Mercredi 20 janvier 2021

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Gérard Mestrallet, ancien président-directeur général d'Engie et ancien président du conseil d'administration de Suez

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nous poursuivons aujourd'hui notre série d'auditions autour du projet de rachat de Suez par Veolia. Nous avons le grand plaisir d'accueillir M. Gérard Mestrallet.

Monsieur Mestrallet, vous connaissez mieux que personne deux des principaux acteurs du « feuilleton économique » que nous suivons avec beaucoup d'attention depuis septembre dernier.

Vous êtes entré chez Suez en 1984, et avez accompagné son développement dans les secteurs de l'eau et de l'énergie. En 2008, vous êtes devenu président-directeur général du nouveau groupe constitué par Suez et GDF, à la tête duquel vous étiez toujours en 2015 lorsqu'il est devenu Engie. Vous présidiez également jusqu'à l'année dernière le conseil d'administration de Suez.

Je souhaiterais vous poser quatre séries de questions.

Les premières portent sur le projet de Veolia de racheter son principal concurrent Suez. Dans la bataille politique et médiatique intense déclenchée après l'annonce faite par Veolia, vous avez pris position contre l'opération - nettement et publiquement. Pourriez-vous nous rappeler les raisons de votre opposition ? Vous êtes pourtant familier des fusions et des acquisitions qui ont marqué l'histoire de GDF-Suez. En quoi le rachat de Suez par Veolia est-il différent ? Quels sont, selon vous, les risques pour Suez d'une part, et pour la France d'autre part, en particulier pour les collectivités locales au regard des enjeux de concurrence ?

Veolia nous a indiqué que la cession de l'activité Eau France de Suez à Meridiam permettrait de maintenir un niveau de concurrence satisfaisant. Selon vous, Meridiam serait-il un concurrent crédible à Veolia et pourquoi ?

Vous aviez indiqué dans une tribune au Figaro en septembre dernier que le rapprochement pourrait également engendrer des problèmes de concurrence dans d'autres pays - Chine, Grande-Bretagne, Australie ou encore Maroc. Pourriez-vous nous l'expliquer plus en détail ?

La deuxième série de questions porte sur la solution alternative au rachat par Veolia, portée par les fonds Ardian et GIP et annoncée dimanche dernier par Suez, qui a affirmé souhaiter aboutir à un schéma amical et négocié avec Veolia. Que pensez-vous de cette solution ? Coche-t-elle les cases nécessaires à la poursuite de la stratégie de Suez ? Les critères de rentabilité exigés par des fonds d'investissement tels qu'Ardian ou GIP vous paraissent-ils compatibles avec le projet industriel, voire environnemental, développé par Suez ?

La troisième série de questions porte sur Engie. Aux origines du dossier Veolia-Suez se trouve la décision d'Engie de céder rapidement les participations détenues au capital de Suez. Sous votre mandat, vous aviez cherché à développer l'activité d'Engie dans les solutions clients et soutenu une certaine diversification dans les activités peu émettrices de gaz à effet de serre ou peu exposées aux fluctuations des prix. En 2016, vous aviez vous-même lancé, avec la directrice générale d'alors, Isabelle Kocher, un plan de transformation prévoyant la cession sur trois ans de 15 milliards d'euros d'actifs dans les énergies fossiles.

Selon vous, le nouveau recentrage adopté cette fois à l'impulsion de M. Clamadieu, avec la cession de 8 milliards d'euros d'actifs d'ici à 2022, est-il une erreur stratégique pour le groupe ? Cette décision de céder une partie des activités est-elle le produit d'une véritable réflexion pour l'avenir, ou plutôt une réaction dictée par un besoin urgent de fonds ? Dans le même ordre d'idées, que pensez-vous de la cession des 40 % détenus par Engie dans sa filiale française GTT, leader en matière de technologies de transport de gaz naturel liquide (GNL) ?

La quatrième série de questions porte sur le rôle de l'État sur ces sujets cruciaux en matière de stratégie industrielle. Vous avez dirigé Engie à un moment ou l'État disposait encore de plus du tiers du capital. Quelle était alors votre expérience de l'État actionnaire, de sa vision et de sa stratégie ? En 2017, l'État a cédé près de 9 % de ses participations dans le groupe. N'estimez-vous pas qu'il a commis une grave erreur en abandonnant ainsi ses leviers d'influence au sein du principal énergéticien français ? Comment expliquez-vous le manque d'anticipation de l'État dans ce dossier, qui a semblé « découvrir » le projet de rachat dans la presse, comme tout un chacun ? Nous avons en outre du mal à croire que ce projet n'ait pas été préparé de longue date par Veolia, et probablement concerté avec Engie...

Ce sujet central est d'une importance toute particulière aussi bien pour nos collectivités que pour notre souveraineté économique, enjeu auquel nous sommes particulièrement sensibles en ce moment...

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Nous sommes heureux de vous recevoir afin d'évoquer l'avenir d'une société que vous connaissez bien, pour l'avoir dirigée pendant de longues années.

Depuis l'annonce par Veolia de son intention de racheter les parts détenues par Engie dans Suez à la fin du mois d'août, la question de la fusion entre les deux groupes a fait couler beaucoup d'encre et suscité de nombreux remous.

La bataille juridique et médiatique que Veolia et Suez se mènent depuis plusieurs mois montre que nous sommes encore loin de parvenir à une solution amicale, partagée entre les deux groupes. Il y a au contraire fort à parier que les dirigeants et les représentants syndicaux de Suez continueront à se battre jusqu'au bout pour empêcher le rachat.

Nous ne sommes bien sûr pas ici pour donner raison aux uns ou aux autres. Mais, en tant que parlementaires et représentants des collectivités territoriales, nous sommes fondés à nous interroger sur les conséquences qu'un tel rachat aurait sur la gestion de l'eau et des déchets en France, sur les emplois et sur la qualité de service pour les collectivités et les usagers.

C'est pourquoi nos deux commissions ont décidé de mettre en place un comité de suivi, composé de six sénateurs, qui procèdent depuis plusieurs semaines à l'audition d'un certain nombre de parties prenantes et d'experts. Il est par définition difficile d'appréhender les conséquences d'une opération qui n'a pas encore vu le jour. Mais nous essayons, dans la mesure du possible, d'apprécier au mieux ses avantages et ses risques.

Telle est la raison pour laquelle nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui. Nous souhaitons profiter de votre expérience et de votre connaissance du secteur pour essayer d'y voir un peu plus clair, s'agissant tant du processus qui a conduit au rachat par Veolia du bloc d'actions détenu par Engie dans Suez que de ses conséquences possibles.

Vous qui avez conduit un certain nombre de fusions entre des entreprises, comment appréhendez-vous la manière dont ce rachat s'est déroulé et le fait qu'aucune offre alternative n'ait été constituée ?

Alors que Veolia avait montré à plusieurs reprises par le passé son intérêt à absorber son principal concurrent français, pensez-vous que ce rachat ait pu se faire sans avoir l'aval du plus haut niveau de l'État ? Comment jugez-vous le rôle de ce dernier dans le processus ?

Vous avez publiquement affirmé votre souhait que Suez reste indépendant. Que craignez-vous précisément en cas de rachat et sur quels éléments concrets vos craintes se fondent-elles ?

M. Gérard Mestrallet, ancien président-directeur général d'Engie et ancien président du conseil d'administration de Suez. - Permettez-moi de vous souhaiter une bonne année. J'ai accepté avec grand intérêt votre invitation, dont je vous remercie. Je n'ai plus aucun lien juridique avec Suez et Engie, mais j'ai passé trente-quatre ans dans cette entreprise, dont vingt ans comme PDG de Suez et Engie. Je préside aujourd'hui l'Agence française pour le développement d'AlUla (Afalula), créée à la suite du traité entre la France et l'Arabie saoudite.

Je concentrerai mes propos sur ma vision industrielle, et j'essaierai d'être impartial au regard des informations publiques dont je dispose.

Dimanche soir, Suez a reçu une lettre d'Ardian et GIP pour trouver une solution amicale et rapide à l'offre de Veolia. Sur la base des informations publiques diffusées, je ne peux qu'accueillir favorablement cette proposition.

En septembre, Veolia a proposé de racheter l'essentiel de la participation qu'Engie détient dans Suez, puis de lancer une OPA sur 100 % du capital pour fusionner les deux groupes et créer un champion français.

Depuis que j'ai quitté mes mandats exécutifs en leur sein, je me suis abstenu de toute expression publique sur Suez ou Engie. J'ai effectivement publié une tribune en septembre, souhaitant que Suez reste indépendant. Je suis heureux d'avoir l'occasion de déroger à nouveau à cette règle avec vous.

L'entreprise est un être vivant en perpétuel mouvement. Les fusions sont une illustration de cette évolution, et elles sont parfois nécessaires. Je suis cependant convaincu que les fusions ne fonctionnent bien que si elles sont amicales, préparées en amont et suffisamment en détail par les deux entreprises. À l'inverse, une opération hostile entraîne une perte d'énergie, d'argent et de temps, paralyse les deux entreprises et rend impossible un rapprochement utile et satisfaisant.

L'approche de Veolia est hostile. Les propos ne sont pas amicaux. Les conditions mêmes dans lesquelles Suez a été approché ne permettent pas des discussions sereines dans l'intérêt des deux groupes et des salariés. Le conseil d'administration de Suez l'a fait clairement savoir : l'approche de Veolia est hostile, puisqu'elle vise à imposer unilatéralement son projet, sans concertation.

Une OPA hostile est destructrice pour les équipes : elle entraîne une perte de motivation, d'adhésion, de sens et de valeur, surtout dans ce cas : on ne fusionne pas des machines - comme cela arrive dans l'industrie ou l'énergie - mais des hommes et des femmes ancrés dans des cultures d'entreprises différentes, avec des partenariats différents, qui réalisent une activité de services fondée sur du capital humain.

Veolia veut créer un champion français, mais la France a déjà deux leaders de l'environnement. La taille de chacun d'eux n'est pas trop petite et n'a empêché aucun des deux d'accéder aux premiers rangs mondiaux ! Pas besoin de fusionner, les champions sont déjà là.

La menace chinoise est un faux épouvantail. On ne voit pas les collectivités territoriales françaises, européennes, américaines ou japonaises confier la gestion de l'eau à des entreprises chinoises. Par ailleurs, le marché de l'eau est immense. Les deux grands leaders français ne détiennent que 5 % du marché, les Chinois encore moins.

Un plus un sera loin de faire deux. Je ne suis pas opposé aux fusions : j'ai réalisé six fusions, toutes amicales ; quatre étaient transnationales et deux franco-françaises (Suez-Lyonnaise des eaux et Suez-Gaz de France). Lors de ces deux fusions franco-françaises, nous nous étions mis d'accord sur tous les détails : stratégie, dirigeants, organisation, parité d'échange des actions. Voilà la grande différence entre opérations amicales et inamicales.

Dans ces deux opérations, la fusion a été réalisée par intégration des entités en une fois, le jour des deux assemblées générales, sans sortir un euro du périmètre. La société fusionnée n'a pas augmenté sa dette, elle se dotait donc d'une structure financière solide, ouvrant la voie à des développements ambitieux.

Là, Veolia lance une OPA sur 100 % du capital de Suez, devra donc payer 10 milliards d'euros - correspondant à la valeur des actions à un prix unitaire de 18 euros- et reprendre la dette qui se situe également à hauteur de 10 milliards d'euros. Comme Veolia a déjà 12 milliards d'euros de dette, son endettement va tripler, ce qui n'est pas supportable. Voilà un risque insuffisamment anticipé. Créer un ensemble plus vaste et plus solide par une opération amicale est différent d'une opération hostile où l'un des deux se retrouve surendetté.

La seule façon de rembourser la dette consiste à vendre des actifs.

Quel sera le résultat, voire le but non avoué de l'opération ? Si elle se fait, Veolia aura détruit, après tant de tentatives qui toutes ont échoué, son grand concurrent depuis 150 ans, puisqu'il faudra revendre l'activité Eau France. Nous possédons deux grands acteurs mondiaux, mais nous aurons demain un petit acteur français dans le secteur de l'eau
- Meridiam - et nous aurons perdu le bénéfice de l'expansion de l'école française de l'eau dans le monde. À côté de ce petit acteur français, nous aurons un grand acteur international écrasé de dettes qui ne pourra plus investir massivement et qui sera contraint de désinvestir in fine presque la totalité de ce qu'il aura acheté. Telle est malheureusement l'équation mathématique financière assez imparable.

On annonce, par ailleurs, 500 millions d'euros de synergies. Comment est-ce possible, dans les activités de service, sans toucher à l'emploi ? En réalité, le siège central de Suez disparaitrait probablement, sans compter les restructurations qui suivraient inévitablement le démantèlement du groupe.

Le ministre de l'économie et des finances avait souligné lui-même sur les radios publiques, évoquant l'intérêt général et celui de la Nation, que deux champions industriels valent mieux qu'un monopole, raison pour laquelle l'État a voté non au conseil d'Engie.

Quoi qu'il en soit, Veolia a bien investi 3 milliards d'euros pour racheter près de 30 % du capital de Suez. L'opération est désormais en suspens et le calendrier risque de durer, ce qui n'est bon ni pour Veolia ni pour Suez. La « Blitzkrieg » voulue par Veolia s'est enlisée.

L'alternative qui s'offre à Suez avec l'intention déclarée par Ardian et GIP me semble positive. Ce projet industriel mérite toute l'attention de Veolia. L'objectif est de garantir l'indépendance, et non le démantèlement, de Suez. Ce projet démontre d'ailleurs l'intérêt des investisseurs français et internationaux, prêts à investir à hauteur de 18 euros par action, pour la stratégie de Suez définie par le nouveau directeur général au mois de mai dernier - j'étais alors encore membre du conseil. J'invite donc Antoine Frérot à saisir la main tendue sans préalable.

Deux projets s'offrent désormais à Suez : celui de Veolia et celui d'Ardian. Les dirigeants doivent se parler et rechercher ensemble une solution, qui sera peut-être une troisième voie, négociée et amiable. Je doute toutefois qu'on en prenne le chemin, quand Antoine Frérot ne souhaite discuter que de son projet et indique que la vente des 30 % n'est pas négociable. Pour avancer, il faut parler des deux projets. Il n'est, du reste, pas possible de conserver deux grands groupes français si l'un des deux est actionnaire à 30 % de l'autre. Il faudra donc dénouer cette situation, par exemple par des échanges d'actifs.

Je souhaite sincèrement qu'ils trouvent un accord pour sortir de cet enlisement où deux très grandes entreprises françaises, leaders mondiaux dans leur secteur, sont en conflit ouvert, à un moment où le monde est confronté à une crise sanitaire et économique majeure. Une solution simple consisterait à ce que Suez rachète les 30 % de son capital détenus par Veolia en échange d'actifs, ce qui conforterait Veolia, puis les replacerait auprès d'actionnaires qui soutiennent sa stratégie. Ayant retrouvé ses 3 milliards d'euros, Suez investirait à son tour dans des actifs qui conforteraient sa propre stratégie. La situation des deux groupes s'en trouverait améliorée et leur dimension industrielle préservée, voire optimisée, par le choix approprié des actifs échangés.

La cession des titres de Suez détenus par Engie est normale et devait se faire. Je l'aurais moi-même réalisée pour rendre sa liberté complète à Suez, comme je l'ai indiqué à plusieurs reprises à Jean-Louis Chaussade, le jour où nous aurions eu une possibilité d'expansion importante dans l'énergie. Mais je l'aurais fait de façon concertée. Je suis donc parfaitement d'accord avec le principe de la cession, mais ce n'était pas à Veolia, principal concurrent de Suez, d'en imposer les modalités et le calendrier à Engie. Si le processus avait été organisé et structuré sur une période de six mois par exemple - ce qui reste peu au regard des vingt-cinq ans de l'opération de fusion entre Suez et la Lyonnaise des eaux et des 150 ans de compétition entre Veolia et Suez - nous aurions aujourd'hui deux offres au même prix, dont celle d'Ardian et GIP. Engie aurait donc pu vendre à un actionnaire choisi par Suez au lieu de vendre à son concurrent historique. Cela aurait été préférable.

Au début, Suez était un groupe bancaire et financier. Il a ensuite fusionné avec la Lyonnaise des eaux et s'est séparé de ses activités bancaires pour former un groupe industriel dans le secteur de l'énergie et de l'environnement, centré autour de trois activités principales : les infrastructures, la production électrique et les services. Les deux premières sont très capitalistiques, en particulier la production électrique via les énergies renouvelables, qu'il faut accélérer et qui nécessite de nombreux capitaux. Se concentrer sur les deux premiers secteurs constitue donc une option parfaitement compréhensible pour avoir un grand groupe français dans les infrastructures énergétiques - réseaux de gaz, réseaux électriques, réseaux de chaleur et de froid - et dans la production électrique bas carbone : énergies renouvelables - éolien, solaire, hydroélectrique - nucléaire et centrales à gaz. Il me semble logique et approprié que la stratégie d'Engie soit de se concentrer sur ces activités, sur lesquelles le groupe a de solides positions et qui nécessitent des capitaux.

Il est vrai qu'Engie a engagé de nombreuses cessions ces dernières années, auxquelles s'ajoute Suez, à hauteur de 20 milliards d'euros. Il faut maintenant investir dans les deux secteurs précités et, pour se développer, y mener des opérations d'ampleur. La stratégie de concentration sur deux grandes branches - les infrastructures et la production électrique bas-carbone - est parfaitement valable.

Jean-Pierre Clamadieu et Catherine MacGregor ont constitué un comité de direction composé de personnes extrêmement talentueuses et brillantes et je leur souhaite de réussir. Pour cela, il va falloir utiliser le produit des cessions - celles engagées par Isabelle Kocher à hauteur de 15 milliards d'euros, celle des services et celle de Suez - pour réaliser de grandes choses dans ces deux domaines.

M. Alain Cadec. - Vous avez, à mon sens, quasiment tout dit dans votre propos liminaire. Cela étant, j'aurais voulu connaître votre ressenti sur l'attitude de l'État au moment du rachat des 29 % de Suez Engie par Veolia. Il est apparu tantôt absent, tantôt exprimant des positions divergentes : le ministre de l'économie et des finances s'est déclaré opposé à la cession, mais les représentants de l'État en voté en faveur de celle-ci. Vous vous dites favorable au principe de la cession, mais pas à n'importe qui ni n'importe comment, afin d'éviter le risque d'une offre publique d'achat (OPA) hostile.

M. Frérot évoque la création - et achète à cet effet des pages entières dans les quotidiens - d'un champion mondial dans le domaine de l'eau, de l'assainissement et des déchets. Mais Suez et Veolia ne représenteraient ensemble que 4,5 % à 5 % du marché mondial. Un champion mondial à 5 % n'en est pas un... Ne vaut-il pas mieux deux champions nationaux, voire européens, qu'un pseudo champion mondial ?

Par ailleurs, il semble que Veolia ne propose pas de véritable projet industriel. Or, si elle rachète Suez, l'entreprise se trouvera en situation monopolistique. Nous, au Sénat, entendons les craintes des collectivités locales, qui vont se retrouver devant des situations impossibles en l'absence de concurrence pour leurs appels d'offres.

M. Hervé Gillé. - La cession des parts de Suez par Engie vous semble normale, bien que vous vous interrogiez sur le calendrier. Selon vous, les conditions d'acquisition des participations d'Engie dans Suez sont-elles conformes aux attendus du marché ?

Veolia semble repousser la main tendue par Suez au travers du projet Ardian et GIP. Quelles seraient vos préconisations pour sortir de ce climat de défiance ? Quels scénarios prospectifs vous sembleraient judicieux, et pourriez-vous détailler les contours d'un éventuel échange d'actifs tel que vous l'avez évoqué ?

Comment analysez-vous les convergences et les divergences d'activités entre Suez et Veolia ? Les nouveaux enjeux énergétiques, climatiques et environnementaux imposent des projets industriels ambitieux qui demeurent actuellement peu lisibles.

Quelle vision avez-vous de l'évolution de l'emploi et des compétences dans le cadre du projet de fusion ? Veolia a pris des engagements dans ce domaine. L'évolution des compétences et une approche stratégique à moyen et long terme permettent de juger de l'intérêt d'un projet. Enfin, identifiez-vous des risques à court ou moyen terme, notamment concernant les découpages d'activités de Suez ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Je partage votre avis sur le risque d'une fusion inamicale qui déboucherait sur un échec. J'avais d'ailleurs interrogé M. Frérot sur ce risque conséquent, lié à des cultures d'entreprises très différentes et un capital humain qui ne serait pas valorisé, mais il n'avait pas daigné répondre.

Le projet entre dans une nouvelle phase avec la proposition des fonds Ardian et GIP. Ce dernier, américain, détiendrait 30 % de l'entité. Ne pensez-vous pas que les pouvoirs publics pourraient aussi intervenir dans ce schéma avec une intervention de Bpifrance et de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ? Cela suscite toujours de l'inquiétude quand un fond comme GIP intervient à une telle hauteur...

M. Gérard Mestrallet. - Je suis gêné pour m'exprimer sur l'attitude de l'État, qui a été mon actionnaire pendant de longues années... J'ai fait avec. J'ai simplement constaté que le ministre de l'économie et des finances était opposé à la cession, que les représentants de l'État au conseil d'administration avaient voté contre, mais ils sont minoritaires.

Pour ma part, je n'ai jamais eu de vote non consensuel au sein de mon conseil d'administration, car tous les sujets étaient traités en amont. En cas de risque, la réunion du conseil était reportée avant que l'on n'en vienne au vote. Dans le cas qui nous occupe, l'État a été battu, ce qui est étonnant sur une question de cette importance.

M. Frérot évoque un champion mondial de l'eau ; cela ne signifie pas dominer le marché mondial, mais être numéro un. En termes de chiffre d'affaires global, Veolia est numéro un, Suez est numéro deux. En revanche, dans le domaine de l'eau, Suez est leader, avec 145 millions de clients pour l'eau municipale et, depuis le rachat de General Electric Water, pour l'eau industrielle. Le chiffre d'affaires plus élevé de Veolia s'explique par son importante activité dans les déchets et les services énergétiques. Dans un marché mondial très éclaté, même un numéro un ou numéro deux n'a pas de position dominante. Ce n'est au demeurant pas un marché au sens propre, car, dans de nombreux pays, la gestion de l'eau est assurée par des régies municipales, parfois étatiques. Le secteur privé a une part assez faible dans ce secteur. Dans les marchés dits « adressables », les deux entreprises françaises ont une part non négligeable.

Je ne prétends pas que le rapprochement entre Veolia et Suez serait absurde - sauf pour la concurrence en France - mais un rachat du second par le premier donnerait naissance à un groupe très affaibli et endetté, qui ne sera plus à même d'assurer le leadership détenu aujourd'hui par l'école française de l'eau dans le monde. En France, nous avons aujourd'hui deux grands groupes équilibrés. Avec la fusion, Suez devrait céder Eau France ; il y aurait alors un grand acteur, Veolia, et deux acteurs de taille modeste : Eau France et Saur. Le marché serait déséquilibré. De son côté, Veolia augmenterait son chiffre d'affaires grâce au rachat, mais sa capacité d'investissement serait affaiblie par son endettement.

Du point de vue d'Engie, la sortie du capital de Suez devait stratégiquement avoir lieu un jour ou l'autre. Je l'envisageais moi-même quand je dirigeais l'entreprise, afin de faire un pas en avant dans le domaine de l'énergie, mais je l'aurais fait de façon ordonnée. Il aurait été possible de donner six mois à Suez pour faire une proposition, sans en exclure d'autres, examinées au regard du prix, du projet industriel, des garanties sociales et du respect des parties prenantes et de l'histoire : Engie et Suez étant des partenaires, il convenait que Suez soit traité de façon privilégiée. Ce n'est pas ce qui s'est passé.

Les risques pour l'emploi sont évidents : après une fusion, les deux sociétés n'ont plus qu'un seul directeur financier, un seul directeur des ressources humaines, etc. Il faut aussi prendre en compte les fusions de sièges sociaux à Paris et dans les pays où le groupe sera présent. Il me semble difficile de considérer que les synergies annoncées se feront sur d'autres postes que l'emploi.

M. Hervé Gillé. - Veolia a pris des engagements sur l'emploi.

M. Gérard Mestrallet. - En effet, mais je ne vois pas comment mettre en regard ces engagements avec les 500 millions d'euros de synergies annoncés.

Une fusion présente toujours un risque de choc des cultures, à plus forte raison entre des entreprises vieilles de plus de 150 ans. Le rapprochement suppose le dialogue et le respect mutuel, ce qui n'est pas possible dans le cadre d'une opération hostile. Lorsque je dirigeais Suez, j'ai longuement préparé la fusion avec la Lyonnaise des eaux, avec Jérôme Monod ; ensuite, avec Gaz de France en concertation avec Pierre Gadonneix puis Jean-François Cirelli. Dans une opération hostile, l'un veut imposer sa vision à l'autre. L'objectif est de détruire la culture de Suez : je n'y suis pas favorable.

GIP est en effet un acteur américain, mais il faut rappeler que 40 % des actifs de Suez sont aux États-Unis, où il est un très grand acteur. Suez a racheté General Electric Water pour devenir le leader de l'eau industrielle, et sa filiale américaine dans le domaine de l'eau municipale est valorisée à 4 milliards de dollars. Un actionnariat américain au sein de Suez ne serait pas anormal, d'autant que les fonds de pension américains sont très présents dans les sociétés cotées françaises.

Quel rôle pourrait jouer l'État ? Éric Lombard, directeur général de la CDC, a déclaré hier matin que la Caisse pourrait tout à fait s'inscrire dans un schéma amiable, dans une solution négociée qui consoliderait deux grands groupes français, c'est-à-dire dans une perspective autre qu'une fusion. Je suis d'avis qu'elle y trouverait bien sa place, notamment si les deux groupes cherchent à replacer des titres auprès de la CDC ou de Bpifrance.

M. Jean-Claude Tissot. - Le projet Hercule de démantèlement du groupe EDF rappelle le projet de scission d'Engie, toujours détenu à 24 % par l'État. La loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) permet l'ouverture du capital de GRTgaz ; Engie se scinderait, dans ce projet, entre ses activités gazières et les énergies renouvelables d'une part, et une entité introduite en Bourse regroupant les services d'autre part. Que pensez-vous du projet Hercule ? La disparition des entreprises publiques dans le secteur de l'énergie est-elle inéluctable ?

Vous avez déclaré en décembre dernier : « L'électricité verte est en passe de devenir le nouveau pétrole. » Quel est le meilleur modèle économique pour le développement des énergies renouvelables ?

M. Fabien Gay. - Il est toujours intéressant d'entendre de grands capitaines d'industrie à la retraite, parce qu'ils sont libres de s'exprimer. On les entend alors dire qu'il faut augmenter les salaires, que les OPA ne sont pas une bonne chose... Peut-être vaudrait-il mieux qu'ils commencent par la retraite avant d'exercer des responsabilités ! Monsieur Mestrallet, les six fusions que vous avez conduites ont tout de même engendré de la casse sociale : je rencontrais hier les salariés d'Engie, qui se souviennent de vous. Si vous voulez prendre à nouveau la tête d'une entreprise avec ces bonnes idées, je m'en félicite !

Je ne peux pas croire que l'État n'était pas informé du projet de fusion. On nous a annoncé une baisse des parts d'Engie dans Suez, tout en expliquant que l'État conserverait la golden share qui lui permettrait, même minoritaire, de bloquer des opérations stratégiques. Pourquoi cette golden share prévue par la loi Pacte n'a-t-elle pas été actionnée contre la fusion ? Bruno Le Maire devra s'en expliquer.

Comme Jean-Claude Tissot, j'estime que tout cela s'imbrique dans une stratégie gouvernementale de restructuration de la filière énergétique : Alstom et General Electric, le projet Hercule, le projet « Clamadieu » de scission d'Engie avec une part cédée aux marchés et la menace d'une reprise par Total d'une autre part... Pour Engie, la première étape était de se débarrasser de Suez pour se recentrer ; ensuite vient la découpe. Vous qui avez été à la manoeuvre pendant très longtemps, quel est votre avis sur cette restructuration d'ensemble du secteur énergétique ? Il y a trente ans, l'ensemble du secteur de l'énergie était un monopole public. Avec cette restructuration, on s'apprête à finir le travail en livrant le secteur aux marchés financiers, avec, à la clé, une dégradation des conditions de travail pour les salariés et une augmentation des prix pour les usagers.

M. Daniel Gremillet. - Que pensez-vous de la cession envisagée par Engie d'entreprises très spécialisées comme Endel dans la maintenance des centrales nucléaires ou GTT pour le gaz naturel liquéfié ? Est-ce une remise en cause de la stratégie d'essor des activités de service du groupe que vous avez vous-même promue ? Comment Engie peut-il prétendre devenir leader de la transition énergétique s'il cède des activités de services liées à l'efficacité énergétique qu'il assure auprès des collectivités territoriales et des entreprises ? Voyez-vous dans la révision prévue de la participation d'Engie dans GRTgaz un risque pour notre souveraineté énergétique dans le domaine sensible du gaz ? N'est-ce pas incohérent avec la volonté d'Engie de développer ses activités dans les infrastructures ?

La Belgique a annoncé l'arrêt de six centrales nucléaires actuellement exploitées par Electrabel, une filiale d'Engie. Quel effet aura cette décision sur les activités et surtout sur les revenus du groupe ?

Enfin, la réforme de la réglementation environnementale 2020 (RE2020) exclura de facto les chaudières à gaz des logements individuels à partir de 2021, et des logements collectifs à partir de 2024. Quelles sont les conséquences pour les filières du gaz et du biogaz ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous avez une expérience certaine dans la fusion d'entreprises. Lorsque nous l'avons entendu voici quelques mois, M. Frérot a mis en avant la nécessité d'une entité plus forte et unie pour faire face à la concurrence internationale. Vous ne semblez pas croire à cet argument ; pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Que pensez-vous du veto envisagé par M. Le Maire au rachat de Carrefour par le groupe canadien Couche-Tard ? L'argument invoqué de la souveraineté alimentaire est-il pertinent et pourrait-il être étendu à d'autres secteurs comme celui de l'énergie ?

Mme Sylviane Noël. - L'hydroélectricité jouera un rôle important dans la stratégie bas-carbone. Notre pays possède le deuxième parc européen d'hydroélectricité. Or, comme vous le savez, une réglementation communautaire impose aux États membres de mettre en concurrence les concessions arrivant à échéance. Nombre de voix s'élèvent contre cette privatisation, puisque les barrages ne jouent pas seulement un rôle dans l'équilibre du système d'approvisionnement électrique : ils contribuent aussi au refroidissement des centrales nucléaires, à la distribution d'eau potable, à l'agriculture, à la pisciculture et au tourisme. Il est à craindre que cette ouverture à la concurrence n'entraîne un morcellement du paysage et une multiplication des acteurs tournés vers la seule recherche de rentabilité, mettant ainsi en danger notre potentiel hydroélectrique. Il semblerait que certains pays comme l'Allemagne aient réussi à s'affranchir de cette réglementation européenne, mais on ne ressent pas une volonté farouche de notre gouvernement pour le faire. Quel est votre avis sur cette question ?

M. Ronan Dantec. - Toute cette affaire n'est-elle pas d'abord liée au besoin de cash d'Engie pour investir dans le renouvelable, « l'or vert » de demain ? Il fallait trouver un acheteur dans l'espace français pour les actions Suez d'Engie, d'où l'arrivée de Veolia. Avec le retour de la Caisse des dépôts, ne se dirige-t-on pas vers l'autre solution pour conserver les actions de Suez vendues par Engie dans le giron français, plutôt qu'un « meccano » qui, de toute évidence, fonctionne difficilement ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Quel est votre avis sur les cessions d'actifs internationaux en Chine, en Grande-Bretagne, en Australie et au Maroc ?

Veolia et Suez ont des centres de recherche extrêmement puissants en France, très actifs, qui engendrent une certaine émulation bénéfique pour la France. En effet, on ne trouvera pas 500 millions d'euros d'économies « sous le pied d'un cheval ». Les centres de recherche seront forcément touchés, voire fusionnés. Quel en sera l'impact sur l'innovation dans notre pays ?

M. Gérard Mestrallet. - Je n'ai pas la compétence pour porter un jugement sur certains points et je ne le souhaite pas. Moi qui m'étais jusqu'à présent satisfait d'un rôle d'observateur silencieux du CAC 40, vous m'obligez à en sortir, mais je ne souhaite pas porter de jugement sur des entreprises que je ne connais pas. Je ne me prononcerai pas sur le projet Hercule.

La scission chez Engie est importante par le nombre de personnes et d'actifs concernés. Les quelques synergies n'ont pas été déterminantes, à l'usage. Néanmoins, Engie a pu constituer le premier groupe mondial de services à l'énergie, avec 100 000 personnes. Les réseaux de chaleur et de froid, qui étaient dans la branche services, seront conservés par Engie. C'est logique parce que ce sont des activités très capitalistiques.

Les infrastructures d'énergie, les réseaux de gaz, les stockages de gaz d'hydrogène, les réseaux de transport et de lignes électriques, les réseaux de chaleur et de froid formeront un premier ensemble très puissant. Je rappelle qu'Engie est le numéro un mondial des réseaux de froid. Un deuxième ensemble sera formé par la production électrique bas carbone, dont le renouvelable solaire, éolien et hydroélectrique. Il y a aussi du nucléaire et des centrales à gaz. Toutes ces activités sont lourdes et le renouvelable absorbe beaucoup de capitaux. Une unité de production de renouvelable représente un très gros investissement nécessitant des capitaux, puis cela tourne tout seul.

N'étant plus chez Engie, je ne peux rien dire sur l'éventuelle insuffisance de cash flow pour financer à la fois l'infrastructure, les énergies renouvelables et les services. Des investissements importants ont été consentis ces quatre dernières années dans les services, mais la crise économique et sanitaire les a frappés. Les activités de maintenance ont beaucoup souffert.

La stratégie consistant à séparer deux branches d'une part, et à donner un autre avenir à la troisième branche d'autre part, est une option à considérer. Tout dépendra de ce que l'on prévoit pour cette troisième branche. Quel sera l'actionnaire, pour quel projet ? Je fais confiance à Jean-Pierre Clamadieu et Catherine MacGregor pour le déterminer.

Sur l'électricité verte, le « nouveau pétrole », il n'existe pas un seul modèle. Il y a de nombreuses réglementations et technologies différentes, qui évoluent très vite. L'avenir énergétique de nos sociétés sera dans l'électrification, mais l'électrification verte. La pénétration de cette énergie - dans l'industrie par exemple - va s'accélérer. Or, ce ne sera bon pour les sociétés que si cette électricité est verte.

Pour revenir à Veolia et Suez, l'État savait-il ? Je n'en sais rien. Demandez-lui.

M. Fabien Gay. - On lui demandera !

M. Gérard Mestrallet. - Vous m'avez interrogé sur la golden share. Quand la privatisation de Gaz de France a été votée en septembre 2006, elle a donné lieu à une session extraordinaire du Parlement durant près d'un mois et à 140 000 amendements. La privatisation a été assortie de deux conditions : la nécessité pour l'État français de détenir plus d'un tiers du capital et la création d'une golden share destinée à permettre à l'État d'opposer son veto à des décisions du conseil d'administration relevant de la cession d'actifs gaziers stratégiques, c'est-à-dire les actifs d'infrastructures gazières dans le giron public qui basculaient dans le secteur privé en raison de la fusion et du passage de l'État de 80 % à 34 % des actions. L'État ne pouvait pas utiliser cette golden share pour s'opposer à la cession de Suez.

La cession d'Endel à des repreneurs étrangers n'a pas encore été décidée, à ma connaissance.

Engie peut-elle continuer à vivre sans les services ? Oui. Nous avons construit le groupe sur trois piliers. Si le conseil d'administration et Jean-Pierre Clamadieu décident qu'il ne faut plus que deux piliers, pourquoi pas, à condition de bien les développer. Avec le produit des cessions réalisées ces dernières années, il est temps de repartir à l'attaque. Engie, qui a toujours été un groupe conquérant, peut le redevenir, dans les deux secteurs choisis. Il faut y aller.

À ma connaissance, Engie garde le contrôle majoritaire de GRTgaz.

Le nucléaire belge est une longue affaire. Le Parlement belge a voté l'arrêt des centrales nucléaires atteignant quarante ans. Cela concernait trois centrales en 2015 et les quatre autres dix ans plus tard. J'avais négocié avec Charles Michel, premier ministre de l'époque, pour repousser l'échéance, pour les trois premières, à cinquante ans. Cela a été voté. Nous avons réalisé les investissements nécessaires. La situation est particulière, puisque la loi prévoit toujours l'arrêt à quarante ans d'ancienneté. Les quatre centrales les plus jeunes devront fermer en 2025, à quarante ans, de même que les trois premières, à cinquante ans. Les sept centrales nucléaires, qui produisent plus de 50 % de l'électricité belge, devront donc toutes fermer en même temps, si la loi ne change pas, ce qui pose problème. Je ne sais pas comment il sera résolu. Certains s'accrochent à la loi. Les écologistes, antinucléaires, font partie du gouvernement et de la coalition.

Aujourd'hui, il est très difficile de trouver une rentabilité pour le nucléaire nouveau, dont l'électricité est très chère et augmente, tandis que le renouvelable est plus compétitif. On verra ce qu'il en est pour de petites centrales. En revanche, quand on a la chance d'avoir des centrales amorties, qui fonctionnent comme des horloges depuis cinquante ans, l'intérêt collectif est de les faire durer autant que possible, tant que la sécurité est garantie.

La RT2020 est très défavorable au gaz contrairement à la RT2012, qui lui faisait une belle place. Il est illusoire de croire qu'on est plus vert avec le « tout électrique ». La consommation électrique liée au chauffage augmente très fortement en pointe lors des grands coups de froid. Ce ne sont pas les centrales nucléaires, mais le charbon allemand qui alimente le supplément de demande. S'il n'est pas trop tard, il faudrait assouplir le projet de réglementation technique 2020 pour faire une place au gaz dans les constructions neuves, notamment au biogaz.

Je ne parlerai pas de l'intervention de l'État vis-à-vis de Carrefour. L'État a évidemment un rôle à jouer pour maintenir la concurrence. C'est même son obligation en tant que régulateur. S'agissant de Suez et Veolia, il doit s'assurer du maintien d'une saine concurrence sur le marché français de l'eau et des déchets. Or la fusion telle qu'envisagée par Veolia ne remplit pas cette condition selon moi.

Je ne suis pas très inquiet en ce qui concerne les barrages. Depuis vingt ans, la France doit ouvrir l'hydroélectricité à la concurrence. Elle a toujours réussi à l'éviter et les concessions d'EDF sont toujours prolongées en temps utile. Il n'y a pas de raison que ce savoir-faire particulier de notre pays disparaisse.

Il est certain que le renouvelable nécessite des capitaux. Je pense que la vente de Suez permettra sûrement de faciliter les investissements dans le renouvelable, comme les autres cessions d'ailleurs. Il faut non seulement faire de l'investissement au quotidien, mais aussi crédibiliser les activités d'Engie.

J'entends bien les critiques qui visent à dire qu'Engie va être démantelée au profit de Total. Or les activités qui resteront à Engie - infrastructures et production électrique bas-carbone - sont très puissantes, et c'est donc une bonne chose qu'Engie décide d'y concentrer ses moyens. Il faut prévoir une opération visible et quelque peu spectaculaire, qui montre qu'il s'agit là d'un choix de croissance, de développement, de rayonnement et de rentabilité, mais aussi de prestige. Controns cette petite musique que l'on entend souvent : Engie sera vendue en morceaux et Total ramassera la mise. Non, hormis la Chine, Engie est, avec EDF, l'un des acteurs mondiaux les plus importants de la production électrique - dans un domaine duquel Total est relativement absent - et largement en bas carbone.

Une participation à 30 % de la CDC contrasterait avec les participations plus faibles qu'elle a d'ordinaire dans les sociétés cotées - moins de 10 %. Pour ma part, je me réjouis des déclarations de M. Lombard ce matin, qui est prêt à accompagner un éventuel accord entre Suez et Veolia préservant ces deux grands acteurs français de taille internationale. Voilà qui conforte les propos du ministre de l'économie, de Suez et de moi-même.

Suez et Veolia sont deux groupes très présents à l'international, qui ont des présences communes notamment au Maroc, en Chine - où Suez est présent depuis longtemps et vient de se renforcer -, ainsi qu'au Royaume-Uni et en Australie. Je ne dis pas qu'il y aura à coup sûr des problèmes de concurrence, mais il est clair que les autorités de la concurrence de ces pays vont devoir examiner la question du rapprochement, dans le cadre de l'hypothèse - j'espère qu'elle ne se réalisera pas - d'une prise de contrôle de Veolia par Suez. Pour lancer l'OPA, Veolia devra bien avoir, au préalable, réglé ces questions, ce qui prendra beaucoup de temps.

Actuellement, Veolia ne peut pas réaliser son OPA, pour deux raisons principales. Premièrement, elle n'a pas l'usage de ses droits de vote, car ils sont gelés aussi longtemps que la consultation des institutions représentatives du personnel se poursuivra. Or on entend dire que cette consultation sera close vers le 31 mai prochain, donc après l'assemblée générale ordinaire de Suez qui se tiendra à la mi-mai. Deuxièmement, lorsque cette consultation sera terminée, si Veolia dépose un projet d'OPA, s'ensuivra alors une négociation avec les autorités de la concurrence, qui risque de durer dix-huit mois. Ce n'est qu'au terme de cette période que l'éventuelle OPA pourra se réaliser.

Je considère donc qu'il n'est pas raisonnable de bloquer aussi longtemps deux entreprises de cette taille, compte tenu des enjeux en Europe et dans le monde, dans un contexte de crise économique, sanitaire et sociale. Il faut trouver une solution plus rapidement, et c'est la raison pour laquelle la proposition de dialogue faite par Suez devrait être acceptée, du moins discutée.

Enfin, la recherche est essentielle. Les deux groupes ont aujourd'hui des centres de recherche séparés. Veolia, dont on veut faire le grand champion mondial en la matière, ne pourra pas investir dans la recherche s'il est écrasé de dettes. Dans la solution Ardian-GIP, les entreprises ne sortent pas d'argent, alors que Veolia devra dépenser 20 milliards d'euros, une somme qui ne sera pas consacrée à la recherche, à l'investissement, à la croissance ou au développement.

Si chacun se développe parallèlement et si Veolia, en échange de ces 3 milliards, trouve des actifs qui font sens dans le périmètre de Suez, cela permettrait de sortir plus vite de cette situation, mais cela suppose aussi que cette dernière consente à s'amputer de ses actifs... À un horizon assez proche, Suez replacerait ces 3 milliards d'actions, récupérés temporairement auprès d'actionnaires qui soutiendront sa stratégie, et pourra ainsi investir dans ses priorités : lots industriels, technologie et recherche.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie de votre présence à l'occasion de cette audition. Vos réflexions nous apportent des éclaircissements intéressants sur ce projet de fusion. Nous avons bien compris, au travers de votre message, que ce dossier doit se régler de façon amiable, par le dialogue et la concertation. Il est primordial pour deux groupes de cette envergure de sortir de cette situation par le haut, et nous le souhaitons.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous vous remercions de votre participation.

La réunion est close à 11 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 16 h 45.

Audition de Mme Corinne Le Quéré, présidente, et de M. Olivier Fontan, directeur exécutif du Haut Conseil pour le climat

M. Jean-François Longeot, président. - Madame la Présidente du Haut Conseil pour le climat (HCC), merci d'avoir répondu à notre invitation en visioconférence. Vous êtes actuellement à Londres. Monsieur le directeur, merci de votre présence parmi nous.

Mes chers collègues, quelques semaines après la remise du rapport du Haut Conseil sur le climat sur l'empreinte environnementale de la 5G au Président du Sénat, et quelques semaines avant le début de l'examen parlementaire du projet de loi Climat, il nous a semblé important de pouvoir entendre à nouveau le Haut Conseil pour le climat.

Nous avions déjà eu le plaisir, Madame la Présidente, de vous entendre en février dernier. Depuis lors, nous savons que l'actualité du Haut Conseil pour le climat a été très chargée et vos publications très nombreuses.

Je commencerai par aborder votre rapport de décembre dernier sur l'empreinte environnementale de la 5G. Je rappelle qu'il s'agissait du premier avis rendu par votre instance sur une saisine d'une des chambres du Parlement.

Le président du Sénat vous avait en effet saisi sur proposition de notre commission, en mars dernier, alors que nous avions lancé des travaux relatifs à l'empreinte environnementale du numérique. Je le souligne, car il est important à nos yeux que votre puissance d'expertise et votre indépendance puissent servir à éclairer les débats publics et la représentation nationale.

Il s'agit également de la première évaluation de l'empreinte environnementale de cette nouvelle technologie mobile, dont nous aurions souhaité, vous le savez, qu'elle puisse être réalisée avant le début de son déploiement, regret que vous partagez d'ailleurs, puisque votre rapport appelle à la systématisation de l'évaluation ex ante de l'impact environnemental de ce type de technologie.

Bien entendu, je vous laisserai nous présenter les conclusions de ce rapport et ses principales recommandations. Sans vouloir en déflorer le contenu et sans anticiper ce que diront nos rapporteurs, MM. Chevrollier et Houllegatte, votre rapport nous semble très largement aligné avec la proposition de loi visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France que le Sénat a adoptée la semaine dernière à la quasi-unanimité.

Là où vous estimez que la feuille de route gouvernementale n'apporte pas pour le moment de garantie que la somme de ces mesures se traduise par moins d'émissions de gaz à effet de serre, nous estimons que les initiatives législatives du Sénat offrent au contraire de nombreuses réponses aux recommandations formulées dans votre avis.

Je rappelle par ailleurs que l'audition d'aujourd'hui s'inscrit dans un contexte particulier, puisque le projet de loi Climat devrait être bientôt présenté au Parlement. L'étude d'impact, publiée dans la presse, estime que le projet de loi sécurise à ce stade a minima la moitié de la réduction des émissions de gaz à effet de serre à réaliser d'ici 2030, sans qu'il ne soit clairement établi si le plan de relance contribue à l'autre moitié des réductions escomptées.

Madame la présidente, avez-vous été consultée par le Gouvernement pour établir ces estimations ? Le cas échéant, quel regard portez-vous sur ces chiffres ? Le cumul du plan de relance et du projet de loi Climat met-il selon vous la France sur les rails de la trajectoire bas-carbone ?

Je rappelle enfin que vous avez publié ces derniers mois plusieurs autres rapports importants portant notamment sur les émissions de carbone importées et sur les émissions du secteur du bâtiment. Le plan de relance et les premières dispositions du projet de loi Climat vous semblent-ils répondre aux constats et aux recommandations de ces avis ?

Avant de vous laisser répondre à ces premières questions, j'aimerais profiter de ce propos liminaire pour vous rappeler notre double engagement.

Tout d'abord, nous nous engageons à nous appuyer sur votre expertise. Nous espérons que la saisine sur l'empreinte environnementale de la 5G ouvrira la voie à de nombreuses autres saisines.

D'ailleurs, lors de la dernière loi de finances, notre commission, à l'initiative de son rapporteur budgétaire, François Calvet, avait souhaité augmenter les moyens mis à disposition du Haut Conseil pour le climat de 0,5 million d'euros à 2 millions d'euros, afin d'accroître ses effectifs à la hauteur de ceux dont dispose son homologue britannique, qui emploie 24 personnes. Notre proposition n'avait malheureusement pas été suivie.

Nous nous engageons par ailleurs à jouer par nos travaux de contrôle un rôle de vigie et d'impulsion. Cela a été le cas pour l'impact environnemental du numérique en 2020. Cela pourrait être le cas à propos de la compensation carbone, sur laquelle notre commission lancera très prochainement une mission d'information.

Je vous laisse la parole, Madame la Présidente, pour aborder le rapport 5G et apporter de premiers éléments de réponse au sujet du projet de loi Climat.

Mme Corinne Le Quéré, présidente du Haut Conseil pour le climat. - Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, merci de nous entendre aujourd'hui. Merci également pour votre engagement.

Pour mémoire, le Haut Conseil pour le climat est un organisme indépendant chargé d'évaluer la stratégie du Gouvernement en matière de climat et d'éclairer les débats de manière neutre. Nous publions un rapport annuel qui dresse l'état des lieux, auquel le Gouvernement doit apporter une réponse devant le Parlement et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans les six mois. Nous pouvons être saisis par les présidents des deux chambres ou nous autosaisir. Nous vous remercions donc pour votre saisine à propos de la 5G.

Je survolerai dans un premier temps les éléments les plus importants que nous avons publiés depuis l'été dernier.

Avant la crise de la Covid-19, les émissions de gaz à effet de serre de la France diminuaient, mais seulement de 1 % par an. Cette baisse était trop faible par rapport à la trajectoire vers la neutralité carbone établie dans la loi énergie-climat, qui fixe à la neutralité carbone un cap en 2050.

Les émissions des quatre grands secteurs ont toutes dépassé le seuil prescrit pour la période budgétaire 2015-2018. On parle ici du secteur du transport, qui est le plus problématique, qui n'a pas diminué depuis dix ans, et des secteurs du bâtiment, de l'industrie et de l'agriculture qui, eux, diminuent trop lentement.

Nous avons identifié un manque de pilotage de la stratégie bas-carbone par le Gouvernement et avons établi un certain nombre de recommandations portant, en particulier, ainsi que vous l'avez mentionné, sur le besoin d'évaluer les mesures mises en place et de réaliser un suivi.

Avec la crise de la Covid-19, nous enregistrerons cette année une baisse des émissions importantes de l'ordre de 10 %. Cette baisse n'engage pas les changements structurels dont nous avons besoin, car nous avons les mêmes routes, les mêmes voitures, les mêmes systèmes de chauffage, les mêmes industries. En soi, la baisse associée aux mesures de confinement ne changera donc pas la trajectoire des émissions, qui devraient remonter aussitôt le confinement relâché.

À l'inverse, les mesures qui sont mises en place pour relancer l'économie en sortie de crise vont la structurer et pourraient permettre de rattraper le retard pris par la France sur ses objectifs climatiques, mais risquent en même temps d'enfermer le pays dans des activités fortement émettrices.

Notre rapport annuel a identifié que beaucoup d'investissements nécessaires pour répondre à l'urgence climatique créent de l'emploi et présentent des bénéfices en termes de bien-être. Plusieurs ont été repris dans le plan de relance.

Les premiers travaux d'évaluation du plan de relance engagés par le Gouvernement au regard du climat permettent d'entamer une réflexion par rapport à l'efficacité des mesures mises en place. Ces travaux constituent une importante étape pour mieux piloter la transition vers la neutralité carbone mais, dans leur forme actuelle, ne permettent pas de s'assurer de la cohérence du plan avec l'objectif national de neutralité carbone.

En effet, une telle évaluation doit prendre pour référentiel la trajectoire bas-carbone définie par la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Cette trajectoire progresse jusqu'à la neutralité carbone en 2050. Les émissions actuelles nous en écartent.

En suivant une approche qui prend comme référence la SNBC, le montant favorable aux réponses climatiques, que nous avons estimé de 28 milliards d'euros, est proche de l'estimation du Gouvernement, bien que 2 milliards d'euros demeurent ambigus et dépendront des conditions de mise en oeuvre.

Toutefois, la partie du plan de relance qui ne concerne pas directement les investissements bas-carbone comporte des risques importants, car ces investissements, lorsqu'ils ont pour finalité la production et la consommation sans conditionnalité climatique, nous éloignent de la trajectoire.

Afin d'améliorer l'efficacité de la dépense publique au regard du climat, le Haut Conseil pour le climat a fait un certain nombre de recommandations en préconisant de renforcer la compatibilité du plan de relance avec l'objectif de neutralité carbone, en orientant non seulement les 30 milliards d'euros, mais également les 70 milliards d'euros supplémentaires du plan de relance vers des modes de production et de consommation bas-carbone, par exemple au regard de l'emploi et de la formation destinés à la transmission des mesures de crise, qui doivent viser le long terme. Ceci est très important pour orienter les investissements dans le secteur privé.

Il s'agit de construire une nouvelle trajectoire pour l'ensemble de la société, de former de nouvelles filières, par exemple en matière de rénovation énergétique des bâtiments, mais aussi de stockage de l'énergie, d'évaluer sa mise en oeuvre en développant un pilotage capable d'ajustements en fonction des résultats et d'en suivre les effets régressifs pour que la transition n'accroisse pas les inégalités.

L'effort de verdissement du plan de relance français est parmi les plus importants à l'échelle mondiale. Sous réserve de sa mise en oeuvre et en particulier de son insertion dans une perspective décennale, le plan de relance pourrait constituer une contribution significative à la réorientation de la trajectoire actuelle par rapport au cap de la neutralité carbone.

Le secteur du bâtiment est le secteur le plus soutenu, à raison, par les mesures du plan de relance. Il est responsable de 18 % des émissions directes de gaz à effet de serre en France - ces émissions provenant principalement du chauffage -, et de 28 % en comptant la production d'électricité et de chaleur par les centrales électriques et thermiques pour les bâtiments. Ce secteur peut et doit donc être complètement décarboné pour que la France atteigne son objectif de neutralité carbone en 2050.

Les émissions de ce secteur dans la dernière décennie diminuent, mais pas assez rapidement, et le bâtiment n'a pas atteint son objectif de réduction des émissions durant la période du premier budget carbone.

Le Gouvernement nous a demandé de comparer les actions de la France avec celles de quatre autres pays, l'Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Suède. Tous les pays ont du mal à atteindre leurs objectifs dans ce secteur. Seule la Suède a réussi à pratiquement décarboner le secteur du bâtiment.

La France possède les logements les plus énergivores par rapport aux autres pays étudiés. Alors que la décarbonation dans le logement, avec le temps, se fait à peu près au même rythme que dans les autres pays, il se réalise plus lentement pour les bâtiments tertiaires, les bureaux, etc.

En France, le problème que nous avons identifié vient principalement du fait que les rénovations ne permettent pas d'améliorations suffisantes de la performance énergétique. Aujourd'hui, la logique de rénovation par gestes isolés prédomine. Elle consomme des moyens importants, mais a peu d'efficacité, faute de contrôle et d'ambition.

Pour suivre les objectifs fixés par la stratégie nationale bas-carbone, le nombre de rénovations performantes devrait être multiplié par cinq d'ici 2022, et par dix d'ici 2030.

Le défi pour décarboner ce secteur est donc double : premièrement, accélérer le rythme des rénovations profondes pour en avoir plus par année, deuxièmement conserver ce rythme dans la durée sur plusieurs décennies.

En s'appuyant sur les expériences étrangères et les expérimentations déjà en place dans les territoires français, nous avons formulé un ensemble de recommandations : concentrer les aides et les efforts sur les rénovations en profondeur soit globalement, soit par groupe de gestes cohérents, et les conditionner aux gains de performance ; développer plus fortement l'offre de chauffage bas-carbone, par exemple, les pompes à chaleur électriques et les réseaux de chaleur urbains, qui nous permettent de décarboner entièrement le bâtiment ; rénover les bâtiments publics pour donner l'exemple ; soutenir les obligations de rénovation qui réduisent les vulnérabilités ; mieux associer la rénovation dans les plans territoriaux et intégrer l'adaptation au réchauffement climatique; suivre en urgence et évaluer les politiques de rénovation énergétique du bâtiment en publiant les travaux, même préliminaires, de l'Observatoire de la rénovation énergétique.

Notre rapport démontre et détaille le besoin d'un engagement massif et durable de l'État et du secteur privé dans les dix prochaines années au moins pour décarboner le secteur du bâtiment.

Passons à présent à la maîtrise de l'empreinte carbone de la France...

La contribution de la France aux émissions de gaz à effet de serre mondiales ne se limite pas aux émissions territoriales, mais inclut aussi les émissions qui sont liées aux échanges internationaux. Il s'agit des émissions qui sont importées et produites à l'étranger pour être consommées en France, moins les émissions qui sont exportées et les émissions des transports internationaux.

L'empreinte carbone de la France s'élève à 11,5 tonnes de CO2 par habitant, ce qui est 70 % plus élevé que les émissions territoriales, qui sont couvertes par les engagements climatiques actuels de la France.

Toutes ces émissions doivent baisser pour répondre au réchauffement climatique. La partie domestique est clairement de la responsabilité de la France, la partie importée constituant une responsabilité partagée entre la France et les pays partenaires.

L'empreinte carbone qui peine à diminuer cache une augmentation continue des émissions associées aux produits importés. Cette augmentation des importations est principalement causée par l'augmentation de la consommation, et en particulier des produits électroniques et électriques.

Les changements de la structure du commerce comme le déplacement des usines vers l'Asie jouent un rôle dans l'augmentation des émissions importées, mais bien plus faible que l'augmentation de la consommation.

Lorsqu'on étudie l'origine de l'empreinte carbone en se référant au niveau des importations jusqu'au lieu de la dernière transformation - c'est-à-dire tout ce qui est labellisé « produits France » -, on observe que plus des trois quarts des émissions importées sont liés aux décisions des entreprises et des ménages français.

Afin de maîtriser son empreinte carbone, la France pourrait adapter ses stratégies industrielles pour aider les entreprises à mieux tenir compte de leurs émissions importées. C'est le levier le plus important dont nous disposons. Ceci pourrait par exemple, au sein de la loi Pacte, grâce à des stratégies par filière, permettre de développer un score carbone pour les produits et créer un effet d'entraînement permettant de mieux informer les ménages de l'offre qui leur est proposée.

Il faut aussi, au sein de l'Union européenne, encadrer les échanges commerciaux internationaux par la réduction des émissions importées et continuer d'orienter la coopération internationale de la France vers les engagements climatiques dans les autres pays afin de réduire les émissions associées aux importations à la source.

La loi énergie-climat prévoit un plafond indicatif pour l'empreinte carbone dès 2022. Nos analyses montrent qu'une trajectoire menant à 80 % de réduction de l'empreinte carbone en 2050 par rapport à 2005 serait du même niveau que l'objectif de neutralité carbone en 2050 pour les émissions territoriales.

Enfin, le Sénat nous a saisis afin que nous rédigions un rapport sur l'impact carbone du déploiement de la 5G.

L'empreinte carbone du numérique s'élève aujourd'hui en France à environ 15 mégatonnes de CO2 par an, soit 2 % de l'empreinte carbone totale dont je viens de parler.

Nous avons, pour évaluer de manière quantitative le déploiement de la 5G, développé trois scénarios qui vont jusqu'à 2030. Nous les avons comparés à deux scénarios de non-déploiement de la 5G par rapport à la 4G et au Wifi.

Notre rapport montre qu'en l'absence de mesures complémentaires, et selon l'intensité du déploiement, l'impact carbone de la 5G pourrait représenter entre 2,7 et 6,7 mégatonnes de CO2 en 2050. Il est donc susceptible d'augmenter significativement les émissions de ce secteur. Je relève que, même sans la 5G, les émissions provenant du secteur du numérique ne diminuent pas.

D'où viennent les émissions supplémentaires dues à la 5G ? Les trois quarts de la hausse sont imputables à un renouvellement plus rapide des terminaux, comme les smartphones, l'émergence de nouveaux terminaux pour connecter les objets entre eux, mais aussi à l'extension de l'infrastructure numérique, avec davantage d'antennes et de centres de données.

Ces émissions se situent principalement à l'étranger. Le reste est dû à l'augmentation d'électricité. En théorie, la production d'électricité supplémentaire s'insérera dans le système d'échange de quotas d'émission européen (SEQE), mais ceci ne garantit pas que la France atteigne ses objectifs. Il convient donc de demeurer vigilant afin que la demande supplémentaire soit bien gérée.

La première étape d'une maîtrise de ces émissions associées à la 5G et la publication d'une stratégie quantifiée de réduction des émissions importées du numérique, intégrée à la feuille de route sur l'impact environnemental du numérique, est actuellement en préparation.

La feuille de route doit impliquer les industriels et les entreprises du secteur du numérique et mandater l'Arcep pour proposer des engagements dans le cadre du cahier des charges d'utilisation des fréquences 5G.

Il convient également pour les vendeurs de terminaux et fournisseurs de services numériques d'informer, de sensibiliser et de responsabiliser les usagers particuliers et les entreprises aux bonnes pratiques afin d'éviter le gaspillage ou l'utilisation disproportionnée d'énergie associée aux services numériques.

La contribution potentielle de la 5G à la transition bas-carbone dans les autres secteurs - diminution de la demande en transport, efficacité de l'industrie, amélioration de l'efficacité énergétique - repose actuellement sur peu d'évaluations quantifiées ou sur des analyses théoriques. Pour mettre en place ces bénéfices dans les autres secteurs, il faut aussi agir au niveau de cette feuille de route afin de mettre les éléments en place et réaliser un suivi pour que le numérique puisse nous aider à réduire nos émissions dans l'ensemble de l'économie.

Les impacts de la 5G sur les émissions de gaz à effet de serre doivent être anticipés et maîtrisés. Comme pour toute technologie, une étude d'impact est nécessaire en amont de l'attribution des fréquences.

Le Haut Conseil pour le climat est en place depuis deux ans. Nous avons publié deux rapports annuels. Le Gouvernement doit maintenant répondre à notre rapport 2020. Nous avons recommandé depuis le début de piloter plus fermement et de manière centrale la stratégie nationale bas-carbone, d'en développer les différents aspects avec les acteurs concernés par filière, par ministère et par région, afin de fixer un cap clair à l'ensemble de la société, avec des évaluations et un suivi continu pour que nos efforts soient efficaces, nous aident à accélérer la baisse des émissions en France et à jouer pleinement notre rôle de leader international dans la lutte contre le réchauffement climatique.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci, Madame la Présidente. La parole est aux commissaires.

M. Stéphane Demilly. - Le plan de relance mis en place pour relancer l'économie à la suite de la pandémie de Covid-19 devait également être le socle de projets compatibles avec la transition bas-carbone et les objectifs climatiques de la France, dont nous parlons souvent.

Dans votre avis du 15 décembre dernier sur la contribution de ce plan à la transition écologique, vous indiquez que le Gouvernement doit renforcer la compatibilité du plan de relance avec l'objectif de neutralité carbone. Certaines mesures s'avèrent, selon vous, encore trop ambiguës, voire défavorables, et s'inscrivent dans la continuité des émissions actuelles trop élevées de la France.

L'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone d'ici 2050 nécessite en effet des mesures claires et efficaces, l'urgence climatique ne nous permettant plus de laisser place à l'ambiguïté.

Nous le savons, le recours aux énergies renouvelables est un élément clé dans la lutte contre le changement climatique et, parmi les solutions qui ont le « vent en poupe », l'éolien continue sa progression.

Dans ce domaine, trois régions françaises se distinguent tout particulièrement, totalisant à elles seules plus de 60 % de la production d'origine éolienne de l'Hexagone : le Grand-Est, l'Occitanie et ma région, les Hauts-de-France, qui produit le quart de l'éolien français.

La filière emploie 1 500 personnes et compte 439 parcs éoliens de toute nature et de toute puissance mais, vous le savez, l'implantation d'éoliennes, aussi bien terrestres qu'en mer, fait surgir de nombreuses craintes et soulève de nombreuses polémiques. Des associations du milieu de la pêche sont par exemple opposées à l'implantation de plus de 60 éoliennes en mer, au large du Tréport et de Dieppe. Trois procédures sont engagées au niveau national et européen devant le tribunal administratif de Nantes, le Conseil d'État et même le tribunal de l'Union européenne.

La transition bas-carbone et le respect des objectifs climatiques de la France ne se feront pas, selon moi, sans une participation active des territoires et de leurs citoyens. Nous avons déjà alerté le Gouvernement sur le manque de dialogue politique et opérationnel avec les services de l'État et sur la nécessité d'établir un dialogue plus étroit entre l'État, les régions et les territoires afin de permettre une territorialisation effective du plan de relance, la stratégie et les choix d'investissement devant, me semble-t-il, être construits en toute transparence et avec un peu plus de concertation.

De quelle façon mieux inclure les territoires au sein d'une concertation active afin de soutenir la transition écologique et les objectifs climatiques de la France, tout en prenant en compte les particularités territoriales ?

Mme Marie-Claude Varaillas. - Comment le Haut conseil pour le climat a-t-il été associé aux travaux de la Convention citoyenne pour le climat ?

Par ailleurs, si la rénovation énergétique des logements est une question essentielle, s'agissant des transports, la proposition destinée à faire du ferroviaire le véritable levier de la réduction des émissions de gaz à effet de serre nous semble prioritaire. C'est la raison pour laquelle mon groupe a déposé une proposition de résolution pour un plan Marshall du fret, qui permettrait de déclarer cette activité d'intérêt général et de la relancer. Qu'en pensez-vous ?

Par ailleurs, quelle appréciation portez-vous sur la réforme de la Constitution, annoncée par le président de la République, alors que la Charte de l'environnement a déjà valeur constitutionnelle ?

Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur les moyens dont vous auriez besoin pour mener à bien l'ensemble de vos missions ?

M. Guillaume Chevrollier. - Vous avez évoqué l'impact environnemental du numérique. Nous vous avions déjà interrogée à ce sujet dans le cadre des travaux menés par la mission d'information sur l'impact environnemental du numérique, qui a ensuite fait l'objet d'une proposition de loi adoptée la semaine dernière par une large majorité au Sénat pour limiter le renouvellement des terminaux. Ce sont des pistes que vous avez évoquées. L'avis du Haut Conseil pour le climat conforte d'ailleurs les orientations du diagnostic par rapport au développement de la 5G et au renouvellement des terminaux.

Notre proposition de loi et les orientations de votre avis sont convergentes. Allez-vous pouvoir appuyer notre texte auprès du Gouvernement pour qu'il puisse rapidement être inscrit à l'agenda de l'Assemblée nationale et que cette proposition puisse entrer dans le droit positif le plus rapidement possible ?

Votre recommandation sur les conditions environnementales qui devraient être inscrites dans le cahier des charges des fréquences concernant la 5G fait partie des dispositions très concrètes votées dans le cadre de notre proposition. C'est la raison pour laquelle je souhaitais intervenir.

Mme Angèle Préville. - Vous avez évoqué la nécessité de baisser les gaz à effet de serre. Le secteur des transports, avec 29 %, apparaît comme le plus important. Il n'a pas diminué depuis dix ans. C'est donc là que devaient se porter les efforts.

Or le ferroviaire, qui a été mis de côté depuis très longtemps, peine à repartir. Quant à l'automobile, nous n'avons pas fait d'efforts concernant son usage, notamment s'agissant des véhicules très lourds ou des SUV. Qu'en pensez-vous et que pourrait-on mettre en place ?

Pour ce qui est du bâtiment, je partage votre idée pour l'avoir défendue dans l'hémicycle à propos du fait que nous devions développer une rénovation thermique bien plus globale - mais nous n'en prenons pas le chemin.

Enfin, s'agissant de l'empreinte carbone de la France, vous avez insisté sur l'augmentation des importations qui induit une croissance de l'empreinte carbone. Malheureusement, la réduction de la consommation et de notre empreinte n'est globalement pas mise en avant. Tout le monde étant libre de consommer, comment faire pour limiter les gaz à effet de serre dans un monde où chacun fait quasiment ce qu'il veut ?

M. Joël Bigot. - Vous avez indiqué que le Haut Conseil pour le climat était un organisme indépendant. On peut souvent mesurer la pertinence de ses avis, qui rejoignent d'ailleurs parfois nos analyses.

Ainsi, celui de décembre 2020 sur le premier plan de relance pointe-t-il de nombreux points faibles et angles morts dans l'action du Gouvernement. Vous indiquez par exemple que 70 % des investissements du plan de relance se placent dans la continuité des émissions actuelles.

Par ailleurs, vous défendez l'écoconditionnalité des aides apportées par l'État aux activités économiques - ce que nous avons soutenu ici en vain lors du dernier projet de loi de finances. Vous parlez même d'un risque de verrouillage de la trajectoire bas-carbone en raison d'un soutien à des activités fortement émettrices à long terme.

J'aimerais vous interroger sur deux sujets qui me tiennent à coeur, en premier lieu la rénovation thermique des bâtiments, pour laquelle il existe des marges de progression et, d'autre part, les mobilités.

J'imagine que vous avez pris connaissance du projet de loi issu des travaux de la Convention citoyenne pour le climat. L'étude d'impact n'est malheureusement pas à la hauteur des avis rendus par le Haut Conseil pour le climat. Le Conseil national pour la transition écologique (CNTE) est également assez critique, notamment s'agissant des mesures qui n'y figurent pas, comme celles sur la forêt, au sujet de la protection de la biodiversité, le conditionnement des aides publiques, les subventions, la baisse des crédits de production, le crédit d'impôt recherche, le programme d'investissements d'avenir (PIA) concernant l'évolution positive du bilan de gaz à effet de serre.

Que pensez-vous de l'interdiction dès 2025 de la commercialisation de véhicules neufs très émetteurs envisagée en 2030 par le projet de loi et du renforcement de la fiscalité automobile ?

Enfin, quelles sont vos recommandations pour améliorer la prise en compte de justice sociale dans la transition écologique ?

M. Didier Mandelli. - Vous avez publié un rapport en juillet 2019 établissant des recommandations sur l'évaluation des lois en cohérence avec les ambitions afin de répondre à une saisine du Gouvernement. Vous aviez formulé huit recommandations. Six mois plus tard, dans un nouveau rapport, vous estimiez que « les politiques climatiques ont vu leur gouvernance se renforcer, mais l'évaluation des lois au regard du climat a peu progressé ». C'est un constat d'échec par rapport aux huit recommandations du rapport de juillet 2019.

Ma question est d'ordre général : le Haut Conseil pour le climat a-t-il le sentiment d'être écouté et entendu par le Gouvernement ? Ses avis sont-ils suivis d'effets à ce stade ?

Plus généralement, considérez-vous que le projet de loi Climat est à la hauteur des enjeux compte tenu des nombreux sujets qui y figurent ou qui n'y figurent pas ? Le Sénat a eu l'occasion de les traiter depuis de nombreuses années au travers des différents projets de loi de finances, quelquefois avec des amendements qui ont été refusés par les gouvernements successifs et qu'on a pu retrouver dans la Convention citoyenne, alors que certains élus, au Sénat et ailleurs, préconisent un grand nombre de ces actions...

M. Ronan Dantec. - Je voudrais revenir sur le chiffre de 27 % d'émissions en moins en 2030, même si je suis sûr qu'on sera à 55 % une fois que nous aurons adopté les amendements présentés au Sénat !

Ce chiffre de 27 % représente-t-il la trajectoire prévisible pour la France en 2030 ou ne s'agit-il que de l'impact complémentaire de la loi Climat ? Dans ce cas, ce serait bien plus positif. Il est important qu'on ait une meilleure idée de ce chiffre et que l'on sache ce que la loi comporte de plus.

A contrario, que manque-t-il par rapport à la vision quantitative du Haut Conseil ?

Vous avez par ailleurs évoqué la Suède. Ce pays a de bons résultats en matière de CO2, car il est à présent totalement adossé à l'électricité d'origine renouvelable, avec beaucoup d'hydroélectricité. Cela signifie-t-il que la seule solution pour tenir nos objectifs réside dans l'électrification globale de nos sources d'énergie, adossées à du peu carboné, notamment du renouvelable, le nucléaire, comme l'a dit Gérard Mestrallet ce matin, étant trop cher ?

M. Éric Gold. - Dans vos différents rapports sur le climat, vous appelez à ce que la stratégie nationale bas-carbone soit articulée à toutes les échelles, afin de permettre une meilleure appropriation des enjeux par les acteurs locaux.

Les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) sont des documents clés pour les politiques publiques locales. La responsabilité de leur mise en oeuvre revient désormais à l'échelon intercommunal. Les élus municipaux et intercommunaux ont donc un rôle déterminant à jouer pour accélérer la transition écologique.

Convaincu de la pertinence de l'échelon local dans la réduction des gaz à effet de serre, j'aimerais savoir si vous avez des pistes pour mieux soutenir les collectivités afin de leur permettre d'être plus efficaces dans ce domaine.

J'insiste enfin sur la nécessaire articulation voire la levée des incohérences entre la stratégie bas-carbone, qui relève du national, les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET), qui dépendent des régions et les plans climat-air-énergie territoriaux, qui se rattachent aux intercommunalités. Il faut également traiter les incohérences qui peuvent exister par rapport au projet de loi issu de la Convention citoyenne pour le climat. Comment faire pour parvenir aux chiffres que vous avez présentés ?

Mme Denise Saint-Pé. - Dans votre rapport, vous dites que vous adhérez à la Règlementation environnementale 2020 (RE 2020), qui n'est pas encore finalisée, mais qui est « sur les rails » et semble exclure le gaz de la rénovation des logements. Certes, le gaz est parfois issu des énergies fossiles, mais également des énergies renouvelables, comme le biogaz. C'est une piste que nous pourrions explorer. Quelle est votre position à ce sujet ?

Vous avez par ailleurs affirmé que les pompes à chaleur électriques constitueraient l'avenir. Je suis très sceptique à ce sujet.

D'autre part, vous regrettez dans votre rapport que le ferroviaire à grande vitesse ne soit pas soutenu dans le cadre du plan de relance, contrairement au secteur aérien. Avez-vous ciblé les axes ferroviaires qu'il serait pertinent de faire passer en ligne à grande vitesse pour que ce mode de transport rapide et neutre en carbone puisse remplacer efficacement l'aérien ?

M. Jacques Fernique. - Vous l'avez dit, la crise de la Covid-19, qui est loin d'être terminée, nous a contraints à faire en 2020 bien mieux en termes de baisse de gaz à effet de serre que les années précédentes. Vous avez toutefois prévenu qu'il y aurait un rebond.

Est-ce inéluctable ou a-t-on quelques raisons sérieuses de penser que la crise de la Covid-19 peut aussi contribuer à créer des changements structurels dans notre politique climatique ?

Mme Corinne Le Quéré. - Je laisserai la parole à Olivier Fontan pour répondre à certaines questions régionales.

Tout d'abord, nous avons, dans notre rapport annuel, relevé que la définition de justice sociale varie beaucoup selon les acteurs. Il est donc extrêmement important que les individus ou les entreprises qui s'engagent dans la transition bas-carbone le fassent le plus activement possible.

La Convention citoyenne pour le climat, par exemple, est un modèle que l'on pourrait éventuellement répliquer au niveau régional, mais d'autres mécanismes sont également à mettre en place.

Quels sont-ils ? Nous ne les avons pas détaillés, mais des compromis ponctuels, régionaux devront intervenir compte tenu du contexte. Vous avez mentionné l'éolien : il existe des régions où cette technologie fonctionne très bien, avec des bénéfices pour l'emploi local et régional, mais on trouve ailleurs beaucoup d'oppositions. Le travail que l'on doit y faire est plus important pour avancer ou développer une contribution appropriée en matière de prix du carbone ou de développement de l'hydrogène, etc.

Comment avons-nous été associés aux travaux de la Convention citoyenne pour le climat ? Nous avons produit des informations pour les citoyens. Nous avons rédigé des documents et réalisé beaucoup d'auditions. Plusieurs de nos membres se sont rendus devant la Convention citoyenne pour dresser l'état des lieux de la situation. Deux d'entre eux ont été impliqués dans le comité de pilotage de la Convention citoyenne pour le climat. À part cela, nous n'avons pas eu d'échanges formels. Les citoyens disposaient de leurs propres mesures.

Le secteur ferroviaire a été évoqué dans plusieurs interventions. Il pourrait contribuer de façon importante à la transition bas-carbone. C'est un des aspects de la stratégie nationale bas-carbone.

Lors du premier plan de soutien, en mai-juin, le ferroviaire n'avait pas fait l'objet d'un soutien dans notre rapport annuel. On a dressé une liste de mesures pour tous les secteurs et étudié les mesures de soutien à l'emploi présentant des bénéfices pour le bien-être, mais aidant aussi à réduire les émissions à court terme ou à plus long terme.

Les investissements réalisés en sortie de crise permettent de soutenir et de créer de l'emploi en vue de soutenir la transition vers la neutralité carbone. C'est très important dans le secteur du bâtiment, mais aussi dans celui du transport, en particulier ferroviaire.

Quelles lignes de train seraient les plus efficaces ? Nous n'avons malheureusement pas la capacité de descendre jusqu'à ce niveau de détail, mais je pense que si le Gouvernement promeut le ferroviaire, il conviendra d'effectuer une étude d'impact sur la réduction des émissions.

En ce qui concerne nos moyens, le HCC dispose de six personnes. Vous avez fait remarquer que le Haut Conseil britannique dispose de quatre fois plus de personnel. Nous devons mener beaucoup d'analyses, et Olivier Fontan vous confirmera qu'on a beaucoup de mal à s'en sortir. Ainsi, votre saisine est arrivée en mars et nous n'avons réussi à publier notre analyse qu'en décembre, car nous étions débordés.

Vous m'avez posé une question spécifique sur la réforme de la Constitution. Le Haut Conseil pour le climat ne s'est pas penché sur les mesures de la Convention citoyenne. Nous avons dit que le Gouvernement doit valoriser les propositions de la Convention citoyenne, car il s'agit d'un travail remarquable, demandé par le Gouvernement. Si les actions ne sont pas suivies, le Gouvernement doit se justifier clairement.

Il ne s'agit pas, pour répondre au réchauffement climatique, de mettre un instrument en place et de s'arrêter là. Il faut que toutes les décisions soient cohérentes, que l'on ait des stratégies d'ensemble par filière, par ministère, que l'on mette en place un financement à long terme et que l'on assume l'éducation et la formation en supprimant tous les obstacles.

C'est donc un signal très clair qu'il faut envoyer à l'ensemble de la société. Le dialogue qui s'installe avec cette réforme de la Constitution aide à préciser les positions et à en débattre.

Merci d'avoir confirmé que notre rapport va dans la même direction que ce que vous avez conclu dans vos propres analyses. Nous avons été auditionnés à l'Assemblée nationale ce matin. Pour ce qui est du point de vue politique, nous n'avons pas vocation à intervenir.

S'agissant de l'automobile, le secteur a connu peu de progrès avant la crise de la Covid-19. La loi d'orientation des mobilités (LOM) a été promulguée il y a un an. En réponse à notre rapport annuel de 2019, le Gouvernement s'est engagé à réaliser une évaluation des lois un an après leur promulgation. La LOM devrait donc être évaluée très rapidement, et le Gouvernement pourra nous dire ce qu'il a prévu. Cela va nous aider à faire baisser les émissions de ce secteur.

Je relève que le problème automobile se rencontre partout, même au niveau européen. L'Europe a pour objectif de réduire les émissions de 55 % en 2030. Elle va devoir revoir toutes les directives propres à ce secteur pour répondre aux défis de la décarbonation de l'automobile.

Pour évaluer les progrès, nous nous basons sur ce qu'on trouve dans la stratégie nationale bas-carbone du Gouvernement. On note que l'électrification de l'automobile est un sujet central. Par contraste, le gaz renouvelable ne concerne qu'une petite partie de l'automobile ou du bâtiment, même s'il s'agit d'un sujet important. Le biogaz doit être développé pour les poids lourds, mais cela ne retire rien au besoin d'électrification du secteur automobile.

La sobriété est un des piliers de la décarbonation, avec l'efficacité énergétique et l'utilisation d'énergies bas-carbone. Cependant, la crise de la Covid-19 a eu un impact forcé sur la consommation. Ceci peut nous permettre de réduire nos émissions, qui ont diminué d'environ 30 % au plus haut de la crise. Cela n'empêche pas que nous avons besoin d'une approche d'ensemble pour réaliser des investissements permettant de réduire nos émissions si l'on veut parvenir à la neutralité carbone.

Nous nous sommes effectivement prononcés en faveur de l'écoconditionnalité des aides. C'est une mesure que l'on peut mettre en place pour encadrer le reste du plan de relance, qui ne constitue pas un financement en faveur des infrastructures bas-carbone. Quand on soutient des secteurs très énergivores, comme l'automobile ou l'aviation, un suivi est nécessaire pour aider ces secteurs à se transformer et à prendre leur place dans cette trajectoire qui nous mène vers la neutralité carbone.

Des méthodes ont été proposées par l'Ademe, comme l'initiative ACT (Assessing low carbon transition), qui permet d'accompagner les entreprises pour opérer ce suivi. On voudrait les voir l'utiliser de manière plus ambitieuse.

Le Gouvernement nous écoute-t-il ? Un an et demi après notre installation, nous constatons que la gouvernance climatique a été renforcée en France. Le climat occupe 30 % des investissements du plan de relance. C'est un des seize piliers du pacte productif. On parle beaucoup de climat en France.

Cependant, les mesures et leur évaluation ont peu progressé. On nous a promis d'évaluer la LOM, la loi ELAN, la loi Egalim, mais ces évaluations n'ont pas été publiées à ce jour.

On constate néanmoins des progrès en matière d'évaluation. Ainsi, le plan de relance a été évalué. Même imparfaite, cette évaluation existe. Elle permet de soulever des questions, de réfléchir à l'évolution du plan de relance et de passer à l'étape suivante.

Le projet de loi Climat comporte une étude d'impact qui inclut une évaluation. Celle-ci est réalisée en suivant la trajectoire nationale bas-carbone. C'est donc une évolution positive par rapport à l'évaluation du plan de relance.

Toutefois, l'évaluation qui a été faite répondra, au mieux, à la moitié de la trajectoire vers une réduction des émissions de 40 % en 2030. Il faut donc au minimum soutenir l'autre moitié de manière continue, avec des stratégies par filière, par ministère, par région, afin d'augmenter le niveau et d'avoir une perspective à dix ans pour orienter l'ensemble des acteurs.

Enfin, le rebond dû à la Covid-19 sera-t-il fatal ? Lors de la crise financière de 2008-2009, certains des investissements qui ont été réalisés en matière d'énergies renouvelables solaire et éolienne ont permis de faire chuter les prix. Ces technologies ont pu ainsi prospérer dans la décennie qui vient de s'écouler, mais aucun gouvernement n'a depuis orienté l'ensemble des mesures vers la neutralité carbone. La plupart des investissements ont été réalisés en faveur d'une énergie carbonée. Le rebond a totalement éliminé la décroissance des émissions que l'on avait connue en 2009.

Est-on dans le même cas aujourd'hui ? Pas tout à fait, car beaucoup de pays européens ont investi dans les infrastructures bas-carbone. La majorité est cependant réalisée en faveur d'une économie carbonée, tant en Europe qu'ailleurs.

On s'attend à un rebond si on n'apporte pas immédiatement des corrections. Sera-t-il aussi violent que lors de la dernière crise ? C'est difficile à dire au point où nous en sommes. Je ne suis pas sûre aujourd'hui que l'on n'assiste pas à un rebond important.

Est-ce inéluctable ? Non ! Peut-on ancrer les changements structurels ? On parle en particulier du transport. Le télétravail pourrait éventuellement soutenir une réduction des émissions dans le secteur des transports, mais il faut compter avec une possible augmentation du recours à l'automobile, qui permet de renforcer la distanciation sociale. Il faut donc procéder à des investissements en matière de mobilité active, comme le vélo et la marche en ville, qui pourraient aider à réduire et contrôler les émissions.

L'effet sera plus important s'agissant des investissements à long terme destinés à décarboner à la base tous les secteurs de l'économie.

Je cède la parole à M. Fontan afin qu'il puisse ajouter quelques éléments.

M. Olivier Fontan, directeur exécutif du Haut Conseil pour le climat. - La question des régions et l'articulation avec les acteurs locaux sont un sujet qu'on a assez largement abordé dans le rapport annuel sur la neutralité carbone publié en juin 2020. On y soulignait que les régions avaient un rôle de chef de file pour le climat et quelques compétences directes sur la conduite opérationnelle, sans pour autant avoir totalement la main.

Les régions jouent un rôle de coordination à travers des acteurs subrégionaux pouvant notamment passer par les SRADDET pour accélérer l'action sur le climat. On avait estimé que les régions et les acteurs subrégionaux possédaient des leviers d'action importants sur les grands secteurs d'émissions - transport, bâtiment, agriculture.

Une cartographie assez riche est mise en avant dans ce rapport, avec des enjeux différents en matière d'atténuation selon les régions. Sans surprise, les émissions varient énormément selon la population et la richesse, mais aussi en fonction de certains héritages agricoles ou industriels. Cela pose aussi la question de la concertation nationale en vue de la répartition des efforts.

Il faut également noter que la problématique de l'empreinte carbone entre les régions françaises est la même que celle qu'on peut retrouver entre les différentes régions du monde fortement productrices de produits agricoles exportés et consommés dans les grandes villes. On y retrouve exactement les mêmes enjeux et la même nécessité de tracer l'empreinte.

Le rapport annuel soulignait également une capacité d'action des régions à travers les subventions qu'elles accordent, qu'on peut très bien conditionner à des résultats en matière d'atténuation climatique.

Enfin, s'agissant des enjeux d'adaptation, le rôle de l'échelon local est encore plus important, car si les impacts sont similaires sur l'ensemble du territoire national, que ce soit les vagues de chaleur, les menaces sur le littoral, les risques d'incendie, l'accès à l'eau, etc., les réactions et le niveau d'adaptation dépendent fortement du local, ne serait-ce que pour l'implication des populations et des autorités, et parce qu'on n'imagine pas un traitement uniforme national de ces enjeux.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci pour vos réponses et vos propositions.

La réunion est close à 17 heures 55.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.