrestres de la Grèce une tentative d'incursion de la part des forces turques en instrumentalisant les migrants et les demandeurs d'asile. Elle n'aurait pas dû être considérée comme une incursion au-delà des frontières de la Grèce, mais bel et bien comme une incursion au-delà des frontières de l'Union européenne. Nous devons en être conscients - et ce fut d'ailleurs le cas lorsque certains représentants de l'Union européenne se sont rendus sur place avec le Premier ministre, M. Mitsotákis.

Je donne maintenant la parole à Georgios Mylonakis, qui s'exprimera au nom du parti Elliniki Lysi.

M. Georgios Mylonakis. - Au nom de mes collègues et de notre président, nous adressons nos remerciements et nos salutations les plus chaleureuses aux représentants du Sénat français. Il est vrai que nos relations sur le plan diplomatique, mais également sur le plan de la défense, sont excellentes, et nous pensons qu'elles seront renforcées sur des thématiques très importantes qui nous préoccupent : l'immigration clandestine, la tentative d'islamisation de notre pays utilisé comme porte d'entrée et, comme le président Gioulekas l'a rappelé, l'instrumentalisation par le président turc de cette immigration. Celui-ci a tenté de faire passer des milliers de migrants, des milliers d'islamistes qui provenaient des quatre coins du monde sans que nous sachions qui ils étaient. Il a essayé de les faire passer par la frontière qui se trouve le long du fleuve Evros.

Or, comme nous le disions, le problème de la Grèce est bien le problème de l'Europe. En ce moment, personne ne sait combien de centaines ou de milliers de ces personnes se trouvent dans notre pays. D'ici quelques temps, lorsque rouvriront en particulier les frontières terrestres du Nord du pays, on risquera d'être de nouveau confrontés à des attaques terroristes. Vous connaissez bien la question, puisque vous l'avez ressentie jusque dans votre chair. Votre aide et votre contribution immédiate sont tout à fait précieuses. Notre pays a besoin des Rafale, et nous pensons que nous allons développer davantage notre coopération avec les sous-marins et d'autres fleurons de l'industrie française. De notre côté, nous ferons tous les efforts possibles pour développer une bonne industrie de défense, ce dont nous sommes tout à fait capables.

Enfin, j'estime aussi que nous devrions insister auprès de nos gouvernements respectifs pour que l'accord de coopération soit signé.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, cher collègue, de ces propos. Nos points de vue convergent tout à fait sur l'analyse qui a été faite par le président Gioulekas et vous-même, à savoir que les difficultés résident entre la Turquie et l'Europe toute entière. Les évènements récents l'ont montré. La difficulté est que tous les pays européens ne réagissent pas de la même manière vis-à-vis de la Turquie parce que, pour des raisons qui leur sont propres, ils ne sont pas toujours aussi fermes que ce que nous souhaiterions. En ce qui concerne la France et la Grèce, nous restons bien évidemment vigilants et notre politique de coopération en matière de défense est essentielle. Nous serons particulièrement heureux que cette coopération se développe de manière équilibrée, car la Grèce, et singulièrement son industrie, doit aussi pouvoir trouver tous les avantages qui peuvent en être attendus. Pour notre part, nous y veillerons.

Je vais maintenant donner la parole à André Guiol, qui représente le rassemblement démocratique, social et européen. Il a le privilège d'être sénateur du Var, un département du Sud de la France qui partage avec vous les rivages de la Méditerranée.

M. André Guiol. - Chers collègues parlementaires grecs et français, toutes nos populations souffrent, d'abord sur le plan économique, puis aujourd'hui sur le plan sanitaire. Ni la France, ni la Grèce ne sont épargnées. Dans ce contexte, nos concitoyens ont tendance à être très critiques vis-à-vis de leurs dirigeants, de leurs gouvernements, de leurs parlements et bien sûr de l'Union européenne. Nous sommes tous encore sous le coup du Brexit et la montée en puissance des nationalismes. Face à cette situation, quel est l'état d'esprit de la population grecque vis-à-vis de l'Europe, étant rappelé que nous sommes très attachés à la construction européenne ?

M. Konstantinos Gioulekas. - Mme Sofia Sakorafa va prendre la parole, au nom du parti MeRA25.

Mme Sofia Sakorafa. - Au nom de mon parti, je veux saluer les membres de la commission du Sénat. Je veux ici souligner que l'histoire de nos relations fait naître énormément d'attentes et d'espoirs. Concernant les accords et les ventes de la France, la Grèce figure parmi ses priorités. Il conviendra que chaque accord prévoie la participation des unités industrielles grecques.

Nous savons bien que notre voisin viole régulièrement le droit international et qu'il essaie de renforcer l'islam extrémiste. L'agressivité de la Turquie a des racines qui vont plus loin que des questions de forage. Elle cherche à camoufler sa tendance à opprimer la voix de son peuple, sans que cela ne fasse jamais l'objet d'une réaction claire et vive - comme ailleurs avec les Palestiniens. Nous savons que c'est en période de crise que les rapports sont mis à l'épreuve.

Je pense notamment à ce qui s'est passé en 2015, on avait alors le sentiment que même la France nous avait oublié. M. Varoufákis l'avait d'ailleurs évoqué, et la France lui avait répondu qu'elle n'était plus ce qu'elle était... C'est pour nous l'objet d'un véritable questionnement. La Grèce a été la victime d'une politique européenne qui visait principalement à sauver les banques allemandes, mais aussi les banques françaises.

L'Union européenne dont nous sommes membres est, compte tenu de l'importance de l'Allemagne, une union inégale. Il est absolument indispensable que la France, qui est membre du Conseil de sécurité de l'OTAN et qui est également une puissance nucléaire, soit à la hauteur de son devoir.

M. Christian Cambon, président. - Pour en terminer avec l'expression de nos groupes présents ou qui ont souhaité s'exprimer, je passe la parole à M. Guillaume Gontard, sénateur de l'Isère, président du groupe Écologiste, Solidarité et Territoires.

M. Guillaume Gontard. - Je salue nos collègues grecs et me félicite, au nom de mon groupe, de ces échanges et de l'organisation de cette réunion. Il a été rappelé à de multiples reprises que la Grèce, par sa situation, est particulièrement concernée par les questions migratoires et le règlement de Dublin. La présidente de la Commission européenne, en septembre dernier, a souhaité que ce règlement soit bientôt aboli au profit d'un nouveau pacte migratoire, un nouveau système européen de gouvernance de la migration, avec notamment des structures communes pour l'asile et la prise en charge des migrants et un mécanisme de solidarité beaucoup plus fort. J'aimerais savoir comment nos collègues grecs jugent cette initiative et cette perspective de réforme du règlement de Dublin.

Par ailleurs, l'incendie du camp de Moria à Lesbos a été assez dramatique, et un accord avec Bruxelles et Athènes pour construire un nouveau camp a été conclu. J'aimerais savoir où nous en sommes et, plus généralement, comment nos collègues abordent ces accords à l'échelle européenne pour renforcer la solidarité entre les pays sur cette question des migrants.

M. Konstantinos Gioulekas. - L'ancien ministre et député de Nouvelle Démocratie, M. Koumoutsakos, va maintenant intervenir. Je pense qu'il pourra apporter un certain nombre d'éléments de réponse aux dernières questions, car il était chargé du portefeuille de l'immigration.

M. Georgios Koumoutsakos. - Je ne reviendrai pas sur la relation stratégique entre la France et la Grèce. Je vais parler de l'amitié de longue date qui nous lie, nous sommes tous guidés par cette boussole. J'appartiens à la génération de l'après-dictature, de la démocratie, à cette génération qui a été nourrie par l'exemple de notre ancien président qui, avec M. Giscard d'Estaing, a pu faire de la Grèce un membre à part entière de l'Union européenne. J'adhère donc pleinement au slogan « Grèce - France - Alliance ». Je perçois ainsi mes orientations comme guidée par des questions culturelles et d'histoire européenne.

Notre amitié plonge ses racines dans les années 1970. En 1975, la Grèce a accueilli une grande personnalité française amie de la Grèce, et c'était précisément à une époque où il y avait de très nombreux problèmes avec la Turquie en raison, justement, de l'invasion de l'armée turque à Chypre. La présence de M. Giscard d'Estaing a alors marqué cette solidarité. Presque cinquante ans plus tard, ce geste de solidarité a été réitéré par la France devant les provocations de la Turquie et les tensions que celle-ci a engendrées en Méditerranée orientale.

Nous ne sommes pas ingrats, et avons signé l'accord d'acquisition des Rafale. La signature de ce contrat est importante, y compris sur le plan politique : c'est une décision franco-hellénique en faveur de la stabilité dans la région de la Méditerranée. D'ailleurs, le jour où cet accord a été signé était le jour de l'ouverture du nouveau cycle de discussions exploratoires avec la Turquie.

Je le répète : nous ne sommes pas ingrats, vous pouvez considérer la Grèce comme un allié, et le peuple grec se considère comme tel vis-à-vis du peuple français. Cette alliance et cette amitié doivent couvrir de nombreuses facettes : le tourisme, la culture, les questions d'immigration. Ainsi, monsieur le président, il est temps, selon moi, que l'amitié stratégique entre la Grèce et la France prenne un tour plus officiel, avec par exemple des canaux de communication privilégiés entre nos ministères. Ce sont aujourd'hui les secrétaires généraux respectifs des ministères des Affaires étrangères qui suivent nos relations, mais je pense qu'au regard de l'enracinement de notre amitié, il faudrait en renforcer l'expression au niveau institutionnel.

Un mot à propos de l'immigration : il y a à peu près un an, nous nous sommes prononcés sur un programme en six points. Il était clairement établi que la France était prête à accueillir 900 mineurs soit non accompagnés, soit en difficultés familiales -  voilà une autre expression de solidarité.

Je voudrais conclure sur le bicentenaire de notre indépendance et de la création de l'État grec moderne que nous allons fêter. Il serait peut-être intéressant de prévoir pour le mois de mars une réunion entre nos commissions respectives avec pour thématique la liberté. C'est un pilier de notre identité, aujourd'hui et demain. Je pourrais encore parler longtemps, mais je peux aussi me résumer en six mots : Vivre la Grèce ! Vice la France !

M. Christian Cambon, président. - M. le président, mes chers collègues, nous arrivons au terme de cette rencontre. Je crois qu'elle a amplement démontré toute son utilité. En effet, nous avons pu, de part et d'autre, réaffirmer les liens historiques et de coeur qui nous réunissent, France et Grèce. Nous avons pu souligner le renforcement de ces liens en matière de défense et de politique extérieure. Il est toujours utile de partager des analyses stratégiques avant d'aborder les mesures opérationnelles. Là encore, notre vision de la relation avec la Turquie et avec tout l'environnement de la Méditerranée orientale et de la Méditerranée en général - une mer pas toujours aussi pacifique que nous le souhaiterions - a montré amplement que cette relation entre nos deux parlements était particulièrement importante.

Nous l'avons dit à plusieurs reprises : à côté de nos gouvernements, il y a les parlements. Ils doivent contribuer à l'expression de ces valeurs auxquelles nous sommes très attachés et nous devons être, par notre mission même de contrôleurs de l'action du Gouvernement, les gardiens vigilants de ces combats que nous menons ensemble.

Je voudrais vous exprimer à nouveau, cher président, notre reconnaissance. Vous aviez souhaité cette rencontre ; si les circonstances sanitaires l'avaient permis, elle aurait pu revêtir une forme un peu plus conviviale, mais je pense qu'à travers nos propos, nous avons ressenti cette volonté de travailler ensemble. C'est à nous, présidents, qu'il reviendra de mettre en forme et de poursuivre ce travail : ce n'est pas ici une rencontre ponctuelle qui se perdra dans les sables, mais une coopération tout à fait exemplaire qui se met en place.

Je peux dire que, de notre côté, c'est quasiment la première fois que nous tenons une réunion de commission à commission en visioconférence -  nous organisons très souvent des rencontres de ce type, mais avec des délégations. J'imagine que l'on pourra prochainement resserrer l'objectif de ces réunions pour travailler sur des thèmes plus précis qui nous permettront d'aller plus loin, que ce soit en termes de coopération, de défense, d'immigration, mais aussi de valeurs, telles qu'elles ont pu être évoquées de chaque côté de ces écrans.

Nous avons été très touchés - je m'exprime là au nom du président du Sénat, Gérard Larcher - par les termes particulièrement forts que vous avez utilisés pour parler de l'amitié et de l'union entre la France et la Grèce, et vous adressons nos plus sincères remerciements pour votre participation.

M. Konstantinos Gioulekas. - M. le président, nous tenons nous aussi à remercier tous les membres de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat français. Je dois également présenter mes excuses auprès de collègues grecs qui auraient voulu intervenir, un souci technique du côté du Parlement hellénique en début de réunion nous ayant privé de la possibilité de faire droit à toutes les demandes d'interventions.

Vous avez parlé, M. le président, de rapprochement. Effectivement, je pense que nous pourrions prévoir des réunions similaires en ayant une définition plus ciblée encore des questions que nous aimerions aborder, sans préjudice de l'excellente coopération qui existe entre nos pays. Je voudrais réitérer l'invitation du président de notre Parlement, M. Konstantinos Tasoulas, à venir nous rendre visite. Lors d'une telle visite, nous pourrions recevoir les membres de votre commission, ce qui nous permettrait d'avoir des échanges en présentiel. Bien entendu, je pense qu'il est clair que nous devons réagir de manière déterminée aux provocations qui s'adressent, non pas uniquement à la Grèce ou à Chypre, mais à l'ensemble de l'Union européenne, dont la France et la Grèce figurent parmi les membres les plus anciens. Les valeurs qui fondent l'Union européenne nous permettront d'aller de l'avant. Dans l'attente d'une nouvelle rencontre, une fois encore, nous vous remercions de cet échange, de vos prises de position et de votre amitié vis-à-vis de notre pays.

M. Christian Cambon, président. - Nous serons de tout coeur avec vous pour cette belle célébration du bicentenaire, en attendant de vous retrouver par visioconférence. Pour nos rencontres ultérieures, espérons que les vaccins qui se mettent difficilement en place en Europe permettront de se déplacer. Vive l'amitié entre nos deux assemblées, vive l'amitié entre la France et la Grèce !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 3 février 2021

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Audition de M. Ali Dolamari, représentant du Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, j'ai le plaisir d'accueillir en votre nom M. Ali Dolamari, Représentant à Paris du Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak.

Monsieur le Représentant, nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette audition. Dans une région bouleversée par les crises successives et dans un pays très durement éprouvé, le Kurdistan d'Irak constitue une zone de stabilité. Naturellement, comme le reste de la région, vous avez dû faire face à la barbarie jihadiste de l'État islamique. Nous savons quelle a été votre contribution pour lutter contre cette menace. Nous savons aussi comment le Kurdistan a accueilli une partie des minorités persécutées, Yézidis et Chrétiens, notamment.

Dans ce contexte très difficile, il y a de nombreux points sur lesquels nous sommes très désireux de connaître votre analyse. Je n'en citerai que quelques-uns, puis nous aurons l'occasion d'aborder les autres avec les questions de nos collègues.

Tout d'abord, je voudrais vous demander quel regard vous portez sur la situation actuelle de l'Irak. Jusqu'à récemment, nous avions coutume de dire que, dans un Moyen-Orient en crise, l'Irak était peut-être un des pays où il y avait un vrai espoir de paix et de redressement. Mais ces derniers mois, le pays a de nouveau été confronté à la difficulté d'avoir un gouvernement central stable et, malheureusement, à un regain d'activité du terrorisme jihadiste. Plus globalement, comment évaluez-vous la situation en Irak, et plus spécifiquement le niveau de la menace jihadiste aujourd'hui ?

Nous voudrions également savoir comment se porte, selon vous, la relation entre Erbil, capitale du Kurdistan irakien, et Bagdad.

Et enfin, comment les autorités du Gouvernement régional analysent-elles l'action des grands voisins, Iran et Turquie, et les facteurs de déstabilisation qu'ils amènent dans la région.

Cette audition est l'occasion de témoigner à nos amis kurdes, qui nous ont tellement aidés pendant la période récente, notre reconnaissance, notre amitié et notre soutien.

M. Ali Dolarami, représentant du Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak. - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je tiens tout d'abord à remercier Christian Cambon, Président de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées et le Sénat de cette audition. Merci de votre présence aujourd'hui pour cette audition consacrée à la région du Kurdistan irakien.

Le soulèvement du printemps 1991 a permis aux Kurdes d'Irak d'avoir une région autonome grâce à la résolution 688 des Nations Unies, suite à l'initiative de la France. Après la chute de Saddam Hussein en avril 2003, la nouvelle constitution irakienne permit l'établissement de la région fédérale du Kurdistan. Le Kurdistan d'Irak obtint donc à cette période le droit légal de s'auto-administrer. Le pays commence à reconnaître assez timidement l'identité spécifique et l'autonomie du peuple kurde.

Les Kurdes représentent approximativement 20 à 25 % de la population totale du pays c'est-à-dire 5 à 6 millions et demi d'habitants. État fédéral depuis 2005, l'Irak reconnaît officiellement dans sa Constitution la « Région du Kurdistan » en tant que région fédérée et accepte l'existence d'un gouvernement régional autonome pour les Kurdes d'Irak, fonctionnant sous le régime d'une démocratie parlementaire.

La région du Kurdistan irakien comprend différents partis politiques qui reflètent la diversité des peuples qui y vivent : Chaldéens, Assyriens, Turkmènes, Kurdes de confession musulmane, Yézidis et d'autres composantes. Ils tendent à vivre ensemble dans un climat de tolérance et de compréhension mutuelle. Depuis mars 2003, on n'a déploré dans les zones administrées par le Gouvernement régional du Kurdistan aucune victime parmi les soldats de la coalition internationale, ni aucun enlèvement d'étranger.

Depuis mai 2014, Le Kurdistan irakien traverse une grave crise économique, politique et militaire. La baisse des prix mondiaux du pétrole, l'effort de guerre contre Daesh et l'accueil de déplacés et réfugiés, les coupes sur le budget de la région par le gouvernement central irakien, ont provoqué une importante récession de l'économie locale. Afin de faire face à cette crise, le Gouvernement régional a lancé plusieurs chantiers de réformes économiques et de restructuration de son administration dont les effets seront visibles à moyen terme.

En ce qui concerne la crise des réfugiés et des personnes déplacées, on compte aujourd'hui plus de 950 000 réfugiés et déplacés internes dans la région du Kurdistan. Nous avons connu un pic en 2015 de 1,5 million à 1,8 million de déplacés internes et de réfugiés, dont une majorité de Syriens. Environ 130 000 réfugiés kurdes de Turquie et d'Iran sont au Kurdistan d'Irak depuis 1991. La majorité des réfugiés déplacés vivent dans les villes avec une carte de résident et sont répartis, à hauteur de 40 %, dans 36 camps sur le territoire du Kurdistan. Cette crise a coûté environ 900 millions de dollars par an au Gouvernement kurde, qui les finance sur son propre budget, épaulé par les Nations unies et environ 200 ONG, mais sans aucune aide du gouvernement irakien.

Si l'on s'attache à la situation économique, le Gouvernement régional du Kurdistan a investi depuis 2006 un peu plus de 50 milliards de dollars dans différents secteurs. Mais force est de constater que depuis la chute du prix du baril de pétrole, la guerre contre l'État islamique, et l'afflux de réfugiés, la situation est beaucoup plus compliquée. Par ailleurs, la crise du coronavirus a des effets aussi graves que dans les autres pays du monde. La majorité des importations vers le Kurdistan et le reste de l'Irak passe par la Turquie, mais les portes d'entrée depuis l'Iran sont aussi très actives.

Aujourd'hui les premiers investisseurs directs de la région sont les Émirats Arabes Unis avec 3,3 milliards de dollars, suivis de la Turquie avec 1,9 milliard de dollars. Malheureusement, malgré la forte francophilie des autorités et du peuple kurde, les investissements français représentent moins de 3 % du total.

Malgré le contexte global, le tourisme constitue une manne économique importante avec plus de 3 millions de visiteurs en 2019, provenant des autres régions de l'Irak, mais aussi des pays voisins. Une loi d'investissement très favorable a par ailleurs été mise en place depuis 2010.

Si l'on considère la situation politique actuelle de la région du Kurdistan, la majorité de l'opposition irakienne y habitait avant 2003. Dans les deux conférences de l'opposition irakienne de 2002 à Londres et de 2003 à Erbil, tous les partis politiques irakiens étaient d'accord sur un Irak fédéral, pluraliste et démocratique.

La région du Kurdistan a joué un rôle crucial pour mettre en oeuvre la nouvelle administration irakienne et consolider son armée après la chute de Saddam Hussein en 2003. Malheureusement, 17 ans après la création du nouvel Irak, nous constatons que le pays se dirige vers le totalitarisme et le confessionnalisme à dominante chiite.

L'Irak actuel ne respecte plus la constitution irakienne qui a été ratifiée par 80 % de la population en 2005 et a tendance à négliger certaines composantes de la population, dont les Sunnites et les Kurdes, ainsi qu'à concentrer les pouvoirs entre certaines mains.

Nous voyons que depuis 2014 les leaders irakiens essaient sérieusement d'affaiblir la région du Kurdistan économiquement, politiquement et militairement. En février 2014, l'ex-Premier ministre Nouri al-Maliki a coupé le budget du Kurdistan sans raison légale et a écarté les Kurdes de l'administration gouvernementale et militaire irakienne.

Après le référendum de 2017, l'ancien Premier ministre Haïdar al-Abadi a attaqué les Kurdes avec les armes de la coalition internationale. Nous rappelons que ce référendum démocratique n'était que l'illustration de la volonté pacifique du peuple kurde.

Le gouvernement irakien a déployé des efforts pour supprimer les structures du Gouvernement régional du Kurdistan et a dans le même temps modifié ses éléments de langage en évitant le mot « Kurdistan » dans les communiqués officiels, lui préférant le terme de « nord de l'Irak ». Un embargo très dur a été placé sur la région, et les aéroports internationaux ont été fermés pendant plusieurs mois après le référendum de 2017.

La situation actuelle irakienne est très préoccupante et le gouvernement du nouveau Premier ministre, Mustafa al-Kadhimi, que nous soutenons, souhaite rétablir une bonne relation entre les composantes irakiennes. Il se heurte malheureusement à des forces contraires et une grande partie du pouvoir reste entre les mains d'autres leaders politiques irakiens, sous influence étrangère. Aujourd'hui la région du Kurdistan est un centre pour la stabilité de l'ensemble de la région et un refuge pour les autres composantes recherchant la paix et la stabilité.

Les milices qui se sont créés dès 2003, se sont formées en groupes militaires religieux avec l'arrivée de Daesh en 2014. Le leader religieux chiite Ali al-Sistani créa, via une fatwa, les groupes Hashd al-Shaabi pour combattre l'État islamique. Ces groupes ont joué un rôle essentiel dans la guerre contre Daesh.

Nous constatons aujourd'hui que ces groupes sont intégrés à l'armée irakienne, mais ils ne se soumettent pas aux ordres du gouvernement irakien dont ils bénéficient du budget et des équipements. Ces groupes se montrent belliqueux vis-à-vis des autres composantes irakiennes. Les milices Asaib Ahl al-Haq, Nojaba et Hezbollah appellent même à la soumission des Kurdes sous leur autorité. Ces groupent chassent les Kurdes, Yézidis, Chrétiens et d'autres composantes dans les zones contestées et les spolient de leurs biens. Ils exigent que leurs lieux de culte soient construits dans les régions sunnite, yézidi et kurde.

Considérant les relations entre Bagdad et Erbil, la Région du Kurdistan souhaite depuis le début un accord avec Bagdad dans le respect des principes de la constitution irakienne afin de travailler ensemble pour bâtir le nouvel Irak. Les menaces terroristes sont encore présentes. On a dénombré en 2020 près de 950 attaques de Daesh dans les zones contestées, tuant plus de 1 200 civils.

Pour ce faire, plusieurs délégations kurdes se sont rendues à Bagdad afin de trouver un consensus sur plusieurs sujets de désaccord entre les deux gouvernements. Malheureusement, les résultats sont souvent négatifs. Certains responsables à Bagdad préférant gagner du temps, pensant ainsi affaiblir la Région du Kurdistan, surtout au niveau économique. Un accord entre Bagdad et Erbil permettrait un développement primordial pour l'ensemble de l'Irak et deviendrait un facteur essentiel pour la stabilité du pays.

Même si le gouvernement central n'accorde que 5 % du budget au lieu des 17 % prévus par la Constitution, la région du Kurdistan continue d'afficher une stabilité et met en place des réformes pour développer ses secteurs économiques. En comparaison, le reste de l'Irak souffre encore malheureusement de lacunes en matière de développement et de sécurité.

Il y a trois mois, un accord a été signé entre Bagdad et Erbil sous l'égide de la mission d'assistance pour l'Irak (UNAMI) pour résoudre les problèmes dans le district de Sinjar et nous soutenons fortement cet accord. Mais nous constatons que le gouvernement irakien peine à l'appliquer. Les milices des Hashd al-Shaabi et le PKK sont toujours présents, tandis que 80 % de la population de Sinjar sont encore réfugiés dans la région du Kurdistan. Nous appelons tous les acteurs à respecter cet accord afin de permettre un retour des populations dans un climat de sécurité.

Pour ce qui est de la situation politique actuelle, le Gouvernement régional du Kurdistan souhaite que tous les différends avec le gouvernement de Bagdad soient résolus par le biais de la coopération, en accord avec la constitution irakienne. Il est inquiet de voir l'émergence de groupes et de comportements dangereux représentant une véritable menace pour la paix et la sécurité en Irak. Il soutient le gouvernement central de Bagdad ainsi que la commission électorale qui a pour mission d'organiser le scrutin à venir.

Le Gouvernement régional estime que certains pays ne respectent pas le principe de non-ingérence et interfèrent dans les affaires internes de l'Irak. Il s'inquiète des tentatives de sabotage du pouvoir irakien, qui entraînent l'affaiblissement du pays entier et se rendent complices de violations en tous genres. Il souhaite approfondir sa coopération avec les pays de la communauté internationale dans les domaines économique, social, culturel, diplomatique ainsi que dans la lutte contre le terrorisme.

Le Gouvernement régional accorde une grande importance aux relations d'amitié et de fraternité qui le lient aux pays voisins et aux autres pays. Il espère développer davantage ces relations autour d'intérêts communs. Il attend de la communauté internationale qu'elle le soutienne dans son grand projet de loi de réforme visant à moderniser la région du Kurdistan et l'Irak, à enraciner une véritable culture démocratique, ainsi qu'à permettre la liberté des échanges.

Le Gouvernement régional croit profondément à la coexistence pacifique et à la culture de la tolérance. La région du Kurdistan, qui abrite différents groupes ethniques et religieux, compte demeurer un berceau de paix et de stabilité.

Le Gouvernement régional est reconnaissant envers tous les acteurs qui l'ont aidé dans la lutte contre Daesh, et plus spécialement envers la France qui a joué un rôle important dans cette guerre. Il se souvient du geste du Président de la République française, Emmanuel Macron, après le référendum de 2017, alors que la région était soumise à un embargo diplomatique et politique. Il souhaite une union de tous pour battre Daesh, qui représente une menace non seulement pour la région, mais aussi pour le reste du monde.

Le gouvernement régional est confronté, comme beaucoup d'autres, à la crise sanitaire liée à la Covid-19. Les ministres de la santé et de l'intérieur, ainsi que toutes les autorités compétentes mettent tout en oeuvre afin de limiter la propagation du virus. Les résultats sont assez satisfaisants au regard des mesures prises. La population est appelée à continuer à respecter les consignes sanitaires.

La région du Kurdistan est fortement impactée par la situation liée au coronavirus. Les échanges commerciaux s'en trouvent affaiblis, mais le gouvernement tente d'assurer la continuité des services publics et de poursuivre les projets qu'il a entrepris avant le début de cette pandémie. Il fait son possible pour limiter les conséquences néfastes de la pandémie sur les secteurs de l'industrie, de l'agriculture et du tourisme.

Notre gouvernement mène aussi une politique basée sur la négociation et le dialogue en vue de trouver une solution d'ensemble pour les Kurdes qui vivent en Turquie, en Iran et en Syrie.

M. Gilbert Roger. - Qu'attendez-vous de l'élection de Joe Biden ? Pensez-vous que les États-Unis puissent reconnaître et soutenir les institutions du Kurdistan occidental, le Rojava? La nouvelle administration américaine peut-elle favoriser la reprise des discussions entre la Turquie et le PKK ?

Mme Nicole Duranton. - Présidente actuelle du groupe d'amitié France-Irak, je m'y suis rendue en novembre 2016 avec mon prédécesseur Bernard Cazeau. À l'époque, la présence de la coalition menée par les États-Unis rendait possible l'existence d'une contribution financière stable. Aujourd'hui le budget est en cours d'examen et fait l'objet de négociations intenses sur deux sujets : d'une part, le nombre réel de Peshmergas, auxquels Bagdad doit apporter une contribution pleine et entière, puisque les États-Unis n'y contribuent plus ; d'autre part le pétrole, Bagdad faisant pression pour augmenter le quota de barils que doit lui fournir le Kurdistan irakien, ce qui contribue à l'appauvrir, le pétrole représentant 80 % du budget des deux entités. Quel est l'état de ces négociations ? Pensez-vous, Monsieur l'Ambassadeur, qu'il soit possible de résoudre cette question budgétaire de manière pérenne, sans passer par ce système de quotas de barils ?

D'autre part, la Turquie s'est introduite dans le territoire kurde à l'occasion d'une opération contre le PKK. Puis le ministre de la défense turc est venu à Erbil négocier avec le Kurdistan irakien pour que des décisions plus fermes soient prises à l'encontre du PKK. L'opération en question a fait des morts civils, ainsi que parmi les gardes-frontière irakiens. Quelle est la position officielle du Kurdistan irakien au sujet des agissements turcs ?

Enfin, l'Iran exprime régulièrement, par la voix des députés acquis à sa cause, une volonté d'ingérence dans ces négociations. Compte tenu de cette présence iranienne en Irak et de ses enjeux pour la stabilité régionale, l'Irak peut-il devenir un nouveau terrain d'entente entre l'Iran et la nouvelle administration Biden ? L'Iran va-t-il au contraire s'enhardir et pousser ses pions pour monnayer sa capacité de nuisance face aux Américains ?

M. Jacques Le Nay. - Pensez-vous, Monsieur l'Ambassadeur, que la crise sanitaire de la Covid-19 va accélérer le retrait des troupes françaises, et celui des troupes américaines annoncé à l'automne et effectué au mois de janvier ? Pensez-vous que le retrait des troupes occidentales marque une perte d'intérêt pour la lutte contre le terrorisme dans la région, alors que la pandémie et d'autres crises ailleurs dans le monde occupent aujourd'hui ces pays ?

Vous évoluez dans une région qui cristallise de nombreux enjeux. Aussi, nombreux sont les pays qui multiplient leurs investissements au Kurdistan, notamment dans le domaine pétrolier, comme vous l'avez indiqué. Considérez-vous cet attrait comme une chance ou bien comme un frein à la diversification de votre économie, telle que l'envisage votre gouvernement, notamment dans le secteur de l'agriculture, de l'industrie et du tourisme ?

Mme Michelle Gréaume. - La France entretient des liens d'amitié profonds et anciens avec le Kurdistan irakien. Elle prête ainsi une attention particulière à l'évolution de la situation. Surtout, la France partage des valeurs essentielles avec les Kurdes : la démocratie, l'égalité entre les femmes et les hommes ou encore le respect des minorités.

C'est pourquoi la France s'inquiète des tensions récentes ayant eu lieu à Takiya. Les inquiétudes des populations locales se sont cristallisées avec des manifestations qui ont jusqu'ici été réprimées. Ces tensions ne sont pas nouvelles, mais elles ont regagné en intensité et ce sont avant tout les civils qui en paient les conséquences. Ainsi l'ONG « Christian Peacemaker Teams » a compté 97 morts et plusieurs centaines de blessés depuis 2015. En parallèle, 126 villages sont aujourd'hui fantômes et 500 autres pourraient connaître le même sort. Si les tensions continuent de s'accroître, les divisions politiques risquent de s'accroître également. Comment le Gouvernement régional du Kurdistan espère-t-il apaiser ces tensions ? Une nouvelle fragmentation politique du peuple kurde n'est-elle pas à craindre ?

M. Pascal Allizard. - Comment percevez-vous l'action de la Russie au Levant ?

M. Ali Dolamari. - Nous nous félicitons de l'élection de Joe Biden, qui connaît très bien la région et s'est rendu 13 fois à Bagdad et Erbil. Il entretient de bonnes relations avec les leaders irakiens et les leaders kurdes et est entouré de personnes qui connaissent bien la région. C'est important, car si nous avions aussi de bonnes relations avec la présidence Trump, les membres de l'administration qui travaillaient au Moyen-Orient, et particulièrement en Irak et en Syrie ne connaissaient pas, ou mal, notre région. Les Américains ont commis l'erreur d'envoyer à Badgad après la chute de Saddam Hussein en 2003 un représentant qui, ignorant tout de cette région, a décidé de démanteler brutalement l'armée irakienne, ce qui a conduit à un véritable chaos. Nous espérons qu'avec l'arrivée de Joe Biden une solution d'ensemble pourra être trouvée pour le Moyen-Orient.

La situation du Rojava et des Kurdes de Syrie est spécifique. Elle restera bloquée tant que la communauté internationale échouera, comme c'est le cas depuis deux ans, à trouver une solution d'ensemble pour la Syrie. Le retrait des Américains d'Irak et de Syrie serait une catastrophe pour la région.

S'agissant de la situation entre la Turquie et le PKK, le processus de paix initié en 2015 a échoué. Nous négocions depuis avec la Turquie, qui est membre de l'OTAN et dotée d'une armée très puissante, pour préserver les droits du peuple kurde, comme avec tous les pays dans lesquels ils vivent, dont la Syrie. Le ministre de la défense turc s'est rendu il y a deux semaines à Erbil et à Bagdad pour trouver une solution et appliquer l'accord de Sinjar. Le soutien de la communauté internationale est nécessaire. Je vous rappelle que les Yézidis qui vivent dans la région de Sinjar, une ville située à la frontière de la Syrie, de l'Irak et de la Turquie, ont subi un génocide de la part de l'État islamique en 2014. L'accord de Sinjar est exemplaire pour le règlement de l'ensemble des problèmes qui existent entre Badgad et Erbil sur les zones contestées. Il est donc essentiel pour la stabilité de l'Irak.

Pour ce qui est du budget, il n'y aurait aucune difficulté si l'Irak respectait la constitution, dont les articles 211 et 212 octroient à chaque région le droit d'exporter leur pétrole. Le problème est que le gouvernement de Mustafa al-Kazimi, que nous soutenons, est privé du pouvoir effectif par d'autres leaders irakiens, au point que l'on parle d'un « double gouvernement ». L'un de ces leaders a récemment déclaré que Kurdes et Sunnites devaient désormais obéir aux Chiites... C'est très inquiétant.

On nous accuse de vendre du pétrole via la Turquie sans passer par Bagdad, mais nous y avons été contraints, quatre mois après que l'ancien premier ministre Nouri Al-Maliki eut supprimé le budget du Kurdistan sans aucun prétexte, pour subvenir aux besoins de notre peuple. Nous sommes aujourd'hui favorables à la recherche d'une solution sur les revenus pétroliers avec le gouvernement irakien.

Alors que l'Irak exporte environ 4,5 millions de barils de pétrole, seuls 3,5 millions de barils alimentent le budget irakien, sans que l'on sache à quoi est utilisée la quantité manquante. On accuse les Kurdes de vendre 450 000 barils, alors que les besoins propres du Kurdistan s'élèvent à 250 000 barils, mais nous sommes prêts à restituer la totalité du pétrole si on nous verse les 17 % du budget irakien qu'attribue la constitution au Kurdistan. Sinon comment couvrir les besoins de nos 5,5 millions d'habitants, auxquels s'ajoute 1,5 million de réfugiés, sachant que l'on ne nous verse aucune aide ?

Il est à noter que le gouvernement irakien n'équipe ni ne forme les Peshmergas, alors qu'ils font partie depuis 2005, toujours selon la constitution, de l'armée irakienne. Il n'a rien versé pour eux depuis trois ans, alors que ces combattants ont mené la guerre contre Daesh, au prix de 1 800 martyrs et plus de 10 000 blessés. Les Américains ont un peu financé les Peshmergas, mais pas de façon suffisante, avant de cesser leurs concours. On ne peut qu'espérer que l'arrivée de Joe Biden au pouvoir permettra de relancer le soutien à ces troupes, alors que la menace de Daesh persiste.

Le fait que le Kurdistan soit un lieu de stabilité et de bonne cohabitation des communautés explique le nombre de réfugiés chrétiens qui s'y trouvent, mais aussi le fait que la majorité des familles des dirigeants irakiens ont des maisons et viennent passer leurs vacances à Erbil, qui n'était qu'une petite ville sans infrastructures en 2003, en raison des troubles régnant à Bagdad et Mossoul. On a ainsi dénombré 3 millions de visiteurs en 2020.

Malgré le génocide des Kurdes perpétré par le gouvernement irakien en 1988, qui a fait 200 000 morts et fait disparaître 5 000 villages, nous n'avons jamais exercé de vengeance, malgré le fait que 12 000 soldats irakiens aient été fait prisonniers par les Peshmergas en 1991. Ils sont rentrés chez eux sains et saufs.

Heureusement, il n'a pas de guerre entre Kurdes et Arabes. Et nous avons la même volonté de paix avec les Turques et les Iraniens. Encore faut-il que la communauté internationale empêche nos voisins de s'immiscer dans nos affaires intérieures. Nous ne pouvons accepter que l'Iran utilise notre territoire pour attaquer la Turquie, obligeant l'évacuation de 400 villages à cause des bombardements. À cet égard, le processus de 2015 était la meilleure solution pour que le PKK et les autres acteurs reprennent le dialogue avec Ankara. À nos yeux, 2 ans de négociation c'est toujours mieux que 2 jours de guerre.

Force est de constater que 100 ans après sa signature, le traité de Sèvres n'a toujours pas tenu sa promesse de donner un pays aux Kurdes. Après un siècle de lutte, ceux-ci ne renonceront pas et il faut trouver une solution qui donne des droits aux Kurdes en Iran, en Turquie et en Syrie. Si la communauté internationale se retirait de Syrie et d'Irak, comme la crise de la Covid-19 l'y encourage, cela ouvrirait la voie à Daesh, qui dispose encore de milliers de combattants dans la zone, dont certains se forment aux attentats.

N'oublions pas qu'avec les attentats de 2015, les Français et les Kurdes ont été les principales victimes de l'État islamique. Et nous n'oublions pas les deux visites historiques de François Hollande, alors Président de la République française, au Kurdistan d'Irak qui ont beaucoup compté pour nous sur le plan moral. Depuis 2015, votre soutien politique est encore plus important que votre soutien militaire, car la guerre est d'abord idéologique dans notre région. C'est pourquoi je vous remercie pour tous les gestes d'amitié du gouvernement et du peuple français à l'égard du peuple kurde. En invitant une délégation du gouvernement kurde à Paris en 2017, la France a offert à notre gouvernement une reconnaissance sur la scène internationale et ouvert ainsi certaines portes.

Une loi de l'Assemblée nationale du Kurdistan garantit le droit de manifester, pourvu que ce soit sans violence. Or nous avons constaté depuis quelque temps que des manifestations étaient perturbées par de pseudo-journalistes qui travaillent pour les services secrets d'autres pays. Ceux-ci ont été emprisonnés, après avoir été jugé dans les règles par un tribunal. Ils ont des avocats, ainsi qu'un droit de visite, comme peuvent le constater les Nations-unies et des associations de défense de la liberté de la presse et des droits de l'Homme. Encore une fois le Kurdistan est un havre de paix. Je vous invite à venir sur place pour le vérifier.

En réponse à Jacques Le Nay, je dirai que l'épidémie de la Covid-19 a évidemment un impact très négatif sur l'économie du Kurdistan, tout comme en France. La politique de relance initiée par notre gouvernement nécessitera de longs mois pour produire ses effets. Compte tenu des nombreuses frontières que l'Irak possède avec la Turquie, la Syrie et l'Iran, nous ne pourrons faire face efficacement à la crise sanitaire sans un minimum de coordination avec nos voisins.

M. Hugues Saury. - Lors des manifestations de décembre dernier au Kurdistan la protestation portait notamment sur le non-paiement des fonctionnaires en raison de la crise économique et de la corruption qui ronge les sphères dirigeantes. Quand ces manifestations ont dégénéré en émeutes sanglantes, le Gouvernement régional du Kurdistan n'a pas manqué de souligner le rôle délétère qu'ont joué l'opposition ou les relais iraniens dans l'excitation des foules. Si elles sont réelles, les opérations de manipulation des manifestants ne suffisent pas à expliquer la colère qui est à l'origine des manifestations, car la corruption semble être une réalité. Quel est à votre avis son rôle dans les difficultés budgétaires du Kurdistan irakien et comment voyez-vous l'avenir de votre pays sur ce plan ?

M. Guillaume Gontard. - La situation des réfugiés reste précaire. Le Premier ministre irakien a déjà ordonné la fermeture de 17 camps et d'autres devraient encore l'être en 2021, ce qui représente plusieurs dizaines de milliers de personnes. Comment le gouvernement du Kurdistan irakien, dont le HCR reconnaît les efforts, aborde-t-il cette question, notamment en ce qui concerne le retour des populations sur leurs zones d'origine ?

M. Jean-Marc Todeschini. - Vous nous avez décrit une situation qui, si l'on n'était pas informé, pourrait paraître idyllique. La situation de votre région est cependant critique, avec des conditions de vie difficiles et de nombreux déplacés internes ou externes, dont des Syriens. Amnesty International relève régulièrement des cas de violences et d'exactions. Pourriez-vous nous donner des précisions chiffrées sur la situation sanitaire dans laquelle se trouve la population au regard de l'épidémie ?

S'agissant de la structuration de l'administration et de la mise en place des services publics, pouvez-vous nous dire combien la région compte de fonctionnaires ? Quelles sont leurs conditions de travail ?

Des journalistes alertent sur leurs conditions de travail et la liberté de la presse au Kurdistan. Qu'en est-il ?

Enfin, quelles sont les relations entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), auquel vous appartenez, et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) ?

M. Olivier Cigolotti. - La reconfiguration du Kurdistan irakien passe non seulement par la ressource pétrolière, mais également par le contrôle des frontières. Or si les frontières du Nord, et notamment la frontière avec la Turquie est aujourd'hui un exemple d'intégration régionale, les frontières du Sud, et notamment avec l'Iran font l'objet de nombreux trafics et de nombreux échanges plus ou moins légaux. Comment entendez-vous sécuriser ces échanges ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Pour être allée plusieurs fois au Kurdistan irakien et à Bagdad, je voudrais vous dire combien nous sommes reconnaissants aux Kurdes d'Irak pour leur action extrêmement courageuse contre Daesh. Je tiens aussi à vous remercier pour l'accueil réservé aux Chrétiens d'Orient dont vous savez combien le maintien de la présence dans cette région du monde est essentiel.

J'étais d'ailleurs à Erbil ce triste soir d'avril 2019 où la cathédrale Notre-Dame de Paris était en flamme, et j'ai été extrêmement touchée par la solidarité qu'ont témoignée les Kurdes, et la tristesse qu'ils exprimaient.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l'état de la présence des Chrétiens d'Orient au Kurdistan ? Quel est l'état d'avancement des campagnes de déminage ?

M. Ali Dolamari. - Il n'a pas été simple d'assainir après 2003, sur le plan de la corruption, une région administrée par une dictature pendant des décennies. La corruption et la contrebande existent en Irak, c'est la réalité, comme dans le reste du Moyen-Orient, mais le gouvernement régional du Kurdistan a entrepris depuis 2014 des réformes dans tous les domaines, dont l'administration, les douanes et la gestion de revenus pétroliers. Ce n'est pas facile, mais beaucoup a été fait pour lutter contre la corruption.

Il n'est pas facile de payer les fonctionnaires avec 5 % du budget (12 % en 2019) au lieu des 17 % prévus par la constitution, tandis qu'aucun versement n'est intervenu entre 2014 et 2018. Ils effectuent héroïquement leurs fonctions, alors qu'ils n'ont reçu que 4 mois de salaire en 2020. On comprend qu'ils manifestent, comme la loi leur en donne le droit, pourvu qu'il ne s'agisse pas de manifestations violentes, avec mise en danger de la vie d'autrui et incendie de sièges de partis politiques et de bâtiments publics. Il reste que les ONG et la représentation parlementaire ont le droit de visiter les personnes qui ont été condamnées à des peines de prison. Un rapport est publié chaque mois sur ces situations.

Il reste que tous les pouvoirs sont concentrés entre quelques mains en Irak, au point que le risque de dictature est réel, comme le risque représenté par Daesh et d'autres groupes terroristes. Ce risque demeurera tant que la constitution qui a été votée par 80 % de la population ne sera pas respectée.

M. Christian Cambon, président. - Comment expliquez-vous que des personnalités d'origine chiite aient pris la main en Irak ? Le président de la République Barham Saleh, que nous avons reçu au Sénat, nous avait pourtant laissé entendre que l'autorité de l'État était réaffirmée. On peut imaginer que l'Iran est derrière la dégradation survenue depuis ces derniers mois...

M. Ali Dolamari. - Le président de l'Irak, d'origine kurde, occupe un poste honorifique. Le pouvoir devrait être entre les mains du Premier ministre que nous soutenons, mais d'autres personnes l'accaparent de fait. La situation est très grave et si l'on ne réagit pas, les désordres dans cette région vont mettre en péril la civilisation du Levant.

S'agissant de l'épidémie de la Covid-19, nous avons été confrontés à une deuxième vague très forte, au point que 40 % des Kurdes de plus de 70 ans ont été infectés. On dénombre au total 3 500 morts au Kurdistan. La situation est désormais stabilisée, avec 150 à 200 cas de contamination par jour, de sorte que tous les commerces ont pu rouvrir.

Sur le plan économique, le gouvernement met l'accent sur l'agriculture et le tourisme, sur fond d'intensification du commerce avec la Turquie et l'Iran. Malgré ces efforts, les besoins de la population ne sont pas couverts. Les revenus pétroliers nous sont indispensables. Nous serions prêts à confier la totalité du pétrole à l'État irakien si celui-ci s'acquittait des 17 % du budget qui nous sont dus aux termes de la constitution.

L'administration du Kurdistan compte 750 000 fonctionnaires. Le premier investisseur de la région est les Émirats arabes unis, devant la Turquie, le Liban et les États-Unis. Malgré l'amitié franco-kurde et le fait que le gouvernement donne la priorité aux entreprises françaises, la présence économique de votre pays reste très limitée. C'est pourquoi nous allons organiser une conférence économique avec le MEDEF.

Sur le plan politique, un projet vise à constituer une liste commune de tous les partis kurdes pour les prochaines élections irakiennes. Elles auraient dû être organisées en juin, mais ont été repoussées en octobre par la commission électorale, avant sans doute un nouveau report en 2022, tellement l'accumulation des crises, dont la crise sanitaire qui sévit particulièrement au sud de l'Irak, rend impossible l'organisation d'un tel scrutin.

Le Kurdistan irakien entretient de bonnes relations avec ses voisins turcs et iraniens. Nous n'avons pas d'autre choix que de vivre en bonne intelligence, dans le respect des droits et des valeurs de chacun. Nous avons d'ailleurs demandé à tous les partis kurdes des pays voisins de négocier pacifiquement le respect des droits des Kurdes avec le gouvernement de leur pays, sachant que l'on compte quelque 80 députés kurdes au parlement turc.

Le Kurdistan a sans doute la presse la plus pluraliste du Moyen-Orient, avec une centaine de chaînes satellites et bon nombre de journaux et de radios qui expriment des points de vue critiques à l'égard du gouvernement sans aucunes représailles. J'ai déjà expliqué pourquoi certains faux journalistes à la solde de services secrets étrangers ont été arrêtés et jugés pour avoir fomenté des actions violentes.

La campagne de déminage se poursuit, mais la tâche est immense, car de très nombreuses mines ont été posées à la frontière avec l'Iran et la Turquie, notamment par Daesh et souvent dans les villes et les villages. À mon sens, le déminage du Kurdistan prendra encore une vingtaine d'années.

Nous aimerions que les réfugiés retournent dans leur pays d'origine, à commencer par les 700 000 Chiites qui stationnent dans nos villes et dans les camps. Nous voulions fermer certains camps à la fin 2020, pensant que l'accord de Sinjar permettrait des retours dans leurs régions d'origine, mais la situation sécuritaire y est encore si dégradée que les réfugiés préfèrent rester sur notre territoire, ce qui représente un coût très important pour nos finances. Cette situation m'amène à demander à la commission des affaires étrangères du Sénat à faire pression sur le gouvernement irakien pour qu'il applique l'accord de Sinjar.

M. Christian Cambon, président. - Merci, Monsieur le Représentant, pour tous les éléments que vous nous avez apportés. Je souhaitais absolument que la commission puisse entendre votre témoignage. Je salue le travail personnel que vous faites à Paris pour défendre la cause du Kurdistan.

Nous avons bien compris les craintes que vous avez au sujet de la situation de l'Irak. Nous ne pouvons que formuler le voeu que le Kurdistan soit un pôle d'apaisement dans cette reconstruction de l'Irak, qui semble si difficile. Alors que beaucoup de pays se sont détournés, à la suite des événements récents, il ne faut pas vous oublier, et ne pas oublier la situation des Yézidis, des Chrétiens d'Orient et de tous les peuples qui ont souffert de l'emprise de Daesh. Le combat continue.

Vous avez rappelé, et je vous en remercie, le rôle de la France, qui a ouvert un consulat général à Erbil. Une ONG française s'apprête à y construire un hôpital avec le soutien du gouvernement français, quand les conditions de sécurité seront assurées. Nous allons bien entendu suivre avec la plus grande attention la situation dans cette région du monde. La France continue, dans le cadre de l'opération Chammal de la coalition, à multiplier les frappes contre Daesh.

J'espère que les circonstances s'arrangeront le plus vite possible pour que nous puissions organiser une mission au Kurdistan, car cela vaut vraiment la peine de constater la qualité d'administration du Kurdistan, qui contraste avec le désordre qui règne à Bagdad. Nous allons porter votre parole. La France est à vos côtés.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Nomination dans un organisme extraparlementaire

En application de l'article 6 de la loi n° 2010-873 du 27 juillet 2010 relative à l'action extérieure de l'État, la commission désigne Mme Joëlle Garriaud-Maylam membre du conseil d'administration de Campus France.

Questions diverses

M. Christian Cambon, président. - Comme vous le savez, je co-préside le groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique aux côtés de Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. En cas d'indisponibilité de ma part, c'est Pascal Allizard, vice-président de notre commission et membre de ce groupe de suivi, qui me remplacera dans ces fonctions.